HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE VI. — LUTTES DE LA MONTAGNE ET DE LA GIRONDE. - PROCÈS DE LOUIS XVI. - ÉVÈNEMENT DU 31 MAI.

 

 

L'Assemblée législative s'était démise elle-même de ses pouvoirs en face de la gravité des circonstances. Pour soutenir le poids des destinées nouvelles que la chute du trône rejetait violemment sur le pays, la représentation nationale avait besoin de renouveler ses forces dans l'élection populaire. La Convention trouva la France dans une grande attente. Les partis étaient divisés ; la guerre grondait à l'intérieur ; l'invasion, à demi soulevée par l'élan national, pesait encore sur la frontière ; les esprits étaient pleins d'incertitude et de ténèbres.

 Les élections se firent en général sous l'influence des événements du 10 août : on sentait que l'énergie était nécessaire pour substituer un gouvernement à un autre, pour contenir les ennemis du dedans et pour effrayer les puissances étrangères.

Tout homme qui ne se passionne pas pour la liberté, s'écriait Jullien, de la Drôme, est indigne de la servir. C'est une vierge délicate qui préfère être haïe à être aimée faiblement. Oui, messieurs, donnez-nous des aristocrates ardents, plutôt que de tièdes patriotes. Les premiers se feront détester et ne seront pas à craindre ; les autres pourraient se faire aimer, et leur mollesse contagieuse affaiblirait le ressort énergique dont nous avons besoin pour sauver la patrie en danger[1].

Ces sentiments étaient ceux de la majorité des citoyens. Les corps électoraux de Paris et de Versailles nommèrent députés à la Convention nationale Danton, Marat, les deux Robespierre, Tallien ; Osselin, Audouin, Chénier, Fabre-d'Eglantine, Legendre, Camille Desmoulins, Lavicomterie, Fréron, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Philippe d'Orléans, que la Commune devait autoriser à prendre le nom d'Egalité.

La Convention entre dans la salle du Manège : un respect toujours nouveau s'attache, dans ces circonstances graves, à une réunion d'hommes sérieux assemblés pour délibérer des destinées du monde et des intérêts du pays. La disposition de la salle est géographiquement très simple : à droite, la Gironde ; sur cette crête qui occupe toute la gauche, la Montagne ; entre ces deux points culminants, dans le fond, tout en bas, la Plaine ou le Marais. Cette dernière région est, en effet, la partie plate, bourbeuse et stagnante de l'Assemblée. La Montagne s'élève, au contraire, comme l'Etna au-dessus des vallées qui l'environnent ; elle gronde déjà souterrainement, pareille à un volcan en travail. Ses ennemis disent ironiquement qu'elle accouchera d'une souris. — Elle accoucha d'un échafaud et du salut des nations.

Quoique la séance ne soit pas encore ouverte, on voit déjà clairsemées sur les bancs quelques têtes connues : voici Saint-Just, en habit noir boutonné, grave et beau comme un symbole : Robespierre avec ses traita tendus et son gilet à revers ; Danton avec sa laideur fougueuse ; Camille Desmoulins avec sa physionomie âcre et mobile ; Couthon, qui n'a point le cœur ni le cerveau paralysés comme les jambes ; Marat, cette maladie révolutionnaire, ce mythe ; ses yeux paraissent éblouis et comme étonnés de la lumière : enterré dans les caves, le malheureux a anticipé, depuis quatre années, sur le sépulcre.

Les tribunes s'élèvent, placées au-dessus des bancs des députés, comme des loges de théâtre sur un parterre. Elles sont occupées par des figures plébéiennes, qui viennent assister à la première scène du grand drame national ; ces tribunes représentent le chœur antique ; elles approuvent ou elles condamnent ; elles ont les passions, les entraînements, les caprices de la multitude. Les kortm.es méditent ; les femmes tricotent.

Ecoutez ! Un orateur en soutane violette réclame la parole, c'est l'abbé Grégoire[2]. Personne ne nous proposera jamais, dit-il, de conserver en France la race funeste des rois ; nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais été que des races dévorantes qui se disputent les lambeaux des hommes, mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberté. Il faut détruire ce talisman dont la force magique pourrait encore stupéfier bien des esprits légers. Le timide Bazire fait observer que la question étant délicate a besoin d'être mûrement discutée. — Et qu'est-il besoin de discuter, reprend Grégoire avec enthousiasme, quand tout le monde est d'accord ? Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les Cours sont l'atelier des crimes et la tanière des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe des peuples.

Les modérés écartaient, depuis l'ouverture de la séance, le véritable nœud de la situation : Grégoire le trancha par ces paroles décisives. Sa proposition, mise aux voix, est adoptée au bruit des plus vifs applaudissements. La Convention nationale décrète que la royauté est abolie en France. Les acclamations de joie, les cris de vive la nation, répétés par tous les spectateurs, se prolongent durant plusieurs minutes. — La royauté, cette idole devant laquelle la France s'est tenue agenouillée depuis des siècles, cette image charnelle de la Divinité, cette toute — puissance faite homme, cette tradition vivante, voilà ce que la nouvelle Assemblée, du premier coup, sans discussion, venait de briser comme un hochet d'enfant entre ses mains audacieuses. C'était donner, dès le début, une belle idée de sa force et de son intrépidité. Elle anathématisait tous les trônes dans un seul, et ce la sous le canon des rois coalisés ! Ô géants de la Montagne, vous qui répandiez la lumière d'une main et le tonnerre de l'autre, on peut bien calomnier votre mémoire ; on ne l'avilira point : vous, du moins, vous avez osé !

Quelques esprits ingénieux n'ont pas craint d'avancer que sans l'émigration qui amena la guerre, sans le schisme qui amena les troubles intérieurs, il n'y aurait point eu de république. Je ne sais rien de moins fondé que cette assertion ; la chute de la royauté était dans les nécessités du renouvellement social ; comment le vieux monde pouvait-il se réformer tant que la tête était, pour ainsi dire, debout, L'alliance entre les principes qui avaient fait la monarchie et les idées qui venaient de faire la Révolution était monstrueuse, impossible, inouïe. Il n'y a rien de plus logique dans le monde que l'activité humaine ; elle s'épuise, mais elle ne s'arrête pas. Quand même l'événement de 89 n'aurait point rencontré devant lui la résistance du clergé et de la noblesse, il n'en eût pas moins accompli son évolution politique. La royauté témoignait pour les institutions nouvelles une répugnance qui était tout à fait dans sa nature. Sour venons-nous de cette parole de l'Evangile : On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres. La monarchie, qui est la forme du droit divin, ne pouvait contenir les idées philosophiques du dix-huitième siècle ; la souveraineté individuelle avait horreur de la souveraineté nationale.

Ce grand pas fait, la Convention s'arrêta. Les tiraillements et les divisions des partis la réduisaient, dès le début, à l'impuissance. Composée d'éléments hétérogènes, elle cherchait à organiser ses forces. Les Girondins s'étaient emparés du fauteuil et des bureaux. Ce premier succès leur avait donné une confiance énorme. Les Girondins, hommes mous et modérés, rêvaient une liberté aux yeux bleus. Orateurs brillants, mais oisifs, ils n'osaient aucune des mesures fortes et expéditives que réclamaient alors les événements. Notre conviction est que si la Providence les eût laissé faire, dans ces conjonctures difficiles, ils auraient perdu la France. Leur irrésolution dans ces temps de crise ne pouvait manquer de livrer le territoire aux invasions de l'étranger, et leur idée de décentralisation était une idée anarchique qui eût jeté le pays dans une guerre civile sans fin. Incapables de faire face aux embarras qu'ils avaient provoqués, ils se jetèrent dans des luttes et des agressions personnelles. Le pays mourait, si la main de ces ambitieux ne se fût retirée du gouvernement. L'histoire doit donc se représenter désormais les Girondins comme des hommes de guerre et de désordre ; les Montagnards étaient, au contraire, les véritables conservateurs. Seuls, au milieu de tant d'agents de décomposition, ils ont réussi à maintenir la République UNE ET INDIVISIBLE.

Les Montagnards cherchaient bien plutôt à se saisir de l'opinion qu'à s'emparer du gouvernement. Danton avait forcé le ministère de la justice au bruit du canon ; il en sortit dès que la situation fut calmée, et ne voulut alors revêtir d'autre dignité que celle de mandataire du peuple. Camille Desmoulins avait participé à la fortune de son ami : le 10 août l'avait logé au palais des Maupeou et des Lamoignon, en qualité de secrétaire général. Il en marquait la nouvelle à son père dans la lettre suivante :

Malgré toutes vos prophéties, que je ne ferais jamais rien, je me vois monté au premier échelon de l'élévation d'un homme de notre robe, et loin d'en être plus vain je le suis beaucoup moins qu'il y a dix ans, parce que je vaux beaucoup moins qu'alors par l'imagination, le talent et le patriotisme, que je ne distingue pas de la sensibilité, de l'humanité et de l'amour de ses semblables, que les années refroidissent. La vésicule de vos gens de Guise, si pleins d'envie, de haine et de petites passions, va bien se gonfler de fiel contre moi à la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune, et qui n'a fait que me rendre plus mélancolique, plus soucieux, et me faire sentir plus vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les misères humaines. Le père lui répond qu'il se réjouirait de la nouvelle position de son fils :

Si Camille ne la devait pas à une crise qu'il ne voyait pas encore finie, et dont il redoutait toujours les suites ; qu'il préférerait peut-être le voir succéder à la place paisible que lui-même occupait à Guise, plutôt qu'à la tête d'un grand empire déjà bien miné, bien déchiré, bien dégradé, et qui, loin d'être dégénéré, sera peut-être, d'un moment à l'autre, ou démembré ou détruit. Ainsi l'esprit de famille contrarierait par la froideur de ses calculs, l'enthousiasme et les illusions du génie républicain.

La Convention prit quelques mesures utiles : elle déclara, par la voix de Danton, que la sûreté des personnes et des propriétés était sous la sauvegarde de la nation. Ce député ne cessait de rappeler ses confrères à l'énergie.

Il faut, dit-il en crispant sa face de lion, il faut nous montrer terribles ; c'est du caractère qu'il faut pour soutenir la liberté. D'une probité ambiguë, Danton cherchait la fortune, mais c'était pour l'humilier. Il traitait l'argent comme une proie, et trouvait une sorte de jouissance dans l'avilissement des signes extérieurs de la richesse. Robespierre avait mis un pied dans la Commune, après le 10 août ; il s'en retira de lui-même, aux approches du 2 septembre, afin de laisser passer le fleuve de sang. Il se replongea, le front voilé, les mains pures, dans la retraite. Cet homme grandissait chaque jour par le seul mouvement de la pensée nationale : ce qui se faisait sans lui tournait pour lui, tant il avait placé sa conscience et sa mission politique sur le chemin des événements. Extrême dans les principes, il était modéré, quoique inflexible, envers les choses.

Les Girondins, tremblant devant l'influence qu'il s'était acquise et devant son intégrité, recommençaient à l'attaquer par des moyens sourds. Marat se faisait obéir par la Commune, qui se défiait pourtant de ses exagérations : ses ennemis ne cessaient de le représenter comme le mythe de la scélératesse ; ils rejetaient sur lui et sur Danton le linceul sanglant du 2 septembre. La vérité est que Marat s'était rendu dans les prisons, avec Panis, au moment des massacres, afin de séparer les détenus pour dettes et les autres petits délinquants des grands coupables envers l'Etat. Il voulait que le fer de la vengeance tombât uniquement sur les têtes politiques. Terrible, il mettait le ciel du côté de ses ressentiments et enveloppait ses fureurs dans la colère divine. — Danton, Robespierre, Marat, voilà les trois hommes que les Girondins désignaient alors comme formant la tête de la Montagne.

Les partis se regardaient depuis quelques jours et mesuraient leurs forces avant d'engager l'attaque. Comme la Montagne s'appuyait sur la Commune de Paris, les Girondins voulurent donner à la Convention une force publique, prise dans les quatre-vingt-trois départements, et qu'ils se flattaient de diriger. Cette mesure fut vivement combattue dans les journaux. On craignait que la représentation nationale entourée d'une sorte de garde prétorienne ne vînt à dégénérer en une oligarchie élective. Les deux partis s'accusaient mutuellement de pousser aux violences. Il était aisé de prévoir que le choc viendrait du côté des Girondins. L'orage grondait .sourdement, depuis quelques jours, sous les discussions vagues de l'Assemblée. La royauté abolie, les esprits sérieux songeaient à la remplacer, quelques-uns par une dynastie nouvelle, les autres par une dictature, le plus grand nombre par la représentation nationale seule.

Cependant un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les blés ; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doublés de fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc malpropre, en bottes molles à la hussarde, entre et va se placer à la crête de la Montagne. Quelques députés affectent sur son passage de détourner la tête et de s'éloigner avec dégoût ; les tribunes, au contraire, l'applaudissent ; Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses, pose sa casquette grasse sur son banc, et promène autour de lui dans la salle un regard assuré. Les applaudissements redoublent dans les tribunes ; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant : Saluez, c'est lui !

Les députés de la Montagne ne donnent aucun signe ; Camille Desmoulins seul vient lui serrer la main. J'aime ce jeune homme, dit Marat presque à haute voix ; c'est une tête faible, mais c'est un bon cœur. La séance s'ouvre, les visages sombres de l'Assemblée présagent une tempête ; après quelques débats oiseux sur une question insignifiante, on demande l'ordre du jour. Merlin alors se lève :

Citoyens, le véritable ordre du jour le voici : Lasource m'a dit hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait établir la dictature ; je somme de m'en indiquer le chef ; quel qu'il soit, je déclare être prêt à le poignarder !

Cambon, de son banc et en montrant le poing fermé. Misérable, voici l'arrêt de mort des dictateurs.

Oui, s'écrie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette Assemblée un parti qui aspire à la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c'est Robespierre ! voilà l'homme que je vous dénonce.

Danton s'interpose dans la lutte, à une accusation vague et indéterminée contre les chefs de la Montagne, il répond par une accusation contre la Gironde. On prétend, dit-il, qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France ; faisons disparaître ces idées absurdes, en prononçant la peine de mort contre leurs auteurs. La France doit être un tout indivisible, elle doit avoir unité de représentation. Les citoyens de Marseille veulent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait détruire l'unité en France, et je propose de décréter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va établir l'unité de représentation et d'exécution. Ce ne sera pas sans frémir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie : alors, je vous jure, nos ennemis sont morts.

Robespierre monte à la tribune. Il faut savoir si nous sommes des traîtres, si nous avons des desseins contraires à la liberté, contraires aux droits du peuple, que nous n'avons jamais flatté : car on ne flatte pas le peuple ; on flatte bien les tyrans, mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la Divinité. Il parle de lui, des services qu'il a rendus : Un homme qui avait longtemps lutté contre tous les partis avec un courage âcre et inflexible, sans ménager personne, devait être en butte à la haine et aux persécutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants. Cessez d'agiter à mes yeux la robe sanglante de César, ou je croirai que vous voulez remettre Rome dans les fers.

Barbaroux assure qu'à l'époque du 10 août, les Marseillais étant recherchés par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le fit venir chez Robespierre ; que là on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularité, et que Panis lui désigna Robespierre comme l'homme vertueux qui devait être le dictateur de la France. Nous verrons plus tard que le mensonge était assez dans les habitudes politiques de la Gironde. Panis réfute ainsi l'accusation portée contre Robespierre.

Je ne monte à la tribune que pour répondre à l'inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois, et j'atteste que, ni l'une ni l'autre, je ne lui ai parlé de dictature. Quels sont ses témoins ? — Rebecqui : Moi !Vous êtes son ami, je vous récuse. Voyant que les nuages de l'accusation se dissipaient un à un, Brissot agite le fantôme sanglant, du 2 septembre. Panis : — On ne se reporte pas assez dans les circonstances terribles où nous nous trouvions. Nous vous avons sauvés, et vous nous abreuvez de calomnies. Voilà donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la liberté. Notre caractère chaud, ferme, énergique, nous a fait, et particulièrement à moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se représente notre situation : nous étions entourés de citoyens irrités des trahisons de la Cour. On a accusé le comité de surveillance d'avoir envoyé des commissaires dans les départements pour enlever des effets ou même arrêter des individus. Voici les faits. Nous étions alors en pleine révolution : les traîtres s'enfuyaient, il fallait les poursuivre ; le numéraire s'exportait, il fallait l'arrêter. Nos propres têtes étaient à chaque instant menacées : croyez-vous que nous nous fussions exposés à tous ces dangers, si ce n'eût été pour le bien public ? Oui, nous avons illégalement assuré le salut de la patrie.

Panis existait encore il y a quelques années : c'était un homme doux, poli, affectueux ; ses manières élégantes appartenaient à la société du dix-huitième siècle ; il, caressait beaucoup ses amis, les baisait délicatement sur la joue, avec une tendresse exquise à chaque fois qu'il les revoyait. Pour un buveur de sang, cet homme avait des mœurs bien innocentes et, si j'ose ainsi dire, à l'eau de rose.

L'orage s'était écarté de la tête de Robespierre. L'accusation détruite à son égard retombait à présent sur Marat, qui avait conseillé la dictature dans son journal l'Ami du peuple. Un grand tumulte règne depuis quelques instants dans toute la salle. Cambon déclare avoir vu un placard signé de Marat qui excitait à la dictature ; une foule de Girondins, parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des gestes menaçants : ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing sous le nez pour l'éloigner de la tribune. Cet homme étrange y monte œ jour-là pour la première fois. Son apparition excite des mouvements de fureur ; sa cravate en désordre, ses cheveux négligés, le rire de mépris qu'il oppose aux huées et aux insultes, augmentent encore le tumulte ; de tous les coins de la salle partent des cris : A bas ! à bas !

C'est au milieu de ce soulèvement épouvantable que Marat fait entendre sa voix :

J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels. — Tous, oui, nous le sommes tous ! s'écrie presque toute l'Assemblée en se levant en masse et avec emportement. Alors Marat, imperturbable et répétant sa phrase après un silence :

J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle : je les rappelle à la pudeur.

Si quelqu'un est coupable d'avoir jeté dans le public ces idées de dictature, c'est moi ! Mes collègues, notamment Danton et Robespierre, l'ont constamment repoussée quand je la mettais en avant. J'appelle donc sur ma tête seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez écouter.

Au demeurant, que me demandez-vous ? Me feriez-vous un crime d'avoir proposé la dictature, si ce moyen était le seul qui pût vous retenir au bord de l'abîme ? Qui osera d'ailleurs blâmer cette mesure quand le peuple l'a approuvée et s'est fait lui-même dictateur pour punir les traîtres ? A la vue de ces vengeances populaires, à la vue des scènes sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 août, du 2 septembre, j'ai frémi moi-même des mouvements impétueux et désordonnés qui se prolongeaient parmi nous. J'aurais désiré qu'ils fussent dirigés par une main juste et ferme. Redoutant les excès d'une multitude sans frein, désolé de voir la hache frapper indistinctement et confondre çà et là les petits délinquants avec les grands coupables ; désirant la tourner sur la tête seule des vrais scélérats, j'ai cherché à soumettre ces mouvements terribles et déréglés à la sagesse d'un chef.

J'ai donc proposé de donner une autorité provisoire à un homme raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'était un citoyen intègre, éclairé, qui aurait recherché tout de suite les principaux conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal, d'épargner le sang, de ramener le calme et de fonder la liberté. Suivez mes écrits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que je ne voulais point faire de cette espèce de dictateur un tyran, tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime dévouée à la patrie, c'est que je voulais en même temps que son autorité ne durât que peu de jours, qu'elle fût bornée au pouvoir de condamner les traîtres et même qu'on lui attachât durant ce temps un boulet aux pieds, afin qu'il fût toujours sous la main du peuple.

Je rends grâce à mes ennemis de m'avoir amené à vous dire ma pensée tout entière. Si, après la prise de la Bastille, j'avais eu en main l'autorité, cinq cents têtes scélérates seraient tombées à ma voix. Ce coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout de suite tous les méchants. Il ne restait plus dès lors qu'à fonder l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui eût été facile, cette tâche n'étant plus empêchée à chaque instant par des complots et des menées sourdes ; mais faute d'avoir déployé cette énergie aussi sage que nécessaire, cent mille patriotes ont été égorgés et cent mille sont menacés de l'être. Tous avez eu des massacres nombreux et réitérés, vous avez versé vous-mêmes beaucoup de sang, vous en verserez encore. Vraiment, quand je viens à comparer vos idées aux miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes d'humanité.

C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant cette mesure dictatoriale avec Horreur : vous y viendrez un jour malgré vous, seulement il ne sera plus temps : la division et l'anarchie auront gagné toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents têtes, vous en abattrez deux cent mille, et vous échouerez.

Une violence légale et ordonnée par un chef est toujours préférable à celle où une fausse modération jette, dans les temps de désordre, une nation entière. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce principe. Citoyens, si sur cet article vous n'êtes point à la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous.

Oui, telle a été mon opinion ; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruauté, de connivence avec les tyrans. — Moi, vendu ! Les tyrans donnent de l'or aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas même le moyen d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel ! qui ne puis voir souffrir un insecte sans partager son agonie. Moi, ambitieux !... Citoyens, voyez-moi et jugez-moi — il montre ses habits sales, ses membres chétifs — : un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans intrigue ! Le glaive de vingt mille assassins était suspendu sur moi ; j'ai erré de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le triomphe de la nation, dont j'ai défendu les droits, depuis trois années, la tête sur le billot.

Cessons ces discussions et ces débats scandaleux. Hâtez-vous de marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la nation ; posez les bases sacrées d'un gouvernement juste et libre : faites respecter les droits, l'origine et la dignité de l'homme. Je ne demande qu'à immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fantôme de la dictature se réunissent à moi, qu'ils s'unissent à tous les bons citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la prospérité commune.

 

La tête de Marat était faite de la boue du peuple ; quand le génie révolutionnaire venait à souffler sur cette boue, il en sortait une sorte d'éloquence monstrueuse. Cette image extraordinaire, infernale d'un dictateur traînant à travers les cadavres le boulet qui l'enchaîne aux volontés de la multitude, est quelque chose de par delà l'humanité. Le style de cet orateur, son geste effaré, son rire amer : le mouvement électrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel on voyait se former d'avance tous les orages de la Révolution, ses bravades ont confondu l'Assemblée. Un lugubre silence règne sur tous les bancs.

Enfin, Vergniaud lui succède à la tribune : S'il est un malheur, dit-il d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un représentant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout chargé de décrets de prises de corps qu'il n'a pas purgés. — Marat de son banc : Je m'en fais gloire !

Le calme semblait depuis quelques instants rétabli dans l'Assemblée. Tout à coup un second orage éclate sur la tête de Marat. Il s'agit d'un numéro de l'Ami du peuple, dans lequel Boileau dénonce le passage suivant : Ce qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la République n'aboutiront à rien, sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des députés... — Boileau se tournant vers Marat : Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de vérité dans ce cœur que de folie dans ta tête — ; à voir la trempe de la plupart des députés, je désespère du salut public, si dans les huit premières séances toutes les bases de la Constitution ne sont pas posées. N'attendez plus rien de cette Assemblée ; vous êtes anéantis pour toujours : cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur vrai patriote et homme d'Etat. Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assemblée. De tous les coins de la salle s'élèvent des cris terribles : A l'Abbaye ! à l'Abbaye ! Marat se lève avec sang-froid et réclame la parole.

Et moi, s'écrie Boileau, je demande que ce monstre soit décrété d'accusation.

C'est à qui dès lors appuiera l'éponge trempée de fiel sur la bouche de l'accusé.

Une voix : Je demande que Marat parle à la barre.

Marat : Je somme l'Assemblée de ne pas se livrer à ces accès de fureur.

Larivière : Je demande que cet homme soit interpellé purement et simplement d'avouer ces lignes ou de les désavouer.

Alors Marat, qui a réussi à se frayer un chemin jusqu'à la tribune, à travers les flots tumultueux de ses ennemis : Je n'ai pas besoin d'interpellation. L'écrit qu'on vient de lire est de moi ; je l'avoue. Jamais le mensonge n'a approché de mes lèvres et la dissimulation est étrangère à mon cœur. Seulement cet écrit est déjà ancien ; il date de dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous, avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne révoquerez pas en doute la voici. Il tire de sa poche le premier numéro d'une feuille qu'il entreprend sous le nom de Journal de la République. Un secrétaire de l'Assemblée en lit quelques fragments :

Nouvelle marche de l'auteur.

Depuis l'instant où je me suis dévoué pour la patrie, je n'ai cessé d'être abreuvé de dégoûts et d'amertume ; mon plus cruel chagrin n'était pas d'être en butte aux assassins, c'était de voir une foule de patriotes sincères, mais crédules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la liberté sur la pureté de mes intentions, et s'opposer eux-mêmes au bien que je voulais faire. Les lâches, les aveugles, les fripons et les traîtres se sont réunis pour me peindre comme un fou atrabilaire ; invective dont les charlatans encyclopédistes gratifièrent l'auteur du Contrat social. Quant aux vues ambitieuses qu'on me prête, voici mon unique réponse : je ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accepté la place de député à la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement la patrie, même sans paraître. Je suis prêt à prendre les voies jugées efficaces par les défenseurs du peuple : je dois marcher avec eux. Amour sacré delà patrie, je t'ai consacré mes veilles, mon repos, mes jours, toutes les facultés de mon être ; je t'immole aujourd'hui mes préventions, mon ressentiment, mes haines.

A la vue des attentats des ennemis de la liberté, à la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'étoufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y élèveront ; j'entendrai, sans me livrer à la fureur, le récit du massacre des vieillards et des enfants égorgés par de lâches assassins ; je serai témoin des menées des traîtres à la patrie, sans appeler sur leurs têtes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinité des âmes pures ! prête-moi des forces pour accomplir mon vœu. Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse : faites-moi triompher des impulsions du sentiment ; et si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute.

 

La lecture de cette pièce calme l'exaspération générale et déjoue les sinistres projets de la Gironde.

Marat : — Je me flatte qu'après la lecture de cet écrit il ne vous reste pas le moindre doute sur la pureté de mes intentions ; mais on me demande de rétracter des principes qui sont à moi, c'est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens. Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'idées. Il ne dépend pas plus de moi de changer mes pensées qu'il ne dépend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et de la nuit.

On m'a reproché tout à l'heure les maux que j'ai souffert pour la patrie : c'est indécent. Les motifs de réprobation qu'on a invoqués contre moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les décrets qui m'ont frappé, je m'en étais rendu digne, pour avoir démasqué les traîtres, déjoué les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai vécu sous le glaive de Lafayette. S'il se fût rendu maître de ma personne, il m'eût anéanti. J'ai été accablé de poursuites par le Châtelet et le tribunal de police : mais je m'en vante ! On a osé me donner pour titre de proscription les décrets provoqués contre moi dans l'Assemblée constituante et dans l'Assemblée législative -eh bien ! œs décrets le peuple les a détruits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne.

Qui sont, après tout, les auteurs de cette accusation atroce ? des hommes pervers, des membres de la faction Brissot ! Les voilà tous devant moi ; ils ricanaient tout à l'heure, ils triomphaient au bruit des cris forcenés de leurs agents : — Qu'ils osent me fixer maintenant !

Souffrez qu'après une séance aussi orageuse, les clameurs furibondes et les menaces éhontées auxquelles vous venez de vous abandonner contre moi, je vous rappelle à vous-mêmes, à la justice. Quoi ! si par la faute de mon imprimeur, la feuille de ce jour n'eût pas paru, vous m'auriez donc livré à l'opprobre et à la mort ? Cette fureur est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le soleil. Je déclare que si le décret, eût été lancé contre moi, je me brûlais la cervelle au pied de cette tribune.

 

L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. Voilà donc, reprend Marat d'une voix attendrie par l'émotion, voilà le fruit de trois années de cachots et de tourments. Voilà donc le fruit de mes veilles, de mes la beurs, de ma misère, de mes souffrances, des dangers sans nombre que j'ai essuyés pour la patrie !... Un décret d'accusation contre moi ! C'est un complot monté par mes ennemis dans cette Assemblée pour m'en faire sortir. Eh bien ! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs !...

L'Assemblée murmure ; Les tribunes applaudissent. A la guillotine ! à la guillotine ! vocifèrent quelques Girondins forcenés. On demande que Marat soit tenu d'évacuer la tribune.

Tallien : Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse trêve à ces scandaleuses discussions. Décrétons le salut de l'empire, et laissons là les individus.

La Convention passa à l'ordre du jour.

Le soir, Marat reçut la visite de mademoiselle Fleury, qui venait de jouer, pour la première fois, dans une pièce dont le principal rôle avait été créé au théâtre de la Nation par mademoiselle Julie Candeille. C'était un rôle doux, pastoral et vertueux, qui allait merveilleusement à une jolie figure. La charmante comédienne s'était retirée dans sa loge, au tomber du rideau, couverte d'applaudissements. Elle entra chez l'Ami du peuple, une couronne de fleurs dans la main. Marat l'attendait.

Moi aussi, lui dit-il, j'ai remporté un succès de tribune, mais un de ces succès qui ravagent l'âme. J'ai été glorieusement sifflé, vous avez été applaudie. Au fond pourtant c'est le même rôle : vous avez représenté une femme victime et moi un martyr du peuple. Je veux régénérer les mœurs sur un autre théâtre. Nos femmes, devenues citoyennes, deviendront plus graves ; à la galanterie succédera le véritable amour. Mais vous, enfant, vous prêtez à cette œuvre toutes les grâces de votre sexe, tandis que moi je suis forcé de me faire loup ou tigre pour épouvanter les méchants. Un jour viendra où la Révolution étant faite, nous retournerons tous à la modération, à la douceur, à la nature. Dieu veuille seulement que je ne meure pas avant la fin de mon rôle !

L'opinion, l'horreur, le dégoût que les Girondins faisaient paraître à la vue de Marat étaient autant d'artifices pour ternir la cause du peuple. Ils affectaient de personnifier dans cet homme l'assassinat, afin d'avilir tout un parti et de déconsidérer la Montagne. Ces grands politiques avaient d'ailleurs commis une faute et une maladresse : Marat était jusque-là, pour plusieurs, un problème, un mythe ; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une existence, elles en faisaient l'Ecce homo de la Révolution. L'Ami du peuple s'exaltait lui-même dans le sentiment de cette lutte gigantesque. La persécution n'est pour les esprits frappés d'une idée fausse qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donnée ; elle assure leur marche ; elle, rehausse à leurs propres yeux et aux yeux du monde. Marat se soulevait sur la contradiction comme sur un piédestal. Le fait est que la violence déployée contre cet homme répond suffisamment à ceux qui voudraient nier l'importance et la grandeur de son rôle dans le drame révolutionnaire : les attaques sont toujours à mes yeux des témoignages de force et d'immensité ; Dieu ne met pas de tempêtes sur les ruisseaux.

L'élan révolutionnaire, étouffé dans la Convention nationale sous les querelles et les rivalités des partis, se faisait jour dans le pays par la guerre comme par un torrent impétueux. Tant que la Cour s'était maintenue, le mouvement de la défense extérieure avait été mou et indéterminé. Ce ne fut qu'après le 10 août, quand on fut débarrassé du roi et de sa funeste influence, que le dévouement national éclata en prodiges. La liberté frappa du pied la terre et il en sortit une armée. Tout fut mis en réquisition : hommes, munitions, chevaux. On leva des forces considérables. Les instruments domestiques, pelles, pincettes, chenets, furent transformés en armes. Les dons patriotiques affluèrent ; j'ai sous les yeux une lettre écrite à la Convention par le citoyen Bonnaire, dans laquelle il raconte les sacrifices des habitants de sa province :

Les citoyens de ce département (le Cher) ont aussi voulu déposer leurs offrandes sur l'autel de la patrie. Le conseil du département a maintenant à sa disposition 248 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes, 2 culottes, 7 chemises, 2 épaulettes en or et une somme de 4,600 livres pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires partis pour les armées. La municipalité de Bourges est dépositaire de 114 habits,, 40 vestes, 30 culottes, 44 paires de bas, 32 paires de souliers, 16 chemises, d'une somme de 4.600 livres 2 sous 8 deniers, destinés aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13.426 livres pour les femmes des citoyens qui sont allés combattre les brigands[3].

 

Des ouvriers, de pauvres femmes venaient ainsi déposer entre les mains des magistrats le denier de la veuve. Dans un moment de frénésie, on alla jusqu'à déterrer les morts d'importance, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil. L'Assemblée nationale s'éleva contre ces profanations. Les nécessités augmentèrent de jour en jour, la municipalité venait de requérir toute l'argenterie des églises. Elle demandait que le trésor de l'autel fut remis entre les mains de la patrie souffrante. Quel honneur pour la religion que celui de subvenir aux frais de la défense nationale ! Prêtres, que tardez-vous ! accourez donc : le moment est venu de dépouiller Dieu pour lui-même. La patrie est, en effet, ton premier temple, ô Divinité des cœurs purs ! Christianisme, religion sainte, tu vas renaître de tes cendres, si tu as le suprême courage de mourir jusqu'au bout à ces ornements et à ces pompes de la vanité sacerdotale ! Les cloches ont des sonneries pieuses et charmantes pour les âmes mélancoliques ; mais quand la tempête gronde, quand le sol de la patrie tremble sous les pas de l'invasion étrangère, il faut quitter la région des songes et répondre au canon par du canon. L'airain qui donnait le signal de la prière doit vomir à cette heure les imprécations du carnage. Les nations ont leurs jours d'épouvante et de frissonnement : Dieu cache alors sa face dans un nuage et ne veut plus êlre adoré qu'à travers les voiles de l'esprit.

A la nouvelle de la prise de Verdun, les Parisiens, croyant déjà voir le roi de Prusse à leurs portes, avaient formé un camp depuis Clichy jusqu'à Montmartre. Tout le monde y travaillait comme au Champ-de-Mars. De jolies citoyennes maniaient la pioche, la bêche ou la brouette. Maître de Verdun, le roi de Prusse marche déjà dans les plaines de Champagne, s'avance sur Sainte-Menehould par la trouée de Grand-Pré. La consternation est dans Paris. C'est alors que Kellermann, sur les hauteurs de Valmy, le 20 septembre, foudroie les ennemis d'une canonnade de quinze heures. Bientôt après cette sanglante bataille, s'effectue la retraite de Frédéric-Guillaume qui est encore un mystère. Dumouriez laissa les Prussiens se replier tranquillement sur la frontière. L'histoire impartiale n'adoptera pas tous les éloges donnés à la conduite de ce général fameux. Ses conférences avec le duc de Brunswick, ses menées sourdes, ses relations à l'intérieur et à l'étranger, tout fait déjà pressentir l'homme que les circonstances dévoileront tout à l'heure.

Dans les premiers moments qui suivirent les évènements du 10 août, le pouvoir exécutif provisoire avait envoyé des commissaires dans les départements, afin de montrer, pour ainsi dire, à toute la France la figure de la République. Voici les instructions qui leur furent données : Ils s'attacheront surtout à ne servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes d'elle ; ils mettront, en conséquence, le plus grand soin à s'annoncer par des matières simples et graves, par une conduite pure, régulière, irréprochable. La France entière confirma d'enthousiasme la déchéance de la royauté.

Le parti de la Gironde ne cessait d'intriguer pour arriver à ses fins. Les hommes qui le composaient avaient accepté le 10 août comme un fait, non comme un principe. Les Girondins voulaient le peuple. De là ces incessantes divisions qui remettaient sans cesse aux prises Robespierre et Brissot, Buzot et Marat, Roland et Danton. Il ne faut pas croire que ces attaques et ces dissensions personnelles fussent de simples rivalités d'amour-propre ; il y avait ici des hommes, mais il y avait surtout des idées en présence. Si la différence des doctrines mettait entre la Montagne et la Gironde des causes de discorde, la bourgeoisie, à laquelle appartenaient les Girondins, était sérieusement accusée d'usurper les usages et les privilèges de l'aristocratie :

Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le même orgueil, la même intolérance, le même despotisme ?[4] Les Girondins avaient l'esprit, les habitudes et les manières des républiques anciennes, mais non les mœurs de la démocratie. Leur projet de donner à la Convention une Maison militaire attira sur eux la juste méfiance des Parisiens. Qu'y a-t-il, s'écriait Robespierre, de plus naturellement lié aux idées fédéralistes, que ce système d'opposer sans cesse Paris aux départements, de donner à chacun de ces départements une représentation armée particulière ; enfin de tracer de nouvelles lignes de démarcation entre les diverses sections de la République dans les choses les plus indifférentes et sous les prétextes les plus frivoles !

Il est bien évident que les Girondins cherchaient à détruire la domination morale et politique de Paris, afin d'humilier la Commune dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on réfléchit maintenant que, sans un centre d'ébranlements, le pouvoir exécutif n'aurait jamais pu résister aux efforts coalisés du royalisme, on en conclura qu'en voulant décapiter la France, les Girondins auraient immolé la Révolution. Ces hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fantôme de l'assassinat pour couvrir leurs ténébreux projets. Ils reprochaient amèrement aux Montagnards les journées de septembre et cherchaient à les noyer dans l'opinion publique sous un flot de sang. Les Girondins avaient, raison de déplorer ces exécutions terribles : mais comment se fait-il que l'un d'eux, Pétion, qui ; à raison des fonctions dont il était alors revêtu, se trouvait plus à même que tout autre d'interposer son influence, n'ait rien fait pour arrêter les massacres ? Marat était violent sans doute ; mais Isnard à la Législative n'invoquait-il pas lui-même la vengeance du peuple sur la tête des traîtres ? Comment ce qui passait chez l'un pour l'énergie d'une âme brûlante, devenait-il sur la bouche de l'autre le langage de la scélératesse ? L'esprit de parti dénaturait ainsi les hommes et les choses, afin de masquer la guerre des principes sous la guerre des intérêts locaux. Etait-ce sans motif que Barbaroux montrait continuellement à Paris la figure de Marseille ? Il y avait là une menace et un défi jeté aux citoyens de la capitale. Avec un pareil système, on est bien vite entraîné à démembrer un Etat.

Dumouriez vint à Paris recevoir les honneurs du triomphe. Pendant quelques jours, on ne vit que des uniformes et des épaulettes. La ville passa sur-le-champ des frayeurs et de la tristesse à l'enivrement. Toutes les têtes tournèrent avec tous les cœurs du côté du général victorieux. Les Girondins profitèrent de la circonstance pour régner sur l'opinion et pour introduire leurs mœurs dans la République. La présence de ces militaires bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'austérité des apôtres de la démocratie. Ces officiers venaient à Paris animés d'un beau feu contre les agitateurs. Ils provoquaient jusque dans les rues et promenades publiques les citoyens connus par leurs opinions exaltées. Marat fut personnellement victime de leurs boutades et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux était de ne point avoir partagé l'engouement universel pour le héros du jour. Deux bataillons, le Mauconseil et le Républicain, venaient de céder aux cruelles défiances de leur époque, en massacrant quatre malheureux déserteurs prussiens, qu'ils prirent pour des espions ou pour des émigrés français. Dumouriez avait ordonné que ces deux bataillons fussent maintenus en rase campagne, dépouillés de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la conduite de Dumouriez qu'un symptôme de quelque haine secrète contre les patriotes. Il trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une punition inconnue. Je veux avoir le cœur net sur cette affaire, dit-il, et tant que j'aurai la tête sur les épaules, on n'égorgera pas le peuple impunément. Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoignît deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer auprès du général des causes qui avaient provoqué le mouvement des deux bataillons accusés : C'était, comme on voit, une mission de prudence et d'humanité.

Cette nuit-là, il y avait fête rue Chantereine dans la petite maison de Talma. Une porte cochère, dont le marteau, soulevé à chaque instant par des mains fraîchement gantées, retombait avec un bruit sourd, conduisait, par une étroite allée d'arbres, dans une cour sablée, où la maison, jolie bonbonnière du dernier siècle, s 'épanouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clarté. Les vitres, éclairées aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur leurs rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en grande toilette, les seins et Les épaules nus, les cheveux relevés de fleurs, le cou humide d'une rosée de perles ou marqué de grains de corail, des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de Casimir blanc, bas de soie, souliers à semelles fines, allaient et venaient dans les allées ; un bruit de musique, d'éclats de rire, de voix folles et coquettes, descendait jusque dans la cour et des flots de lumière ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que frôlaient, en montant, de longues jupes de soie.

Cette petite maison resplendissante — il y avait des illuminations jusque devant la porte cochère —, au milieu de la ville éteinte et morne, avait caché, comme par pudeur, au fond d'une allée, sous des ombres d'arbres, sa joie et ses lumières qui insultaient à la calamité publique. On se cachait alors pour se réjouir, comme en d'autres temps pour verser des larmes. La disposition intérieure de la maison est d'une forme sphérique assez régulière qui ne manque point de caractère ni d'élégance, elle se ressouvient de madame de Pompadour, et semble une petite habitation secrète, choisie pour les plaisirs d'un comédien ou d'un roi. Napoléon y demeura[5].

Le salon était éclairé intérieurement de lustres qui laissaient tomber du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Chénier et d'autres hommes d'éclat engagés dans le parti de la Gironde, des femmes d'esprit, des jeunes filles du monde, des fées de l'Opéra, achevaient de parer la fête. On distinguait dans leurs groupes mademoiselle Contât, madame Vestris, la Dugazon. L'ameublement était d'un goût parfait ; le salon tendu de damas bleu et blanc, avec des rideaux de fenêtre en mousseline relevée de draperie en soie, égayait les yeux par sa fraîcheur ; de grands vases de porcelaine où rampaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe d'alors) répandaient leur haleine embaumée dans tout l'appartement ; ce n'était que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumières répétées sur les consoles et les cheminées, dans des glaces éblouissantes. Talma, en habit de comédien, faisait les honneurs de cet eldorado.

Le général Dumouriez, arrivé depuis quelques jours à Paris, était le héros de la fête. Dumouriez était en ce moment l'homme à la mode. Il sortait du théâtre des Variétés, où sa présence avait excité des applaudissements. Il n'était bruit dans la ville que de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma, s'empressait cette nuit-là à toucher la main du général vainqueur. Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de ses courtisans qu'en reçut de ses concitoyens le chef des armées de la République. Des femmes charmantes, Les bras demi-nus, les yeux assassins, les cheveux tressés à la dernière mode, sans poudre ni constructions aériennes (la Révolution, avait passé son niveau sur les têtes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs parfumés, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses agaçantes pour attirer son attention. On eut dit, sur des proportions plus bourgeoises, Louis XIV courtisé par les dames de Versailles. Dumouriez était un militaire de belle humeur et de fière mine, qui répondait fort galamment à toutes ces avances. Rien de plus aimable qu'un homme heureux. Toute cette société, ivre de gloire, de lumière, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait, sans remords, à l'oubli des sombres événements qui menaçaient alors la France. On entend tout à coup un grand tumulte dans l'antichambre ; alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs, annonce, en s'élevant au milieu de cette société toute remplie de doux propos, de tendres œillades, de toilettes folies :

Marat !

A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme à mine cynique, négligemment vêtu, en houppelande sale, culotte de peau, bottes sans bas, un mouchoir blanc noué sur la tête, apparaît au seuil du salon. Il a forcé l'entrée, malgré la résistance des valets amassés dans l'antichambre. La laideur et la misère habituelle de cet homme ressortent singulièrement encadrées dans la bordure éblouissante d'une fête. Il est suivi de deux membres du club des Jacobins, Bentabole et Monteau, deux maigres sans-culottes, deux têtes de l'Apocalypse.

A cette vue, un morne silence, mêlé de surprise, saisit tous les assistants. Marat, en cet état de gueuserie, représente ; le pauvre peuple, brusquement survenu avec les livrées de la misère, sa petite taille et son visage terreux, au milieu des réjouissances des riches. C'était 93 fait homme, entrant, sans être invité ni attendu, dans un petit souper de la régence.

Dumouriez demeure interdit ; Marat va droit à lui, et mesurant d'un regard intrépide le général vainqueur : Monsieur, lui dit-il, c'est à vous que j'ai affaire. Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence militaire ; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entraîne dans un coin du salon et du salon dans une chambre voisine. On entend, à intervalles, quoique la porte soit close, la voix des deux interlocuteurs :

La manière dont vous les avez traités est révoltante[6].

Monsieur Marat !...

Vous en imposez à l'Assemblée pour lui arracher des décrets sanguinaires.

Vous êtes trop vif, monsieur Marat : je ne puis m'expliquer avec vous.

Je viens ici au nom de l'humanité.

Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats ?

Non, mais je hais la trahison des chefs.

A ces mots, la porte de la chambre où était le général s'ouvre. Marat rentre dans le salon suivi de ses deux témoins. En traversant la foule, son regard se promène avec une audace et un mépris visibles sur les femmes demi-nues qui ornent cette fête, sur les Girondins suspects, sur les officiers du traître, et s'arrêtant devant Santerre avec un air de reproche :

Toi ici ? dit-il.

Il sembla à quelques assistants voir les lumières pâlir. Marat, cette tache noire et sordide, en se posant sur une soirée radieuse, en a terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a qu'un instant, sont tout à coup devenues obscures, l'ombre que cet homme projette, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins découverts, sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne. — C'est la terreur qui passe.

Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le sabre nu sur l'épaule ; Marat traverse ; cet appareil belliqueux et ridicule avec un sourire de dédain : Votre maître, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne crains la pointe de vos sabres.

Dumouriez était mal à l'aise ; l'audace de ce petit homme qui était arrivé, à la clarté d'une fête, devant tout le monde, lui arracher le masque du visage, cette voix sévère du peuple qui était venue le saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire en face : Tu es un traître ! ce remords visible, cette conscience faite homme qui s'était glissée en haillons sous les rayons et les fleurs de la  victoire, le confondait. Il passa la main sur son front, quand l'Ami du peuple se fut tout à fait retiré. En vain, de son côté, mademoiselle Contat reconduisait-elle à distance les trois commissaires, une cassolette à la main toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle eût voulu purifier les traces de Marat ; cette gracieuse espièglerie, qu'elle prolongea jusqu'à la porte de la rue, ne rappela sur les lèvres de l'assemblée qu'un sourire froid et contraint. Marat avait (l'un soulffe éteint toute cette fête.

Le 18 octobre, Marat demande la parole à la Convention nationale, et annonce qu'un grand complot a été tramé contre lui. Scandale, bruit, éclats de rire forcés. L'Assemblée ne veut point l'entendre. Marat insiste. Des murmures l'interrompent. Le président au milieu du désordre : Marat, vous avez la parole, mais ce n'est que pour un fait. — Marat : Ce fait le voici : Je dis que des ministres et des généraux perfides en imposent à la Convention, par des dénonciations fausses, pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des décrets sanguinaires. (Rumeurs.) Marat répète son exorde en rehaussant la voix. (Les murmures recommencent avec des trépignements.) Je vous demande, président, du silence. J'ai, comme la faction qui m'interrompt, le droit d'être entendu.

Le président : Je ne puis que vous donner la parole ; mais il m'est impossible de vous donner du silence.

Marat : Tandis que le public indigné s'élève contre les mesures atroces qui sont employées envers les soldats de la patrie, seriez-vous les seuls à y applaudir ; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-mêmes ? Je réclame contre le décret qui vous a été surpris au sujet de deux bataillons patriotes le Mauconseil et le Républicain, dénoncés par les généraux comme ayant déshonoré les armées françaises. Je me suis rendu, pour éclaircir le fait, chez Le général Dumouriez ; il a paru interdit (il s'élève des éclats de rire). Dumouriez ne m'a opposé que des raisons évasives. Poussé dans ses derniers retranchements, il a déclaré s'en référer à la Convention nationale et au ministre. Je me suis adressé à votre comité de surveillance. Il s'est fait remettre la pièce relative à cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous auriez été tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre prétendus déserteurs prussiens étaient quatre émigrés français. C'étaient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous trahir, et qui conspiraient peut-être avec le général. (La salle s'ébranle d'indignation.) Je veux parler du général Chazot. N'oubliez pas qu'il a été cause de la déroute de l'avant-garde de Dumouriez. Je sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le dernier déplaisir. (Oui, oui.) J'en suis fâché pour eux. Lorsqu'un homme, qui n'est animé que du bien public, ne reçoit que des vociférations, les sentiments de ses ennemis sont jugés. Je dis qu'il existe dans cette Assemblée-une cabale qui cherche à m'exclure de son sein pour écarter un surveillant incommode ; je viens d'être menacé par le citoyen Rouyer ; je ne sais si c'est un spadassin.

Le président : Le règlement défend toute personnalité, et ce n'est pas ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un collègue.

Marat : Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme représentant du peuple ; j'ai été menacé, dis-je, par le citoyen Rouyer ; je ne sais s'il a espéré me rabaisser à son niveau ou m'éloigner par la terreur ; mais je me dois au salut public, je resterai à mon poste, et je dois déclarer que si l'on entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de cœur, et j'en prends à témoin ceux qui m'ont vu.

Le président : A quoi concluez-vous, Marat ? Marat : Je demande la lecture du procès-verbal qui est déposé au comité de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais été dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu prévenir l'action de la justice ; ils ont manqué à la forme : mais les généraux vous en ont imposé quand ils vous ont représenté les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des déserteurs prussiens. Je m'élève donc contre les mesures générales et violentes qu'on a prises envers ces bataillons, tandis qu'il était évident qu'ils ne renfermaient qu'un petit nombre de coupables ; on les a tous enveloppés d'une flétrissure, qui, s'ils eussent été des brigands pris dans les forêts, n'eût pu être plus honteuse. En vous dénonçant ces faits, j'ai rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire.

Cette franchise indomptable qui levait tous les masques, cette conviction fiévreuse, qui proclamait sur les toits des vérités terrifiantes, soulevait chaque jour la rage des modérés. On l'insultait aux portes mêmes de la Convention ; on lui marchait sur les pieds, en criant par dérision : Ah ! le petit Marat ! — Imbéciles ! cet homme allait bientôt être grand, porté par les bras du peuple. Les feuilles publiques s'égayaient à ses dépens ; Gorsas, dans son Courrier des Départements lui jetait de la boue et du sang au visage. Malheur à vous qui riez ! Le jour approche où votre joie ironique se changera en deuil et en grincement de dents. — La haine allait souvent jusqu'à provoquer des tentatives d'assassinat. L'Ami du peuple était réellement menacé par ses ennemis : on le désignait dans des placards à la vengeance des citoyens ; des hommes à cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches et en demandant sa tête. Pour se conserver vivant, Marat rentra dans son souterrain.

Avec Marat, l'orage ne s'apaisait la veille que pour recommencer le lendemain. Il eut, vers ce temps, un nouvel assaut de tribune à supporter. Cette fois, la trahison se mêla aux amertumes du calice ; voici dans quelles circonstances. Les Girondins, qui cherchaient toujours à contenir et à effrayer Paris, en agitant sous ses yeux la force armée des provinces, avaient fait venir, par l'entremise de Barbaroux, une nouvelle compagnie de Marseillais. La Gironde leur avait si bien soufflé ses haines contre Marat, que quelques-uns d'entre eux se présentèrent à la barre de la Convention pour dénoncer l'Ami du peuple comme un factieux qui voulait s'élever au-dessus des lois. Marat, de son côté, fit quelques démarches pour balancer, auprès de ces mêmes Marseillais, la popularité de Barbaroux.

A cette époque, le hasard amena une tentative de réconciliation entre Barbaroux et les Montagnards. Danton, Camille Desmoulins et Marat, se promenant, un soir, le long de la campagne que côtoie la Seine, entrèrent, aux environs de Conflans, chez un marchand, de vin, et s'attablèrent pour dîner sous un berceau de vigne, au bord de l'eau. Plus sa vie était sombre, chancelante, entourée chaque jour de périls et de convulsions, plus Marat désirait l'appuyer a un ami : mais cet homme avait un renom terrible. Les maux qu'il avait soufferts pour la liberté avaient ulcéré son âme. Cet être singulier, qui vivait entre le jour et les ténèbres, traînait, après lui, à la tribune et jusque dans l'intimité, la terreur d'une apparition. Le ressentiment des plaies faites à son amour-propre, les trahisons de ses amis, l'ingratitude du peuple, les lèves de son esprit malade ; le rendaient à certains jours soupçonneux, volcanique et insociable. Cependant cet homme avait le cœur sensible. Il essaya surtout son affection redoutable à Camille Desmoulins et, à Barbaroux. Ce qui l'attirait du coté de Camille, c'était son caractère aimable, son esprit, sa gaieté, sa belle humeur. Le contraste existe en amitié comme en amour. Camille Desmoulins répondit d'abord à cette tendresse avec enthousiasme : il traita publiquement Marat de prophète, d'ange tutélaire de la France, de génie de la Révolution ; il le nomma dans sa feuille le divin Marat : mais le caractère inégal des deux amis rompit plus d'une fois cette bonne intelligence. L'admiration étourdie de Camille commençait surtout à reculer devant la logique froide et terrible de ce Dieu qui demandait des têtes. Quant à Barbaroux, ses nouveaux rapports avec madame Roland et avec le parti de la Gironde n'avaient pas manqué de le détacher de Marat.

Ces trois hommes, Danton, Desmoulins, Marat, aimaient à venir ensemble, de temps en temps, reposer leur âme sur la douce sérénité de la nature. L'Ami du peuple se montrait, dans ces promenades rustiques, le plus accommodant compagnon du monde. La vue des champs moissonnés, des arbres qui perdaient leurs dernières feuilles, de la rivière bordée de joncs, égayait un peu son imagination assombrie par les travaux et les tempêtes de la ville[7]. Il marchait le dos légèrement courbé et la tête inclinée sur le côté droit. Dans ce contraste du bruit des révolutions avec le silence, à la sérénité grave d'un coucher de soleil, sous les arbres, au bord de l'eau, à une lieue de Paris, les trois amis avaient alors devant les yeux les deux faces éternelles du monde, l'histoire et la nature, Dieu en mouvement et Dieu au repos.

Danton, ce foudre éloquent, cette tête grosse de génie sur laquelle la petite vérole avait laissé des traces orageuses. Danton commanda le dîner. Quelques efforts qu'on fut convenu de s'imposer, pendant le frugal repas, pour écarter de la conversation les sujets irritants, on fut bien obligé d'y venir au dessert ; car les convives étaient trop préoccupés des dangers de l'Etat pour ne pas mêler les affaires publiques à leurs entretiens les plus familiers. On craignait seulement de parler devant Marat, parce que le petit homme, jusque-là si facile, si complaisant, et toujours de l'avis des autres, montrait à la moindre contradiction de ses idées les traits de la fureur et un caractère intraitable. Pour peu qu'on insistât il s'emportait et l'écume lui sortait de la bouche. Danton témoignait, à cause de cela, une sorte d'aversion pour la personne de Marat. Cependant Camille, le voyant ce soir-là plus calme que d'habitude, lui adressa diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple avait décidément la manie ou la force d'un système. Il lui rappela ses idées modérées, à l'époque de l'ouverture des états généraux, et les mit en opposition avec ses doctrines actuelles.

Si en effet, reprit Marat, les fautes de l'Assemblée constituante ne nous avaient pas créé dans les anciens nobles autant d'ennemis irréconciliables, je persiste à croire que ce grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies pacifiques : mais, après l'édit absurde qui garde de force ces ennemis là parmi nous, après les coups maladroits portés à leur orgueil par l'abolition des titres, après l'extorsion violente des biens du clergé, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier à notre Révolution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacrées de la nature et de la justice : eh bien ! ces nobles, en possession depuis des siècles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous charger comme des bêtes de somme, travailleront sans cesse à détruire ce gouvernement ; il faut donc renoncer à la dévolution ou retrancher ces hommes. Ce que je vous propose n'est point une vaine rigueur appuyée sur des lois. Je veux une expédition armée contre des étrangers qui se sont mis volontairement en dehors de notre gouvernement. Nous sommes en état de guerre avec des ennemis intraitables ; il faut les détruire. A mesure que les dangers, qui menacent notre République naissante, s'éloigneront, la peine de mort se ralentira ; elle finira même bientôt par s'effacer de notre code.

— Allons, mon cher Marat, lui dit Camille, je vois que tu es de deux siècles en avant du nôtre ; je te plains. — Oui, je le jure ; j'ai toujours cherché le bien de l'humanité. Elle souffre ; je le sens à mes tourments infinis, à mon inquiétude, au cri de mon cœur. Les transports qui m'animent à la vue de maux sans cesse renaissants viennent du plus pur amour de la justice. Si ces transports ont été quelquefois alliés aux fureurs du désespoir, aux sombres couleurs d'une imagination alarmée, aux passions d'une âme trop sensible, plaignez la faiblesse humaine : mais n'insultez pas mes intentions. En me chargeant de lever le voile sur les traîtres, de sonner l'alarme à la moindre tentative de contrerévolution, de promener sans cesse des fantômes, je savais bien d'avance le sort qui m'attendait. Eh bien ! j'ai tout sacrifié, tout, jusqu'à mon repos, jusqu'à la lumière du jour, jusqu'à ma réputation et mon honneur ; je me suis fait une victime émissaire pour sauver les hommes.

 

La nuit était descendue sur les campagnes. Les trois conventionnels reprirent lentement le chemin de Paris. — Cette grosse masse sombre, toute piquée de lumières, élevait dans le lointain, au-des- j sus du courant de la Seine, son front entouré d'une brume rougeâtre. Chemin faisant la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit : Barbaroux a été mon ami : si l'expédition du 10 août eût manqué, nous devions partir ensemble pour Marseille ; c'était alors un bon jeune homme, qui aimait à s'instruire près de moi. J'ai des lettres écrites de sa main, où il me nomme son maître et se dit mon disciple : si je l'ai perdu c'est que la faction brissotine s'est emparée de sa tête en le flattant. Danton, qui n'avait pas encore abandonné l'espoir d'être le lien de la Gironde et de la Montagne, proposa une réconciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit café de la rue du Paon, où était Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord froid et réservé ; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils s'embrassèrent.

Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale ; a l'ouverture de la séance, Barbaroux occupait la tribune. Citoyens, disait-il, l'homme véritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de semer le trouble et la discorde dans Paris, qui égare les sentiments des soldats et des fédérés. Eh bien ! ce coupable, je vous le livre : c'est Marat. Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait été faire dans la matinée à la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais état des vivres et du coucher, il avait témoigné une vive indignation. Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un procès-verbal, par quelques officiers enlacés dans le parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette dénonciation contre Marat est reçue de l'Assemblée avec transport. Les tribunes seules murmurent. Avant que l'accusé ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires. Une voix : Je sais qu'un membre de cette Assemblée a entendu dire à ce monstre que, pour avoir la tranquillité, il fallait encore abattre deux cent soixante-dix mille têtes. L'Assemblée fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la tribune et y rencontrent la figure de Marat.

— Eh bien ! oui, c'est mon opinion, je vous le répète : qu'avez-vous à y dire ?

L'indignation de l'Assemblée éclate en un soulèvement général : de toutes parts les cris : A l'ordre ! à l'Abbaye ! à la guillotine ! Marat, qui se complaît dans son rôle de martyr de la démocratie, d'holocauste offert à la Révolution, domine ce nouvel orage avec un front impassible.

Il est atroce que ces gens-là parlent de liberté d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne. C'est atroce !... Vous parlez de factions ; oui, il en existe une, et cette faction existe contre moi seul ; car, personne n'ose prendre ma défense. Tout m'abandonne, excepté la raison et la justice. Eh bien ! seul, je vous tiendrai tête à tous (on murmure, on rit). On a la scélératesse de convertir en démarches d'Etat, en desseins ambitieux, des honnêtetés patriotiques. (Les murmures et les rires recommencent). Je demande du silence : on ne peut pas tenir un accusé sous le couteau, comme vous faites.

J'étais aux Jacobins, auprès des fédérés ; ce sont eux qui m'ont pris la main, et m'ont parlé les premiers. Leurs officiers ont été à ma table ; ce sont eux qui m'ont invité à aller visiter leur caserne. J'ai été révolté de la manière dont ces volontaires ont été reçus ; ils couchent sur le marbre et sans paille ; ils se sont plaints à moi de la Commune de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je ne suis entré dans aucun détail à cet égard ; je ne sais si c'est un coup monté pour me perdre, mais je compte assez sur la véracité des fédérés de Marseille : ils pourront rapporter ce que je leur ai dit. Voilà ma justification.

Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le Pater, il serait parvenu à faire pendre, tous les saints du paradis ; moi, je défie les interprétations malveillantes et je brave tous mes ennemis.

On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent milles têtes. Ce propos a été mal rendu. J'ai dit : Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la République sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement décamper d'un département dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs têtes, vous ne serez pas tranquilles. Voilà ce que j'ai dit : c'est la confession de mon cœur.

Je suis vraiment honteux pour l'Assemblée nationale d'être obligé d'entrer dans ces détails. Quant à mes vues, à mes sentiments politiques, il ne vous appartient pas de les juger : ma conscience est au-dessus de vos décrets. Non, il ne vous est pas donné d'empêcher l'homme de génie de s'élancer dans l'avenir. Le moment n'est pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation, si réclamer pour de braves fédérés les égards et les soins que vous accordez à des soldats équivoques est un crime, égorgez-moi !

 

L'Assemblée prononce le renvoi de la dénonciation de Barbaroux aux comités de surveillance et de législation. En sortant de la salle, à la fin de la séance, l'Ami du peuple s'arrête devant le jeune député des Bouches-du-Rhône : A votre âge, lui dit-il, on n'a pas encore le cœur pourri ; j'aime à croire que vous êtes seulement égaré par quelque passion funeste et tourmenté de la rage de jouer un rôle. Je vous rappelle à votre conscience, si vous êtes encore capable d'en avoir une. C'est toute la vengeance de Marat.

L'Assemblée se retira morne. La parole de l'Ami du peuple laissait après elle un silence glacial. Marat avait quelques idées heureuses, écrivait plus tard Saint-Just, et il n'y avait que lui qui sût les dire. Le soir, ce grand coupeur de têtes, cet homme dont l'ombre était rouge, rentrait dans sa maison de la rue des Cordeliers. Il travaillait à son journal, et ne s'interrompait de temps en temps que pour jeter des grains de mil au bec picotant de deux serins en cage. Sa compagne, une nature nerveuse et sibyllique comme la sienne, lui rendait les services les plus dévoués : Marat reconnaissait de tels soins par l'attachement qu'il avait pour elle. Jamais un mot offensant ne sortait de sa bouche qu'il ne lui en demandât aussitôt pardon avec des larmes. Marat, dit le même Saint-Just, était doux dans son ménage : il n'épouvantait que les traîtres.

Le parti des Girondins était alors le plus fort ; il régnait au ministère, à la Convention et dans les journaux, les Montagnards en étaient réduits à se défendre ; ils n'avaient pour eux que la Commune et le Club des Jacobins. Enhardis par l'avantage de leur position, les Girondins ne cessaient de fatiguer la tribune de leurs ressentiments personnels. Dans un moment aussi critique où tout était à réorganiser, où le numéraire s'était évanoui, où la rareté des subsistances amenait des troubles dans les marchés, où l'industrie souffrante aggravait la misère du peuple, la majorité girondine, au lieu de prendre, dans la Convention, l'initiative des mesures qui pouvaient assurer la grandeur et la prospérité de la République, ne songeait qu'à détruire un triumvirat imaginaire. Ces rivalités, fâcheuses avaient pour inconvénient de décourager les espérances et les efforts de la multitude, en lui démasquant les ambitions de ses chefs.

La tactique des Girondins était de personnifier, dans les principaux hommes de la Montagne, les attentats et les vices qui révoltent, le plus la conscience. Marat, dans leur bouche, voulait dire l'assassinat ; Robespierre l'envie : Danton la cruauté. Ils se servaient habilement, pour effrayer les départements tranquilles, des massacres du 2 septembre, qu'ils avaient tolérés par leur inaction et leur insensibilité. Maîtres de l'Assemblée, ils ne savaient que la remplir de leurs haines tempétueuses. Au lieu de régner, ils divisaient. De système, point ; de principes, aucun ; ces hommes étaient des politiques dans la mauvaise acception du mot ; ils suivaient l'événement. Leur modération était de la faiblesse et leur sagesse de la duplicité. Ni humains ni cruels ; leur horreur du sang était une figure : ils cherchaient dans leurs attaques contre la tyrannie des factions à frapper un ennemi, non à relever au fond des cœurs la pitié. Ils se déclaraient contre les doctrines de Marat : mais ils demandaient sa tête.

Les attaques contre l'Ami du peuple n'avaient fait que le désigner à l'attention publique, les Girondins tournèrent alors leurs armes contre Robespierre. Ils espéraient, en multipliant les dénonciations contre les hommes, ébranler les bases du parti. Maximilien venait de quitter la maison du citoyen Duplay, pour habiter avec sa sœur et son frère qui l'avaient rejoint à Paris. Il ne tarda point à tomber dans un état de profonde mélancolie. Le monde extérieur n'avait plus à ses yeux ni forme, ni couleur, ni harmonie. Comme un tendre sentiment ne paraissait point étranger à la taciturnité de Robespierre, son frère et sa sœur, voyant sa tristesse, exigèrent eux-mêmes qu'il retournât dans la famille Duplay. Robespierre jeune occupait le devant de la maison 366, rue Saint-Honoré. Les jours, les mois, les années se succédaient depuis que Maximilien avait mis le pied dans cette retraite. La famille du menuisier était en quelque sorte devenue la sienne ; il en avait une autre dans l'Artois à laquelle il envoyait presque tout son traitement de député. Maximilien s'était, pour ainsi dire, enté sur les mœurs graves de cette maison patriarcale. M. et Mme Duplay le regardaient comme un fils : les quatre filles du menuisier l'aimaient comme un frère ; elles lui confiaient leurs peines, leurs sentiments, leurs tendres inquiétudes. Maximilien cherchait à les consoler.

Quand un de ces légers nuages, qui passent sur les familles les plus unies, obscurcissait le front pur d'une de ses jeunes sœurs, il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait à voix basse le secret de sa tristesse. Si c'était la trace d'une discorde ou de quelques petits débats domestiques, il se faisait le conciliateur entre les parties offensées. C'est surtout à son entremise que Henriette, Elisabeth et Sophie avaient recours après une brouille avec leur mère, pour s'épargner l'ennui d'une demande en grâce. Il faisait lui-même la démarche et revenait toujours ayant sur les lèvres le sourire du pardon obtenu. Ses rapports journaliers avec Eléonore, la fille aînée du menuisier, avaient un caractère moins protecteur et plus tendre qu'avec ses autres sœurs. Un jour, Maximilien, en présence de ses hôtes, prit la main d'Eléonore dans la sienne : c'était conformément aux usages de sa province (l'Artois) un signe de fiançailles. De ce moment il fut regardé plus que jamais par M. et Mme Duplay comme un membre de la famille.

Robespierre, je t'accuse ! Ce fut le mot d'ordre de la Gironde : Louvet se chargea de le porter à la tribune. L'accusation était vague, diffuse, dénuée de preuve. Louvet parla ; ce fut tout. Cependant Robespierre comprit la nécessité d'un suprême effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel ses ennemis avaient juré de l'ensevelir. On avait personnifié en lui la Commune de Paris avec tous ses actes. Il demanda huit jours pour préparer sa défense. Le lendemain Barbaroux ajouta sa haine et sa parole à celle de Louvet. Si le fond de l'accusation était léger, la puissance et le talent des orateurs lui donnaient une physionomie terrible. Des rassemblements nombreux parcouraient la ville en vociférant les cris de : Mort à Robespierre ! mort à Danton et à Marat ! Les huit jours écoulés, Robespierre, qui s'était caché à tous les yeux, reparut. Les tribunes écoutaient haletantes ; l'Assemblée elle-même était comme suspendue à la bouche de l'orateur. Robespierre repoussa avec une ironie hautaine les absurdes reproches de Louvet.

La nécessité où la Gironde le mettait, par des accusations violentes, de dérouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique d'attirer les yeux sur les services qu'il avait rendus à la patrie. Robespierre rejeta, non sans horreur, toute solidarité avec les journées sanglantes des 2 et 3 septembre. Ceux qui ont dit, s'écria-t-il, que j'avais eu la moindre part à ces événements, sont des hommes, ou excessivement crédules, ou excessivement pervers. Je les rappellerais au remords, si le remords ne supposait une âme. Il eut des mouvements d'une véritable éloquence. On assure qu'un innocent a péri, un seul ! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens, pleurez cette méprise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journée ; pleurez même les victimes coupables réservées à la vengeance des lois, qui sont tombées sous le glaive de la justice populaire ; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi quelques larmes pour des calamités plus touchantes ! Pleurez cent mille patriotes immolés par la tyrannie ! Pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embrasés ! Pleurez les fils des citoyens massacrés au berceau ou dans les bras de leurs mères ! Pleurez donc, pleurez l'humanité abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs complices ! Mais consolez-vous, si, imposant silence à toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et préparer celui du monde ; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'égalité et la justice exilées, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.

Se tournant du côté de ses adversaires : De quel droit voulez-vous faire servir la Convention à venger votre amour-propre ? Tous nous reprochez des illégalités ! Oui, notre conduite a été illégale, aussi illégale que la chute du trône et que la prise de la Bastille, aussi illégale que la liberté même ! Citoyens, vouliez-vous donc une révolution sans révolution ? L'univers, la postérité ne verra dans ces événements que leur cause sacrée et leur sublime résultat ; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'Etat et en législateurs du monde. Le moment de conclure était venu, on s'attendait à de justes représailles ; mais Robespierre, écartant d'une main généreuse le tonnerre qui grondait sur la tête de ses ennemis : Je renonce au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables ; j'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la liberté.

La Convention était fatiguée de ces attaques personnelles. Robespierre, en soufflant sur les nuages de l'accusation dirigée contre lui, les avait aisément dispersés. Les applaudissements éclataient, Maximilien Robespierre venait d'être marqué par le doigt de ses ennemis : c'était le signe de l'élévation ou du martyre. Cependant ses accusateurs frémissaient. Barbaroux : Je demande à dénoncer Robespierre, et à signer ma dénonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc réputé calomniateur. Je descendrai à la barre. Je graverai ma dénonciation sur le marbre. Murmures : on demande à grands cris l'ordre du jour. Louvet : Je vais répondre à Robespierre. Les interruptions étouffent sa voix. L'Assemblée décide de passer à l'ordre du jour. Louvet reste à la tribune : furieux, il demande à parler contre le président. Le président :

J'ai peine à concevoir comment, lorsque je n'ai fait que prendre les ordres de l'Assemblée, un membre demande à parler contre moi. Alors Barbaroux descend à la barre. Un mouvement de surprise agite l'Assemblée : on rit, on murmure, on rit. Barbaroux insiste n réclame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit censuré comme avilissant le caractère de représentant du peuple. Barère paraît à la tribune. Le silence se rétablit. L'orateur cherche à terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs de la Montagne, ces géants qui grandissaient dans la tempête. On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au milieu d'un tumulte épouvantable. Quelqu'un : Je demande qu'il soit ordonné à Barbaroux de quitter la barre et de faire cesser ce scandale. Lanjuinais : Je soutiens que Barbaroux a employé le seul moyen pour obtenir la parole et pour rendre attentifs. Le président : Je vous fais observer que l'Assemblée ayant décidé da passer à l'ordre du jour, la discussion est fermée. Couthon : Je le dis avec douleur, mais avec vérité, la petite manœuvre employée par Barbaroux pour nous forcer à lui accorder la parole ne mérite que notre pitié. Les Montagnards applaudissent ; quelques Girondins trépignent de rage. Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secrétaire.

Le triomphe de Robespierre était encore disputé avec acharnement. Quelques membres, prétextant des doutes sur la première épreuve, demandent que la proposition de passer à l'ordre du jour soit remise aux voix. Le président fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a empêché de prononcer le résultat de la délibération. Lanjuinais insiste de nouveau pour être entendu : des cris : A bas de la tribune ! s'élèvent avec violence. Il va reprendre s ?a place au bureau des secrétaires, à côté de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succèdent et sont bruyamment éconduits par l'impatience générale. On demande de toutes parts l'ordre du jour. Barrère relit son projet de décret, où il cherche à couvrir dédaigneusement l'accusé de son impuissance et de sa médiocrité. — Robespierre : Je ne veux pas de votre ordre du jour, si vous y joignez un préambule qui m'est injurieux. La Convention décide purement et simplement qu'elle passe pardessus les démêlés personnels. C'est ce que voulait Robespierre.

Le retentissement de cette orageuse séance se frt sentir aux Jacobins et dans les journaux. Ce fut alors qu'un fort de la halle, au cœur tendre sous une rude écorce, aux formes athlétiques, donna un exemple d'attachement religieux qu'on chercherait peut-être en vain dans l'histoire.

Voilà, se dit-il en écoutant parler Robespierre du haut des tribunes, voilà un homme que les aristocraties bourgeoises ou autres doivent avoir conçu le projet de mettre à mort. On ne défend pas impunément les droits du peuple avec tant de courage et d'éloquence. Il faut que je me décide à lui faire un rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les accompagner, il faut que l'ami, le défenseur de la nation ait au moins un bras pour écarter de lui les attentats des conspirateurs et des traîtres. Je serai ce bras. Seul, à l'écart, je veillerai sur la sûreté de ce digne représentant du peuple.

Le projet conçu est aussitôt mis à exécution : chaque jour, cet ami inconnu attend Robespierre dans la rue Saint-Honoré, aux heures où il doit se rendre à la Convention : il l'accompagne à distance. un énorme bâton dans la main et le ramène le soir sous le toit de ses hôtes. Robespierre ignora toute s-i vie ce dévouement anonyme et l'espèce de culte dont il était l'objet, de la part de cet homme qui s'était fait volontairement son garde du corps[8].

Quelques écrivains désintéressés relevèrent l'inconséquence des Girondins, pour vouloir envelopper dans une accusation de triumvirat des hommes aussi peu d'accord entre eux que l'étaient Robespierre, Danton et Marat. Prud'homme jugeait ainsi ces trois chefs du parti populaire : Qui connaît le caractère rêche, les manières dures de Robespierre, ne le jugera pas fait pour être un tribun du peuple. Fier de professer les vrais principes sans altérations, il y tient avec roideur. — Marat, malgré ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre. Dominé par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les autres ont dit et comme ils l'ont dit : si on a trouvé une vérité, un principe avant lui, pour ne pas rester en deçà, il passe outre et tombe dans l'exagération ; souvent il touche à la folie, à l'atrocité, mais il professe des principes que les malintentionnés redoutent et abhorrent.

Danton ne ressemble nullement aux deux premiers ; jamais il ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que pour l'être il faut de longs calculs, dos combinaisons, une étude continuelle, une assiduité tenace, et Danton veut être libre, en travaillant à la liberté de son pays. Amis lecteurs, nous vous le demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens ? l'un ne veut que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de prétentions qu'à la renommée et à quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les lise, qu'on les écoute, et surtout qu'on les applaudisse ; ils sont contents. La seule dictature à laquelle aspiraient Robespierre et Danton, était en effet celle de la popularité.

La Montagne était restée maîtresse du champ de bataille parlementaire. Comme on ne cessait néanmoins d'agiter autour de sa victoire les fantômes de l'assassinat et de la tyrannie, il est indispensable de faire un pas en arrière et de revenir une dernière fois sur les tristes journées de septembre. Nous avons vu que le coup mortel était parti du comité de surveillance de la Commune : mais que disait Saint-Just dans son rapport du 8 juillet 1793 en s'adressant aux Girondins :

Accusateurs du peuple, on ne vous a point vus le 2 septembre entre les assassins et les victimes ! Le rôle au moins passif des Girondins, au milieu de ces sinistres événements, leur donnait-il le droit de s'élever sans cesse contre les auteurs présumés d'un tel crime ? Le tocsin et le canon d'alarme avaient retenti pour toutes les oreilles. Il est impossible que Brissot, le chef de la Gironde, ignorât quelques heures d'avance les malheurs qui se préparaient.

Il faut, lui écrivait Chabot, que je te démasque tout entier : C'est de ta bouche même que j'ai appris, le 2 septembre au matin, le complot du massacre des prisonniers, je t'ai conjuré d'empêcher ces désastres en engageant l'Assemblée à se mettre à la tête de la Révolution. Je croyais qu'elle seule pouvait mettre un terme à l'anarchie ; c'était d'ailleurs un moyen pour elle de se soustraire à la domination de la Commune, dont tu commençais à te plaindre. Toute ta réponse à mes observations fut que la Constitution réprouvait cette mesure. Chabot dévoile ensuite le secret de cette indifférence et de cette impassibilité. Morande était dans les prisons. Ce Morande avait été l'ami de Brissot ; il était maintenant son ennemi intime. Rien de plus insupportable à un homme d'Etat que le complice de ses anciennes escroqueries et de ses bassesses, Brissot jouissait déjà de la mort d'un témoin si redoutable. Cette mort couvrait une partie des méfaits que la bouche du vivant pouvait divulguer. Aussi Brissot ne montra-t-il, à la fin de cette terrible journée, qu'un souci, qu'une inquiétude : il s'informa si Morande existait encore. — Il y a plus : la Commune, si calomniée depuis, vint réclamer l'intervention de l'Assemblée nationale pour arrêter l'effusion du sang. Chabot s'engageait à sauver les victimes ; il donnait pour garant de sa promesse le succès de ses exhortations dans la journée du 10 août, journée orageuse où il avait réussi à calmer le peuple. On écarta son influence. L'Assemblée envoya sur le théâtre des massacres une commission impuissante : le vieux Dussault, lieu des sabres après avoir obtenu le silence, au milieu des sabres sanglants, par le seul effet d'une médaille de député, ne parla que de ses écrits académiques et de sa traduction de Juvénal : ce fatras d'érudition, si hors de propos, aigrit la multitude au lieu de l'apaiser. Dussault aurait dû se souvenir de l'adage classique : non crat his locus.

On vit plus tard ces mêmes Girondins, si tranquilles à l'heure du crime, qui n'avaient essayé aucun acte de répression, on les vit, dis-je, se faire une arme des massacres de Paris contre le parti populaire, et se servir d'un attentat qu'ils avaient toléré à dessein pour perdre la capitale dans l'esprit des provinces. Est-ce là, je le demande, de l'honnêteté politique ? Ces hommes étaient doués d'une habileté bourgeoise ; ils traitaient la morale et la Révolution comme une affaire. L'attentat du 2 septembre devait soulever dans le pays de longues récriminations ; assassiner des citoyens qui étaient sous la protection de la loi, c'était assassiner la loi même. En lavant leurs mains de ce sang et en rejetant a responsabilité d un tel acte sur les Montagnards, les Girondins croyaient faire preuve d'adresse. Ils trouvaient ainsi le moyen de peindre en traits d'horreur leurs ennemis dans la conscience publique. A la tribune et dans leurs journaux ils représentaient à l'envi Marat, Robespierre et Danton comme des hommes cruels qui avaient sans cesse la hache levée et la corde du tocsin à la main.

Le besoin de s'attaquer et de se créer mutuellement des torts jeta la personne de Louis XVI entre ces rivalités formidables. L'ex-roi était toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa captivité, la famille royale avait trouvé ces lieux fort mal préparés à la recevoir. Il est curieux d'apprendre quelle sorte d'appartement occupait d'abord Madame Elisabeth : c'était une ancienne cuisine au troisième étage ; sa toilette se trouvait placée sur une pierre à laver, et à côté des fourneaux ; sa couchette était un lit de sangle, avec deux petits matelas fort justes pour la mesure ; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de vaisselle de terre encore toute grasse. Ô contraste des grandeurs humaines ! ô abaissement de la fortune ! Les rois et les princes sont si peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renversés de leur élévation imaginaire, on ne sait plus même quel nom leur donner : la Commune inventa d'appeler le souverain déchu Louis Capet. L'œ, il du peuple fixait avec curiosité cette tour qui contenait une monarchie. Il y avait d'ailleurs au Temple deux choses auxquelles les cœurs les plus durs ne résistent pas : un enfant qui pleure et une femme qui prie.

On a dit que le procès et la mort de Louis avaient été l'ouvrage de la Convention nationale. J'ai compulsé un grand nombre de documents, desquels il résulte que la mise en accusation du ci-devant roi était alors demandée de tous les points de la France. Quelques-unes de ces adresses prennent le ton impératif et reprochent aux législateurs d'atermoyer une mesure de sûreté publique. Le soleil, écrivent à la Convention les sociétés populaires du Midi, le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple sur le tyran. et le tyran existe encore !... La vie du roi provoque et contient dans l'intérieur du pays une agitation perfide. Législateurs, nous demandons la mort de Louis Capet[9]. La vérité est que les ennemis de la Révolution profitaient de la captivité du roi pour remuer dans la multitude des irritations ou de la pitié.

La Montagne voulait un procès rapide. Que le peuple écrase, après la victoire, le maître qui le trahissait, c'est un droit : mais du moins qu'il ne le fasse pas souffrir ! Ces lenteurs, ces atermoiements, ces alternatives d'espérance et de désespoir qui font passer chaque jour le froid de l'acier sur la tête de la grande victime, c'est une barbarie déshonorante et indigne d'une grande nation. Robespierre, Danton, Marat blâmaient les privations auxquelles on avait soumis la famille royale ; ils blâmaient Manuel allant dire à Louis XVI, après le décret qui abolissait la monarchie : Vous n'êtes plus roi, voilà une belle occasion de devenir citoyen : au reste, consolez-vous, la chute des rois est aussi prochaine que celle des feuilles.

La haine et la vengeance à petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans les outrages d'une captivité où tout lui réveille à chaque instant le douloureux souvenir de ses prospérités éteintes ; enfoncer lentement le couteau et le retourner dans la plaie de son amour-propre ; prolonger l'agonie d'un règne sur la personne du roi vivant, je trouve cela mille fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes d'irrésolution et de conscience flottante, étaient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des embarras et des persécutions inévitables, une existence royale, que, de leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher tôt ou tard. Il n'y avait qu'un parti humain à prendre vis-à-vis de Louis XVI, c'était de le rendre à la liberté : mais les circonstances s'y opposaient énergiquement ; et les Girondins eux-mêmes n'y auraient point consenti. Dans cet état de choses, toute leur politique était de faire oublier le roi : inutiles efforts ! Le peuple a bonne mémoire, surtout quand il s'agit de punir ses anciens maîtres.

Un jeune homme, jusque-là silencieux, paraît à la tribune ; on découvre sur son front à demi couvert de chaque côté par un voile de cheveux, la mélancolie d'une destinée qui sera courte et fatalement tranchée. C'est une croyance très ancienne que les hommes prédestinés à de grandes actions ne doivent pas vivre de longs jours sur la terre On se rappelle involontairement, en regardant Saint-Just, ces paroles d'Achille :

Ma mère, puisque tu m'as enfanté étant destiné à vivre peu de temps, du moins le Dieu du ciel devait-il m'accorder de la gloire !

Méard de Saint-Just s'avança sur Louis XVI comme sur un ennemi : J'entreprends, citoyens, de prouver que le roi peul être jugé. On s'étonnera un jour qu'au dix-huitième siècle on ait été moins avancé que du temps de César : là, le tyran fut immolé en plein sénat, sans autre formalité que vingt-trois coups de poignard, et sans autre loi que la liberté de Rome ; et aujourd'hui l'on fait avec respect le procès d'un homme assassin du peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime. On ne peut point régner innocemment, la folie en est trop évidente. Tout roi est un rebelle et un usurpateur. Les formes, dans un tel procès, sont de l'hypocrisie. Il doit être jugé promptement. C'est une espèce d'otage que conservent les fripons : on cherche à remuer la pitié ; on achètera bientôt des larmes ; on fera tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. On sentait dans ce discours une conscience tranquille sous le tremblement de la colère.

L'abbé Grégoire pensait aussi que la Convention devait juger Louis XVI : mais il voulait qu'elle effaçât de nos lois la peine de mort, reste de barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinité n'avait pas donné à l'homme le pouvoir de détruire l'homme ; fidèle à ses principes d'humanité, même envers les souverains, il voulait que Louis étant le premier à jouir du bienfait de la loi fût condamné à l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assiégeât sans cesse et le poursuivît dans le silence des nuits, si toutefois le repentir était fait pour les rois.

Et cependant, disent les royalistes, Grégoire vota la mort de Louis XVI ! voilà comme tous ces misérables étaient conséquents avec leurs doctrines de parade ! — C'est une imposture et une atrocité : l'abbé Grégoire n'a jamais voté la mort de personne. Nous dirons plus loin comment cette circonstance de sa vie a été odieusement dénaturée par ses adversaires. — L'orateur demandait le jugement et foudroyait cette doctrine d'inviolabilité derrière laquelle les partisans de la monarchie voulaient sauver la tête du roi. L'Assemblée entière frémit, lorsque Grégoire s'écria : Est-il un parent, un ami de nos frères immolés sur les frontières, qui n'ait le droit de traîner son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire : Voilà ton ouvrage ! En levant le bras sur ce roi faible et détrôné, ce n'est pas seulement Louis XVI que le terrible républicain voulait atteindre :

Législateurs, dit-il, il importe au bonheur, à la liberté de l'espèce humaine, que Louis soit jugé : jetez un regard sur l'état actuel de l'Europe ; en proie aux brigandages de huit ou dix familles, couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des gémissements de ceux-ci, des scandales de ceux-là, mais la raison approche de sa maturité ; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans ; tous les bons esprits demandent à cette raison et à l'expérience ce que sont les rois, et tous les monuments de l'histoire déposent que la royauté et la liberté sont, comme les principes des Manichéens, dans une lutte perpétuelle. Dans toutes les contrées de l'univers ils ont imprimé leurs pas sanglants ; des milliers d'hommes, des milliards d'hommes immolés à leurs querelles atroces, semblent, du silence des tombeaux, élever la voix et crier vengeance ! L'impulsion est donnée à l'Europe attentive ; la lassitude des peuples est à son comble ; tous s'élancent vers la liberté ; leur main terrible va s'appesantir sur les oppresseurs ! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va faire explosion, et opérer la résurrection politique du globe ! Qu'arriverait-il si, au moment où les peuples vont briser leurs fers, vous assuriez l'impunité à Louis XVI. L'Europe douterait si ce n'est pas pusillanimité de votre part ; les despotes saisiraient habilement le moyen d'attacher encore quelque importance à l'absurde maxime qu'ils tiennent leurs couronnes de Dieu et de leurs épées, d'égarer l'opinion et de river les fers des peuples, au moment où les peuples, prêts à broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, allaient prouver qu'ils tiennent leur liberté de Dieu et ¡le leurs sabres.

 

L'évêque de Blois associait fidèlement ses devoirs religieux aux fonctions publiques. Adopté par une honnête famille, qui couvrait sa vie simple et studieuse du voile de l'amitié, cet enfant de l'Eglise, qui se montrait à la tribune comme un lion rugissant, était doux dans ses mœurs comme un agneau.

On détourna les yeux du procès de Louis XVI pour les porter sur les agitations du pays. La religion et les subsistances, je pain de l'âme et le pain du corps servaient de motifs aux soulèvements. Les Girondins, ces politiques sans foi, ne comprenaient rien à la maladie sociale. La Montagne leur révéla la nature du malaise qui travaillait sourdement les consciences.

L'homme maltraité de la fortune, dit Danton, cherche des jouissances idéales. Quand il voit un homme se livrer à tous ses goûts, caresser tous ses désirs, alors il croit, et cette idée le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait pénétrer la lumière dans les chaumières, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-là, il est barbare, c'est un crime de lèse-nation de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il espère encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fît une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rient détruire, mais tout perfectionner ; et que si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la liberté des opinions religieuses. Ce qui était écrit dans l'esprit de Danton à l'état de tolérance et de maximes politiques, se retrouvait dans le cœur de Robespierre à l'état de sentiment :

Mon Dieu, écrivait-il à ce propos, c'est celui qui créa tous les hommes pour la vérité et pour le bonheur ; c'est celui qui protège les opprimés et qui extermine les tyrans ; mon culte c'est celui de la justice et de l'humanité. Il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Bientôt sans doute, l'Evangile de la raison et de la liberté sera l'Evangile du monde. Si la déclaration des droits de l'humanité était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverons encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre vénération ; et s'il faut qu'aux frais de la société entière les citoyens se rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante idée d'un Etre suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont réellement égaux et confondus devant elle. Faites bien attention ; quelle est la portion de la société qui est dégagée de toute idée religieuse ? Ce sont les riches ; cette manière de voir dans cette classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte ?

Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs ou moins éclairés ; soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribué les progrès rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte des consolations à la misère et au désespoir lui-même. Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la dépendance des riches ou dans celle des prêtres ; ils seront réduits à mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain, ou bien encore réduits à l'impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés de renoncer à leur ministère ; et c'est la plus funeste de toutes les hypothèses ; car c'est alors qu'ils sentiront tout le poids de leur misère qui semblera leur ôter tous les biens jusqu'à l'espérance ; c'est alors qu'ils accuseront ceux qui les auront réduits à acheter le droit de remplir ce qu'ils regardent comme des devoirs sacrés.

 

En thèse générale, un culte salarié par l'Etat est une inconséquence et une anomalie. Plus la religion chrétienne tend à la pauvreté, plus elle assure son indépendance morale, en se dégageant des liens du pouvoir temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur. Retirer aux prêtres constitutionnels leur traitement, c'était effacer du christianisme les taches que lui avaient imprimées la fainéantise, l'hypocrisie et la cupidité de ses ministres : mais si l'on regarde aux circonstances, on reconnaîtra que Robespierre avait raison de redouter les suites de cette mesure économique. Il y avait déjà un schisme dans l'Eglise : il fallait éviter à tout prix de créer un nouveau clergé réfractaire. La masse des fidèles n'aurait d'ailleurs vu dans cette réforme qu'une nouvelle atteinte portée à ses croyances. Les Girondins se vengèrent de la supériorité des vues de Robespierre, en lui jetant niaisement à la face l'épithète de dévot. Oui, cet homme avait une doctrine religieuse dans le cœur ; il cherchait à ramener sa vie et celle de la société aux principes de l'Evangile, c'est par là qu'il fut le maître de la Révolution, tant que la Révolution fut poussée vers Dieu.

Les yeux de la Convention étaient toujours ramenés sur la tour du Temple. Louis XVI avait fait construire, sous son règne, au château des Tuileries, dans l'épaisseur du mur, une armoire de fer, qui contenait des pièces attestant les tentatives de corruption de la Cour et ses rapports avec les contre-révolutionnaires. Louis absent, les murs parlèrent et le secret s'éventa. La découverte des papiers trouvés dans cette armoire mystérieuse fournit des armes terribles contre l'infortuné monarque : elle inculpa aussi gravement la conscience de quelques députés de la Constituante et de la Législative. Les indignes négociations de Riquetti avec le château se trouvèrent éclairés tout à coup d'une lumière sinistre. Son ombre sortit, pour ainsi dire, de l'armoire de fer, la bourse de Judas à la main. La Convention témoigna son horreur ; la mémoire du grand homme et son buste qui assistait aux séances furent voilés ; on brisa, le soir, son image aux Jacobins.

Les départements n'étaient toujours pas tranquilles ; la rareté des subsistances entraînait les populations rurales à des actes monstrueux. Trois députés de la Convention avaient été saisis dans le département du Loiret par des paysans égarés, au nombre de six mille, armés de fusils, de fourches, de massues. Ces misérables les traitant comme des aristocrates et des traîtres qui s'entendaient avec les accapareurs, les séparent, les accablent ; des voix crient : A la hart, point de grâce ! Et à l'instant les haches, les fourches se tournent contre leur poitrine. Deux sont déjà dépouillés de leurs vêtements, on va les précipiter dans la rivière. Tout à coup les furieux se ravisent ; on traîne les commissaires au lieu du marché, et là, le couteau sur la gorge, on les force à signer les taxes de différentes denrées, selon le bon plaisir des assassins. Des prêtres ont été vus dans ces désordres. La représentation nationale, outragée dans trois de ses membres, frémit. La Gironde, avec sa mauvaise foi accoutumée, rejette la responsabilité de ces violences sur la tête de Marat. Robespierre leur répond en leur montrant du doigt la tour du Temple :

C'est là, leur dit-il, qu'est la véritable cause de ces soulèvements. Oui, il existait un parti qui espérait encore sauver les jours du roi à la faveur des troubles qui remueraient le pays jusque dans la capitale. Les Montagnards étaient, au contraire, intéressés à conserver l'ordre et le calme, surtout à Paris, pour ne point donner aux Girondins le prétexte de nouvelles accusations. Marat, qui avait tous les genres de fanatisme, même celui de la modération, fit entendre quelques sages paroles : Si les autorités ne sont pas respectées, c'est que le respect se mérite, mais ne se commande pas. Ce n'est pas avec des baïonnettes et du canon qu'on arrête, qu'on prévient des insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes à des chefs connus par leur civisme. — Plusieurs voix : à Marat. Si vous voulez que je vous dise à qui, à Santerre. La Convention nationale, cette assemblée intrépide, qui n'a jamais pâli devant le glaive ni devant l'émeute, décrète qu'elle improuve la conduite de ses commissaires. Ils auraient dû répondre à ces forcenés qui les entraînaient à l'oubli de leurs devoirs ou à la mort : Vous pouvez me tuer ; je ne signerai pas. Il y eut encore un mot de remarquable : On leur présentait la hache et la plume, dit Manuel ; ils devaient prendre la hache et se couper la main.

La Montagne prenait toujours l'initiative des questions grandes et utiles. Saint-Just, qui avait l'élévation de Montesquieu dans la pensée et la fière concision de Tacite dans le style, fit, à propos des subsistances, un discours nerveux ; puis retournant sa pitié pour les malheureux et les indigents en une haine inflexible envers les rois :

Voilà ce que j'avais à dire sur l'économie. Vous voyez que le peuple n'est point coupable ; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il résulte de là une infinité de mauvais effets, que tout le monde s'impute ; de là les divisions, qui corrompent la source des lois, en réduisant la sagesse de ceux qui les font ; et cependant on meurt de faim, la liberté périt, et les tendres espérances de la nature s'évanouissent. Citoyens, j'ose vous le dire, tous les abus vivront, tant que le roi vivra ; nous ne serons jamais d'accord ; nous nous ferons la guerre. La République ne se concilie point avec les faiblesses ; faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple ; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.

 

La Montagne n'avait alors qu'un cri : donc il faut détruire Louis XVI, ergo delenda est Carthago, Elle était conduite à cette détermination farouche, non par inimitié personnelle, ni par amour du sang ; mais parce que la vie du roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis. Elle voulait, en outre, donner aux puissances coalisées une glande idée de la vigueur des institutions républicaines. Le jugement et la mort du roi étaient aux yeux de Danton, de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de génie. Si le canon de la guerre civile avait prononcé le sort de Louis, l'humanité aurait moins eu à gémir sans doute que sur un acte réfléchi de sévérité populaire : mais la Révolution n'aurait point donné au monde cet étonnant spectacle d'une assemblée de citoyens qui juge paisiblement et majestueusement un souverain appelé à sa barre ; la racine de tous les trônes n'en eût point tremblé, et les peuples, remués jusqu'aux entrailles, ne se fussent point demandé les uns aux autres : Est-ce donc ainsi que la France punit son roi ?

La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors terminée, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'était pas. Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore à l'ancienne Constitution royaliste par le lien des intérêts et des habitudes. Le peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses pouvoirs dans le sang d'un roi ; mais sa victoire du 10 août demandait à être affermie par un grand acte d'autorité nationale. Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence menaçait de s'élever sur les ruines de l'ancienne. Peu d'hommes, écrivait Marat, sont dignes d'être libres, parce qu'ils ne veulent pas jouir avec modération de la liberté. Qu'on juge de l'insolence des valets de l'ancienne Cour devenus maîtres à leur tour ! comme ils n'ont point d'éducation et qu'ils manquent de principes, ils- s'abandonnent à toutes les passions des suppôts de l'ancien régime, et ils ont de moins qu'eux les bienséances. Les mêmes scélérats qui faisaient notre malheur sous la royauté continuent à le faire sous la République.

A la tête de cette aristocratie nouvelle se placent les Girondins. Leurs doctrines n'avaient ni l'abnégation, ni la pureté des opinions démocratiques. Ils voulaient dans l'Etat une classe prépondérante. On les accuse même de s'être entendus dans ce temps-là, en dessous main, avec l'abbé Sieyès, pour rétablir un gouvernement constitutionnel. La difficulté était de trouver un roi. La branche aînée des Bourbons leur semblait frappée d'une impopularité irrémissible ; ils désespéraient en outre de la plier aux mœurs et aux idées de la bourgeoisie. Une note communiquée à Barère insinue que les Girondins tournaient alors les yeux vers le duc d'York : leur rêve était d'amalgamer la Constitution française avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards qui ne voulaient pas plus de ce roi étranger que d'un autre, croyaient humilier les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde, en jetant sur leur tête le linceul de Louis XVI.

Le peuple avait déjà exécuté par toute la ville les rois de marbre, de pierre et de bronze ; il essayait ses bras sur ces images avant de frapper le simulacre vivant de la souveraineté. Au moment où se préparait une si sanglante tragédie, le théâtre, cette grande école des mœurs, adressait au peuple d'austères leçons, par la bouche d'un vieux poète anglais. On jouait alors pour la première fois Othello, tragédie du citoyen Ducis, d'après Shakespeare. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers français, où Othello, sur le point d'étouffer Desdemona, commence par faire autour de lui des ténèbres : Eteignons la lumière, et alors. Eteignons la lumière, si je t'éteins, toi ministre du feu, je puis ressusciter ta première flamme, dans le cas où je viendrais à me repentir. Mais, que j'éteigne une fois la flamme de ta vie — se tournant vers Desdemona —, toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante nature, je ne sais plus où retrouver cette céleste étincelle qui pourrait te ranimer.

Magnifique argument en faveur de l'abolition de la peine de mort ! William Shakespeare comme un vieil ami, conseillait de sa tombe la Révolution française. Il avait vu les orages de son temps et rappelait les hommes du temps présent au calme de la prudence et de la modération. La critique dénonça à propos de cette pièce les larcins qu'avait faits M. de Voltaire au théâtre anglais. Enfin j'extrais des Révolutions de Paris la note suivante, qui est peut-être curieuse, jetée au milieu des sombres préoccupations et des graves événements :

Nous ne finirons pas sans rendre justice à Talma : sa figure délirante, sa marche égarée, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande vérité. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent. Puisque j'en suis sur le chapitre du théâtre, je dois dire que la Commune de Paris voulut faire suspendre les représentations d'un ouvrage de Laya, l'Ami des lois, comme inspirant a la multitude des sentiments contre-révolutionnaires. Le théâtre résista, l'affaire fut portée devant la représentation nationale, où l'esprit d'antagonisme qui existait entre la majorité de la Convention et de la Commune, fit lever toute censure.

Le roi sera jugé : comment le sera-t-il ? C'est la grande question qui divisait encore les Jacobins. Robespierre et Saint-Just voulaient qu'on enveloppât le roi dans la royauté, puis qu'on en finit avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre. Ils regardaient très peu à l'homme et a ses actes ; ils ne regardaient qu'à l'intérêt public. La manière la plus prompte de se débarrasser de Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes, les lenteurs ordinaires de la justice gêneraient, selon eux, l'explosion du sentiment national : la procédure, vis-à-vis d'un roi, était le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient l'étouffer comme Romulus dans un orage. Marat n'était point de cet avis ; Marat demandait que la Convention procédât au jugement de Louis XVI dans les formes et avec une impassible sévérité.

Louis XVI fut amené à la barre de la Convention nationale le 11 décembre 1792. Presque tout Paris était sous les armes. Le roi s'était levé à sept heures du matin... Mais je cède la place aux pièces officielles, mille fois plus éloquentes que toutes les bouches de l'histoire. Voici le résumé du rapport du commissaire Albertier :

La prière du ci-devant roi a été à peu près de trois quarts d'heure. A huit heures, le bruit du tambour l'a fort inquiété : il m'a demandé ce 'que c'était que ce tambour, et a ajouté qu'il n'était point accoutumé à l'entendre de si bonne heure. Un instant après l'on a servi le déjeuner. Louis a déjeuné en famille. La plus grande agitation régnait sur tous les visages. Le bruit et le rassemblement qui, à chaque instant, devenait plus nombreux, ont continué à beaucoup l'alarmer. Après le déjeuner, au lieu de la leçon de géographie[10] qu'il a coutume de donner à son fils, il a fait avec lui une partie au jeu de stam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin que le point de seize, s'est écrié : Le nombre seize est bien malheureux. — Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais a répondu Louis XVI.

Le bruit cependant augmentait ; j'ai cru qu'il était temps de l'instruire ; je me suis approché de lui : Monsieur, je vous préviens que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire. — Ah ! tant mieux, a répondu Louis. — Mais je vous préviens, ai-je reparti, qu'il ne vous parlera pas en présence de votre fils. Louis, faisant approcher son enfant : Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour moi. Ordre est donné à Cléry de sortir. Il sort et emmène avec lui le jeune Louis... Louis, après être resté un quart d'heure à se promener, se place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire avait à lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bientôt il le lui apprendrait lui-même. Il se lève et se promène encore pendant quelque temps. Je lisais sur son front l'inquiétude qui l'agitait. Il était tellement rêveur, tellement absorbé dans ses réflexions, que je me suis approché de très près derrière lui sans qu'il me remarquât. A la fin, il s'est retourné et tout surpris, il m'a dit : Que voulez-vous, monsieur ?Moi, monsieur ? je ne veux rien ; seulement, je vous ai cru incommodé, et je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose. — Non, monsieur. Louis s'en plaignit seulement en disant : Vous m'avez privé une heure trop tôt de mon fils. Il s'est replacé dans son fauteuil, et le citoyen maire est arrivé un instant après.

Voici maintenant le rapport du maire (Chambon) :

... Je suis monté dans l'appartement de Louis, et avec la dignité qui convient à un représentant du peuple, je lui ai signifié son mandat d'amener. Je suis chargé, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention nationale attend Louis Capet à sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y traduire. Je lui ai demandé ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI parut hésiter un instant, et dit : Je ne m'appelle pas Capet : mes ancêtres ont porté ce nom, mais jamais on ne m'a appelé ainsi. Au reste, c'est une suite des traitements que j'éprouve depuis quatre mois par la force. Le maire, sans répondre, l'a invité de nouveau à descendre : à quoi il s'est décidé.

 

Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit toute une force armée de fusils, de piques, et les cavaliers bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inquiétude parut redoubler. Arrivé dans la cour du Temple, il jeta un coup d'œil sur la tour qu'il vient de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture. Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue du Temple était étroite et qu'il était à craindre qu'il n'arrivât quelque accident au moment du départ, on prit des mesures pour assurer la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse étaient ouvertes : des cris de mort furent portés aux oreilles du roi. Louis était placé à côté du maire ; il contemplait la multitude houleuse qui s'enflait de moment en moment, sans donner signe de tristesse, ni d'inquiétude, ni de mauvaise humeur. Il garda le silence pendant presque toute la route ; une ou deux fois seulement il parut s'occuper d'objets fort étrangers à sa situation r en passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se proposait d'abattre. La voiture était entrée dans la cour des Feuillants ; les municipaux confièrent a la force armée la personne de Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi jusqu'à la barre de la Convention. Louis avait la barbe un peu longue ; son extérieur était négligé ; il avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assemblée que l'ex-roi occupait le même fauteuil et la même place où il était quand il accepta la Constitution ; car, depuis cette époque, les distributions intérieures du Manège avaient été changées sur un nouveau plan tout à fait inverse du premier. 0 Providence, voila bien de tes leçons : Louis XVI soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui devaient réveiller en lui des souvenirs amers. Son visage, étranger, pour ainsi dire, à la scène dont il était l'auteur principal, détruisait même les sentiments d'intérêt et de pitié, que son infortune remuait dans les cœurs.

Le président de la Convention nationale était alors Barère ; il va vous raconter lui-même ses impressions durant cette séance mémorable :

Je me rends à l'Assemblée à 10 heures, je cherche à préparer les esprits agités et les âmes indignées, à contenir leurs sentiments, et a paraître impassible et disposé à la justice. On reçoit au bureau des secrétaires des avis multiplies qui annoncent que l'effervescence est très grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'à la porte des Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger, surtout sur la place Vendôme où le rassemblement du peuple est plus nombreux et plus exaspéré. Je fais venir vers les onze heures M. Ponchard, commandant de la garde conventionnelle et M. Santerre, commandant de la garde nationale de Paris.

Vous répondez du roi sur votre tête, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de Paris, depuis le Temple jusqu'à la porte de l'Assemblée, et vous monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de l'Assemblée jusqu'au retour du roi à cette porte et à la remise de sa personne au commandant de la garde nationale.

Les ordres furent très ponctuellement exécutés ; tout fut calme, et, vers midi et demi, le roi parut à la barre de la Convention. Les officiers de l'état-major et le commandant Ponchard, ainsi que le commandant Santerre, étaient derrière lui.

Avant son arrivée, il s'était manifesté des marques bruyantes d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes qui avaient été faites ; quelques côtés des tribunes applaudissaient, d'autres poussaient des vociférations. Vers midi, je crus devoir donner une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux tribunes. Je me levai, et après un moment de silence, je demandai aux citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle, d'être calmes et silencieux. Vous devez le respect au malheur auguste et à un accusé descendu du trône ; vous avez sur vous les regards de la France, l'attention de l'Europe et les jugements de la postérité. Si ce que je ne peux penser ni prévoir, des signes d'improbation, des murmures étaient donnés ou entendus dans le cours de cette longue séance, je serais forcé de faire sur-le-champ évacuer les tribunes : la justice nationale ne doit recevoir aucune influence étrangère[11]. L'effet de mon discours fut aussi subit qu'efficace. La séance dura jusqu'à sept heures du soir, et dans cet espace de temps, pas un murmure, pas un mouvement ne se fit remarquer dans toute la salle.

Louis XVI parut à la barre, calme, simple et noble, comme il m'avait toujours paru à Versailles, quand je le vis en 1788 pour la première fois, et quand je fus envoyé vers lui, au temps des Etats généraux et de l'Assemblée constituante, comme membre de différentes députations. J'étais assis comme tous les membres de l'Assemblée : le roi seul était debout à la barre. Tout républicain que je suis, je trouvai cependant très inconvenant et même pénible à supporter de voir Louis XVI, qui avait convoqué les Etats généraux et doublé le nombre des députés des communes, amené ainsi devant ces mêmes communes, pour y être interrogé comme accusé. Ce sentiment me serra plusieurs fois le cœur, et !quoique je susse bien que j'étais observé sévèrement par les députes spartiates du côté gauche, qui ne demandaient pas mieux que de me voir en faute pour me faire l'injure de demander mon remplacement à la présidence, néanmoins j'ordonnai à deux huissiers, qui étaient près de moi, de porter un fauteuil à Louis XVI dans la barre. L'ordre fut exécuté sur-le-champ. Louis XVI y parut sensible, et ses regards dirigés vers moi me remercièrent au centuple d'une action juste et d'un procédé délicat que je mettais au rang de mes devoirs.

Cependant le roi restait toujours debout avec une noble assurance. Alors je crus, avant que de commencer à l'interroger, devoir lui renvoyer un des huissiers pour l'engager à s'asseoir. En voyant cette communication qui avait existé deux fois entre le président et l'accusé, les députés du côté gauche, soupçonneux comme des révolutionnaires, parurent par quelques légers murmures improuver ces communications par l'intermédiaire de l'huissier qui allait du fauteuil du président à la barre. Un des députés, plus irritable et plus défiant que les autres, Bourdon (de l'Oise), que l'on avait vu couvert de sang dans la journée du 10 août, où il combattit avec force, m'attaqua personnellement par une motion d'ordre. Il prétendit que la présidence devait être impassible comme la Convention, et qu'il était extraordinaire et même inconvenant de voir des pourparlers par l'huissier entre l'accusé et le président. Les esprits étaient prêta à s échauffer, et je sentis que si je laissais aller cette motion aux débats, je ne serais plus maître del' Assemblée. Je demandai la parole pour expliquer les motifs de ces communications, qui ne tendaient qu'à de simples égards qu'on doit à tout accusé, même dans les tribunaux ordinaires. Je dois le dire à la louange de ce côté gauche, dont je redoutais les imputations hasardées et la censure sévère, aussitôt que j'eus expliqué les faits relatifs au siège envoyé à l'accusé et à l'invitation de s'asseoir, tout reprit le calme et la confiance.

Deux membres du Comité chargé des pièces et de l'instruction du procès m'apportèrent alors le procès-verbal rédigé au Comité sur les questions que je devais faire à l'accusé. Tout était écrit par le Comité, jusqu'aux formules de l'interrogatoire. En les parcourant rapidement, les premiers mots me frappèrent : Louis Capet, la nation vous accuse. Je savais depuis le commencement de la Révolution, que le sobriquet historique donné dans le dixième siècle à Hugues, quand il s'empara du trône des Carlovingiens, déplaisait fortement à Louis XVI. Je pris sur moi de supprimer le nom de Capet dans la formule de l'interrogatoire, nom qui revenait à chaque chef d'accusation. Personne ne s'avisa de cette suppression dans l'Assemblée. Louis XVI seul le sentit, comme il nous l'a appris lui-même dans la suite[12].

Louis XVI toujours assis, répondait très laconiquement à chaque question, soit en invoquant la Constitution, qui ne rendait responsable que le ministère, soit en rejetant sur chaque ministre la responsabilité des différents actes ou des faits compris dans les chefs d'accusation. Là finit très heureusement mon pénible mandat. Mon âme fut à l'aise et comme délivrée d'un lourd fardeau quand je lus le dernier article de ce long interrogatoire. En ce moment, les deux membres du Comité formé pour l'instruction du procès apportèrent sur le bureau des secrétaires une quantité de papiers trouvés dans l'armoire de fer aux Tuileries, et dont une grande partie était de l'écriture de Louis XVI. Les autres étaient des pièces de la correspondance entre Louis XVI et ceux de ses conseils, ministres ou courtisans, qui communiquaient avec lui sur les affaires de l'Etat et sur les événements de la Révolution.

M. Valazé, l'un des six secrétaires, se chargea de présenter à Louis XVI les diverses pièces une à une, afin de les lui faire reconnaître ou désavouer. M. Valazé, qui était cependant regardé à la Convention comme royaliste[13], s'approcha de la barre s'assit, en dedans de la salle, et d'un air dédaigneux ou du moins peu convenant, présentait à Louis XVI, en lui tournant le dos, et comme pardessus son épaule, les pièces de la correspondance et les autres écritures du procès. Je ne pus supporter, je l'avoue, cette manière presque insultante au malheur, et je crus devoir faire cesser ce procédé indélicat en envoyant un huissier à M. Valazé pour l'engager à mettre des formes moins dures et moins offensantes envers un illustre accusé. — Aussitôt M. Valazé se leva, se tourna vers Louis XVI, et d'une manière plus digne de la Convention et du roi, lui présenta les pièces avec des égards qui furent très bien sentis et appréciés par Louis XVI, qui, par ses regards et par un léger mouvement de tête sembla me remercier.

Oh ! combien de fois, depuis son jugement, j'ai pensé avec un intérêt touchant à cette séance de la Convention, où je l'interrogeai, moi citoyen obscur des Pyrénées, moi qui l'avais vu sur son trône en 1788, lorsqu'il reçut si majestueusement les envoyés d'un prince qui a été aussi malheureux que lui, de Tippo-Saïb, sultan du royaume de Vissaour, dans l'Inde... Enfin vers les sept heures du soir, cette pénible et extraordinaire séance fut terminée. Louis XVI fut confié à la force armée de la Convention et de Paris, qui en répondait et qui justifia la confiance de l'Assemblée.

 

Louis XVI enferma sa défense dans un système négatif. Quand on lui demanda : Avez-vous fait construire une armoire à porte de fer dans un mur du château des Tuileries ? Il répondit : Je n'en ai aucune connaissance. L'ex-roi refusa ainsi de reconnaître toutes les pièces trouvées dans cette armoire et qui lui furent successivement présentées. Les négations de Louis ne pouvaient détruire l'évidence des faits et elles portaient atteinte à sa franchise. Couvrons au reste d'un silence respectueux les fautes et les dissimulations de cet infortuné monarque, res est sacra miser.

Au sortir de la salle de la Convention, on fit passer Louis XVI dans la salle des conférences : le commandant, le procureur de la Commune et le maire l'accompagnaient. Chambon lui demanda s'il voulait prendre quelque chose, Louis répondit non. Mais un instant après, voyant un grenadier tirer un pain de sa poche et en donner la moitié à Chaumette, le roi s'approcha du procureur de la Commune, pour lui en demander un morceau. Chaumette en se reculant, lui répondit : Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur. Louis XVI reprit : Je vous demande un morceau de pain. — Volontiers, lui dit Chaumette, tenez, rompez : c'est un déjeuner de Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moitié. Il était cinq heures et le malheureux roi n'avait encore lien mangé de la journée. — Rompre le pain était autrefois un signe de fraternité : pourquoi faut-il qu'entre le roi et son peuple le pain ne se rompe qu'au pied de l'échafaud !

Louis remonta dans la voiture du maire. La foule était immense et agitée. Des cris de mort se mêlèrent à ceux de Vire la nation ! vive la République. Des forts de la halle et des charbonniers sous les armes, rangés en bataille, dans la meilleure tenue, se mirent à chanter énergiquement le refrain de l'hymne des Marseillais : Qu'un sang impur inonde nos sillons. Cet à-propos brutal fut cruellement saisi par Louis XVI. De tels chants répétés au loin enveloppaient le roi d'une atmosphère funèbre. Un silence glacial succédait à ces accents tempétueux. Louis parla peu au retour. Doué d'une grande mémoire, il articula seulement le nom de quelques rues qu'il parcourait. — Ah ! voici, dit-il, la rue du Houssaye. Le procureur de la Commune reprit : Dites la rue de l'Egalité. — Oui, oui, à cause de... Il n'acheva pas ; sa tête tomba mélancoliquement sur sa poitrine. Les farouches républicains qui reconduisaient l'ex-roi étaient mal à l'aise ; ils ne pouvaient, quoi qu'ils fissent, comprimer leur attendrissement. Le citoyen Chaumette lui-même, pour lequel la matinée avait été si pénible, se trouva un peu mal au retour. Je me sens le cœur embarrassé, dit-il. Il y a des infortunes qui touchent jusqu'aux plus implacables ennemis de la royauté.

Cependant, que se passait-il au Temple ? Le commissaire Albertier était monté dans l'appartement des femmes, après le départ du roi. Nous leur avons appris, raconte-t-il, que Louis venait de recevoir la visite du maire. Le jeune Louis le leur avait déjà annoncé. Je sais cela, m'a dit Marie-Antoinette ; mais, où est-il maintenant ? Je lui ai répondu qu'il allait à la barre de la Convention, mais qu'elle ne devait point être inquiète, qu'une force imposante protégeait sa marche. Nous ne sommes point inquiètes, mais affligées, m'a répondu Mme Elisabeth.

Louis fut ramené dans sa chambre à six heures et demie. Alors, le maire et tous ceux qui l'accompagnaient se retirèrent. Il demeura seul avec le commissaire Albertier. Monsieur, lui dit-il, croyez-vous qu'on puisse me refuser un conseil ?Monsieur, je ne puis rien préjuger. — Je vais chercher la Constitution. Il va, revient et après avoir parcouru l'acte constitutionnel : Oui, la loi me l'accorde. Après un silence : Mais, monsieur, croyez-vous que je puisse communiquer avec ma famille ?Monsieur, je l'ignore encore, mais je vais consulter le conseil. — Faites-moi aussi, je vous prie, apporter à dîner, car j'ai faim ; je suis presque à jeun depuis ce matin. — Je vais d'abord satisfaire aux vœux de votre cœur, en consultant le conseil, puis je vous ferai apporter à dîner. Le commissaire rentre : Monsieur, je vous annonce que vous ne communiquerez pas avec votre famille. — C'est cependant bien dur ; mais avec mon fils, mon fils qui n'a que sept ans. — Le conseil a arrêté que vous ne communiqueriez point avec votre famille : or, votre fils est compté pour quelque chose dans votre famille. Le roi se le tint pour dit. On servit ensuite le souper. Louis mangea six côtelettes, un morceau de volaille assez volumineux, des œufs ; il but deux verres de vin blanc et un d'Alicante. Puis il se leva de table et alla se coucher.

Nous sommes ensuite, raconte Albertier, remontés chez les dames. Leur première question a été de savoir si Louis communiquerait avec sa famille. Nous leur avons fait la même réponse qu'à Louis. Marie-Antoinette : Au moins, laissez-lui son fils. L'un de mes collègues lui a répondu : Madame, dans la position où vous vous trouvez, je crois que c'est à celui qui est supposé avoir le plus de courage à supporter la privation : d'ailleurs, l'enfant, à son âge, a plus besoin des soins de sa mère que de ceux de son père. Ces séparations violentes étaient hautement blâmées par les journaux de la Montagne : On se conduit avec les prisonniers du Temple, écrivait Prud'homme, de manière qu'ils finiront par exciter la pitié. Les partisans de Robespierre et de Saint-Just, qui voulaient une justice rapide, demandaient si c'était par humanité qu'on laissait l'ex-roi se consumer dans le chagrin et dans la terreur.

Les royalistes se remuaient sourdement pendant le procès de Louis XVI. Les plus ardents Montagnards furent circonvenus par des démarches secrètes et des considérations délicates de famille. Le père de Desmoulins le conjurait, dans une lettre, de ne pas le réduire au chagrin de voir son nom sur la liste de ceux qui voteraient la mort du roi. Camille, dominé par l'enivrement révolutionnaire, ne tint aucun compte de cette prière ; il proposa à l'Assemblée le projet de décret suivant : Louis Capet à mérité la mort. Il sera dressé un échafaud sur la place du Carrousel, où Louis sera conduit ayant un écriteau avec ces mots devant : Parjure et traître à la nation, et derrière : Roi, afin de montrer à tout le peuple que l'avilissement des nations ne saurait prescrire contre elles le crime de la royauté par un laps de temps, même de mille cinq cents ans. En outre, le caveau des rois à Saint-Denis sera désormais la sépulture des brigands, des assassins et des traîtres. — Un autre conventionnel, Barère, avait une jeune femme, très aimable, très riche, mais entichée de royalisme et de dévotion ; elle lui écrivit lettre sur lettre ; la mère de cette jeune femme mêla des fureurs aux larmes de sa fille ; tout fut inutile : Barère vota la mort. Je rapporte ces faits, pour montrer quelle nécessité inéluctable poussait alors la main de la France sur son roi, puisque les cœurs résistèrent non seulement à la pitié, mais encore à de plus douces influences, comme les liens du sang ou les attaches du cœur. Il ne faut pourtant pas croire que les sentiments de l'homme n'aient point fait trembler çà et là, dans l'esprit de ces terribles législateurs, la sentence de mort. Ils ont eu à vaincre la nature. Celui de tous qu'on croirait le moins accessible à la compassion envers les rois, Marat fut ému.

A présent que j'ai tiré le rideau sur la partie officielle du procès, je puis bien me servir de confidences qui m'ont été faites, en 1836, par la sœur de Marat, dans une petite chambre de la rue de la Barillerie. Marat recevait chaque jour des lettres anonymes dans lesquelles on l'engageait par des promesses d'argent à sauver Louis XVI. L'Ami du peuple était surtout en butte aux obsessions des royalistes, comme ayant été autrefois médecin des écuries du comte d'Artois. Des comtesses et des marquises de la Cour qui l'avaient entrevu à Versailles, lui envoyèrent une actrice du Théâtre-Français, pour l'attendrir sur le sort de Louis XVI.

Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury qui l'attendait. Las des travaux de la séance, il ouvrit cependant quelques lettres déposées sur la table, et, les parcourant avec des yeux irrités :

Encore ! s'écria-t-il ; je vais dénoncer ces lettres au comité de surveillance.

Après un silence :

J'ai aimé Louis Capet, reprit Marat comme se parlant à lui-même, mais j'avais tort. Cet homme nous a trompés. Maintenant, je le hais ; maintenant, je veux appesantir sur sa tête une main que j'avais étendue vers lui pour le soutenir.

— Quels crimes lui reprochez-vous donc ?

— Ses crimes ! Un roi insurgé contre la nation ! un faussaire ! c'est lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils perfides de ses courtisans, nous a jetés dans la nécessité d'une politique violente. Nous subirons l'échafaud ; il l'a dressé.

Mademoiselle Fleury tomba aux genoux de Marat.

Que faites-vous ? lui dit celui-ci surpris ; on ne s'agenouille même plus devant Dieu.

— Je demande, répondit-elle en joignant les mains avec une grâce théâtrale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la grâce du roi.

— Y pensez-vous ?

— J'y ai pensé depuis un mois. Ecoutez-moi, Marat ; je sais que vous êtes bon. Le système de terreur où vous voulez engager la France tient à une idée fixe contre laquelle votre cœur se révolte. Mais réfléchissez encore. Si vous vous trompiez enfin ! si, au bout de cette traînée de sang, les générations futures ne trouvaient pas le bonheur que vous leur promettez, jugez combien votre œuvre serait maudite. Il lie tient qu'à vous aujourd'hui de rattacher votre nom à un présent moins ensanglanté, à un avenir moins téméraire. Parlez pour le roi demain, à l'Assemblée surprise, atterrée, étourdie, on n'osera plus voter le jugement de la mort quand Marat aura voté la vie.

— Qu'osez-vous dire là ? reprit Marat, dont l'œil étincelait ; parlez moins haut, madame ; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus dans ma maison, sans que je les aie fait aussitôt punir de mort.

— Oh ! je ne vous crains pas, Marat ; votre 'bonheur et votre salut me sont plus chers que ma vie : j'ai de l'amitié pour vous : je souffre de vous voir sur la pente glissante d'un sentier humide de sang, et je voudrais vous arrêter.

— Tu ne comprends donc pais ma mission, enfant ? Je te l'ai déjà dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple ; je suis ce bétail humain jusqu'ici traîné à la charrue ou à la boucherie, mais qui, comme le taureau mal tué, se retourne enfin, la corne haute, contre son maître et l'éventre.

Marat était effrayant ; sa chevelure s'agitait horrible et menaçante sur son front baigné de sueur. Mlle Fleury recula.

Louis est coupable, continua Marat ; mais fût-il innocent, nous serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la royauté. Le roi est mort, vive le roi ! disaient les courtisans pour faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans les hommes successifs. Le nouveau venu au trône, en héritant des droits et des honneurs de ses pores, ne saurait en décliner les charges. Ce n'est donc pas à Louis que nous allons faire un procès, c'est à tous les rois de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le passé dans le présent, les rois qui sont morts dans celui qui vit.

— Ecoutez-moi, Marat ; je suis de l'avis de Saint-Just : Cet homme est né roi ; cet homme doit régner ou mourir ; — il faut qu'il règne !

— Il faut qu'il meure : tant que cet homme vivra, les factions s'agiteront autour de lui. Nous-mêmes, car qui peut répondre de l'avenir, nous pouvons, d'un instant à l'autre, être pris de faiblesse et retourner en arrière. Le roi mort, il n'y a plus moyen de reculer. Je ne me dissimule pas que Louis nous a servi à faire la Révolution ; mais abordés, d'hier, dans une île nouvelle, il faut brûler maintenant le vaisseau' qui nous y a conduits, afin que n'ayant plus ni salut à attendre des mesures tempérées, ni merci à espérer des rois nous combattions comme des furieux pour maintenir la République.

— Voyons, Marat, ne m'as-tu pas avoué une fois que tu regrettais la monarchie Y Cette tête tombée, tu viens de le dire toi-même, il ne sera plus possible d'y revenir. Ton projet de république est sublime ; mais, après tout, il peut être insensé. Que de larmes d'ailleurs, que de sang avant d'arriver par ce chemin à la paix, à l'union et à l'amour ! Il te faudra peut-être encore abattre deux cent mille têtes !

— On les abattra.

Il y eut un moment de silence pendant lequel Mlle Fleury crut voir toute la chambre peinte en rouge.

Quand la gangrène y est, reprit-il, il faut savoir couper un membre pour sauver le reste du corps. Je taille dans le vif un avenir heureux pour l'humanité. Nous semons dans le sang et dans les larmes, nos fils recueilleront dans la joie.

— Mais cet avenir est si éloigné !

— Le propre des hommes forts est d'attendre.

— Attendre les pieds dans le sang !

— La France, d'ailleurs, a trop souffert sous ses rois, elle n'en veut plus.

— La France ne veut rien et veut tout. Il suffit d'une main qui la pousse pour la conduire au trône ou à l'échafaud. Ce n'est pas, au reste, un monarque absolu, un dieu puissant et couronné que je t'engage à donner à la France, c'est un homme roi, c'est, comme tu le disais toi-même l'autre jour, un premier serviteur aux gages du peuple qui en reçoive et en exécute les ordres.

— Nous sommes assez grands maintenant pour nous servir nous-mêmes.

— C'est bien ; mais le peuple n'est grand que quand il est fort et magnanime. Or, laquelle crois-tu la plus élevée de la nation qui, ayant un roi sous la main, un roi sans défense, sans armée, le tue, ou de celle qui l'appelle à sa barre pour lui dire : Louis, tu nous as trahis et nous te pardonnons !

— Vous êtes généreuse, pauvre fille de théâtre ! Malheureusement nous sommes obligés aujourd'hui de nous faire, contre cette noble pitié, des entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse été libre de choisir mon rôle dans le draine de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas aimé mieux être victime que bourreau ? Je souffrirais moins. Mais il y a une volonté d'en lia ut qui s'accomplit, et à laquelle nous servons de ministres : Robespierre et moi, nous sommes les deux bras de la vengeance levée sur le monde.

 

Marat s'enferma dans sa chambre ; mademoiselle Fleury veilla à sa porte durant toute la nuit. Elle entendit le bruit précipité de ses bottes sur le plancher. Il ne prit qu'une heure de sommeil. Ce léger repos sembla l'avoir calmé. Il se mit devant sa table vers deux heures et écrivit jusqu'au lever du soleil. Mademoiselle Fleury veillait toujours ; le sort du roi se décidait dans ces heures froides et silencieuses qui passaient lugubrement sur sa tête.

Le matin, Danton vint ; Mlle Fleury le vit entrer avec une angoisse infinie. On entendit bientôt retentir sa grosse voix dans la chambre de Marat.

Qui diable vous a mis un pareil projet en tête ? on va vous croire fou tout à fait.

On répliqua, mais si bas que la voix n'arriva pas jusqu'aux oreilles de la comédienne ni de la sœur de Marat qui était entrée dans l'antichambre. Ces femmes jugèrent d'ailleurs, tout de suite, que Danton l'avait pris par son côté faible, la crainte de paraître extravagant.

D'ailleurs, ajouta-t-il, vous ne le sauverez pas. Cet homme est condamné d'avance.

Ils descendirent l'escalier lentement pour se rendre à la séance. Mlle Fleury les vit de la fenêtre du salon discuter dans la rue avec des gestes.

Marat était assis sur son banc à la Convention quand Louis XVI parut à la barre. Il écrivit le lendemain dans son journal : On doit à la vérité de dire qu'il s'est présenté et comporté à la barre avec décence ; qu'il s'est entendu cent fois appeler Louis sans montrer la m'oindre humeur, lui qui n'avait jamais entendu résonner à son oreille que le nom de majesté ; qu'il n'a pas témoigné la moindre impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun homme n'avait le privilège de s'asseoir. Innocent, qu'il aurait été grand à mes yeux dans cette humiliation !

Le cœur des femmes s'attendrissait sur le prisonnier du Temple. La Convention ayant accordé un conseil à Louis, Olympe de Gouges écrivit à cette Assemblée la lettre suivante : Franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche, je crois Louis fautif comme roi ; je désire être admise à seconder un vieillard de quatre-vingts ans — Malesherbes —, dans une fonction qui demande toute la force d'un âge vert. Cette Olympe de Gouges, fille d'une revendeuse à la toilette, mariée à quinze ans, veuve à seize, avait commencé par l'amour et finit par la passion des lettres. Elle ne savait, selon Dulaure, ni lire, ni écrire, mais son esprit naturel lui tenait lieu d'éducation. Elle disait ses pensées à des secrétaires. La proposition qu'elle lançait de défendre Louis XVI fit sourire la Convention et les tribunes. La Révolution rappelait les femmes à leurs devoirs, au foyer domestique, à la famille ; elle écarta cette main officieuse tendue à l'ex-roi moins par sentiment que par vanité.

A travers le procès de Louis XVI, la Convention, cette assemblée géante, s'occupait d'organiser l'instruction primaire. La République supposait, dans les idées des Montagnards, des écoles distribuées également sur toute la surface du pays : ils espéraient ainsi soulever la nation vers la lumière. Cette discussion fut marquée par un scandale ; Robert Dupont proféra, du haut de la tribune, le blasphème suivant : La nature et la raison, voilà les dieux de l'homme, voilà mes dieux. Je l'avouerai de bonne foi à la Convention, je suis athée. Une rumeur subite parcourut les bancs ; les exclamations de plusieurs membres prolongèrent le tumulte qui alla mourir dans quelques consciences muettes. C'est de ce jour en effet que l'athéisme osa montrer dans la République sa face hideuse. Robespierre, Saint-Just, l'abbé Grégoire, tous ceux qui voulaient rattacher la Révolution à l'idée d'une puissance invisible furent consternés.

L'état des subsistances appelait toujours les réflexions des économistes. Robespierre publia un mémoire, où il se fit courageusement l'avocat du pauvre, cet orphelin de la société. Les aliments nécessaires à l'homme, écrivait-il, sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédent qui soit une propriété individuelle, et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants. Toute spéculation que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide. Encore un grand principe : La première loi sociale est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister.

Notre attention est toujours fatalement ramenée vers le Temple. C'est là en effet qu'était le nœud de la situation. Les rois occupent encore l'opinion publique, après leur déchéance : il fallait, selon les Montagnards, éteindre cette curiosité qui remuait le pays, et cela en éteignant Louis XVI. On s'entretenait en effet de la vie intime des prisonniers jusque dans les moindres détails. Voici un rapport de Dorat-Cubière, de service à la tour, qui donne de nouveaux renseignements.

A neuf heures, on a apporté le déjeuner. Je ne déjeune pas aujourd'hui, a dit Louis ; ce sont les Quatre-Temps... Le valet de chambre Cléry, qui est malin et patriote, a dit alors : L'Eglise ordonne le jeûne à vingt ans ; j'ai passé cet âge et je n'y suis plus obligé ; puisque Louis ne déjeune pas, je vais déjeuner pour lui. En effet, il a déjeuné sous le nez de Capet, qui s'est retiré chez lui pendant dix minutes. — Louis : Je vous prie d'aller vous informer des nouvelles de ma famille ; je m'intéresse à ma famille : aujourd'hui ma fille a quatorze ans accomplis. Ah ! ma fille !... J'ai cru voir couler quelques larmes de ses yeux. Je suis monté à l'appartement de sa famille : nous lui en avons apporté des nouvelles satisfaisantes. — Louis : Avez-vous des ciseaux ou un rasoir pour me faire la barbe ? — Cubière : On vous la fera. — Louis : Je ne veux pas que personne me rase. Cubière rapporte ensuite quelques traits d'une conversation avec le conseil de Louis XVI. Cubière : Vous êtes honnête homme ; mais si vous ne l'étiez pas, vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller. — Ici Malesherbes, embarrassé, m'a répondu : Si le roi était de la religion des philosophes, s'il était un Caton, il pourrait se détruire ; mais le roi est pieux ; il est catholique ; il sait que la religion lui défend d'attenter à sa vie et il ne se tuera pas. — Là j'ai vu, ajoute Cubière, moi qui n'aime pas la religion, que, dans quelques circonstances, elle pouvait être bonne à quelque chose.

 

Le lion populaire ne s'endormait pas. La barre de la Convention était obstruée de femmes et d'enfants, qui tenaient et agitaient dans leurs mains des vêtements déchirés, des lambeaux de chemise et des draps couverts de sang. Cette sorte de représentation dramatique jette l'épouvante dans l'Assemblée. Un orateur se présente à la tête de ces femmes, de ces enfants, qui se tiennent dans l'attitude de la douleur, de la misère et du désespoir. Ils invoquent les mânes des victimes du 10 août ; ils se disent les enfants et les veuves de ces défenseurs courageux de la patrie. Ils ne se bornent pas à demander des consolations et des secours, ils réclament la punition prompte de l'auteur du 10 août ; ils demandent, au nom de tant de malheureuses victimes, la mort de Louis XVI. L'orateur secoue lui-même ces linges ensanglantés, comme pour agiter la vengeance. Rendues cruelles par sensibilité, les tribunes appuient, d'un mouvement tumultueux, le vœu des pétitionnaires. — Les modérés et les indécis en conclurent que pour apaiser le peuple, il fallait lui abandonner la vie du roi. Ces hommes se trompaient : le moyen de faire croître la haine, c'est de l'arroser avec du sang.

Louis XVI comparut pour la seconde fois, le 26 décembre, lendemain de la fête de Noël, à la barre de la Convention nationale. Même déploiement de force armée, même solennité triste. Louis, en descendant de voiture, fut conduit par le cloître et le passage des Feuillants, dans la salle des conférences. Son visage était blême ; ses jambes paraissaient faibles et prêtes à fléchir sous le poids de son émotion. On le fit attendre avant de l'introduire : c'était maintenant le tour des rois de faire antichambre à la Cour du peuple. Louis trouva ses conseils avec lesquels il se retira dans un coin de la salle. Il fut bientôt averti de se rendre à la barre. L'avocat Desèze tirait tout le parti qu'on pouvait tirer d'une mauvaise cause. Ce long plaidoyer fut écouté dans un religieux silence. En quittant la barre, Louis marcha d'un pas plus ferme qu'à son arrivée aux Feuillants, la tête haute. Centré dans la salle des conférences, il serra la main de M. Desèze. Le retour de Louis au Temple fut silencieux et lent : on alla au pas. Les boulevards étaient garnis d une double haie de piques et de baïonnettes, il n'y avait presque point de spectateurs. Le roi remarqua lui-même que toutes les fenêtres des maisons devant lesquelles il passa étaient fermées ; il en témoigna ses remerciements aux citoyens Chambon et Chaumette. Louis demanda au maire à voir le portrait qui était sur sa tabatière.

C'est celui de ma femme, dit Chambon. — Je vous fais compliment, elle est très jolie. Il s'enquit ensuite au citoyen Chambon de quel pays il était. — De la Haute-Marne. — Et tout de suite le roi, qui était très fort en géographie, de citer les rivières, les montagnes et autres accidents de ce département. — Et vous, monsieur Chaumette, d'où êtes-vous ?Du département de la Nièvre, sur les bords de la Loire. — C'est un pays enchanté. — Est-ce que vous y avez été ?Non, répondit Louis ; mais je me proposais de faire mon tour de France en deux années, et de connaître toutes les beautés de mon royaume. Je n'ai vu que le pays de Caux. La conversation tomba ensuite sur Tacite, Tite-Live, Salluste, Puffendorf, que le roi paraissait avoir lus. On passa ensuite à la médecine. Quelqu'un parla du mesmérisme. — J'aurais bien voulu en voir quelques expériences, dit Louis. — Le maire lui répondit : Depuis qu'on a voulu me payer pour écrire en faveur de Mesmer, j'ai reconnu qu'il y avait du charlatanisme. — Vous n'étiez pas ici, monsieur Chaumette, dit le roi en se retournant du côté du procureur de la Commune, vous n'étiez pas ici du temps de Mesmer, car vous m'avez dit que vous vous étiez embarqué avec Lamotte-Piquet ? — Louis, sentant de l'air froid, pria le citoyen Colombeau de lever la glace de la portière. Le secrétaire-greffier avançait la main pour le faire. — Non, non, dit vivement le procureur de la Commune, cela pourrait produire un mauvais effet. — Ah ! oui, dit le roi. Louis XVI rentra au Temple : il ne devait plus en sortir que pour l'échafaud.

A peine le roi avait-il disparu de la barre que toutes les animosités des partis se déchaînèrent. La Montagne ne marchait sur le corps de Louis XVI que pour s'élancer contre la Gironde. Des vociférations, des apostrophes sanglantes, des murmures tempétueux, dégradèrent, plus d'une fois, dans cette séance, la majesté de la représentation nationale. Les royalistes reprochent à la Convention ces excès de fureur : sans doute le calme et le silence vont bien à une assemblée populaire : mais prenons-y garde ; il y a le calme des ténèbres et le silence de la mort. Si dans ce temps-là, les opinions, se dressant les unes contre les autres, changeaient le théâtre de la loi en une arène de gladiateurs politiques, c'est que du moins la corruption n'avait pas atteint les consciences. C'est qu'alors du moins on avait la passion de la vérité. La lumière et l'ombre, le bien et le mal n'étaient pas mêlés, ainsi qu'il arrive dans les époques de décadence. La vie du roi était attaquée ou défendue comme un principe, avec acharnement. Les orateurs s'avançaient les uns contre les autres, armés comme des sauvages furieux. Les Montagnards ne voulaient même pas le jugement : un coup de hache ! Robespierre rassembla encore une fois les arguments de la Montagne, au milieu des colères et des menaces du parti girondin :

Il n'y a point ici, s'écria-t-il, de procès à faire, Louis n'est point un accusé, vous n'êtes point des juges. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un individu ; vous avez une mesure de salut public à prendre, un acte de Providence sociale à exercer. Les peuples ne rendent point de sentence, ils ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le néant. Nous invoquons des formes parce que nous n'avons pas de principes ; tous nous piquons de délicatesse, parce que nous manquons d'énergie ; nous affectons une fausse humanité, parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger ; nous révérons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous sommes tendres pour les oppresseurs, parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés. Marat rendit compte dans sa feuille des débats et des particularités de cette séance. Malesherbes, dit-il, a montré du caractère en s'offrant pour défendre ce roi détrôné : il est moins méprisable à mes yeux que le pusillanime Target, qui abandonne lâchement son maître après s'être enrichi de ses profusions. On dit que d'Orléans doit voter la mort. Je déclare que j'ai toujours regardé cet être-là comme un indigne favori de la fortune, sans vertu ; sans âme, sans entrailles, n'ayant pour tout mérite que le jargon des ruelles.

Nous nous attendrissons à distance sur les infortunes du Temple, c'est que maintenant nous voyons l'homme : alors on ne voyait que le roi. Si nu et si inoffensif qu'on eût fait Louis XVI, le passé de ce monarque s'élevait sans cesse comme un reproche contre la République naissante. Il avait beau mettre sa tête sous le bonnet rouge, on voyait toujours percer la couronne. Sa mort fut une mesure de précaution nationale. Si la Constitution eût été faite, si les plaies de l'Etat avaient été fermées, si le nouveau gouvernement s'était trouvé assis sur des bases solides, si la guerre s'était éloignée de nos frontières, la France eût bien pu alors ne se souvenir de la royauté que comme d'un rêve douloureux : mais cette royauté menaçait encore de toutes parts la victoire du peuple. Louis vivant servait d'enseigne et de point de ralliement aux ennemis de la Révolution. Un événement imprévu pouvait d'un jour ou l'autre le remettre sur le trône. Les coups des Montagnards visaient d'ailleurs plus loin que La personne de Louis XVI. La Révolution avait besoin d'un roi dans lequel elle pût dégrader et anéantir toutes les royautés de la terre : ce roi, elle se trouva l'avoir sous sa main. -— Tant pis pour Lui, s'écria-t-elle, il faut qu'il meure ! il faut que Le bourreau exécute la royauté sur le cou de Louis XVI.

Depuis cinq mois la question de statuer sur le sort de Louis tenait en suspens les affaires de la République. Guerre, constitution, dictature, cet homme était un nœud qui arrêtait tout ! Les conventionnels agirent envers ce nœud à la manière d'Alexandre, ils le tranchèrent. Il fallait, selon eux, que le roi mourût ou que l'on renonçât à la République ; tout le sang que les hommes et les circonstances avaient versé, retombait alors comme une rosée stérile sur les bras des révolutionnaires. Quoi ! ils auraient sacrifié le bonheur du monde au moment où ils croyaient le tenir, et où ils n'étaient plus séparés de leur idéal que par un reste de roi jeté en travers du chemin. — Marchons sur lui, s'écrièrent-ils. — Ces hommes intrépides se croyaient si assurés de l'avenir et de la rédemption vers laquelle s'avançait le monde politique, que si Dieu même fût descendu sur leur route, pour leur barrer le chemin, ils auraient marché sur Dieu.

Où allaient-ils donc ? Ils allaient à la réforme complète du vieil homme et de la vieille société. La Révolution était le passage du désert. Comme les Israélites lâches et à tête dure, les citoyens égoïstes se plaignaient déjà des lassitudes du voyage, de la faim, de la misère, du manque de vivres et de vêtements ; ils regrettaient, si j'ose ainsi dire, les oignons de la monarchie. Plus durs et plus croyants, les Montagnards supportaient ces nécessités d'un état de transition avec un courage stoïque. Derrière tous ces maux provisoires, ils pressentaient la terre promise de l'humanité. Comme tous les grands législateurs, Moïse, Mahomet, qui ont tiré les peuples de la servitude, ils voulaient imposer de vive force le bonheur à la nation française. De là cette résistance passagère à tous les sentiments de la nature. Ils voilaient leur cœur à la pitié. Quand même le roi eût été innocent, quand même sa mort eût été un crime aux yeux de leur conscience, ils n'auraient point hésité à mettre ce crime entre la tyrannie et la liberté. Je les entends nous dire : — L'enfantement de la République est douloureux et terrible : mais son règne sera doux, nous versons du sang pour qu'on n'en verse plus ensuite ; nous voulons vaincre la mort par la mort.

Un jour, quelques petits hommes d'Etat, assis tranquillement dans leur fauteuil et adoucis par nos rigueurs, parleront bien à leur aise d humanité ; mais s'ils avaient eu, comme nous, à la fois la guerre étrangère, l'insurrection, la disette, la banqueroute, les provinces révoltées à soumettre, des factions intérieures à contenir, des armées étrangères à frapper de stupeur, un roi à juger, ils auraient peut-être écrasé bien plus lourdement la France, en laissant retomber sur sa tête un peu du poids de toutes ces choses. Notre nom sera exécré ou béni dans le présent, selon que nous aurons, oui ou non, le temps de terminer notre œuvre. Mais l'avenir dira que si nous avons fait violence à l'humanité, c'était pour l'entraîner du côté de ses droits et de ses destinées éternelles. Assassins du mal, nous avons levé le fer sur les ennemis du peuple et vengé le ciel outragé dans la personne des indigents. La royauté faisait obstacle à nos desseins ; elle était la clef et la voûte du vieux monde que nous avions juré de détruire. L'aristocratie, cette hydre des temps modernes, aurait bien vite ramassé ses débris et ses tronçons, si nous ne lui avions écrasé la tête. Encore une fois, ce n'est pas Louis XVI que nous avons supplicié, c'est la monarchie. Si dans cette idée proscrite il y avait un homme, si dans cet homme il y avait une vie, pleurez les nécessités cruelles de l'immolation, pleurez : mais en donnant des larmes à la victime, songez que nous avons cherché dans son sang le salut de la société !

Arriva le moment fatal qui devait décider le sort du roi. Les membres de la Convention votèrent un à un. Parmi ceux qui concluaient à la peine capitale, les uns motivèrent leur sentence ; les autres laissèrent seulement tomber, dans le silence glacial de l'Assemblée, ces deux mots : La mort. La nuit survint ; la salle mélancoliquement éclairée faisait paraître çà et là quelques lumières rauques. L'histoire impartiale doit dire que de secrètes influences travaillaient depuis vingt-quatre heures les députés de la plaine ; la huit porta de sinistres conseils ; plus d'une conscience fut retournée. Les Girondins agirent sans ensemble, sans parti pris, sans dignité ; après avoir combattu la peine de mort, le plus grand nombre d'outre eux la prononcèrent ; seulement ces hommes faibles chercheront à mettre leur conscience à l'abri derrière l'appel au peuple. C'était tout simplement un appel a la guerre civile. On vota très avant dans la nuit. Chaque département, appelé par ordre alphabétique, venait dans la personne de ses représentants jeter sa pierre à la royauté : celui-ci une pierre blanche, celui-là une noire. Robespierre dit :

Le sentiment qui m'a porté à demander, mais en vain, à l'Assemblée constituante l'abolition de la peine de mort, est le même qui me force aujourd'hui à demander qu'elle soit appliquée au tyran de ma patrie et à la royauté elle-même dans sa personne. Je vote pour la mort. — Danton dit : Je ne suis point de cette foule d'hommes d'Etat qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe le roi qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre des souverains de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la mort du tyran. — Marat dit : Dans l'intime conviction ou je suis que Louis est le principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10 août, et, de tous les massacres qui ont souillé la France depuis la Révolution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre heures. — Camille Desmoulins dit : Manuel, dans son opinion du mois de novembre, a dit : Un roi mort ce n'est pas un homme de moins. Je vote pour la mort, trop tard peut-être pour l'honneur de la Convention nationale (murmures). — Couthon dit : Citoyens, Louis a été déclaré, par la Convention nationale, coupable d'attentat contre la liberté publique et de conspiration contre la sûreté générale de l'Etat ; il est convaincu, dans ma conscience, de ces crimes. Comme un de ses juges j'ouvre le livre de la loi, j'y trouve écrite la peine de mort ; mon devoir est d'appliquer cette peine : je le remplis, je vote pour la mort. — Saint-Just dit : Puisque Louis XVI fut l'ennemi du peuple, de sa liberté et de son bonheur ; je conclus à la mort. — Carnot dit :

Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la politique le veut également. Jamais, je l'avoue, devoir ne pesa davantage sur mon cœur que celui qui m'est imposé ; mais, je pense que pour prouver votre attachement aux lois de l'égalité, pour prouver que les ambitieux ne vous effraient pas, vous devez frapper de mort le tyran. Je vote pour la mort. — Un homme dont le nom est cher à la science, Lakanal dit : Un vrai républicain parle peu. Les motifs de ma décision sont là — dirigeant sa main vers son cœur — ; je vote pour la mort. Le taciturne Sieyès prononce seulement ces deux mornes syllabes : La mort. La mesure de la justice était pleine : le sablier de la Mort avait agité, en tournant, tout le gravier dont se composent les jours d'un roi. Un seul vote excita Les dégoûts et les murmures ; c'est celui de Philippe-Egalité. Il dit, non il lut : Uniquement occupé de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort.

Après trois appels nominaux, le 17 janvier, le président de la Convention proclama le résultat du scrutin en ces termes :

L'Assemblée est composée de sept cent quarante-neuf membres ; quinze se sont trouvés absents par commission, sept par maladie, un sans cause, cinq non votants, en tout vingt-huit. Le nombre restant est de sept cent vingt et un, la majorité absolue est de trois cent soixante et un. Deux ont vote pour les fers, deux cent vingt-six pour la détention et le bannissement à la paix, ou pour le bannissement immédiat, ou pour la réclusion, et quelques-uns y ont ajouté la peine de mort conditionnelle, si le territoire était envahi ; quarante-six pour la mort, avec sursis, soit après l'expulsion des Bourbons, soit à la paix, soit à la ratification de la Constitution ; trois cent soixante et un ont vote pour la mort ; vingt-six pour la mort, en demandant une discussion sur le point de savoir s'il conviendrait à l'intérêt public qu'elle fût ou non différée, et en déclarant leur vœu indépendant de cette demande. Ainsi pour la mort sans condition trois cent quatre-vingt-sept, pour la détention ou la mort conditionnelle, trois cent trente-quatre.

 

Après un silence, et avec l'accent de la douleur : Législateurs, je déclare au nom de la Convention que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la mort.

Salles monte à la tribune : il se dispose à lire une lettre de l'ambassadeur d'Espagne qui demande l'admission à la barre, au nom du roi son maître (murmures dans l'Assemblée), pour servir de médiateur entre la Convention nationale et Louis XVI, ou du moins pour obtenir un sursis. La Convention s'enveloppe dans sa dignité stoïque. Sans savoir ce que contenait la lettre de l'ambassadeur, sans même s'en informer, elle passe dédaigneusement à l'ordre du jour.

Que vous veut cet homme ? dit Danton de son banc et à demi-voix, avec un geste de mépris formidable ; nous n'avons que faire de lui et de son maître. Si nous tuons Louis XVI, ce n'est pas pour obéir au roi d'Espagne[14].

Ainsi fut écartée par le sang-froid des représentants la liante intervention des Cours étrangères dans le procès de Louis. L'intrépidité de ces hommes a quelque chose de fabuleux et de gigantesque ; pauvres et misérables pour la plupart inconnus, il y a six ans, au pays comme au monde entier, ils ont le courage de se réunir en tribunal extraordinaire, d'appeler à leur barre une royauté de treize siècles et de lui dire : Louis, je t'accuse ! Les complots, les poignards, les déclarations de guerre, les yeux menaçants des souverains étrangers fixés sur leur délibération ne les effraient pas : sous le canon de l'Europe, en face de la ligue des rois, ils découvrent leur conscience et leur poitrine. Seuls contre tous, ils osent prendre l'offensive et se réduire à la nécessité de vaincre. Nous voilà lancés, écrivait familièrement à son père le citoyen Lebas : les chemins sont rompus derrière nous. Ce coup d'audace contribua plus encore que les forces matérielles de la nation au succès de nos campagnes. La France envoya devant ses armées l'épouvante. Aux hostilités sourdes du continent, elle répondit par une tête de roi jetée entre la République française et tous les trônes de la terre.

Le lendemain était le 21 janvier, le jour où la France allait punir son roi ; le conseil avait arrêté les dispositions suivantes :

Le lieu de l'exécution sera la place de la Révolution, ci-devant Louis XV, entre le piédestal et les Champs-Elysées. Louis Capet partira du Temple à huit heures du matin, de manière que l'exécution puisse être faite à midi. Le commandant général fera placer lundi matin, 21, à sept heures, à toutes les barrières, une force suffisante pour empêcher qu'aucun rassemblement, de quelque nature qu'il soit, armé ou non armé, entre dans Paris, ni n'en sorte.

Louis XVI avait les défauts des rois qui appartiennent à des dynasties caduques ; les races vieillissent comme les arbres, et les rejetons qui poussent sur ces troncs épuisés se ressentent de l'affaiblissement de la sève. Cet homme, d'un caractère faible, que sa nature brutale portait à des exercices manuels et à la chasse, dont les appétits physiques étaient énormes, qui avait des caprices, mais pas de volonté, des connaissances, mais pas de talents ; cet homme, dis-je, sut une seule chose dans sa vie, il sut mourir.

Louis avait demandé à voir sa famille avant la séparation éternelle. Un municipal monta chez les femmes et dit à la reine : Madame, un décret vous autorise à voir monsieur votre mari, qui désire vous embrasser ainsi que ses enfants. A neuf heures du soir toute la famille royale entra dans la chambre de Louis XVI. Il y eut des larmes, des sanglots entrecoupés, des déchirements de cœur. On se sépara à dix heures et demie. Louis avait demandé pour confesseur M. Edgeworth Defermont, qui logeait rue du Bac, n° 483. Le prêtre s'était caché dans une tourelle pendant l'entrevue du roi avec sa famille. Il se remontra. Le conseil de la Commune permit à l'abbé Edgeworth de célébrer, pour le condamné, les saints mystères. On se procura dans une église voisine le calice, l'hostie, la chasuble, les livres sacrés et deux cierges. Le roi, éveillé à cinq heures du matin, après un sommeil tranquille, entendit la messe et communia. La religion adoucissait ainsi l'amertume du calice de la royauté en y mêlant le sang d'un Dieu.

Robespierre était rentré la veille, sans mot dire, dans la maison de Duplay : son silence et sa pâleur avaient été tout de suite compris par le menuisier et sa femme, mais non par les jeunes filles, dont le cœur vivait dans l'ignorance des événements tragiques de la ville. On ne voulait point bouleverser leur paix et leur candeur par le récit des sacrifices humains qu'exigeait alors la liberté. Elles s'éveillèrent comme d'habitude dans la sérénité de l'innocence : une seule chose les inquiéta, c'est que depuis le matin la porte cochère, -qui donnait sur la rue Saint-Honoré, demeurait fermée. Il y avait là-dessus des ordres positifs qui venaient du chef de la maison. Eléonore en demanda timidement la raison à Maximilien devant ses autres sœurs ; Robespierre rougit. — Votre père a raison, reprit-il d'un air grave et concentré : il passera aujourd'hui devant cette maison une chose que vous ne devez pas voir. Puis il s'enfonça dans sa chambre tristement. — Vers neuf heures et demie du matin, une voiture roula lentement sur le pavé de la rue Saint-Honoré ; on entendit jusque dans la cour un bruit de chevaux, de canons et de fusils remués : c'était la chose qui passait.

La ville était tout entière sous les armes. La circulation des voitures se trouvait interrompue dans les quartiers qui avoisinaient le passage du cortège. Les fenêtres des maisons étaient fermées. Un calme imposant et triste régnait dans toute la ville. A dix heures et un quart, le roi arriva sur la place de la Révolution. Il était dans un carrosse vert. Arrivé au pied de l'échafaud, il reste quatre ou cinq minutes dans la voiture parlant à son confesseur. M. Edgeworth était simplement en habit noir. La figure du roi ne paraissait pas altérée. Il était vêtu d'un habit couleur puce, veste blanche, culotte grise, bas blancs. Il descendit de voiture. Un silence inouï s'étendait de tous côtés ; pas un souffle, pas un geste : les cœurs semblaient pétrifiés comme le ciel, un ciel gris et bas ; les arbres étaient sans mouvement et sans feuilles ; cette stérilité de la nature avait quelque chose de terrible. Louis ôta son habit lui-même, et resta couvert d'un ample gilet de molleton blanc. Vu débat eut lieu au pied de l'échafaud ; Louis ne voulait pas qu'on lui liât les mains, il fit un mouvement de résistance terrible : mais alors son confesseur : C'est un trait de ressemblance de plus entre vous et Jésus-Christ, qui va être votre récompense. Louis se laissa faire. Il monta sur l'échafaud, s'avança du côté gauche, le visage très rouge :

Peuple, s'écria-t-il, je meurs innocent ; je pardonne à mes ennemis ; je désire que mon sang soit utile aux Français et qu'il apaise la colère de Dieu. A dix heures dix minutes, il avait vécu. Au moment où la tête tomba, le silence profond qui couvrait la place se déchira, violemment ; il sortit de la multitude un cri immense, unique, infini, qui retentit dans toute la ville : Vive la République ! Vive la Nation ! Tous les chapeaux agités en l'air semblaient dire : le sacrifice est consommé ! Des bataillons, en défilant. devant la guillotine, trempèrent leurs baïonnettes, le fer de leurs piques ou la lame de leurs sabres dans le sang du roi. Ici un trait digne du pinceau de Tacite : au moment où le bourreau venait de quitter le théâtre de l'exécution, un homme d'un aspect effrayant, monte sur la guillotine ; on le regarde, on s'approche en silence ; il plonge tout entier son bras nu dans le sang de Louis XVI qui s'était amassé en abondance et en asperge par trois fois la foule des assistants, qui se pressent autour de l'échafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front : Frères, dit-il alors en continuant son aspersion ; frères, on nous a menacés que le sang de Capet retomberait sur nos têtes, eh bien ! qu'il y retombe ! — Cet homme avait raison dans ce qu'il faisait : le sang du roi était le baptême de la Révolution.

On avait parlé de tirer le canon du Pont-Neuf au moment de l'exécution ; il n'en fut rien : la Commune décida que la tête d'un roi, en tombant ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un autre homme. Les travaux suspendus durant la matinée, furent repris dans l'après-midi ; les boutiques s'ouvrirent ; il y eut beaucoup de monde le soir aux spectacles. La reine, ayant appris la mort de son mari, demanda pour elle, pour sa sœur et pour ses enfants, des habits de deuil. Les restes de Louis, enfermés dans une corbeille d'osier, avaient été conduits dans une charrette au cimetière de la Madeleine, et placés dans une fosse entre deux lits de chaux vive, pour y être consumés au plus vite, de telle sorte qu'il ne restât bientôt plus rien du tyran. On établit une garde, pendant deux jours, autour de la fosse. Dans les clubs et les lieux publics, la mort de Louis inspira des réflexions nationales : Vous voyez, disaient au peuple des orateurs en plein vent, vous voyez que la tête d'un roi tombe comme une autre sous le couteau. L'espèce de talisman qui couvrait jusqu'ici d'inviolabilité la personne royale vient de se briser au pied de l'échafaud de Louis XVI. Nous venons de signer avec le sang d'un monarque la guerre à toutes les monarchies. Soyez debout devant l'Europe étonnée !

On compara le supplice de Louis XVI à celui de Charles Ier ; mais le roi d'Angleterre avait rencontré dans la mort ces égards, cet appareil et ces pompes qui sentent encore la souveraineté ; tandis qu'on avait appliqué au roi de France l'égalité du supplice avec le dernier de ses sujets. On fit d'autres rapprochements curieux, sous le titre d'Epoques remarquables de la vie de Louis XVI : Le 21 avril 1780, mariage à Tienne, envoi de l'anneau. — Le 21 juin de la même année, fête pour son mariage. — Le 21 janvier 1782, fête à l'Hôtel de Ville de Paris pour la naissance du dauphin. Le 21 juillet 1791, fuite à Varennes. — Le 21 janvier 1793, mort sur un échafaud. On assure que, soit par un sentiment superstitieux, soit par tout autre motif, Louis XVI ne permettait jamais qu'on jouât chez lui au vingt et un. Enfin les rapports qui ont constaté devant les juges les crimes du roi émanaient de la commission des vingt et un. L'éternelle mélancolie de la nature humaine aime à trouver dans de tels calculs un mystère de plus aux vicissitudes et aux catastrophes de la fortune. La mort du roi fut ainsi envisagée comme une nécessité sociale. La Révolution avait l'amené la nation française aux mœurs dures et austères de la race celtique. La liberté ressemblait, le 21 janvier 1793, à cette divinité des anciens Druides, qu'on ne pouvait se rendre favorable qu'en lui offrant en sacrifice une grande victime.

La mort du roi porta dans le cœur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris même, il y eut quelques mouvements qui indiquaient un complot en faveur de Louis XVI. Pendant le procès, tandis que des bouches froides et sévères s'ouvraient pour voter la mort de l'accusé, des bras s'armaient dans l'ombre pour le sauver. Le 18 au soir, douze jeunes ex-gardes du corps se réunirent dans un caveau du Palais-Royal et tinrent conseil entre eux sur les moyens de jeter l'alarme dans l'opinion publique. Les conjurés promenèrent les yeux sur les juges de Louis XVI, et se désignèrent mutuellement douze victimes. Chacun choisit la sienne. On promit sur l'honneur de frapper et l'on se sépara. Un seul conjuré tint son serment.

Il y avait alors, au Palais-Egalité, une salle de traiteur, dont le maître se nommait Février ; c'était un caveau à voûtes basses, où l'on descendait par quelques marches. Des tables étaient dressées Je long des murs. De rares lumières, fixées aux piliers de la salle, brillaient ça et là. Il était sept heures et demie du soir. Un jeune homme, Deparis[15], ancien garde du roi, barbe bleue et cheveux noirs, teint basané, dents très blanches, houppelande grise chapeau rond, était assis à une petite table avec un ami : en proie à une agitation extrême, il s'entretenait de l'événement de la journée. Fils d'une mère royaliste, il avait vu la Révolution avec horreur ; la condamnation à mort de Louis XVI le jetait dans un transport frénétique. On causait assez librement autour de lui : une voix nomma Lepelletier de Saint-Fargeau. Deparis n'avait jamais vu le député de Sens. Lepelletier, assis devant une autre table, soupait tranquillement. Deparis va droit à lui : Vous êtes le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau ?C'est mon nom. — Avez-vous voté la vie ou la mort du roi ?Selon ma conscience, j'ai voté la mort. A ces mots, Deparis lui donne un violent soufflet qui le renverse contre le mur. Lepelletier, étourdi, saisit un couteau de table ; mais Deparis : Tiens, misérable, tu ne voteras plus. Le député tombe. Il avait dans le flanc une lame de sabre. Février accourt : Deparis se débarrasse des mains qui veulent le saisir, et s'enfuit. Lepelletier est transporté mourant sur un lit : J'ai versé mon sang pour la patrie, dit-il ; que ce sang consolide la liberté. J'ai bien froid... les ténèbres me gagnent... Mes amis, prenez garde à vous ! Il mourut.

Cette nouvelle jeta une stupeur de nuit dans la ville. Le Palais-Egalité surtout, qui avait été le théâtre du crime, s'émut éperdument. Au café du Caveau, un jeune homme monte sur une table et dit : Le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau vient d'être assassiné ! (Saisissement.)Par qui ? s'écrient des voix furieuses. — Par un royaliste. Le jeune homme descend de la table et se perd dans la foule. Un instant après, un curieux, qui se pressait dans les groupes pour savoir la nouvelle, sent une main sur sa main et une voix à son oreille : C'est moi qui l'ai tué, lui dit-on ; en voici un de moins ; à l'autre maintenant : Cet ami se retourne et reconnaît devant lui Deparis.

L'autre, c'était le duc d'Orléans. Voilà le coupable et la victime que s'était choisis Deparis. Il n'avait frappé Lepelletier de Saint-Fargeau que par hasard, comme un ennemi qu'on rencontre sur son chemin. Le meurtrier n'abandonnait pas pour cela son serment. Le 24 février eut lieu le convoi de Saint-Fargeau. Il y avait grand bruit et grande foule sur son chemin. La blessure ouverte, le sabre entouré d'un crêpe, les habits percés et ensanglantés, tout retraçait aux yeux un drame lugubre. Le ciel était sombre et froid comme la cérémonie. Des torches, des cyprès, des chœurs de musique, des tambours suivaient le char funèbre : on se rendait au Panthéon. Le convoi traversa la place Vendôme. Deparis s'y promenait, depuis le matin, de long en large ; il avait sous sa redingote une lame et un pistolet. Résolu à finir publiquement ses jours sur la place, il devait atteindre au cœur son ennemi et se tuer ensuite. Le cortège défila en grande pompé ; la députation conventionnelle suivait le char à pas graves et lents. Deparis avait la main sur son sabre ; d'Orléans ne passa pas ; soit qu'il ait été averti, comme on le croit, par une lettre, du danger qui le menaçait, soit qu'il ait conçu de lui-même des inquiétudes, le duc avait refusé de suivre le cortège.

Deparis sortit alors de la capitale, et y rentra comme attiré par la fascination de son projet téméraire. Sa tête était mise à prix ; il ne pouvait manquer d'être reconnu ; un ami lui persuada de se retirer. Un passeport lui avait été délivré sous un faux nom. Ce malheureux ne se résolut néanmoins qu'avec tristesse à gagner la frontière sans avoir accompli sa vengeance. Il arriva vers le soir à Forges-les-Eaux, dans une auberge, dite du Grand-Cerf. Mouillé par une pluie froide, il s'approche de l'âtre et se mêle à la conversation de quelques colporteurs qui se réchauffaient dans la salle commune. Que pense-t-on ici de la mort du roi ? leur demanda-t-il d'une voix mal assurée qui cherchait à masquer son émotion sous une fausse indifférence. — On pense, dit l'un d'eux, que l'on a bien fait de le frapper : je voudrais, pour moi, que tous les tyrans du monde n'eussent qu'une tête pour qu'on pût l'abattre d'un seul coup ! Deparis se lève, prend un flambeau, ouvre la porte qui doit le conduire à sa chambre de lit, et dit assez haut pour être entendu : Je ne rencontrerai donc partout que des assassins de mon roi ! Il monte le roide escalier de bois, demande à souper seul, fait usage, pour diviser ses morceaux, d'un couteau ayant forme de poignard, se promène à grands pas d'un air égaré. Il se met à genoux, baise à plusieurs reprises sa main droite, demande de l'encre, écrit quelques lignes sur un papier et se couche.

Tout cela donne des soupçons. A quatre heures du matin, il y avait trois gendarmes dans la chambre. Deparis dormait ; on le secoue par les épaules pour le réveiller. — Citoyen, au nom de la loi, tu vas nous suivre à l'hôtel de Ville. — Ah ! messieurs, répondit-il froidement, je vous attendais ; un instant, et je suis à vous. A ces mots, il glisse sa main sous l'oreiller, fait un mouvement sur le côté droit, et se décharge dans la tête un pistolet à deux coups. On trouva sur lui son extrait de naissance et son congé de garde du corps. Au dos de ce brevet, il avait écrit de sa main : Qu'on n'inquiète personne ! personne n'a été mon complice dans la mort heureuse du scélérat Saint-Fargeau. Si je ne l'eusse pas rencontré sous la main, je faisais une plus belle action : je purgeais la France du régicide et du parricide d'Orléans. Tous les Français sont des lâches auxquels je dis :

Peuple, dont les forfaits jettent partout l'effroi,

Avec calme et plaisir j'abandonne la vie,

Ce n'est que par la mort qu'on peut fuir l'infamie

Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi[16].

La mort de Lepelletier ne fut point le crime d'un fanatisme isolé : il y avait, comme nous l'avons dit, un complot sous l'attentat de Deparis. Qu'espéraient les conjurés Y Intimider les juges du roi. Evidemment la Révolution n'aurait point reculé devant douze poignards, et la tête de Louis XVI, malgré les victimes choisies dans le sein de la Convention nationale, n'en eût pas moins servi de trophée à la Montagne. L'assassinat de Saint-Fargeau ne ht que démontrer la nécessité d'une surveillance étroite pour comprimer les machinations du royalisme. Les départements s'associèrent par des adresses au sacrifice du 21 janvier. Quatre membres de l'Assemblée qui étaient alors en mission envoyèrent à leurs collègues la lettre suivante :

Nous apprenons par les papiers que la Convention doit prononcer demain sur Louis Capet. Privés de prendre part à vos délibérations, mais instruits par la lecture réfléchie des pièces imprimées, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise des trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c'est un devoir pour tous les députés d'annoncer leur opinion publiquement, et que ce serait une lâcheté de profiter de notre éloignement pour nous soustraire à cette obligation.

Nous déclarons que notre vœu est pour la condamnation de Louis Capet par la Convention nationale, sans appel au peuple. Nous proférons ce vœu dans la plus intime conviction, à cette distance des agitations où la vérité se montre sans mélange, et dans le voisinage du tyran piémontais.

Signé : HÉRAUT, JAGOT, SIMON, GRÉGOIRE[17].

 

La première rédaction portait : Notre vœu est pour la condamnation à mort de Louis. Grégoire, fidèle à ses principes, fit rayer ces deux mots : Je ne blâme point, ajouta-t-il, ceux de mes collègues qui, dans leur conscience, voteront pour la mort. Louis est un grand coupable : mais ma religion me défend de verser le sang des hommes. Il suffit à la société que le coupable ne puisse plus nuire. L'abbé Grégoire, quoique ayant refusé, le 19 janvier 1793, de salir d'une goutte de sang sa robe de prêtre, n'en a pas moins été chassé, en 1819, de la chambre des députés, comme indigne et comme régicide. Je livre à l'indignation des cœurs honnêtes les assassins de sa mémoire.

La Convention nationale venait de se montrer grande. Jamais le bras de la Providence ne s'était révélé dans une assemblée humaine avec des signes plus évidents et un appareil plus redoutable. La nation croyait enfin à la République. Ce résultat, il est vrai, fut acheté par un acte terrible, dont gémit l'indulgence ou la pitié. Si l'inexorable volonté du bien dirigeait la conscience de la majorité des représentants, la faiblesse, la peur ou des passions cruelles ont pu aussi arracher à quelques-uns une sentence de mort. La tête de Louis, en tombant, jeta dans le pays un signe d'effervescence et de bouillonnement. La terreur entre les citoyens fut plus tard une suite de l'épouvante qu'on avait voulu diriger contre les rois. Tout cela est possible ; mais tout ce la était forcé. Le peuple, comme l'Océan, ne se soulève point, sans remuer la vase de son lit. Quel remède ? Aucun. Les orages sont nécessaires à la nature et les révolutions à l'humanité.

Le roi mort on s'occupa de constituer une nation. Tout, était à créer, les ministères, l'administration, l'armée. La Convention dit : Qu'un monde nouveau soit ! Et il fut. Les questions de guerre et de finances, les projets de loi sur l'éducation publique, les rapports sur les cabinets étrangers, elle agite tout cela, au milieu de ses frémissements intérieurs. L'Europe s'ébranle contre nous : quatorze armées étreignent nos frontières, l'Assemblée géante lève et pousse huit cent mille hommes vers l'ennemi. La Montagne dirige ces préparatifs immenses : l'âme de la France s'était désormais retirée sur les hauteurs de la Convention nationale. Danton semble communiquer au pays sa foudroyante activité. A la tribune sa bouche torse, sa voix de taureau, son œil enflammé, l'ont fait surnommer par ses ennemis le Pluton de l'éloquence. Aux départements il montre la face du peuple irrité. La France entière remue sous sa main. Lui reproche-t-on d'envoyer dans les départements des hommes féroces pour exciter l'opinion publique ? Et qui donc enverrai-je ? répondit-il avec un sourire terrible, des demoiselles ?

Les Girondins n'avaient alors qu'un moyen de salut, c'était de s'attacher Danton. Ce fougueux Montagnard, qu'on représente comme le démon de l'anarchie, était au contraire un homme de gouvernement. Les chefs de la Montagne voulaient tous constituer un pouvoir redoutable ; le sang qui coula dans ces jours de ténèbres ne fut point répandu sur les mains de la liberté, mais sur celles de l'ordre public. Pour réprimer les excès d'un affranchissement convulsif, pour écraser les factions toujours défaites, jamais vaincues, pour maintenir l'autorité de la représentation nationale sur le terrain chancelant de l'émeute, où elle se trouvait alors placée, il fallait entourer fortement la loi du canon et de la hache. Danton aurait apporté aux Girondins l'énergie qui leur manquait ; il leur eût donné le sentiment de l'unité, seule force d'un gouvernement républicain ; nos hommes d'État le négligèrent. Ainsi la Providence frappait d'aveuglement les yeux de ces égoïstes et de ces superbes, avant d'appesantir sur eux sa main.

Il existe une opinion qui m'est insupportable : à en croire quelques historiens, une poignée de scélérats s'était alors emparée des destinées de la France ; eux seuls conduisaient tout ; l'immense population demeura étrangère au mouvement qui abolissait la royauté et à celui qui couvrit nos frontières. Si les choses se passèrent ainsi, où donc étaient alors les honnêtes gens' ! que, si frappés de stupeur, ils se sont retirés des élections, s'ils abdiquèrent volontairement leur paît d influence dans les affaires publiques, s'ils renoncèrent par crainte à toute résistance au mal, je les tiens pour des misérables et pour des lâches, qui méritaient bien d'être châtiés par la verge de fer. Mais non, il n'en fut point ainsi : la France entière se leva comme un seul homme : nulle contrainte n'aurait alors réussi à mettre sur pied ces bandes de volontaires qui, se dégageant des bras de leurs familles, volaient à la défense du territoire. Il semblait que ces jeunes soldats eussent, deux cœurs, l'un pour la nature et l'autre pour la patrie. Danton bouillonne ; sa voix enfante des bataillons ; les ossements de tous les Français qui, même sous la monarchie, avaient versé leur sang pour la gloire de nos drapeaux, ces ossements tressaillent et crient : Aux armes ! Enfin ki nat ion n'a pas seulement, pour attaquer l'ennemi ses huit cent mille volontaires et la résolution désespérée de vaincre, elle a un chant de guerre qui valait à lui seul une armée,, la Marseillaise[18].

Au milieu de cette fermentation et de cet incendie ; dans un moment où la trahison d'un chef pouvait livrer la France à l'étranger et éteindre la Révolution dans le sang de ses enfants, on conçoit que la presse se montrât inquiète, ombrageuse. La conduite des généraux et celle des représentants de la nation était surveillée. Les actes les plus innocents, dans un temps de tranquillité, prenaient à la lumière des circonstances où se trouvait alors le pays, une couleur sinistre. Toute relation avec un général suspect était considérée comme une désertion des principes. Le luxe même de la table était dénoncé comme contraire à la morale républicaine. L'homme le moins fait pour observer cette réserve était alors Camille Desmoulins ; il avait le cœur démocrate ; mais par une mollesse de caractère qui lui devint funeste, Camille ne se refusait point au plaisir ni à la bonne chère. Qu'eût dit le brave Santerre, écrit alors Prudhomme, s'il eût assisté au repas splendide du mardi 5, donné par le général Dillon ? Il y avait trente de nos législateurs républicains, dont plusieurs de la Montagne, Bazire, Chabot, Fabre d'Eglantine, Merlin, Camille Desmoulins avec sa charmante femme, Carra, etc., etc. Ce n'était point un banquet de Spartiates ; on n'y mailla pas que des pommes de terre et du riz a l'eau. Le luxe de ce repas fut porté jusqu'à l'indécence. Camille Desmoulins répondit à Prudhomme avec son esprit ordinaire :

En vérité, austère Prudhomme, voilà bien du bruit que vous faites dans votre dernier numéro pour une dinde aux truffes mangée dans le carnaval chez un général qui a sauvé la France à la côte de Brienne. Vous dites que jamais Choiseul ne donna un pareil dîner. Je ne sais comment Choiseul donnait à dîner ; mais je me souviens d'avoir fait chez vous-même, citoyen auteur, un dîner aussi somptueux, je vous jure, que celui du citoyen général, et ce que j'en dis n'est pas pour vous le reprocher. J'adresse la même réponse à Marat, qui est venu faire également charivari à ma porte sur mon estomac aristocrate. Que n'ai-je encore mon journal ! je ferais un beau chapitre sur certains curieux qui apprennent au public qu'ils étaient vierges à vingt et un ans, et qui montrent avec ostentation leurs pommes de terre, comme Brissot montrait au comité de surveillance de la Commune la paillasse sur laquelle il était couché. Plût au ciel que le jésuite piémontais dormît sur le duvet et sur des feuilles de rose, et qu'il ne fût pas le premier lové et le dernier couché de la République. Pitt dormirait bien moins, si Brissot dormait davantage. J'aime bien mieux les fourberies de Xénophon, qui dans son roman de Cyrus met ces paroles dans la bouche du grand-père Astyage : Eh ! quoi, mon fils, n'y a-t-il point de mardi gras chez les Perses ?Jamais, répondit Cyrus. — Par Jupiter et par Vesta, eh ! comment vivent-ils donc ?... Comme il était permis aux docteurs de Sorbonne de lire des livres à l'index, il peut bien être permis à Chabot et à moi de dîner avec les généraux à l'index. Vous étiez au corps électoral, et il doit vous souvenir que lorsque je fus discuté avilit mon ballottage, avec Kersaint, un membre m'ayant reproché mes dîners avec Suleau et Peltier, il lui fut répondu par Danton en une seule phrase, qui me fit nommer à la presque unanimité. Prudhomme répliqua : Prenez garde, mon cher Camille, ou votre mémoire vous trompe, ou bien je croirai que, pour justifier le dîner du général, vous ne vous faites pas scrupule de calomnier celui que vous et votre aimable moitié acceptâtes rue des Marais. Nous n'étions que quatre à ce dîner, nos femmes et nous deux. Je vous traitai en patriote ; ce n'était pas le moment de se réjouir. A cette époque vous vous dérobiez aux poursuites qu'on faisait pour l'affaire du Champ-de-Mars. Prudhomme avait cité en outre un proverbe latin : Omne animal capitur esca. Camille, comme son ami Danton, mordit aux voluptés insouciantes sans se douter que sous cette perfide amorce il y avait alors un hameçon de fer.

Marat, au contraire, s'était enveloppé dans la démocratie comme dans un eilice. Il réprouvait chez son ami cette banalité de commerce qui contrastait avec la rigueur des circonstances et l'inflexibilité des principes de la Montagne. Comme ce reclus du Moyen Age qui, enfermé dans une cave, récitait jour et nuit, à haute voix, magna voce, les psaumes de la pénitence, et qui a laissé son nom à la rue du Puits qui parle, Marat faisait retentir, dans le silence des ténèbres, le psaume interminable des malheurs de la patrie. Son cœur était gagné d'avance à la cause de tous les souffrants. Il y avait de l'attendrissement dans sa colère et de la sensibilité envers les malheureux dans la haine des oppresseurs. La Convention avait trop négligé d'assurer par des règlements sur les subsistances la sécurité des individus, pendant qu'elle assurait par la guerre la sécurité nationale. Plus près que les autres députés des classes laborieuses, recevant le contre-coup de toutes ses douleurs, Marat poussait depuis quelques jours le cri de la faim. On l'accusa d'avoir provoqué le pillage des boutiques.

La vérité est que des scènes déplorables eurent lieu dans Paris. Plusieurs femmes, ayant des pistolets à la ceinture se portèrent aux magasins de vivres. On taxa toutes les denrées, le sucre ; le savon, la chandelle, au-dessous du prix de revient. Un épicier de l'île Saint-Louis distribua sa marchandise sans vouloir être payé, à la condition de n'en céder qu'une livre à chaque personne. Croirait-on qu'il fut accusé de ne pas donner le poids ? La boutique de quelques épiciers jacobins fut respectée. Plusieurs femmes fort bien ajustées, en chapeaux en rubans, se mêlaient aux groupes des indigents, et profitaient de la bagarre pour faire leurs provisions. Un épicier de la rue Saint-Jacques, seul dans son comptoir, s'arma d'un couteau pour défendre sa propriété ; il allait succomber dans une lutte inégale, si sa femme, tenant deux enfants par la main, ne fût accourue : cette intervention touchante désarma les pillards.

Le lendemain, un orage plus épouvantable que les autres éclate sur la tête de Marat à la. Convention. Salles le dénonce comme un perturbateur ; Bancal demande qu'on l'expulse de l'Assemblée. Brissot propose un décret qui déclare Marat en démence ; Fonfrède demande qu'on le condamne par ordre à être saigné à blanc. Lesage incline pour que la parole soit ôtée à Marat comme à un monstre qui n'a plus même le droit d'élever la voix. Il veut qu'on n'entende que ses défenseurs.

Alors toute l'Assemblée : — Eh ! qui oserait défendre Marat ? — Celui-ci de son banc : — Je ne veux pas de défenseurs.

Malgré la violence des attaques, dans cette lutte où Marat est contraint de se colleter plutôt que de se mesurer avec ses ennemis, où les injures grossières fouettent d'une pluie battante le front pâle de ce tribun, l'avantage lui reste encore une fois ; son sourire glacial, la terreur qu'il inspire aux uns, l'admiration qu'il excite parmi les autres, et surtout le concours des tribunes, le soutiennent contre ce déchaînement forcené.

Toutefois, les Girondins n'abandonnent pas leurs projets ; ils guettent une nouvelle occasion de le prendre en défaut, et avec Marat, ces occasions-là ne se font pas longtemps attendre. Le 12 avril, Guadet faisait lecture à la tribune d'un pamphlet sur lequel il appelait toutes les réprobations de l'Assemblée : Le moment de la vengeance est venu, disait ce libelle ; nos représentants nous trahissent. Allons, républicains, armons-nous et marchons. — Ici, Marat ne peut plus se contenir ; ses passions révolutionnaires, remuées par ce cri d'alarme, l'enlèvent de son banc ; il éclate, il bondit, il s'écrie à haute voix : Oui, marchons !

A ces élans séditieux, l'Assemblée répond par un affreux tumulte ; les Girondins se tournent en masse du côté de Marat et poussent ce cri formidable : A l'Abbaye ! à l'Abbaye !

Ce petit homme à l'œil perçant, cet orateur terrible qui parle par saccades, essaie cette fois encore de contenir l'Assemblée ; mais un vacarme horrible couvre sa voix ; sa cravate dénouée, ses cheveux en désordre, ses gestes furibonds, ses lèvres écumantes ne peuvent venir à bout de dominer le tumulte de la salle ; malgré ses regards foudroyants, l'Assemblée lance sur sa tête un décret d'arrestation.

Puisque nos ennemis ont perdu toute pudeur, s'écrie alors Marat d'une voix terrible, le décret est fait pour exciter un mouvement ; faites-moi donc conduire aux Jacobins pour que j'y prêche la paix

Malgré cette boutade, malgré la sombre perspective d'une émeute, malgré l'effroi que jette autour de lui ce lion pris au piège, l'Assemblée maintient le décret.

Alors les tribunes s'agitent avec des trépignements horribles ; les hommes montrent le poing à l'Assemblée ; les femmes poussent des cris d'alarme qui ne tardent pas à retentir au dehors. On s'amasse, on se presse à la porte de la Convention.

Les députés qui ont voté le décret sont accueillis au passage par des huées, des injures et le terrible cri : A la lanterne ! à la lanterne ! Au moment où Marat sort, on l'entoure, on l'embrasse, on lui fait rempart contre les gendarmes : des forts de la halle lui prêtent la vigueur de leurs bras : les femmes lui offrent leurs maisons comme un asile pour le soustraire aux cachots de l'Abbaye. On se le dispute, on se l'arrache de main en main jusqu'à ce qu'un gros de peuple, débouchant du pont de la Révolution, l'enveloppe et 1 entraîne : Marat disparaît dans ce tumulte.

De graves événements avaient amené la défection de Dumouriez et la ruine du parti Orléans. -Je laisse s'expliquer sur ce fait un homme qui mérite bien quelque confiance, Thibaudeau :

De retour à l'armée, Dumouriez avait gagné la bataille de Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de manière à se faire accuser de vouloir être duc de Brabant, et rétablir la monarchie en France en faveur du duc de Chartres (depuis Louis-Philippe), qui servait alors dans nos armées. Alors Dumouriez montra beaucoup d humeur, lutta ouvertement contre ses agents, dénonça avec aigreur le ministre de la guerre et les commissaires de la trésorerie, se permit (les propos outrageants contre la représentation nationale et accrédita ainsi les soupçons qui s'étaient élevés contre lui. Il vint à Paris, sous prétexte de pourvoir aux besoins de son armée, mais réellement afin de juger par lui-même des appuis qui pouvaient y servir ses vues. Il y trouva presque tout le monde mai disposé, repartit bientôt, rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu à Nerwinde, le 18 mars. Lorsque Dumouriez repartit pour l'armée, il voulait livrer une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une armée exaltée par la victoire, renverser la Convention et rétablir la monarchie constitutionnelle en faveur du duc d'Orléans ; mais il fut battu à Nerwinde, et cette défaite, que l'on doit peut-être attribuer à la trahison de Miranda, qui commandait une division de son armée, anéantit tous ses plans. De là son irrésolution, son découragement, ses inconséquences et la fin déplorable de sa conduite politique. Dumouriez avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des succès.

 

La trahison de Dumouriez, depuis si longtemps transparente pour l'œil inquisiteur de Marat, tomba entre les partis comme la foudre. Chacun s'empressa de nier toute participation aux sombres manœuvres de cet homme. Les Girondins surtout essayèrent, mais en vain, de secouer l'ignominie de son contact.

Si moi, écrivait alors Camille Desmoulins, qui n'avais jamais vu Dumouriez, je n'ai pas laissé, d'après les données qui étaient connues sur son compte, de deviner toute sa politique, quels violents soupçons s'élèvent contre ceux qui le voyaient tous les jours, qui étaient de toutes ses parties de plaisir, et qui se sont appliqués constamment à étouffer la vérité et la méfiance sortant de toutes parts contre lui. N'est-œ pas un fait que Dumouriez a proclamé les Girondins ses mentors et ses guides ? Et quand il n'eût pas déclaré cette complicité, toute la nation n'est-elle pas témoin que les manifestes et proclamations si criminelles de Dumouriez ne sont que de faibles extraits des placards, discours et journaux brissotins, et une redite de ce que les Roland, les Buzot, les Guadet, les Louvet avaient répété jusqu'à dégoût.

Danton lui-même, qui avait été vu à l'Opéra dans la loge de Dumouriez, n'eut d'autre souci que de blanchir ses relations avec le traître. On le vit alors exagérer, dans cette intention, les mesures énergiques, et enfler le sentiment révolutionnaire de toute la puissance de sa voix. La défection de Dumouriez découvrit les intrigues du parti d Orléans. Quoique Philippe-Egalité siégeât alors sur la Montagne, il avait très certainement des intelligences dans la Gironde.

Il ne peut plus être douteux pour personne, disait encore Camille Desmoulins, de quel côté il faut chercher la faction d'Orléans dans la Convention. Les complices de d'Orléans ne pouvaient pas être ceux qui, comme Marat, dans vingt de ses numéros, parlaient de Philippe d'Orléans avec le plus grand mépris ; ceux qui, comme Robespierre et Marat, diffamaient sans cesse Sillery ; ceux qui, comme Merlin et Robespierre, s'opposaient de toutes leurs forces à la nomination de Philippe dans le corps électoral ; ceux qui, comme les Jacobins, rayaient Laclos, Sillery et Philippe de la liste des membres de la société ; ceux qui, comme toute la Montagne, demandaient à grands cris la république une et indivisible et la peine de mort contre quiconque proposerait un roi.

Les Girondins ne pouvaient alors se couvrir contre la puissance toujours croissante de la Montagne, qu'en relevant le trône constitutionnel, et ils ne pouvaient guère y asseoir que d'Orléans ou son fils. Voici ce que dit Thibaudeau :

Au moment où l'on croyait que Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une séance de la Convention (27 mars) où l'on discutait sur les dangers de la parie, Robespierre, après une discussion de près d'une heure, reproduisit la proposition de Louvet qu'il avait d'abord combattue, et demanda avec chaleur qu'elle fût mise aux voix[19]. Mais la Montagne s'y opposa encore, et l'ordre du jour fut adopté à une très grande majorité. Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune à sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'après avoir combattu dans le temps la motion de Louvet, il vînt la reproduire aujourd'hui. Robespierre répondit : Je ne puis pas expliquer mes motifs à des hommes prévenus et qui sont engoués d'un individu ; mais, j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres.

La conversation continuant sur œ sujet, Robespierre ajouta : Comment peut-on croire qu'Egalité — le duc d'Orléans — aime la République ? Son existence est incompatible avec la liberté ; tant qu'il sera en France, elle sera toujours en péril. Je vois, parmi nos généraux, son fils aîné, Biron, son ami, Valence, gendre de Sillery. Il feint d'être brouillé avec Egalité : mais, ils sont tous les deux intimement liés avec Brissot et ses amis. Ils n'ont fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adoptée. Ils n'ont supposé à la Montagne le projet d'élever Egalité sur le trône que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite. — Mais où sont les preuves ?Des preuves : des preuves ! veut-on que j'en fournisse de légales J'ai là-dessus une conviction morale. Au surplus, les événements prouveront si j'ai raison. Tous y viendrez. Prenez garde que ce ne soit pas trop tard.

La Montagne, au milieu de ces complots sourds et redoutables, attirait à elle l'autorité. Jusque-là les affaires de la République avaient été confiées à un Comité de défense générale, où l'influence de Brissot et de Gensonné rencontrait celle de Danton et de Lacroix. Ces rivalités laissaient flotter les destinées de la France, ou, pour mieux dire, elles livraient nos armées à la trahison, nos frontières à l'ennemi et l'intérieur à l'anarchie. Il fallait sortir de cette situation intolérable, il fallait rompre avec cette inactivité violente. Au moment où la France jetait huit cent mille hommes sur ses frontières, elle eût été coupable envers le sang de ses enfants si elle n'eût surveillé à l'intérieur les mouvements de la contre-révolution. Le devoir, encore plus que la nécessité, amena la création du tribunal révolutionnaire. Cette institution était une arme à deux tranchants ; elle eût pu aussi bien servir les desseins de la Gironde que ceux de la Montagne.

Un des premiers, en effet, qui vint présenter sa tête à ce glaive nu fut Marat, Ceci explique le peu de résistance que l'établissement d'un tribunal, institué pour connaître des crimes politiques, rencontra dans les rangs des Girondins. Vergniaud s'éleva seul avec chaleur contre ce projet. Il avait le pressentiment du coup qui devait le frapper. Peu de députés montrèrent alors cette prévoyance : leur empressement funeste à faire décréter cette institution terrible montre bien que dès lors les deux partis songeaient moins à écarter les violences qu'à se disputer la hache.

La guerre de la Vendée, qui s'annonçait depuis quelques mois par des secousses et des soulèvements, éclata. Jamais coalition plus formidable ne s'éleva contre la liberté, que celle des royalistes et des prêtres, dans un pays où la lutte des opinions et des croyances s'appuyait sur des intérêts locaux, sur des mœurs simples et sur une ignorance traditionnelle. La nouvelle de cette conflagration menaçante ne fit que redoubler l'énergie de la Montagne, et lui inspira des mesures impitoyables. Sans doute la main tremble, quand on remue cette page saignante de notre histoire : mais alors l'humanité croyait devoir s'arracher le cœur et les entrailles pour courir plus vite à son but. Thibaudeau, envoyé sur les lieux, fut intimidé par la puissance formidable du soulèvement ; il se demanda si, en ménageant les chefs de l'insurrection, en formant un cordon de troupes sur les limites de la Vendée, pour empêcher la guerre civile de s'étendre, et en prenant d'autres mesures modératrices, on n'arriverait point à comprimer les efforts coalisés du royalisme et de la superstition, sans verser des flots de sang.

A mon retour à Paris, dit-il, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai à Danton. Il me paraissait avoir, hors de l'Assemblée, de l'âme, de la franchise et de la loyauté. Je pris pour prétexte la mission que je venais de remplir, et la conversation nous eut bientôt conduits au point où je voulais en venir. Es-tu fou ? me dit-il. Si tu as envie d'être guillotiné, tu n'as qu'à en faire la proposition à l'Assemblée. Il n'y a point de paix possible avec la Vendée ; l'épée est tirée, il faut que nous dévorions le chancre ou qu'il nous dévore. La République est assez forte pour faire face à tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une révolution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris les armes. Ils nous font beau jeu ; ils nous donnent le moyen de les vaincre dans une bataille qui sera peut-être la dernière.

 

A dater de ce moment, la Convention ne donna plus qu'un ordre aux commissaires et aux armées qu'elle envoya sur les Vendéens : exterminez.

Paris, depuis le 25 février, jour du pillage des boutiques, était agité par de sourdes rumeurs. Les hostilités et les défiances étaient arrivées à l'hallucination. Le bruit courut que la Commune avait formé le projet d'égorger sur leurs bancs un grand nombre de députés a la Convention nationale. Les Girondins, qui cherchaient toujours à déshonorer leurs ennemis sous l'accusation d'assassinat, accueillirent cette nouvelle avec un empressement perfide. Ils évitèrent de se rendre à la séance du soir, et donnèrent ainsi, par leur absence, un masque de vérité à un complot chimérique. Tout se réduisit à une expédition contre un des leurs, Gorsas. Une bande d'hommes armés de pistolets, de sabres et de marteaux, se présente à neuf heures du soir, dans sa maison, rue Tiquetonne, enfonce les portes, brise les casses et les presses de son imprimerie. Gorsas se fait jour au travers du rassemblement, gagne un mur, l'escalade, et passe dans une maison voisine. De tels désordres sont sans doute très coupables : mais il faut dire que ce Gorsas, un des enfants perdus de la Gironde, ne cessait de verser le fiel sur les députés de la Convention nationale que le peuple aimait : de là cette vengeance personnelle.

La moralité de l'homme n'était d'ailleurs pas de nature à le protéger contre la haine qu'il soulevait de toutes parts ; on en jugera par la lettre suivante, adressée à Marat :

Ami du peuple, je ne conçois pas comment le nommé Gorsas, infâme libelliste de la faction des hommes d'Etat, vendu à Pétion, Gensonné, Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps déchaînés contre les massacres du 2 septembre, à l'impudence de déclamer avec ces tartufes, lui qui était un des massacreurs de ces journées terribles, l'un des juges populaires à la Conciergerie. — Le dimanche 2 septembre, à onze heures du matin, il était au Palais-Royal avec des valets d'ex-nobles à prêcher le massacre au milieu des groupes, et dans la nuit du même jour, sur les deux heures du matin, il était à l'œuvre, prêchant et égorgeant les victimes. Je défie ce scélérat d'oser nier ces faits : je peux lui en donner des preuves juridiques.

Signé : LEGROS, de la section du Roule.

 

Le 24 avril 1793, une foule immense se presse aux abords du Palais de Justice. Toute cette foule sombre et tumultueuse semble attendre l'issue d'un procès.

La salle était occupée depuis le matin par des gardes et par du peuple. Une vive anxiété agitait tous les visages ; il était facile de deviner que l'homme qui devait paraître ce jour-là à la barre du tribunal n'était point un accusé ordinaire. A dix heures, un petit homme mal vêtu s'avance d'un pas ferme et intrépide dans cette enceinte redoutable. Son arrivée produit sur l'assistance ce mouvement particulier aux grandes foules, mouvement mêlé de surprise et d'intérêt tout à la fois, qui fait tourner toutes les têtes, lever tous les yeux, suspendre tous les entretiens à demi voix, et qu'on est contraint, faute de mieux, de traduire par ces mots : C'est lui ! Regardez : le voici !

C'était Marat.

Depuis le jour où il avait été frappé par le décret de la Convention, Marat avait tout à fait disparu. Son absence faisait croire à une défaite ; son silence réjouissait la Gironde. Après ce fatal délai qui le constituait en état d'arrestation, il n'avait écrit à l'Assemblée qu'une seule lettre pour expliquer les motifs de sa conduite : Si j'ai refusé, disait-il, d'entrer dans les prisons de l'Abbaye, c'est par sagesse ; depuis deux mois, attaqué d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose à la violence, je ne veux pas m'exposer dans ce jour ténébreux, au milieu de la crasse et de la vermine, à des mouvements d'indignation qui pourraient entraîner des malheurs.

Ses ennemis n'avaient pas manqué de profiter de ce refus pour le déclarer rebelle à la loi.

Ce 24 avril allait donc être une journée décisive pour Marat. Il se tient debout sur la dernière marche du parquet, et, les yeux levés avec assurance vers le visage des juges : Citoyens, s'écrie-t-il, ce n'est pas un coupable qui paraît devant vous ; c'est l'Ami du peuple, l'apôtre et le martyr de la liberté.

Des murmures favorables et des applaudissements étouffés accueillent, sur les bancs de l'auditoire, l'exorde du discours de l'Ami du peuple. Les principaux chefs d'accusation portaient sur les excès de sa feuille qui avait conseillé le pillage des boutiques, sur ses projets de dictature, sur son système de terreur ; Marat les détruit en ces termes[20] :

On m'accuse d'avoir excité le peuple à piller les boutiques. Citoyens, vous savez que depuis quelques jours Les marchands de Paris refusaient de livrer les denrées ; le peuple mourait de faim ; à la vue des souffrances du pauvre, mon cœur a tressailli de pitié : ému par leurs misères, indigné à la vue de leurs maux, obsédé de leurs plaintes et de leurs murmures, j'ai fini par dire un jour à ses enfants qui manquaient de pain : Allez en prendre !

On m'accuse d'avoir poussé à la dictature. Citoyens, l'unité de la République se lie, dans mon esprit, à la nécessité d'un chef ; vous ne me ferez jamais changer de sentiment à cet égard. Les partis se révoltent contre cette institution, parce qu'ils savent bien qu'elle serait une barrière contre l'anarchie et contre leurs projets dévastateurs. Ne croyez pas d'ailleurs que cette institution menace le moins du monde nos libertés. Citoyens, les libertés grandes ne se fondent qu'autour des pouvoirs solides. Les gouvernements mous et chancelants entretiennent leurs ministres dans un état inquiet, soupçonneux, qui les rend nécessairement persécuteurs. Si Dieu est le tyran du monde le plus supportable, c'est qu'il en est le plus fort.

En vous conseillant un dictateur, je ne vous propose pas d'ailleurs un roi entoure d'une C oui, un dieu couronné, un maître tout puissant avec un peuple à genoux devant son trône ; le dictateur que je propose serait attaché au pied par une chaîne de fer, placé au sein de la Convention, et gardé à vue, il serait nuit et jour sous la main du peuple, qui, au premier sujet de mécontentement, lui mettrait la tête sous l'échafaud.

On m'accuse de prêcher la terreur. Citoyens, j'ai essayé mille fois d'en revenir aux mesures modérées ; mille fois, dans ma feuille, j'ai annoncé que je sacrifiais mes vues au désir de la paix, mais j'ai toujours reconnu ensuite l'inutilité de ces transactions. Si, dans les époques ordinaires, il faut laisser faire le temps et suivre le mouvement naturel de l'humanité, dans les moments de dise, comme celui où nous sommes, il faut hâter, par des moyens violents et convulsifs, la marche des événements. Plus vite nous serons hors de la Révolution, et plus vite nous jouirons de la paix, du calme, de la modération et de la justice. Hâtons-nous donc d'en sortir par de grands coups ; au lieu de nous amuser à réformer peu a peu le sort de l'humanité, au milieu des chances, des mouvements et des hasards qui peuvent déranger notre œuvre, changeons une fois et par une secousse terrible, mais nécessaire, les destinées du monde. Cette œuvre sanglante une fois achevée, nos fils nous béniront. Craignez qu'ils ne disent, au contraire, que leurs pères ont commencé une Révolution généreuse et qu'ils n'ont pas eu le courage de la soutenir. La terreur n'est à mes yeux et ne peut être dans nos mœurs un état durable ; c'est un coup de tonnerre tombé des mains de notre grande Révolution sur la tête de tous les méchants.

Sans doute le présent est sombre : la ville manque de pain, nos soldats soutiennent, affamés et presque nus, le feu de l'ennemi, l'échafaud moissonne les têtes ; mais il faut nous armer de courage et de confiance en l'avenir. Sans doute, les descentes à main armée dans les maisons, les alarmes nocturnes, les prises de corps sont des attentats aux franchises des citoyens ; mais il faut savoir que les libertés générales, en s'établissant, écrasent d'abord autour d'elles bien des libertés particulières.

Nous sommes contraints maintenant de combattre la servitude par l'arbitraire, d'opposer, pour fonder la République, les chaînes aux chaînes, le glaive au glaive.

Qu'est-ce après tout que quelques boutiques pillées, quelques misérables accrochés à la lanterne, quelques magistrats éclaboussés dans la rue, comparé aux grands bienfaits que notre Révolution doit amener dans le monde ? Ces petits désagréments s'effaceront un jour devant les principes éclatants et lumineux que cette Révolution a proclamés à la face de l'univers : la fraternité humaine, l'unité et la liberté.

 

Ce discours est accueilli par un silence convenable. Les juges sortent pour délibérer. Au bout de quelques minutes ils rentrent, le président à leur tête, dans la salle des séances. Une curiosité inquiète porte les yeux de tout l'auditoire sur le président qui va prononcer la sentence. Alors, celui-ci d'une voix haute : Le tribunal décide sur tous les points que l'accusé n'est pas coupable et ordonne sa mise en liberté. A ces mots, la salle retentit d'applaudissements qui sont répétés dans les salles voisines, dans les vestibules et dans la cour du palais. On se précipite sur Marat. Deux fanatiques veulent l'emporter sur leurs épaules. Il résiste ; il se retire au fond de la salle, où il cède enfin aux instances d'une multitude empressée à l'embrasser. Des femmes déposent plusieurs couronnes sur sa tête.

Des officiers municipaux, des gardes de la nation, des canonniers, des gendarmes, des hussards l'entourent et forment une haie, dans la crainte qu'il ne soit étouffé par cette foule dans le tumulte de la joie.

Arrivés au haut du grand escalier, ils font halte et élèvent Marat sur leurs bras pour le montrer au peuple. Au dehors des cours, une multitude immense salue l'acquitté par des battements de mains et par des, cris sans cesse répétés de : Vive la République ! vive Marat !

Du Palais à la Convention, il fallait fendre une mer agitée et bruyante. Marat, élevé sur les bras de quatre sapeurs, le front ceint d'une couronne de chêne, traverse en triomphe les quais et les ponts. C'était sur son passage un cri forcené et sans relâche de : Vive l'Ami du peuple ! Les royalistes, mêlés par hasard à cette cohue, sont obligés de suivre l'entraînement et d'applaudir. Des spectateurs aux fenêtres, répètent les acclamations. Sur les marches des églises, le peuple forme des amphithéâtres, où hommes, femmes et enfants sont étagés pêle-mêle, et d'où s'élancent des applaudissements sans fin qui montent de bouche en bouche jusqu'aux architraves chargées de monde, fine procession d'hommes à mine bourrue s'avance à travers toute cette foule vers la Convention. Ce sont des ouvriers du faubourg Saint-Antoine, des portefaix des halles, des sans-culottes, des septembriseurs, des clubistes, des Marseillais, multitude sombre et sauvage. Ils marchent en désordre et tumultueusement. On les nommait, à cause de leur fanatisme pour l'Ami du peuple, les Maratistes. Cette pompe, tout à la fois grotesque et majestueuse, avait je ne sais quoi d'étrange dont devaient bien s'étonner les murs de la grande ville, habituée 'jusque-là à des marches royales. Or, ceci se passait à la face du soleil, sur les quais et dans les rues de Paris, quelques années après l'entrée d'un roi et d'une reine reçus aux acclamations de ce même peuple.

On eût dit, au premier coup d'œil, une de ces processions du pape des fous, en usage au Moyen Age ; mais ici la chose était prise au sérieux, cet homme contrefait et difforme, dans lequel le peuple s'adorait lui-même, comme dans un simulacre vivant de ses infirmités, de ses misères, de ses laideurs, était véritablement le pape de ces esprits révoltés et tumultueux. Ce petit être chétif, porté comme un enfant sur les bras (les forts de la halle, représentait la victoire de l'intelligence sur le corps, de la civilisation sur la nature.

Aux approches de la Convention, le cortège détache un gros de citoyens et a leur tête le sapeur Rocher, pour annoncer dans la salle des séances, l'arrivée de Marat. Rocher était un terrible révolutionnaire à barbe épaisse, à l'an menaçant et aux bras formidablement robustes. L'Assemblée tenait séance. A la nouvelle de l'acquittement de Marat et de son entrée en triomphe dans le sein même de la Convention, plusieurs Girondins quittent précipitamment leurs places pour se soustraire, disent-ils, aux scandales de cette scène. Le sapeur s'avance fièrement dans l'enceinte de l'Assemblée jusqu'au fauteuil du président :

Citoyen président, dit-il avec une voix de tonnerre, je demande la parole pour vous annoncer que nous amenons ici le brave Marat. Marat a toujours été l'ami du peuple et le peuple sera toujours l'ami de Marat. On a voulu faire tomber ma tête à Lyon pour avoir pris sa défense : eh bien ! s'il faut qu'une tête tombe, celle du sapeur Rocher tombera avant celle de Marat, nom de Dieu ! A ces mots, Rocher agite formidablement sa hache. — Nous demandons, président, la permission de défiler dans l'Assemblée ; nous espérons bien que vous ne refuserez pas cette récompense à ceux qui ramènent ici l'Ami du peuple.

Aussitôt le cortège se répand sur les gradins. La salle s'ébranle aux battements des mains de toute cette foule et aux cris mille fois répétés de : Vive la République ! vive Marat.

Quelques députés gardent devant cette explosion d'enthousiasme et de joie un silence consterné ; d'autres cherchent, s'il en est temps encore, à s'enfuir de la salle ; mais des applaudissements et des cris de plus en plus forcenés annoncent aux assistants l'arrivée de Marat. Il entre dans l'Assemblée, porté en triomphe et une couronne de feuilles de chêne sur le front : son regard rayonne, son pied semble fouler la tête de ses ennemis, sa poitrine se soulève gonflée d'orgueil et de joie. Cet homme est, dans ce moment-là, d'une laideur sublime. Toutes les passions de son cœur, remuées par cette marche glorieuse et sauvage, agitent extraordinairement sa physionomie. Le peuple le dépose au milieu de la Montagne, où quelques députés amis l'accueillent avec des embrassements ; on se le passe de main en main, on le porte à la tribune.

Marat fait signe qu'il réclame le silence : Législateurs du peuple français, dit-il, je vous présente en ce moment, un citoyen qui vient d'être complètement justifié. Il vous offre un cœur pur. Malgré les trames odieuses de ses ennemis, il continuera à défendre la patrie avec toute l'énergie que le ciel lui a donnée. Ô France ! tu seras heureuse ! ou je ne serai plus ! Un cri unanime tombe avec des applaudissements sur les dernières paroles de Marat ; on bat des mains avec furie, les soldats agitent leurs piques, les Montagnards serrent l'Ami du peuple dans leurs bras.

Le soir, d'autres honneurs l'attendent encore aux Jacobins. Les femmes avaient tressé, pendant la journée, des couronnes de feuilles ; a l'entrée de Marat dans la salle des séances, le président lui présente, au nom de toute l'Assemblée, une de ces couronnes, et un enfant de quatre ans, monte sur le bureau lui en pose une autre sur la tête, Marat écarte ces honneurs d'une main sévère. Citoyens, dit-il, ne vous occupez pas de décerner des triomphes, défendez-vous l'enthousiasme. Je dépose sur le bureau les deux couronnes que l'on vient de m'offrir. J'engage mes concitoyens à attendre la fin de ma carrière pour me juger.

Cette conduite redouble l'enthousiasme des assistants ; on ne voit plus que lui dans la salle ; l'Assemblée ne s'aperçoit même pas, ce soir-la, de Robespierre, qui se retire en silence d'une enceinte occupée tout entière par le grand succès de Marat. Ce dut être un événement singulier au cœur de ce tribun, que cette journée mémorable après une vie d'humiliation, de souffrance et de terreur au fond des caves. Marat n'était pourtant pas satisfait. L'ambition farouche de cet homme portait sur d'autres honneurs qu'une marche triomphale et une couronne de feuilles : elle aspirait toujours à la dictature, avec une chaîne de fer au pied et le couteau de la guillotine au-dessus de sa tête.

Le 5 avril, la Convention forma le premier comité de salut public, institution admirable, dont l'énergie sauva la République naissante des plus sourdes et des plus redoutables attaques, en s'emparant de la dictature. Les membres de ce premier comité furent Barère, Cambon, Guiton-Morveaux, Treilhard, Danton, Delmas, Lacroix, Lindet. L'état déplorable des armées du Nord, depuis la bataille de Nerwinde, laissait la frontière presque découverte. Le nouveau comité n'eut d'abord que des désastres et que des villes prises sur nous à annoncer devant la Convention. L'intérieur était déchiré à l'ouest et au midi, par la guerre civile. C'était le moment de déployer les grandes mesures. Plus nous avançons, plus la force mécanique de la justice révolutionnaire s'organise. La peine de mort devient le moyen de la sûreté publique, une arme dont les partis se servent pour régner. La sombre fantasmagorie des mots donne alors aux instruments aveugles du supplice une puissance et une animation nouvelles. La guillotine se transforme en un être : cela vit, cela fonctionne, cela mange. — On lui confia la garde des principes et le salut de la République. La Montagne n'inventa point cette nécessité horrible, elle la trouva toute tracée d'avance dans la marche inflexible des événements. Le passé courait comme de lui-même au-devant de l'immolation. La Révolution punit surtout ces pasteurs de peuples, les rois, les prêtres, les écrivains, les magistrats, les philosophes qui, ayant charge d'âmes, avaient laissé, par négligence ou par calcul, dévier le troupeau humain ; elle les frappe dans les deux classes où l'égoïsme s'était, depuis des siècles, incarné, la noblesse et la bourgeoisie. Si le peuple fut moins maltraité, c'est qu'il s'était préparé à la Révolution par la prière et par le jeune : il souffrit cependant, car la Révolution fut la grande épreuve, le règne du crucifié ; elle marqua les stigmates de l'Homme-Dieu sur tous  les membres ensanglantés de la nation : mais, de la part du peuple, cette souffrance fut volontaire, et comme adoucie par les joies du sacrifice.

Les Girondins étaient les païens de la Révolution française. On leur reprochait d'aimer les bons dîners, les femmes, les joyeux propos ; ils s'adonnaient au luxe et à la mollesse. Goûts funestes dans ces moments où l'esprit tirait, pour ainsi dire, l'épée contre la chair ! Madame Roland, cette nymphe Égérie de la Gironde, était née comme elle le dit elle-même, pour la volupté. Je n'attaque pas ses mœurs : mais, si la femme était chaste, son imagination du moins ne l'était pas. J'en appelle à ses Mémoires où, à côté des peintures les plus lascives, se rencontrent des calomnies atroces contre les anachorètes de la Montagne. lia pauvreté de Marat était proverbiale :

Quelle édifiante pauvreté ! dit madame Roland dans ses Mémoires. Voyons donc son logement : c'est une dame qui va le décrire. Née à Toulouse, elle a toute la vivacité du climat sous lequel elle a vu le jour et tendrement attachée à un cousin d'aimable figure, elle fut désolée de son arrestation. Elle s'était donné beaucoup de peines inutiles, et ne savait pas à qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait annoncer chez lui ; on dit qu'il n'y est pas ; mais il entend la voix d'une femme, et se présente lui-même. Il avait aux jambes des bottes sans bas ; portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc. Sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante ; des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon très frais, meublé en damas bleu et blanc, décoré de rideaux de soie élégamment relevés en draperies ; il y avait un lustre brillant et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix. Il s'assied à côté d'elle sur une ottomane voluptueuse, écoute le récit qu'elle veut lui faire, s'intéresse à elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux et lui promet la liberté de son cou- sin. Je l'aurais tout laissé faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte à me baigner après, pourvu qu'il me rendît mon cousin. Le soir même, Marat se rendit au comité, et le lendemain le cousin sortit de l'Abbaye.

 

Peu de temps après, le couteau d'une femme déchira le voile qui couvrait l'intérieur de l'appartement de Marat, rue des Cordeliers. Qu'y trouva-t-on ? la nudité, la misère. L'imagination de madame Roland avait donc inventé un mensonge doré, un mensonge girondin. Grâce aux croyances et aux mœurs toutes païennes des orateurs de la Gironde, la Révolution française, cet événement si indigène, si national, si gaulois, avait pris l'air d'une réminiscence grecque ou romaine. Rien de plus triste que cette manie de ramasser alors dans les coulisses du vieux théâtre classique les dieux, les noms latins, les glaives, les poignards, les tuniques, les casques, et toutes ces tristes défroques de la tragédie, pour s'en affubler misérablement. Ce ridicule n'a son excuse que dans les passions incohérentes, fougueuses, insensées qui tourmentaient alors toutes les têtes. Une époque si pleine de vertiges pouvait bien ressembler quelque peu à un carnaval. Et puis, il faut l'avouer, les révolutions tiennent de la nature du fer : tant qu'elles sont à l'état incandescent, elles n'ont aucun sentiment de la forme qu'elles doivent subir ; la poésie ne se dégage de ces événements que quand le temps les a refroidis. La Révolution contenait une nouvelle école littéraire, mais sans en avoir la conscience ; il fallait qu'elle fût à demi morte pour laisser échapper son cri ; toutes les grandes choses tiennent au cygne, elles chantent en rendant le dernier soupir.

Comme, dans le monde, les hommes ont généralement la figure de l'idée qu'ils représentent, les Girondins étaient beaux à la manière antique. Leurs mœurs, leur éloquence, se sentaient de la mollesse, du luxe et de la pompe oratoire des anciens : élevés au sein des collèges et sous le moule de la renaissance, ces hommes voulaient transporter Home à Paris, et draper nos bourgeois stupéfaits dans le manteau à larges plis de Brutus ou de Cicéron. Les Montagnards avaient, bien plus que les Girondins, le sentiment, le visage et la forme des peuples chrétiens ; Marat, surtout, austère dans ses mœurs, amaigri sous le jeûne, consumé sous le cilice des vertus plébéiennes, représentait, par ses maladies, le pauvre du Moyen Age couché, la lèpre au flanc, sur le fumier pourri de ses misères.

Quelques orateurs de la Gironde avaient réellement de l'éclat ; mais, outre que cet éclat, toujours emprunté, n'allait pas à notre temps, il faut bien reconnaître une bonne fois que, quand les révolutions hésitent misérablement au bord de leur ruine, on ne les sauve pas avec des paroles. Il fallait un coup de main violent et impétueux pour tirer la France hors de danger. Nous ne pensons pas, Dieu nous en garde ! qu'on doive, pour la santé du genre humain, saigner de temps en temps les nations à la gorge ; nous avons horreur des mesures arbitraires et du couteau ; mais il y a des cas où, lorsque nous voyons d'un côté la nation tout entière menacée par l'invasion, par le fer des étrangers, par le feu, par la faim, par l'anéantissement, et de l'autre côté seulement quelques têtes, nous nous écrions : Que ces têtes tombent, et que la nation soit sauvée !

Cette éloquence qu'on se plaît à vanter sur la bouche dorée et fluide des Girondins, manquait d'ailleurs de caractère ; elle était abondante, sonore, académique, mais elle n'entamait pas les questions délicates à pleines dents et au vif, comme il le faut dans les assemblées populaires ; et puis, elle manquait de but. Or, ce qui fait la force des hommes de révolution, c'est l'entêtement calme dans une idée. Le succès, en pareil cas, est toujours au bout de la persévérance. Ce ne sont pas ceux qui s'agitent le plus qui arrivent (les Girondins se donnaient plus de mouvement à la tribune et intriguaient plus que les Montagnards), mais ceux qui, ayant un but fixe et déterminé, y marchent en silence, fortement et toujours, comme Marat et Robespierre.

L'éloquence des Girondins a été élevée beaucoup trop haut par les historiens de la classe moyenne ; celle des Montagnards a été au contraire rabaissée ou passée à dessein sous silence. Danton, Robespierre, Saint-Just, sont des orateurs de premier ordre : la parole de Danton imite le mugissement de la foule ; celle de Robespierre est un écho sérieux et grave de sa pensée ; celle de Saint-Just éclaire et agrandit tout ce qu'elle touche. Quand Robespierre dit : La voix de la vérité qui tonne dans les cœurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne réveillent pas les cadavres, Robespierre manie aussi hardiment l'image que Vergniaud. Le langage barbare, cynique, cruel qu'on prête aux hommes de 93 ne se trouve réellement que dans quelques feuilles obscures et boueuse*, comme le Père Duchenne. Le langage, dit-on, suit les mœurs ; oui, mais à rebours ; sont-elles licencieuses, il est prude ; sont elles terribles, il est doux. Jamais on n'a moins parlé du bourreau qu'au moment où l'exécuteur des hautes œuvres faisait un service si actif et si régulier : Le nom d'un tel être, disait Marat, ne doit point être prononcé dans une assemblée honnête. On ne disait guère à la Convention guillotiner mais bien livrer les têtes coupables au fer de la justice et des lois. Le fer n'en était pas moins terrible sans doute, quoique revêtu de formes si polies ; mais, du moins cette réserve prouve que les révolutionnaires avaient horreur tous les premiers de l'instrument dont ils se servaient pour réaliser leurs desseins ; ils n'auraient point hésité plus tard à le briser d'eux-mêmes entre leurs mains indignées, si le ciel leur avait laissé le temps d'établir la paix sur la terre.

Loin de nous toute prévention : les partis peuvent bien s'insulter de près avec colère et mépris ; mais à distance, ils prennent tous une valeur dans l'ensemble des faits accomplis. Chaque idée a sa place dans l'histoire, et la Providence est logique. Vues d'un peu haut, toutes les factions révolutionnaires étaient bonnes dans ce sens qu'elles concouraient toutes à une œuvre ; il faut tenir compte maintenant aux royalistes de leur résistance qui tenait sans cesse la Révolution en haleine ; aux Girondins de leur modération et de leur horreur du sang, quoique chez quelques-uns cette modération fût un masque et cette humanité une hypocrisie ; aux Montagnards de leur surveillance, de leur fermeté, de leurs vertus civiles, de leur audace, de leur désintéressement. Nous n'apportons devant la mémoire de ces partis ni injustice ni colère, nous qui cherchons à genoux, derrière leurs travaux, derrière leurs luttes et leurs ruines retentissantes, la main de la Providence pour nous soumettre et adorer. Défendons-nous pourtant d'un éclectisme historique sans conscience et sans portée. Entre les Montagnards et les Girondins, il y a la distance d'une vérité à une erreur ; il faut donc opter nécessairement. Les uns auraient perdu la Révolution ; les autres l'ont sauvée. Or, comme à nos yeux il fallait que la Révolution s'accomplît, nous abandonnons à la hache ce qui devait périr.

Attaquer Paris c'était attaquer l'unité de la Révolution. Eh bien ! la haine des hommes d'Etat envers cette ville était telle, qu'on ne pouvait plus à la Convention nommer Paris la capitale, sans leur arracher des murmures. Si les Girondins n'étaient pas fédéralistes par principe, dit Thibaudeau, ils l'étaient par ambition, par amour-propre et par nécessité, car ils sentaient que Paris était leur tombeau. D'un autre côté les grandes villes, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, étaient humiliées du joug insupportable de la capitale ; elles embrassaient avec un orgueil légitime l'espoir de s'y soustraire et devenir chacune un centre dans la République. Des esprits spéculatifs et des ambitieux souriaient à l'idée des républiques de la Gironde, du Rhône, des Bouches-du-Rhône, du Calvados. C'était un rêve séduisant ; mais ce n'était qu'un rêve, et le réveil fut terrible et sanglant. Tout manquait à ces hommes : leurs lumières, leur orgueil, leur éloquence, les appelaient au gouvernement, et ils ne savaient pas gouverner ; plus égoïstes ou plus avides, ils se seraient institués les bornes du mouvement révolutionnaire, qu'ils auraient exploité au profit de la classe moyenne ; plus généreux, ils eussent incliné la Montagne, du côté du peuple. Se croyant les plus forts, ils voulurent opprimer leurs ennemis ; l'attaque provoqua l'attaque ; le fer rencontra le fer, et les conspirateurs furent anéantis sous une conspiration.

La Montagne gagnait chaque jour du terrain sur la Gironde. Roland avait quitté le ministère. Pache avait remplacé Chambon à la mairie. Les Girondins ne cherchaient encore à réparer leurs défaites que par des cris d'alarme : à les en croire, le glaive de l'assassinat était levé sur leurs têtes. Ils se servaient du danger public comme du manteau de César pour couvrir leurs projets ambitieux. Leur but était d'amener la Convention à leurs idées par la pâleur d'un danger prochain, qui devait fondre sur tous les membres du côté droit. Ils crurent enfin le moment arrivé de lever le masque de la peur : le 18 mai, Guadet fit trois propositions audacieuses :

1° Les autorités de Paris sont cassées ; 2° les suppléants des membres de la Convention se réuniront à Bourges, pour y délibérer d'après un décret précis qui les y autorisera ou sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention ; 3° ce décret sera envoyé aux départements par des courriers extraordinaires.

 

La Gironde comptait sur l'absence de quatre-vingts membres de la Montagne partis en mission auprès des armées, pour faire passer ce coup d'Etat. La Convention, quoique travaillée, n'osa point voter une mesure qui déchirait si ouvertement l'unité de la République, en livrant la tête aux membres. Barère, l'homme des atermoiements et des demi-révolutions, conseilla de prendre un parti moyen : l'Assemblée décréta sous son influence qu'il serait formé une commission de douze membres, pour examiner la conduite de la municipalité, rechercher les auteurs des complots ourdis contre la représentation nationale et s'emparer de leurs personnes. Les douze furent choisis exclusivement parmi les Girondins. Au lieu de se conduire avec sagesse, cette commission, établie pour chercher la cause des troubles et les apaiser, menace sans cesse des attentats imaginaires qu'elle suppose et qu'elle poursuit ; elle a l'art de faire envisager les plaintes qu'on porte contre sa violence comme le tourment d'un parti démasqué : elle semble vouloir assembler les citoyens par la terreur et les jeter du coté de la Gironde, représentée comme le rempart de l'ordre et de la sécurité publique.

La Commune de Paris, attaquée dans son existence par l'audace et la tyrannie des douze, l'est bientôt dans la personne même de ses membres : Hébert est arraché de sa maison ; d'autres arrestations arbitraires sont opérées, au milieu de l'effroi que la commission répand dans lu. ville. Cette conduite imprudente excite des troubles : la Gironde méprise les symptômes avant-coureurs du soulèvement. Isnard, président de la Convention nationale, n'oppose à l'orage grondant que de vaines figures d'éloquence : Si jamais, s'écrie-t-il, la Convention était outragée, on chercherait un jour sur quelle rive de la Seine était Paris. Cette menace avait l'inconvénient de trahir le vœu secret des Girondins, l'anéantissement de la capitale par les provinces.

De nouveaux pétitionnaires se présentent tristes à la barre de la Convention nationale ; ils font marcher devant eux le bonnet de la liberté couvert d'un crêpe ; on les repousse. Cependant Paris s'agite. La commission des douze, supprimée le 27 mai par l'Assemblée, avait été rétablie le lendemain. A cette dernière attaque, le peuple répond par un frémissement d'indignation concentrée. Les Montagnards refusent pourtant encore de descendre à des moyens illégaux pour débarrasser la République de leurs ennemis. Le glaive nu est à terre, qui le ramassera ? — Moi, dit Marat, dont la conscience ne recule en fait de révolution devant aucuns scrupules ! Ce qu'il poursuit dans les Girondins, c'est la bourgeoisie. Entre lui et ces hommes c'est une lutte à mort. — Oui, à mort ; car le glaive, après avoir frappé les victimes se retournera contre le sacrificateur.

Depuis quelques jours, ce n'étaient qu'agitations et déchirements. La lutte, après avoir commencé par un mouvement girondin contre la municipalité, avait fini par s'étendre sur toutes les questions et sur tous les champs de bataille. Un orateur de la Montagne, qui, comme le Nil, fertilisait la Révolution par ses débordements et ses colères, Danton, menaça plus d'une lois la conduite aveugle et violente de la Commission des douze. Son but n'était point de perdre les Girondins, mais de les effrayer. Il voulait les dérober aux coups de leurs ennemis, en les couvrant des éclats de la foudre. Les Girondins eurent l'imprudence de dédaigner cette fureur tutélaire qui les eût sauvés en les meurtrissant. Mal vus du peuple, ils essayèrent pourtant d'en appeler à la multitude. Ils firent l'émeute : mais ils la firent en hommes étrangers aux instincts et aux passions des masses.

Les agitateurs de la Gironde n'avaient ni la figure, ni le vêtement de leur rôle ; ils enrégimentaient des domestiques, des hommes de confiance, des désœuvrés : cette pâle contrefaçon des mouvements populaires ne fit que hâter le réveil du lion. Les Girondins ne cessaient, en même temps, d'exagérer aux yeux du pays les dangers de leur situation personnelle : Nous sommes sous le couteau, écrivaient-ils, dans un moment où leur commission des douze tenait encore Paris sous le fer des piques et des fusils. A force d'agiter l'ombre d'un complot, les Girondins donnèrent à leurs ennemis l'idée d'entreprendre sur l'inviolabilité des membres de la Convention.

La Convention nationale offrait alors aux yeux les moins prévenus un triste et perpétuel déchaînement d'animosités impuissantes. La Révolution allait avorter dans ces crises et ces conflits d'homme à homme, de parti à parti, si le peuple ne fût intervenu une fois encore. Il y avait sans doute à franchir une illégalité, on n'hésita pas ; la multitude résolut de faire la guerre aux lois pour sauver les lois. Il fallait qu'un des deux partis succombât : entre la Gironde et la Montagne, Paris se décida pour les hommes qui représentaient la force et la pensée de la démocratie ; il jura de couper les membres révoltés contre la tête, les fédéralistes qui voulaient déchirer la majestueuse unité de la République.

Le vendredi 31 mai, à trois heures du matin, le tocsin sonna dans les tours de Notre-Dame, et se propagea de clocher en clocher. A ce signal le rappel fut battu dans tous les quartiers de Paris. A huit heures, il y avait plus de cent mille hommes sous les armes. La Convention s'était rassemblée dès la pointe du jour. Le commandant du poste du Pont-Neuf est à la barre, il dit qu'on est venu lui proposer de tirer le canon d'alarme. Il s'y était refusé, mais pendant qu'il acceptait les honneurs de la séance, le canon d'alarme part. A ce bruit Danton s'écrie :

Quelques personnes paraissent craindre le canon d'alarme. Celui que la nature a créé capable de naviguer sur l'Océan orageux n'est point effrayé lorsque la foudre atteint son vaisseau. Sans contredit vous devez faire en sorte que les mauvais citoyens ne mettent pas à profit cette grande secousse ; mais, s'il elle n'a été imprimée que parce que Paris vous porte ses justes réclamations, si par cette convocation peut-être trop solennelle, il ne vous demande qu'une justice éclatante contre ses calomniateurs, il aura bien mérité de la patrie. Dans un temps de révolution, le peuple doit se produire avec toute l'énergie qui annonce la force nationale.

 

Cette voix, plus imposante que le canon d'alarme, fait courir dans toute la ville le frisson de 1 enthousiasme. Trois cent mille hommes pressent de leur impatience, de leurs rumeurs, de leur haleine enflammée l'enceinte de la Convention nationale.

Retournons d'un pas en arrière, pour suivre dans ses mouvements l'homme qui prit la part la plus directe et la plus active à cette insurrection contre la Gironde.

Le 30 mai, au soir, Marat se rend à une réunion de l'Evêché. Livré aux travaux de la Convention et de sa feuille, il se montrait rarement dans les clubs et dans les assemblées publiques ; aussi sa présence excite-t-elle un mouvement général de curiosité. Quelques rares quinquets éclairaient, d'une lumière enrouée et brumeuse, la salle où se tenait la séance. On voyait, dans ce demi-jour, d'étranges têtes révolutionnaires. Marat se lève et demande la parole.

Citoyens, dit-il[21], depuis longtemps la division est au sein de la Convention nationale ; or, toute maison divisée contre elle-même tombera. Comment voulez-vous que l'ordre s'établisse dans la nation, si le désordre et l'anarchie règnent dans l'Assemblée de ses représentants. La faction qui trouble dans ce moment-ci l'union et l'harmonie de vos mandataires, citoyens, vous la connaissez tous, c'est la Gironde. Depuis un an, ma feuille ne cesse de sonner le tocsin à chaque tentative coupable de ces ennemis de la République. Les Girondins sont des hommes qui voulaient arrêter la Révolution à leurs idées, afin de s'en emparer et de la régir. Or, quelles sont les idées de ces hommes ? Ils veulent faire succéder à l'ancienne aristocratie qui pesait sur vos têtes une aristocratie nouvelle mille fois plus accablante. Vous n'aurez quitté le joug des anciens nobles que pour tomber sous celui des parvenus insolents et mal élevés. Qu'on juge du vertige de ces valets de l'ancien régime, devenus maîtres à leur tour ! Ils ont toutes les passions des anciens suppôts de la tyrannie, et ils ont moins qu'eux les bienséances. Vous êtes plus éloignés de la liberté que jamais, car vous êtes asservis au nom de la liberté même. Avec des dehors brillants ou des formes éloquentes, ces hommes amollis par la bonne chère, par les femmes, par l'oisiveté, demeurent faibles et indécis devant les grandes mesures : or, dans ce temps de révolution, il faut agir révolutionnairement.

Quand la loi ne prend pas les devants, elle laisse au peuple irrité l'exercice de la terreur, et celui-ci en l'ait un usage bien autrement expéditif et déréglé. Si le gouvernement, avait été ferme et unanime, le sang n'eut pas coulé dans les prisons de l'Abbaye. Les Girondins résistent à l'unité de notre gouvernement, entravent notre marche, troublent la paix et le bon accord de l'Assemblée. Si vous les laissez faire, citoyens, de nos dissensions intestines naîtront plusieurs républiques fédérées : les hommes les plus audacieux ou les plus adroits usurperont l'empire, soumettront la multitude à un nouveau joug, et le gouvernement aura changé de forme sans avoir rétabli la liberté Croyez-moi, dans tout Etat où quelques classes s'opposent avec acharnement à la tranquillité et à la félicité publiques, c'est folie de vouloir s'entêter à les convertir ; il faut les retrancher. Dans ces temps de révolution comme celui où nous sommes, détruire les factions est un devoir ; derrière les Girondins se cachent les royalistes, les fédérés, les mécontents, en un mot, tous ces hommes avec lesquels votre gouvernement n'est pas possible. Je vous engage donc à prendre d'assaut la Gironde, comme une forteresse qui couvre de sa protection les projets sinistres et les menées sourdes de nos ennemis. Aux armes ! citoyens ; levons-nous, et montrons que si nous savons exterminer les rois, nous n'ignorons pas non plus la manière de détruire la tyrannie des factions. Demain, présentez-vous armés aux portes de la Convention nationale, et exigez qu'on vous livre les vingt-deux (les Girondins).

Se tournant du côté d'Henriot :

Henriot, tu es un brave citoyen et un homme de cœur ; je te confie le commandement de l'insurrection. A demain !

 

A ces mots, l'Assemblée s'agite avec des transports révolutionnaires. On distribue des cartouches, on aiguise les pointes des piques, on court disposer pour le lendemain des fusils et des canons ; Marat se retire au milieu de ces préparatifs de l'émeute. Cependant la nuit s'avançait, et rien ne bougeait encore. Marat était à l'Hôtel de Ville ; impatient et inquiet, il promenait ses regards sur les quais endormis, le sang bouillonnait dans ses veines ; son pied frappait la terre ; la rage et le désespoir de l'attente l'agitaient avec des transports inouïs, quand l'idée lui vient de monter à l'horloge. Il y avait alors à l'horloge de l'Hôtel de Ville une cloche sur laquelle le marteau frappait les heures. La cloche était lourde, Marat était faible ; mais la fureur lui donne des forces surnaturelles ; il saisit-la chaîne qui servait à sonner le tocsin, il s'y attache, il s'y cramponne, il la serre entre ses genoux, il la mord avec ses dents, il se balance écumant et forcené au bout de cette chaîne. A voir ce petit homme grotesque acharné au beffroi, on dirait un de ces gnomes que le Moyen Age croyait suspendus la nuit aux cloches des vieilles églises. Enfin la sonnerie, sous les secousses désespérées de Marat, s'agite ; ce démon de la révolte redouble d'efforts : alors le marteau, soulevé à grand'peine, retombe ; le beffroi s'ébranle, il sonne.

Les coups de ce tocsin tombent sur les faubourgs indécis, et en tirent les premières étincelles de l'émeute. On bat la générale dans toutes les rues, les autres cloches de la ville s'éveillent, les cris d'alarme se répondent dans les ténèbres. Au milieu de tout ce mouvement, de ce cliquetis d'armes, de ce bruit de tocsins et de tambours, on entend la voix impassible du temps qui sonne l'heure de distance en distance. Il n'est personne qui n'ait remarqué dans une nuit d'émeute ou de révolution, l'indifférence solennelle de l'horloge. Cette voix d'airain qui marque sur le même ton l'heure de la révolte ou de la paix, de la naissance ou de la mort, a quelque chose du calme et de l'éternité de Dieu au milieu des agitations passagères de l'homme :

Les Girondins soupaient ensemble pour la dernière fois. Un bruit semblable a la voix des grandes eaux entre de moment en moment dans la salle où ils se livraient aux conversations particulières. Qu'est-ce ? demandent-ils tous ensemble. — C'est le peuple, répond le domestique d'une voix sourde. Les Girondins quittent la table en tumulte et se réfugient rue des Moulins chez leur confrère Meilham, qui pouvait leur offrir un asile dans ses appartements vastes et mystérieux.

Au point du jour on tire le canon d'alarme. La nation étant devenue le souverain, après la mort de Louis XVI, elle se logeait dans la personne de ses représentants au château des Tuileries. Des colonnes de citoyens armés de piques et de fusils se portent vers le Palais national ; Henriot marche à leur tête avec de l'artillerie. Toute cette multitude serre d'une triple haie, hérissée de lances et de baïonnettes, l'enceinte où la Convention tient ses séances ; Henriot fait tourner la bouche des canons vers le château des Tuileries. Marat, aux premières blancheurs du jour, parcourt le jardin, haranguant les troupes, exhortant les soldats, ramenant doucement par la manche des hommes du peuple qui semblent vouloir s'écarter de ses conseils pour suivre d'autres influences, communiquant à tous ce génie de révolte qui était si bien dans sa nature. Cet homme qui, depuis l'ouverture des trois dernières séances, gouvernait la Convention par le hourra des tribunes, veut la nettoyer définitivement par les mains du peuple.

Au dedans du Palais national un affreux tumulte. L'Assemblée, cernée au dehors par un appareil de guerre, se livre à une lutte intérieure où la parole demeure au plus fort, sinon au plus courageux. Guadet demande justice, Legendre le prend à la gorge : Lanjuinais paraît à la tribune. Legendre s'élance sur lui et le terrasse. En vain la sonnette du président s'agite ; en vain les membres calmes de l'Assemblée réclament le silence ; les galeries, envahies dès le matin par des Jacobins exaltés, ébranlent la salle de leurs cris et de leurs trépignements. Le jeune et bouillant orateur de la Gironde, Barbaroux, enlève d'assaut la tribune, que lui disputait à main forte Legendre et Collot-d'Herbois. Mais sa voix se perd dans le tonnerre qui gronde sur toute la salle. Cependant l'Assemblée, toujours juste au milieu de ses excès, refuse de livrer les vingt-deux ; quelques députés proposent de sauver, par un coup d'audace, leur dignité méconnue. On veut nous opprimer, s'écrient-ils ; sortons d'ici et faisons baisser devant nous les baïonnettes. A ces mots, l'Assemblée sort en masse de la salle des séances. Elle se présente à toutes les portes du jardin des Tuileries, qu'elle trouve fermées. Elle commande qu'on laisse la grille libre : on refuse obstinément de la lui ouvrir. A l'entrée de la place du Carrousel, elle rencontre l'artillerie, qui lui ferme le passage, soutenue d'un triple rang de piques et de baïonnettes. Le président signifie d'une voix émue aux chefs de l'insurrection qu'ils doivent se retirer, et laisser à la Convention son libre vote. Nous voulons bien, ajoute-t-il, juger les vingt-deux, nous ne voulons par qu'on nous les arrache par la force. Henriot, ce bras droit de Marat, cet ami du peuple armé, répond à ce discours par un mot : Canonniers, à vos pièces !

La Convention, cette assemblée si fière, qui jugeait et punissait les rois, tandis que les autres tribunaux du monde adoraient leurs ombres, baisse la tête devant cette tyrannie de l'émeute ; la bouche de ces représentants d'un peuple libre se ferme devant la bouche ouverte du canon. C'était assez d'humiliations ainsi : l'Assemblée se retire abreuvée. Elle reprend, indécise et consternée, le chemin du jardin des Tuileries, alors Marat :

— Je somme l'Assemblée de rentrer dans la salle des séances. Le geste de ce petit homme était subjuguant ; son ton était celui d'un maître : toute l'Assemblée rentre dans la salle.

Dès ce moment, Marat est l'âme de l'Assemblée. Hué, conspué, honni, persiflé quelques jours auparavant, il dispose maintenant à son gré du sort de ses ennemis ; il recommande d'effacer trois Girondins de la liste des vingt-deux, et on les efface ; d'en inscrire d'autres à leurs place, et on les inscrit. Les raisons qu'il donne pour rayer de la liste les trois députés proscrits sont, que l'un est un vieillard radoteur, et deux autres des hommes sots. Ce grand terroriste ne voulait la perte que des citoyens dangereux à la République. L'Assemblée vote au milieu du tumulte toutes les volontés de Marat. A cette nouvelle, l'insurrection débarrasse les abords du Palais national ; toute cette multitude armée se retire au chant de Ç'a ira. Femmes, enfants, vieillards, s'en vont en mêlant leurs voix au terrible refrain. L'émeute rentre dans les faubourgs avec la tête des vingt-deux, comme la lionne dans son antre. Ivres de vin et de patriotisme, ces farouches sans-culottes se quittent en jurant de mourir pour la liberté ; les mains serrent les mains, tous les cœurs battent dans un seul cœur, pendant que la nuit descend sur la lueur mourante des torches et sur les rugissements de l'émeute.

Marat rentra chez lui, à la fin de cette terrible journée, le front éclairé par cette gloire sinistre et redoutable qu'entraînent de pareils succès. C'était un triomphe, mais un de ces triomphes dangereux sous lesquels on finit presque toujours par s'ensevelir. — Prends garde, Marat ! La ligue aboutit à Ravaillac, les partis vaincus se vengent par un coup de couteau !

La ruine des Girondins fut le coup d'Etat d'un grand peuple. On plaignit leur infortune ; mais les hommes qui voient le salut d'une nation au-dessus des calamités personnelles, n'hésitèrent point à justifier l'événement qui les fit disparaître. Il y avait alors du côté d'Avignon un jeune officier d'artillerie, qui s'appelait quelque chose comme Bonaparte. Il écrivit ces mots au moment où les Girondins venaient de tomber :

Pour voir lequel des fédérés ou de la Montagne tient pour la République, une seule raison me suffit, la Montagne a été un moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle cependant jamais parlé d'appeler les ennemis ? Ne savez-vous pas que c'est un combat à mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe ?... Je ne cherche pas si vraiment ces hommes, qui avaient bien mérité du peuple dans tant d'occasions, ont conspiré contre lui : ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extrémités contre eux, les ayant décrétés emprisonnés, je veux même vous le passer, les ayant calomniés, les Brissotins étaient perdus sans une guerre civile qui les mît dans le cas de faire la loi à leurs ennemis. S'ils avaient mérité leur réputation première, ils auraient jeté leurs ai mes à l'aspect de la Constitution ; ils auraient sacrifié leurs intérêts au bien public ; mais, il est plus facile de citer Decius que de l'imiter. Ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes : ils ont, par leur conduite justifié leur décret. Le sang qu'ils ont fait répandre a effacé les vrais services qu'ils avaient rendus.

 

Ces reproches s'adressent à la conduite que les Girondins tinrent après le 2 juin, à l'esprit de désordre et à l'irritation que ces proscrits semèrent sur leurs traces dans toute la France.

La Gironde avait dévoré la monarchie, la Montagne dévora la Gironde. Cette succession des hommes et des idées peut se résoudre dans une grande loi physiologique. La science a observé que dans le mélange ou la lutte des races-hétérogènes les plus fortes arrivent toujours à éteindre les plus faibles. La nature de la constitution physique détermina de même le rôle et la catastrophe finale des partis dans la dévolution française. Le tempérament lymphatique de Louis XVI fut absorbé par le tempérament sanguin des hommes de la Gironde, lequel fut absorbé à son tour par le tempérament nerveux et bilieux des Montagnards.

La chute des Girondins entraîna la perte de quelques victimes qui tenaient fort indirectement à leur parti. Théroigne, au plus fort de la lutte, voulut s'interposer entre les deux camps, comme autrefois les femmes sabines se jetèrent entre les combattants armés qui allaient déchirer le berceau de Rome.

Citoyens, s'écriait-elle, écoutez-moi : où en sommes-nous ? Toutes les passions qu'on a eu l'art de mettre aux prises nous entraînent et nous conduisent au bord du précipice. A mon retour d'Allemagne, il y a à peu près dix-huit mois, je vous ai dit que l'empereur avait ici une quantité prodigieuse d'agents pour nous diviser, afin de préparer de loin la guerre et de la faire éclater au moment où ses satellites feraient en même temps irruption sur notre territoire. Déjouons ces intrigues ; ne justifions pas par nos querelles intestines cette calomnie des rois et de leurs esclaves, qu'il n'est pas possible à un peuple de tenir lui-même les rênes de la souveraineté. Ne les autorisons pas à venir nous mettre d'accord.

 

Cette charmante voix fut perdue dans le cri de guerre des partis déchaînés. Vers l'époque du 31 mai, Théroigne se trouve au jardin des Tuileries, sur le passage de Brissot. Un groupe de femmes entoure le chef de la Gironde avec des huées et des trépignements de colère. La jolie Liégeoise, écoutant plutôt son cœur que sa raison, se jette sur ces furies pour défendre le député qu'on insulte. Ce généreux mouvement, plus prompt que l'éclair, attire sur elle toute la tempête. — Ah ! tu es brissotine, s'écrient-elles en la saisissant ; ah ! tu es l'amie des fédéralistes et des traîtres ! Attends ! attends ! attends ! Aussitôt les forcenées de relever sa robe et... — Je m'arrête : l'indignation de cette fière et intrépide beauté couvrit sa figure d'un nuage pourpre et sa raison d'un voile de ténèbres. A dater de ce jour, on ne la revit plus. On apprit plus tard qu'elle avait été enfermée dans une maison au faubourg Saint-Marceau. La veille du 9 thermidor, elle écrivit à Saint-Just la lettre suivante :

Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation ; j'ai perdu un temps précieux. Envoyez-moi deux cents francs, et venez me voir ; je vous ai écrit que j'avais des amis jusque dans le palais de l'empereur. J'ai été injuste à l'égard du citoyen Bosgue. Pourrai-je me faire accompagner chez vous ? J'ai mille choses à vous dire. Il faut établir l'union. Il faut que je puisse développer tous mes projets, continuer d'écrire ce que j'écrivais : j'ai de grandes choses à dire ; j'ai fait de grands progrès. Je n'ai ni papier, ni lumière, ni rien ; mais, quand même, il faut que je sois libre pour pouvoir écrire. Il m'est impossible de rien faire ici. Mon séjour m'y a instruite ; mais, si j'y restais plus longtemps sans rien faire et sans rien publier, j'avilirais les patriotes et la couronne civique. Vous savez qu'il est également question de vous et de moi, et que les signes d'union demandent des effets. Il faut beaucoup de bons écrits, qui donnent une bonne impulsion. Vous connaissez mes principes ; j'espère que les patriotes ne me laisseront pas victime de l'intrigue. Je puis encore tout réparer, si vous me secondez ; mais il faut que je sois partout où je sois respectée. Je vous ai déjà parlé de mon projet ; je demande qu'on me remette chez moi. Salut et fraternité.

 

Elle était folle ! Comme toutes les femmes qui sortent de la ligne moyenne, Théroigne paya cruellement sa supériorité. L'expiation la visita sous la forme de la maladie, et quelle maladie, grand Dieu ! — Réduite à ne pouvoir supporter sur ses membres aucun vêtement, pas même de chemise, ombre d'elle-même, la malheureuse se cherche dans les brouillards épais de ses rêves. Couchée au fond d'une cellule petite, sombre, humide, sans meubles, elle répond à ceux qui l'abordent : Je ne sais pas ; j'ai oublié. Insiste-t-on, elle s'impatiente, parle seule à voix basse, et l'on entend sur ses lèvres les mots entrecoupés de fortune, liberté, comité, révolution, coquin, décret. Toute sa vie de courtisane et d'héroïne se révèle dans son délire.

Elle conserva jusqu'à la fin des restes de beauté : on remarquait, surtout, la perfection de ses pieds et de ses mains. Elle mourut le 9 mai 1811, à l'âge de cinquante-huit ans. Pauvre Théroigne !

La bourgeoisie fut vaincue dans la personne des Girondins. Ces hommes avaient le tempérament, les idées et les tendances de la classe moyenne. La Montagne, en se soulevant sur leurs débris, inaugura le règne du peuple. La France fut encore une fois sauvée par la convulsion du 2 mai : le principe de la Révolution sortit de la lutte comme son drapeau, déchiré mais triomphant !

 

 

 



[1] Copié aux Archives.

[2] L'abbé Grégoire avait été nommé évêque de Blois, mais non, comme le disent les ultramontains, par l'Assemblée constituante : il fut appelé au siège épiscopal par le clergé et le peuple, en vertu d'une élection libre.

[3] Pièce communiquée par la famille.

[4] Note copiée aux Archives.

[5] Au n° 60 de la rue Chantereine, à l'extrémité d'une large et belle avenue, s'élevait au milieu d'un grand jardin un hôtel bâti par l'architecte Ledoux pour le marquis de Condorcet. En 1791, cet hôtel était la propriété de Julie Carreau lorsqu'elle épousa Talma. Cet hôtel fut cédé ensuite à Joséphine de Beauharnais, et c est la que le général Bonaparte vint habiter après son mariage et c'est de là aussi qu'il partit pour aller se mettre a la tête de l'armée d'Italie, et qu'il revint du Congrès de Rastadt le 4 décembre 1797. Le corps municipal, l'administration du département, les Conseils cherchèrent à l'envi à lui donner des preuves de la reconnaissance nationale. Un Comité du Conseil des Anciens rédigea l'acte pour lui faire don de la terre de Chambord ; mais le Directoire on ne sait pourquoi s'alarma de cette proposition et la délibération fut écartée. C'est alors que la municipalité de Paris, plus indépendante que le Conseil prit un arrêté en date du 28 décembre 1797 qui donnait le nom de la rue de la Victoire à la rue Chantereine.

[6] Il s'agissait toujours des deux régiments, le Mauconseil et le Républicain.

[7] Tous ces détails et les suivants conservés par la sœur de Marat.

[8] Communiqué par David (d'Angers).

[9] Copié aux Archives.

[10] J'ai vu aux Archives les deux globes de carton dont se servait pour cette étude Louis XVI dans la tour du Temple.

[11] Ces paroles ne sont pas celles que l'histoire a conservées : Représentants, dit Barère, vous allez exercer le droit de justice nationale. Que votre attitude soit conforme à vos nouvelles fonctions. (Se tournant vers les tribunes) : Citoyens, souvenez-vous du silence terrible, qui accompagna Louis, ramené de Varennes, silence précurseur du jugement des rois par les nations.

[12] Cambacérès, arriva quelques jours après dans la chambre de Louis XVI, pour lui porter la nouvelle que la Convention lui donnait le choix de trois défenseurs, lui dit : Louis Capet, je viens de la part de la Convention. Louis XVI l'interrompant : Je ne m'appelle point Capet, mais Louis. Cambacérès reprend d'un ton officiel : Louis Capet, je viens vous notifier le décret qui vous donne le choix de trois défenseurs. — Je répète, dit Louis XVI, que mon nom n'est point Capet ; le président Barère, à la Convention ne m'a jamais nommé que Louis ; et c'est ainsi que je me nomme. — Cette particularité, ajoute Barère, connue de la bouche même de Cambacérès, me prouva que Louis XVI avait très bien senti toutes les nuances de mes procédés à son égard.

[13] Valazé tenait aux Girondins ; la grossièreté de ses manières et de ses rapports avec le roi fut blâmée hautement par tous les journaux de la Montagne.

[14] Communiqué par un ancien conventionnel.

[15] Tous ces détails et les suivants ont été communiqués par le frère de Deparis, et non de Paris comme écrivent tous les historiens.

[16] Ces vers avaient été écrits la veille dans l'auberge ; les recueils du temps contiennent de lui quelques poésies légères. Deparis avait trente ans. On observa que le soir, en se couchant, il n'ôta point la clef de la serrure de sa porte. Le pistolet avec lequel il se donna la mort était chargé d'un double lingot mâché.

[17] La lettre originale est aux Archives avec la rature.

[18] Vers 1830, le statuaire David, qui recueille pieusement tous les débris de notre grande épopée militaire et politique, se rend chez l'auteur de la Marseillaise, Rouget de Lisle. C'était alors un vieillard maussade et cacochyme. Il composait encore des airs. Ses amis lui faisaient passer quelque argent qu'ils lui disaient provenir de la vente de sa musique : leur délicatesse voilait ainsi l'aumône sous un hommage rendu au talent nécessiteux. David voulut faire le médaillon du Tyrtée révolutionnaire ; mais il ne rencontra d'abord qu'une figure effacée sous les rides et sous la maladie. Rouget de Lisle était au lit, tout enveloppé de couvertures. David lui parla de la France de 91 et de la grande campagne qu'elle soutint contre les rois coalisés : il lui récite, avec l'accent de l'enthousiasme, une ou deux strophes de la Marseillaise ; aussitôt une imperceptible rougeur colore le front du vieillard : le feu reparaît sous la cendre, et une dernière étincelle jaillit de ce visage éteint ; c'est cette étincelle que l'artiste a fixée dans le marbre.

[19] Louvet, dans le jugement de Louis XVI, avait fait la motion d'expulser du territoire français tous les membres de la famille des Bourbons.

[20] Ce discours n'est pas celui que M. Buchez rapporte dans son Histoire parlementaire ; nous l'avons écrit sur des notes qui nous ont été communiquées.

[21] Ce discours a été composé sur des notes communiquées par la sœur de Marat.