LES SOURCES DE TACITE

 

PREMIÈRE PARTIE. — LES HISTOIRES.

CHAPITRE PREMIER. — TACITE ET PLUTARQUE.

 

 

I

1. Le premier livre des Histoires de Tacite et la première moitié du deuxième ont, avec le Galba et l'Othon de Plutarque[1], une ressemblance frappante, signalée depuis longtemps et plusieurs fois étudiée. Non seulement la marche générale des deux récits est la même, mais jusque dans les moindres détails ils appellent la comparaison. A chaque instant les deux auteurs racontent un fait, jugent un personnage, apprécient ou motivent une action de la même manière ; enfin, malgré la différence des langues, la ressemblance est manifeste dans l'expression. Il n'y a pas lieu d'insister sur ces divers points et de produire ici des exemples ; la chose n'est contestée par personne ; d'ailleurs nous allons bientôt nous livrer à un parallèle détaillé des deux récits pour déterminer la nature de leur parenté.

Étant donné le degré de la ressemblance, la parenté ne peut être que de deux sortes : ou bien les deux auteurs ont puisé à une seule et même source — s'il y avait eu plusieurs sources communes, on ne saurait concevoir que Tacite et Plutarque soient tombés si constamment et si exactement d'accord ; pour la même raison, il faut admettre que cette source commune a été la source principale et presque unique pour chacun des deux auteurs ; il y a tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, des traces de sources secondaires, mais assez rarement — ; ou bien l'un des deux auteurs a reproduit l'autre. Je ne crois pas qu'on ait jamais soutenu que Plutarque était la source de Tacite[2] : le Romain, ayant à raconter une période de l'histoire romaine, pour laquelle, nous le verrons, les sources latines ne lui manquaient pas, aurait-il songé à copier le récit d'un Grec qui, du reste, n'était pas un véritable historien, mais un biographe ? Il serait donc superflu de démontrer l'indépendance de Tacite par rapport à Plutarque, en constatant que sur beaucoup de points sa narration est supérieure à celle du Grec par la précision et l'abondance, et qu'elle n'aurait pu découler d'une telle source principale, même avec adjonction de sources secondaires. La question à résoudre est, en somme, celle-ci : Y a-t-il entre Tacite et Plutarque communauté de source, ou bien Tacite est-il la source de Plutarque ?

Au premier abord, la seconde hypothèse, il faut l'avouer, parait la plus vraisemblable : elle répond mieux à l'idée que l'on se fait ordinairement de l'originalité de Tacite. En vertu de cette opinion reçue, il nous répugne d'admettre que le grand historien se soit astreint à suivre de très près une seule source, qu'avec le fond il lui ait emprunté jusqu'à un certain point la forme même de son ouvrage ou d'une partie de son ouvrage. Or cette conclusion est le corollaire inévitable de la première hypothèse. C'est pourtant à celle-ci que des preuves décisives nous forceront de donner la préférence.

2. Puisque Plutarque n'est sûrement pas la source de Tacite, la difficulté serait tranchée s'il était prouvé que le Galba et l'Othon sont antérieurs aux Histoires. Elle reste entière, s'il est impossible de savoir à qui de Tacite ou de Plutarque revient la priorité, et même s'il est prouvé qu'elle revient à Tacite : car, de ce que le Galba et l'Othon seraient postérieurs aux Histoires, il ne s'ensuivrait pas nécessairement que Plutarque s'est servi de Tacite. Examinons ce problème de chronologie relative.

Les Histoires n'ont pas été publiées[3] avant la mort de Nerva ; elles ont paru sous le règne de Trajan ; cela résulte de la phrase par laquelle se termine le premier chapitre du livre I : Quod si vita suppeditet, principatum divi Nervæ et imperium Trajani, uberiorem securioremque materiam, senectuti seposui... Nerva avait donc reçu les honneurs divins et Trajan était empereur quand Tacite écrivait l'introduction de son ouvrage. La publication en fut achevée avant la fin du règne ; car il est certain qu'à l'avènement d'Hadrien une partie au moins des Annales était déjà écrite : au chapitre 61 du livre II, Tacite fait allusion aux conquêtes de Trajan qui ont porté au delà de l'Euphrate les bornes de l'empire : ... Romani imperii, quod nunc Rubrum ad mare patescit ; or ces conquêtes furent abandonnées et la frontière fut ramenée à l'Euphrate dès l'avènement d'Hadrien[4]. Puisque entre 115, date de ces conquêtes de Trajan, et 117, le deuxième livre des Annales était rédigé, c'est que Tacite travaillait à ce nouvel ouvrage et avait terminé l'autre depuis quelque temps déjà. Il y a tout lieu de croire qu'il se mit à la préparation des Histoires aussitôt après avoir publié l'Agricola, où il annonce son dessein de raconter le règne de Domitien et les règnes réparateurs de Nerva et de Trajan : Non tamen pigebit... memoriam prioris servitutis ac testimonium præsentium bonorum composuisse (Agric., 3). Or l'Agricola parut tout à fait au début du règne de Trajan, en 98[5]. Ce qui nous porte à penser que de la préparation il dut sans tarder longtemps passer à l'exécution, c'est que, dans la phrase de l'introduction citée un peu plus haut, il déclare qu'il réserve pour sa vieillesse les règnes de Nerva et de Trajan ; il n'est donc pas encore un vieillard ; et il est né vers 55[6]. Cependant cette introduction, où la matière qu'il se propose ainsi de traiter plus tard est qualifiée de uberiorem, ne peut guère avoir été écrite avant le premier triomphe dacique de Trajan, qui est de 102 : ce sont précisément ces exploits du nouvel empereur qui constituent la richesse de la matière[7]. La correspondance de Pline vient à l'appui de notre opinion[8]. Dans les lettres antérieures à 105 il est plusieurs fois question de Tacite[9], mais il n'est loué que comme orateur. Deux lettres de 106 ou 107 (VI, 16 et 20)[10] nous le montrent à l'œuvre. Pline lui envoie sur l'éruption du Vésuve de 79 des renseignements qu'il a demandés afin de pouvoir raconter cette catastrophe avec plus de vérité[11]. Une autre lettre qui est de 107[12] (VII, 33) lui fournit des détails sur un événement de l'année 93. Pline, qui a joué un rôle honorable dans cette affaire, voudrait qu'il en fût parlé dans les Histoires, auxquelles il prédit l'immortalité. De tout cela[13] on peut conclure, sans prétendre à fixer des dates précises, que les Histoires ont été écrites de 105 à 108 environ. Il convient d'ajouter que, très vraisemblablement, Tacite publia son ouvrage par parties[14] et que la première de ces parties, qui a pu paraître dès 105, comprenait au moins les deux premiers livres, c'est-à-dire tout ce qui correspond au Galba et à l'Othon.

Quant à Plutarque, il ne s'est sans doute pas interrompu dans la série des Vies parallèles pour écrire les Vies des Césars : il a écrit celles-ci soit avant, soit après les autres. Mommsen[15] croit qu'il faut les considérer comme un ouvrage de début. Ce ne sont pas de véritables biographies : dans le Galba, il est à peine question de la vie du personnage antérieurement à la révolution qui le fit empereur ; dans l'Othon, cette partie manque complètement, ou plutôt il faut aller la chercher dans le Galba, à l'endroit où Othon entre en scène, et l'auteur fait commencer la biographie d'Othon au moment même où commence son règne ; c'est-à-dire que Plutarque procède ici non comme un biographe, mais comme un annaliste. Entre la biographie de Galba et celle d'Othon, il n'y a pas de séparation et le récit se prolongeait sans interruption dans une troisième vie, aujourd'hui perdue, celle de Vitellius (cf. Othon, 18). Plutarque cherche bien à isoler son personnage, à faire de chaque biographie un tout complet, ce qui est un caractère essentiel du genre et le distingue de l'histoire, mais il y réussit très mal. Il est plus fidèle à la chronologie, plus sobre de raisonnements et de réflexions, que dans les Vies parallèles. On peut, il est vrai, essayer[16] d'expliquer toutes ces différences en disant que, dans les Vies des Césars, Plutarque ne s'est pas placé au même point de vue philosophique et doctrinal que dans les Vies parallèles, qu'il a voulu faire autre chose, une œuvre qui, sans être une histoire proprement dite, ressemblât davantage à l'histoire.

L'argumentation de Mommsen n'est donc pas décisive, et les quelques considérations que notes pouvons y ajouter ne sont pas non plus de nature à produire la certitude. Il semble que les événements de l'histoire romaine à peu près contemporains, ceux du ter siècle de l'empire, ont dû attirer l'attention du biographe grec plus tôt que ceux de l'époque républicaine. Mais, d'un autre côté, n'est-il pas vraisemblable[17] que l'idée de comparer avec d'illustres Romains ses compatriotes illustres lui est venue à l'esprit avant celle d'écrire des vies d'empereurs romains ? Il y a dans le Galba et l'Othon d'assez fréquentes allusions aux grands hommes de la république dont Plutarque ou bien a écrit la biographie ou bien a parlé quelque part dans la biographie d'un de leurs contemporains : Paul-Emile, Catulus, César, Pompée et d'autres[18]. De ce que Plutarque ne renvoie jamais à ce qu'il a dit de ces personnages dans les Vies parallèles on serait tenté de conclure qu'il ne les avait pas encore écrites. Mais dans l'Antoine (ch. 88) et dans le Flamininus (ch. 12), il parle de faits qui se sont passés sous Néron sans renvoyer à la vie de Néron[19]. On[20] a même voulu voir dans les allusions du Galba et de l'Othon à l'ancienne histoire romaine la preuve que Plutarque l'avait déjà étudiée en écrivant les Vies parallèles. Mais les unes proviennent de la source même[21] tel et les autres s'expliquent suffisamment par les connaissances générales que devait posséder un homme tel que Plutarque avant de commencer la série de ses biographies. En faveur de la priorité des Vies des Césars, je signalerai enfin la définition donnée par Plutarque de la biographie au chapitre 2 du Galba. Elle est beaucoup moins nette que celles du chapitre 1 du Nicias et du chapitre 1 de l'Alexandre. N'est-ce point parce que Plutarque ne concevait pas encore le genre avec autant de netteté ?

D'ailleurs, même s'il était positivement démontré que les Vies des Césars sont antérieures ou bien qu'elles sont postérieures aux Vies parallèles, nous n'aurions là qu'une chronologie relative, et, pour résoudre la question de priorité entre Tacite et Plutarque, il faudrait établir, ce qui est encore plus malaisé, une chronologie absolue. La seule indication précise que nous ayons sur l'époque de la composition des biographies, c'est Plutarque qui nous la donne au chapitre 2 t du Sylla : il y est dit que la prise d'Athènes par Sylla date d'environ deux cents ans. Donc cette vie a été écrite vers 114. Mais quel était le rang du couple Lysandre-Sylla dans la série des Vies parallèles[22] et combien de temps Plutarque mit-il à composer cette série ? S'il était prouvé que les Vies des Césars sont postérieures, cette indication chronologique prouverait que Tacite a écrit ses Histoires avant la composition du Galba et de l'Othon. Comme cela n'est pas prouvé, elle ne nous apprend rien sur la date des deux biographies. Elles ne contiennent elles-mêmes rien qui dénote l'époque de leur composition. Mommsen pense, il est vrai, que la manière dont Plutarque parle de Verginius, surtout au chapitres 10 du Galba, fait songer à un vivant très âgé, et que, par conséquent, Plutarque écrivait avant 97[23]. Mais cette opinion est purement subjective[24]. S'il faut en croire le catalogue de Lamprias, la série des Vies des Césars se terminait avec celle de Vitellius. Mommsen serait porté à en conclure que le Galba et l'Othon furent écrits sous le règne de Domitien : l'exclusion de la dynastie flavienne s'expliquerait ainsi de la façon la plus naturelle. Si, au contraire, Plutarque avait écrit après la mort de Domitien, il n'aurait plus eu les mêmes scrupules et il aurait fait comme Suétone, qui, écrivant sous Hadrien, a composé les vies des trois empereurs flaviens. Le peu que nous savons de la biographie de Plutarque ne contredit pas cette conjecture. En 66, d'après ce qu'il nous apprend lui-même[25], il était νέος et il terminait ses études en Grèce : il était donc né entre 46 et 48. Nous savons qu'il est venu à Rome avant la mort de Vespasien (23 juin 79) et qu'il y a vu le vieil empereur[26]. Son activité littéraire a très bien pu commencer sous le règne de Domitien. Mais ce n'est là qu'une conjecture plausible, et Mommsen le reconnaît : le catalogue de Lamprias ne présente pas beaucoup de garanties ; d'autre part, Plutarque s'est peut-être arrêté dans la série des biographies impériales pour des raisons tout autres que la présence sur le trône d'un prince flavien.

3. Ainsi la question de priorité reste insoluble. Pour déterminer la parenté des deux ouvrages, il faut avoir recours à une analyse comparative détaillée. Cette comparaison, que nous allons entreprendre, a déjà été faite plusieurs fois ; elle a conduit certains philologues[27] à adopter la première hypothèse (communauté de source), certains autres[28] à défendre la seconde (dépendance de Plutarque). Faut-il donc la considérer comme un moyen peu sûr de démonstration ? Non, car, à mon avis, le désaccord vient seulement de ce que jusqu'ici elle n'a pas été faite avec assez de rigueur et n'est pas assez entrée dans le détail. A la condition d'être plus attentive et même, puisqu'il le faut, plus minutieuse, elle nous conduira, je l'espère, à la solution définitive du problème. Notre but étant de savoir si le récit de Plutarque dépend ou ne dépend pas de celui de Tacite, c'est le texte grec que nous prendrons toujours pour point de départ et pour base : nous suivrons Plutarque pas à pas, en comparant à son récit celui de Tacite. Provisoirement nous laisserons de côté les 18 premiers chapitres du Galba, afin de commencer la comparaison au point à partir duquel les deux récits marchent parallèlement[29], c'est-à-dire au 1er janvier 69 et à l'adoption de Pison. Mais nous reviendrons ensuite sur la partie réservée et nous y trouverons, avec des occasions de rapprochement, moins nombreuses, cela va de soi, la confirmation des résultats acquis.

La portée de cet examen comparatif est considérable ou, pour mieux dire, capitale. Non seulement il doit résoudre la question difficile du rapport de Tacite avec Plutarque et nous faire adopter, nous l'avons dit, une hypothèse qui renverse, au moins pour une partie donnée des œuvres historiques de Tacite, l'opinion traditionnelle sur son originalité, mais encore il est impossible que les résultats de cet examen n'influent pas sur toute la suite de notre étude. Quand nous en viendrons aux autres livres des Histoires et aux Annales, nous n'aurons plus la précieuse ressource, dont nous disposons pour les règnes de Galba et d'Othon, d'un récit antique qui, comme le font ici les deux biographies de Plutarque, marche parallèlement à celui de Tacite avec continuité et presque pas à pas. C'est une occasion unique de connaître exactement la méthode de Tacite, et dont il faut tirer tout le profit qu'elle comporte. Or, si cette méthode de Tacite a pu varier et se perfectionner entre le début des Histoires et la fin des Annales, il y a tout lieu de croire qu'elle n'a subi aucune transformation essentielle. Elle était, nous le constaterons, conforme à celle de Tite Live et, en général, des historiens anciens. Quand Tacite se mit à écrire les Histoires et l'adopta, il était arrivé à un âge où l'esprit, pleinement formé et mûri, n'est plus en état de faire un progrès décisif et de renoncer à ses habitudes, à ses idées, pour prendre des habitudes et des idées contraires. Sans doute nous n'étendrons pas, et il ne serait pas légitime d'étendre, sans plus ample informé, à toute l'œuvre historique de Tacite, les conclusions acquises pour le premier livre des Histoires et une partie du second. Mais ces conclusions nous muniront tout au moins de sérieuses présomptions et nous mettront en garde contre des apparences trompeuses.

 

II

Plutarque, Galba, ch. 19, lignes 1-3. Après avoir raconté, à la fin du chapitre précédent, les premiers actes séditieux des légions commandées en Germanie par Hordeonius Flaccus, Plutarque constate que l'état des esprits était le même dans la partie de l'armée soumise à Vitellius[30]. Galba en était avisé par de fréquentes lettres des procurateurs. — Tacite, plus précis et évidemment plus exact, ne parle d'abord (Hist., I, 12) que d'une lettre du procurateur de Belgique, Pompeius Propinquus, qui arriva à Rome quelques jours après les calendes de janvier et qui annonçait, non pas les premiers symptômes de révolte, mais la révolte elle-même des légions de la Germanie supérieure, de celles que commandait Hordeonius. Plus loin (I, 14), il dit qu'au moment de l'adoption de Pison (le 4e jour avant les ides, 10 janvier), l'empereur n'avait pas encore de nouvelles précises au sujet de Vitellius. Il en reçut cependant, antérieurement au jour de son assassinat (18e avant les calendes de février, 15 janvier), mais il les tint secrètes (I, 50). S'il était besoin de prouver que l'historien est indépendant du biographe, des passages comme celui-ci seraient tout à fait concluants.

Galba, 19, 3-6. Effrayé, se sentant dédaigné à cause de sa qualité de vieillard sans enfant, Galba songeait à adopter un jeune homme de la noblesse et à le proclamer son héritier à l'empire. — D'après Tacite (12), la lettre du procurateur ne fit que hâter l'accomplissement d'un projet conçu depuis quelques mois et dont toute la ville s'était beaucoup occupée à la fin de l'année 68. Ici encore tout l'avantage de la précision est du côté de Tacite. Jusqu'à présent, rien n'empêcherait d'admettre que Tacite est la source de Plutarque. Mais dans les lignes suivantes nous trouvons déjà une raison de, le nier.

Galba, 19, 6 à la fin, et 20, 1-6. Plutarque raconte l'histoire d'Othon, l'un des candidats à l'adoption. Marcus Othon était de naissance assez illustre, mais dès son enfance il s'était signalé par son luxe et sa corruption. La célébrité lui vint de son mariage avec Poppée[31]. Elle était mariée à Crispinus. Néron l'aimait. Seulement, ayant encore quelques égards pour sa femme et quelque crainte de sa mère, il la fit suborner par Othon. Les relations d'amitié étaient nées entre Néron et Othon de leur communauté de goûts. Néron lui permettait à son égard beaucoup de libertés : anecdote des parfums. Othon séduisit donc Poppée au nom et avec les belles promesses de Néron, la décida à quitter son mari, l'épousa, mais en devint jaloux et trouva que c'était trop peu de la partager avec l'empereur. Cette jalousie ne déplaisait pas à Poppée : anecdote de l'exclusion de Néron. Othon courut même à ce propos danger de mort. Cependant, contre toute vraisemblance, Néron, cédant aux instances de Sénèque, se contenta de l'envoyer gouverner la Lusitanie. Il s'y comporta de telle sorte qu'il ne déplut pas aux habitants, sachant bien que son commandement n'était qu'une façon d'exil. — Tacite (13) porte sur l'enfance et la jeunesse d'Othon un jugement semblable à celui de Plutarque. C'est seulement à propos de sa mort (II, 50) qu'il parle de sa naissance, avec plus de détails, mais, au fond, de la même manière. Si donc Tacite était la source de Plutarque, celui-ci aurait joint ensemble deux endroits différents de la source, ce qui, nous l'avouons, n'aurait rien en soi d'invraisemblable. Mais, relativement au mariage d'Othon avec Poppée, Tacite (13) dit simplement[32] que Néron mit Poppée en dépôt chez Othon, en attendant d'avoir répudié Octavie. Le récit de Plutarque est beaucoup plus détaillé. Devons-nous croire qu'il a complété Tacite, source principale, au moyen d'une source secondaire ? Plutarque dit au sujet des relations de Néron avec Othon : Φλ δ τ Οθωνι κα συμβιωτ δι τν σωταν χρτο ; et Tacite : Gratus Neroni æmulatione luxus. La ressemblance est assez frappante. Notons cependant le mot æmulatione, qui n'a pas son équivalent dans Plutarque. L'anecdote des parfums, que Tacite ne raconte pas, nous montre précisément cette rivalité en action : un jour l'empereur, ayant Othon chez lui, a fait un usage parcimonieux d'un parfum très cher ; le lendemain, Othon invite Néron et fait répandre le même parfum à profusion, comme si c'était de l'eau. Tacite n'indique-t-il pas d'un mot qu'il conne ce que Plutarque raconte en détail ? N'avons-nous pas là un indice à peu près certain que Plutarque n'a pas complété Tacite au moyen d'une source secondaire, mais qu'ils ont puisé à la même source ? De même Tacite ne raconte pas l'histoire du mariage, mais les mots : Poppæam Sabinam principale scortum (apud Othonem), ut apud conscium libidinum, deposuerat, la résument trop bien, telle qu'elle est racontée dans Plutarque, pour que nous admettions qu'elle n'était pas dans sa source, la source commune. Il ne faut donc pas songer ici à une source secondaire pour Plutarque. C'est encore volontairement que Tacite, omettant la jalousie d'Othon, l'anecdote de l'exclusion, l'intervention de Sénèque, en est venu tout de suite à Perd d'Othon, mais non sans avoir indiqué d'un mot qu'il en savait les motifs dans tout le détail : mox suspectum in eadem Poppæa in provinciam Lusitaniam specie legationis seposuit. Plutarque a noté aussi que ce gouvernement n'était qu'un exil déguisé, φυγς ποκρισμα κα παρακλυμμα. L'administration d'Othon est jugée de la même manière par les deux auteurs. En somme, dans tout ce passage, la plus grande abondance de Plutarque démontre qu'il n'a pas eu Tacite pour source, mais certains mots de Tacite, pleins de sous-entendus, nous révèlent qu'il n'ignorait aucun des détails omis par lui et donnés par Plutarque ; c'est-à-dire qu'il y a communauté de source.

Galba, 20, 6-14. Le premier d'entre les gouverneurs, Othon passe à Galba, il lui donne sa vaisselle d'or et d'argent pour battre monnaie et ses esclaves les mieux stylés, se montre fidèle et apte aux affaires d'État, fait le voyage dans l'intimité du nouvel empereur. — Tacite est beaucoup plus sobre de détails (13) : Otho primus in partes transgressus, nec segnis et, donec bellum fuit, inter præsentes splendidissimus. Le rapport des deux écrivains est encore le même ; Plutarque reproduit la source commune et Tacite la résume. L'hypothèse de la communauté de source est la seule qui rende un compte satisfaisant des choses. Il serait presque merveilleux que Plutarque eût cherché et trouvé dans une source secondaire un commentaire si parfaitement approprié au texte de Tacite.

Galba, 20, 14-24. Pendant le voyage, il fait sa cour à Vinius, à qui il cède le premier rang auprès de l'empereur. Il est généreux et serviable avec désintéressement. Il se concilie les soldats en favorisant l'avancement d'un grand nombre d'entre eux, soit par son influence propre, soit par l'entremise de Vinius et des affranchis de Galba[33]. — Tous ces détails manquent dans Tacite, qui constate simplement la sympathie des soldats pour Othon (13) : faventibus plerisque militum. Plus loin (23), il est vrai, il décrit les moyens dont Othon s'est servi pendant le voyage pour gagner les soldats, mais il n'y a aucune ressemblance entre cette description et celle que Plutarque donne ici. Il faut cependant faire exception pour un détail important :

Galba, 20, 24 à la fin. Chaque fois qu'Othon avait Galba à sa table, il faisait une distribution d'argent à la cohorte de garde, en apparence pour honorer l'empereur, en réalité pour corrompre les soldats. — Tacite relate le même fait, avec cette différence qu'il nomme l'agent chargé par Othon de ces distributions, Mævius Pudens. Il raconte aussi d'autres manœuvres du même genre, mais tout cela plus loin[34], après l'adoption de Pison, lorsqu'il décrit, en reprenant les choses depuis l'origine, c'est-à-dire depuis la proclamation de Galba, la campagne d'intrigues menée par Othon pour arriver à l'empire, d'abord par l'adoption, ensuite par la force. C'est Plutarque qui suit l'ordre le plus simple, l'ordre chronologique. S'il avait eu Tacite pour source, il aurait dû le rétablir : cela serait possible à la rigueur. Mais n'est-il pas plus naturel de penser que la source commune l'avait suivi elle aussi et que Tacite en a adopté un autre dans l'intention très manifeste de ne pas couper en deux le tableau des intrigues d'Othon ?

Galba, 21, 1-5. La candidature d'Othon, dont Plutarque vient ainsi de raconter en une seule fois toute l'histoire depuis sa jeunesse et sa liaison avec Néron jusqu'à son retour à Rome avec Galba, est soutenue par Vinius : Othon doit épouser, quand il sera devenu par l'adoption héritier de l'empire, la fille de Vinius. — Même version dans Tacite (13), qui ajoute que la fille de Vinius était veuve, et qui, moins affirmatif, ne parle pas, comme Plutarque, d'une convention secrète au sujet de ce mariage, mais de simples bruits qui couraient.

Galba, 21, 5-11. Galba, dans le choix de son successeur, n'avait en vue que l'intérêt public, et non ses convenances personnelles. D'ailleurs il semble qu'il n'aurait même pas choisi Othon pour l'héritier de sa fortune particulière, le sachant dissolu et criblé de dettes dont Plutarque donne le chiffre. — Galba, dit Tacite (13), n'ignorait pas les relations amicales de Vinius et d'Othon. Je crois qu'il songea aussi à l'intérêt de la république. Puis vient son résumé rapide de l'histoire d'Othon. Au chapitre 21, il mentionne, parmi les motifs qui poussèrent Othon à la révolte, inopia vix privato toleranda. Mais nulle part il ne donne le chiffre des dettes d'Othon.

Galba, 21, 11 à la fin. Il écoute donc Vinius en silence et avec douceur, puis il diffère l'adoption. Il s'était déclaré lui-même consul avec Vinius pour collègue. On présumait qu'il désignerait son successeur au commencement de l'année. Les soldats faisaient des vœux pour la désignation d'Othon. — Tacite ne parle pas d'une démarche précise de Vinius en faveur d'Othon. A la fin du chapitre 11 il mentionne l'entrée en charge de Galba et de Vinius comme consuls.

Galba, 22, 1-2. Après cette longue digression, Plutarque revient à l'événement qui en a été le point de départ, la révolte des légions de Germanie. Elle éclata, dit-il, lorsque Galba n'avait pas encore pris une décision. Et il la raconte tout de suite. — Tacite se borne à y faire allusion au début des chapitres 12 et 14, dans le chapitre 16 (discours de Galba à Pison), dans le chapitre 18 (discours de Galba aux soldats), aux chapitres 19 et 50. Mais il renvoie, jusqu'après la mort de Galba et l'avènement d'Othon, le récit de cette révolte[35], visiblement dans l'intention de ne pas interrompre le récit de la révolution qui en même temps s'accomplissait à Rome. Faut-il expliquer cette différence en disant que Plutarque a modifié l'ordre de sa source, Tacite ou la source commune ? Nous venons de voir quel avantage l'historien a trouvé à rejeter plus loin la révolte de Germanie : on ne voit pas du tout quel motif aurait pu inversement engager le biographe à la raconter plus tôt. Il est logique de croire que la source de Plutarque racontait la révolte de Germanie à la même place que lui. C'est un nouvel argument en faveur de la communauté de source. La source suivait l'ordre chronologique. Sans doute avant l'adoption de Pison on ne connaissait à Rome qu'une partie de la vérité : la révolte des légions de la Germanie supérieure (Tacite, 12 et 14). Mais déjà celles de la Germanie inférieure s'étaient révoltées aussi et toute l'armée de Germanie avait proclamé Vitellius empereur. L'adoption eut lieu le 4e avant les ides, 10 janvier (Tacite, 18). Aux calendes de janvier les légions d'Hordeonius (Germanie supérieure) refusent de prêter serment à Galba (Tacite, 55). La nuit même Vitellus en est informé (Tacite, 56). Le lendemain, 2 janvier, il est proclamé empereur par ses légions (Germanie inférieure) [57]. Le 3e avant les nones de janvier, 3 janvier, les légions de la Germanie supérieure passèrent à lui. Enfin la plus grande partie des troupes de Vitellius étaient déjà en route pour l'Italie (Tacite, 64), lorsqu'elles apprirent la mort de Galba, qui arriva le 18 avant les calendes de février, 15 janvier (Tacite, 27, et Plutarque, 24). Le plan que nous attribuons à la source commune était donc très légitime.

Galba, 22, 2-10. Causes de la révolte. En général, tous les soldats haïssaient Galba, qui ne leur payait pas le donativum. En particulier, ceux de Germanie prenaient pour prétexte le traitement peu honorable infligé à Verginius (le général sous les ordres duquel ils avaient vaincu Vindex), les privilèges accordés aux Gaulois partisans de Vindex, tandis que les autres étaient punis, enfin le culte que Galba rendait à la mémoire de Vindex, comme au véritable auteur de son élévation à l'empire. — Tacite a parlé (5) du mécontentement causé, mais seulement dans la garnison de Rome, par le refus du donativum. Il a décrit une première fois l'état des esprits à l'armée de Germanie (8) : solliciti et irati ; il a mentionné en cet endroit le rappel de Verginius, pris en mauvaise part dans son ancienne armée. Enfin (51) il donne une étude plus approfondie des sentiments et de l'attitude des légions à l'égard de la Gaule. D'une façon générale, dans tout le récit de cette révolte Tacite est bien supérieur à Plutarque en clarté et en abondance. Pourtant il ne parle pas, comme Plutarque, d'un culte proprement dit, avec sacrifices funèbres, rendu par Galba à la mémoire de Vindex.

Galba, 22, 10-17. La révolte éclata aux calendes de janvier. Hordeonius Flaccus ayant assemblé les soldats pour leur faire prêter, selon la coutume, le serment de fidélité à l'empereur, ils renversent les images de Galba et jurent au nom du sénat et du peuple romain. — Tacite raconte la même scène (55), mais avec plus de précision et de détails.

Galba, 22, 17-31. Les officiers tiennent une sorte de conseil où l'un d'eux prononce un discours dont la conclusion est qu'il faut proclamer empereur Vitellius, gouverneur de la basse Germanie. — Ici Tacite, sans être en contradiction formelle avec Plutarque, donne cependant une version sensiblement différente : Nullo legatorum tribunorumve pro Galba nitente, quibusdam, ut in tumultu, notabilius turbantibus. Non tamen quisquam in modum contionis aut suggestu locutus. Il n'y a pas contradiction, parce que le discours dont parle Plutarque, s'il a été prononcé, a été prononcé dans une sorte de conseil secret. Mais a-t-il été prononcé ? N'est-ce pas, dans une autre bouche, avec quelques développements différents et dans un cadre plus dramatique, le discours que, selon Tacite (52), Fabius Valens, l'un des légats de Vitellius, a tenu à son général quelques jours auparavant ? La comparaison des passages presque identiques où les deux auteurs énumèrent les titres de Vitellius ne laisse aucun doute. Plutarque dit : πατρς τε τιμητο κα τρς πτου γενομνου κα Κλαυδίῳ Κασαρι τρπον τιν συνρξαντος... Et Tacite : Vitellio tres patris consulatus, censuram, collegium Cæsaris. Puisque Tacite fait preuve dans tout ce récit d'une précision dont Plutarque n'approche pas, c'est assurément lui qui est dans le vrai. Mais deux détails révèlent l'indépendance de Plutarque : seul il nomme l'empereur dont le père de Vitellius a été le collègue, Claude[36] ; seul il parle de la pauvreté de Vitellius.

Galba, 22, 31-34. Effet de ce discours. Un porte-enseigne part secrètement et pendant la nuit annonce à Vitellius ce qui se passe dans l'armée de Flaccus. Il le trouve à table avec de nombreux convives. — Tacite (56) précise davantage. Le messager était le porte-aigle de la quatrième légion ; Vitellius se trouvait alors à Cologne[37].

Galba, 22, 34-37. La nouvelle se répand dans l'armée de Vitellius. Le lendemain, Fabius Valens, légat d'une légion, accourt avec une troupe de cavaliers et, le premier, il le salue empereur. — D'après Tacite, c'est Vitellius lui-même qui informe par messagers ses troupes de la nouvelle et leur propose de le prendre pour empereur (56). Même démarche de Fabius Valens, mais décrite avec des détails plus précis (57).

Galba, 22, 37-42. Attitude de Vitellius. Les jours précédents, il paraissait effrayé par la grandeur de l'empire, peu disposé à l'accepter. Ce jour-là, plein de vin et de nourriture, il se présente en public, accepte le nom de Germanicus et repousse celui de César. — Tacite (52) nous montre aussi Vitellius hésitant quand, au mois de décembre, Valens l'exhorte à la révolte : Quatiebatur bis segne ingenium, ut concupisceret magis quam ut speraret. Mais quand il reçoit la nouvelle de la révolte, il se décide tout de suite (56). C'est évidemment pour avoir mal résumé sa source que Plutarque a peint Vitellius ivre au moment où il est proclamé empereur. Tacite ne dit rien de semblable ; seulement il constate qu'après sa proclamation le nouvel empereur était en général medio diei temulentus et sagina gravis. C'est par suite d'une méprise du même genre que le Vitellius de Plutarque accepte le nom de Germanicus et repousse celui de César, le jour même de sa proclamation. Cela n'eut lieu que plus tard, quoique Tacite (63) ne dise pas au juste à quelle date[38].

Galba, 22, 42 à la fin. Aussitôt les légions de Flaccus prêtent le serment de fidélité à Vitellius. — Tacite donne seul la date de cet événement. Il y a ici une concordance très frappante dans les termes mêmes. Plutarque : τ μετ Φλκκου στρτευμα τος καλος κενους κα δημοκρατικος ες σγκλητον ρκους φντες... Tacite : ... superior exercitus, speciosis senatus populique romani nominibus relictis... (57)[39].

Galba, 23, 1-3. Galba, informé de la révolution de Germanie, ne diffère plus l'adoption. — De même Tacite (14), mais avec plus de précision : ... post nuntios Germanicæ seditionis, quamquam nihil adhuc de Vitellio certum...

Galba, 23, 3-6. Il sait que quelques-uns de ses amis sont pour Dolabella et la plupart pour Othon, mais ni l'un ni l'autre n'est le candidat de son choix. — Tacite dit bien (13) que, relativement à ce projet d'adoption, l'entourage de l'empereur était partagé en deux camps ; mais il n'est pas question de la candidature de Dolabella. Voilà un détail que Plutarque n'a certainement pas imaginé : la candidature de Dolabella n'est pas invraisemblable ; nous savons par Tacite lui-même qu'il était parent de Galba (I, 88).

Galba, 23, 6-7. Tout à coup, sans en dire d'avance un mot à personne, il envoie chercher Pison. — Plutarque simplifie et exagère. D'après Tacite (14), Galba réunit quelques personnages importants, et, pauca præfatus de sua senectuten, mande Pison. Suivant quelques-uns, c'était le candidat de Lacon.

Galba, 23, 7-8. Pison était le fils de Crassus et de Scribonia, que Néron avait fait périr. — Tacite nomme aussi les parents de Pison, mais n'ajoute pas que Néron les avait fait périr. Au chapitre 48, il mentionne deux frères de Pison, Magnus et Crassus, victimes l'un de Claude, l'autre de Néron. — Nous allons voir qu'ici les deux traditions, en rectifiant sur un point celle de Plutarque, se complètent à merveille et que la communauté de source est manifeste. Le père de Pison, que Tacite nomme M. Crassus et Plutarque Crassus tout court, est M. Licinius Crassus Frugi, consul sous Tibère en 27[40]. Sénèque nous apprend qu'avec deux autres personnes de sa famille qui nous intéressent également, son fils Magnus et sa femme Scribonia, il périt victime de Claude[41]. Quant à l'autre frère de Pison, dont Tacite dit qu'il fut victime de Néron, c'est sans nul doute le Crassus (M. Licinius Crassus Frugi) consul de 64[42]. Le témoignage de Sénèque s'accorde donc avec celui de Tacite ; il s'accorde aussi avec celui de Plutarque, sauf le nom de l'empereur qui fit mourir les parents de Pison. Ce que dit Plutarque du sort des parents de Pison n'est pas dans Tacite ; cc n'est pas non plus une invention ou le résultat d'une méprise sur le passage de Tacite relatif aux frères de Pison. Est-ce un détail tiré d'une source secondaire[43] ? Non. La source principale, commune à nos deux auteurs, parlait à la fois du sort des parents et des frères de Pison. Il y était question de deux empereurs, Claude et Néron ; de là une confusion dans l'esprit de Plutarque, qui fit de Néron le meurtrier des parents de Pison, alors que, d'après la source, Néron n'avait mis à mort que l'un des frères de Pison.

Galba, 23, 8-11. Portrait de Pison. Galba descend au camp pour le proclamer César et héritier de l'empire. — Chez Tacite (14), portrait exactement semblable de Pison. Mais (15-16) il relate d'abord la cérémonie de l'adoption au Palatium avec le discours de Galba. Puis, après avoir délibéré pour savoir s'il se rendrait au forum, au sénat ou au camp, l'empereur avec son entourage se rend au camp.

Galba, 23, 11-19. Présages défavorables pendant le discours[44] de Galba au camp. Mécontentement des soldats parce qu'il n'est pas question du donativum. — Tacite (18) est tout à fait d'accord avec Plutarque sur les présages et sur l'accueil fait par les soldats au discours de l'empereur. Mais il donne beaucoup d'autres détails, en particulier la date de l'adoption. Puis Pison est présenté au sénat (19).

Galba, 23, 19-22. Les assistants admirent l'attitude de Pison. Il ne paraît nullement insensible à l'honneur qu'il reçoit, mais ni sa voix ni son visage ne trahissent une vive émotion. — Même attitude de Pison au Palatium, dans Tacite (17). C'est là que cette remarque est le mieux à sa place. Si l'émotion du premier moment avait été vive chez Pison, il aurait eu le temps de se remettre avant d'arriver au camp. Mais Plutarque a omis toute la scène du Palatium.

Galba, 23, 22-29. Othon assiste à la scène du camp, et son air témoigne de sa colère et de son dépit. Il se retire agité de passions multiples : il a peur de Pison, il hait Galba, il en veut à Vinius. — Tacite (21) fait un tableau semblable, mais plus complet, des motifs et des sentiments qui poussent Othon à la révolte. D'après lui la peur n'est qu'un prétexte : Fingebat et metum... Mais il ne le nomme pas (14) parmi les témoins de l'adoption, et il y a tout lieu de croire qu'en effet Galba ne crut pas devoir l'inviter, étant instruit de ses espérances ; d'ailleurs tous les témoins nommés par Tacite étaient des personnages officiels. Plutarque, cédant à son goût pour le dramatique, a donc cherché un effet de contraste et altéré le récit de la source[45]. Tacite ne mentionne pas la colère d'Othon contre Vinius ; mais si ce détail n'était pas dans la source, Plutarque a pu facilement le trouver de lui-même[46].

Galba, 23, 29-36. Les devins et Chaldéens qu'il avait toujours auprès de lui ne lui permettent pas de se laisser aller au désespoir. Ptolémée surtout le rassure : il lui a prédit souvent qu'il survivrait à Néron et régnerait. La première partie de la prédiction s'étant réalisée, il ne faut pas désespérer de la seconde. — Tacite (21-22) donne plus d'initiative et de résolution à Othon. Mais il fait intervenir aussi des astrologues, Ptolémée en particulier, qui, en Espagne, a prédit à Othon qu'il survivrait à Néron, et qui, ensuite, se fondant sur la vieillesse de Galba et la jeunesse d'Othon, lui a persuadé qu'il serait empereur. Après l'adoption, Ptolémée pousse Othon au crime. Il est évident que Tacite est ici plus exact.

Galba, 23, 36 à la fin. Il est aussi stimulé par son entourage, anciens amis de Tigellinus et de Nymphidius, autrefois dans les honneurs, réduits par le nouvel état de choses à une situation précaire. — Tacite (22) parle d'excitations du même genre, mais de la part des affranchis et des esclaves d'Othon. Il n'ignore pourtant pas que Mævius Pudens, l'un des intimes de Tigellin, est maintenant dans l'entourage d'Othon (24), que l'ancienne cour de Néron est pour lui (13). Les deux récits ne se contredisent pas : ils se complètent. La source commune devait parler de ces deux catégories de personnes.

Galba, 24, 1-9. Les principaux agents d'Othon sont deux soldats, Veturius et Barbius, l'un optio, l'autre tesserarius[47]. Avec eux l'affranchi d'Othon, Onomastus, visite les soldats, les corrompt par de l'argent et des promesses. Les esprits étaient déjà gâtés : autrement quatre jours, le temps qui s'écoula entre l'adoption et le meurtre, n'auraient pas suffi à corrompre la garnison jusqu'à la révolte. — Tacite dit plus clairement qu'Onomastus eut la haute main et se donna pour auxiliaires Veturius et Barbius. Ils sont chargés du travail de corruption, et Tacite nous dit de quels moyens ils se servent (25-26). Il parle aussi d'un complot qui faillit éclater le lendemain des ides de janvier, 14 janvier. Tacite a constaté plus haut (19) qu'il s'écoula quatre jours entre l'adoption et le meurtre. La concordance des termes est même frappante entre le latin : sequenti quadriduo quod medium inter adoptionem et cædem et le grec : μερν τεσσρων... σαι μεταξ τς εσποισεως γνοντο κα τς σφαγς. Remarquons surtout la suppression des compléments des mots adoption et meurtre.

 

III

Toute la partie du Galba que nous venons d'analyser a pour centre un seul fait principal, l'adoption de Pison. De même les chapitres qui restent se rapportent au meurtre de Galba.

Galba, 24, 9-16. Le jour du meurtre fut le 18e avant les calendes de février. Ce jour-là, le matin, Galba sacrifiait dans le Palatium en présence de ses amis. A peine le sacrificateur Umbricius eut-il entre les mains les entrailles de la victime, qu'il dit ouvertement qu'un péril de trahison menaçait la vie de l'empereur. — Tacite (27) donne la même date, indique avec plus de précision le lieu du sacrifice, pro æde Apollinis, nomme le même haruspice, Umbricius, et lui fait prédire instantes insidias ac domesticum hostem. Mais il ne dit pas que c'était le matin. Plutarque a-t-il ajouté ce détail de lui-même parce que les sacrifices se faisaient d'ordinaire le matin[48] ? Ce qui nous porte à penser que non, c'est que Suétone, dont le récit correspondant est, nous le verrons, indépendant du sien, donne, comme lui, cette indication de temps[49]. Tacite ne dit pas non plus expressément que les amis de Galba assistaient au sacrifice ; mais Plutarque a pu conclure de la présence d'Othon à celle d'autres personnages de l'entourage impérial. Je ne veux pas non plus attacher trop d'importance à d'autres différences de détail qui, à la rigueur, peuvent n'être que des développements de Plutarque : la promptitude avec laquelle l'haruspice aperçoit les signes défavorables, la netteté de sa prédiction (ο δι’ ανιγμν, λλ’ ντικρυς φη).

Galba, 24, 16 à la fin. Les dieux livraient pour ainsi dire Othon à Galba. Car il était derrière l'empereur, attentif à ce que disait et montrait Umbricius. Comme il était en proie à un grand trouble et changeait à chaque instant de couleur, son affranchi s'approcha de lui et lui dit que les architectes l'attendaient chez lui. C'était le signal que le moment était venu pour Othon de se présenter aux soldats. Il s'en alla donc, ayant dit qu'il avait acheté une vieille maison et qu'il voulait montrer aux vendeurs les vices de la construction. Il descendit par la maison de Tibère et arriva à l'endroit du forum où est le milliaire d'or — sur lequel Plutarque donne des détails qui ne peuvent convenir qu'à des lecteurs non romains et qui sont manifestement de lui —. Tacite (27) ne marque pas avec autant de précision la place d'Othon : il était tout près, dit-il simplement. La différence est insignifiante. Mais il ajoute : idque ut lætum e contrario et suis cogitationibus prosperum interpretante. C'est de la joie qu'éprouve Othon, et non de la peur, comme dans Plutarque. Pourtant les deux récits ne se contredisent pas ; les deux sentiments ne sont nullement incompatibles ; il est vraisemblable qu'ils se sont partagé à ce moment l'âme d'Othon. Si Tacite est la source de Plutarque, il faut supposer de la part de celui-ci une inexactitude qui, d'ailleurs, est fort possible[50]. Mais n'est-il pas plus naturel d'admettre que la source commune signalait les deux sentiments ? Tacite semble le plus exact quand il dit qu'Othon est attendu par l'architecte et les entrepreneurs ; Plutarque a dit les architectes. Othon donne à peu près le même prétexte : il achète une construction suspecte à cause de sa vétusté et veut d'abord l'examiner. Plutarque dit : il a acheté et veut montrer les défectuosités aux vendeurs. Les divergences sont insignifiantes. Tacite donne quelques détails de plus sur l'itinéraire d'Othon.

Galba, 25, 1-14. Là, les premiers qui le reçurent et le saluèrent empereur n'étaient, dit-on, pas plus de vingt-trois. Aussi prit-il peur, quoique son âme ne fût pas molle et efféminée comme son corps. Mais les soldats, l'épée à la main, entourant la litière, ordonnent aux porteurs de l'enlever, pendant qu'Othon crie à plusieurs reprises qu'il est perdu et excite les porteurs à se hâter. Quelques personnes l'entendaient, étonnées plutôt qu'effrayées, en voyant le petit nombre de ceux qui tentaient ce coup d'audace. Pendant qu'il traversait ainsi le forum, il rencontra un nombre égal d'autres soldats ; puis d'autres encore, par groupes de trois et de quatre, se joignirent à la troupe. Tous, l'épée au poing, le saluaient du nom de César. — Tacite a déjà remarqué plus haut qu'il y avait contraste entre le corps et l'âme d'Othon (22) : Non erat Othoni mollis et corpori similis animus. Ici encore la ressemblance verbale est frappante : ο κατ τν το σματος μαλακαν κα θηλτητα τ ψυχ διατεθρυμμνος..., dit Plutarque. Quant à la scène du forum, Tacite la raconte de même, mais avec moins de détails. Il dit que les premiers soldats étaient vingt-trois, que leur petit nombre effraya Othon, qu'ils le mirent rapidement dans sa litière et, l'épée à la main, l'enlevèrent. Mais il ne parle ni des cris poussés par Othon, ni des exhortations adressées par lui aux porteurs, ni de l'étonnement des assistants. Comme Plutarque, Tacite mentionne ensuite l'arrivée de nouveaux soldats en nombre à peu près égal — Plutarque, un peu trop précis sans doute, dit en nombre égal —. Mais il ne parle pas des petits groupes de trois et de quatre qui grossirent encore le cortège. Faut-il considérer cette plus grande abondance de Plutarque comme un effet de sa liberté à l'égard de sa source, comme une amplification personnelle, et soutenir que cette source est Tacite ? C'est une affirmation[51] à laquelle les partisans de la dépendance de Plutarque par rapport à Tacite sont, un peu trop souvent, obligés d'avoir recours. Selon nous, il est plus probable, sinon certain, que Tacite a résumé la source commune, que Plutarque l'a plus fidèlement reproduite.

Galba, 25, 15-21. Le tribun de garde au camp, Martialis, n'était pas du complot, dit-on ; mais, stupéfait et effrayé de la soudaineté de l'entreprise, il les laissa entrer. A l'intérieur du camp personne ne fit résistance, car ceux qui ne savaient rien, entourés par les complices et dispersés par un, par deux, d'après un plan concerté d'avance, suivirent, d'abord par peur, ensuite de bonne volonté. — Tacite (28), moins affirmatif que Plutarque, donne trois explications de la conduite du tribun. Il ne dit pas un mot de la manœuvre des complices à l'égard des autres soldats. Est-ce encore une invention de Plutarque ? Tacite revient plus loin (36-38) à ce qui s'est passé dans le camp et un trait de son tableau rappelle, mais d'assez loin, le passage de Plutarque : ut quemque adfluentium militum adspexerant (ceux qui étaient déjà réunis autour d'Othon), prensare manibus, complecti armis, conlocare juxta, præire sacramentum (36).

Galba, 25, 21 à la fin. Aussitôt la nouvelle est apportée au Palatium, à Galba, le sacrifice n'étant pas encore fini, si bien que les incrédules eux-mêmes sont frappés par la justesse de la divination. Une foule confuse affluant du forum, Vinius, Lacon et quelques affranchis se rangent auprès de Galba, l'épée à la main. Pison se présente aux soldats de garde. Marius Celsus est envoyé vers la légion Illyrienne, qui campe au portique de Vipsanus, pour essayer de la gagner. — Le récit de Tacite (29-32), beaucoup plus complet que celui de Plutarque, ne contient pourtant pas une circonstance assez importante : l'attitude énergique de Vinius et des autres au moment où la foule afflue au Palatium. S'agit-il bien ici d'un détail imaginé par Plutarque pour orner son récit[52] ? N'est-il pas possible que, dans le trouble causé par la terrible nouvelle, en voyant accourir cette foule confuse, les personnes qui entouraient l'empereur aient craint un danger immédiat pour lui et se soient mises en garde ? II est donc au moins aussi logique d'admettre que ce détail, négligé par Tacite, provient de la source commune.

Galba, 26, 1-4. Galba prend la résolution de se montrer hors du Palatium. Vinius la combat, Icelus[53] et Lacon la soutiennent et s'emportent en reproches contre Vinius. — Même récit, mais beaucoup plus développé, dans Tacite (32, 33 et début de 34).

Galba, 26, 4-12. Le bruit se répand qu'Othon a été tué dans le camp. Bientôt après parait un officier[54], Julius Atticus, qui fend la presse en criant qu'il a tué l'ennemi de César, et montre son épée sanglante à Galba. Celui-ci le regarde fixement et lui demande : Qui te l'a ordonné ? Il répond que c'est sa fidélité et son serment, et la foule applaudit. — Ici encore le récit est beaucoup plus développé dans Tacite (34 et 35). Galba pose la même question au prétendu meurtrier d'Othon dans des termes tout à fait semblables : Commilito, inquit, quis jussit ? Τς σε, επεν, κλευσε ; mais Tacite ne rapporte pas la réponse du soldat. Faut-il en conclure que Plutarque l'a imaginée ? Je croirais plus volontiers que la source commune la donnait et que Tacite l'a négligée parce qu'elle est insignifiante : l'essentiel était de montrer, en citant le mot de Galba, la sévérité de ses principes en matière de discipline militaire. Ayant négligé la réponse, Tacite négligera aussi, naturellement, les marques d'approbation qu'elle provoque dans la foule[55].

Galba, 26, 13-14. Galba monte en litière et se met en route pour aller sacrifier à Jupiter et se montrer aux citoyens. D'après Tacite (35), Galba est déjà en litière quand Julius Atticus se présente. Il y est monté inopia veri et consensu errantium victus. — L'erreur est de croire qu'Othon est mort en effet. — Mais où va-t-il ? dans quelle intention sort-il ? Plutarque seul le dit[56].

Galba, 26, 14-20. Mais, arrivé au forum, il apprend qu'Othon est maître du camp. Dans la foule, les uns lui crient de revenir sur ses pas, les autres d'avancer, les uns d'avoir confiance, les autres de se méfier. Et sa litière est ballottée comme une barque dans la tempête. — D'après Tacite (39), Pison, qui a été envoyé au camp des prétoriens et qui s'est rendu compte de la situation, rejoint Galba, qui approchait déjà du forum. Alors se tient entre l'empereur et ses amis une sorte de conseil oà les avis sont très partagés. Tacite est certainement plus exact ici que Plutarque. Tous deux se servent de la même image pour peindre le mouvement de la litière ballottée dans la foule : το φορεου, καθπερ ν κλδωνι, δερο κε διαφερομνου... Agebatur huc illuc Galba, vario turbæ fiuctuantis inpulsu (40).

Galba, 26, 20-28. D'abord des cavaliers, puis des fantassins se montrent, accourant par la basilique de Paulus et sommant les particuliers d'évacuer la place. La foule se met donc à courir, non pour fuir, mais pour assister, du haut des portiques et des autres lieux élevés du forum, à ce qui va se passer, comme à un spectacle. Atilius Vergilio ayant renversé l'image de Galba, l'attaque commence. Les soldats lancent de tous côtés des traits sur la litière, mais sans atteindre leur but. Alors ils s'approchent, l'épée à la main. — Le récit de Tacite (40 et 41) est beaucoup plus développé, parfois plus précis — il nous dit que Vergilion était un soldat de l'escorte de Galba et que cette escorte, aussitôt l'image de Galba renversée, se déclara pour Othon —, beaucoup plus oratoire surtout. Mais Tacite parle seulement de cavaliers envoyés par Othon, Plutarque parle aussi de fantassins ; Plutarque seul dit qu'ils arrivèrent par la basilique Paula ; il décrit plus en détail l'attaque de la litière. Je serais porté à croire que Tacite, si éloquent dans toute cette scène, a un peu sacrifié l'exactitude à l'éclat et au pathétique : le ton plus simple de Plutarque m'inspire plus de confiance.

Galba, 26, 28 à la fin. Personne ne défendit Galba, excepté le centurion Sempronius Densus, non qu'il en eût reçu aucun bienfait particulier, mais par devoir et fidélité. Debout devant hi litière, d'abord, élevant son cep de vigne, il adjure les assaillants d'épargner leur empereur, puis, tirant son épée, il soutient longtemps le choc, jusqu'à ce qu'il tombe, frappé aux jarrets. — Il y a ici une méprise de Plutarque : ce n'est pas Galba que Sempronius défendit, c'est Pison. Ainsi le raconte Tacite (43), et Suétone affirme que Galba ne fut défendu par personne (Galba, 20)[57]. Ce qui achève de prouver que Plutarque s'est mépris, trompé sans doute par sa mémoire, c'est qu'il attribue à Sempronius la blessure au jarret reçue par Vinius (Tacite, 42). Mais le récit de Plutarque est plus complet : Sempronius n'a aucun motif personnel de défendre Galba ; avant de tirer l'épée, il essaye de la persuasion. Du reste la phrase grecque par laquelle est annoncé cet acte de dévouement est très semblable à la phrase latine correspondante : ... νς νδρς, ν μνον λιος πεδεν ν μυρισι τοσαταις ξιον τς Ρωμαων γεμονας· Σεμπρνιος ν Δνσος... Insignem illa die virum Sempronium Densum ætas nostra vidit.

Galba, 27, 1-6. Galba est renversé de sa litière près du lac Curtius. Il a une cuirasse. Les soldats se jettent sur lui. Leur présentant sa gorge, il leur dit : Faites, si cela vaut mieux pour le peuple romain. Il reçoit des coups nombreux aux jambes et aux bras. — Tacite est d'accord avec Plutarque, si ce n'est qu'il rapporte deux versions contradictoires sur les dernières paroles de Galba. Plutarque a simplifié et choisi la plus favorable à son héros : δ τν σφαγν προτενας, “Δρτε”, επεν, “ε τοτο τ δμ Ρωμαων μεινν στι”. — Tacite dit en termes très semblables (41) : obtulisse ultro percussoribus jugulum : agerent ac ferirent, si ita e republica videretur.

Galba, 27, 6-9. Le meurtrier de Galba. Je transcris le texte de Plutarque parce que, ici encore, il offre une ressemblance frappante avec celui de Tacite : πσφαξε δ ατν, ς οπλεστοι λγουσι, Καμορις τις κ το πεντεκαιδεκτου τγματος. νιοι δ Τερντιον, ο δ Λεκνιον στοροσιν, ο δ Φβιον Φβουλον[58]... Tacite, 41 : De percussore non satis constat : quidam Terentium evocatum, alii Læcanium, crebrior lama tradidit Camurium quintæ decimæ legionis militem impresso gladio jugulum ejus bausisse. Les trois premières versions sont données par les deux auteurs, non dans le même ordre, mais en termes équivalents. Quant à la quatrième, Plutarque est seul à la donner[59]. Ainsi, là précisément où l'extrême ressemblance des deux textes et l'opinion traditionnelle sur l'originalité de Tacite nous pousseraient à supposer qu'il a été la source de Plutarque, celui-ci apporte un détail de plus, qu'il n'a pu inventer et qui est au moins un indice de la communauté de source.

Galba, 27, 9-19. Plutarque raconte en détail les outrages infligés à la tête de Galba. Fabius Fabulus la coupe et, ne pouvant la saisir par les cheveux, l'enveloppe dans son manteau. Mais ses camarades ne veulent pas qu'il cache ce trophée de sa prouesse ; il la fiche donc au bout d'une lance. Elle est ainsi apportée à Othon, qui s'écrie : Ceci n'est rien, camarades ; montrez-moi la tête de Pison. — Cette horrible scène n'est pas décrite dans Tacite, qui se contente de dire d'une façon générale (44) : Præfixa contis capita gestabantur inter signa cohortium, et de constater un peu plus haut qu'aucun meurtre ne fit plus de plaisir à Othon que celui de Pison, que sur aucune autre tête il ne promena des regards aussi insatiables. Rien, en un mot, qui contredise Plutarque, loin de là : ici nous remarquons, comme nous l'avons déjà fait ailleurs, que le récit de Plutarque complète et commente de la meilleure manière celui de Tacite.

Galba, 27, 20-22. La tête de Pison fut bientôt apportée à Othon. Le jeune homme, blessé, avait pris la fuite ; un certain Murcus le poursuivit et l'égorgea près du temple de Vesta. Tacite (43) raconte le meurtre de Pison avec beaucoup plus de détails et d'exactitude, mais il est d'accord avec Plutarque sur les faits essentiels. Pison a déjà été blessé, l'un de ses meurtriers est Murcus, le meurtre a lieu devant le temple de Vesta.

Galba, 27, 22-25. Vinius fut aussi égorgé, quoiqu'il s'écriât qu'on le mettait à mort contre la volonté d'Othon : c'était s'avouer complice de la conspiration. — Tacite (42), plus complet et moins affirmatif, rapporte deux versions : d'après l'une, la peur ôta à Vinius l'usage de la parole ; d'après l'autre, il s'écria que sa mort n'avait pas été ordonnée par Othon. Était-ce un mensonge inspiré par la frayeur ou l'aveu de sa complicité ? Ceci est plus probable, dit Tacite.

Galba, 27, 25-26. Avec sa tête fut apportée à Othon celle de Lacon. — Il résulte du récit de Tacite (46) que Lacon n'est pas mort dans la grande scène de carnage du 15 janvier : Laco præfectus, tamquam in insulam seponeretur, ab evocato, quem ad cædem ejus Otho præmiserat, confossus. Plutarque est ici inexact, parce qu'il a trop voulu résumer.

Galba, 27, 26-34. Les meurtriers — ceux de Vinius et de Lacon seulement, s'il faut s'en tenir à la phrase de Plutarque, mais tous évidemment, si l'on examine le contexte — réclament des récompenses. Beaucoup même[60] qui n'ont pris aucune part au carnage, ayant ensanglanté leurs mains et leurs épées, les montrent à Othon et lui remettent des placets par lesquels ils demandent une récompense. On en trouva plus tard cent vingt dans les archives. Vitellius en fit rechercher et mettre à mort tous les auteurs. — Même récit dans Tacite (44), qui, plus exact sans doute, dit qu'on trouva plus de cent vingt de ces placets.

Galba, 27, 34 à la fin. Marius Celsus vient aussi au camp. On l'accuse d'avoir engagé les soldats à secourir Galba, on réclame son supplice. Othon veut le sauver ; mais, n'osant pas contredire ouvertement les soldats, il feint de différer seulement sa mort pour lui faire subir un interrogatoire sur des choses qu'il importe d'éclaircir. Il le fait donc enchaîner et le confie à la garde de gens sûrs. — Le récit de Tacite est en gros le même (45). Pourtant quelques détails diffèrent. Le prétexte dont se sert Othon pour sauver Celsus, c'est, dans Plutarque, la nécessité de lui faire subir un interrogatoire, dans Tacite, la volonté feinte de le réserver pour un plus terrible châtiment. On ne voit pas quel châtiment plus grand que la mort aurait pu être infligé à Celsus. La version de Plutarque est bien plus plausible. A moins de prétendre qu'il a senti l'invraisemblance de Tacite et qu'il a voulu la corriger, il faut considérer cette légère différence comme un nouvel indice de la communauté de source. De même, Plutarque formule avec plus de précision le grief des soldats contre Celsus ; Tacite dit vaguement : industriæ ejus innocentiæque quasi matis artibus infensi. Enfin Plutarque ajoute seul que le nouvel empereur remit Celsus à la garde de ses partisans les plus sûrs. Cette dernière différence, que l'on pourrait à la rigueur expliquer par la liberté de Plutarque à l'égard de sa source, doit logiquement être regardée, étant donné le caractère des deux premières, comme le résultat d'une plus grande exactitude dans la reproduction de la source commune. — Plutarque n'indique pas pour quel motif Celsus vint au camp, et son arrivée, mentionnée sans explication et sans transition, immédiatement après celle des meurtriers, parait étrange. Tout s'éclaire quand on lit le début du chapitre 45 de Tacite : Marius Celsus est venu au camp avec le sénat.

Galba, 28, 1-6. Le sénat est convoqué. Il prête à Othon le serment de fidélité et lui décerne les titres de César et d'Auguste. — Tacite donne plus de détails sur cette séance du sénat (47), qu'il ne confond pas avec la démarche déjà faite par les sénateurs au camp (45). Il ne dit pas expressément que le titre de César fut décerné à Othon, mais, après nomen Augusti, il ajoute et omnes principum honores. Plutarque, s'il avait eu Tacite pour source, aurait pu facilement tirer ce détail plus précis d'une telle désignation générale. Tacite ne dit pas non plus que les sénateurs aient prêté serment à Othon, et il a raison : c'était aux soldats de jurer fidélité à leur nouvel imperator ; ils l'ont déjà fait avant le meurtre de Galba (36). Plutarque a confondu et mêlé ici trois scènes différentes : la prestation du serment militaire, la démarche des sénateurs avec le reste du peuple au camp, et la séance du sénat. Dans le détail, la ressemblance avec Tacite est parfois très sensible. Plutarque dit, en parlant des sénateurs : ... καθπερ λλοι γεγοντες. — Tacite (45) : Alium crederes senatum. Pendant que le sénat tenait séance, les morts, dit Plutarque, gisaient encore sur le forum : τι τν νεκρν κεφλων ν τας πατικας σθσιν ρριμμνων π τς γορς. — Tacite (47) mentionne aussi ces cadavres près desquels Othon dut passer pour se rendre au Capitole, puis au Palatin : Otho cruento adhuc foro per stragem jacentium... vectus...

Galba, 28, 6 à la fin. Les soldats, n'ayant plus que faire des tètes, vendirent celle de Vinius 2.500 drachmes à sa fille, accordèrent celle de Pison aux prières de sa femme Verania, et firent cadeau de celle de Galba aux esclaves de Patrobius. Ceux-ci, après lui avoir infligé toutes sortes d'outrages, la jetèrent à l'endroit où sont exécutés ceux que les Césars ont condamnés à mort. Cet endroit s'appelle sessorium[61]. Quant au corps de Galba, Helvidius Priscus l'enleva avec la permission d'Othon. L'affranchi Argius lui donna la sépulture pendant la nuit. Ici Tacite est beaucoup moins détaillé (47). Il ne dit pas combien la tête de Vinius fut vendue. Il ne décrit pas avec autant de précision les outrages infligés à celle de Galba (49) ; il ne fait pas, à propos du cadavre de celui-ci, intervenir Helvidius Priscus. Par contre, sur quelques autres points, il est plus précis : par exemple, il nous apprend qui était Patrobius : un affranchi de Néron, puni par Galba. Il est évident que Plutarque n'a pas eu Tacite pour source. Nos adversaires l'accordent[62], mais ils prétendent que ces renseignements proviennent d'une source secondaire. La preuve, disent-ils, qu'ils ne se trouvaient pas dans une source commune, c'est que Tacite ne fait pas mention d'Helvidius Priscus. Cependant il le conne et le loue (IV, 5 et sq.). Aurait-il négligé, s'il l'avait sue, de rapporter ici une action honorable de ce personnage ? Nous répondrons : Si fon ne veut pas admettre un oubli de la part de Tacite, on peut supposer que, mieux renseigné sur le compte d'Helvidius que la source commune[63], il a reconnu la fausseté de ce renseignement.

Galba, 29. Plutarque trace un portrait de Galba qui est bien distinct de celui qu'en fait Tacite (49). Mais, comme il s'agit ici d'appréciations et non de faits, on peut mettre les différences sur le compte de l'originalité des deux auteurs : elles ne prouvent pas que Plutarque ne s'est pas servi de Tacite. Il est plus intéressant de faire ressortir les ressemblances. D'abord, les deux morceaux sont écrits dans le même goût ; en particulier les antithèses y sont également fréquentes. Quelques membres de phrases ont une parenté manifeste. —... Πντε ατοκρατρων γεμοναις μβισαντα μετ τιμς κα δξης... Quinque principes prospera fortuna emensus... — Οινίῳ δ κα Λκωνι κα τος πελευθροις πντα τ πργματα πωλοσι παρχων αυτν... Amicorum libertorumque... si mali forent, usque ad culpam ignarus[64]... — Γλβας δ κα κληθες κα πακοσας ατοκρτωρ... οδνα ποθοντα τν ρχν... πλιπεν... Omnium consensu capax imperii nisi regnasset[65]. Au fond, le jugement de Plutarque est plus favorable à Galba que celui de Tacite.

 

IV

Le règne éphémère d'Othon se divise en deux parties : les événements qui précèdent la guerre d'Othon et de Vitellius, cette guerre elle-même avec la mort d'Othon.

Othon, 1, 1-2. Le lendemain, au point du jour, le nouvel empereur alla au Capitole, où il sacrifia. — Selon Tacite (47), c'est la veille, après la séance du sénat, qu'Othon est monté au Capitole. Le récit de Plutarque est plus vraisemblable, celui de Tacite plus dramatique : car, si nous l'en croyons, pour aller rendre grâces aux dieux de l'avoir élevé à l'empire, Othon a dû traverser le forum jonché encore de cadavres.

Othon, 1, 2-10. Il se fait amener Celsus, l'accueille avec affabilité et le prie d'oublier qu'il a été accusé plutôt que de se souvenir qu'il a été relaxé. Celsus répond que le crime dont il a été chargé fait foi de son caractère, puisqu'on l'a accusé de s'être montré fidèle à Galba, auquel il n'était redevable de rien. Cette réconciliation réjouit les assistants, elle est approuvée même par les soldats. — Tacite est moins précis relativement à la date de la réconciliation. II la raconte (71) dès qu'il reprend le récit des événements de Rome, interrompu, après la mort de Galba, par le récit des affaires de Germanie, et il commence ainsi son chapitre : Otho interim. Si donc il est exact que la réconciliation, comme le dit Plutarque, se soit faite le premier jour du règne d'Othon, Tacite n'est pas la source de Plutarque. Or il y a tout lieu de croire que Plutarque n'a pas inventé la date. Relativement au lieu les deux récits sont d'accord. Tacite dit en effet : Marium Celsum... acciri in Capitolium jubet. D'après Plutarque, Othon va au Capitole le lendemain de son avènement pour offrir un sacrifice. N'est-il pas absolument vraisemblable qu'il a profité de cette cérémonie solennelle pour accomplir un acte de clémence destiné à avoir un grand et favorable retentissement ? Tacite ne rapporte pas les paroles d'Othon à Celsus, du moins avec autant de précision[66]. La réponse de Celsus est la même. Seulement, dans Tacite, ce n'est pas à proprement parler une réponse. En lisant son récit, on croirait que Celsus a pris le premier la parole. Le récit de Plutarque est beaucoup mieux ordonné ; ce qui achève de démontrer ici encore la communauté de source. Les deux auteurs finissent en constatant que la réconciliation fit plaisir même aux soldats.

Othon, 1, 10 à la fin. Au sénat, Othon tient un langage bienveillant, puis il prend diverses mesures : il partage son temps de consulat avec Verginius Rufus, il confirme les désignations déjà faites pour cette magistrature par Néron ou Galba, il honore de sacerdoces des hommes recommandables par leur âge ou leur réputation, il rend aux sénateurs exilés par Néron et rappelés par Galba toute la partie de leurs biens confisqués qui n'a pas encore été vendue ; en sorte que la confiance revient aux aristocrates d'abord épouvantés. — Tacite parle (77) de la distribution des consulats avec plus de détails et plus d'exactitude ; de même pour les sacerdoces. Il mentionne, au chapitre 90 seulement, la restitution des biens confisqués et non vendus aux exilés rappelés. Cette mesure aurait été prise la veille des ides de mars ; quant aux deux autres, Tacite ne donne pas de date, mais, d'après le contexte, il est évident qu'elles ne sont pas du premier jour. Nous verrons (chap. V, § II) qu'ici Tacite a respecté l'ordre chronologique de la source et que Plutarque a fait un groupement systématique. On ne peut donc tirer de cet endroit aucun argument en faveur de la communauté de source : le récit de Plutarque pourrait être dérivé du récit de Tacite. Les ressemblances de détail sont frappantes. Plutarque : ... τος δ ποδεδειγμνοις π Νρωνος Γλβα πσιν τρησε τς πατεας. — Tacite : Ceteri consulatus ex destinatione Neronis aut Galbæ mansereΊερωσναις δ τος καθ' λικαν προκοντας δξαν κσμησε. — Sed Otho pontificatus auguratusque honoratis jam senibus cumulum dignitatis addidit. Τος δ π Νρωνος φυγοσι κα κατελθοσιν π Γλβα συγκλητικος πσιν πδωκεν σα μ πεπραμνα τν κτημτων κστου ξερισκεν. — ... reliquias Neronianarum sectionum nondum in fiscum conversas revocatis ab exilio concessit... Tacite ne dit pas qu'il s'agisse de sénateurs, mais Plutarque a pu ajouter ce mot de lui-même. Remarquons pourtant, une fois de plus, entre deux passages très semblables, une différence de détail que l'on peut sans doute attribuer à la liberté de Plutarque, mais qu'il est permis inversement, par une conjecture au moins aussi plausible, d'expliquer en admettant la communauté de source.

Othon, 9. Mais rien ne fit plus de plaisir à tous les Romains et ne concilia autant leurs sympathies à Othon que sa conduite envers Tigellinus. C'était sans doute déjà une punition pour Tigellinus que la crainte de la punition, sollicitée par la ville entière comme une chose due, et que les maladies incurables dont il souffrait. Les sages regardaient en outre comme le dernier des châtiments ces honteuses débauches où la concupiscence insatiable du moribond s'acharnait. Mais le plus grand nombre s'indignait qu'il vécût encore, lui qui avait fait tant de victimes. Othon lui envoya donc son arrêt de mort à sa campagne de Sinuessa, où il vivait, ayant toujours des embarcations toutes prêtes à la côte, comme pour s'enfuir plus loin. Il essaya d'abord de s'échapper en corrompant à prix d'or l'envoyé ; ne l'ayant pu, il lui fit tout de même des présents et, feignant de vouloir se raser avant de mourir, il se coupa la gorge. — Le récit de Tacite (72) est d'accord avec celui de Plutarque, mais beaucoup plus court. Il n'y est question ni des navires prêts pour la fuite, ni de la tentative de corruption et des présents faits à l'envoyé, ni du délai demandé par Tigellinus et du prétexte invoqué. Que Plutarque ait pu tirer de son fonds le développement moral sur les supplices de Tigellinus avant le châtiment proprement dit, nous l'accordons sans peine. Quant aux autres détails, qui sont des faits et non des raisonnements, ils dénotent une source qui n'est point Tacite[67]. Plutarque a-t-il donc complété Tacite, source principale, au moyen d'une source secondaire ? Non, il a reproduit plus exactement une source qui lui est commune avec Tacite. Des expressions générales telles que deformes moras, exitu sero et inhonesto, montrent en effet que Tacite a résumé. Il y a ici encore entre les deux récits un rapport que nous avons observé à plusieurs reprises déjà[68].

Othon, 3, 1-3. Othon ne sacrifie personne à sa haine personnelle. — Tacite le constate aussi (47) ; mais, moins favorable à Othon, il ajoute : et Omisisset offensas an distulisset, brevitate' imperii in incerto fuit.,'

Othon, 3, 3-11. Pour faire plaisir à la foule, d'abord il ne refuse pas d'être appelé Néron dans les théâtres et, comme certains particuliers exposaient en public des images de Néron, il ne les en empêche pas. Cluvius Rufus dit qu'en Espagne furent apportées des lettres patentes sur lesquelles le nom de Néron était écrit à côté de celui d'Othon. Mais ensuite, s'étant aperçu que cela déplaisait à l'aristocratie, il cessa. — Tacite (78) est d'accord avec Plutarque sur deux points : Othon laissa reparaître en public les images de Néron et il fut salué par la foule[69] du nom de Néron. En présence de ces manifestations, l'attitude d'Othon est la même d'abord : il laisse faire. Mais Plutarque dit seul que finalement il se décida à refuser le surnom. Est-ce une inexactitude ? Je le croirais volontiers : car Suétone[70] est d'accord avec Tacite, et le séjour d'Othon à Rome après son avènement fut assez court pour que l'hésitation et la tolérance qu'ils lui prêtent n'aient rien d'invraisemblable. La citation de Cluvius Rufus manque dans Tacite. C'est un point très important auquel nous aurons plus d'une occasion de revenir. Bornons-nous pour le moment à constater qu'ici Plutarque a eu évidemment une autre source que Tacite. Les ressemblances verbales valent la peine d'être notées. Plutarque et Tacite expliquent par le même motif les égards d'Othon pour la mémoire de Néron : τος δ πολλος χαριζμενοςspe vulgum adliciendi. Comparons aussi... τινων εκνας Νρωνος ες τομφανς προθεμνων, avec : Et fuere qui imagines Neronis proponerent.

Othon, 3, 11-16. L'attitude des prétoriens causait de l'ennui à Othon : ils lui recommandaient de se défier de la noblesse, soit que leur dévouement à l'empereur leur inspirât des craintes réelles, soit qu'ils prissent ce prétexte pour livrer la ville au désordre sanglant. — Cette introduction au récit de la révolte manque tout à fait dans Tacite. Il est vrai qu'à la rigueur elle pourrait être de Plutarque.

Othon, 3, 16-30. Othon ayant donné ordre à Crispinus d'amener d'Ostie à Rome la 17e cohorte, et celui-ci faisant charger de nuit les armes sur les fourgons, les plus audacieux se mettent à crier que Crispinus a de mauvaises intentions, que le sénat complote une révolution, que ces armes sont emportées à Rome non pour César, mais contre César. Ces discours surexcitent un grand nombre de soldats. Les uns s'emparent des fourgons, les autres mettent à mort deux centurions qui résistent et Crispinus lui-même ; tous, s'étant armés et mutuellement exhortés à défendre l'empereur, s'élancent vers Rome. Ayant appris que quatre-vingts sénateurs dînent chez lui, ils se portent au palais, disant que c'est le moment de faire périr d'un seul coup tous les ennemis de César. — Le récit de Tacite (80-81) offre, dans l'ensemble, une très grande ressemblance avec celui de Plutarque[71] : même numéro de la cohorte, même nom du tribun, mêmes préparatifs nocturnes, mêmes accusations de trahison à l'adresse des sénateurs, mêmes violences des soldats à l'égard de leurs officiers, même marche menaçante sur le Palatium, où Othon donne un festin aux premiers personnages de la ville. Mais sur deux points Plutarque l'emporte en précision : il donne le nombre des centurions tués par les soldats et des convives d'Othon. — Tacite dit : severissimos centurionum... celebre convivium primoribus feminis virisque. — A qui fera-t-on croire qu'il est allé chercher ces deux nombres dans une source secondaire pour les intercaler dans le récit de Tacite ? Il n'y a qu'une explication plausible de cette plus grande précision : la communauté de source.

Othon, 3, 30-44. La terreur règne dans la ville. Au palais l'agitation est grande. Othon est dans un embarras terrible : φοβομενος γρ πρ τν νδρν ατς ν φοβερς κενοις. Les convives, dont quelques-uns ont amené leurs femmes, sont en proie à l'épouvante : πρς ατν νηρτημνους ἑώρα τας ψεσιν ναδους κα περιδεες. Othon prend des mesures : il envoie les préfets parlementer avec les soldats pour les apaiser ; en même temps il fait partir les convives par d'autres issues. Ils s'étaient à peine échappés que les prétoriens font irruption dans la salle du festin, demandant ce que sont devenus les ennemis de César. Othon, debout sur son lit, les harangue, les supplie, pleure même et finit à grand'peine par les décider à partir. — Le récit de Tacite (81 et 82) est semblable à celui de Plutarque jusque dans l'expression. Voici les deux passages qui correspondent à nos deux citations grecques : cum timeret Otho, timebatur ; et qui trepidi... simul Othonis vultum intueri. Pour un détail, Plutarque conserve ici encore l'avantage au point de vue de la précision : il dit que quelques sénateurs avaient avec eux leurs femmes. Tacite est plus vague : celebre convivium primoribus feminis virisque. D'ailleurs Tacite donne des détails qui ne sont pas dans Plutarque. Il existe de plus une différence assez sensible entre les deux narrations. D'après Plutarque, les soldats savent qu'il y a festin au palais et demandent en entrant où sont les ennemis de César ; d'après Tacite, ils demandent qu'on leur montre Othon ; il n'est pas dit qu'ils aient entendu parler du festin. Cette version paraît plus vraisemblable : les soldats n'ont guère eu le temps de prendre en chemin des informations sur ce qui se passe au Palatium et il résulte des deux récits qu'ils n'étaient pas au courant quand ils sont partis du camp. De même Plutarque a tort sans doute de peindre la terreur de la ville avant la scène du Palatium : cette terreur a eu pour cause moins la course précipitée des soldats vers le palais que les nouvelles effrayantes semées par les convives après leur fuite. Aussi Tacite n'en parle-t-il qu'après avoir décrit cette fuite et l'invasion du palais.

Othon, 3, 44 à la fin. Le lendemain, ayant fait don aux soldats de 1.950 drachmes par homme, il entre dans le camp, les loue de leur zèle et de leurs bonnes dispositions à son égard, mais se plaint qu'il y ait parmi eux quelques intrigants malintentionnés et malfaisants, et demande qu'on l'aide à les châtier. Tous l'approuvèrent. Alors Othon en fit appréhender deux seulement, dont le supplice ne devait faire de la peine à personne ; et tout fut fini. — Tacite raconte ce dénouement de la révolte de la même manière, mais avec beaucoup plus de détails (82-84). En particulier il fait tenir à Othon un long discours. Le récit de Plutarque pourrait être déduit du sien, sauf un détail : Tacite ne qualifie pas les deux soldats punis. Comme, dans tout ce qui précède, nous avons trouvé des indices de l'indépendance de Plutarque, nous sommes en droit d'attribuer la même valeur à ce détail, au lieu d'y voir une invention de Plutarque[72].

Othon, 4, 1-4. Les uns admirent le changement survenu dans le caractère d'Othon, les autres considèrent ces mesures comme dictées par les exigences de la situation : la guerre étant imminente, il fallait faire de la popularité. — On trouve sur Othon des jugements semblables, mais toujours avec une nuance plus marquée de sévérité, dans Tacite, 71, 77, et à propos de sa conduite dans cette sédition, 83.

Othon, 4, 4-12. Car on lui annonçait que l'autorité et la puissance de Vitellus se fortifiaient ; à chaque instant des courriers lui apprenaient que son rival avait reçu quelque nouvelle adhésion. Mais d'autres messages l'informaient que les légions de Pannonie, de Dalmatie et de Mésie s'étaient déclarées pour lui-même avec leurs chefs. Mucien et Vespasien, qui gouvernaient avec des forces considérables, l'un la Syrie et l'autre la Judée, lui envoyèrent aussi par lettre l'assurance de leur dévouement. — Tacite énumère d'une façon beaucoup plus complète les provinces et les armées qui se rangèrent du côté de Vitellius et du côté d'Othon (59, 61, 76). Il ne dit pas expressément que Mucien et Vespasien écrivirent à Othon ; mais il constate qu'ils lui firent prêter dans leurs armées le serment de fidélité. Plutarque aurait très bien pu ajouter le reste de lui-même, s'il avait eu Tacite pour source.

Othon, 4, 12-22. Rempli de confiance par ces bonnes nouvelles, Othon écrivit à Vitellius, l'engageant à ne pas viser plus haut qu'il ne convient à un soldat, lui offrant de grandes richesses et une ville où il pourrait mener tranquillement une existence large et agréable. Vitellius lui répondit d'abord sur le même ton hypocrite, mais calme. Puis, irrités, ils échangèrent par lettres toutes sortes d'injures. Ils ne mentaient pas, mais ils étaient sots et ridicules, en se faisant l'un à l'autre des reproches qui convenaient à tous les deux. Débauche, mollesse, impéritie des choses de la guerre, énormité des dettes, il serait malaisé de dire lequel des deux le cédait à l'autre pour tous les vices. Tacite parle de cette correspondance, mais avant de mentionner les provinces qui se déclarèrent pour Othon. Il est évident que la vraisemblance est ici pour Plutarque : quoique Othon ait pu à la rigueur faire à Vitellius les offres dont il est question dans les deux récits, avant la déclaration en sa faveur de provinces aussi importantes que celles d'Illyrie et d'Orient, il est plus probable qu'il ne les a faites qu'après, enhardi, comme le dit Plutarque, par cette déclaration même. Si Plutarque a eu Tacite pour source, il faut admettre qu'il a fait cette réflexion et, en conséquence, modifié l'ordre du récit ; or l'étude des biographies nous y montre plus souvent la négligence et la légèreté que la réflexion. S'il y a communauté de source, il faut admettre tout simplement que la source commune avait suivi l'ordre qui est le plus vraisemblable[73]. D'ailleurs, sur le contenu de la correspondance, les deux récits sont d'accord. La ressemblance est même très frappante entre les deux passages tout entiers et surtout entre les lignes que voici : Άντγραψε δ κκενος ατ κατειρωνευμενος συχ πρτον· κ δ τοτου διερεθιζμενοι πολλ βλσφημα κα σελγ χλευζοντες λλλοις γραφον, ο ψευδς μν, νοτως δ κα γελοως....  Paria Vitellius ostentabat, primo mollius, stulta utrimque et indecora simulatione ; mox quasi rixantes stupra et flagitia invicem objectavere, neuter falso (74). Seulement Tacite appelle sotte et honteuse la conduite des deux rivaux, pendant la première phase de la correspondance, quand chacun d'eux propose à l'autre des compensations s'il veut abdiquer. C'est à la seconde phase, celle des insultes, que Plutarque applique ces qualifications, et il ne se borne pas à affirmer que ni l'un ni l'autre ne mentait alors ; il le prouve en énumérant leurs vices. Cette transposition et cette addition peuvent être regardées indifféremment soit comme l'œuvre de Plutarque, soit comme un indice de la communauté de source. Notons enfin la ressemblance.des deux formules par lesquelles Tacite et Plutarque introduisent, l'un l'énumération des provinces qui embrassèrent la cause d'Othon, l'autre le récit de la correspondance. Tacite (76) : Primus Othoni fiduciam addidit ex Illyrico nuntius. — Ύφ' ών έπαιρόμενος. Elles diffèrent seulement en ce que, les deux auteurs n'ayant pas suivi le même ordre, l'une est une annonce, l'autre une conclusion.

Othon, 4, 22 à la fin. On se racontait beaucoup de signes et de présages. Les uns n'étaient que bruits anonymes et suspects. Mais tout le monde vit qu'au Capitole la Victoire montée sur un char avait lâché les rênes, comme si elle ne pouvait plus les retenir en ses mains ; que la statue de Caïus César, placée dans Ille du fleuve, s'était retournée du couchant vers le levant, sans qu'il fût survenu de tremblement de terre ni d'ouragan. Et l'on dit que ce dernier prodige arriva à l'époque même où Vespasien prenait ouvertement les affaires en main. En général, on regarda aussi comme un présage l'inondation du Tibre. C'était bien la saison des crues, mais jamais auparavant il n'était monté si haut et n'avait causé tant de ravages. Une grande partie de la ville fut détruite, en particulier les magasins de blé, de sorte qu'une disette terrible régna pendant plusieurs jours. Tacite (86) raconte ces présages et d'autres encore. Il les raconte dans le même ordre que Plutarque. Souvent il est plus précis ; et cependant à certains détails on reconnaît qu'il n'a pu servir de source à Plutarque. Je ne veux point parler de la distinction que Plutarque établit entre les présages simplement colportés par la rumeur publique et ceux que tout le monde vit : il aurait pu la déduire du récit de Tacite. Si la Victoire a lâché ses rênes, si la statue de César s'est retournée, ces phénomènes se sont produits à Rome, ils ont eu une durée prolongée, tout le monde a été en mesure de les voir ; tout le monde a vu l'inondation du Tibre. Quant à ce fantôme gigantesque qui est sorti du sanctuaire de Junon, son apparition a dû être instantanée, peu de personnes l'ont vu ou ont cru le voir. Quant à ce bœuf qui a parlé en Étrurie, l'Étrurie est loin de Rome. Mais cette distinction n'est pas la seule chose qui appartienne ici en propre à Plutarque. Lui seul constate qu'il y eut coïncidence entre le prodige de la statue retournée vers l'orient et les premiers actes par lesquels Vespasien se posa ouvertement en prétendant. Sans doute il y a ici inexactitude : Vespasien ne se déclara qu'après la mort d'Othon (Tacite, II, 74 sqq.). Mais déjà avant la mort d'Othon il avait agité la question avec Mucien, elle avait été tranchée en principe et il n'attendait plus qu'une occasion pour prendre les armes (II, 7). Que l'inexactitude soit de Plutarque ou de sa source, peu nous importe : ce qui est sûr, c'est que la source de Plutarque n'est pas Tacite. Est-ce une source secondaire ? Le φασι par lequel la remarque est introduite pourrait le faire croire au premier abord ; mais nous verrons plus loin[74] que, ni dans Plutarque, ni dans Tacite, les formules de ce genre ne prouvent l'existence d'une source secondaire. De plus, la mention de la coïncidence miraculeuse convient parfaitement à la source de Tacite, à un écrivain contemporain et ami des Flaviens (Tacite, II, 101). On comprend très bien que Tacite, préoccupé de dire vrai et non de flatter, ait omis ce détail comme tout à fait suspect. En un mot tout porte à croire que Plutarque a reproduit ici de plus près que Tacite une source commune. Plutarque constate seul que l'inondation du Tibre eut lieu dans la saison ordinaire des crues : il aurait pu déduire cela du récit de Tacite, qui dit un peu plus loin qu'Othon quitta Rome peu de temps après, au mois de mars (86 et 90). Tacite disant (86) que des quartiers où l'on se croyait à l'abri de pareils accidents ne furent pas épargnés, Plutarque aurait pu également conclure de son récit que l'inondation fut plus grande et plus funeste que toutes celles du passé. Mais prétendra-t-on[75] que Plutarque a mentionné la destruction des greniers, dont il n'est pas dit un mot dans Tacite, parce que Tacite parle de la disette qui fut la conséquence de l'inondation ? Ce serait prêter un peu trop de réflexion et de subtilité à Plutarque ; il est beaucoup plus naturel de penser qu'il a trouvé ce détail précis dans la source commune[76].

Othon, 5, 1-6. On annonçait déjà que Cécina et Valens, généraux de Vitellius, étaient maîtres des Alpes, lorsque, à Rome, le patricien Dolabella fut soupçonné par les prétoriens de méditer une révolution. Othon, εΐτε αύτόν, εΐτε δεδοικώς[77], l'envoya à Aquinum, après l'avoir secrètement rassuré. — Tacite constate au chapitre 87 que les Alpes sont occupées par les Vitelliens et raconte (88) l'exil de Dolabella. Mais il ne dit pas que Dolabella fut exilé à l'instigation des prétoriens, ni qu'Othon le rassura auparavant sur son sort. Plutarque a-t-il déduit ces deux circonstances de la haine bien connue des prétoriens pour la noblesse et de la liberté relative qui fut laissée à l'exilé ? C'est possible à la rigueur.

Othon, 5, 6-16. Choisissant parmi les hommes en charge ceux qui doivent l'accompagner dans son expédition, Othon désigne Lucius, frère de Vitellius, dont il n'augmente ni ne diminue en rien les dignités. Il se préoccupe aussi beaucoup de mettre la mère et la femme de Vitellius à l'abri de toute crainte. Il institue gardien de Rome Flavius Sabinus, frère de Vespasien, soit pour honorer la mémoire de Néron, sous lequel Sabinus avait eu cette charge, dont Galba l'avait ensuite privé, soit pour donner à Vespasien une marque de sa bienveillance et de sa confiance. — Tacite (88) mentionne en termes très semblables la désignation de L. Vitellius. Il a parlé plus haut (75) de lettres menaçantes envoyées au frère d'Othon, Titianus, par Vitellius au sujet de sa mère et de ses enfants laissés à Rome, et il constate qu'ils n'eurent rien à souffrir d'Othon, mais il ajoute : incertum an metu. Il me parait évident que Tacite raconte le fait à sa place chronologique. Plutarque, ayant négligé ces lettres de Vitellius, est amené ici par la mention de L. Vitellius à dire ce qu'il sait du sort des autres membres de la famille Avec la mère de Vitellius il nomme seulement sa femme, et Tacite seulement ses enfants, différence très légère sans doute, mais indice pourtant de l'indépendance de Plutarque par rapport à Tacite. La nomination de Flavius Sabinus aux fonctions de préfet de Rome a été enregistrée par Tacite beaucoup plus haut (46), parmi les mesures que le nouvel empereur prit dès son avènement et sous la pression des soldats. Tacite a raison encore : il n'est pas vraisemblable qu'Othon ait laissé vacant pendant deux mois un poste comme celui-là ; il est encore moins vraisemblable qu'il ait songé à nommer Sabinus au moment de son départ, puisque à ce moment il confia à son frère Titianus (90) quietem Urbis curasque imperii, c'est-à-dire en somme les attributions de préfet de Rome. Si Tacite était la source de Plutarque, la différence des deux récits serait difficile à expliquer. Comment Plutarque se serait-il souvenu ici de Sabinus, dont Tacite ne parle pas, et aurait-il oublié Titianus, dont Tacite parle ? S'il y a communauté de source, la difficulté n'existe plus. La source commune rappelait que le titre de préfet de la ville appartenait à Sabinus — et Plutarque, qui n'avait pas parlé de la nomination de Sabinus à sa place chronologique, se reporta à l'endroit où la source en avait parlé, et en nota les motifs —, mais elle ajoutait qu'en partant Othon laissa la réalité du pouvoir à son frère Titianus. Tacite a négligé cette mention incidente de Sabinus, et Plutarque non seulement n'a rien dit de Titianus, mais encore, préoccupé par le passage de la source auquel il venait de se reporter, a confondu la mention de Sabinus avec sa nomination, qu'il a placée ici. Les motifs de cette nomination sont les mêmes dans les deux récits ; seulement dans celui de Tacite c'est sur les soldats, véritables auteurs de la nomination, qu'ils agissent, et dans celui de Plutarque c'est sur Othon. Tacite ne dit pas que Sabinus avait été révoqué par Galba : il est vrai que Plutarque, sachant qu'il a exercé sous Néron les fonctions auxquelles Othon le nomme, peut aisément conclure de lui-même que Galba l'a révoqué ; il n'en serait pas moins singulier qu'il eût donné seul cette indication précise, s'il avait eu Tacite pour source.

 

V

Othon, 5, 16-17. Othon lui-même resta en arrière à Brixellum. — Tacite dit à quelle date et dans quelles circonstances Othon quitta Rome (90). Mais nulle part il ne constate expressément que l'empereur s'est arrêté à Brixellum. C'est seulement après le récit du conseil de guerre tenu à Bedriacum, et qui précéda la bataille décisive, que l'historien latin mentionne la retraite d'Othon à Brixellum. Iidem illi deterioris consilii auctores perpulere ut Brixellum concederet (II, 33). Plutarque (Othon, 10) la mentionne aussi. Faut-il admettre avec Clason[78] que Plutarque, travaillant d'après Tacite, a commis une erreur, qu'il a fait un retour en arrière de ce qui n'était qu'une marche en arrière, qu'il a faussement désigné comme quartier général d'Othon dès le commencement des hostilités la ville qui ne joua ce rôle qu'après le conseil de guerre ? D'abord Suétone, qui, nous le verrons plus loin, est indépendant de Tacite aussi bien que de Plutarque, donne raison à celui-ci Nec ulli pugnæ affuit substititque Brixelli (Othon, 9). Remarquons bien que Suétone dit substifit et non concessif ou rediit. C'est tout à fait l'équivalent du mot grec employé par Plutarque : άπελείφθη. Ensuite on ne voit pas pourquoi Plutarque, s'il n'avait pas trouvé cette indication dans sa source, l'aurait donnée. Serait-ce pure négligence ? Non. La négligence d'un historien, celle de Plutarque en particulier, se traduit plus généralement par des omissions que par des additions. Serait-ce intention réfléchie de rectifier la source ? Le besoin d'une telle rectification ne se faisait nullement sentir, puisque dans l'ensemble du récit de Tacite il n'y a pas la moindre contradiction[79]. Donc Plutarque n'a pas eu pour source Tacite. D'ailleurs les deux récits ne se contredisent pas, ils se complètent. Tacite omet le fait, constaté par Plutarque, de l'arrêt à Brixellum ; mais rien dans son récit n'indique la présence d'Othon sur le théâtre même des opérations, au nord du Pô, avant le conseil de guerre. Il y a communauté de source[80].

Othon, 5, 17-20. Il envoya pour commander ses forces Marius Celsus, Suetonius Paulinus, Gallus et Spurinna, hommes illustres. — Tout cela, Plutarque aurait pu le tirer de Tacite, qui mentionne (87) le choix des trois premiers généraux et fait leur éloge, quand il décrit les préparatifs de guerre d'Othon, et qui parle de Spurinna un peu plus loin (II, 11). Il est à remarquer qu'il l'associe avec Gallus : His copiis rector additus Annius Gallus cum Vestricio Spurinna ad occupandas Padi ripas præmissus ; de même Plutarque : ... στρατηγος δ τν δυνμεων ξπεμψε Μριν τε Κλσον κα Σουητνιον Παυλνον τι τε Γλλον κα Σπουρναν.

Othon, 5, 20-24. Mais ils ne purent conduire les choses comme ils l'auraient voulu, à cause de l'indiscipline et de l'insolence des soldats, qui ne croyaient devoir obéissance à personne autre que l'empereur, l'empereur qui tenait d'eux-mêmes son autorité. — Il n'y a pas dans Tacite de passage qui corresponde exactement à celui-ci. Mais il parle (87) du tort que faisait à l'autorité de Casus, de Paulinus et de Gallus la prépondérance du préfet Licinius Proculus, et (II, 23) de l'esprit de sédition et de délation qui régnait dans l'armée d'Othon contre ces mêmes généraux.

Othon, 5, 24-33. Les troupes ennemies avaient les mêmes vices et pour le même motif. Mais, du moins, elles avaient l'expérience de la guerre et l'habitude des fatigues, tandis que la vie de Rome, oisiveté, théâtres, fêtes, avait amolli les autres. Insolents et vaniteux, ils se refusaient aux charges du service et couvraient leur incapacité d'un prétexte de dignité. — Ce parallèle des deux armées ne se trouve pas dans Tacite ; mais Plutarque a pu aisément le tirer de son propre fonds[81]. Tacite raconte (II, 27-30) la conduite séditieuse des soldats de Valens, l'un des deux généraux de Vitellius.

Othon, 5, 33 à la fin. Spurinna, ayant voulu contraindre ces soldats indisciplinés, fut sur le point d'être égorgé par eux. Ils l'accablèrent d'outrages et d'injures, l'accusant de trahir les intérêts de César. Quelques-uns même, en état d'ivresse, se présentèrent de nuit à sa tente et réclamèrent un congé pour aller l'accuser auprès d'Othon. — Tacite raconte cette sédition des soldats de Spurinna à sa place (I, 18) et en explique les motifs avec beaucoup plus de précision. Mais il ne dit rien de la démarche faite la nuit par les soldats ivres et menaçant d'aller dénoncer leur chef à l'empereur. Il parait difficile de mettre tout cela sur le compte de Plutarque. Il y a plutôt communauté de source, et le récit grec, moins satisfaisant dans l'ensemble, complète sur ce point le récit latin[82].

Othon, 6, 1-17. Ce qui améliora la situation et fut utile à Spurinna, ce furent des injures adressées sous les murs de Plaisance à ses soldats assiégés par les Vitelliens assiégeants. Ceux-ci les traitaient d'histrions et de danseurs, de spectateurs des jeux Pythiques et Olympiques, ignorants des choses de la guerre, fiers d'avoir tranché la tête d'un vieillard désarmé, Galba, mais qui n'oseraient lutter face à face avec des hommes. Les Othoniens furent tellement sensibles à ces injures qu'ils supplièrent Spurinna de commander, l'assurant qu'ils ne refuseraient travail ni péril quelconque. Malgré la violence de l'assaut et le grand nombre des machines de siège, ceux de Spurinna repoussèrent l'ennemi, qui subit des pertes graves, et sauvèrent une ville célèbre qui comptait parmi les plus florissantes de l'Italie. Tacite (II, 21-22) fait du siège de Plaisance un récit beaucoup plus complet et plus exact. Le siège dura deux jours. C'est dans l'intervalle des deux attaques, au milieu de leurs préparatifs pour la journée décisive, qu'assiégeants et assiégés s'excitent, les uns dans leur camp, les autres dans la ville, en lançant des injures contre leurs adversaires. Les injures des Vitelliens ne sont donc pas entendues des Othoniens, bien loin qu'elles aient sur eux l'effet considérable dont parle Plutarque. La véritable cause du revirement qui s'est produit chez les Othoniens en faveur de Spurinna, Tacite nous l'a fait connaître aux chapitres 18 et 19 : ayant commis au moment de la révolte un acte de folle témérité qui aurait pu leur conter cher, ils ont compris qu'il est bon d'obéir à un chef expérimenté. A côté de cette version, le récit de Plutarque est dramatique, mais invraisemblable. Il a mal résumé sa source, il a imaginé l'effet des insultes et la démarche des soldats auprès de Spurinna pour protester de leur courage et de leur ardeur. Voilà ce qui est très probable : il n'est pourtant pas impossible que pendant la première attaque, lorsqu'ils marchaient contre les remparts de Plaisance aperti incautique... cibo vinoque prægraves, les Vitelliens aient lancé des injures aux Othoniens, et que ceux-ci, exaspérés, aient demandé à Spurinna d'agir vigoureusement, de faire une sortie. En ce cas, Plutarque compléterait Tacite[83]. Mais, la première supposition étant de beaucoup préférable, je ne veux pas chercher ici un argument en faveur de la communauté de source. Sur la violence de l'assaut et l'importance des pertes subies par les assaillants, les deux récits sont d'accord[84].

Othon, 6, 17 à la fin. Les généraux d'Othon étaient pour les villes et les particuliers beaucoup moins malfaisants et fâcheux que ceux de Vitellius. L'un de ceux-ci, Cécina, avec sa grande taille, son costume gaulois, ressemblait beaucoup plus à un barbare qu'à un Romain. Ce qui augmentait encore l'inconvenance de sa conduite, c'est que sa femme l'accompagnait, brillamment vêtue, à cheval, escortée d'une troupe de cavaliers. L'autre, Fabius Valens, était si cupide que ni les ennemis qu'il pillait, ni les alliés qu'il volait et par lesquels il se faisait faire des présents, ne purent l'assouvir. On trouvait même que c'était justement pour cette raison que sa marche avait été si lente et qu'il était arrivé après la première bataille. D'autres accusent Cécina : voulant avoir pour lui-même tout l'honneur de la victoire, il se hâta d'agir avant l'arrivée de Valens ; sans parler d'autres fautes légères, il faillit ruiner la fortune du parti dans une bataille qu'il livra à contretemps et où il ne se conduisit pas vaillamment. — On ne trouve pas plus dans Tacite ce parallèle des généraux que celui des troupes, dont Plutarque s'est servi comme d'une introduction au siège de Plaisance. Mais Tacite aurait pu en fournir tous les éléments. Il a déjà fait (I, 53) un portrait de Cécina, où il est question de sa grande taille ; il parle (II, 20) de son costume barbare, de sa femme insignis equo ostroque. Mais il se contente de signaler le mécontentement que ces allures barbares causaient aux Italiens et il ne prend pas, comme Plutarque, le blâme à son compte. On peut conclure de là que Plutarque l'a inexactement reproduit : on peut en conclure aussi que Tacite a corrigé l'appréciation d'une source commune. Un léger détail semble dénoter cette communauté de source : Tacite parle bien du cheval de Salonina, mais Plutarque parle seul de son escorte de cavaliers. D'ailleurs les ressemblances verbales sont assez frappantes. Quant à la cupidité de Valens, Tacite en a parlé (I, 66), ainsi que des pillages de Cécina (I, 67). Il mentionne l'accusation de perfidie lancée par les soldats des deux armées vitelliennes contre Valens à cause de ses lenteurs (II, 30)[85]. Il approuve Cécina d'avoir assiégé Plaisance (II, 30), mais il juge que dans l'affaire des Castors (cette première bataille dont parle Plutarque) il se conduisit avec plus d'avidité que de sagesse, parce que Valens approchait et qu'il voulait ne pas lui laisser tout l'honneur de la guerre, réparer avant son arrivée l'échec de Plaisance et quelques autres plus légers (II, 24). Il constate enfin que la défaite des Castors aurait pu avoir pour conséquence la ruine complète, non du parti vitellien, comme le dit Plutarque, mais de l'armée de Cécina (II, 26). Plutarque a, sur ce point, exagéré ; mais, en somme, il ne dit rien d'important qu'on ne retrouve dans Tacite.

Othon, 7, 1-8. Repoussé de Plaisance, Cécina marche sur Crémone, autre ville grande et riche[86]. Le premier, Annius Gallus, qui se dirigeait vers Plaisance pour secourir Spurinna, informé en route que les assiégés avaient eu le dessus, mais que ceux de Crémone étaient en péril, fit passer son armée de ce côté — en franchissant le Pô[87], comme l'indique le verbe μετήγαγεν — et campa près des ennemis ; puis les autres généraux vinrent tous le renforcer. Tacite indique, plus précis sur ce point, que, repoussé de Plaisance, Cécina repasse le Pô ; mais l'expression dont il se sert pour traduire sa marche sur Crémone est, par contre, plus vague que celle de Plutarque : Cremonam petere intendit (II, 22). Au chapitre suivant il parle du même fait sans préciser davantage : pergere Cremonam. Plutarque est dans l'erreur : il ne s'agit pas d'une marche offensive sur Crémone, mais d'une retraite. Crémone est déjà au pouvoir des Vitelliens : c'est ce qui ressort d'une lecture attentive de Tacite[88]. Il ne faut donc pas voir dans la plus grande précision de Plutarque un indice de la communauté de source. Mais il ne faut pas non plus conclure de l'obscurité de Tacite en cet endroit à la dépendance de Plutarque. Ce pourrait être le raisonnement de nos adversaires[89] : il n'est pas vraisemblable, diraient-ils, qu'au même endroit un autre auteur, une source commune, ait présenté la même obscurité ; donc l'erreur de Plutarque nous révèle qu'il a suivi Tacite. Il est fort possible au contraire, répondrons-nous, que la source commune, ayant indiqué en temps opportun, plus clairement que Tacite, la prise de possession de Crémone par les Vitelliens, se soit contentée ici d'expressions vagues, son lecteur ne pouvant pas être dans le doute. En ce qui concerne Gallus, les deux récits sont d'accord et même très ressemblants. Seulement, d'après Plutarque, Gallus vient au secours de Plaisance par la rive droite, puisque, en apprenant la nouvelle direction de Cécina, la marche sur Crémone, il fait passer le fleuve à ses troupes (μετήγαγεν). D'après Tacite, Gallus finit par camper à Bedriacum, sur la rive gauche, mais il n'est pas question d'un passage du fleuve ; d'où il faut conclure, semble-t-il, que Gallus venait au secours de Plaisance par la rive gauche. Si l'on donne raison à Plutarque, on reconnaît du même coup qu'il n'a pas eu Tacite pour source. Si l'on donne raison à Tacite, l'erreur de Plutarque s'explique aussi bien dans l'hypothèse d'une source commune que dans l'hypothèse contraire : la source commune, ayant indiqué auparavant la position exacte des troupes othoniennes, le passage de Gallus sur la rive gauche, n'avait pas à dire formellement ici que Gallus vint au secours de Plaisance par la rive gauche, n'avait pas à employer d'expressions plus précises que celles de Tacite[90]. Enfin Plutarque dit seul que les autres généraux vinrent rejoindre Gallus. Tacite ne mentionne pas expressément cette jonction ; le début du chapitre II, 24, nous la montre déjà opérée. Plutarque aurait pu ajouter de lui-même ce qu'il a de plus que Tacite. En somme, de tout ce passage difficile, nous ne pouvons rien tirer de certain en faveur de notre opinion, mais il ne contient rien non plus qui la contredise.

Othon, 7, 8-13. Cécina mit en embuscade dans des endroits boisés une troupe nombreuse d'infanterie, et ordonna à la cavalerie de pousser en avant. Si les ennemis engageaient le combat, elle devait reculer peu à peu et les attirer dans l'embuscade. Les transfuges dénoncèrent ce plan à Celsus. — Il s'agit de l'affaire des Castors : le lieu est indiqué par Tacite (II, 24), qui donne, disons-le en passant, de toute cette guerre entre Othon et Vitellius un récit, non pas absolument clair et complet, tant s'en faut[91], mais infiniment supérieur à celui de Plutarque. L'embuscade de Cécina est décrite par Tacite comme par Plutarque. Il dit, lui aussi, que le secret en fut livré aux généraux d'Othon (Plutarque ne nomme que Celsus) ; il n'ajoute point : par des déserteurs. Mais ce détail n'a pas d'importance[92].

Othon, 7, 13-16. Celsus avec l'élite de sa cavalerie s'élança à la rencontre des cavaliers de Cécina, mais les poursuivit avec prudence. Il enveloppa l'embuscade et y jeta le désordre. Alors il appela à son aide l'infanterie, restée dans le camp. — La manœuvre que Plutarque prête à Celsus est invraisemblable. Tacite raconte la bataille (II, 25-26) avec plus de détails et de clarté. Celsus modère l'élan de ses cavaliers. Les Vitelliens sortent à la légère de leur embuscade. Celsus se retire lentement. Ils le poursuivent trop loin. Alors, mais alors seulement, ils sont cernés par l'infanterie, que Paulinus avait rangée en bataille, et la cavalerie, qui tombe par un mouvement tournant sur leurs derrières. Plutarque a tort aussi quand il dit que l'infanterie othonienne était restée au camp : des généraux sensés devaient agir comme agissent, d'après Tacite, Celsus et Paulinus. Si les deux récits diffèrent, il ne faut donc s'en prendre qu'à la négligence de Plutarque[93].

Othon, 7, 16-25. Il semble que, si l'infanterie othonienne avait appuyé à temps sa cavalerie, l'armée de Cécina aurait été entièrement détruite. Mais Paulinus, s'étant porté en avant avec trop de lenteur, encourut le reproche d'avoir été, par prudence, dans cette affaire, au-dessous de sa réputation. Même la plupart d'entre les soldats l'accusaient de trahison et excitaient Othon contre lui, se vantant d'avoir, eux, remporté la victoire, une victoire qui n'avait pas été complète par la faute de leurs chefs. — Tacite signale (II, 25) les précautions que prit Paulinus avant d'engager la bataille et qui donnèrent aux Vitelliens le temps de se réfugier dans des vignes et un petit bois ; il distingue de ces lenteurs préliminaires l'ordre que Paulinus, toujours par prudence, donna (II, 26), au moment où les Vitelliens étaient en pleine déroute, de sonner la retraite. D'après une opinion très répandue alors, l'armée de Cécina dut son salut à cette circonstance. On voit que Tacite est beaucoup plus précis. D'ailleurs son percrebuerit équivaut au δοκοΰσι de Plutarque. C'est l'opinion d'autrui que tous deux rapportent. Seulement, tandis que Plutarque se borne à mentionner l'accusation, Tacite (25-26) plaide pour Paulinus. Enfin, comme Plutarque, Tacite constate la mauvaise impression que la conduite du général fit sur le plus grand nombre. Mais il n'ajoute pas que les soldats l'accusèrent de trahison auprès de l'empereur, et nous allons voir tout de suite pourquoi.

Othon, 7, 25-31. Othon n'avait pas au fond une très grande confiance en ses généraux[94]. Il envoya donc à l'armée son frère Titianus et le préfet du prétoire Proculus[95]. Celui-ci eut toute la réalité du commandement et Titianus en eut l'apparence. Quant à Celsus et à Paulinus, ils restèrent avec le titre de conseillers et d'amis, sans aucune autorité effective. — D'après Tacite, la décision impériale qui investit du commandement en chef Titianus fut prise avant la bataille des Castors. Voici dans quelles circonstances (II, 23). Les gladiateurs othoniens de Marcius Macer, ayant passé le Pô, battirent non loin de Crémone les auxiliaires vitelliens. Mais, par prudence, le chef arrêta la poursuite. Cela donna du soupçon aux Othoniens, qui interprétaient à mal tous les actes de leurs généraux. Gallus, Celsus et Paulinus furent en butte à toutes sortes de reproches et dénoncés à Othon, qui fit venir de Rome son frère Titianus et le nomma généralissime. Quant au préfet Proculus, dont l'influence prépondérante sur Othon a déjà été signalée par Tacite (I, 87), l'historien ne parle de sa présence à l'armée qu'au moment du grand conseil de guerre (II, 33), et un peu plus loin (II, 39) il définit, tout à fait comme Plutarque, la situation respective des chefs : ... honor imperii penes Titianum fratrem, vis ac potestas penes Proculum præfectum ; Celsus et Paulinus, cum prudentia eorum nemo uteretur, inani nomine ducum alienæ culpæ prætendebantur. — ... Πρκλον τν παρχον, ς εχεν ργ τν πσαν ρχν, πρσχημα δ ν Τιτιανς. Ο δ περ τν Κλσον κα Παυλνον λλως φελκοντο συμβολων νομα κα φλων, ξουσαν κα δναμιν ν τος πργμασι μηδεμαν χοντες. — Entre les deux versions, il y a une différence essentielle : le motif du changement décidé par Othon est au fond le même : les calomnies des soldats contre des généraux auxquels, lui non plus, il ne se fie pas entièrement (cf. Tacite, II, 2 3, bonos metuens trepidabat) ; mais il y a désaccord sur l'époque off fut prise la décision. La version de Plutarque est sans contredit la plus vraisemblable. Dans ces fautes ou prétendues fautes par lesquelles Paulinus a amoindri la victoire des Castors, Othon trouve un prétexte très plausible pour faire droit aux plaintes déjà anciennes des soldats (cf. Plutarque, Othon, 5) et pour contenter ses propres défiances, en donnant le commandement à son frère. D'après le récit de Tacite, parce que Marcius Macer a retenu l'élan de ses gladiateurs victorieux, les soldats soupçonnent tous leurs généraux de trahison et Othon leur substitue Titianus. Cela ne se tient pas[96]. Nous avons donc ici une preuve certaine que Tacite n'est pas la source de Plutarque.

Othon, 7, 31 à la fin. Il y avait du désordre aussi dans les troupes ennemies, surtout dans celles de Valens. A la nouvelle du combat de l'embuscade, ses soldats s'irritèrent de n'avoir pas été là pour secourir leurs camarades, dont un si grand nombre étaient restés sur le champ de bataille. Valens eut grand' peine à les calmer. Puis il opéra sa jonction avec Cécina. — Tout ceci pourrait être un résumé de Tacite. Il raconte que, pendant la bataille même, il y eut une sédition dans le camp de Cécina (II, 26) et qu'à la nouvelle de la défaite les troupes de Valens, alors à Ticinum, recommencèrent presque une sédition à peine calmée (II, 30). La jonction s'opère aussitôt après. Plutarque exagère quand il dit que les soldats furent sur le point de maltraiter Valens, ou plutôt il confond cette révolte avec la précédente (cf. Tacite, II, 29).

Othon, 8, 1-7. Othon, étant venu à Bedriacum[97], au camp, tient conseil pour savoir s'il doit livrer bataille. Proculus et Titianus sont d'avis qu'en raison de l'ardeur des soldats et de leur récente victoire, il faut engager une action décisive, ne pas attendre que ces bonnes dispositions s'affaiblissent et que Vitellius lui-même arrive de Gaule. — Tacite, qui n'a pas dit qu'Othon s'était arrêté à Brixellum, ne signale pas son arrivée à Bedriacum pour le conseil de guerre. Il fait parler d'abord Paulinus, représentant du parti qui voudrait tratner les choses en longueur (II, 32), puis Proculus et Titianus, qui sont pour une action immédiate. N'est-ce pas l'autre ordre relatif qui est le bon ? N'est-il pas naturel que, la délibération étant ouverte, le généralissime prenne la parole le premier ? De plus il y a des arguments sérieux dans le résumé que Plutarque donne du discours de Titianus ; d'après Tacite (II, 33), qui, d'ailleurs, le dit formellement, ils ne firent, Proculus et lui, que flatter Othon : fortunam et deos et numen Othonis adesse consiliis, adfore conatibus testabantur. Pour ces deux motifs, il est au moins très vraisemblable qu'ici Plutarque est indépendant de Tacite[98].

Othon, 8, 7-18. Paulinus dit que toutes les forces des ennemis sont présentes, tandis que les renforts qu'Othon, s'il veut attendre, recevra de Mésie et de Pannonie, ne seront pas inférieurs à ses forces actuelles. L'ardeur des soldats ne sera pas moindre, quand leur nombre aura augmenté. Enfin Othon peut tramer la guerre en longueur, ayant tout en abondance, tandis que les adversaires, établis en pays ennemi, manqueront avec le temps des choses les plus nécessaires. Il y a, en somme, trois parties, trois arguments dans ce discours. Les deux premiers sont la réfutation des raisons données par Proculus et Titianus, le troisième est la confirmation proprement dite. — Le discours que Tacite fait prononcer à Suetonius Paulinus (II, 31) contient les mêmes arguments, mais il n'est pas composé de la même manière. Dans une première partie, l'orateur montre que les délais seront funestes aux ennemis : ils ont toutes leurs forces dès maintenant — Tacite le prouve[99], tandis que Plutarque se borne à l'affirmer — ; ils souffriront bientôt de la disette et du climat. La deuxième partie expose les avantages des délais pour Othon : il a tout en abondance, le Pô forme une excellente ligne de défense, les renforts de Mésie vont arriver, ses troupes sont faites au climat d'Italie. Le fond des deux discours est en gros le même ; cependant Plutarque évalue seul l'importance des renforts sur lesquels Othon peut compter et insiste seul sur cette considération que, devenus plus nombreux, ses soldats ne pourront pas être moins ardents.

Othon, 8, 18 à la fin. Marius Celsus est du même avis que Paulinus. Annius Gallus, souffrant des suites d'une chute de cheval, était absent. Mais, Othon l'ayant consulté par lettre, il conseilla de ne pas se hâter, d'attendre les forces de Mésie, qui étaient déjà en route. Ceux qui poussaient Othon à livrer la bataille eurent le dessus. — Tacite fait connaître, au début du chapitre 33, l'opinion de Celsus et de Gallus. Tout est d'accord dans son récit avec celui de Plutarque, excepté pourtant un détail essentiel. Tacite mentionne simplement l'approbation de Gallus sans la motiver. Plutarque dit qu'il conseille d'attendre les forces de Mésie, qui approchent. Or ce conseil est donné, dans Tacite, à la fin du discours de Paulinus. Nous avons ici une preuve certaine de la communauté de source : Tacite, altérant la source, a condensé dans le discours de Paulinus tout ce qui pouvait être dit en faveur des délais. Si Plutarque s'était servi de Tacite, on ne voit pas pourquoi il aurait attribué cette dernière idée à Gallus. Il a reproduit plus fidèlement la source commune. — Le résultat de la délibération est indiqué dans Tacite par les mots : Postquam pugnari placitum...

Othon, 9, 1-13. On donne plusieurs autres raisons de la conduite d'Othon. D'abord il était manifeste que les prétoriens, qui goûtaient alors du vrai métier de soldat et qui regrettaient la vie douce et les plaisirs de Rome, ne pouvaient plus être contenus dans leur hâte de combattre ; il leur semblait que l'ennemi ne résisterait pas à leur premier choc et que la guerre serait finie d'un coup. On croit aussi qu'Othon, dans sa mollesse, ne pouvait supporter l'incertitude et la préoccupation de l'avenir. Comme un homme qui, les yeux fermés, saute d'une roche escarpée, il livrait sa fortune au hasard. Voilà ce que racontait son secrétaire, le rhéteur Secundus. — Il n'y a pas trace de la première raison dans Tacite[100]. Quant à l'impatience d'Othon, il la signale, mais sans y insister et sana produire le témoignage du secrétaire de l'empereur : Otho pronus ad decertandum (II, 33) ; æger mora et spei inpatiens (II, 40). Il est certain qu'ici Plutarque n'a pas eu Tacite pour source. Doit-il ces renseignements à une source secondaire, Secundus lui-même[101] ou un historien qui avait consulté Secundus ? ou bien a-t-il reproduit plus fidèlement une source commune ? C'est un point que nous éclaircirons plus tard. Dès à présent la seconde-supposition nous parait probable : la description donnée par Plutarque de l'impatience d'Othon développe et commente à merveille les mots de Tacite : æger mora et spei inpatiens. Admettre que le premier a transcrit les renseignements résumés par l'autre avec une grande concision, c'est l'explication la plus naturelle de ce rapport.

Othon, 9, 13 à la fin. D'autres disaient que les deux armées eurent de fréquentes velléités de se réunir et de s'entendre pour élire empereur le plus digne de tous les généraux présents, ou, si cela ne se pouvait, pour remettre au sénat le soin de cette élection. Ni l'un ni l'autre de ceux qui portaient alors le titre d'empereur ne jouissant d'une bonne réputation, il n'est pas invraisemblable que les meilleurs et les plus sages d'entre les soldats aient fait ce raisonnement : qu'il serait odieux et cruel de supporter, dans l'intérêt d'un ivrogne comme Vitellius ou d'un voluptueux comme Othon, les maux qu'autrefois, quand il s'agissait de Marius et de Sylla, puis de César et de Pompée, les citoyens avaient faits et subis avec douleur. On soupçonna que Celsus et son entourage conseillaient de fruitier la guerre en longueur parce que, connaissant cet état des esprits, ils espéraient que la crise pourrait se dénouer pacifiquement. C'est aussi pour cette raison que l'entourage d'Othon désirait une bataille immédiate. — Tacite (II, 37) rapporte aussi cette version et ajoute seul que, d'après ceux à qui il l'emprunte, Paulinus se considérait comme le candidat le plus sérieux. Il ne dit pas formellement, comme Plutarque, que les soldats voulaient choisir l'empereur parmi les généraux présents. Mais cette différence est insignifiante ; de la lecture du texte de Tacite, le biographe aurait pu tirer cette conclusion. Ce qui est plus frappant, c'est que, Tacite mettant en relief le nom et la personne de Paulinus, Plutarque se sert pour désigner les généraux d'Othon d'une périphrase où il fait entrer non pas le nom de Paulinus, mais celui de Celsus : τούς τε περί τόν Κέλσον — qui correspond à duces othonianos de Tacite —. Mais voici qui est plus grave encore. Tacite prend résolument parti contre cette version que Plutarque trouve vraisemblable (II, 37, 38). La divergence d'opinion s'explique beaucoup mieux en supposant que Plutarque a eu pour source la source de Tacite, cet auteur[102] que Tacite contredit, qu'en supposant qu'il s'est servi de Tacite et que, par conséquent, il a pris sur lui de le contredire[103].

Othon, 10, 1-6. Othon lui-même se retira encore à Brixellum, et ce fut une nouvelle faute, non seulement parce que la présence de l'empereur eût été un stimulant pour les soldats, mais aussi parce qu'il emmena avec lui, comme garde, les troupes les plus solides et les plus dévouées d'infanterie et de cavalerie. — Tacite raconte et apprécie de même ce départ d'Othon ; mais pour lai, qui n'a pas dit qu'Othon était arrivé de Brixellum en vue du conseil de guerre, c'est un simple départ —... ut Brixellum concederet, II, 33 — et non un retour.

Othon, 10, 6 à la fin. Vers la même date, il y eut un combat sur le Pô. Cécina construisait un pont ; ceux d'Othon l'en empêchaient. Ils tentèrent de détruire les travaux par l'incendie[104], mais sans y réussir. Les Germains de Cécina, en étant venus aux mains dans une fie du fleuve avec les gladiateurs d'Othon, eurent le dessus et en tuèrent un grand nombre. — Si l'on veut avoir une idée claire de ces opérations, c'est le récit de Tacite qu'il faut lire. Il s'agit ici des gladiateurs de Marcius Macer, qui, après la levée du siège de Plaisance, battirent les Vitelliens non loin de Crémone (II, 23). Tacite décrit (II, 34) le pont que Valens et Cécina construisaient en face de ces gladiateurs. Contre la tour élevée sur le dernier bateau du pont, les Othoniens en ont élevé une autre sur la rive, d'où ils lancent des pierres et des torches. Mais il n'est pas du tout question de la tentative d'incendie au moyen de brûlots, telle qu'elle est décrite par Plutarque : or cette description, quoique obscure, est précise, elle ne ressemble nullement à un lieu commun[105] ; Plutarque ne l'a pas imaginée. C'est donc là un épisode des opérations, négligé par Tacite, et que l'auteur grec a trouvé dans une autre source. Est-ce dans une source secondaire ? Il n'y a aucune trace de soudure et d'intercalation, de sorte que l'on songe plutôt à une source principale commune. Le combat des gladiateurs et des Germains est raconté avec beaucoup de détails par Tacite au chapitre suivant (II, 35).

Othon, 11, 1-18. Les soldats d'Othon, campés à Bedriacum, demandent impérieusement qu'on les mène au combat. Proculus les fait donc avancer jusqu'à cinquante stades, de Bedriacum et choisit si sottement l'emplacement de son camp, qu'au printemps, dans un pays où abondent les sources et les rivières, les troupes manquaient d'eau. Le lendemain, il veut faire, pour joindre les ennemis, une marche de cent stades. Paulinus et son entourage s'y opposent, disant qu'il faut attendre, au lieu de se fatiguer et de livrer combat à la suite de l'étape à des ennemis qui se seront tranquillement armés et rangés en bataille, tandis qu'eux-mêmes feront une si longue route et que leur colonne sera embarrassée par les bagages. Au milieu de ce débat, survint un cavalier numide porteur d'une lettre par laquelle Othon commandait de marcher tout de suite à l'ennemi. L'armée se mit donc en mouvement. — Tacite (II, 39), après avoir décrit l'état des esprits à l'armée d'Othon, signalé en particulier l'ardeur et l'insubordination des soldats (ce qui répond assez bien au début de Plutarque), dit qu'on décida — il ne nomme pas Proculus, mais il constate quelques lignes plus haut qu'il était le commandant en chef effectif — de camper à quatre milles en avant de Bedriacum. Cinquante stades font un peu plus de six milles ; les deux auteurs sont donc en désaccord sur la distance du camp à Bedriacum. En revanche, la description que Tacite donne de l'emplacement rappelle presque mot pour mot celle de Plutarque : ... adeo inperite, ut, quamquam verno tempore anni et tot circum amnibus, penuria aquæ fatigarentur. — ... οτως περως κα καταγελστως στε, τς μν ρας αρινς οσης, τν δ κκλ πεδων πολλ νματα κα ποταμος εννους χντων, δατος σπνει πιζεσθαι. Là — Tacite ne dit pas que ce fut le lendemain, mais il va de soi que ce n'était pas le jour même, puisque le camp fut établi et qu'on eut le temps d'en apprécier les inconvénients —, on se demanda si on livrerait bataille. Othon ordonnait par lettre d'en finir promptement ; les soldais réclamaient la présence de l'empereur ; beaucoup étaient d'avis qu'il fallait appeler les troupes de la rive droite (celles qu'Othon avait emmenées avec lui). Enfin on se met en marche ; on se dirige (II, 40), vers le confluent du Pô et de l'Adda, qui est distant de seize milles. Celsus et Paulinus représentent qu'il ne faut pas exposer les soldats épuisés par la route et pesamment chargés à l'attaque des ennemis, qui n'auront que quatre milles à faire pour les assaillir dans le désordre de la marche ou la dispersion des travaux de campement. Mais Titianus et Proculus répondent aux raisons par des ordres et un cavalier numide apporte un message d'Othon qui commande d'engager la partie décisive et blâme la lenteur de ses généraux. De cette analyse il ressort qu'il y eut deux délibérations relatives à la bataille, l'une dans le camp, l'autre en route, qu'il y eut aussi deux messages d'Othon. Sur ces deux points Tacite est plus exact que Plutarque, qui a mal résumé sa source. Plutarque a tort également, quand il dit que Paulinus voulait attendre dans le camp : les inconvénients de ce camp étaient trop sensibles pour qu'un homme du métier proposût d'y rester. D'ailleurs les arguments des généraux Celsus et Paulinus contre la bataille immédiate sont reproduits en termes très semblables. Mais une fois encore Plutarque et Tacite sont en désaccord sur une question de distances. Tacite dit que les Othoniens avaient à faire une marche de seize milles, Plutarque parle de cent stades, environ douze milles. Cette divergence et celle que nous avons signalée tout à l'heure relativement à une autre mesure de distances ont donné lieu à de nombreuses et savantes discussions[106], dans le détail desquelles nous devons d'autant moins songer à entrer qu'elles n'ont pas fait la lumière sur ce point très difficile. Notons seulement que, si Plutarque avait eu Tacite pour source, ou bien il se serait trompé à deux reprises dans le même passage en traduisant des mesures de distance[107], ce qui est bien improbable, ou bien il aurait corrigé Tacite au moyen d'une source secondaire à laquelle il n'aurait emprunté que ces deux nombres : car pour le reste du récit la concordance est frappante ; or de la part de Plutarque un contrôle aussi minutieux est inadmissible. Donc il faut en revenir à l'hypothèse de la source commune. Il est certain que la seconde donnée numérique de Tacite est fausse[108] ; ce serait par conséquent Plutarque qui nous aurait laissé la reproduction la plus exacte, sur ce point particulier, de l'auteur original[109].

Othon, 11, 18 à la fin. Cécina, surpris et troublé par la nouvelle de l'offensive des ennemis, abandonne en toute hâte les travaux (du pont) et les bords du fleuve pour rentrer au camp. La plupart des soldats étaient déjà en armes et recevaient de Valens le mot d'ordre. Pendant que les légions tiraient au sort leur rang de bataille, ils envoient en avant l'élite de la cavalerie. — Tacite (II, 41) ne dit pas que Cécina fut surpris et troublé, mais cela va de soi : il raconte que le général vitellien était en pourparlers avec deux tribuns othoniens ; il ne s'attendait donc pas du tout à une attaque. Tacite ne dit pas non plus que l'élite seulement de la cavalerie fut envoyée en avant, mais c'est un détail insignifiant qu'à la rigueur Plutarque aurait pu ajouter. Du reste, les deux récits sont tellement semblables qu'il convient d'en transcrire ici la plus grande partie : Ό δ Κεκνας... κατ σπουδν.... κεν ες τ στρατπεδον. Ώπλισμνων δ δη τν πολλν, κα τ σνθημα παραλαμβανντων παρ το Οὐάλεντος, ν σ τν τξιν διελγχανε τ τγματα, τος ρστους τν ππων προεξπεμψαν. Cæcina revectus in castra datum jussu Fabii Valentis pugnæ signum[110] et militem in armis invenit. Dum legiones de ordine agminis sortiuntur, equites prorupere. Tacite dit seul quel fut le résultat de cette escarmouche de cavalerie.

Othon, 12, 1-10. Le bruit se répand, on ne sait pour quelle raison, dans la première ligne des Othoniens, que les généraux de Vitellius passeront à eux. Aussi, quand ils sont à portée, saluent-ils amicalement les Vitelliens et les appellent-ils camarades. Ceux-ci répondent à cette salutation par une clameur hostile. Alors ceux des Othoniens qui ont salué se découragent et les autres les soupçonnent de trahison. Ce fut la première cause qui les troubla, quand ils étaient déjà en face des ennemis. — Tacite (II, 42) raconte le même incident de la même manière, seulement avec plus de concision et en se demandant quelle fut l'origine de ce bruit. Plutarque lui est supérieur en un point ; il dit en quel endroit précis de l'armée le bruit se répandit : dans la première ligne. Ce détail est très vraisemblable et donne plus de clarté à tout le récit. Tacite emploie des expressions vagues : Othoniani ultro salutavere..... plerisque suorum ignaris quæ causa saintandi, metum proditionis fecere. Ici encore Tacite n'est pas la source de Plutarque.

Othon, 12, 10-15. D'ailleurs, du côté des Othoniens rien ne se passa régulièrement. Les bagages, confondus avec les combattants, jetaient un grand désarroi. Le terrain était très mouvementé, coupé de fossés et de creux. Pour les éviter, ils étaient forcés d'en venir aux mains avec les ennemis par petites troupes. — Tacite donne (II, 41) un tableau plus complet des conditions défavorables dans lesquelles les Othoniens engagèrent le combat : il parle entre autres choses du désordre causé par les bagages et des fossés profonds qui bordaient la route. Un peu plus loin (42) il décrit l'aspect général du combat et il revient encore sur les conditions du terrain qui forcèrent, non pas les Othoniens seuls, mais les deux armées à combattre par petites troupes : Catervis et cuneis concurrebant. Plutarque dit en termes semblables : ... ήναγκάζοντο φύρδην καί κατά μέρη πολλά συμπλέκεσθαι τοΐς έναντίοις. Le récit de Tacite est beaucoup plus complet et Plutarque aurait pu en déduire tout le sien, à part le détail des fossés et creux qui accidentent le terrain. Tacite ne parle que des deux fossés qui bordent la route. Plus haut (II, 25), à propos de la bataille des Castors, qui se livra à quelques milles de là, il a constaté que le terrain était coupé de fossés. Nos adversaires diront donc ou que Plutarque a confondu dans sa mémoire les deux emplacements ou qu'il a pris les fossés de la route pour des fossés quelconques, de petits canaux d'irrigation, par exemple. N'est-il pas plus probable que les deux terrains, si voisins, se ressemblaient et que la source commune avait, en conséquence, par deux fois mentionné les fossés et les creux ?

Othon, 12, 15-28. Seules deux légions, la vitellienne Rapax et l'othonienne Adjutrix, engagèrent sur un terrain uni un combat en règle, en ordre serré, qui dura longtemps. Les Othoniens étaient robustes et braves, mais c'était leur première campagne et leur première bataille. Les Vitelliens étaient aguerris, mais déjà sur le déclin de l'âge. Les Othoniens s'élancèrent sur eux, détruisirent tout le premier rang et enlevèrent l'aigle. Les Vitelliens, excités par la honte et la colère, tombèrent à leur tour sur l'ennemi, tuèrent le légat de la légion, Orfidius, et s'emparèrent de nombreuses enseignes. Tacite décrit (II, 43) ce combat en termes très semblables : Non ante in aciem deducta répond exactement à πολέμον δέ καί μάχης τότε πρώτον πεΐραν λαμβάνοντες ; Primani stratis una et vicesimanorum principiis aquilam abstulere à οί Όθωνος έώσαντο καί τόν άετόν άφείλοντο, πάντας όμοΰ τι τούς προμάχους άποκτείναντες ; Quo dolore accensa legio et inpulit rursus primanos, interfecto Orfidio Benigno legato, et plurima signa vexillaque ex hostibus rapuit à οί δέ ύπό αίσχύνης καί όργής έμπεσόντες αύτοΐς τόν τε πρεσβευτήν τοΰ τάγματος Όρφίδιον έκτειναν καί πολλά τών σημείων ήρπασαν. Mais Plutarque dit seul que ce combat fut long. Est-ce une simple déduction ? Il dit seul que les Vitelliens étaient déjà vieux, ce qui revient à dire que c'étaient des vétérans. Tacite ne parle que de l'ancienneté de la légion elle-même, vetere gloria insignis. On peut soutenir que les deux choses sont distinctes et se sont confondues dans l'esprit de Plutarque, comme aussi que la source commune, usant ici d'une tournure moins oratoire que celle de Tacite, disait simplement : La légion Rapax était formée de vétérans.

Othon, 12, 28-36. Contre les gladiateurs, qui étaient regardés comme ne manquant ni d'expérience ni de hardiesse, Varus Alfenus conduisit les Bataves[111]. Peu d'entre les gladiateurs leur résistèrent ; la plupart, fuyant vers le fleuve, tombent sur les cohortes ennemies placées là. Ils sont repoussés et complètement taillés en pièces. — Plutarque fait de ce petit combat un épisode de la grande bataille. Il ne dit pas que les gladiateurs dont il parle ici sont ceux qui ont essayé naguère d'incendier le pont de Cécina ; il ne voit pas que les Bataves sont les Germains qui les ont déjà vaincus alors. Il n'a pas compris sa source. C'est Tacite qu'il faut lire (II, 43) pour avoir une idée vraie et nette du fait. Pendant la grande bataille, les gladiateurs de la rive droite essayent de passer sur la rive gauche, où elle se livre. Les Bataves de Varus Alfenus les taillent en pièces sur le fleuve même et alors, n'ayant plus à défendre le passage du Pô, vont prendre part à la grande bataille[112].

Othon, 12, 36 à la fin. Les plus lâches de tous dans cette bataille furent les prétoriens. Ils n'attendirent même pas le choc des ennemis ; bien plus, en fuyant à travers ceux des Othoniens qui n'étaient pas encore entamés, ils mirent dans leurs rangs la peur et le désordre. Cependant beaucoup d'entre les Othoniens rompirent victorieusement ceux qui leur faisaient face et, à travers les rangs des ennemis déjà vainqueurs, se frayèrent un chemin pour rentrer au camp. — Dans le récit de Tacite, il n'est nullement question de la lâcheté des prétoriens. Même, après la déroute (II, 44), tandis que les autres troupes sont découragées, ils affirment qu'ils ont été vaincus, non par le courage, mais par la trahison. Tiendraient-ils ce langage, s'ils avaient donné le signal de la débandade ? Tacite constate (42) que les Othoniens, malgré leur situation défavorable, se battirent bravement : il ne fait d'exception pour personne. Oit étaient les prétoriens ? Au centre évidemment, puisque (43) il n'indique leur présence ni à l'aile droite ni à l'aile gauche, et qu'ils occupaient déjà le centre à la bataille des Castors (24). Or Tacite dit (42) qu'au centre, sur la chaussée[113], la mêlée fut ardente[114]. De plus, lui qui n'aime pas les prétoriens n'eût pas manqué de flétrir leur lâcheté, s'il en avait eu le droit. Enfin Plutarque lui-même rend hommage à la bravoure dont les prétoriens firent preuve au siège de Plaisance[115]. De tout cela il résulte que Plutarque est certainement dans l'erreur[116]. Et la cause de son erreur est dans une phrase de la source, analogue à celle-ci de Tacite (44) : Et media acie perrupta fugere passim Othoniani. Tacite et la source voulaient dire que la défaite du centre fut le signal de la débandade générale pour les Othoniens. Plutarque a compris que le centre des Othoniens prit la fuite en désordre. Ce n'est pas sur la phrase même de Tacite qu'il a fait son contresens, mais sur une phrase analogue de la source, où il était dit que le centre était formé par les prétoriens[117]. Comment Plutarque aurait-il su autrement, lui, lecteur si superficiel, ce fait précis qui n'est pas expressément constaté par Tacite ? Ensuite il a exagéré la prétendue lâcheté des prétoriens, qui ne lui étaient guère sympathiques, au moyen surtout de cette formule banale : Ils n'attendirent même pas le choc des ennemis[118]. Au milieu de cette erreur, nous découvrons donc un indice certain de la communauté de source. Ce qui vient corroborer notre conclusion, c'est que Tacite dit bien que les Othoniens se battirent vaillamment, mais Plutarque dit seul que sur certains points ils enfoncèrent les ennemis qui leur faisaient face et, pour rentrer ensuite dans leur camp, durent se frayer un passage au travers des Vitelliens déjà maîtres du champ de bataille[119]. Le mouvement n'a rien d'invraisemblable ; d'autre part, le récit de Tacite ne rend évidemment pas compte de tous les incidents d'une bataille si variée et si multiple. Il en donne plutôt une idée générale avec quelques détails importants, comme le duel des deux légions. La source commune contenait plus de particularités : Plutarque y a pris celle des victoires partielles des Othoniens négligée par Tacite.

Othon, 13, 1-7. Parmi les généraux, ni Proculus ni Paulinus n'osèrent rentrer avec les soldats ; ils tirent un détour, redoutant la colère de ces vaincus qui déjà s'en prenaient à leurs chefs. Annius Gallus recueillait les fuyards dans la ville et les consolait en leur disant que la bataille était indécise, que sur bien des points ils avaient eu le dessus. — Tacite (II, 44) raconte de même la précaution prise par Proculus et Paulinus. Les mauvais traitements subis par Védius Aquila prouvent qu'elle n'était pas superflue et que les soldats étaient bien animés, à l'égard des chefs, du sentiment dont parle Plutarque. Jusqu'ici les deux auteurs sont d'accord. Tacite signale seul l'arrivée de Titianus et de Celsus. Plutarque, sans avoir dit que Celsus rentre au camp, lui fera prendre tout à l'heure, dans le camp, une importante initiative. Tacite fait jouer à Gallus le même rôle que Plutarque, mais il lui prête un discours tout autre : Gallus dit qu'à la défaite il ne faut pas ajouter le crime, l'assassinat, et que, quelles que soient d'ailleurs leurs intentions pour l'avenir, le seul remède à leurs maux est dans la concorde. Quant au discours du Gallus de Plutarque, ce sont dans Tacite les prétoriens qui le tiennent : ... ne Vitellianis quidem incruentam fuisse victoriam... Plutarque s'est mépris[120], sans doute parce qu'en lisant le passage correspondant de la source il avait encore l'esprit préoccupé de l'idée qu'il s'était faite, par erreur, sur la conduite des prétoriens dans la bataille : s'ils ont fui si lâchement, il ne leur convient pas, en effet, de parler si fièrement. Mais ce n'est pas à Gallus, qui n'était point à la bataille, d'affirmer qu'elle est restée indécise ; ce n'est pas à lui, qui va tout à l'heure, comme les autres généraux, opiner pour la capitulation, et dont l'opinion doit être déjà faite, de laisser entrevoir la possibilité d'une revanche en niant que la bataille livrée soit une véritable défaite. Plutarque a mal résumé la source commune. Un léger détail prouve qu'il n'a pas résumé Tacite lui-même : il dit que Gallus recevait les fuyards dans la ville (de Bedriacum). Tacite dit bien que la fuite avait lieu dans la direction de Bedriacum. Mais il ne parle ensuite que du camp et non de la ville. Il est plus exact, mais il n'est pas en contradiction avec Plutarque[121] : le camp était situé, sans aucun doute, près de la ville, comme celui des Vitelliens sous les murs de Crémone[122] dans la guerre entre Vitellius et Vespasien. Seulement Plutarque, s'il avait lu Tacite, aurait dit le camp et non la ville. La source commune devait constater ici la contiguïté du camp et de la ville.

Othon, 13, 7-22. Marius Celsus réunit les officiers et les invite à délibérer sur l'intérêt commun. Après un tel désastre, un tel carnage de citoyens, Othon lui-même, s'il est homme de bien, ne voudra pas tenter encore la fortune : Caton et Scipion, parce qu'après Pharsale ils n'ont pas voulu céder à César vainqueur, ont encouru le reproche d'avoir, sans nécessité, fait périr en Afrique beaucoup de gens de bien. Et cependant ils luttaient pour la liberté des Romains. Il est une chose que la fortune ne peut ôter aux gens de bien, c'est la faculté de prendre, quand ils sont frappés par elle, les sages résolutions qui conviennent à la situation. Ce discours persuada les généraux. Ayant sondé les dispositions des soldats, ils virent que ceux-ci désiraient la paix. Titianus lui-même ordonna que des parlementaires fussent envoyés à Cécina et à Valens pour conclure la capitulation. Celsus et Gallus se chargèrent de cette ambassade. — Tacite ne dit pas un mot de l'initiative prise par Celsus[123] et de l'accueil que les autres officiers firent à ses propositions. Il ne dit pas non plus que Titianus ordonna l'envoi de parlementaires. Il ne nomme pas les parlementaires. Voici la seule phrase latine (II, 45) qui corresponde à ce long passage grec : Postera die, haud ambigua Othoniani exercitus voluntate et qui ferociores fuerant ad pænitentiam inclinantibus, missa legatio. Sur un point seulement, Tacite est plus précis que Plutarque : il dit que l'ambassade fut envoyée le lendemain de la bataille, et il a évidemment raison, puisque, quand Titianus et Celsus sont rentrés au camp, après la défaite, il était déjà nuit (44). D'ailleurs les deux récits ne se contredisent pas : l'un est un résumé succinct, l'autre une narration détaillée. Plutarque complète Tacite. Il n'y a pas la moindre trace d'intercalation, la moindre raison de croire que Plutarque ait abandonné ici sa source principale pour une source secondaire. Il a donc reproduit, avec plus d'exactitude que Tacite, la source commune.

Othon, 13, 22 à la fin. En route, ils rencontrèrent des centurions qui leur dirent que l'armée vitellienne était déjà en marche vers Bedriacum et qu'eux-mêmes avaient été délégués par leurs généraux pour négocier avec les Othoniens. Ils rebroussèrent chemin sur l'invitation de Celsus et de Gallus et allèrent avec eux à la rencontre de Cécina et de Valens. Comme ils approchaient, Celsus fut en danger. Des cavaliers, qui avaient été à l'affaire de l'embuscade (bataille des Castors), le rencontrèrent et fondirent sur lui en poussant des cris. Mais les officiers les retinrent et Cécina, informé, accourut et fit cesser le désordre. Il accueillit Celsus amicalement et s'achemina avec lui vers Bedriacum. Pendant ce temps, Titianus regretta d'avoir, envoyé les parlementaires : il fit monter les plus résolus des soldats sur les remparts[124] et exhorta les autres à la résistance. Mais Cécina s'avança à cheval, la main tendue. Personne ne résista. Les uns, du haut des murs, saluaient les Vitelliens ; les autres ouvraient les portes et se mêlaient aux vainqueurs qui arrivaient. Personne ne fut maltraité. Ce n'étaient, au contraire, que démonstrations amicales. Tous les Othoniens jurèrent fidélité à Vitellius. — Ce que nous avons dit du passage précédent s'applique à celui-ci : Plutarque complète Tacite. L'auteur latin constate simplement que les généraux vitelliens accordèrent la paix sans hésitation. Il ne parle pas des regrets de Titianus et de sa tentative de résistance ; mais sa source mentionnait, sans aucun doute, cet incident, puisqu'il dit : Legati paulisper retenti ; ea res hæsitationem attulit ignaris adhuc an impetrassent. Le meilleur éclaircissement de Tacite, c'est ici le texte de Plutarque. Tacite, qui ne raconte ni les incidents de l'ambassade ni l'arrivée de Cécina devant le camp des Vitelliens, décrit au contraire avec complaisance, beaucoup plus abondamment que Plutarque, la scène pathétique de la réconciliation[125].

Othon, 14, 1-4. Voilà comment la plupart des témoins oculaires racontent la bataille, et ils avouent qu'ils n'en connaissent pas bien eux-mêmes les détails, tant elle fut confuse et irrégulière. — Faut-il conclure de cette déclaration que Plutarque doit à des témoins oculaires son récit de la bataille, à Mestrius Florus[126], par exemple, qu'il va citer tout à l'heure ? Les ressemblances frappantes que nous avons remarquées entre les deux textes, dans le récit proprement dit de la bataille, démontrent que non. Cet aveu des témoins oculaires remonte donc, selon toute apparence, à la source écrite ordinaire de Plutarque. Or il n'est pas dans Tacite, qui signale simplement la variété et la confusion de la bataille (42). Plutarque est donc indépendant de Tacite et il y a communauté de source.

Othon, 14, 4 à la fin. Témoignage oral de Mestrius Florus, l'un des consulaires qui firent partie, contre leur gré, du cortège d'Othon. Parcourant, dans la suite, cette plaine avec Plutarque, il lui a montré un vieux temple et lui a raconté qu'après la bataille il avait vu là un monceau de cadavres qui s'élevait jusqu'aux frontons. Ni par lui-même il n'avait pu trouver, ni personne n'avait pu lui apprendre la cause d'un tel entassement. Sans doute, il est naturel que, dans les guerres civiles, le nombre des morts soit plus grand, parce qu'on ne songe pas à faire des prisonniers, ce qui serait sans profit. Mais l'explication du phénomène en question était difficile. — Tacite, dans le récit de la déroute (44), constate que le carnage fut grand et donne seulement l'explication que Plutarque réfute par la bouche de Mestrius Fiorus[127] : Neque enim civilibus bellis capti in prædam vertuntur[128].

Othon, 15, 1-14. Comme il arrive d'ordinaire pour de tels événements, ce furent d'abord des nouvelles confuses que reçut Othon. Puis, quelques blessés venant du champ de bataille annoncèrent le désastre. Les amis d'Othon l'exhortaient à ne pas désespérer, et en cela il n'y a rien de bien surprenant. Mais les sentiments des soldats furent au-dessus de tout ce qu'on peut croire. Nul ne passe aux vainqueurs, nul ne songe à ménager ses propres intérêts en reniant son empereur. Tous ensembles viennent à sa porte. Ils l'appelaient leur empereur ; ils le suppliaient quand il se fut montré, le conjurant avec des cris et des larmes, les mains tendues vers lui, de ne pas les abandonner et les livrer aux ennemis, d'user jusqu'à leur dernier soupir de leurs corps et de leurs âmes. — Tacite (II, 46) décrit d'une manière analogue cette scène émouvante. Les deux tableaux ne se répondent pas trait pour trait ; mais comme des descriptions de ce genre tiennent toujours un peu du lieu commun, il est certain que Plutarque aurait pu composer la sienne d'après celle de Tacite, et que rien n'y dénote l'indépendance de l'auteur grec. Les différences sont insignifiantes. Plutarque dit : άσαφής λόγος, et Tacite : mæsta fama, ce qui est plus exact ; Plutarque dit : τετρωμένοι τινές ήκον έκ τής μάχης... ; Tacite : profugi e prœlio. Le premier, assez sujet à l'inexactitude, aurait fort bien pu substituer à des fuyards des blessés. Le rôle que jouent dans Plutarque les amis d'Othon, en général, Tacite le fait jouer au préfet du prétoire, Plotius Firmus, qui parle au nom de tous. L'attitude des soldats est la même. Tout au plus pourrait-on, à la rigueur, relever un détail qui n'a pas son équivalent dans Tacite : Plutarque dit que les soldats se rendaient en foule à la porte d'Othon. Mais n'est-ce pas un détail de sa propre invention ? II y a d'ailleurs quelque chose dans Tacite qui indique, plus vaguement, il est vrai, que les soldats prirent l'initiative d'une démarche auprès d'Othon : Non expectavit militum ardor vocem imperatoris. Peut-être la source commune était-elle plus précise, comme Plutarque, sur ce point et sur un autre aussi : Plutarque affirme que pas un soldat ne déserta, que pas un ne songea à ses intérêts personnels. Tacite parle, en termes plus vagues, de la fidélité et du dévouement des soldats.

Othon, 15, 14-17. Tous ensembles le suppliaient ainsi. Mais un soldat obscur tira son épée et dit : Sache, César, que tous nous sommes prêts à nous dévouer pour toi jusqu'à ce point. Et il se perça la gorge. — II n'est pas dit un mot de ce suicide dans Tacite, et pourtant il est permis de conjecturer que la source de Tacite le mentionnait : Neque erat adulatio, dit-il à propos des protestations de dévouement, ire in aciem, excitare partium fortunam furore quodam et instinctu flagrabant. Le suicide raconté par Plutarque n'est-il pas une preuve frappante de cette sorte de délire ? Comme nous l'avons déjà maintes fois constaté, le texte de Plutarque commente avec trop d'à-propos celui de Tacite pour qu'il n'y ait pas communauté de source. Le parallèle de Suétone et de Plutarque confirmera d'ailleurs notre conjecture sur ce point[129].

Othon, 15, 17 à la fin. Rien de tout cela ne fléchit Othon. Le visage serein et calme, il promena ses regards partout autour de lui. Puis il dit : Je considère, ô camarades, le jour présent comme plus heureux que celui où vous m'avez fait empereur, voyant les sentiments que vous avez à mon égard et le cas que vous faites de moi. Mais ne me privez pas d'un avantage plus grand encore, celui de mourir honorablement pour de si nombreux et de tels citoyens. Si j'ai été digne de commander aux Romains, il faut que je fasse bon marché de ma vie pour le salut de la patrie. Je sais que les ennemis n'ont pas remporté une victoire solide et définitive. On m'annonce que nos forces de Mésie n'ont plus que quelques étapes à faire pour nous rejoindre et que déjà elles descendent vers l'Adriatique. L'Asie, la Syrie, l'Égypte et les forces qui font la guerre en Judée sont pour nous ; le sénat, les enfants et les femmes des ennemis sont en notre pouvoir. Mais il ne s'agit pas d'une guerre contre Annibal, Pyrrhus ou les Cimbres, pour le salut de l'Italie. Romains, nous luttons contre des Romains ; vainqueurs ou vaincus, nous affligeons la patrie : car ce qui est le bien du vainqueur est un mal pour elle. Persuadez-vous que mourir me sera plus glorieux que régner. Car je ne vois pas quel service je pourrais, victorieux, rendre aux Romains, qui valût celui que je leur rendrai en me sacrifiant pour la paix et la concorde, pour que l'Italie ne voie pas de nouveau un pareil jour. — La phrase par laquelle Plutarque introduit le discours d'Othon n'a pas son équivalent exact dans le texte de Tacite ; mais celui-ci indique nettement et à plusieurs reprises le calme et la résolution d'Othon — II, 46 : nequaquam trepidus et consilii certus ; 47 : ipse aversus a consiliis belli ; 48 : placidus ore, intrepidus verbis —. Quant au reste, Plutarque aurait pu facilement l'inventer. Les deux sentiments qui dominent dans le discours d'Othon que nous venons de traduire, reconnaissance pour ses soldats et abnégation patriotique, se retrouvent dans le discours correspondant de Tacite (II, 47). D'ailleurs les deux morceaux n'ont pas une ressemblance frappante. Mais cela n'a rien de surprenant : ce sont des discours. Si Plutarque avait eu Tacite pour source, il aurait gardé ici une plus grande liberté que dans le récit. S'il y a communauté de source, Tacite et Plutarque, Tacite surtout, ont dû user à l'égard de leur original des droits très larges que l'antiquité accordait à l'historien en matière de discours. Tous les faits que Plutarque mentionne sont dans Tacite, soit en cet endroit même, soit ailleurs. Il est question de l'approche des légions de Mésie aux chapitres 44 et 46 ; il en est question plus haut encore, ainsi que des armées d'Orient, dans le discours de Paulinus au conseil de guerre (32). Paulinus compte aussi parmi les avantages d'Othon le fait d'avoir le sénat de son côté[130]. Enfin l'Othon de Tacite, plus précis que celui de Plutarque, fait allusion au frère, à la femme, aux enfants de Vitellius, qui sont entre ses main. Ajoutons que tout cela. Plutarque n'aurait même pas eu besoin de le chercher dans Tacite, qu'il l'aurait trouvé aisément, arrivé à ce point de son récit, dans sa connaissance personnelle des événements antérieurs. Il n'y a donc dans ce discours rien qui puisse nous servir à démontrer la communauté de source.

Othon, 16, 1-6. Ayant ainsi parlé et repoussé les tentatives qui étaient faites pour changer sa résolution, il ordonna à ses amis et aux sénateurs présents de se retirer ; dans l'intérêt de ceux qui étaient absents, il envoya des lettres aux villes où ils devaient passer, afin qu'ils fussent garantis de tout danger et traités honorablement. — Le passage correspondant de Tacite est moins précis et moins complet (II, 48) : il ne distingue pas, comme Plutarque, les amis personnels d'Othon et les sénateurs ; surtout il ne dit rien des lettres envoyées pour les absents aux villes. Or le fait n'a certainement pas été imaginé par Plutarque : Tacite rapporte (II, 52) qu'une partie des sénateurs emmenés de Rome par Othon avaient été laissés à Modène. Tacite n'est donc pas ici la source de Plutarque[131].

Othon, 16, 6-15. Ayant fait venir son neveu Cocceius, qui n'était encore qu'un jeune garçon, il l'exhorta à ne rien craindre de Vitellius, dont lui-même avait sauvegardé la mère, les enfants et la femme avec autant de soin que sa propre famille. Il lui dit qu'ayant l'intention de l'adopter, il avait différé l'exécution de ce projet, afin de lui assurer l'empire s'il était victorieux, et de ne pas l'entrainer dans sa ruine s'il était vaincu. Voici, ajouta-t-il, ô enfant, ma dernière recommandation : n'oublie pas tout à fait et ne te souviens pas trop que tu as eu un César pour oncle. — Tacite (48) raconte de la même manière cette scène d'adieu : pour rassurer son neveu — Tacite l'appelle Salvius Cocceianus et non Cocceius — Othon se sert de la même raison ; il lui dit en finissant les mêmes paroles : Neu patruum sibi Othonem fuisse aut oblivisceretur unquam aut nimiam meminisset. n Mais Tacite ne mentionne pas le projet d'adoption. Nos adversaires[132] prétendent que le fait n'est pas vraisemblable, puisque, d'après Suétone (Othon, 10), Othon avait l'intention de se marier. Vraisemblable ou non, il n'importe. Plutarque ne l'a pas inventé, il l'a trouvé dans sa source[133]. Donc cette source n'est pas Tacite. Qu'on ne dise pas qu'il l'a pris dans une source secondaire pour l'insérer dans le récit de Tacite. Non seulement il n'y a pas trace d'intercalation, mais encore la phrase relative au projet d'adoption fait étroitement corps avec le contexte : Ne crains pas Vitellius, dit Othon : je lui ai conservé toute sa famille. C'est même pour que tu n'eusses rien à craindre de sa part que je ne t'ai pas adopté ; διά τοΰτο γάρ... La communauté de source est certaine ici.

Othon, 16, 15 à la fin. Un moment après, il entendit du bruit et des cris à la porte. Les soldats menaçaient les sénateurs qui s'éloignaient de les égorger, s'ils ne demeuraient pas, s'ils abandonnaient l'empereur. Othon, effrayé pour eux, se montra donc de nouveau et fit retirer les soldats, non pas en leur parlant sur le ton de la prière et avec douceur, mais en les regardant avec un tel air de sévérité et de colère, qu'ils en eurent peur. — Tacite raconte le même incident (49) avec plus de précision sur certains points : Othon prit un peu de repos ; les soldats mutinés en voulaient surtout à Verginius, qu'ils assiégeaient dans sa maison. Mais il ne dit pas que la sédition eut lieu à la porte même d'Othon et que celui-ci entendit le bruit. Surtout il ne fait pas ressortir nettement, comme Plutarque, le changement d'attitude de l'empereur à l'égard des soldats. Increpitis seditionis auctoribus, dit-il simplement. Je doute que ces différences n'aient pas d'autre cause que la liberté de Plutarque à l'égard de sa source.

Othon, 17, 1-10. Sur le soir, il eut soif et but un peu d'eau. Il essaya longtemps le tranchant de deux épées qu'il avait, rendit l'une et, ayant pris l'autre dans ses bras, se mit à parler à ses serviteurs. Il leur distribua, comme marque d'affection, de l'argent, à l'un plus, à l'autre moins, non pas avec prodigalité, comme s'il appartenait à autrui, mais avec mesure et selon le mérite de chacun. Les ayant renvoyés, il reposa le reste de la nuit, si bien que ses valets de chambre s'aperçurent qu'il dormait profondément. — Tacite (49) est tout à fait d'accord avec Plutarque sur deux points : Othon a bu de l'eau sur le soir, il a essayé ses deux poignards. Seulement ce n'est pas entre ses bras qu'Othon met le poignard qu'il a choisi, mais sous sa tête, c'est-à-dire sous son coussin, comme le dit Suétone, qui est ici d'accord avec Tacite[134] ; Plutarque est inexact. Tacite ne nous apprend pas ce que devient l'autre poignard ; mais il va de soi qu'Othon s'en débarrasse aussitôt. Quant à la distribution d'argent, Tacite, d'accord avec Suétone, la place avant la sédition et l'essai des poignards, et il a sans doute raison : Othon n'attendit pas le moment suprême pour faire une action de si peu d'importance[135]. Mais Tacite dit seulement (48) : Pecunias distrihuit parce nec ut periturus. Nous avons vu que Plutarque est beaucoup plus précis. Il est assurément plus logique de considérer le texte de Tacite comme le résumé concis d'une source commune que le texte de Plutarque comme une amplification de celui de Tacite. Enfin Plutarque, comme Suétone, affirme qu'Othon dormit profondément ; Tacite est bien moins catégorique : Noctem quietam, utque adfirmatur, non insomnem egit. Plutarque et Suétone reprodùisent la version de la source ; Tacite, qui trouve ce profond sommeil peu vraisemblable, ne veut pas prendre l'affirmation à son compte[136].

Othon, 17, 10-19. A l'aube, ayant appelé l'affranchi qu'il avait chargé de veiller au départ des sénateurs, il l'envoya aux renseignements. Informé que tout s'était bien passé : Va donc toi-même, lui dit-il, et montre-toi bien aux soldats, si tu ne veux pas qu'ils te fassent périr misérablement comme m'ayant aidé à mourir. Quand l'affranchi fut parti, il maintint son épée droite avec ses deux mains et se jeta dessus. Il ne poussa qu'un seul gémissement qui donna l'éveil à ceux du dehors. — D'après Tacite (49), Othon s'informe du départ de ses amis, avant de s'endormir. N'est-il pas plus vraisemblable qu'il a eu, au moment même de mourir, un dernier scrupule à ce sujet et qu'il a voulu encore une fois se bien assurer que les sénateurs, menacés la veille par les soldats, étaient tous à l'abri du danger ? Tacite ne dit rien de la recommandation d'Othon à son affranchi. On ne saurait voir dans cette anecdote si précise une invention de Plutarque[137]. Sans doute Othon a fait connaître la veille aux soldats son intention de mourir. Mais il sait de quel amour aveugle ils l'aimaient et quel désespoir va leur causer sa mort. Il est donc naturel qu'il redoute pour son affranchi, si celui-ci ne le quitte pas, la première explosion de ce désespoir ; si au contraire les soldats l'ont vu avant la mort de l'empereur, il n'aura rien à craindre. La description du suicide d'Othon est plus précise dans Plutarque. Tacite dit simplement : Luce prima in ferrum pectore incubuit. Plutarque constate seul que le moribond ne poussa qu'un gémissement. Tacite est plus vague : Ad gemitum morientis. Il est donc impossible d'admettre que Plutarque n'ait pas eu pour tout ce passage un autre modèle que Tacite. D'autre part, il ressemble tellement à Tacite sur certains points et sa narration est si manifestement d'une seule pièce, que le rapport des deux textes ne peut s'expliquer que par là communauté de source.

Othon, 17, 19 à la fin. Aux cris des esclaves, aussitôt le camp et la ville sont dans la désolation. Les soldats se précipitent vers la porte en se lamentant. Ils se reprochent à eux-mêmes de n'avoir pas fait bonne garde afin d'empôcher l'empereur de mourir pour eux. Aucun d'eux ne déserta, quoique l'ennemi fût proche. Ayant orné son corps et préparé un bûcher, ceux qui avaient pu les premiers charger le lit sur leurs épaules, tout fiers de remplir ce rôle, le portèrent en armes ; les autres baisaient sa blessure, touchaient ses mains, l'adoraient de loin. Quelques-uns, après avoir mis le feu au bûcher, se tuèrent : ce n'était pas qu'ils eussent reçu du mort quelque bienfait éclatant ou qu'ils eussent à craindre du vainqueur quelque supplice terrible. Mais il semble que jamais aucun roi ou tyran n'aima le pouvoir avec autant de passion que ces soldats le commandement d'Othon. Cette passion persista même après sa mort et se tourna en une haine incurable contre Vitellius. — Tacite (49) est beaucoup plus concis : Tulere corpus prætoriæ cohortes cum laudibus et lacrimis, vulnus manusque ejus exosculantes. Quidam militum juxta rogum interfecere se, non noxa neque ob metum, sed æmulatione decoris et caritate principis. Quelque goût que l'on connaisse au biographe pour l'amplification, on ne saurait admettre que sa description détaillée ait eu pour original ce résumé : le reproche que, dans leur affliction, les soldats se font à eux-mêmes de n'avoir pas bien veillé sur leur empereur, l'empressement avec lequel ils se disputent l'honneur de porter le cadavre, la distinction précise entre les porteurs et le cortège, tout cela manque dans Tacite et a un grand air de vérité. Au contraire la phrase de Tacite, à force de concision, est vague, inexacte. Il a trop voulu condenser une narration que le biographe a fidèlement reproduite, voilà l'impression que donne le parallèle. D'ailleurs, au fond, les deux textes sont d'accord ; dans l'un et l'autre, en particulier, il y a insistance sur le caractère désintéressé du suicide des soldats. La parenté ne peut s'expliquer par la dépendance de Plutarque, mais elle s'explique à merveille par la communauté de source[138].

Othon, 18, 1-2. A la fin du chapitre précédent, Plutarque fait allusion au rôle que jouèrent les anciens soldats d'Othon dans la guerre entre Vitellius et Vespasien ; mais, dit-Il, en commençant le chapitre 18, ces choses seront racontées en leur temps. H annonce par là une biographie de Vitellius que nous n'avons pas. — Tacite constate aussi (II, 67) que les cohortes prétoriennes, licenciées par Vitellius, reprirent les armes pour soutenir les Flaviens.

Othon, 18, 2-6. Ayant mis en terre les cendres d'Othon, ils n'exposèrent sa sépulture à l'envie ni par les proportions du monument ni par la pompe de l'inscription. J'ai vu ce tombeau à Brixellum ; il est modeste et voici la traduction de l'épitaphe : Aux mânes de Marcus Otho. — Les termes sont différents, mais l'idée est tout à fait la même dans Tacite (49) : Othoni sepulchrum exstructum est modicum et mansurum. Plutarque, aux renseignements de la source, a ajouté ses connaissances personnelles.

Othon, 18, 6-11. Othon avait vécu trente-sept ans, régné trois mois. Ceux qui ont loué sa mort ne sont ni moins considérables ni moins nombreux que ceux qui ont blâmé sa vie. Car, n'ayant pas vécu plus honnêtement que Néron, il mourut plus noblement. — Tacite, plus exact[139] que Plutarque, dit (49) qu'Othon mourut dans sa trente-septième année. Il oppose, dans une phrase antithétique qui n'est évidemment pas sans parenté avec celle de Plutarque, non pas toute la vie d'Othon, mais seulement son grand crime, le meurtre de Galba, à sa mort : Duobus facinoribus, altero flagitiosissimo, altero egregio, tantumdem apud posteros meruit bonæ famæ quantum malæ. Tacite ne compare pas Othon à Néron ; mais le parallèle était si naturel que Plutarque aurait pu l'ajouter de lui-même. Ce qui est plus surprenant, c'est que Plutarque, qui ne donne, pas plus que Tacite d'ailleurs, la date de la mort d'Othon, indique seul la durée de son règne. Il est vrai que cette durée était un fait connu. Mais si Plutarque a songé à l'indiquer, n'est-ce point parce qu'elle était donnée par la source ?

Othon, 18, 10 à la fin. L'un des deux préfets du prétoire, Pollion[140], voulut faire sur le champ jurer fidélité à Vitellius. Mais les soldats s'irritèrent : informés que quelques sénateurs étaient encore présents, ils laissèrent partir les autres, mais se rendirent en armes à la maison de Verginius Rufus et le sommèrent ou d'accepter l'empire ou de négocier leur capitulation. Lui, considérant que ce serait folie de recevoir l'empire des vaincus, puisqu'il l'avait naguère refusé des vainqueurs, et redoutant d'aller en ambassade auprès des Germains (des légions de Germanie), dont il avait souvent contrarié les volontés, se déroba en s'enfuyant par une autre porte. Quand les soldats le surent, ils prêtèrent le serment et, ayant obtenu leur pardon, se joignirent aux troupes de Cécina. — Tacite (51) ne parle pas de la tentative du préfet, mais il constate qu'il y eut aux funérailles d'Othon un commencement de sédition : In funere ejus novata luctu ac dolore militum seditio. Le deuil et la douleur sont des motifs bien vagues. Tout est autrement précis dans Plutarque. Relativement à la tentative des soldats auprès de Verginius, les deux récits sont d'accord. Mais Tacite ne dit pas que d'autres sénateurs étaient encore à Brixellum et que les soldats les laissèrent partir. Plutarque est donc plus précis et plus complet : il n'a pas eu Tacite pour source[141]. Enfin il explique saut la conduite de Verginius. Il est vrai qu'à la rigueur il pouvait en deviner les motifs, surtout en ce qui concerne le refus de l'empire. Pour la soumission des troupes après la fuite de Verginius, Tacite est le plus exact.

 

VI

Il nous reste à comparer les 18 premiers chapitres du Galba et les passages correspondants de Tacite, qui se trouvent surtout dans les 11 premiers chapitres du livre Ier. Ici la situation relative des deux auteurs n'est plus la même. Tacite ne commence son récit proprement dit qu'au 1er janvier 69. Il ne parle qu'incidemment des faits antérieurs, soit dans les premiers chapitres, où il trace, en manière d'introduction, un tableau du monde romain à cette date, soit ailleurs, quand le présent lui fournit une occasion de revenir sur le passé. Le récit de Plutarque commence avec la proclamation de Galba. Les chapitres dont nous. allons nous occuper exposent dans l'ordre chronologique les événements depuis cette date jusqu'au 1er janvier 69. A partir du moment où Tacite se met, lui aussi, à raconter, il est en général de beaucoup le plus complet et le plus précis : nous avons signalé quelquefois sa supériorité au point de vue historique ; nous aurions pu la signaler souvent, s'il nous avait importé de la mettre en lumière. Ici, naturellement, c'est au contraire Plutarque qui donne la relation la plus abondante et la plus claire. Mais les ressemblances sont encore nombreuses et frappantes ; elles sont telles, qu'on peut les expliquer seulement par l'une des deux hypothèses que nous avons formulées en commençant, quand nous parlions de la parenté des deux récits sur Galba et Othon, pris dans leur ensemble : ou bien il y a communauté de source, ou bien Plutarque s'est servi des Histoires de Tacite, mais, ici, en y faisant des additions considérables au moyen d'une source secondaire. La comparaison nous montrera que la première hypothèse est la vraie.

Le premier chapitre du Galba est une introduction composée par Plutarque, indépendamment de sa source, avec ses connaissances et ses réflexions personnelles sur les conséquences funestes de l'esprit d'indiscipline dans les armées.

Galba, 2. Nymphidius Sabinus, préfet du prétoire avec Tigellinus[142], voyant la situation de Néron désespérée et celui-ci prêt à fuir en Égypte, persuada aux troupes, comme s'il était déjà parti, de proclamer Galba empereur et leur promit 7.500 drachmes par tête pour les prétoriens, 1.250 pour les autres soldats, somme énorme et impossible à réunir. Voilà ce qui causa d'abord la perte de Néron, puis celle de Galba et la guerre civile. — Tacite (I, 5) ne raconte pas ce complot, il y fait seulement allusion, mais en des termes qui montrent qu'il a eu sous les yeux un récit identique à celui de Plutarque : Miles urbanus... ad destituendum Neronem arte magis et impulsu quam suo ingenio traductus, postquam neque dari donativum sub nomine Galbæ promissum... Dans ces conditions, n'est-il pas plus simple et plus vraisemblable d'admettre la communauté de source qu'une source secondaire dans laquelle Plutarque aurait trouvé un commentaire si exactement approprié au texte de Tacite ? Tacite a résumé le récit de la source commune et Plutarque l'a reproduit.

Galba, 3. Antécédents de Galba. Ses richesses, sa noblesse, sa carrière, son caractère. — Tacite (I, 49), traçant le portrait de Galba après sa mort, dit un mot de sa noblesse, de ses richesses et enfin de sa carrière : Militari laude apud Germanias floruit ; pro consule Africam moderate, jam senior citeriorem Hispaniam... continuit. On peut rapprocher le passage correspondant de Plutarque : Λέγεται δέ καί σίρατεύματος έν Γερμανία καλώς άρξαι καί Λιβύης άνθύπατος σύν όλέγοις έπαινεθήναι... Έπέμφθη δέ ύπό Νέρωνος Ίβηρίας άρχων. Dans le discours que Tacite lui fait adresser à Pison (15), Galba parle de l'illustration de sa famille, ... Sulpiciæ ac Lutatine (nobilitatis) decora. Plutarque, plus précis, parle de sa parenté avec le célèbre Catulus.

Galba, 4. Sa conduite en Espagne. Ses relations avec Vindex. Vinius le décide à la révolte. — On ne trouve rien de tout cela dans Tacite, si ce n'est, au chapitre hg, un jugement favorable, comme celui de Plutarque, sur le gouvernement de Galba en Espagne.

Galba, 5. La révolte de Galba. Comment Néron en accueillit la nouvelle. — Rien dans Tacite.

Galba, 6. Verginius, commandant des légions de Germanie[143], refuse l'empire que lui offrent ses soldats et déclare qu'il ne reconnaîtra point pour empereur quiconque n'aura pas été choisi par le sénat. Son armée bat celle de Vindex. Le bruit se répand que tous sont d'accord pour offrir l'empire à Verginius ou, s'il refuse, revenir à Néron. Galba, très inquiet, écrit à Verginius pour essayer de s'entendre avec lui. Il se retire à Clunia, regrettant ce qu'il a fait et ne s'occupant plus de son entreprise. Tacite ne raconte pas ces événements, mais il rappelle la conduite de Verginius (8) : Tarde a Nerone desciverant (Germanici exercitus), nec statim pro Galba Verginius. An imperare noluisset dubium : delatum ei a milite imperium conveniebat. A part le doute sur les intentions de Verginius, qu'exprime seul Tacite, les deux écrivains sont d'accord. Mais Plutarque, détaillant ce que Tacite résume, mentionne deux fois les offres des troupes à Verginius, avant et après la défaite de Vindex. Il dira bientôt que Verginius refusa une troisième fois l'empire après la mort de Néron.

Galba, 7. Galba apprend par son affranchi Icelus qu'à Rome l'armée, le peuple et le sénat l'ont proclamé empereur, du vivant même de Néron, et que Néron est mort : Titus Vinius lui confirme ces nouvelles et lui fait connaître en détail le décret du sénat. C'est pourquoi Vinius eut une place considérable dans la faveur de Galba et l'affranchi reçut l'anneau d'or : il s'appela depuis Marcianus Icelus et tint le premier rang parmi les affranchis de Galba. — Tacite, à propos des candidatures à l'adoption (13), constate l'influence de Vinius et celle d'Icelus, affranchi de Galba, quem anuiis donatum equestri nomine Marcianum vocitabant. Mais il ne dit pas de quels services cette faveur de Vinius et d'Icelus était la récompense. Ici, comme tout à l'heure à propos de Verginius, il procède par allusion, tandis que Plutarque raconte. Ils sont d'accord, mais la ressemblance n'est pas aussi frappante que plus haut à propos de Nymphidius et ne permet pas de conclure sûrement à la communauté de source.

Galba, 8 et 9. Suite des intrigues de Nymphidius Sabinus à Rome. — Rien dans Tacite.

Galba, 10. Après la mort de Néron, Verginius refuse de nouveau l'empire. Le légat Fabius Valens prête le premier serment à Galba. Informé par lettres des décisions du sénat, Verginius, non sans peine, fait reconnaître Galba par ses troupes. Il remet le commandement au successeur qui lui est envoyé, Hordeonius Flaccus, va rejoindre Galba et ne reçoit de lui aucune marque éclatante ni de haine ni d'estime. Plutarque explique cette conduite de Galba. — Nous avons déjà cité le passage où Tacite mentionne brièvement les propositions des soldats à Verginius. En voici un autre où il est tantôt plus complet et tantôt moins complet que Plutarque : (8) Dux deerat[144], abducto Verginio per simulationem amicitiæ ; quem non remitti atque etiam reum esse tamquam suum crimen accipiebant. (9) Superior exercitus legatum Hordeonium Flaccum spernebat... Ainsi, en ce qui concerne le remplacement de Verginius, Tacite en donne seul le motif ou le prétexte. Mais Plutarque dit seul nettement que Flaccus lui fut donné pour successeur. En ce qui concerne l'accueil fait à Verginius par Galba, Tacite dit qu'il fut en butte à des accusations, Plutarque désigne seul les accusateurs ou, plus exactement, les détracteurs de Verginius : Vinius et l'entourage de Galba. Les deux récits se complètent, la communauté de source est probable, mais non certaine.

Galba, 11. Les députés du sénat rejoignent Galba à Narbonne. Influence pernicieuse de Vinius sur le nouvel empereur. Tacite signale à deux reprises (6 et 13) cette grande influence de Vinius sur Galba, qu'il désigne la première fois par la périphrase : invalidum senem ; mais dans les deux passages, il place à côté de Vinius Cornelius Laco. Plutarque, ici et ailleurs[145], ne parle que de Vinius. N'est-ce pas la preuve qu'il a eu sous les yeux, non le texte même de Tacite, mais une source commune où le nom de Lacon n'était pas aussi étroitement associé à celui de Vinius ?

Galba, 12. Portrait de Vinius. Sa cupidité et sa luxure. Dans sa jeunesse, quand il faisait ses premières armes sous les ordres de Calvisius Sabinus, il introduisit de nuit, dans le camp, sous des habits de soldat, la femme de son général, créature corrompue, et ils commirent l'adultère sur la place d'armes. Pour ce motif, Caïus César le fit emprisonner. Mais la mort de Caïus rendit la liberté à Vinius. Un jour, à la table de Claudius César, il déroba une coupe d'argent[146]. L'empereur, qui le sut, l'invita de nouveau pour le lendemain et ordonna aux serviteurs de ne placer devant lui aucun objet en argent, mais seulement de la vaisselle d'argile. Cette aventure tourna ainsi au comique, grâce à la modération de l'empereur. Mais la domination que Vinius exerça sur Galba eut pour conséquence des événements tragiques. — Tacite, après la mort de Vinius (I, 48), revient sur son passé avec quelques détails de plus, et en termes très semblables. De ce que Plutarque place ce développement ici et non après la mort de Vinius, on peut déjà conclure avec assez de probabilité qu'il y a communauté de source, et non dépendance de Plutarque. Une différence de détail confirme cette conclusion : Tacite dit que Vinius, emprisonné par ordre de Caligula, fut rendu à la liberté mutatione temporum ; Plutarque est beaucoup plus précis : έκείνου δέ άποθανόντος εύτυχία χρησάμενος... A-t-il simplement interprété l'expression vague de Tacite ? N'est-il pas plus logique de songer à une source commune qui parlait plus clairement ? Quant aux réflexions antithétiques par lesquelles Plutarque termine l'histoire de Vinius, elles sont sans doute de lui.

Galba, 13 et 14. Suite des intrigues de Nymphidius Sabinus. Sa mort. — Tacite fait rapidement allusion à ces événements (5) : Miles urbanus... pronus ad novas res, scelere insuper Nymphidii Sabini præfecti, imperium sibi molientis, agitatur. Et Nymphidius quidem in ipso conatu oppressus. Ce résumé est trop succinct pour nous fournir quelque indication sur le rapport des deux auteurs.

Galba, 15, 1-16. Les cruautés de Galba. Informé de la mort de Nymphidius, il fait périr tous ceux d'entre ses complices qui ne se sont pas suicidés, en particulier Cingonius, qui avait composé le discours de Nymphidius (cf. ch. 14), et Mithridate du Pont. Ces exécutions d'hommes en vue, condamnés sans procès, pouvaient être justes ; elles ne parurent pas légitimes. On attendait de Galba une autre façon de régner. Ce qui causa encore plus d'affliction, ce fut l'ordre de mourir envoyé au consulaire Petronius Turpilianus, ami de Néron. Quant à Macron et à Fonteius, que Galba fit mettre à mort, l'un en Afrique par Trebonianus, l'autre en Germanie par Valens, il pouvait prétexter qu'ils étaient en armes, à la tête de troupes, par conséquent redoutables. Mais Turpilianus, vieillard sans défense, rien n'empêchait de l'entendre. — Tacite (6) mentionne en ces termes la mort de Cingonius et celle de Petrunius : Tardum Galbæ iter et cruentum, interfectis Cingonio Varrone consule designato et Petronio Turpiliano consulari : ille ut Nymphidi socius, hic ut dux Neronis, inauditi atque indefensi tamquam innocentes perierant. Entre ce passage et celui de Plutarque, il y a trop de ressemblance pour qu'ils n'aient aucune parenté : les deux auteurs s'accordent d'une manière frappante pour blûmor Galba d'avoir fait périr des accusés sans les entendre. Mais Plutarque est le plus complet et le plus précis : au lieu de dire, comme Tacite, que Cingonius avait été le complice de Nymphidius, il mentionne le service particulier par lequel Cingonius s'était mis en vue. De plus, il nomme une autre victime dont Tacite ne parle pas : Mithridate. Il met à part, et avec raison, comme étant le plus odieux, le cas de Turpilianus. Enfin, tandis que Tacite se sert du verbe vague interficere, Plutarque emploie les expressions plus précises : κελεύσας άποθανεΐν, άποθανεΐν κελενσθείς : les victimes reçurent de Galba l'ordre de mourir. En un mot, l'indépendance de Plutarque par rapport à Tacite se révèle ici clairement. Et il n'a pas complété le récit de Tacite au moyen d'une source secondaire : il s'est servi d'un autre récit plus complet que Tacite a utilisé aussi, mais en le résumant. Sur les meurtres de Clodius Macer[147] et de Fonteius Capito, Tacite (7) donne plus de détails que Plutarque. Si Tacite était vraiment la source de Plutarque, comprendrait-on que celui-ci se Mt adressé à une source secondaire pour avoir une narration plus riche des faits relatifs aux autres victimes, et que, par contre, il dit appauvri la narration de sa source principale relativement à Macer et à Capito ?

Galba, 15, 16 à la fin. Environ à 25 stades de Rome, poursuit Plutarque, Galba rencontra la troupe confuse et tumultueuse des marins, qui occupait la route et par laquelle il fut entouré. C'étaient ceux dont Néron avait formé une légion. Ils demandaient à Galba la confirmation de leur titre de soldats. Ils ne permettaient pas à l'empereur de se montrer et de parler à ceux qui venaient de la ville à sa rencontre. Ils réclamaient tumultueusement des enseignes et une garnison pour la légion. Galba les renvoyait à une autre fois et leur ordonnait de se retirer. Mais ils s'irritaient, ils criaient, ils répétaient que différer c'était refuser ; quelques-uns même tiraient leurs épées. Galba les fit charger par sa cavalerie. Fuite et massacre. Entrer ainsi dans Rome à travers ce carnage et tant de cadavres, ce n'était pas d'un bon augure pour Galba. Jusque-là, le voyant vieux et affaibli, on avait pu le mépriser ; alors il parut à tout le monde terrible et redoutable. — Tacite (6) ne fait qu'une rapide allusion à ce massacre : Introitus in urbem, trucidatis tot milibus inermium militum, infaustus omine, atque ipsis etiam qui occiderant formidolosus. La parenté des deux textes est encore évidente : il est dit dans le latin comme dans le grec que ce massacre fut d'un mauvais augure. Mais Plutarque ne s'est pas servi de Tacite, car Tacite prétend que les soldats étaient sans armes, il résulte du récit de Plutarque qu'ils avaient au moins leurs épées ; Tacite prétend qu'il y eut des milliers de morts, Plutarque dit seulement beaucoup de morts. Il ne s'est pas servi de Tacite, même concurremment avec une source secondaire. C'est Tacite, cela se voit à ses inexactitudes et à ses exagérations, qui a mal résumé une source commune[148]. Quant aux moqueries dont la vieillesse de Galba était l'objet, Tacite en parle à la fin du chapitre 7. Il parle aussi, quelques lignes plus haut, de la mauvaise renommée que ces cruautés, en particulier les meurtres de Macer et de Capito, valurent à Galba.

Galba, 16, 1-8. Voulant par son économie faire contraste avec la prodigalité de Néron, il tomba dans la mesquinerie. Anecdote du musicien Canus : à cet artiste remarquable, qui venait de jouer chez lui pendant un repas, Galba, après l'avoir beaucoup loué, donna quelques écus, ajoutant que c'était de ses propres deniers et non des deniers de l'État. — Ne dirait-on pas que Tacite songeait à cette anecdote quand, au chapitre 49, après la mort de Galba, il portait sur lui ce jugement : pecuniæ... suæ parcus, publicæ avarus ? Au chapitre 5, il parle du reproche d'avarice adressé à Galba, mais seulement par la garnison de Rome, qui avait des raisons toutes personnelles.

Galba, 16, 8-16. Il ordonna le remboursement des libéralités que Néron avait faites aux histrions et aux athlètes, sauf la dixième partie, qu'il leur concédait. Mais il ne perçut pas grand'chose, car la plupart de ces gens, hommes de mauvaise conduite, avaient gaspillé ces largesses. Alors il fit rechercher ceux qui avaient soit acheté, soit reçu en présent quelque chose d'eux, et il le leur fit rendre. Ainsi la mesure s'étendait à un grand nombre de personnes, elle n'avait pas de terme, et la réputation de Galba en souffrait. — Tacite donne, à propos de cette affaire, certains détails qui manquent dans Plutarque : le chiffre des largesses de Néron, l'institution d'une commission de trente chevaliers romains, la vente aux enchères des instrumenta vitiorum que les favoris de Néron s'étaient procurés avec l'argent ou les terres dont il leur avait fait présent. En revanche Tacite omet cette circonstance très importante que Galba exigea la restitution même de la part de ceux qui n'avaient pas directement profité des largesses. Les deux récits se complètent : c'est un rapport que nous avons souvent trouvé entre Plutarque et Tacite. D'ailleurs les ressemblances ne manquent pas. La communauté de source serait certaine, même si nous ne pouvions pas ici en donner une preuve plus saisissante encore. — Plutarque, comme Suétone (Galba, 15), place cette mesure entre l'arrivée de Galba à Rome et l'adoption de Pison. Tacite la place après l'adoption de Pison (20) : Proxima pecuniæ cura ; et cuncta scrutantibus justissimum visuni est. Or entre l'adoption et le meurtre il ne s'écoula que quatre jours. Les choses, telles que Tacite lui-même les raconte, n'ont pu avoir lieu en quatre jours : Galba fait appeler une à une les personnes en question, une commission de trente chevaliers est instituée et on a le temps de s'apercevoir des abus qu'elle commet ; après qu'il est avéré que les favoris de Néron n'ont plus en leur possession les terres et l'argent, la vente aux enchères de leurs objets de luxe se fait dans toute la ville. Ajoutons à ces circonstances celle que nous connaissons par Plutarque et par Suétone : les poursuites exercées contre ceux à qui les individus directement en cause ont vendu ou donné. Enfin Dion (LXIII, 4) affirme que les effets de la mesure se firent sentir jusqu'en Grèce. Il est donc incontestable que Tacite n'a pas observé ici l'ordre chronologique[149] et que Plutarque a raison, Aurons-nous recours à la conjecture tout à fait invraisemblable d'une correction faite par Plutarque ? Il est naturel et, pour ainsi dire, nécessaire de reconnaître que Plutarque est indépendant de Tacite, quoiqu'il ne soit pas sans rapport avec Tacite, qu'il y a communauté de source[150].

Galba, 16, 16 à la fin. L'odieux de cette conduite de Galba retombait sur Vinius, qui rendait l'empereur chiche et mesquin peur tous les autres, et qui lui-même, impudemment, prenait et vendait toute chose[151]. Vinius, qui voyait Galba vieux et affaibli, se gorgeait de sa bonne fortune : il se disait qu'elle cesserait ayant à peine commencé. — Tacite dit la même chose, mais de l'entourage de Galba en général (7) : Venalia cuncta, præpotentes liberti, servorum manas subitis avidæ et tamquam apud senem festinantes... Est-ce Plutarque qui, se servant de Tacite, a mis la personnalité de Vinius en relief ? N'est-ce pas plutôt Tacite qui, résumant la source commune, a généralisé ? Plus loin, dans le discours d'Othon (37), il revient sur cette avidité de Vinius : Minore avaritia ac licentia grassatus esset T. Vinius, si ipse imperasset ; nunc et subjectos nos habuit tamquam suos et viles ut alienos. Les partisans de Tacite pourraient dire à la rigueur que le passage grec est la fusion des deux passages latins.

Galba, 17, 1-3. Vinius faisait du tort à Galba, et par ses propres actes qui étaient mauvais, et en empêchant Galba d'exécuter les bonnes actions qu'il avait résolues. — Tacite dit à peu près la même chose (6), mais en associant ici encore Lacon à Vinius : Invalidum senem Titus Vinius et Cornelius Laco... odio flagitiorum oneratum contemptu inertiæ destruebant.

Galba, 17, 3 à la fin. Galba s'était mis à punir les complices de Néron. Il en avait fait exécuter plusieurs, à la grande joie du peuple. Mais celui-ci réclamait la mort de Tigellinus, le précepteur et le maitre de la tyrannie. Or, tandis que Turpilianus avait péri, lui dont le seul crime était de n'avoir pas haï et trahi son empereur, Tigellinus, qui avait rendu Néron digne de mort et l'avait ensuite abandonné, vivait encore, parce qu'il s'était ménagé, en l'achetant, la protection de Vinius ; preuve éclatante de la vénalité de Vinius. Cependant le peuple romain, qui jamais n'avait désiré aucun spectacle aussi vivement que celui de cette exécution, ne cessait de la réclamer dans tous les lieux publics. L'empereur le gourmanda par un édit : Tigellinus, disait-il, miné par la maladie, n'avait plus longtemps à vivre. Le peuple fut irrité, Vinius et Tigellinus se rirent de son dépit. Tigellinus fit un sacrifice d'actions de grâces et donna un grand festin. Vinius, en quittant la table de l'empereur, s'y rendit avec sa fille, qui était veuve. Tigellinus fit don à celle-ci de 250.000 drachmes et commanda à la principale de ses concubines de lui donner un collier qu'elle portait et qui valait 150.000 drachmes. — Tacite ne parle du salut de Tigellinus sous Galba qu'à propos de sa mort sous Othon (I, 72), et il en parle avec beaucoup moins de détails : double raison de croire que Plutarque ne s'est pas servi de lui. Une différence importante entre les deux versions nous conduit aussi à cette conclusion : Tacite dit que Tigellinus s'était assuré la protection de Vinius en sauvant sa fille. Il n'est pas question de ce fait dans Plutarque. La source commune le mentionnait en même temps que les présents reçus par Vinius. Elle disait, comme Tacite, que Vinius prétexta pour intervenir en faveur de Tigellinus le service rendu à sa fille, mais elle ajoutait, comme Plutarque, que Vinius avait été acheté. Car, si Tacite n'est pas la source de Plutarque, les deux récits ne sont cependant pas sans rapport : les ressemblances sont frappantes. Le rôle de Tigellinus auprès de Néron est défini de la même manière : il avait été le précepteur de la tyrannie de Néron, l'avait rendu digne de mort, dit Plutarque ; corrupto ad omne facinus Nerone, dit Tacite. Après l'avoir rendu tel, il l'abandonna et le trahit, dit Plutarque, γενόμενον τοιοΰτον έγκαταλιπών καί προδούς ; ac postremo ejusdem desertor ac proditor, dit Tacite.

Galba, 18, 1-2. A la suite de cela, même les mesures sages que prenait Galba étaient calomniées. — Il y a dans Tacite une réflexion analogue, mais amenée par la mention d'un autre fait, le meurtre de Fonteius Capito (7) ... et inviso semel principi seu bene, seu male facta parem invidiam adferebant.

Galba, 8, 2-6. Ainsi, Galba accorda la remise des impôts et le droit de cité aux Gaulois qui s'étaient révoltés avec Vindex. On vit dans cette mesure un effet non de l'humanité du prince, mais de l'argent reçu par Vinius ; et la plupart en voulurent à Galba. — Tacite mentionne (8) les privilèges obtenus par la Gaule : ...recenti dono Romanæ civitatis et in posterum tributi levamento. dit que ces privilèges excitèrent la jalousie des cités voisines et, plus loin (51), qu'ils irritèrent les légions de Germanie, mais il ne parle pas d'un mécontentement général, et surtout il ne met pas en cause Vinius.

Galba, 18, 6-15. Les soldats, qui ne recevaient pas le donativum, espéraient encore, dans les premiers temps du règne, que Galba le payerait, sinon tel qu'il avait été promis, du moins égal à celui de Néron. Mais Galba, informé de leurs reproches, prononça une parole digne d'un grand empereur : il dit qu'il avait coutume de choisir et non d'acheter ses soldats, είωθέναι καταλέγειν στρατιώτας, ούκ άγοράζειν... Ils le surent ; elle lui valut de leur part une haine terrible et farouche : car il leur semblait que non seulement il les frustrait lui-oléine, mais qu'encore il établissait un principe et enseignait les empereurs à venir. — Tacite (5) trace un tableau plus complet de l'état des esprits dans la garnison de Rome. Voici les passages qui correspondent à celui de Plutarque : Miles urbanus..... postquam neque dari donativum sub nomine Galbæ promissum..... intellegit..... Nec deerant sermones..... avaritiam Galbæ increpantium..... Accessit Galbæ vox pro republica honesta, ipsi anceps, legi a se militem, non emi. Que le mot de Galba soit rapporté par les deux auteurs de façon identique, cela n'a rien de bien surprenant. Mais Tacite et Plutarque l'apprécient de la même manière : il était à la fois noble et imprudent. On ne peut, à cause de cette ressemblance, nier la parenté des deux récits. Il n'est pas moins certain qu'ils sont indépendants. Plutarque dit seul que les soldats se seraient contentés, à défaut de l'énorme donativum — promis par Nymphidius, soi-disant au nom de Galba —, d'un donativum comme celui de Néron. Ce détail n'est pas une invention de Plutarque : il y a dans Tacite lui-même un endroit qui prouve qu'en effet les soldats avaient rabattu de leurs prétentions. Il dit, après avoir raconté que le jour de l'adoption, au camp des prétoriens, Galba ne parla pas du tout de donativum : Constat potuisse conciliari animos quantulacumque parti senis liberalitate (I, 18).

Galba, 18, 15 à la fin. Pourtant, à Rome, la présence même de l'empereur contenait les séditieux et, de plus, ils ne voyaient aucun point de départ tout indiqué pour la révolution. Mais les soldats que Verginius avait commandés et qui avaient alors pour général Flaccus, enorgueillis par leur victoire sur Vindex, n'obtenant d'ailleurs aucun avantage, étaient très indisciplinés. Ils ne faisaient absolument aucun cas de Flaccus, goutteux et incapable. Un jour de spectacle, comme les tribuns et les centurions, selon la coutume romaine, faisaient des vœux et des prières pour la prospérité de l'empereur Galba, d'abord la plupart des soldats protestèrent bruyamment ; puis, les officiers continuant leurs prières, ils répliquaient : S'il en est digne. — Tacite (8) décrit plus complètement l'état des esprits dans l'armée de Germanie et il revient au même sujet, plus loin  (51), avant le récit de la révolte. Mais il ne raconte pas cette anecdote, qui, dans la narration de Plutarque, n'a pas du tout l'air d'une intercalation : elle est citée comme une preuve du peu de respect que les soldats avaient pour leurs chefs. Les ressemblances sont nombreuses : Tacite parle, comme Plutarque, de l'orgueil des légions qui venaient de vaincre Vindex ; il parle aussi du mépris des soldats pour Flaccus, senecta ac debilitate pedum invalidum, sine constantia, sine auctoritate (9). Ce portrait répond parfaitement à celui que trace Plutarque ; seulement Plutarque se trompe en disant que l'armée n'avait retiré aucun avantage de sa victoire : elle avait fait un très riche butin (cf. Tacite,  51). Ici encore, nous retrouvons donc, entre les deux récits, ce rapport maintes fois constaté : ressemblances frappantes, différences, pourtant, à l'avantage tantôt de Tacite, tantôt de Plutarque ; trop de suite et de cohésion dans le récit de Plutarque pour qu'on puisse dire qu'il a enrichi Tacite, là où il lui est supérieur, au moyen d'une source secondaire ; en un mot, des signes manifestes de la communauté de source. Cette anecdote même des prières interrompues par les soldats, racontée par Plutarque, omise par Tacite, on devine que Tacite la connaissait : Adeo furentes infirmitate retinentis nitro accendebantur, dit-il (9) en parlant des soldats de Flacons. C'est bien là ce qui ressort de l'anecdote : les soldats se sont bornés d'abord à murmurer ; le général a dû intervenir pour ordonner la continuation des prières ; alors les soldats ont proféré des injures à l'adresse de l'empereur. Le texte de Plutarque est un commentaire merveilleusement approprié au texte de Tacite.

Les partisans de Tacite n'ont jamais soutenu, à ma connaissance du moins, mais ils pourraient soutenir, pour échapper à la conclusion qui se dégage de cette dernière partie de notre parallèle, que Plutarque s'est servi des Annales dans les dix-huit premiers chapitres du Galba. Il n'est pas démontré, nous l'avons vu, que Plutarque ait écrit son Galba et son Othon avant la publication des Annales ; L'hypothèse n'a donc pas contre elle la chronologie ; ce qui lui donne même un certain air spécieux, c'est que Plutarque avait écrit lei vies de tous les empereurs romains à partir d'Auguste jusqu'à Vitellius inclusivement. N'avait-il pas conçu le projet de cette série, séduit par la lecture des Histoires et des Annales, dont l'apparition avait fait du bruit, et par le désir d'en donner dans sa langue une sorte de reproduction libre, non en historien, mais en biographe ? S'il a utilisé les Annales, le rapport que nous venons d'étudier et de définir entre le début du Galba et celui des Histoires. s'explique sans recourir à la théorie de la communauté de source. Plutarque, avons-nous constaté, s'est servi d'un récit qui offrait des ressemblances frappantes avec le début des Histoires, mais qui était plus complet, plus précis, plus exact. Ce récit était celui que Tacite lui-même avait donné de ces événements dans les Annales, qui, cela va sans dire, ne s'arrêtaient pas à la mort de Néron, mais allaient jusqu'à la fin de l'année 68 et rejoignaient ainsi les Histoires. Les ressemblances frappantes se conçoivent : ou bien Tacite lui-même s'était servi, pour composer son récit détaillé des Annales, de son tableau des Histoires, et il y avait alors entre les deux textes des concordances presque verbales ; ou bien Plutarque a employé les Annales concurremment avec les Histoires. Quoi qu'il en soit, il n'est plus étonnant, si l'on admet l'hypothèse en question, que Plutarque nous offre souvent un commentaire si bien approprié aux endroits correspondants de Tacite ; il n'est pas étonnant, non plus qu'il raconte à sa place chronologique la restitution forcée des libéralités de Néron : Tacite avait corrigé dans les Annales son erreur des Histoires. Enfin, cette hypothèse, si elle était établie, détruirait un argument que l'on peut faire valoir en faveur de la communauté de source, en dehors de ceux qui sont fournis par le parallèle : s'il est vrai que Plutarque s'est servi des Annales, on ne peut plus demander pourquoi, ayant à composer une vie de Galba et d'Othon, il aurait pris pour source Tacite, les Histoires de Tacite, qui, commençant trop tard, ne lui fournissaient pas toute l'étoffe nécessaire, plutôt qu'un autre ouvrage où fût raconté tout le règne de Galba, alors qu'un tel ouvrage existait certainement : les Histoires de Pline, par exemple.

Mais nous ne saurions admettre cette explication. D'abord il n'est pas du tout certain, il est même très improbable qu'il y ait eu, entre la fin des Annales et le début des Histoires, des ressemblances aussi frappantes, des concordances presque verbales. Après l'achèvement des Annales, les Annales et les Histoires formaient un tout ; les derniers chapitres des Annales, ceux qui racontaient le commencement du règne de Galba, touchaient aux premiers chapitres des Histoires, où Tacite revenait sur ces événements. Il pouvait et devait penser que plus d'un lecteur lirait sans s'interrompre la fin des Annales avec le début des Histoires. Dans ces conditions, n'a-t-il pas dé se garder avec soin de commettre des redites qui eussent été choquantes ? Il est donc impossible d'expliquer le rapport de Tacite et de Plutarque en faisant des Annales seules la source de Plutarque. Dira-t-on qu'il a pu se servir à la fois de la fin des Annales et du début des Histoires ? Une pareille fusion est bien invraisemblable ; si Plutarque avait en sous les yeux le récit détaillé des Annales, qu'aurait-il eu à faire du tableau sommaire des Histoires ? Mais ce qui détruit surtout cette hypothèse de l'emploi des Annales, c'est qu'elle expliquerait seulement le rapport des dix-huit premiers chapitres du Galba avec Tacite. Or les caractères que nous avons relevés dans ces dix-huit chapitres, et qui nous ont fait conclure à la communauté de source, ne leur sont point particuliers, mais se retrouvent, notre longue comparaison l'a démontré, dans le Galba et l'Othon tout entiers. Ainsi, d'une part, l'hypothèse est inacceptable ; d'autre part, l'argument que nous faisions tout à l'heure valoir en faveur de la communauté de source, et qu'on ne pourrait repousser que par cette hypothèse, garde toute sa force.

 

VII

1. Il s'ajoute à la somme des preuves fournies par la comparaison elle-même. Celles-ci, pour les récapituler brièvement, forment cinq catégories : 1° tantôt on trouve dans Plutarque des récits ou des détails qui ne sont pas dans Tacite[152] ; 2° tantôt un récit de Plutarque concorde avec un récit de Tacite, mais, plus complet et plus précis, le texte du biographe est, en quelque sorte, le commentaire du texte de l'historien, celui-ci ayant l'air de connaître et d'omettre volontairement ce que l'autre a de plus que lui[153] ; 3° tantôt Plutarque a observé l'ordre chronologique là où Tacite s'en est écarté[154] ; 4° tantôt le récit de Plutarque est plus vraisemblable que celui de Tacite[155] ; 5° tantôt enfin il y a des divergences qui, sans que l'on puisse décider lequel des deux a raison, ne permettent pas de considérer Tacite comme ayant servi de source à Plutarque dans les passages en question[156].

Les partisans de Tacite essayent d'expliquer tous ces rapports par l'emploi des sources secondaires ; Tacite aurait été la source principale de Plutarque, mais celui-ci aurait utilisé d'autres renseignements, soit écrits, soit oraux[157]. C'est Lezius qui a présenté cette théorie sous la forme la plus spécieuse[158]. D'après lui, Plutarque a écrit les Vies des empereurs après les Vies parallèles : l'opinion peut se soutenir. Quand il se mit à composer le Galba et l'Othon, l'histoire romaine, en particulier celle de ces deux règnes, n'était plus pour lui chose nouvelle. Avant de commencer, il avait lu plusieurs ouvrages sur son sujet. Il ne s'attacha pas ensuite à un de ces ouvrages pour le transcrire. Cependant, parmi tous, il en choisit un qu'il suivit de préférence, ou plutôt qu'il eut toujours sous la main, tantôt le reproduisant de mémoire, tantôt le relisant au moment d'écrire ; ce fut Tacite. Mais souvent aussi il ajouta au récit de l'auteur préféré des circonstances que la lecture des autres avait laissées dans sa mémoire ; parfois même, au cours de la composition, il relut certains passages de ces sources secondaires. Il résulta de ce travail complexe une narration où tant d'éléments divers sont si habilement combinés qu'on ne peut pas, à proprement parler, dire que Tacite ait été la source principale ; Plutarque s'est servi de Tacite souvent, plus souvent que des autres, mais les autres ont joué aussi un rôle important, beaucoup plus important que ne le croient Lange et Clason. Parmi ces sources autres que Tacite, il semble bien que l'on distingue une source même de Tacite et au moins un autre ouvrage que Tacite n'a pas employé en première ligne.

Voilà une théorie ingénieuse, mais bien compliquée : l'explication par la communauté de source est incontestablement beaucoup plus simple. D'ailleurs, il n'est pas vraisemblable qu'un auteur aussi négligent que Plutarque se soit entouré de tant de documents pour écrire ces deux biographies : une telle façon de procéder est absolument en désaccord avec celle qu'il a employée dans ses autres biographies romaines[159]. Il n'est pas vraisemblable non plus, si Plutarque a fait des additions au récit de Tacite, non seulement de mémoire, mais encore en relisant à certains endroits ses autres sources, que les intercalations, celles surtout de la seconde espèce, n'aient laissé aucune trace[160]. Et l'on ne peut tirer aucun parti contre cet argument de formules telles que Φασι, λέγουσι, etc. Elles ne sont pas l'indice des recherches personnelles de Plutarque, mais bien la preuve de sa fidélité à l'égard de la source : dans le passage, par exemple, où il énumère ceux à qui l'on a attribué le principal rôle dans le meurtre de Galba[161], il emploie des formules de ce genre qui reproduisent exactement celles du passage correspondant de Tacite[162]. Qu'il y ait communauté de source ou que Tacite soit la source de Plutarque, Plutarque s'est donc, pour ainsi dire, paré des recherches de la source. Il a été plus loin : avec ces formules indéterminées, il a transcrit parfois des citations nominatives : celle de Cluvius Rufus[163], puisqu'elle se retrouve, nous le verrons bientôt, dans Suétone, qui est indépendant de Plutarque, et très probablement aussi celle de Secundus[164]. Lui qui se donnait de la sorte un faux air de savoir, aurait-il modestement dissimulé son véritable savoir ? Lui qui présentait, tout à fait comme s'il avait été sien, le résultat des recherches d'autrui, aurait-il résisté, en s'interdisant de citer ses sources secondaires, au légitime désir de faire valoir ses recherches personnelles ? Il a cité Mestrius Florus, qui lui avait donné oralement un détail sur la bataille de Bedriacum ; il s'est cité lui-même à propos du tombeau d'Othon, qu'il avait vu à Brixellum : il aurait cité pareillement ses sources autres que la principale, s'il en avait eu. En outre, si l'on ne se laisse pas éblouir par l'air spécieux de la théorie et si l'on y regarde de près, on voit qu'elle ne rend pas compte de tout, tant s'en faut. Croira-t-on, par exemple, que Plutarque, transcrivant librement ou reproduisant de mémoire le récit de Tacite sur la révolte des prétoriens et l'invasion du Palatium, où l'empereur Othon donnait un festin aux grands personnages de Rome[165], se soit souvenu juste à point, d'après une autre source, du nombre des centurions massacrés par les soldats et des convives d'Othon, deux détails précis qui n'étaient pas dans Tacite ; ou qu'il se soit interrompu, lui, Plutarque, dont les inexactitudes ne se comptent pas, pour aller chercher ces deux nombres dans le livre oà il se rappelait les avoir vus ? Enfin, le tort le plus grave de la théorie, c'est qu'elle n'explique pas le rapport, que nous étudierons au chapitre deuxième, de Suétone avec Plutarque et Tacite. Ceci la condamne irrémissiblement.

2. Il ne reste donc qu'une explication, et elle s'impose comme nécessaire, la communauté de source. D'ailleurs, si elle a soulevé de nombreuses objections, il n'en est pas une seule que l'on ne puisse aisément réfuter. Les unes sont tirées de la comparaison même des textes de Plutarque et de Tacite. Il y a, disent Lange[166] et Lezius[167], des endroits de Plutarque où il semble avoir mal compris Tacite, des erreurs de Plutarque qui ne s'expliquent que s'il a suivi Tacite. Les citations qu'ils produisent à l'appui de cette opinion nous montrent qu'elle repose la plupart du temps sur des conjectures gratuites. Ainsi, Tacite dit que la femme de Cécina était insignis equo ostroque (II, 20), Plutarque qu'elle suivait son mari, avec une escorte de cavaliers, à cheval elle-même et brillamment parée (Othon, 6, 23-25). Il semble[168], dit Lezius, que la pourpre se rapporte dans Tacite au cheval monté par Salonina ; Plutarque aura mal compris Tacite et l'aura rapportée à Salonina. L'interprétation est tout à fait suspecte. Pour ma part, je serais porté à croire que la pourpre appartient à Salonina et non à son cheval. Quoi qu'il en soit, on ne eut évidemment pas fonder sur de telles raisons une objection à la communauté de source. Quand il y a vraiment une méprise de la part de Plutarque, elle s'explique aussi bien avec la source commune : Plutarque (Othon, 12, 28-36) dit que les gladiateurs, à la bataille de Bedriacum, furent vaincus par les auxiliaires bataves, s'enfuirent vers le- P6 et rencontrèrent des cohortes ennemies placées là, qui les massacrèrent. Il s'est trompé : le combat des Bataves (Vitelliens de la rive droite) et des gladiateurs (Othoniens de la rive gauche) est distinct de la grande bataille. Cela ressort clairement de Tacite, II, 43. Mais l'erreur, quoi qu'en dise Lezius, qui d'ailleurs n'ose pas être très affirmatif, a pu être commise sur le texte d'une source commune aussi bien que sur celui de Tacite, qui, en cet endroit, ne présente pas de difficulté.

Un lecteur intelligent de la phrase : Accessit recens auxilium, Varus Alfenus cum Batavis, fusa gladiatorum manu, quam navibus transvectam obpositæ cohortes in ipso flumine trucidaverant : ita victores latus hostium invecti, ne peut s'y tromper : obpositæ cohortes se rapporte clairement à Batavis. La vérité est que Plutarque a défiguré tout ce récit pour avoir reproduit de mémoire sa source, la source commune.

Gerstenecker[169] et Lezius[170] signalent des ressemblances frappantes, des particularités correspondantes des deux récits, qui se conçoivent mieux si Tacite est la source de Plutarque, ou même ne se conçoivent pas autrement. Ainsi, l'absence de Gallus, motivée au conseil de guerre par Plutarque et par Tacite, n'est motivée par l'un ni par l'autre, ni à la bataille des Castors, qui est antérieure au conseil de guerre, ni à la bataille de Bedriacum, qui est postérieure. De même les deux auteurs sont muets sur la prise de Crémone par les Vitelliens. Nous avons vu, dans le parallèle, que cette dernière affirmation n'est pas exacte en ce qui concerne Tacite. Quant à l'autre particularité, il était naturel que l'absence de Gallus fût indiquée et motivée seulement à l'endroit où ce détail avait son importance, c'est-à-dire au récit du conseil de guerre. La bataille des Castors et celle de Bedriacum ont pu se livrer et se sont livrées sans Gallus. Mais au conseil de guerre on a voulu avoir l'avis de Gallus : il n'a pu le donner que par lettre ; il était absent par suite d'un accident de cheval : l'historien est bien obligé de le dire. Il n'avait, au contraire, nullement besoin de dire que Gallus n'était pas aux deux batailles. On peut donc, sans la moindre invraisemblance, admettre qu'un troisième auteur, la source commune, offrait relativement à cette absence de Gallus la même particularité que Tacite et Plutarque.

Gerstenecker[171] relève dans le récit de Plutarque certaines suppressions ou rectifications qui montrent qu'il est dérivé du récit de Tacite. Ils racontent tout à fait de la même façon la réconciliation de Celsus et d'Othon[172]. — J'ai indiqué, dans le parallèle, des différences assez sensibles entre les deux versions. — Mais le jugement sur la fidélité de Celsus manque dans Plutarque. Or Plutarque, quand il parle des intrigues contre Othon avant la bataille décisive[173], nomme Celsus, et non, comme Tacite, Paulinus[174] ; après la bataille, il fait jouer à Celsus le rôle principal dans la capitulation[175]. La différence en question n'est donc pas fortuite et ne peut s'expliquer si les deux auteurs sont indépendants. D'une part, la concordance frappante des deux récits, de l'autre, cette divergence, qui est le résultat d'une correction, prouvent que Tacite est la source de Plutarque. Le raisonnement n'est-il pas bizarre et ne serait-il pas plus naturel de conclure qu'il y a communauté de source, que Tacite a passé sous silence certains actes de Celsus et ajouté le jugement si favorable, si peu justifié, en somme, par la conduite de Celsus, même si l'on s'en rapporte à son propre récit[176] ; qu'il a, en un mot, altéré la source en faveur de Celsus ? De même, parce que Plutarque[177] trouve insuffisante l'explication donnée par Tacite[178] du grand nombre des morts de Bedriacum, et parce qu'il accepte[179] comme plausible, quand il énumère les motifs qui ont pu décider Othon à l'action immédiate, une opinion que Tacite réfute[180], Gerstenecker croit avoir la preuve que Plutarque, dont le texte, en ces deux passages, offre de grandes ressemblances avec celui de Tacite, a rectifié Tacite lui-même. La communauté de source rend au moins aussi bien compte de ces rapports : dans le premier cas, c'est Tacite qui reproduit la source et Plutarque qui la corrige, frappé par les détails que lui a donnés sur l'amoncellement des cadavres Mestrius Florus ; dans le second, c'est Plutarque qui reproduit la source et Tacite qui rejette l'explication comme invraisemblable.

Enfin, dit Gerstenecker, le récit des opérations de la guerre entre Othon et Vitellius est tellement confus dans Plutarque, qu'il doit dériver d'un récit déjà inexact, du récit de Tacite. Mais l'inexactitude n'est point particulière à cette biographie de Plutarque : c'est un caractère général de ses biographies romaines, surtout quand il s'agit de guerres. D'ailleurs, en affirmant que Plutarque a puisé, pour raconter ces opérations militaires, dans Tacite et non à la même source que Tacite, Gerstenecker affirme implicitement que la source de Tacite lui était supérieure en précision dans cette partie du récit. Or, si Tacite a pu donner une reproduction inexacte d'un original exact, pourquoi Plutarque, moins intelligent, moins compétent, simple biographe, n'aurait-il pas pu faire du même original une copie encore moins exacte[181] ?

3. A côté de ces objections tirées de rapprochements entre les deux textes, il convient d'en mentionner une autre qui, au premier aspect, semble résulter du texte de Tacite. Si l'explication du rapport de Tacite et de Plutarque par la communauté de source est la vraie, Tacite, dans la partie des Histoires qui correspond au Galba et à l'Othon, a reproduit une source principale et presque unique. Cette conséquence nécessaire de l'explication n'est-elle pas incompatible avec les affirmations de Tacite ? Souvent, il mentionne des opinions ou des témoignages, il cite sur le même fait des versions différentes. Voici la liste des passages de ce genre pour la partie des Histoires qui est en question :

I, 7. Fuere qui crederent... (meurtre de Fonteius Capito).

14. Pisonem Licinianum arcessi jubet, sen propria electione, sive, ut quidam crediderunt, Lacone instante...

17. Pisonem ferunt... (attitude de Pison au moment de l'adoption).

23. Sed sceleris (l'assassinat de Galba) cogitatio incertum an repens.

31. Quod postea creditum est... (la cohorte de garde était-elle hostile à Galba ?)

34. Multi arbitrabantur... (à propos du bruit de la mort d'Othon).

41. Atilium Vergilionem fuisse tradunt.

Extremam ejus (de Galba) vocem, ut cuique odium aut admiratio fuit, varie prodidere. Alii suppliciter interrogasse... plures obtulisse...

De percussore non satis constat : quidam... alii... crebrior fama tradidit...

42. De quo (Vinius) et ipso ambigitur... (quelles furent ses dernières paroles ?).

I, 44. Nullam cædem Otho majore lætitia (que celui de Pison) excepisse... dicitur.

66. Sed fama constant fuit ipsum Valentem magna pecunia emptum (par les Viennois).

78. Creditus est (Othon) etiam de celebranda Neronis memoria agitavisse.

90. In rebus urbanis Galeri Trachali ingenio Othonem uti credebatur.

II, 2. Fuerunt qui accensum desiderio Berenices reginæ (il s'agit de Titus) vertisse iter crederent.

3. Conditorem templi regem Aeriam vetus memoria, quidam ipsius deæ nomen id perhibent. Fama recentior tradit... (Digression sur Vénus Paphienne).

8. Tunc servus e Ponto, sive, ut alii tradidere... (le faux Néron).

21. In eo certamine pulcherrimum amphitheatri (de Crémone) opus... conflagravit, sive ab oppugnatoribus incensum... sive ab obsessis... Municipale vulgus... fraude inlata ignis alimenta credidit a quibusdam e vicinis coloniis...

37. Invenio apud quosdam auctores... (velléités d'accord entre Othoniens et Vitelliens).

42. Is rumor (le bruit que les Vitelliens passeraient aux Othoniens) ab exploratoribus Vitellii dispersus, an in ipsa Othonis parte seu dolo seu forte surrexerit, parum compertum.

49. Noctem quietam (Othon), utque adfirmatur, non insomnem egit.

50. Ut conquirere fabulosa et fictis oblectare legentium animos procul gravitate cœpti operis crediderim, ita vulgatis traditisque demere fidem non ausim. — Die... incolæ memorant... (prodige qui accompagna la mort d'Othon).

Ces citations ne sont-elles pas la preuve des recherches personnelles de Tacite ? Ne faut-il pas en conclure qu'il a travaillé, non d'après un seul original, mais sur une grande quantité de matériaux réunis par lui-même ? Toutes les fois que Tacite n'affirme pas formellement que le travail d'investigation dont nous signalons les traces est son travail personnel, il est au moins possible qu'il en soit autrement. Pour que cette possibilité se change, dans la plupart des cas[182], en probabilité et même en certitude, si l'on veut bien considérer toutes les raisons que le parallèle nous a fournies de croire à la communauté de source, il suffit de démontrer qu'une fois Tacite a trouvé une citation de ce genre dans sa source et l'a transcrite : la comparaison de Tacite avec Suétone nous mettra en mesure de faire cette démonstration. Nous relèverons en effet, dans le chapitre 20 du Galba de Suétone, qui n'a pas eu Tacite pour source[183], une formule de citation tout à fait équivalente à celle que Tacite emploie au chapitre 41 du premier livre, en rapportant les dernières paroles de Galba[184]. La démonstration ne s'applique pas, bien entendu, aux cas où Tacite affirme qu'il a fait lui-même les recherches. Mais il n'y en a qu'un dans la partie des Histoires qui correspond aux deux biographies de Plutarque, et il ne prouve rien contre la théorie de la communauté de source. Tacite, ayant à réfuter une version, qu'il trouve invraisemblable, sur les motifs qui poussèrent Othon à brusquer la bataille décisive, l'introduit par la formule : Invenio apud quosdam auctores (II, 37). Nous montrerons plus loin[185] que, très probablement, derrière ce pluriel indéterminé se cache le nom seul de la source commune. Mais, même en admettant que Tacite ait consulté, ici et en quelques autres endroits, plusieurs sources, rien ne nous force à abandonner notre système : Tacite a pu éprouver de temps en temps le désir de savoir si telle opinion, par exemple cette opinion étrange sur les motifs de la précipitation d'Othon, était particulière ou non à sa source principale, et la contrôler au moyen de sources secondaires[186] ; cela n'implique nullement que Tacite ait fait, pour la partie de son ouvrage qui nous occupe, un travail considérable d'investigations personnelles, et n'infirme en aucune façon les preuves de l'existence d'une source principale et presque unique.

4. Nous arrivons enfin à l'objection capitale. Si Tacite, dit-on[187], avait reproduit, avec la fidélité parfois littérale qu'implique l'hypothèse de la communauté de source, un seul auteur et un auteur presque contemporain, puisque, entre l'époque où il a écrit ses Histoires et les événements qu'il raconte dans les premiers livres, il n'y a pas même une quarantaine d'années, on ne concevrait pas l'admiration, attestée par Pline le Jeune[188], qui accueillit son ouvrage et qui fut le point de départ de sa renommée traditionnelle. Sans cette objection, l'indépendance de Plutarque par rapport à Tacite serait aujourd'hui reconnue de toit le monde, et l'on ne s'acharnerait pas à force de subtilités contre l'évidence du fait, si on ne le jugeait incompatible avec l'opinion des contemporains et de la postérité sur Tacite. Et pourtant l'incompatibilité n'est qu'apparente : elle existe si nous prêtons aux anciens nos idées modernes sur le rôle de l'histoire et les devoirs de l'historien ; elle n'existe pas si nous nous mettons à leur place et si nous voulons bien tenir compte de leur façon de voir.

Ne pas remonter aux sources premières tant qu'on n'y est point obligé, travailler autant qu'on le peut avec des matériaux de seconde main, c'est la méthode généralement suivie par les historiens de l'antiquité classique. Voyons en particulier le cas de Tite Live, le plus illustre parmi les devanciers romains de Tacite. Sauf de rares exceptions, il ne consulte pas les documents originaux ; il compose son récit d'après les récits de ses précurseurs, les annalistes, et d'après celui du Grec Polybe[189]. Ces emprunts n'empêchent nullement son ouvrage d'exciter une admiration au moins comparable[190] à celle qu'excitera plus tard l'ouvrage de Tacite. Ses lecteurs, moins exigeants que nous autres modernes, n'estimaient point qu'il eût fait en cela rien de blâmable et trouvaient sa conduite toute naturelle. De Tite Live à Tacite les idées n'avaient pas changé ; nous en avons la preuve saisissante dans une lettre très connue de Pline le Jeune[191]. Titinius Capito lui a conseillé de composer un ouvrage historique ; il y est tout disposé, quoiqu'il ne se fasse pas illusion sur les difficultés de l'entreprise. Mais quel sujet choisira-t-il ? S'il prend un sujet ancien, déjà traité par d'autres, les matériaux seront prêts, mais il faudra comparer les sources, les contrôler l'une par l'autre, travail pénible : Tu tamen jam nunc cogita quæ potissimum tempora aggrediar..... Vetera et scripta aliis ? Parata inquiaitio, æd onerosa collatio. Ainsi Pline ne croit pas qu'il y ait lieu de recommencer le travail d'investigation déjà fait par d'autres, de réunir et de contrôler des documents originaux, de faire en un mot une œuvre neuve par le fond. Telles sont les idées d'un contemporain de Tacite, qui fut son ami intime, le confident de ses travaux et son fervent admirateur. Telles sont aussi certainement celles de Tacite. Il est même très vraisemblable que cette lettre à Capiton fut écrite au moment où venaient de paraître les premiers livres des Histoires[192], sous l'impression toute récente du brillant succès qu'ils avaient obtenu ; en sorte que Pline a dû songer, en définissant ce qu'il aurait à faire, à ce que Tacite venait lui-même de faire.

Quand il travaillait de seconde main, Tacite ne faisait donc que suivre la méthode traditionnelle : usant d'un droit incontesté, il ne risquait en rien d'amoindrir, aux yeux de ses contemporains, la valeur de son œuvre. Tant que les écrivains antérieurs lui fournirent des matériaux tout prêts, il les utilisa ; lorsque cette ressource lui manqua, mais alors seulement, il dut se livrer lui-même aux recherches dont il s'était dispensé jusque-là, conformément à l'usage. A quel point de son récit commença pour lui cette obligation, nous chercherons plus tard[193] à le savoir, au moins approximativement. Il est certain qu'il eut à réunir les matériaux pour le règne de Domitien. Aussi est-ce d'événements de ce règne qu'il s'agit dans une lettre[194] où Pline le Jeune parle de la diligentia de Tacite et de ses recherches dans les documents originaux, dans les acta publica. Aux temps que le même Pline, dans sa lettre à Capiton, appelle vetera et scripta aliis avaient alors succédé pour l'historien ceux qu'il appelle intacta et nova. La distinction est essentielle. Nous ne faisons nullement injure à Tacite quand nous refusons, le plus souvent, de voir, dans les citations de versions différentes et autres formules du même genre, des traces de son travail personnel, et quand nous revendiquons pour sa source le mérite de ces recherches. Cela ne le met pas le moins du monde dans un état d'infériorité par rapport à cette source. L'historien que Tacite a suivi ne lui était, au point de vue qui nous occupe, ni supérieur ni inférieur ; il n'avait pas une conception plus scientifique et plus moderne de l'histoire. Mais il racontait des événements contemporains, non encore racontés, intacta et nova, quand il traitait des règnes de Galba et d'Othon, et Tacite des événements passés, déjà racontés par d'autres, vetera et scripta aliis. S'il y avait, dans l'ouvrage de la source commune, une partie consacrée à des événements de cette dernière catégorie, nous pouvons être assurés qu'elle avait été composée suivant la méthode traditionnelle, c'est-à-dire de seconde main. L'auteur ne s'était mis, comme Tacite, à faire le travail préparatoire d'investigation que là où il y avait été obligé.

Non seulement un historien ancien ne se fait pas scrupule d'emprunter à ses devanciers les matériaux déjà ordonnés et travaillés de son ouvrage, mais parmi ses devanciers il en est un, le meilleur à ses yeux, qu'il prend spécialement pour guide. Celui-ci joue le rôle de source principale ; les autres n'ont que la situation inférieure de sources secondaires[195]. L'historien, en d'autres termes, ne fond pas ensemble tous les récits antérieurs : il en choisit un qui lui sert de base, et il le complète ou le corrige au moyen des autres, avec plus ou moins de continuité et de soin. C'est ce que Pline entend par cette collatio qu'il qualifie d'onerosa. Nous aurons à voir comment Tacite s'en est acquitté[196]. Mais nous ne serions pas fondés à repousser comme invraisemblable l'hypothèse de la communauté de source parce qu'en l'admettant il faut admettre aussi que le premier livre des Histoires et la première moitié du second sont, en gros, la reproduction d'une seule source. Tite Live, lui aussi, avait eu partout une source principale qu'il suivait de près[197]. Nous sommes en mesure de le comparer avec l'une de ses sources principales, Polybe, et cette comparaison est instructive. Elle nous montre jusqu'à quel degré de fidélité dans la reproduction de son modèle un historien de génie a cru pouvoir aller sans avoir à craindre le reproche de plagiat. Que l'on n'objecte pas qu'entre Polybe et Tite Live il y avait un siècle de distance, tandis que Tacite et l'écrivain dont nous voulons faire sa source principale[198] étaient presque contemporains. Car il y a tout lieu de croire que Tite Live s'était conduit, à l'égard des plus récents annalistes qui lui servirent de source, comme à l'égard de Polybe[199]. Ce qu'il y a de vrai, c'est que l'emploi des sources secondaires a dû être très rare dans la partie des Histoires qui nous a occupés jusqu'ici, plus rare que dans les livres conservés de Tite Live. Mais cela n'a rien de surprenant : plus l'historien approche des événements tout à fait contemporains, moins sont nombreux les récits antérieurs, les éléments de la collatio.

Quoiqu'il ait reproduit, et reproduit de près, une source presque unique dans les premiers livres de ses Histoires, Tacite a été salué comme un grand historien dès l'apparition de ces premiers livres, parce que pour les anciens, dans l'histoire, l'essentiel était la forme. Pour nous l'histoire est à la fois une science et un art ; les anciens, les Romains en particulier, quand ils mettaient à part leurs préoccupations patriotiques, politiques et morales, ne la considéraient guère que comme un art. L'opinion de Cicéron est bien connue. Historia vero..... qua voce alia nisi oratoris immortalitati commendatur ? fait-il dire dans le De oratore[200] à Antoine, qui représente évidemment sa façon de voir personnelle. Et d'où vient que Rome n'a pas encore de grand historien qu'elle puisse opposer à Hérodote, à Thucydide, aux autres illustres Grecs[201] ? Minime mirum..... si ista adhuc nostra lingua inlustrata non sunt. Nemo enim studet eloquentiæ nostrorum hominum, nisi ut in causis atque foro eluceat ; apud Græcos autem eloquentissimi homines, remoti a causis forensibus, cum ad ceteras res inlustres tum ad historiam scribendam se applicaverunt. Naturellement, il se croit lui-même très bien doué pour écrire l'histoire : n'a-t-il pas un très grand talent d'orateur ? Voici ce qu'il se fait dire par Atticus au début du De legibus[202] : Postulatur a te jam diu et flagitatur potius historia ; sic enim putant, te illam tractante, effici posse ut in hoc etiam genere Græciæ nihil cedamus..... Abest enim historia litteris nostris..... Potes autem tu profecto satis facere in ea, quippe cum sit opus, ut titi quidem videri solet[203], unum hoc oratorium maxime. Il est tout disposé à faire ce qu'on attend ainsi de lui : Intellego equidem, répond-il[204], a me istum laborem jam diu postulari, Attice ; quem non recusarem, si mihi ullum tribueretur vacuum tempus et liberum. Cornelius Nepos[205] partage cette foi que Cicéron avait en ses propres aptitudes historiques : Ille fuit unus qui potuerit et etiam debuerit historiam digna voce pronuntiare, quippe qui oratoriam eloquentiam, rudem a majoribus acceptam, perpoliverit.

Sans doute les anciens sentent et proclament qu'en histoire l'éloquence n'est pas tout, qu'il y faut de la bonne foi. Nam quis nescit primam esse historiæ legem ne quid falsi dicera audeat, deinde ne quid yeti non audeat, dit Cicéron[206]. Mais celui-là seul où vraiment un historien digne de ce nom qui, en même temps que sincère, est éloquent[207]. Age vero, inquit Antonius, qualis oratoris et quanti hominis in dicendo putas esse historiam scribere ?Si, ut Græci scripserunt, summi, inquit Catulus ; si, ut nostri, nihil opus est oratore, satis est non esse mendacem. D'ailleurs, quelle idée imparfaite et bizarre ils se font de la véracité qui convient à l'historien, et comme on voit bien que ce n'est pas elle qui tient la première place dans leurs préoccupations ! L'habitude de remplacer par des discours fictifs les discours réels, même quand il eût été facile de se les procurer, ne dénote-t-elle pas une conception très imparfaite du devoir de l'historien ? Des morceaux d'un autre style, parfois d'un style grossier ou suranné, auraient nui à l'unité de couleur et déparé la beauté artistique de l'œuvre. Le souci de la dignité l'emporte sur celui de la vérité. Tite Live ne reproduit pas les vrais discours de Caton, qu'il pouvait lire dans les Origines ; Tacite refond le discours de Claude[208], qui existe encore aujourd'hui. Les meilleurs, les moins éloignés de la conception moderne, Thucydide et Polybe, ne sont pas exempts de ce préjugé. Un historien qui se donne ainsi la liberté de mentir afin de bien dire, dans les discours, s'inquiétera-t-il uniquement, s'inquiétera-t-il avant tout de dire vrai dans la narration[209] ? Enfin, la méthode de travail que nous décrivions tout à l'heure n'a pu être adoptée que par des historiens pour qui la forme avait encore plus de prix que le fond. S'ils avaient été, autant qu'il l'eût fallu, préoccupés de dire la vérité, ils auraient pris le meilleur moyen de la savoir, qui était de puiser aux sources premières. Nous avons le droit d'attribuer une importance très inégale aux deux motifs par lesquels Tite Live, en commençant sa préface, explique la multiplicité des ouvrages sur le sujet qu'il va traiter : .... quippe qui cum veterem tum vulgatam esse rem videam, dum novi semper scriptores aut in rebus certius aliquid allaturos se aut scribendi arte rudem vetustatem superaturos credant[210]. Quant à lui, en dehors de son admiration patriotique pour les gloires de Rome, ce qui l'a poussé à écrire l'histoire, c'est, manifestement, bien moins l'espoir d'apporter dans les faits plus de certitude que celui de surpasser tous ses devanciers par la beauté de la forme.

L'histoire est une province de l'éloquence. Voilà pourquoi dans la liste des historiens romains, de Salluste à Tacite, on ne trouve guère que des noms d'orateurs ou d'hommes nés et dressés pour la carrière oratoire, mais que les circonstances en ont éloignés. Il est évident que Salluste et Tite Live ont été instruits dans l'art de bien dire ; venus trop tard pour s'illustrer au forum, ils cherchèrent dans l'histoire un noble emploi de leur talent. Voici ce que Tacite dit de Servilius Nonianus, qui fut avec Aufidius Bassus le plus brillant représentant de l'historiographie romaine dans la génération qui suivit celle de Tite Live : Servilius diu foro, mox tradendis rebus romanis celebris[211] ; et de Cluvius Rufus, qui écrivit un peu après Servilius : Qui perinde dives et eloquentia clarus nulli unquam sub Nerone periculum facessisset[212]. Servilius et Cluvius, avant d'être historiens, eurent donc une carrière oratoire. Tacite lui-même, quand il se mit à écrire l'histoire, partageait depuis longtemps avec son ami Pline le Jeune le premier rang au barreau. Et si Capiton conseille à Pline, au moment sans doute où Tacite vient de se faire connaître comme historien, de composer un ouvrage historique, c'est, naturellement, à cause de son éloquence : pourquoi ne serait-il pas, dans cette nouvelle carrière aussi, le rival de Tacite ? Ainsi, à Rome, on ne naît pas historien, on le devient on le devient par l'étude et la pratique de l'éloquence.

C'est le chemin qu'a pris Tacite. Au reste, ses idées sur l'importance des qualités oratoires dans le genre historique sont bien celles de Cicéron, et le souci de la beauté littéraire le préoccupe tout autant que ses devanciers. Les éloges qu'il décerne à quelques-uns d'entre eux sont caractéristiques. Tantôt il vante à la fois leur éloquence et leur impartialité. Avant la bataille d'Actium, dit-il, beaucoup d'écrivains ont raconté l'histoire du peuple romain pari eloquentia ac libertate[213]. Il fait dire à Cremutius Cordus[214] : Titus Livius eloquentiæ ac fidei præctarus in primis. Tantôt il ne parle que de leur éloquence : dans le Dialogue[215], de celle d'Aufidius Bassus et de Servilius Nonianus ; dans l'Agricola[216], de celle des historiens qui ont décrit avant lui la Bretagne, Tite Live et Fabius Rusticus en particulier ; dans les Histoires[217], de celle de Cluvius ; dans les Annales[218], de celle de Servilius. Le passage de l'Agricola mérite une attention spéciale. Tacite rectifie les données géographiques de ses devanciers sur la Bretagne, au moyen des renseignements acquis par les explorations d'Agricola : Ita quæ priores nondum comperta eloquentia percoluere, rerum fide tradentur. Sur la forme de l'île il produit et réfute l'opinion de Tite Live et de Fabius Rusticus. On s'attendrait à lire qu'il a choisi ces deux auteurs parce que ce sont les plus sérieux, ceux qui passent pour être les mieux renseignés ; et c'est leur éloquence qu'il loue : Livius veterum, Fabius Rusticus recentium eloquentissimi auctores. N'y a-t-il pas là une précieuse indication sur les goûts de Tacite, une indication dont nous pourrons tirer parti quand il s'agira de savoir quelles ont été ses sources et comment il les a reproduites ? De ces jugements que Tacite porte sur ses devanciers il convient de rapprocher le passage des Annales où il compare, non sans envie, sa matière à celle des historiens du passé : Ingentia illi bella..... plebis et optimatium certimina libero egressu memorabant ; nobis in arto et inglorius labor[219]. Sans doute Un tel sujet, dit-il, ne manque pas d'utilité, mais il manque d'agrément[220]. Et il regrette, on le voit bien, que la nature des faits racontés ne lui permette pas de déployer toutes les ressources de son éloquence. Plus loin encore[221], il se plaint et s'excuse de la monotonie de son récit. Tout cela nous montre clairement qu'au temps de Tacite[222], comme au temps de Cicéron, on jugeait les œuvres historiques surtout par leur valeur littéraire, et qu'il n'y a pas contradiction entre l'accueil fait par les contemporains aux premiers livres des Histoires[223] et l'hypothèse d'une source presque unique, si Tacite lui était incomparablement supérieur par la forme[224].

Mais, avec l'hypothèse de la communauté de source, reste-t-il à Tacite cette originalité de la forme à laquelle surtout nous attribuons l'éclatant succès de son ouvrage ? Entre Tacite et Plutarque nous avons souvent constaté des ressemblances d'expression, parfois saisissantes. Si, au lieu de la copie grecque de Plutarque, nous avions le texte latin de la source commune, il est sûr que le nombre de ces ressemblances littérales ou à peu près augmenterait considérablement. Cependant, pour qui voudrait bien tenir compte non pas de leur nombre absolu, mais de leur importance par rapport à l'ensemble, que seraient-elles ? Quelques traits perdus. De ces ressemblances toutes locales à une reproduction servile il y a loin. D'ailleurs, nulle part il n'est certain que Tacite ait copié purement et simplement le texte de la source ; partout, du moins, entre le texte de Plutarque et celui de Tacite, il y a une différence qui est presque toujours à l'avantage de Tacite[225]. Il n'y avait donc pas dans ces emprunts de détail de quoi amoindrir son mérite original aux yeux des contemporains. Ils ne les choquèrent pas plus que les contemporains de Virgile et d'Horace n'avaient été choqués de trouver dans leurs œuvres des imitations manifestes d'Ennius ou de Lucrèce.

Le style de Tacite est très original ; mais cela ne veut pas dire le moins du monde qu'il ne doive rien au style de ses devanciers, prosateurs ou poètes, qu'il soit une création de toutes pièces. On y a reconnu[226] l'influence de Virgile, de Salluste, de Tite Live, de Sénèque. Que de rapprochements encore il serait possible de faire, si la plupart des prosateurs du siècle n'étaient pas perdus ! M. Egger[227] nous met sagement en garde contre l'opinion qui exagère l'originalité de Tacite : Cette sûreté peut induire à quelques excès ; quand on songe que tous les historiens, que presque tous les documents que Tacite avait sous les yeux, sont aujourd'hui perdus, et qu'il est, avec son ami Pline le Jeune et avec Suétone[228], le seul représentant de la prose latine pour le demi-siècle qui s'étend de Néron au règne d'Hadrien, on se demande, si tel mot, telle forme, telle construction, que nous croyons propre à cet écrivain, n'était pas alors familière à plusieurs autres. Cremutius Cordus, Cluvius Rufus qu'il cite parfois, Aufidius Bassus, l'historien des guerres de Germanie, qu'il ne cite pas, n'ont-ils aucune part dans les néologismes d'expression et de syntaxe, dans les qualités comme dans les défauts de son style ? Lui qui a subi l'influence de plusieurs autres écrivains, n'était-il pas naturel qu'il subit celle de l'historien auquel il empruntait ses matériaux, et qu'avec le fond il lui prit, dans une certaine mesure et en homme de génie, la forme[229] ?

Les ressemblances observées entre Tacite et Plutarque portent parfois sur des expressions concises et antithétiques, visant à la profondeur et à l'effet, sur ce qu'on est convenu d'appeler des mots à la Tacite. S'il y a communauté de source, la source commune avait donc la même tournure d'esprit que Tacite ? Assurément. C'est une conception un peu enfantine, que de s'imaginer Tacite comme un individu isolé, sans rapport avec son milieu. M. Mommsen[230] l'a très bien dit, son originalité n'est que l'expression la plus parfaite d'une tournure d'esprit commune à ses contemporains de la haute société romaine, manifeste chez tous ceux que nous connaissons. La meilleure preuve, d'ailleurs, que ces prétendus mots à la Tacite[231], dont on retrouve l'équivalent dans Plutarque, ne furent pas nécessairement empruntés à Tacite lui-même, c'est que nous en trouvons d'autres dans Plutarque, dont nous chercherions vainement l'équivalent dans Tacite ; celui-ci par exemple : κενον μν ον ετε ατν[232] ετε λλον δεδοικς, ες πλιν κνιον παρπεμψε (Othon, 5, 4-6). Qu'on relise aussi le portrait de Galba (Galba, 29) et le discours d'Othon (Othon, 15). Le style de ces deux morceaux n'est pas sans ressemblance avec le style de Tacite, et cependant ce portrait et ce discours sont bien distincts des passages correspondants de Tacite (I, 49, et II, 47).

Mais, encore une fois, si l'originalité de Tacite n'est pas absolue, elle est indiscutable, et nous essayerons plus loin d'en déterminer les caractères exacts. Si, comme écrivain, il a subi l'influence de ses devanciers, de son milieu, et celle même de sa source dans les premiers livres des Histoires, son style, dans cette partie de l'ouvrage, comme dans tout ce qu'il a écrit ensuite, n'en est pas moins à lui. Du commencement des Histoires à la fin des Annales, il est un, quoique, pour toute la période qui s'étend de la mort d'Auguste à l'avènement de Vespasien, Tacite n'ait pas pu avoir la même source principale[233]. Du reste, on ne saurait arguer de cette unité contre l'hypothèse de la communauté de source, d'abord parce que tous les historiens que Tacite a pu prendre successivement pour guides, appartenant à peu près à la même époque de la prose romaine, avaient, au point de vue du style, une certaine parenté ; ensuite et surtout parce que la personnalité de l'écrivain était trop puissante chez Tacite pour être altérée sensiblement par l'influence de la source.

Enfin, si l'indépendance de Plutarque par rapport à Tacite est admise, il faut admettre aussi qu'avec le fond, qu'avec la forme parfois, Tacite doit à sa source principale beaucoup d'appréciations sur les personnes et sur les choses, qui lui sont communes avec Plutarque. Accepter ce corollaire, est-ce mettre en cause la liberté de jugement et même l'intelligence de Tacite, le réduire au rôle d'un esprit sans vigueur et sans activité, qui se dispense de réfléchir et donne un assentiment servile aux réflexions d'autrui ? Non ; c'est tout simplement reconnaître que Tacite n'avait pas l'esprit de contradiction. Très souvent, il a pensé que sa source avait bien jugé et il n'a pu que juger comme elle. Loin de l'avilir à nos yeux, cette attitude nous donne de lui la meilleure opinion : il était trop éclairé et trop noble pour affecter cette fausse indépendance de jugement qui consiste à prendre en tout le contre-pied des idées reçues. Là où il a cru qu'il y avait lieu de corriger les appréciations de la source, il ne s'en est nullement laissé imposer, nous le verrons[234], par son autorité.

Les objections que nous venons de passer en revue ne font rien perdre à l'hypothèse de la communauté de source[235]. Les preuves que le parallèle nous a fournies en sa faveur gardent toute leur force, et nous sommes en possession de ce résultat certain que, pour le premier livre des Histoires et la première moitié du second, Tacite a suivi une source principale, une source presque unique.

 

 

 



[1] Sur les preuves de l'authenticité du Galba et de l'Othon cf. Wiedemann, p. 3 sqq. — L. von Ranke, p. 285, émet cette conjecture bizarre que le Galba et l'Othon pourraient bien être, non pas à proprement parler un ouvrage de Plutarque, mais un écrit grec annoté par Plutarque, qui aurait ajouté, par exemple, l'introduction, les renseignements de Mestrius Florus (Othon, 14). Il est vrai que ces deux biographies ne ressemblent pas de tout point aux Vies parallèles ; mais les différences, dont nous aurons tout à l'heure à reparler, s'expliquent sans qu'il faille avoir recours à une telle hypothèse.

[2] D'après L von Ranke, p. 287, Tacite aurait eu pour source, non pas sans doute Plutarque, mais la relation grecque annotée par Plutarque ; et il aurait essayé de la fondre avec une autre source, avec une relation latine. La suite de notre étude montrera l'invraisemblance absolue de cette opinion, à laquelle on peut, d'ailleurs, opposer la question préalable, puisqu'elle ne pourrait être admise à la discussion que si l'hypothèse mentionnée dans la note précédente avait d'abord été démontrée.

[3] D'après Ritter (cf. Hasse, Corn. Tac. opera, p. XIII, note 47), quand Tacite écrivait dans l'Agricola, ch. 3 : Non pigebit... memoriam prioris servitutis... composuisse, les Histoires étaient déjà composées, mais encore inédites. Nipperdey, introd., p. XII sq., réfute cette opinion par d'excellentes raisons.

[4] Cf. Nipperdey, introd., p. 16, et son commentaire au passage cité.

[5] Sur la date de l'Agricola, cf. Mommsen, Zur Lebensgeschichte des jüngeren Plinius, p. 106, note 4 = Étude sur la vie de Pline le Jeune, p. 81, note 1.

[6] Cet argument est de Hasse, passage cité, p. XIII.

[7] Cf. Hirzel, p. 40. Hasse, passage cité, va trop loin quand il affirme que Tacite n'a pu parler ainsi qu'en songeant aux deux triomphes daciques. Le second est de 106.

[8] Pour la chronologie des lettres de Pline, cf. Mommsen, Hermes, 3, p. 31 sqq. = Étude sur Pline le Jeune, trad. C. Morel. Tous les résultats de cette remarquable discussion ne sont pas certains ; cf. Stobbe, Philologus, t. 30, p. 347 sqq., et C. Peter, ibid., t. 32, p. 698 sqq. Mais en ce qui concerne les dates sur lesquelles nous nous appuyons ici, s'il n'y pas accord complet entre Mommsen et J. Asbach, qui est le dernier à avoir traité cette question (Rhein. Mus., t. 36, p. 38 sqq.), du moins les divergences, que nous allons signaler, n'ont pas grande importance pour nous. — C'est aux pages 80 sqq. de la traduction française (p. 107 du texte) que Mommsen parle des relations de Tacite et de Pline. Voir aussi ce qu'il dit de la date des Histoires, Hermes, t. 4, p. 298.

[9] II, 1 et 11 ; III, 23. Cf. aussi I, 20. Si l'on s'en tient à la chronologie de Mommsen, aucune de ces lettres n'est postérieure à 102. D'après Asbach, les trois premiers livres contiennent des lettres dont les dates varient entre 97 et 104.

[10] Date donnée par Mommsen. D'après Asbach, les lettres des livres V et suivants sont de 106 à 109.

[11] ..... quo verius tradere posteris possis, dit Pline (VI, 16, 1).

[12] Toujours d'après la chronologie de Mommsen.

[13] Dans deux autres lettres (VII, 20 ; VIII, 7), qui sont à peu près de la même époque, il est question d'un ouvrage ou d'une partie d'ouvrage (Abram), envoyé par Tacite à Pline. Mommsen conjecture avec beaucoup de vraisemblance qu'il s'agit de livres isolés des Histoires.

[14] Cette opinion, émise par Mommsen, passages cités, n'a pas trouvé, à ma connaissance du moins, de contradicteur. Mommsen croit que l'ouvrage fut publié par livres isolés ; Nissen, que la première partie de la publication comprenait les livres I et II (Rhein. Mus., t. 26, p. 535 sq.) ; VVölfflin, Die hexadische Composition des Tacitus, p. 157 sqq., ne séparerait pas le 3e livre des deux premiers, avec lesquels il forme une triade.

[15] Hermes, t. 4, p. 197. — Raison déjà indiquée par Wiedemann, p. 45.

[16] Cf. Clason, Tac. u. Suet., p. 121 sq. — Nous avons mentionné plus haut l'explication de L. von Ranke.

[17] Cf. Lange, p. 11.

[18] Galba, 1, 3, 29 ; Othon, 9, 13, 15.

[19] Plutarque avait certainement écrit une vie de Néron : il y renvoie lui-même, par la formule ώσπερ εΐρηται, au chapitre 2 du Galba. — D'après le catalogue de Lamprias (cf. le mot Lamprias, dans Pauly, Realencyclopædis), il avait raconté les vies des empereurs depuis Auguste jusqu'à Vitellius.

[20] Cf. Lezius, p. 72.

[21] Galba, 3, et peut-être 29. — Othon, 9. Cf. notre parallèle à ces passages.

[22] Le quatrième, d'après Th. C. Michælis, De ordine vitarum parallelarum Plutarchi, Berlin, 1875. Mais les résultats de cette dissertation sont loin d'être certains.

[23] Ou plutôt avant 98. Car, d'après J. Asbacb, Analecta historica et epigraphica latina, Bonn, 1878, p. 16 sqq., Verginius serait mort, et Tacite aurait été consul, seulement en 98. Cette conclusion a été contestée pourtant par E. Klebs, Das Consulatjahr des Geschichtschreibers Tacitus, Rhein. Mus., t. 44, p. 273-279.

[24] Cf. Clason, Tac. u. Suet., p. 120 sq.

[25] De EI apud Delphes, 1 et 17.

[26] De sollertia anim., 19.

[27] Hirzel, Wiedemann, Herm. Peter, Mommsen (Hermes, t. 4), Nissen, Puthl, Kuntze.

[28] Clason (Plut. u. Tac.), Lange, Krauss, Gerstenecker, Lezius, Cornelius.

[29] Le récit de Plutarque commence à l'élévation de Galba à l'empire, et celui de Tacite seulement au 1er janvier 69. Le chapitre 1er du Galba et les chapitres 2 à 11 du 1er livre des Histoires sont des introductions.

[30] Mommsen, Hermes, t. II, p. 300, note 1, a corrigé avec raison ύπό Βετελλί. La vulgate, conservée par Sintonis, donne ύπό Τιγελλν, qui n'a pas de sens.

[31] Plutarque fait ici entre Othon et Paris un rapprochement qui est évidemment de lui et non de sa source.

[32] Dans les Annales (XIII, 45 sq.), Tacite raconte l'histoire d'Othon et de Poppée avec plus de détails qu'ici, mais d'après une autre source. C'est un point sur lequel nous insisterons plus loin (2e partie, ch. III,  § I).

[33] C'est par suite d'une méprise que Plutarque nomme l'un de ces affranchis Asiaticus. Nous connaissons un Asiaticus, affranchi de Vitellius (Tacite, II, 37, 93 ; IV, 11) ; ni Tacite ni Suétone ne parlent d'un Asiaticus affranchi de Galba.

[34] I, 24.

[35] Cf. I, 51 sqq.

[36] Tacite le nomme aussi, mais à un autre endroit (III, 66). Il est bien difficile d'admettre que Plutarque soit allé chercher si loin le renseignement. Il l'a trouvé tout simplement dans la source commune.

[37] Tacite ne parle pas du nombre des convives. Il dit : epulanti Vitellio. C'est un détail sans importance que Plutarque a pu ajouter de lui-même.

[38] Il ne dit pas à quelle date ; mais il est visible, d'après le contexte, que c'est quelque temps après la proclamation, puisque l'armée va se mettre en marche pour l'Italie.

[39] Plutarque avait-il, dans son Vitellius, repris plus en détail le récit de cette révolte ? C'est peu probable. Entre le Vitellius d'une part, le Galba et l'Othon d'autre part, il devait y avoir le même rapport qu'entre le Galba et l'Othon. Plutarque raconte la vie d'Othon antérieurement à son règne là où elle trouve sa place dans le Galba, et l'Othon commence avec le règne de cet empereur, sans retour sur le passé. De même le Vitellius devait commencer avec l'arrivée de Vitellius en Italie et à Rome après la mort d'Othon. Ces trois vies formaient une sorte d'extrait historique, plutôt qu'une série de biographies proprement dites. Cf. d'ailleurs § I, n° 3.

[40] Cf. Nipperdey-Andresen, à Ann., IV, 62.

[41] De morte Claudii Cassaris lud., c. 11 : Caius Cæsar Crassi filium vetuit Magnum vocari ; hic (Claudius) nomen illi reddidit, caput tulit. Occidit in una domo Crassum, Magnum, Scriboniam... Je mets entre Crassum et Magnum une virgule qui n'est pas dans la vulgate. Cf. Brotier, dans le Tacite de Lemaire, t. 5, p. 18, et Tillemont, t. I, p. 221 et 356 sq. Que le frère de Pison soit désigné par Magnus tout court, cela n'a rien de choquant : il est désigné de la même façon par Tacite (Hist., I, 48). Avec la leçon vulgaire il ne s'agit plus que de deux personnages : le frère et la mère de Pison ; mais ce texte peut encore servir à démontrer que Plutarque et Tacite ont puisé à la même source.

[42] D'après Nipperdey-Andresen, à Ann., XV, 33, ce ne serait pas le consul, mais son frère Crassus Scribonianus. C'est une erreur : Scribonianus vit encore en 69 et fait, avec Verania, les funérailles de son frère Pison (Tacite, Hist., I, 47). Il vit encore en 70 et Antonius essaye, dit-on, de l'engager dans une conspiration (Ibid., IV, 39). On ne connait que trois frères à Pison ; puisque Scribonianus lui a survécu et que Magnus est mort sous Claude, c'est bien le consul de 64 qui périt sous Néron. Cf. Heræus, à Hist., IV, 42, 2.

[43] Lezius le prétend, p. 31. C'est d'ailleurs, ici et en d'autres passages, système de tous ceux qui soutiennent que Plutarque a reproduit comme source principale Tacite. Nous y reviendrons (cf. § VII).

[44] Plutarque dit : ρξαμνου δ τ μν λγειν ν τ στρατοπδ, τ δ ναγινσκειν... Mommsen, Hermes,  t. 4, p. 306, note 4, pense que Plutarque a fait un contresens sur le texte de la source, qui avait employé ici les verbes legere et pronuntiare comme Tacite dans le passage correspondant... adoptari a se Pisonem exemplo divi Augusti et more militari, quo vir virum legeret, pronuntiat. Krauss, note 4, croit que Galba, comme naguère Nymphidius (cf. Plutarque, Galba, 14), avait apporté un discours écrit qu'il lut en partie et qu'en partie il récita de mémoire. Cette hypothèse est moins vraisemblable que celle de Mommsen, qui, pourtant, n'a que la valeur d'une conjecture.

[45] Cf. Lezius, p. 41.

[46] Cf. Lezius, p. 42.

[47] Plutarque ajoute ici, à l'usage de ses lecteurs grecs, une explication du mot tesserarius, qui n'était évidemment pas donnée par la source.

[48] C'est l'opinion de Clason, Plut. u. Tac., p. 6.

[49] Suétone, Galba, 19.

[50] Clason pense que l'attitude d'Othon a été imaginée par Plutarque.

[51] Cf. Lezius, p. 30.

[52] C'est l'avis de Clason, Plut. u. Tac., p. 8.

[53] La vulgate donne Κέλσου. Mommsen, Hermes, t. 4, p. 303, note 1, propose de lire Ίκελου (Icelus est un affranchi de Galba). Que l'erreur vienne de Plutarque ou d'un copiste, elle est, en effet, évidente. Celsus, délégué vers les détachements d'Illyrie, n'est pas encore de retour auprès de Galba (cf. Tacite, 39). D'ailleurs Tacite (33 à la fin) dit que l'opinion de Lacon fut soutenue par Icelus.

[54] N'est-ce pas ainsi qu'il faut entendre Ιολιος Αττικος τν οκ σμων ν τος δορυφροις στρατευμενος ? Tacite dit simplement speculator, et Suétone, Galba, 19, militi cuidam.

[55] Suétone, Galba, 19, néglige aussi la réponse. A cela rien d'étonnant : son récit est très sec ; d'ailleurs son attention est tellement tournée vers Galba, dont il fait ressortir le sang-froid, qu'il ne donne même pas le nom du soldat.

[56] Sans doute le récit de Plutarque n'est pas clair : il ne nous renseigne pas sur les endroits exacts où se passent tous ces incidents ; cf. Lezius, p. 56, note. Mais ce n'est pas une raison pour considérer comme une invention de sa fantaisie le projet de sacrifice à Jupiter, qui est très vraisemblable, puisque Galba croit, ou plutôt puisqu'on croit, autour de lui, qu'il est délivré d'un grand danger.

[57] Dion, LXIV, 6, ou plutôt son épitomateur Xiphilin, est d'accord avec Plutarque. Cf. Mommsen, Hermes, t. 4, p. 306, note. Nous y reviendrons ; cf. ch. II, § II. Cornelius, p. 2 sq., cherche vainement à montrer que l'erreur de Plutarque provient du texte même de Tacite.

[58] Dans Tacite, Hist., III, 14, il est question d'un Fabius Fabullus légat de la 5e légion dans l'armée de Cécina. Est-ce le même ? Tacite, Hist., I, 34, dit qu'Othon envoya une ambassade à l'armée de Germanie, que les ambassadeurs restèrent auprès de Vitellius et que les prétoriens de l'escorte furent renvoyés. Peut-être Fabullus faisait-il partie de cette escorte et demanda-t-il par exception à rester.

[59] La comparaison des récits de Tacite et de Plutarque avec celui de Suétone nous montrera plus loin que le biographe grec se trompe, selon toute apparence, en mettant Fabius au nombre de ceux qui furent désignés comme ayant égorgé Galba. Fabius a seulement coupé et outragé la tête de l'empereur.

[60] Ici Plutarque place une citation d'Archiloque, qui, sans aucun doute, a été ajoutée par lui.

[61] Détail qui n'est pas dans Tacite et que Plutarque a pu facilement ajouter de lui-même, grâce à sa connaissance de la topographie de Rome. Cf. Clason, Plut. u. Tac., p. 9.

[62] Cf. p. ex. Clason, 6, et Lezius, 70 sq.

[63] C'est ce qui résulte de la formule par laquelle commence IV, 5.

[64] Cf. aussi I, 7 : Venalia cuncta, præpotentes liberti.

[65] Cornelius, p. 4, voit dans ces ressemblances la preuve que Tacite est bien la source de Plutarque ; car, dit-il, Tacite a tiré ce jugement sur Galba non de ses sources, mais de lui-même. C'est ce qu'il faudrait démontrer.

[66] Nec Otho quasi ignosceret, sed, ne hostem metueret, conciliationes adhibens... le Plutarque : σπσατο κα διελχθη φιλανθρπως, κα παρεκλεσε τς ατας πιλαθσθαι μλλον τς φσεως μνημονεειν. La ressemblance est très sensible, sous le rapport de la clarté, Plutarque a tout l'avantage. Mais le texte de Tacite étant fort discuté dans ce passage, je n'insiste pas.

[67] Clason, p. 44, et Krauss, p. 56, n. 18, essayent vainement de le contester. Lezius, p. 80, le reconnaît et admet une source secondaire.

[68] Remarquons la ressemblance des transitions par lesquelles les deux récits sont introduits : Plutarque ... ωμαους πντας οδν εφρανεν οτως... Tacite : Par inde exultatio — il vient de raconter la grâce de Celsus ; de là une comparaison. Entre le récit de cette grâce et celui de la mort de Tigellin, Plutarque énumère d'autres actions d'Othon.

[69] Populus et miles, dit Tacite : il n'ajoute pas où. Plutarque, moins précis sur les personnes (τοΐς πολλοΐς), l'est davantage sur le lieu (έν τοΐς θεάτροις). Il est vrai qu'il aurait pu déduire cette indication de lieu du récit de Tacite.

[70] Othon, 7.

[71] Il est généralement admis aujourd'hui que la sédition eut lieu à Rome, dans le camp des prétoriens, et non à Ostie, garnison de la 17e cohorte. Cf. les éditeurs des Histoires, Orelli-Meiser, Heræus, etc., dans leurs notes, et Halm, dans son sommaire, ainsi que Wiedemann, 39, H. Peter, 41, Krauss, 11 et 27, Lange, 62, Lezius, 83 sq., etc. Cela résulte du texte de Tacite et encore plus clairement de celui de Suétone, Othon, 8. Ce qui a égaré Plutarque, c'est que dans sa source il était question à la fois d'Ostie, garnison de la cohorte dont l'appel à Rome fut le point de départ de la sédition, et du camp des prétoriens, aux portes de Rome, où la sédition éclata. Cette confusion s'explique aussi bien dans l'hypothèse de la communauté de la source que dans l'autre.

[72] Krauss, 7, accorde pour ce détail une source secondaire ; Clason, 9, n'y voit qu'une addition spontanée de Plutarque ; de même Lezius, qui donne, d'ailleurs, au passage en question un sens assez invraisemblable. — Peut-être, à la rigueur, pourrait-on affirmer que cette qualification des condamnés est tirée de ces mots du discours d'Othon (Tacite, 83) : Unus alterne perditus ac temulentus (neque enim plures consternatione proxima insanisse crediderim).....

[73] Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 511, et Beckurts, 38, note 2, donnent raison à Plutarque. Lezius, 91 sq., pense, contre toute vraisemblance, que Plutarque a corrigé Tacite.

[74] Cf. § VII.

[75] C'est l'opinion de Clason, Tacite u. Suet., 96, et de Lezius, 94.

[76] Cf. Mommsen, Hermes, t. 4, p. 309.

[77] Nissen croit, Rhein. Mus., t. 26, p. 506, que cette appréciation est tirée de la source commune. Je le crois aussi. Lezius, 95, la trouve dénuée de sens. A coup sûr, dit-il, Othon exila Dolabella, parce que c'était lui qu'il craignait et non un autre. La pensée de Plutarque me parait claire : ce n'était peut-être pas Dolabella que craignait Othon, mais les prétoriens, qui le lui désignaient comme suspect et à l'hostilité desquels il voulut donner un semblant de satisfaction.

[78] Plut. u. Tac., 50 ; cf. Tac. u. Suet., 97.

[79] Gerstenecker, 24 sq., montre qu'il ressort du récit de Tacite étudié de près qu'Othon n'était pas sur la rive gauche du Pô avant le conseil de guerre. Sans doute ; mais Plutarque était-il capable d'une analyse aussi subtile ? — D'ailleurs Gerstenecker a raison sur ce point (cf. Lezius, 90 sq.) contre Mommsen, Hermes, 4, 310.

[80] Cf. Kuntze, 8 sq.

[81] Cf. Lezius, 101 sq.

[82] Gerstenecker, 16, refuse toute autorité à ce passage de Plutarque, surtout parce qu'à cette époque Othon n'était pas encore arrivé sur le théâtre de la guerre. C'est vrai, répond Letius, 103, note, mais il était en route et approchait. D'ailleurs il ne faut pas demander à des soldats ivres qu'ils se rendent un compte exact de la situation. Lezius conclut donc à une source secondaire. Puhl, 11, est d'avis que les deux récits se complètent et dérivent d'une source commune.

[83] Krauss, partisan de l'opinion que nous combattons dans tout ce parallèle, ajoute pourtant foi sur ce point au récit de Plutarque et pense, p. 19, que Plutarque a complété sa source principale, Tacite, au moyen d'une source secondaire.

[84] Le jugement sur l'importance de Plaisance est de Plutarque. Contre toute vraisemblance Clason suppose, Plut. u. Tac., p. 52, que, par une méprise, il a attribué à la ville ce que sa source, Tacite, dit, au chapitre 21, de l'amphithéâtre. Cf. Lezius, 106.

[85] Dans ce chapitre il est encore une fois question de la grande taille de Cécina.

[86] Cette qualification de Crémone est de Plutarque, comme plus haut celle de Plaisance.

[87] Plaisance est sur la rive droite, Crémone sur la rive gauche.

[88] Cf. Mommsen, Hermes, t. 5, 162. Mais Mommsen ne cite pas un texte qui, à mon avis, tranche décidément la question. Tacite dit, II, 17 : Capta (par les Vitelliens avant le siège de Plaisance) Pannoniorum cohors apud Cremonam. Cette cohorte était la garnison othonienne. C'est donc à ce moment que Cécina a pris possession de Crémone. Tillemont, Histoire des empereurs, etc., t. 1, p. 621, note 4 sur Othon, a signalé ce texte et l'erreur de Plutarque. Gerstenecker, 7 sqq. Kuntze, 4, Hugge, 16, donnent raison à Plutarque. Si l'on adoptait cette manière de voir, il faudrait conclure à la communauté de source : car des expressions vagues de Tacite Plutarque aurait-il pu tirer sa conception si précise ? Kuntze est en effet pour la source commune. Gerstenecker préfère croire à la sagacité de Plutarque.

[89] Les derniers venus, ceux qui ont étudié la question de très près, Gerstenecker (cf. la note précédente) et Lezius, 111 (mais avec une certaine hésitation), ne croient pas à une erreur de Plutarque : il aurait bien compris le texte de Tacite, où il s'agit en effet, disent-ils, d'une marche offensive, où, du moins, rien ne démontre qu'il s'agisse d'une retraite.

[90] C'est donc en vain que Lezius, 111, note, pour démontrer que Tacite est la source de Plutarque, fait ici le raisonnement que nous signalions tout à l'heure à propos de la marche sur Crémone. Il croit en effet (avec Gerstenecker) que Plutarque se trompe et il explique cette erreur par l'obscurité du texte de Tacite. Mommsen, Hermes, 5, 163, tient au contraire pour Plutarque. Le point me semble douteux.

[91] Ce sont précisément ces lacunes et ces obscurités du récit de Tacite qui ont amené les philologues à multiplier les dissertations sur la vie d'Othon en général et en particulier sur cette guerre.

[92] Il n'est pas nécessaire, quand on pense comme Krauss que Tacite est la source de Plutarque, de supposer ici une source secondaire. Cf. Krauss, 8.

[93] Cf. Gerstenecker, 26 ; Krauss, 12 ; Lezius, 114 sq.

[94] Lezius, 116, fait un contresens sur ce passage en rapportant αύτοΐς aux soldats d'Othon. Aussi ne voit-il pas que ce jugement correspond à celui de Tacite (II, 23) : bonos metuens trepidabat ; ou plutôt cherche-t-il à prouver que Plutarque a mal compris le texte de Tacite, que Tacite, par conséquent, est bien la source de Plutarque.

[95] Autre erreur de Lezius, 117 sq. Il n'est pas vraisemblabe, dit-il, que le préfet Proculus ait été appelé de Rome alors seulement ; il a dû partir en même temps qu'Othon et les cohortes prétoriennes. Plutarque, répondons-nous, ne dit pas que Proculus fut alors appelé de Rome, mais qu'il fut envoyé à l'armée avec Titianus. Jusqu'alors il était resté à Brixellum, au quartier général d'Othon.

[96] Nissen, Rhein. Mus., t. 96, p. 520, et Kuntze, 9, donnent raison à Plutarque, de même Puhl, 13 sqq. Mais Ritter, Philologuus, t. 21, 652, Heræus dans son commentaire, Krauss, 14, et Gerstenecker, 25 sq., tiennent pour Tacite ou plutôt s'efforcent de concilier les deux récits. Voici l'explication de Gerstenecker : Othon aurait appelé de Rome son frère, après l'escarmouche des gladiateurs de Macer ; mais Titianus ne serait arrivé et n'aurait pris le commandement qu'après la bataille des Castors ; Plutarque, ayant omis l'escarmouche des gladiateurs, a été obligé de mentionner le fait après la bataille. Mais d'abord, si l'escarmouche avait eu pour conséquence la nomination d'un nouveau généralissime, Plutarque l'aurait-il négligée ? Ensuite, pour trouver dans cette escarmouche un motif plausible d'un tel changement, nos adversaires sont obligés de rapporter les mots repressus vincentium impetus, non à Macer et à ses gladiateurs, mais à tous les généraux et à toute l'armée othonienne, qui se serait portée en avant à la suite de cette escarmouche. Or, que l'on relise avec attention Tacite, II, 23, on verra que cette interprétation est impossible. Enfin, comme après la bataille des Castors Tacite ne signale pas l'arrivée de Titianus et son entrée en fonctions, il faut que Plutarque, s'il a suivi Tacite, ait fait preuve d'une attention et d'une clairvoyance bien subtiles, qu'il ait deviné.

[97] Plutarque, nommant ici pour la première fois Bedriacum, indique la position de la ville.

[98] Cf. Nissen, 520 sqq., et surtout Kuntze, 9 sq.

[99] Ou du moins il essaye de le prouver. Les chapitres I, 61, et II, 57, de Tacite montrent que Vitellius était en marche pour l'Italie avec des forces considérables. Le parti de l'action immédiate pouvait donc affirmer, comme il le fait dans Plutarque, qu'il importait d'agir avant l'arrivée de Vitellius.

[100] Il indique seulement d'un mot, avant le récit de la grande bataille, l'ardeur des soldats : miles alacer (II, 39).

[101] Le verbe διηγεϊτο indique que Secundus avait raconté la chose oralement ; l'absence de έμοί est, à elle seule, une raison de croire que le récit ne fut pas fait à Plutarque. Cf. au chapitre 14 à la formule par laquelle il introduit une communication orale directe de Mestrius Florus. Je reconnais d'ailleurs avec Lezius, 124, note 3, que l'argument n'est pas décisif. Mais la comparaison de Plutarque et de Tacite avec Suétone achèvera la démonstration. Cf. ch. II, § I.

[102] Nous verrons que, malgré le pluriel quodam auctores, il s'agit bien en effet d'un seul auteur, la source commune. Cf. § VII.

[103] Y a-t-il corrélation entre les deux formules par lesquelles nos deux auteurs introduisent cette version : Invenio apud quosdam auctores dans Tacite, et Έτέρων δέ ήν άκούειν dans Plutarque ? Lezius, 127, note, affirme que oui, et part de là pour essayer de démontrer que le témoignage de Secundus provient d'une source secondaire, et ce qui suit, de Tacite. Mommsen, Hermes, 4, 308, note, a tort, il est vrai (Lezius le montre fort bien, après Krauss, 4) de prétendre que έτέρων, désigne des soldats partisans d'une solution pacifique, tandis que leurs camarades réclamaient la bataille immédiate. Mais il n'en est pas moins certain que la corrélation n'existe pas : Plutarque énumère toutes les versions de la source commune ; έτέρων δέ ήν άκούειν n'est qu'une transition entre deux versions. Tacite laisse de côté les autres versions pour en mentionner et en discuter longuement une seule. Invenio apud quosdam auctores introduit cette polémique. — Nous aurons occasion de revenir sur ces deux passages. — Remarquons que Tacite place le développement en question, non immédiatement après le compte rendu du conseil de guerre, comme Plutarque, mais plus loin, après le combat des gladiateurs et des Bataves. L'ordre de Plutarque est logique : il énumère sans interruption toutes les raisons développées ou non dans le conseil de guerre qui ont pu décider Othon à une action immédiate. N'est-ce pas l'ordre de la source commune ?

[104] Le récit de cette tentative d'incendie au moyen de brûlots est très obscur. Cf. les essais d'interprétation de Mommsen, Hermes, 4, 309, de Lange, 24 sq., de Krauss, 13, de Kuntze 11 sqq., et, surtout, de Gerstenecker, 28 sqq.

[105] Mommsen, Hermes, 4, 309, pense que cette tentative d'incendie est une suite, et Gerstenecker, 28, un épisode des opérations racontées par Tacite. L'important, c'est que la circonstance manque dans Tacite. Clason, Plut. u. Tac., 59, note 1, considère tout ce passage comme un développement de fantaisie qui a eu pour point de départ le mot faces du texte de Tacite (les torches que les Othoniens lancent de leur tour sur le pont). Lezius, 130 sqq., reconnaît que la description ne peut provenir que d'une autre source.

[106] Cf. Hugge, 20 ; Mommsen, Hermes, 5, 166 sqq. ; Krauss, 46 sqq. ; Gerstenecker, 30 sqq. ; Puhl, 16 sqq. ; Lezius, 138 sqq. ; Kuntze, 13 sqq.

[107] La première fois, en plus (50 stades font plus de 4 milles), la seconde, en moins (100 stades font moins de 16 milles).

[108] De Bedriacum à Crémone il y avait 20 (Pompéius Planta, sch. de Juvénal, Sat. 2, 99) ou 22 (table de Peutinger) milles. Donc du camp à Crémone il y avait 16 ou 18 milles. L'embouchure de l'Adda est à 6 milles au delà de Crémone. Donc l'armée othonienne avait à faire, pour atteindre ce point, 22 ou 24, et non 16 milles. On aura beau admettre que le chiffre est altéré dans Tacite, qu'il faut lire XXII au lieu de XVI : cette correction ne rendra pas raison des 100 stades ou 12 milles de Plutarque.

[109] Et en effet la bataille eut lieu entre Bedriacum et Crémone, mais tout près de Crémone : c'est ce qui résulte de l'ensemble du récit de Tacite. Or 50 stades que les soldats ont parcourus le premier jour et 100 qu'ils ont à parcourir le second pour arriver au champ de bataille font 150 stades ou 18 milles. Quand ils auront fait ce chemin ils seront à 4 milles de Crémone, si on adopte la mesure de Peutinger. Cette distance s'accorde parfaitement avec l'ensemble du récit de Tacite et d'une manière merveilleuse avec un détail numérique qui se trouve dans le discours de Paulinus et de Celsus (II, 40). Les ennemis, disent-ils, auront à faire pour nous assaillir tout au plus 4 milles, avix quattuor milia passuum progressuss. Paulinus et Celsus ne peuvent pas savoir cela avant la bataille : il y a invraisemblance. Mais Tacite le sait : il a trouvé dans sa source que ta bataille eut lieu à 4 milles de Crémone. — De plus Tacite indique comme but de la marche des Othoniens l'embouchure de l'Adda, et l'on ne voit pas bien, malgré les explications de Mommsen, la signification stratégique de ce mouvement. Plutarque dit simplement qu'ils marchaient à l'ennemi. Or, d'après Tacite lui-même (cf. II, 23, 24, 26), le camp des Vitelliens était sous les murs de Crémone. En somme, nous avons des raisons, on le voit, de conjecturer que Plutarque a mieux reproduit une source commune.

[110] Signum pugnæ n'est pas la même chose que σύνθημα ; mais la méprise se conçoit très bien de la part de Plutarque.

[111] Plutarque ajoute de lui-même quelques détails sur les Bataves et leur pays.

[112] Le combat des Germains et des gladiateurs dont Tacite parle ici est distinct de celui qu'il a déjà mentionné (II, 35). Mommsen, Hermes, 4, 305 sq. et 5, 168, Krauss, 49, Gerstenecker, 36 sq., Lezius, 148 sq., l'ont facilement prouvé contre Ruperti, Orelli, Heræus, Clason, Plut. u. Tac., 63, Lange, 23. Plutarque n'a donc pas inventé le second engagement, mais il l'a fort mal compris et raconté.

[113] A la bataille des Castors, le centre, formé par les prétoriens, occupait aussi l'agger de la via Postumia. Cf. II, 24.

[114] La déroute ne devint générale qu'après que le centre eut cédé. Cf. Tacite, II,  44.

[115] Othon, 6.

[116] Cf. Gerstenecker, 37 sq., Krauss, 14, Lezius, 150 sq. Mais Lezius croit à une invention de Plutarque et Krauss à une source secondaire.

[117] Clason, Plut. u. Tac., 63, croit aussi à un contresens de Plutarque, mais sur ces mots de Tacite (43) : ... ducibus Othonianis jam pridem profugis. La confusion était-elle possible, même pour Plutarque, entre ducibus et les prétoriens ? — Hagge, 23, fait le même rapprochement que nous ; mais il ne voit pas que la phrase de Tacite n'a pu servir d'original à celle de Plutarque et qu'il faut admettre la communauté de source.

[118] Et il ajoute, toujours dupe de son contresens, que la fuite des prétoriens mit le désordre dans les rangs encore intacts, au lieu que la source constatait, comme Tacite, que la déroute devint générale quand le centre cessa de résister.

[119] Lezius, 151, soutient qu'ici encore Plutarque a mal compris la source. Il admet avec Haupt, Philol. Rundschau, 1881, p. 956, que Plutarque a été égaré par la phrase de Tacite : Et media acie perrupta fugere passim Othoniani, Bedriacum petentes. Mais est-il dit dans cette phrase que les Othoniens furent vainqueurs sur plusieurs points ? Gerstenecker a vu, note 80 (p. 75), que le rapprochement est impossible.

[120] C'est l'avis de Gerstenecker, note 92 (p. 78), et de Lezius, 152 sq. Krauss, 8, admet bien inutilement une source secondaire pour Plutarque.

[121] Cf. Gerstenecker, 38 sq., Krauss, 50 sq., Lezius, 153. Il s'agit, bien entendu, non du second camp des Othoniens à 4 milles (d'après Tacite) ou à 50 stades (d'après Plutarque) de Bedriacum, mais du camp primitif. Heræus s'y est mépris ; cf. note à II, 44, 2.

[122] Cf. Tacite, Hist., III, 26.

[123] La première idée exprimée par le Celsus de Plutarque se retrouve dans le discours que Tacite fait tenir à Othon (II, 117) : An ego tantum Romanæ pubis, tot egregios exercitus sterni rursus et reipublicæ eripi patiar ?

[124] Plutarque continue à s'exprimer comme si les choses s'étaient passées dans la ville même et non dans le camp voisin. Cf. au contraire Tacite (45) : ... patuit vallum... iisdem tentoriis...

[125] Nos adversaires admettent forcément pour ce chapitre de Plutarque une source autre que Tacite, une source secondaire. Cf. Clason, Plut. u. Tac., 11 ; Gerstenecker, 56, et note 101 (p. 80) ; Lezius, 156. Selon Gerstenecker, cette source ne serait autre que Mestrius Florus, dont Plutarque cite le témoignage au chapitre suivant. Lezius rejette à bon droit cette conjecture.

[126] Mestrius Florus n'est pas un témoin oculaire. Il n'est venu sur le champ de bataille qu'après l'action. Mais, comme il était de l'entourage d'Othon, il a certainement entendu raconter la bataille par des témoins oculaires.

[127] Selon Gerstenecker, 55 sq., Plutarque devrait à Mestrius Florus tout ce qu'il raconte, dans cette guerre, autrement que Tacite. Nous reviendrons sur cette conjecture qu'il est facile de réfuter. Cf. § VII, n° 1.

[128] Il est vrai, comme le remarque Lexius, 157, note 2, que l'explication donnée par Tacite se rapporte seulement au grand nombre des morts. Plutarque (ou Mestrius) la trouve insuffisante pour les monceaux de cadavres entassés jusqu'au fronton du temple.

[129] Rien, dans la forme, ne permet de supposer avec Lezius, 160, note, que le récit de ce suicide soit une intercalation. Clason, Plut. u. Tac., 11, le considère aussi comme provenant d'une source secondaire.

[130] Cf. aussi, relativement aux provinces dévouées à Othon, Tacite, I, 76 ; relativement au sénat, I, 84 ; aux familles des ennemis, I, 75.

[131] Lezius, 163, admet ici une source secondaire.

[132] Clason, Plut. u. Tac., 11 ; Krauss, 15.

[133] Lezius, 166, le reconnait, mais prétend, je ne sais pourquoi, que ce détail ne tient pas au reste de la narration et parait avoir été intercalé, c'est-à-dire emprunté à une source secondaire.

[134] Othon, 10.

[135] Cf. Krauss, 16, et Lezius, 166.

[136] Il est bizarre que Lezius, 167, soit frappé ici de la parfaite concordance des deux textes.

[137] Krauss, 16, suspecte à tort cette anecdote, que Lezius défend fort sensément, 167, note.

[138] Lezius hasarde une solution bizarre, 169. Plutarque aurait ici, comme en quelques autres endroits, abandonné sa source ordinaire, Tacite, pour s'adresser à une source secondaire qui serait peut-être la source ordinaire de Tacite. C'est, on le voit, l'hypothèse de la communauté de source, mais d'une communauté restreinte à quelques passages.

[139] Cf. Lezius, 170, note. Mais l'inexactitude de Plutarque et de Suétone (Othon, 11) est insignifiante : il s'en fallait de quelques jours qu'Othon eût 37 ans.

[140] C'est Plotius qu'il faut lire. L'erreur, qu'elle soit de Plutarque ou d'un copiste, est évidente. L'un des deux préfets était Licinius Proculus, que nous avons vu à Bedriacum, l'autre Plotius Firmus, dont Tacite constate la présence à Brixellum, auprès d'Othon (II, 46 et 49).

[141] Lezius, 171 sq., admet une source secondaire.

[142] Par les mots ώσρερ εΐρηται Plutarque rappelle qu'il a déjà parlé de Nymphidius dans sa vie de Néron. Cette vie et celles des autres empereurs depuis Auguste inclusivement sont énumérées dans le catalogue de Lamprias.

[143] Exactement, Verginius commandait les légions de la Germanie supérieure et Fonteius Capito celles de la Germanie inférieure. Galba remplaça le premier par Hordeonius Fluctue et le second par Vitellius, le futur empereur.

[144] Pour une révolte.

[145] Excepté pourtant dans le discours qu'il fait tenir à Nymphidius (13) et où Vinius et Lacon sont désignés ensemble comme étant les mauvais conseillers de Galba.

[146] Tacite, ainsi que Suétone (Claude, 32), dit une coupe d'or. La différence est insignifiante. Suétone ne nomme pas le convive, mais les détails de l'anecdote sont les mêmes : il s'agit bien de Vinius.

[147] C'est lui que Plutarque appelle Marron.

[148] Cf. Mommsen, Hermes, t. 4, p. 307 sq. Tacite parle de plusieurs milliers de morts. Or la troupe entière ne comptait guère que 6.000 hommes et ne fat pu complètement détruite, puisque les débris de cette légion firent partie de l'armée d'Othon (Tacite, I, 87). De plus la conduite de Galba s'explique mieux si les soldats ont tiré l'épée, comme le dit Plutarque, que s'ils étaient sans armes, comme le dit Tacite. Le récit de Suétone achève de démontrer l'inexactitude de Tacite (Galba, 12 ; nous y reviendrons). — Tacite fait encore mention du massacre, ou plutôt des supplices qui suivirent le massacre proprement dit, dans le discours d'Othon (37) : ...hanc solam Galbæ victoriam, cum in oculis urbis decumari deditos juberet.

[149] Tillemont, Hist. des empereurs, t. I, p. 619, note V sur Galba, avait déjà signalé l'invraisemblance du récit de Tacite. Krauss, p. 39, l'a vue aussi, mais, partisan de la dépendance de Plutarque, il n'en a pas tiré la conséquence logique. — Herm. Sauppe, Index lect. Gœtting., 1890, p. 17, prétend qu'il faut placer le chapitre 20 jusqu'au mot abstulisset avant le chapitre 12, c'est-à-dire en tête du récit des événements de 69. Mêmes avec ce déplacement arbitraire on n'aurait qu'un délai très insuffisant d'une quinzaine de jours. Cf. d'ailleurs Andresen, Jahresbericke des philolog. Versins., 1890, p. 317.

[150] Autre preuve de la communauté de source : Tacite dit en parlant de la commission des trente : novum officii genus et ambitu ac numero onerosum. Si l'on veut avoir le sens vrai de ces mots, qui ont été interprétés de diverses manières, il faut les rapprocher, je crois, des mots correspondants de Plutarque : Τοΰ δέ πράγματος όρον ούκ έχοντος, άλλά πόρρω νεμομένον καί προΐόντος έπί πολλούς... La parenté est évidente, mais ce n'est pas d'après le texte si peu clair de Tacite que Plutarque a travaillé.

[151] Plutarque introduit ici, de lui-même évidemment, une citation d'Homère.

[152] Galba, 20, 14-24 : manœuvres d'Othon auprès de Vinius et des soldate pendant le voyage ; 21, 10-11 : le chiffre des dettes d'Othon ; 22, 8-9 : culte rendu par Galba à la mémoire de Vindex ; 23, 4, candidature de Dolabella à l'adoption ; 23, 7-8 : Néron a fait périr les parents de Pison ; 24, 11 : l'heure du sacrifice ; 25, 18-st : comment les soldats partisans d'Othon s'y prennent pour rendre impossible toute résistance de la part des autres ; 25, 16-28 : Vinius et les autres mettent l'épée à la main ; 26, 10-12 : réponse d'Atticus à la question de Galba ; 26,13-14 : dans quelles intentions Galba monte en litière ; 26, 20-28 : détails plus exacts sur l'attaque de la litière ; 27, 9-17 : Fabius Fabullus ; 28, 8 : prix de la tête de Vinius ; 28, 14-15 : rôle d'Helvidius dans les funérailles de Galba ; — Othon, 1, 1 : date de la réconciliation d'Othon et de Celsus ; 3, 24 : nombre des centurions tués par les soldats ; 3, 28 : nombre des convives d'Othon ; 3, 52 : qualification des soldats punis par Othon ; 4, 29-32 : coïncidence ; 4, 33 et 37 : détails sur l'inondation du Tibre ; 5, 16-17 : Othon s'arrête à Brixellum ; 10, 10-16 : les brûlots ; 12, 39 à la fin : victoires partielles des Othoniens ; 13, 7-20 : initiative de Celsus, consentement de Titianus ; 13, 90 à la fin : ambassade de Celsus, tentative de Titianus ; 15, 15-16 : suicide d'un soldat d'Othon ; 16, 6-6 : lettres écrites par Othon ; 16, 10-19 : projet d'adoption ; 17, 10-16 : dernière recommandation d'Othon à son affranchi ; 18, 7-8 : durée du règne d'Othon. Cf. le parallèle à ces passages.

[153] Galba, 19, 6 à la fin et 20, 1-6 ; Othon sous le règne de Néron ; 20, 5-14 : sa conduite à l'égard de Galba pendant le voyage ; 25, 1-14 : Othon est proclamé empereur au forum ; 27, 13-19 : la tête de Galba ; parole d'Othon ; Othon, 2 : mort de Tigellinus ; 17, 16-19 : suicide d'Othon : 17, 19 à la fin funérailles d'Othon ; 18, 11-22 : motif de la sédition. — Cf. le parallèle.

[154] Galba, 20, 24 à la fin : intrigues d'Othon ; 92 : révolte des légions de Germanie ; Othon, 4, 12-22 : correspondance d'Othon et de Vitellius ; 17, 10-12 : Othon s'assure, immédiatement avant de mourir, du départ des sénateurs ; Galba, 16, 8-16 : restitution des libéralités de Néron. — On remarquera que cet exemple est le seul que nous empruntions aux dix-huit premiers chapitres du Galba ; nous avons le droit de le citer : Tacite, dans le passage correspondant (1, 20), ne fait pas allusion à un événement de l'année 68, il le raconte comme s'il s'était 'passé en 69, après le moment où commence son récit proprement dit. Cf. le parallèle.

[155] Galba, 27, 34 à la fin : comment Othon sauve Celons ; Othon, 1, 1-2 : Othon au Capitole ; 1, 2-10 : réconciliation d'Othon et de Celsus ; 7, 15-31 : le commandement en chef est donné à Titianus ; 8, 3-7 : avis de Proculus et de Taiwan au conseil de guerre. — Cf. le parallèle.

[156] Othon, 11, 1-18 : marches avant la bataille de Bedriacum.

[157] Gerstenecker attribue pour le récit de la guerre une grande importance aux communications orales de Mestrius Florus (p. 55 sq.). Si Mestrius Florus avait renseigné Plutarque sur les principaux événements de cette guerre, Plutarque se serait-il contenté de citer son témoignage pour un détail insignifiant ? (Othon, 14.) Cf. Lezius, 156 et 157, notes.

[158] P. 180 sq.

[159] H. Peter, Die Quellen Plutarchs in den Biographicen der Römer (cité dans la bibliographie).

[160] Car les quelques exemples que cite Lezius (174) ne sont pas du tout démonstratifs, excepté le premier (Galba, 27, 9 sqq. : Fabius Fabullus). Ici il n'y a pas intercalation, mais bien méprise de Plutarque : nous le verrons en comparant son récit avec celui de Suétone ; cf. ch. II, § I.

[161] Galba, 27, 6 sqq.

[162] I, 41.

[163] Othon, 3. — Cf. Suétone, Othon, 7. — Voir ch. II, § I.

[164] Il s'agit évidemment d'une communication orale. Puisque Plutarque n'ajoute pas au verbe διηγεΐτο le pronom μοι, il est à peu près sûr qu'elle n'a pas été faite directement à Plutarque, qu'il l'a trouvée dans sa source (cf. Gerstenecker, note 100, contre Lange, p. 18 sq. ; cf. aussi la formule que Plutarque emploie quand il cite le témoignage oral direct de Mestrius Florus, Othon, 14). D'ailleurs la substance du témoignage de Secundus se retrouve dans Suétone, Othon, 9. Cf. Lezius, 124, note 3.

[165] Plutarque, Othon, 3. — Tacite, I, 80-82.

[166] P. 61 sqq.

[167] P. 173 et passim dans son parallèle.

[168] Lezius use de formules qui prouvent qu'au fond il n'est pas convaincu de la solidité de ses arguments. Plusieurs passages cités dans sa liste de la page 173 sont même accompagnés d'un point d'interrogation.

[169] P. 49 sqq.

[170] P. 174 et passim.

[171] P. 174 et passim.

[172] Plutarque, Othon, 1 ; Tacite, I, 71.

[173] Othon, 9.

[174] Tacite, II, 38.

[175] Othon, 13.

[176] Celsus, pendant la campagne, n'a rien fait de plus que les autres généraux, Paulinus et Gallus ; après la défaite, c'est lui qui a pris l'initiative de la capitulation. Conçoit-on que Tacite dise : Mansitque Celso velut fataliter etiam pro Othone fides integra et infelix ? Nous reviendrons plus tard sur l'explication que Mommsen, Hermes, t. 4, p. 298, et Krauss, p. 53, donnent de ces égards de Tacite pour Celsus ; cf. ch. V, § III, n° 4.

[177] Othon, 24.

[178] II, 44.

[179] Othon, 9.

[180] II, 37 sqq.

[181] Cornelius oppose (p. 3 sqq.) à l'hypothèse de la source commune la ressemblance frappante de Tacite, II, 37 sq., avec Plutarque, Othon, 9. Or dans ce passage de Tacite, dit-il, l'imitation de Salluste est manifeste ; donc la ressemblance des deux auteurs ne peut pas être expliquée par l'usage commun d'un ouvrage historique de l'époque impériale ; elle ne peut être expliquée que par la dépendance de Plutarque. Mais Cornelius ne s'aperçoit pas que, justement, les endroits où Tacite a imité Salluste n'ont pas d'équivalent dans le texte de Plutarque ; en sorte que le rapprochement est, au contraire, tout en faveur de la communauté de source.

[182] Nous allons faire une réserve. Nous en ferons plus tard (cf. ch. IV) d'autres.

[183] Cf. ch. II, § I.

[184] Cf. ch. II, § II.

[185] Cf. ch. II, § I, n° 3.

[186] La question des sources secondaires sera étudiée au chapitre IV.

[187] Cf. Nipperdey-Andresen, p. 29, note ; Clason, Plut. u. Tac., p. 20 sq. ; Tacite u. Suet., p. 112 sq. ; Lezius, p. 8 sqq., 48 sqq., etc.

[188] Cf. Ep., VI, 16 ; VII, 33.

[189] Cf. Frid. Lachmann, De fontibus historiarum T. Livi Commentatio prima, Gœttingue, 1829 ; Commentatio II, ibid., 1898 ; Carl Peter, Das Verhältniss des Livius und Dionysius zu einander und zu den älteren Annalisten, Prog. Anclam, 1853 ; H. Nissen, Kritische Untersuchungen liber die Quellen der vierten und fünften Dekade des Livius, Berlin, Weidmann, 1863, etc. Pour plus de détails bibliographiques, cf. Teuffel-Schwabe, n° 257, renv. 8.

[190] Cf. Sénèque le Rh., Controv., X, præf. 2 ; Suas., 6, 91 sq. ; Pline le J., Ep., II, 3, 8 (anecdote célèbre de l'habitant de Gadès qui fit le voyage de Rome seulement pour voir Tite Live).

[191] Ep., V, 8, 1 et 12.

[192] Cf. Mommsen, Zur Lebensgeschichte, etc., p. 107. = Étude sur Pline le Jeune, p. 82.

[193] Cf. ch. III, § II, et ch. IV, § IV.

[194] Ep., VII, 33.

[195] Loi énoncée par Nissen, Rhein. Mus., t. 26, p. 500 sq. ; cf. Kritische Untersuchungen, p. 76 sqq.

[196] Au chapitre IV.

[197] Cf. les travaux sur les sources de Tite Live, cités plus haut.

[198] Le nom propre de cet écrivain n'importe nullement ici ; quel qu'il soit, il n'a pu composer son ouvrage qu'en 70 au plus tôt.

[199] Comparez les deux fragments de Claudius Quadrigarius, qui nous ont été conservés par Aulu-Gelle (Herm. Peter, Historicorum romanorum reliquiæ, vol. 1, Lipsiæ, 1870, p. 211 sq., et 213 sq.) avec les passages correspondants de Tite Live (VII, 9 et 25 sq.).

[200] II, 9, 36.

[201] Il faut lire tout le passage (De Orat., II, 12 sqq.) d'où la citation qui suit est extraite.

[202] I, 2 sq. ; lire tout le passage.

[203] Comparez De Orat., II, 15 : Videtisne quantum munus sit oratoris historia ? Haud scio an flumine orationis et varietate maximum.

[204] De legibus, passage cité.

[205] Fragm. Guelf.

[206] De Orat., II, 15, 62.

[207] De Orat., II., 12, 51.

[208] Nous y reviendrons ; cf. ch. IV, § I.

[209] On connaît les deux boutades de Sénèque, Quæst. Nat., IV, 3 : Aut, quod historici faciunt, et ipse faciam : illi cum multa mentiti sunt ad arbitrium suum, unam aliquam rem nolunt spondere sed adiciunt : Penes auctores fides erit ; et surtout ibid., VII, 16 : Nec magna molitione detrahenda est auctoritas Ephoro: historicus est. Quidam incredibilium relatu commendationem parant et lectorem, aliud acturum, si per cotidiana duceretur, miraculo excitant ; quidam creduli, quidam neglegentes sunt ; quibusdam mendacium obrepit, quibusdam placet ; illi non evitant, hi appetunt. Hæc in commune de tota natione, quæ approbari opus suum et fieri populare non putat posse, nisi illud mendacio aspersit.

[210] Præf., 2.

[211] Ann., XIV, 19.

[212] Hist., IV, 43 ; cf. I, 8.

[213] Hist., I, 1.

[214] Ann., IV, 34.

[215] C. 23.

[216] C. 10.

[217] I, 8 ; IV, 43.

[218] XIV, 19.

[219] IV, 32.

[220] IV, 33.

[221] Annales, XVI, 16.

[222] Quintilien affirme que les qualités de style qui conviennent à l'éloquence ne sont pas celles qui conviennent à l'histoire, parce que celle-ci scribitur ad narrandum, non ad probandum. Elle peut donc se permettre des façons de parler recherchées qui charment les oreilles des gens cultivés, mais qui risqueraient de dérouter un juge distrait ou peu lettré. On le voit, il ne conteste nullement l'importance de la forme dans le genre historique. Tottumque opus, dit-il au contraire, non ad actum rei pugnamque præsentem, sed ad memoriam posteritatis et ingenii famam componitur ; et un peu plus loin il insinue que l'historien recherche avant tout : speciem expositionis (Inst. orat., X, 1, 31 sq.). — Quant à Pline le Jeune, il émet, à la vérité, une opinion toute différente (Ep., V, 8, 4) : Orationi enim et carmini perva gratis, nisi eloquentia est summa ; historia quoquo modo scripta delectat. Et voilà pourquoi, dit-il, voulant se faire un nom et ne le pouvant dans ces genres qui exigent eloquentia summa, il songe à l'histoire. Mais Pline ne pense évidemment pas ce qu'il dit. L'histoire, il le constate un peu plus bas (ibid., 9 sqq.) exige des qualités de style, qui ne sont pas celles du genre oratoire, mais qui sont pourtant très grandes. Que faut-il donc voir dans sa première affirmation ? D'abord un acte de feinte modestie si l'histoire était aussi difficile que l'éloquence et la poésie, il ne songerait pas à l'aborder ; ensuite un acte de piété filiale : il va parler de l'exemple que lui a donné son oncle, son père adoptif, qui historias et quidem religiosissime scripsit (ibid., 5) ; prétendre qu'un ouvrage historique n'est bon que s'il est d'un grand écrivain, c'eût été préparer très maladroitement la mention de Pline l'Ancien, qui n'était pas un grand écrivain et pour qui son neveu n'a jamais essayé de revendiquer ce mérite.

[223] La lettre VI, 16, de Pline le Jeune, où il décerne aux Histoires cet éloge : scriptorum tuorum æternitas, fournit à Tacite des renseignements sur l'éruption du Vésuve de 79. L'ouvrage n'est donc pas encore très avancé.

[224] Pour toutes ces considérations qui précèdent sur l'historiographie romaine, cf. Ulrici, Characteristik der antiken Historiographie, Berlin, 1833 ; Gerlach, Die Geschichtschreiber der Römer, Stuttgard, 1855. On trouvera dans Teuffel-Schwabe (n° 36, renv. 2) une biographie détaillée de la question.

[225] Cf. ch. V, § IV.

[226] Cf., pour ne pas entrer dans l'énumération des dissertations spéciales, les commentaires de Nipperdey-Andresen, d'Orelli-Meiser, de Wolff, de Heraeus, etc.

[227] Journal des Savants, 1877, p. 713.

[228] M. Egger oublie Pline l'Ancien et Quintilien.

[229] Cf. d'ailleurs chap. II, § II, n° 4.

[230] Hermes, t. 4, p. 315 sqq.

[231] Ce ne sont après tout que les sententiæ familières aux prosateurs du Ier siècle. Cf. chap. V, § IV.

[232] Cf. le parallèle à ce passage. On pourrait citer encore : Othon, 1, 4-6 ; 2, 3-4, 10-11 ; 7, 25-26.

[233] Nous constaterons, en effet, dans la suite de cette étude qu'avant Tacite aucun historien n'avait raconté toute cette période.

[234] Cf. chap. V, § III.

[235] Si la question de priorité (cf. § 1, n° 2 du présent chapitre) était résolue en faveur de Tacite, faudrait-il trouver étrange que Plutarque eût pris pour source, au lieu de Tacite, dont la gloire était dans toute sa nouveauté, l'historien qu'il venait d'éclipser tout en l'imitant ? N'oublions pas que le Galba et l'Othon de Plutarque n'étaient qu'une suite, qu'il avait composé avant de les écrire une vie de Néron, selon son propre témoignage (Galba, 2, 1-2), et, selon le catalogue de Lamprias, les vies des empereurs romains à partir d'Auguste. S'il avait pris pour source les Histoires de Tacite, il lui aurait fallu abandonner au 1er janvier 69 l'auteur d'après lequel il avait raconté les premiers mois du règne de Galba et sans doute aussi le règne de Néron ou une partie de ce règne. N'était-il pas plus naturel pour lui de continuer à travailler d'après la même source ? Il est vrai que cette raison tomberait, s'il était démontré que le Galba et l'Othon sont postérieurs aux Annales aussi bien qu'aux Histoires. Mais on concevrait même alors que Plutarque, qui, comme il l'avoue lui-même (Démosth., 2) et comme ses erreurs de sens le prouvent, ne connaissait pas à fond le latin, eût choisi une autre source que Tacite, dont la langue concise est souvent obscure pour un lecteur inexpérimenté.