HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE V. — ASSEMBLÉE NATIONALE LÉGISLATIVE. - LES PRÊTRES ET LES ÉMIGRÉS. - RÉSISTANCE DU ROI. - ÉVÈNEMENT DU  10 AOÛT.

 

 

La Législative fut une assemblée de transition, une sorte de lien parlementaire entre la Révolution et la République. Elle ouvrit ses séances le 1er octobre 1791. L'extérieur de cette nouvelle Assemblée nationale n'avait plus l'éclat imposant qu'étalait naguère, dans la salle du Manège, la présence des grandes distinctions naturelles ou acquises ; quelque chose d'uniforme, de turbulent et de sérieux, était au contraire répandu sur les visages. Soixante des nouveaux députés n'avaient pas encore accompli leur vingt-sixième année. Le moment prédit était venu : Et je leur donnerai des jeunes gens pour gouverneurs, et des enfants domineront sur eux. L'expérience et la maturité cédaient la place à l'enthousiasme. Le premier acte de la Législative fut un témoignage de déférence et de respect pour les travaux de ses prédécesseurs. Le livre de la Constitution fut apporté en triomphe par douze vieillards, comme un livre saint ; l'archiviste Camus le présenta solennellement aux nouveaux députés, qui le reçurent debout et la tête découverte. Ainsi l'Assemblée législative parut se tenir dans une humble contenance devant l'ombre même de l'Assemblée constituante. Quoique sincère, cette démarche n'était pas un engagement qui pût durer. L'acte constitutionnel, voté et juré avec enthousiasme n'allait déjà plus à la taille de la Révolution, qui grandissait toujours ; les premiers mouvements de l'Assemblée nouvelle devaient le faire éclater comme un vêtement trop court.

Le système de la royauté rencontra, dès le début, celui de la République. Couthon, dont les paupières maladivement cernées, annonçaient une constitution faible et une âme mélancolique, engagea l'Assemblée à réformer le cérémonial qui avait été suivi par la Constituante dans les réceptions du pouvoir exécutif. Plus de trône, un fauteuil ; plus de titre de sire, monsieur ; plus de députés debout et découverts devant leurs maîtres, tous assis. La Constitution, disait l'orateur, qui nous rend tous égaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre majesté que la majesté divine et la majesté du peuple. L'Assemblée vota d'abord ces dispositions ; puis effrayée elle-même de son audace, elle revint le lendemain sur le décret, et anéantit son propre ouvrage. Le coup n'en était pas moins porté. Le roi constitutionnel devenait, aux yeux de la loi, ce qu'il est devant la lettre même de l'Evangile, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur à gages.

Le parti qui voulait alors la République était surtout composé des Girondins. On les désignait ainsi à cause du fleuve sur les bords duquel ils avaient reçu le jour. La plupart d'entre eux avaient une figure antique ; comme la persistance des types s'associe toujours à la persistance des caractères et des mœurs, les Girondins conservaient, à l'exemple de leurs ancêtres les Grecs et les Romains, un sentiment païen de la forme et de la beauté extérieure. La nature du Midi dorait leurs voix, et il y avait du soleil dans leur éloquence. Elevés, comme tous les jeunes gens d'alors, dans les souvenirs classiques de l'ancienne Rome, l'a République était pour eux un rêve de collège. Le forum bordelais avait enflé leur voix des imitations du discours latin. Notez en outre que la plupart d'entre eux appartenaient à cette classe moyenne, d'où sortent les écrivains et les orateurs qui manifestent le plus de goût pour les ornements de l'antiquité : le sang de la bourgeoisie est du sang romain.

Le chef de la faction girondine était Brissot dit de Warville. Homme d'une probité douteuse qui avait, comme les gens de cette race, le génie des affaires. Les démocrates, au contraire, se montraient beaucoup moins préoccupés de changer la forme du gouvernement que de réaliser des conquêtes morales. Robespierre surtout s'enveloppait de la Constitution comme d'un manteau. Il ne s'alarmait pas de la monarchie, pourvu qu'on prît le soin de la réduire à d'étroites limites.

Je n'ai point partagé, écrivait-il dans une adresse aux Français, l'effroi que le titre de roi a inspiré à presque tous les peuples libres. Pourvu que la nation fût mise à sa place, et qu'on laissât un libre essor au patriotisme que la nature de notre révolution avait fait naître, je ne craignais pas la royauté, et même l'hérédité des fonctions royales dans une famille ; j'ai cru seulement qu'il ne fallait point abaisser la majesté du peuple devant son délégué, soit par des adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne fallait point se hâter de lui procurer ni assez de forces pour tout opprimer, ni assez de trésors pour tout corrompre, si on ne voulait pas que la liberté pérît avant que la Constitution même fût achevée. Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties principales de l'organisation du gouvernement : elles peuvent n'être que des erreurs ; mais à coup sûr elles ne sont point celles des esclaves ni des tyrans.

 

Pousser la Révolution plus avant lui semblait alors une imprudence et une témérité ; les rêves des novateurs sur la réforme de la royauté faisaient sourire. Pour établir la République, il faut des vertus et des lumières ; les Girondins n'avaient qu'un système.

L'Assemblée constituante léguait à la Législative des embarras énormes : la rareté des subsistances, la résistance du clergé, l'émigration, la guerre civile et la guerre extérieure. Devant ces obstacles accumulés, les constituants avaient manqué de prévoyance, d'initiative et d'énergie. Les politiques du fait, hommes à vue courte, n'avaient pas surtout deviné l'importance de la question religieuse. La Révolution ne s'attendait qu'à la guerre des rois ; elle vit se dresser devant elle la guerre des prêtres et des croyances. Contre toute prévision, elle rencontra dans le clergé un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement. Exercer sur les consciences un empire invisible, couvrir leurs complots d'un voile sacré, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique des prêtres factieux. Parmi ces derniers beaucoup ne songeaient qu'à guérir la plaie faite à leurs intérêts matériels ; d'autres s'agitaient par esprit de fanatisme ; c'étaient les plus dangereux.

Les hommes de la Constituante s'étaient contentés de tonner contre le pharisaïsme de l'ancien clergé et d'opposer aux artifices des réfractaires un mépris tranquille. Cette conduite était impolitique et légère. Il y avait plus de foi dans le peuple que les prêtres eux-mêmes n'osaient le croire ; il leur a suffi d'alarmer cette foi pour exciter des soulèvements. D'un autre côté, les scandaleuses provocations de quelques athées au mépris des croyances chrétiennes, une implacable haine de système que rien ne fléchissait, des plaisanteries maladroites et indécentes contre les idées religieuses, venaient en aide à la fureur active du clergé pour remuer les consciences. La philosophie a le droit de succéder aux cultes qui meurent, mais elle n'a pas le droit de les tuer, ni de les tourner en ridicule. Il faut de temps en temps à l'homme ordinaire des signes extérieurs et des pratiques convenues qui lui voilent l'infini ; autrement le vertige de l'inconnu le replongerait dans une incrédulité morne. En présence de tant de difficultés, qu'elle ne sut ni soumettre ni aplanir, on se demande si l'Assemblée constituante n'avait pas commis une faute, en exigeant des prêtres un serment qui les rattachât à l'Ordre civil. En général, il ne faut pas lier Dieu à telle ou telle forme de gouvernement. La religion ne réclame sur la terre que le droit de passage.

Toute l'excuse de la première Assemblée nationale, c'est qu'ayant trouvé la foi chrétienne greffée par la main des prêtres sur les institutions monarchiques, elle a cherché à la transporter sur les institutions constitutionnelles. Ce n'est pas elle qui a introduit l'Etat dans la religion, ni la religion dans l'Etat ; le clergé avait pactisé avant 89 avec les puissances du siècle et les anciennes formes politiques. Ces mêmes hommes d'église, qui avaient mis Jésus-Christ dans la dépendance des » grands de la terre et des institutions despotiques, ne voulurent point se rattacher à l'ordre civil de la liberté. Ils crièrent au scandale comme si cette dernière union n'était pas dans tous les cas plus légitime que l'autre. Il se forma deux camps dans l'Eglise comme dans la société : parmi les prêtres, les uns se rangèrent du côté de la Révolution ; les autres, conservant l'espoir de rétablir les anciens abus, couvriront leur haine et leur opposition intéressée du masque de la conscience.

La régénération de l'Eglise, ce rêve des esprits généreux, tourmentait, depuis quelques années, la partie jeune et éclairée du clergé inférieur. Quelques-uns, comme l'abbé Fauchet, voulaient introduire l'esprit philosophique dans les formes religieuses ; ils oubliaient que Jésus-Christ lui-même a dit : On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres. D'autres, comme l'abbé Grégoire, voulaient simplement ramener le christianisme à la pureté de son origine. Tous prétendaient chasser du temple cet esprit d'intrigue et de trafic qui déshonore la majesté du culte : l'autel ne doit pas être un comptoir de marchand, ni le sanctuaire un bureau de banque. Les ecclésiastiques sincères et désintéressés se rattachèrent à la Constitution comme à l'arche de la nouvelle alliance de Dieu avec les hommes. Attaqués par les armes de la calomnie et de la violence, ils se contentèrent d'envelopper les prêtres réfracta ires dans les voiles de la charité. Bientôt cependant la situation des ecclésiastiques sermentés devint intolérable. Leurs confrères excitaient contre eux les populations ignorantes et aveuglées.

Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on tuait leurs pigeons, on dénichait leurs œufs dans le poulailler[1]. Réduits à la famine, ils avaient encore à souffrir les insultes des enfants qui les pourchassaient à coups de fourche. Plusieurs ecclésiastiques distingués et soumis à la loi occupèrent alors les sièges épiscopaux devenus vides par la retraite des anciens évêques ; ils rencontrèrent dans leur diocèse des obstacles énormes. A Caen, l'abbé Fauchet, nommé évêque du Calvados, s'agitait contre la ligue formidable des nobles et des prêtres. Une fureur active les jetait dans toutes sortes de complots et d'attentats. Deux ou trois cents femmes d'une paroisse de Caen poursuivirent le curé constitutionnel, lui jetèrent des pierres, le chassèrent jusque dans son église, où elles descendirent le réverbère du chœur pour le pendre devant l'autel. C'est ainsi que les prêtres rebelles se servaient du sexe le plus facile aux entraînements et le plus superstitieux pour porter les mains sur leurs confrères paisibles. La même ville fut bientôt le théâtre de désordres plus graves encore : dans l'église Saint-Jean, les armes reluirent devant l'autel, des coups de feu furent tirés par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison de prière un antre de séditions et une caverne de brigands. La nouvelle de ces mouvements jeta l'indignation dans l'Assemblée nationale législative.

En comparaison de tels prêtres, s'écriait l'abbé Fauchet, les athées sont des anges. Allez, ont-ils dit aux ci-devant nobles, allez, épuisez l'or et l'argent de la France ; combinez au dehors les attaques, pendant qu'au dedans nous vous disposerons d'innombrables complices : le royaume sera dévasté, tout nagera dans le sang ; mais nous recouvrerons nos privilèges ! Abîmons tout plutôt, c'est l'esprit de l'Eglise. — Dieu bon, quelle église ! ce n'est pas la nôtre ; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes, c'est de cet esprit qu'elle doit être animée. Et ils n'osent parler de l'Evangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne prêche que l'égalité, la fraternité, qui dit : Tout ce qui n'est pas contre nous est avec nous ; annonçons la nouvelle de la délivrance à toutes les nations de la terre : malheur aux riches et aux oppresseurs ! N'invoquons pas les fléaux contre les cités qui nous dédaignent ; appelons-les au bonheur de la liberté par le doux éclat de la lumière.

 

L'Assemblée hésitait entre les mesures de rigueur et les adoucissements, pour refréner l'audace furieuse de ces hommes qui fomentaient la guerre civile sous le manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des vaisseaux les prêtres insermentés. On écarta pour l'instant toute persécution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se propageait et s'étendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi, le Gévaudan et la Vendée suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de montagnes résistent plus longtemps que les autres au déluge des eaux et des idées. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces grands cataclysmes qui ont changé plusieurs fois la face du globe terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers représentants de l'ordre de choses qui va finir ; c'est là qu'ils luttent à outrance contre la destruction générale.

Les provinces soulevées par la lutte des croyances était en outre isolées du mouvement de la Révolution par des obstacles matériels, des routes impraticables, un langage et des mœurs extraordinaires ; les habitants étaient habitués à vivre dans une indépendance farouche, bien différente de celle que la Constitution voulait fonder. La liberté du citoyen n'est pas celle du sauvage : la volonté particulière se donne des chaînes en se rattachant à la volonté publique. La Révolution, qui était en réalité une délivrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait, une tyrannie. Les ecclésiastiques, les nobles déchus, profitèrent de ces instincts et de ces germes de mécontentement pour secouer sur les paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se changèrent sous leur main en un champ de bataille où l'ignorance agitait des ténèbres et des armes. Cette puissance mystérieuse des prêtres tenait moins encore à leur habileté personnelle qu'à l'empire des croyances sur le cœur de l'homme. La Révolution était la lutte de la philosophie avec les vieilles formes religieuses ; la vérité nouvelle heurtait la vérité ancienne ; c'était le combat de Dieu contre Dieu.

La rareté, et par suite, la cherté des subsistances, étaient inséparables d'un état de choses troublé, où la fortune publique n'avait pas eu le temps de se rasseoir. La domination des riches sur les pauvres survivait à l'aristocratie détruite. L'habit bleu des citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on avait privé des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis l'affaire du Champ-de-Mars, étaient désignés sous le nom de Janissaires de l'ordre. D'un autre côté, les intérêts alarmés se coalisaient contre la misère, il se trouva des spéculateurs pour opérer la hausse factice des denrées ; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau, à l'occasion de la cherté subite du sucre. Au milieu du dénuement des classes laborieuses, la dévolution jetait çà et là quelques sentences économiques : Tous les hommes ont droit à la subsistance. — Si l'habit du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches. — La nature donne des vivres, et les hommes font la famine. Un prêtre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles.

La Révolution n'est pas faite, écrivait-il, si habituellement le pain n'est pas à meilleur marché qu'il n'est aujourd'hui. Le bois, le linge, les maisons, diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir à la lettre cette prophétie de David : Les pauvres mangeront et seront rassasiés. L'Etat se trouvait lui-même aux abois ; ses mains étaient remplies d'un papier-monnaie : mais ses caisses étaient vides. Il se reposait sur le crédit, le crédit, c'est l'idéal de la fortune. Toutes ces causes réunies formaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque chose étonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves, Louis XVI, au lieu de charger son peuple par une liste civile énorme, n'ait pas coupé en deux son manteau royal pour en revêtir la nudité de la nation.

Les prêtres insermentés en appelaient aux foudres du pape, les nobles à l'épée des souverains étrangers ; leurs espérances se portaient ainsi de tous côtés, et toujours au delà des frontières. Les classes qui, avant la Révolution, étaient à la tête de la société, se mirent violemment en dehors de la nation française. Ces hommes, pour lesquels le sol moral du pays était à l'étranger, n'auraient évidemment pas regardé aux ravages de leur entreprise, ni au sang des citoyens, pour ramener la monarchie. Avec l'émigration, le numéraire s'enfuyait ; il se formait de jour en jour sur la frontière ce qu'on nommait alors la France extérieure. Tandis que les tronçons de l'aristocratie, coupée par le glaive de la Révolution, s'agitaient ainsi pour se rejoindre à Coblentz ou a Bruxelles, les souverains du Nord armaient sur toute la ligne. Les émigrés trompaient les rois de l'Europe par les rêves dont ils s'abusaient eux-mêmes ; ils leur disaient qu'une fois le pied des armées étrangères mis sur le sol de France la nation, comprimée par une poignée de révolutionnaires, se soulèverait elle-même, et chercherait son salut du côté de l'ennemi. Le but des puissances confédérées était d'ailleurs conforme aux projets et au langage des émigrés français : soutenir la partie saine de la nation contre la partie délirante, éteindre au sein du royaume le volcan du fanatisme dont les éruptions propagées menaçaient les empires circonvoisins. Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms ; une armée, dont presque tous les soldats étaient gentilshommes, se tenait prête à agir ; l'argent abondait. Voici une de ces lettres, retrouvée par nous aux Archives du royaume :

Un attaquera sur cinq points je ne sais si les esprits changent en France : mais le peuple des frontières adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une idée du degré de chaleur ou les esprits sont montés. Tous les jours des officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles ; dix-huit se sont jetés à la nage devant les gardes nationales pour passer de l'autre côté ; d'autres traversent la rivière à cheval. Les princes nous ont assuré qu'ils n'écouteraient aucune proposition ni accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'armée. Le mois où nous entrons sera bien intéressant : croyez que nous vous rosserons de main de maître, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les parlements sont tant à Coblentz qu'à Bruxelles. Les princes leur ont donné l'ordre de ne pas s'écarter. M. Séguier aura bien de la besogne. Malheur à ceux qui feront de la résistance[2].

 

Ce rassemblement convulsif, tout électrisé de contre-révolution et d'aristocratie, inquiétait à juste titre les législateurs. Chaque jour, l'armée se désorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort que les ennemis de la Révolution pouvaient lui faire, c'était de la pousser aux excès ; les nobles et les prêtres n'épargnèrent aucun moyen pour amener ce résultat désastreux ; l'absence menaçante des uns, la présence occulte et les complots des autres concouraient à souffler le feu de la guerre civile. L'Assemblée législative voyait le mal ; elle ne voyait pas le remède. Condorcet avait proposé de lier les nobles à la Constitution par un serment : — Ils le prêteront, lui répondit Isnard, mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur épée.

Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi ? Louis XVI n'avait point encore perdu l'espoir de raffermir son trône ébranlé. Quelques pâles rayons de popularité lui revenaient par intervalle comme les dernières caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour où il s'était rendu à l'Assemblée nationale, il alla au Théâtre-Italien avec la reine, Madame Elisabeth et ses enfants. La famille royale fut reçue avec des marques d'attendrissement. — Le bon peuple, s'écria la reine, il ne demande qu'à aimer ! — Madame, pourquoi donc n'avez-vous pas su gagner son cœur ?... Les ci-devant nobles ne manquèrent point d'attribuer ces retours à l'humeur légère des Français, qui s'étaient éloignés du trône par étourderie et par bravade, mais qui seraient bientôt forcés de s'y rendre dans l'attitude du repentir. La mobilité du caractère français est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse continuellement les chaînes dont on voudrait la charger. Cependant Louis XVI, conseillé par Barnave, ne cessait de donner des gages extérieurs à la Constitution. Home avait prononcé d'avance l'absolution de cette conscience royale qui fléchissait sous la force majeure des événements.

Tromper la Révolution, c'était un moyen de la soumettre : on comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la fureur des partis extrêmes ; ses solennels serments n'empêchaient d'ailleurs pas Louis XVI de tourner ses regards et ses intrigues au delà du Rhin. Une conduite si ondoyante n'était pas seulement dans la politique du château ; elle était surtout dans le caractère faible de ce malheureux prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'âme : mais la volonté n'est une puissance que si elle se pose sur un grand dessein ; or, Marie-Antoinette n'avait dans le cœur que des rancunes d'ambition froissée, et dans l'esprit que des plans décousus. D'un autre côté, les soutiens constitutionnels allaient manquer à la royauté de 89 ; Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis que l'Assemblée législative, composée d'hommes impatients, voulait enfin percer à jour les intentions de Louis XVI...

Deux décrets, l'un contre les émigrés, l'autre contre les ecclésiastiques réfractaires, annoncèrent l'intention de renoncer désormais à ce système de mollesses et de complaisance qui avait encouragé le schisme et la fuite ; l'Assemblée invoquait, pour agir contre eux, la suprême loi du salut public. Louis XVI frappa ces deux décrets de deux vetos consécutifs. Le premier, disent les royalistes — le décret contre les émigrés —, rencontra son cœur ; le second — celui contre les prêtres — rencontra sa conscience. Le roi n'admettait au château que des prêtres insermentés ; Madame Elisabeth influençait encore sur ce point ses sentiments religieux. Il se contenta d'inviter les émigrés à rentrer en France ; cette mesure était insuffisante ; était-elle même bien sincère ? La note suivante, extraite d'une liasse déposée aux Archives du royaume, me permet d'en douter.

Quoique émigré, Lambesc a continué, jusqu'en janvier 1792, à faire les fonctions de grand écuyer, de l'approbation de Capet ; le ministre Latour du Pin correspondait avec lui en cette qualité. On a fait faire à Paris et expédié à Trêves des uniformes de gardes du corps (en gravure ou au naturel), de soldats prussiens et des habits de livrée de valets de pied ; les états de dépense des grandes et petites écuries étaient envoyés à Trêves, d'où Lambesc les renvoyait après les avoir signés. Les fonctions de grand écuyer exercées à distance par un homme qui était hors du royaume ; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI donnait a cette conduite, tout me montre qu'il existait alors un lion entre le cabinet des Tuileries et l'émigration. Les anciens nobles avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer ; ce n'est donc pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler à leurs devoirs. Ils ne manquèrent pas de mettre en doute la liberté de leur souverain, ni d'abriter leur désobéissance soi-disant fidèle derrière une fiction de contrainte et de captivité morale.

Cependant l'Assemblée nationale voyait avec impatience son autorité murée par deux vetos. Le peuple s'indignait ; la colère dos citoyens se montrait d'autant plus grande que les deux décrets, surtout celui contre les ecclésiastiques insoumis, étaient réellement empreints de sagesse et de modération. L'Assemblée se contentait, selon le mot de Camille, d'exorciser le démon du fanatisme par le jeûne, c'est-à-dire de retirer la pension aux prêtres qui persisteraient a ne point prêter le serment civique ; l'Etat ne doit rien à ceux qui refusent de le servir. La Législative prononçait bien la peine de mort contre les ci-devant nobles qui intimidaient le pays par une fuite séditieuse : mais cette peine purement comminatoire devait expirer elle-même contre les barrières de l'étranger. La conduite du roi dans ces circonstances extrêmes ne fut approuvée que par les Feuillants[3] ; on nommait ainsi les successeurs du club de 1889.

Un jeune écrivain exposa les doctrines de ces conservateurs dans une longue lettre sur les Dissensions des prêtres, André Chénier, — c'était son nom, — se montrait alors royaliste : la plupart des gens de lettres penchent à l'adulation et à la servitude ; ils ont les qualités et les défauts des femmes. Les démocraties sont généralement peu favorables à l'ambition des poètes ; elles regardent sans cesse à l'intérêt de tous, à la grandeur nationale, et très peu à la gloire des particuliers. Les monarchies, au contraire, attachent des titres au talent ; l'habitude des rois en fait chercher par l'opinion publique dans toutes les directions élevées. Sous les gouvernements populaires, rien de semblable : les dons délicats et les ornements du langage ne sont distingués que s'ils servent à revêtir la pensée de tous. Les révolutions inventent des hommes, tandis que les hommes seuls n'inventent pas les révolutions : de là le stoïque mépris de Robespierre et de tous ceux qui s'étaient faits alors les conducteurs du peuple, pour les dons individuels de la nature humaine. Ce n'étaient ni des écrivains, ni des poètes qu'il fallait avant tout à la nation en danger, c'étaient des citoyens.

Guerre aux blancs ! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue, et qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait été précédée par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait péri sur l'échafaud des esclaves ; les idées ressemblent aux herbes des champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On suit aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent provoqués par la résistance des colons et par leur injustice ; ces hommes durs repoussèrent le décret qui accordait les privilèges civiques aux hommes de sang mêlé, c'est-à-dire à leurs propres enfants. Ils furent châtiés ; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie comme le manteau de la vengeance divine. Les nègres exercèrent çà et là des supplices qui font frémir : les blancs leur avaient si bien appris à être cruels ! Tôt ou tard les armes de la persécution et de la tyrannie se retournent contre la main qui a frappé.

C'était maintenant le tour des maîtres à manger leur pain dans l'agitation et dans la terreur. Nulle pitié : être blanc, c'était être coupable ; le crime ne faisait qu'un avec la peau. Cette nouvelle excita en France une émotion mêlée : si la perte de nos colonies affligeait le sentiment national, la conscience accueillait avec les soulèvements d'une joie pénible l'aurore de l'unité humaine. Les races s'effaçaient devant la justice ; les voilà donc, ces nègres, les voilà qui s'inscrivent à leur tour sur la liste des peuples ! D'où leur venait cette audace ? sinon de la déclaration des droits de l'homme. D'un bout du monde à l'autre, les esclaves répondaient à la Révolution française par un frémissement de cœur. Au milieu de ces désastres, l'attitude de la nation fut sublime. Il n'y a pas à balancer, s'écria-t-elle ; les lois de la justice avant celles des convenances commerciales, et nos intérêts après ceux de l'espèce humaine. Ô enthousiasme de la générosité ! Quand avait-on vu un peuple frappé bénir sa blessure, dans l'idée qu'il régénérerait le monde par son propre sang ? La croix, ce dévouement suprême, suspendait, pour ainsi dire, la France entre la terre et Dieu.

Camille avait donné sa démission de journaliste, mais non celle de citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de répandre sa verve intarissable ; comme il se défiait de sa voix, il faisait quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arrêtés, Camille s'abandonnait toujours à la providence de son esprit ; il allait avec le flot, mais ce flot allait lui-même à la Révolution. Républicain, il attaquait sans cesse le Monstre politique de la Constitution. Les partisans de la royauté l'accusaient d'exagérer les maux de la situation actuelle, sans indiquer de remède ; il se contenta de les tourner le plus joliment du monde en ridicule :

Que signifient, leur répondit-il, cette question captieuse et pharisaïque, et toutes ces métaphores de remèdes et de maladies désespérées en parlant des nations ? A un malade, il ne suffit pas pour être guéri d'en avoir la volonté, au lieu que vous reconnaissez tous que pour qu'un peuple soit libre, il suffit qu'il le veuille ; pour guérir une nation paralysée par le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au paralytique de la porte du temple de Jérusalem : Levez-vous et marchez ; car c'est votre Lafayette lui-même qui l'a dit : Pour qu'un peuple soit libre, soit guéri, il suffit qu'il le veuille. Ainsi, messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi, ne peuvent répondre à ce discours rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les goujons des Mille et une Nuits, à qui l'auteur de la Feuille du Jour vient de comparer si plaisamment les Français, et qui répondaient dans la poêle à frire : Nous sommes frits, mais nous sommes contents.

Camille Desmoulins demeurait alors rue du Théâtre-Français : mais il passait les derniers beaux jours de l'automne à Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de sa belle-mère. Lucile était toujours resplendissante de jeunesse et de beauté ; elle aimait la Révolution pour elle-même et pour son Camille ; jamais sentiment plus noble ne souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'empêchait pas de descendre aux amusements champêtres. Fréron, l'ami de la maison venait souvent les joindre à Bourg-la-Reine ; on passait gaiement de la politique aux mœurs familières de l'intimité. Fréron aimait à jouer avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela Fréron-Lapin. Camille souriait à ces propos innocents : J'aime Lapin, disait-il, parce qu'il aime Rouleau. C'est ainsi qu'il appelait sa femme. Le cœur humain est toujours le même ; comme ces charmants badinages se détachent avec mélancolie sur le fond triste et sévère d'une Révolution qui devait dévorer ses plus beaux enfants ! Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa tribune de journaliste.

J'exerce de nouveau, écrivait-il à son père, mon ancien métier d'homme de loi, auquel je consacre à peu près tout ce que me laissent de temps mes fonctions municipales ou électorales et les Jacobins, c'est-à-dire, assez peu de moments. Il m'en coûte de déroger à plaider des causes bourgeoises après avoir traité de si grands intérêts et lia cause publique à la face de l'Europe. J'ai tenu la balance des grandeurs ; j'ai élevé ou abaissé les principaux personnages de la Révolution. Celui que j'ai abaissé ne me pardonne point ; et je n'éprouve qu'ingratitude de ceux que j'ai élevés ; mais ils auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut que celui qu'il élève. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir cessé mon journal. C'était une puissance qui faisait trembler mes ennemis, qui aujourd'hui se jettent lâchement sur moi, me regardant comme le lion à qui Amaryllis a coupé les ongles. Cette dernière phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la grâce et de la beauté, toujours présentes dans la personne de sa femme, avait désarmé la verve satirique de Camille.

On se souvient de l'affaire de Nancy ; le zèle aristocratique de Bouillé avait laissé des victimes : quarante soldats furent tirés des galères ; on fit de leur retour l'objet d'une fête, a laquelle le peuple assista. Le sentiment public s'élevait avec la Révolution. A Libourne, un supplicié, pour cause d'assassinat, restait depuis quelques jours privé de sépulture ; les préjugés civils et religieux écartaient de cette dépouille avilie les mains les plus charitables ; six membres du club des Jacobins allèrent lever le corps pour les porter au lieu des inhumations. L'adoucissement des mœurs se poursuivait : à Paris les combats de taureaux furent défendus, ainsi que les scènes atroces de boucherie qui se passaient dans le quartier des halles ; en réprimant les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute cruauté du cœur des hommes libres. La presse révolutionnaire continuait à regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la société n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a pas donné. Le mouvement du théâtre révélait une tendance philosophique et morale ; on joua successivement Caïus Gracchus, de J. Chénier, la Mort d'Abel, de Legouvé, et Robert, chef de brigands, par Lamartellière. Ce vers de Chénier fut surtout applaudi :

S'il est des indigents, c'est la faute des Lois.

 

Les arts, quoique masqués sans doute par l'importance de la question politique, n'étaient point délaissés absolument. Il y eut vers la fin de l'an 1791 une exposition de peinture ; on y remarqua les portraits de l'abbé Maury, de Lafayette et de Robespierre ; au bas de ce dernier se lisait l'inscription suivante : l'incorruptible. Le buste de Mirabeau figurait à côté du buste de Louis XVI, il y avait beaucoup de paysages : au milieu des scènes les plus pathétiques de l'histoire, l'œil et le cœur de l'homme cherchent toujours quelques riantes échappées pour retourner à la nature.

Ce genre touchant, écrivait alors un critique, doit nécessairement gagner à la Révolution. Nos campagnes, devenues plus fortunées, offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacrent. La vérité est que le naturalisme entrait, comme nous l'avons dit, dans les doctrines de l'école révolutionnaire. Le public des galeries se portait surtout au Serment du Jeu de Paume : des mains partout levées, des groupes qui s'embrassent, les furieux transports de l'enthousiasme, un vent violent qui emporte le rideau des fenêtres et par où l'on aperçoit la foudre qui tombe sur la chapelle royale. — L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le beau, suit toujours des voies parallèles. Cette constante relation ne saurait être brisée, qu'aussitôt l'unité morale ne se trouble et que la signification des hommes ne s'altère. Il en résulte qu'une histoire de l'art est forcément une histoire de dogmes, des révolutions, des philosophies, qui ont de siècle en siècle renouvelé la face du monde.

Sans foi, il n'y a pas d'art : mais cette foi change de forme et d'objet, selon les mouvements qui transforment la société. A la peinture religieuse de Lesueur venait de succéder en France la philosophie du peintre Poussin. La décadence des mœurs avait ensuite poussé l'art dans les afféteries et les nudités du boudoir. Cependant au sein de l'ancienne société où toutes les croyances déclinaient, s'éleva tout à coup un de ces souffles d'idées qui agitent les ossements arides. La Révolution parut, et avec elle le peintre David. Quelque admiration réfléchie qu'on ait pour Voltaire écrivain, c'est en rattachant ce dernier à Voltaire publiciste, chef d'école et philosophe d'action, qu'on voit apparaître toute la puissance de l'homme ; il en est de même pour le peintre David : il faut chercher dans ses tableaux ce qu'on commence à trouver dans les tragédies de Voltaire, de grands exemples et de grandes leçons humaines. Les Horaces, la Mort de Socrate, Brutus, toutes ses toiles révolutionnaires sont autant de proclamations adressées au peuple français ; la plume ni le pinceau n'en avaient jamais signé de semblables.

Chez David, le peintre n'est toujours que l'auxiliaire du citoyen ; inspiré par les événements, il prêche ici le dévouement à la patrie, là le sacrifice de l'homme à une idée, ailleurs la haine de la tyrannie qui force un père à ensanglanter ses mains dans la fin tragique de ses fils. David imprime à toutes ses œuvres la figure de ses convictions politiques : Sous son Bélisaire demandant l'aumône, qui n'a deviné la sollicitude du révolutionnaire pour ces vieux soldats de la patrie, dont le déclin contraste amèrement avec des services glorieux ? Ainsi envisagées, les peintures de Louis David ne sont pas seulement des tableaux ; ce sont des actes ; l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national inscrit sur la toile. Le serment du Jeu de Paume, cette grande page de la Révolution française, allait à l'âme et au talent du peintre des Horaces : la foudre qui tombe sur le château royal nous montre dans l'éloignement le tonnerre du 10 août ; où les Constituants n'avaient vu qu'une résistance à la Cour, David avait vu la chute de la royauté.

Au milieu de ces essais d'art et de littérature utile, l'Almanach du bonhomme Gérard, par Collot-d'Herbois. marque l'origine des almanachs politiques.

Danton venait d'être nommé substitut du procureur de la Commune. Cet homme, auquel la nature avait donné en partage les formes athlétiques et la physionomie âpre de la liberté, avait prévu que la Révolution ne s'accomplirait pas dans l'Assemblée des représentants de la nation ; qu'il fallait que le peuple s'agitât, et que la force siégeât surtout dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter olympien de la place publique. Son éloquence à coups de canon retentissait surtout dans le club des Cordeliers, où elle donnait le signal de l'attaque. On n'agite pas pour agiter : sous ce tourbillon, il y avait une justice : Danton aimait sincèrement les classes pauvres et malheureuses, il voulait les affranchir ; son cœur était bon ; mais ses besoins étaient déréglés. On l'accusa de marchés et de transactions déshonorantes avec la Cour. La plus infâme de toutes les prostitutions est celle de la partie la plus noble de notre nature : vendre sa voix ou son silence, c'est vendre son âme. Danton recevait d'une main et se vengeait de l'autre ; cet homme était révolutionnaire par tempérament, par instinct, par sympathies, sinon par principes ; il en voulait d'autant plus au pouvoir souverain que la Cour cherchait davantage à l'avilir.

Sa figure, féroce à la tribune, était, hors de là, calme et quelquefois riante ; ses discours, violents jusqu'à la fureur, faisaient place dans la vie privée à une conversation agréable et par instants cynique. Il avait un caractère facile et une morale très relâchée. Cet homme, dont les colères faisaient pâlir les fronts des rois, avait près de sa femme les attendrissements d'un lion amoureux. Fabre d'Églantine disait de lui que son tempérament l'entraînait à la campagne, aux bains, aux choses innocentes. Il avait une métairie qu'il prenait plaisir à cultiver. Installé dans ses nouvelles fonctions de procureur de la Commune, Danton fit entendre au corps municipal les paroles suivantes : Si dès les premiers jours de notre régénération j'ai éprouvé tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti à paraître exagéré, pour n'être jamais faible, si je me suis attiré une première proscription pour avoir dit hautement ce qu'étaient ces hommes qui voulaient faire le procès à la Révolution, pour avoir défendu ceux qu'on nommait les énergumènes de la liberté, c'est que je vis ce qu'on devait attendre de traitements qui protégeaient ouvertement les serpents de l'aristocratie.

La question des hostilités imminentes grondait depuis quelque temps dans les esprits. La France était regardée par tous les glaives de l'Europe ; les monarchies voulaient jeter la guerre sur elle comme un filet pour y prendre les idées et les principes de la Révolution. Dans cet état de choses agité, fallait-il mieux attendre ou diriger la foudre ? Le sentiment de la conservation nationale augmente chez un peuple avec l'importance et la grandeur de l'idée qu'il représente. La vérité engage : un peuple ne doit pas tenir la lumière sous le boisseau ; elle le brûlerait. Quelques démocrates sincères voulaient la guerre comme un instrument de propagande ; à les en croire, les peuples de l'Europe allaient retirer partout leurs bras qui soutenaient les trônes. Les intrigants, les hommes qui voyaient dans la Révolution une source de fortune personnelle, désiraient aussi la guerre comme un moyen de pousser les événements aux dernières conséquences.

Les idées révolutionnaires avaient développé l'activité nationale ; il fallait, selon les politiques, rejeter sur l'ennemi le fardeau des forces tumultueuses dont on se sentait embarrassé. Les Girondins comptaient en outre sur les premiers mouvements belliqueux pour précipiter Louis XVI du trône. A la tête de la doctrine de la guerre était Brissot : rien de pur ne sort d'une source viciée ; or, la moralité de cet homme était, comme nous l'avons dit, au moins équivoque. Il avait laissé de son honneur à toutes les broussailles d'une vie tourmentée. L'obscurité avait enseveli ses premiers écrits, empreints d'un matérialisme abject : mais elle n'avait pu couvrir tous les faux pas d'une ambition tortueuse. L'homme qui allait combattre l'opinion de Brissot était Robespierre : la probité ombrageuse en face du cynisme masqué par un orgueil habile.

Robespierre, qui, depuis la clôture des séances de la Constituante, avait été faire un voyage dans son pays, à Arras, revenait avec une réputation accrue par son absence. Intrépide et inébranlable dans ses idées, il était prêt à sceller de son sang le bonheur de tous. Les Montagnards se montraient alors, pour la plupart, des hommes de paix La liberté est une idée ; la guerre est un fait, et un fait brutal. Ils se déclaraient contre la guerre. Les motifs tirés de la situation intérieure et extérieure les touchaient moins que les principes. Ces hommes d'inspiration avaient foi dans le sentiment populaire qui renverse l'esprit des sages, qui change les ténèbres en lumières, et les lumières en ténèbres. A la moindre secousse, toute l'ancienne France n'était-elle pas tombée comme une feuille morte ? Pourquoi n'en serait-il pas ainsi des complots des rois contre les peuples ? Que les souverains s'agitent, eux sur lesquels tombe maintenant la verge de la colère céleste ; au milieu de ces mouvements, les peuples fermes et tranquilles boivent dans la main de Dieu les eaux de la justice.

Je dois préciser le caractère et les antécédents des deux hommes que la discussion va lancer l'un contre l'autre. La réputation de Brissot était proverbiale : on disait brissoter pour dire escroquer. Cet homme d'Etat, comme les Girondins affectaient de le nommer, s'essayait depuis quelque temps à une certaine austérité de mœurs : mais c'était une vertu tardive et accommodée aux circonstances. Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire à la sincérité de ce changement. Dans une lettre signée du baron de Grimm, on lit :

Vous me dites que Brissot de Warville est un bon républicain ; oui, mais il fut l'espion de Lenoir, à 150 francs par mois. Je le défie de le nier et j'ajoute qu'il fut chassé de la police, parce que Lafayette, qui dès lors commençait à intriguer, l'avait corrompu et pris à son service. Ce qui donnait encore plus de fondement à ces allégations, c'est que Brissot avait tantôt attaqué, tantôt défendu la police, qu'il regardait dans un temps comme une institution admirable.

Camille Desmoulins décocha contre l'homme d'Etat de la Gironde un de ces pamphlets qui pénètrent dans le vif de la conscience. Comme tous les hommes sur le compte desquels il y a beaucoup à dire, Brissot cherchait à se draper depuis quelque temps dans une opinion de lui-même fort excessive.

En vous entendant l'autre jour, à la tribune des Jacobins, lui écrivit Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer un vers d'Horace :

Integer, vitœ, scelerisque purus,

je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre patriotisme sans tache et de l'immaculé Brissot. Je dédaignai de relever le gant que vous jetiez si témérairement au milieu de la société ; car loin de chercher à calomnier le patriotisme, je suis plutôt las de médire de qui il appartient. Mais, puisque non content de vous préconiser à votre aise et sans contradicteur à la tribune des Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun de nous deux à sa place. Honnête Brissot, je ne veux pas me servir contre vous de témoins que vous pourriez récuser comme notés d'aristocratie. Ainsi, je ne produirai point l'envoyé extraordinaire de Russie, M. le baron de Grimm, dont le témoignage a pourtant quelque gravité, à cause du caractère dont il est revêtu. Je ne vous citerai point non plus Morande, avec qui votre procès criminel reste toujours pendant et indécis, et qui va disant partout assez plaisamment à qui veut l'entendre : Je conviens que je ne suis pas un honnête homme ; mais ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint, et Ambroise de Lamela, devenu le frère Antoine, méconnaître son frère d'armes, et ne plus se souvenir de la caverne et de dame Léonarde.

En vérité, J.- P. Brissot, pour votre honneur-et pour celui de vos amis, vous devriez bien faire taire votre ancien collaborateur par une sentence qui fixât enfin l'opinion. Je ne produirai pas même ici le témoignage de Duport Dutertre, que je trouvai l'autre jour furieusement en colère contre vous, dans un moment où nia profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus respectueusement que ne fait Morande, et me disait que vous et C... étiez deux coquins — c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi — qui aviez grand tort, pour votre compte, de le rappeler à son troisième de la rue Bailleul ; que s'il n'était pas ministre il révélerait des choses. Il n'acheva pas ; mais il me laissa entendre que ces choses n'étaient pas d'un saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est anti-Jacobin, récusez son témoignage, j'y consens. Cependant, J.-P. Brissot, pour prétendre asservir tout le monde à vos opinions, pour décrier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme vous faites vous et votre cabale, depuis six semaines ; pour vous flatter de déraciner, dans l'opinion publique, ses amis, de dépit de n'avoir pu seulement l'y ébranler ; pour vous ériger en dominateur des Jacobins et de leurs comités : vous m'avouerez que ce n'est pas un titre suffisant que l'honneur d'être traité d espion, de fripon et de coquin, par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et qu'il n'y a pas là de quoi être si fier de voir votre nom devenu proverbe.

 

Je laisse ces accusations si graves et je vais aux écrits de l'homme. Un auteur se révèle par ses œuvres comme l'arbre par ses fruits. Qu'est-ce que Brissot écrivain ? Un trafiquant d'idées, qui passe d'un camp à l'autre, selon les intérêts de son commerce littéraire. Il avait flatté bassement le sublime Necker, le Sully du siècle, quand ce ministre était en place ; il le poursuivit d'un vil acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilité fit tour à tour de Brissot l'ennemi et l'ami des révolutions, Le flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le détracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royauté. Brissot tenait boutique d'esprit sur la place : vous voulez que je défende tel homme, c'est tant ; vous voulez que je l'attaque, c'est encore tant. Je laisse à penser si ce métier de bravo littéraire, le plus ignoble de tous les métiers connus, dégrade les mœurs de ceux qui ont le triste courage de l'exercer. Quoique Brissot eût soin de se couvrir maintenant d'une vertu affectée, la philosophie qu'il avait montrée dans ses ouvrages, témoignait d'une austérité médiocre ; je cite au hasard : Deux besoins essentiels résultent de la constitution de l'animal, la nutrition et l'évacuation. — Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables ? Un seul mot résout cette question, et ce mot est dicté par la nature même : les êtres ont droit de se nourrir de toute matière propre à satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut dévorer le mouton, si l'homme a la faculté de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas également le droit de faire servir leurs semblables à leurs appétits.

On ne s'attendait guère, je parie, à trouver dans le chef des Girondins un anthropophage : mais, revenons à la théorie du besoin d'évacuation : C'est dans l'animal une fois développé que naît ce besoin terrible : l'amour, besoin de l'homme comme le sommeil et la faim que la nature lui ordonne impérieusement de satisfaire. Le taureau vieux et usé, qui ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des génisses qu'il ne saurait satisfaire ? Non. La nature a dit à ses animaux comme à l'homme sauvage : Ta propriété finit avec tes besoins ; mais l'homme social n'écoute point la nature, il étend sa propriété au delà de ses besoins, il se cantonne, il s'isole, il a l'audace d'appeler cette propriété sacrée. — Homme de la nature, suis son vœu, écoute ton besoin : c'est ton maître, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes veines un feu secret à l'aspect d'un objet charmant 't Eprouves-tu ces heureux symptômes qui t'annoncent que tu es homme ?' La nature a parlé, cet objet est à toi, jouis ; tes caresses sont innocentes tes baisers sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est de la propriété. Si la littérature est, comme je le crois, le miroir idéal de l'homme, que penser d'un écrivain qui ramène tous les droits aux besoins ? L'amour n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une... — Ma plume se refuse à transcrire le mot.

Ces extraits et quelques autres, cités par les feuilles du temps, donnèrent lieu à une polémique assez vive. André Chénier s'en mêla : Le sieur Brissot, écrivit-il, a dit que l'on fait de ses écrits des dissections ministérielles ? Cela veut dire qu'elles sont infidèles et fausses. Voilà ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas écrit les infamies qu'on vous attribue ? Oui, ou non ! Si vous ne les avez pas écrites, alors vous avez raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des calomniateurs. Si vous les avez écrites, alors vous mentez effrontément, quand vous assurez que de tout temps vous écriviez contre les despotes avec la même énergie qu'à présent, et vous seul êtes un calomniateur. De grâce, monsieur Brissot, un mot de réponse à ce dilemme, et ne faites plus bouillonner votre sang ; cessez de nous importuner de votre éloge auquel personne ne répond que par le silence du mépris et de l'indignation ; et épargnez-vous tous ce plat pathos qui vous rend aussi ridicule que vous vous êtes déjà rendu odieux.

Brissot s'emporta ; il ne répondit pas. L'écrivain incriminé ne nia ni les citations, ni les arguments qu'on en pouvait tirer contre lui ; il contesta seulement les dates. Il ne peut avoir eu pour but en cela, répondait un rédacteur anonyme du Journal de Paris, que de faire mettre au nombre des péchés et des ignorances de la jeunesse un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'époque n'est pas assez reculée ; car M. Brissot étant aujourd'hui âgé de 46 à 48 ans, en avait 34 ou 36 en 1778 ou en 1780, et à cet âge on n'est plus un enfant. Accablé sous ses propres témoignages, Brissot se retrancha derrière les services qu'il avait rendus à la Révolution ; Camille Desmoulins le poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'homme d'Etat de la Gironde cherchait, comme on voit, à déplacer. Il lui reprocha ses liaisons avec Lafayette.

Après la Saint-Barthélemy du Champ-de-Mars, répliqua Brissot, je voyais, Lafayette une fois tous les mois, c était pour soutenir en lui quelque souffle de liberté. Il m'a trompé ; depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est étranger, il me le sera toujours. — Si tu voyais, reprenait Camille, que la liberté était expirante dans son cœur, pourquoi donc nous disais-tu que sa démission était une vraie calamité ? Traître, pourquoi trompais-tu la nation ? pourquoi remettais-tu sa destinée entre des mains si incertaines ? Je n'ai besoin que de tes écrits pour te confondre.

— Comme historien, je tenais à dévoiler ce Brissot : la moralité des chefs politiques étant, à mon avis, la pierre de touche qui contrôle la valeur réelle de leurs idées, on sait à peu près déjà quel homme les Girondins opposaient à Robespierre. Et maintenant connaissez-le tous, ab uno disce omnes. Sous cette draperie d'éloquence méridionale qui couvre les membres de la Gironde, j'aperçois d'ici l'intrigue, c'est Brissot ; l'hypocrisie, c'est Pétion ; la trahison, c'est Dumouriez ; la rouerie, c'est Louvet ; que sais-je encore ? Tous ces hommes enflent le sentiment patriotique dans leurs discours : mais ils ne l'ont pas dans le cœur. La liberté n'est pour eux qu'une figure de rhétorique ; quand la conscience ne les anime pas, ces figures-là sont des masques. Ne vous étonnez donc plus si je tremble, non pour l'ennemi, mais pour la Révolution qu'ils menacent par leur zèle et par leurs services.

Robespierre, nous l'avons dit, ne voulait pas la guerre offensive ; certes, ce n'était pas les sacrifices qu'il redoutait. Il y aurait le danger du blasphème à confondre des ordres d'idées aussi -distincts que la religion et la politique ; ne peut-on néanmoins trouver de l'une à l'autre un de ces rapports instructifs que la main de Dieu trace entre le temps et l'éternité ? Le mystère de la rédemption chrétienne ce mystère trempé de sang, nous dit assez que tout grand bien s'achète dans le monde par le sacrifice : la Divinité s'immole elle-même à chaque instant pour entretenir la vie de l'univers et pour se communiquer aux hommes. La Révolution avait tout d'abord professé cette doctrine du renoncement à soi-même et de la mortification héroïque ; la France était prête à se faire holocauste pour toutes les nations de la terre. Les hommes de la Montagne, Robespierre en tête, avaient fortifié dans le peuple cette notion austère <lu devoir et du dévouement : mais encore fallait-il que le sang humain ne fût pas versé sans une nécessité inéluctable.

Les Montagnards, tout en prévoyant la guerre, comme les Girondins, voulaient qu'on épuisât tous les moyens capables de l'épargner à la nation française. Oui, s'écriait Danton, l'ange exterminateur de la liberté fera tomber les satellites du despotisme. Ce n'est point contre l'énergie que je viens parler. Mais, messieurs, quand devons-nous avoir la guerre ? N'est-ce pas après avoir bien jugé notre situation, après avoir tout pesé ; n'est-ce pas surtout après avoir bien scruté les intentions du pouvoir exécutif.

Ces hommes de foi ne craignaient point l'ennemi ; une nation attaquée dans son dogme devient inviolable et toute-puissante ; les monarchies confédérées devaient se briser, selon eux, contre la sainte résistance de la liberté. Ce qu'ils redoutaient, ces hommes. c'était l'injustice : la nation qui tire le glaive du fourreau périra par le glaive. Robespierre fut inébranlable ; seul, il lutta aux Jacobins contre les entraînements de l'esprit guerrier, qui est, après tout, l'esprit français. Sous le feu des accusations les plus directes, il demeura comme un airain glacé. La calomnie n'osa d'ailleurs pas approcher de son intégrité qui était désormais hors de cause.

Le talent de Robespierre, écrivait Camille Desmoulins, s'est élevé à une hauteur désespérante pour les ennemis de la liberté ; il a été sublime, il a arraché des larmes. Barrère, à son lit de mort, laissait tomber ces mélancoliques paroles, recueillies par le plus renommé de nos statuaires : Robespierre avait le tempérament des grands hommes et la postérité lui accordera ce titre. Il fut grand, quand, tout seul à l'Assemblée constituante, il eut le courage de défendre la souveraineté du peuple ; il fut grand, quand plus tard, à l'Assemblée des Jacobins, seul il balança le décret de guerre contre l'Allemagne. Ne dites pas qu'il cherchait les situations exceptionnelles ; ce n'est pas être seul que d'être avec la raison et la justice : la guerre offensive souriait aux Girondins et à tout un peuple entraîné par ses instincts batailleurs ; l'opinion contraire, qui était celle de la morale, avait pour elle Robes pierre et Dieu. Il faudrait tout citer pour donner une idée de l'éloquence nouvelle de Robespierre :

Je décourage la nation, dites-vous : je l'éclaire... et n'eussé-je fait autre chose que de dévoiler tant de pièges, que de réfuter tant de fausses idées et de mauvais principes, que d'arrêter les élans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avancé l'esprit public et servi la patrie. — Tous avez dit encore que j'avais outragé les Français en doutant de leur courage et de leur amour pour la liberté. Non, ce n'est point du courage des Français dont je me défie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains. Vous avez été étonnés, avez-vous dit, d'entendre un défenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas à un pareil reproche. D'abord apprenez que je ne suis pas le défenseur du peuple ; jamais je n'ai prétendu à ce titre fastueux.

Je suis du peuple, je n'ai jamais été que cela, je ne veux être que cela ; je méprise quiconque a la prétention d'être quelque chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux à la fidélité constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de ménager une excuse à ceux qui l'abandonnent, en présentant la conduite contraire comme un effort d'héroïsme et de vertu ? Non, ce n'est rien de tout cela ; ce n'est que le résultat naturel de tout homme qui n'est pas dégradé. L'amour de la justice, de l'humanité, de la liberté est une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie tout ; quand on a ouvert son âme à des passions d'une autre espèce, comme à la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire et la justice, et l'humanité, et le peuple, et la patrie.

Voila le secret du cœur humain, voilà toute la différence qui existe entre le crime et la probité, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays. — Que dois-je répondre au reproche d'avoir avili et calomnié le peuple ? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-même. J'ai avili le peuple ! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre ; que j'ignore l'art de le conduire au précipice par des routes semées de fleurs : mais, en revanche, c'est moi qui sus déplaire à tous ceux qui ne sont pas du peuple, en défendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorité des législateurs. C'est moi qui opposai constamment la déclaration des droits à toutes ces distinctions calculées sur la quotité des impositions qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui défendis, non seulement les droits du peuple, mais son caractère et ses vertus ; qui soutins contre l'orgueil et les préjugés que les vices ennemis de l'humanité et de l'ordre social allaient toujours de croissant avec les besoins factices de l'égoïsme, depuis le trône jusqu'à la chaumière ; c'est moi qui consentis à paraître exagère, opiniâtre, orgueilleux même pour être juste.

 

Le vieux Dussaulx, le traducteur de Juvénal, intervint dans ces débats comme Nestor dans la querelle d'Achille avec Agamemnon ; il détermina les deux adversaires à s'embrasser. Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternité et de satisfaire mon cœur ; il me reste encore une dette plus sacrée à acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache à elle suppose nécessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus étroites ; mais toute affection individuelle doit céder à l'intérêt de la liberté et de l'humanité ; je pourrai facilement le concilier ici avec les égards que j'ai promis à tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront à la bien servir. J'ai embrassé M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires à mes principes, en indiquant ceux où je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacrée du patriotisme et de la vertu ; combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec énergie même s'il le faut ; mais avec égards, avec amitié.

Cependant la discussion s'envenimait chaque jour par son propre mouvement. Il n'était pas au pouvoir de Robespierre de changer les rapports des partis, ni les impulsions qui les faisaient agir. Sous les partis, il y avait des classes de la Société, c'est-à-dire des groupes d'intérêts ou de consciences, que la Révolution trouva tout formés ; il y avait des débris d'anciennes races que la civilisation avait amalgamées, mais dont les caractères persistaient au sein même de l'unité nationale. Le mouvement de 89 avait consacré le triomphe de la bourgeoisie sur l'aristocratie : la bourgeoisie se divisait elle-même en haute, moyenne et petite. La haute, voisine de la noblesse, en avait pris les dépouilles et les mœurs arrogantes : elle ne songeait qu'à couvrir son origine sous des ornements empruntés ; elle montrait à la fois la morgue des grands seigneurs de l'ancien régime et la bassesse du courtisan parvenu.

La moyenne était beaucoup plus saine : elle s'était exercée dans le commerce ou dans la robe. On devait à cette classe assez nombreuse Voltaire, Helvétius, Buffon, plusieurs médecins estimables et quelques bons prêtres.

La petite tenait le milieu entre la bourgeoisie et le peuple ; elle était composée du bas clergé, des marchands détailleurs, des chefs de petits ateliers, des commis de bureau, et de beaucoup de gens de lettres. Ces trois fractions se divisèrent à l'époque  de la Révolution française ; la haute bourgeoisie se réunit de sentiment aux membres du côté droit qui voulaient une monarchie tempérée sans la distinction des Ordres ; la moyenne adopta franchement la Constitution ; la petite, qui était la plus nombreuse et la plus souffrante, tourna ses sympathies du côté des Jacobins. — Les Girondins sortaient de la bourgeoisie moyenne ; ils en avaient l'esprit, les préjugés et les mœurs. La seule différence qui existât entre eux et les Constituants, c'est qu'ils voulaient fonder une république.

Dans leurs idées, la forme républicaine n'était pas le corps, ni le vêtement de la démocratie ; c'était la toge romaine jetée sur une nouvelle classe d'affranchis. L'abolition de la royauté en France consommait l'humiliation et la ruine de ces familles patriciennes qui serraient encore leurs espérances à l'ombre du trône. La politique des Girondins était donc, comme celle des Constituants, une politique d'égoïsme ; seulement ils cherchaient à appuyer la victoire de la classe moyenne sur le peuple, tandis que les Feuillants, c'est-à-dire les hommes de la haute bourgeoisie, voulaient associer leur cause à celle des anciennes classes privilégiées.

Comme tous les hommes qui ne sont pas convaincus, les Girondins attachaient une importance extrême aux signes et aux manifestations extérieures. Pharisiens de la Révolution, ils n'en adoptaient guère que la forme ; aussi l'exagéraient-ils dans la pratique. Fils d'une époque de réaction, nous avons tous partagé plus ou moins dans notre enfance les préjugés de nos mères contre le bonnet rouge : mais nous étions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le symbole des excès et des fureurs de la plus vile populace, fût une invention des brillants Girondins, ces hommes de goût.

Ce sont les prêtres, écrivait Brissot dans son journal, ce sont les prêtres et les despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que la ridicule et servile cérémonie d'un salut qui dégrade l'homme, en lui faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis. Remarquez pour l'air de la tête la différence entre le bonnet et le chapeau. Celui-ci triste, morne, monotone, est l'emblème du deuil et de la morosité magistrale ; l'autre égaie, dégage la physionomie, la rend plus ouverte, plus assurée, couvre la tête sans la cacher, en rehausse avec grâce la dignité naturelle et est susceptible de toutes sortes d'embellissements.

A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin ; le bonnet rouge courut sur toutes les têtes. Robespierre résista cette fois encore à l'entraînement général ; il trouvait dans l'inaltérabilité de sa conscience des armes pour combattre les exagérations, les fausses mesures, les innovations puériles ou frivoles. Ses plus grands ennemis lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livrées excentriques, dont les faux révolutionnaires se plaisaient à couvrir un zèle ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser croître sa barbe, ses ongles, négliger ses cheveux, ni porter des vêtements hideux, par manière de patriotisme. Il soigna toujours sa chevelure ; et ses habits, sans être d'une élégance recherchée, furent toujours propres et décents. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le peuple et porter du linge blanc. Il témoigna pour le bonnet rouge une sympathie médiocre :

Je respecte, s'écriait-il aux Jacobins, tout ce qui est l'image de la liberté ; mais nous avons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir et ce signe le voici ! — il montre sa cocarde. — En déposant le bonnet rouge, les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis, de la liberté continueront a se reconnaître sans peine au même langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres emblèmes peuvent être adoptés par les aristocrates et les traîtres. — Il faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'être excité ; il faut seulement qu'il soit bien défendu. C'est le dégrader que de croire qu'il est sensible à des marques extérieures. Elles ne pourraient que le détourner de l'attention qu'il donne aux principes de liberté et aux actes des mandataires auxquels il a confié sa destinée. Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignité, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livrés à un esprit de faction. Ces raisons prévalurent, et le bonnet rouge disparut de l'Assemblée.

Le parti de la Gironde ne cessait néanmoins d'exciter la multitude par des coups de théâtre. Des piques ! des piques ! des piques ! s'écrient les acteurs de la liberté ; on forge aussitôt plusieurs mille piques pour en armer les citoyens passifs. Dans leur préoccupation du costume, les Girondins glorifient le titre de sans-culotte qu'ils opposent fièrement à celui d'aristocratie, Et voila ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalté les vues larges et fécondes ! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la bourgeoisie avec la multitude : soit ; mais cette alliance n'était pas une fusion ; mais le lien qu'ils rêvaient d'établir entre la classe moyenne et le peuple, était un lien superficiel qui devait se briser après la victoire. Le peuple était dans leur politique un instrument, un bélier à l'aide duquel ils prétendaient battre en brèche les derniers retranchements d'une aristocratie soudée au trône. Un esprit, de catégorie perce sous toutes les mesures étroites qu'ils proposent, c'est toujours la division des citoyens par les signes, par la différence des dénominations et des armes.

Le moyen à présent de s'étonner si les Montagnards, qui croyaient à l'unité humaine, à l'unité nationale, pour lesquels tous les citoyens ne formaient qu'une même et grande famille, se montrèrent indifférents à de semblables puérilités : je veux parler de la fabrication des piques. Il ne faut pas non plus mettre trop de fer entre les mains turbulentes des multitudes nouvellement affranchies ; car il est à craindre que tôt ou tard ce fer ne se trempe dans le sang. Les Girondins, contrariés dans leurs desseins par la parole ou même par le silence de Robespierre, ne cessaient d'accuser son orgueil malade. Si défendre la raison et la justice est d'un orgueilleux, calculer ses moyens de succès dans la ruine d'une monarchie qu'on fait semblant de couvrir, dans l'agitation d'une classe qu'on flatte et qu'on trompe, c'est la tactique d'un parti coupable. Les hommes cherchaient surtout dans le soulèvement du peuple le moyen de frayer à leur ambition une voie parmi des ruines.

Egoïsme personnel, égoïsme de caste, voilà le roc primitif, qu'on rencontre à une certaine profondeur, quand on se donne la peine de souder les intentions de la Gironde. Le sensualisme était leur doctrine ; la nature était leur Dieu. Les luttes qui éclateront tout à l'heure entre les Girondins et les Montagnards, luttes dont nous entendons gronder le tonnerre précurseur dans les orageuses séances des Jacobins, étaient avant tout des chocs de principes. Lia Révolution transporta dans la société ce terrible duel de la chair et de l'esprit contre la chair, que le christianisme avait institué dans l'homme : Caro concupiscit adversus spiritum.

On ne s'est point assez demandé comment la figure de Maximilien finit par effacer toutes les autres figures de la Gironde et de la Montagne : éloquent, Danton l'était autant que lui, les Girondins aussi l'étaient ; patient, tenace, inflexible, d'autres hommes partageaient avec lui ces qualités rares ; non, si Robespierre tint ferme contre tous ses ennemis ; si, lui renversé par l'orage, le grand mât de la République fut rompu, cela tient à ce qu'il contenait l'idée religieuse de la. Révolution. Cet homme était prédestiné : mais le signe des prédestinations n'était pas en lui ; il était dans cette société que le matérialisme de l'aristocratie continuait à dissoudre et qui ne devait se régénérer que dans les bras de la mort. Maximilien conservait, à l'écart, le dogme sauveur de la raison humaine. Dans une séance des Jacobins il secoua quelques étincelles de ce flambeau qu'il réservait pour l'heure des ténèbres. L'empereur Léopold venait de mourir presque subitement ; Robespierre entrevit dans cet événement le doigt de la Providence qui veille sur le peuple beaucoup plus que la sagesse de ses conducteurs. Craignons, ajoutait-il, craignons de lasser la bonté céleste qui jusqu'ici s'est obstinée à nous sauver malgré nous. Ce langage de la superstition indigne le sceptique Guadet ; il se lève et réclame contre une idée à laquelle il ne voit, dit-il, aucun sens. Robespierre prend la parole au milieu du bruit :

Je ne viens point combattre un législateur distingué —interruption —, mais je viens prouver à M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs à M. Guadet et à moi ; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes. Quand j'aurai terminé ma courte réponse, je suis sûr que M. Guadet se rendra lui-même à mon opinion ; j'en atteste son patriotisme et sa gloire, choses vaines et sans fondement, si elles ne s'appuyaient sur les vérités immuables que je viens de proposer. L'objection qu'il m'a faite tient trop à mon honneur, à mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde et par les assemblées de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie pas mon honneur engagé à les soutenir de toutes mes forces. La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme ; mais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinité.

J'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont répandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se servant du pouvoir sacré de l'Eternel qui a créé la nature et l'humanité ; mais je suis bien loin de le confondre avec les imbéciles dont le despotisme s'est armé. Je soutiens, moi, ces éternels principes sur lesquels s'étaie la faiblesse humaine pour s'élancer à la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche pas plus que dans celle de tous les hommes illustres qui n'en avaient pas moins de morale pour croire à l'existence de Dieu. — A l'ordre du jour ! Brouhaha

Non, messieurs ! vous n'étoufferez pas ma voix : il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse étouffer cette vérité. Je ne crois pas qu'il puisse jamais déplaire à aucun membre de l'Assemblée nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont défendu la liberté à l'Assemblée constituante ne doivent pas trouver d'opposition au sein des amis de la Constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter de la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attaché sous ce rapport à l'adresse présentée à la société. Oui, invoquer la Providence et admettre l'idée de l'Etre éternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me paraît, à moi, veiller d'une manière toute particulière sur la Révolution française, n'est point une idée trop hasardée, mais un sentiment de mon cœur ; un sentiment nécessaire, à moi, qui, livré dans l'Assemblée constituante à toutes les passions et à toutes les viles intrigues, et environné de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. Seul avec mon âme, comment aurais-je pu suffire à des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point élevé mon âme à Dieu.

Sans trop approfondir cette idée encourageante, ce sentiment divin m'a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple. Qu'y a-t-il dans cette adresse ? Une réflexion noble et touchante adoptée par ceux qui ont écrit avec l'inspiration de ce sentiment sublime. Je nomme Providence ce que d'autres aimeront mieux appeler hasard ; mais ce mot Providence convient mieux à mes sentiments... Oui, j'en demande pardon à tous ceux qui sont plus éclairés que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employés pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-même ne pouvait agir, et qu'il était obligé de s'abandonner à des traîtres, alors plus que jamais j'ai cru à la Providence. Je conclus, et je dis que c'était pour l'établissement de la morale de la politique que j bavais écrit l'adresse que j'ai lue à la Société. Je demande qu'elle décide si les principes que j'annonce sont les siens.

 

Ce qui manque maintenant, à un tel discours, c'est la pâleur ardente de ce tribun, j'allais dire de ce révélateur, qui, après s'être fait le défenseur de la paix, remonte au principe éternel des sociétés, c'est tout un auditoire remué, qui se soulève ou s'apaise à l'idée de Dieu. Quelle séance ! la tribune devient une chaire : la politique touche au sentiment religieux. Sans craindre les grincements de dents de l'athéisme, Robespierre ose croire à l'intervention d'une puissance occulte et bienveillante, qui dirige les destinées du monde. A ces paroles graves, les haines se couvrent, de leur manteau on attendant l'occasion de se montrer. Des bruits ne tardèrent point à circuler honteusement et sourdement ; on allait jusqu'à insinuer des soupçons contre le patriotisme de Maximilien :

Si quelqu'un a des reproches à me faire, dit-il hardiment, le 2 avril, aux .Jacobins ; je l'attends ici : c'est ici qu'il doit m'accuser et non dans des sociétés particulières. Y a-t-il quelqu'un qui se lève ?Oui, moi ! s'écria Réal. — Parlez, répondit Robespierre. Une partie de l'Assemblée applaudit Réal ; l'autre, appuyée par les tribunes publiques, le couvre de murmures. Je vous accuse, monsieur Robespierre, non de ministérialisme — une voix : c'est bienheureux ! —, mais d'opiniâtreté, mais d' acharnement a avoir tenté tous les moyens possibles pour faire changer dans la question de la guerre l'opinion que la Société s'était formée. Je vous accuse d avoir exercé ici, peut-être sans le savoir, et sûrement sans le vouloir, un despotisme qui pèse sur tous les hommes libres qui la composent.

Les attaques se succédèrent. Guadet se leva :

Je dénonce à M. Robespierre un homme qui, par amour pour la liberté de sa patrie, devrait peut-être s'imposer à lui-même la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se dérober à son idolâtrie. Je lui dénonce un autre homme qui, ferme au poste où sa patrie l'aura placé, ne parlera jamais de lui, et y mourra plutôt que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est lui, c'est moi.

Alors Robespierre :

Quant à l'ostracisme auquel M. Guadet m'invite à me soumettre, il y aurait un excès de vanité à moi de me l'imposer : car c'est la punition des grands hommes, et il n'appartient qu'à M. Brissot de les classer. — On me reproche d'assiéger sans cesse cette tribune ; mais, que la liberté soit assurée, que le règne de l'égalité soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empressé à fuir cette tribune et même cette société. Alors, en effet, le plus cher de mes vœux serait rempli : heureux de la félicité de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans le sein d'une douce et sainte intimité. Ah ! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, où voulez-vous que je me retire ? Quel est le peuple où je trouverai la liberté établie, et quel despote voudra me donner asile ? Ah ! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante ; mais déchirée, mais opprimée ! on ne la fuit pas, on la sauve, où l'on meurt pour elle. — Le ciel qui me donna une âme passionnée pour la liberté et qui me fit naître sous la domination des tyrans ; le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au règne des factions et des crimes, m'appelle peut-être à tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur. J'accepte avec transport cette douce et glorieuse destinée.

Exigez-vous de moi un autre sacrifice ? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre à ma patrie : c'est celui de ma réputation. Je vous la livre ; réunissez-vous tous pour la déchirer ; unissez, multipliez vos libelles périodiques. Je ne voulais de réputation que pour le bien de mon pays. Si, pour la conserver, il faut trahir par un coupable silence la cause de la vérité et du peuple, je vous l'abandonne ; je l'abandonne à tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut égarer, à tous les méchants qui la répandent. J'aurai l'orgueil encore de préférer à leurs frivoles applaudissement le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes éclairés et vertueux. J'attendrai le secours tardif du temps qui doit venger l'humanité trahie et les peuples opprimés... Voilà mon apologie : c'est vous dire assez sans doute que je n'en avais pas besoin.

 

C'était un besoin de mon cœur de citer quelques traits de la noble défense de Robespierre ; on y remarque de nouveau le pressentiment de sa fin tragique. Soyez tranquille dans votre tombe perdue : on ne décapitera pas votre mémoire, vos paroles ne passeront pas, le temps viendra où l'histoire réparera votre nom : ce temps est venu !

Ainsi se soulevait, par le mouvement de la discussion, la Montagne en face de la Gironde. L'opposition des idées se renforçait de l'opposition des caractères et des mœurs. Les Montagnards formaient, pour ainsi dire, la conscience de leur époque. Ceux qu'on nomme les défenseurs de la liberté, écrivait Robespierre, ne sont ni des hommes exagérés, ni des héros, ni des grands hommes, ni des perturbateurs du repos public ; ce ne sont que des honnêtes gens en révolution. Ceux qui enchaînent les peuples à force d'art et d'hypocrisie ce ne sont pas de grands politiques ni des législateurs habiles ; et pourquoi ne les appellerais-je pas simplement des fripons, des brigands ?... La division établie entre les révolutionnaires était celle que l'éternelle morale trace entre les bons et les méchants. La Terreur fut plus tard, sous ce rapport, une esquisse du jugement dernier.

Au commencement de 1792, le bruit courut par toute la France que la fin du monde était proche ; le vieux monde allait en effet mourir. Le régime monarchique touchait à son agonie ; on n'entendait çà et là que les craquements et les soupirs d'une société qui se disloquait. Ce grand corps s'agitait dans une morne et dernière convulsion. Les plus sombres images bibliques donneraient une faible idée de la désolation qui couvrait alors les provinces. A chaque secousse, un des sceaux du livre se brisait, et les sept coupes de la colère se répandaient sur la nation consternée. La Mort parcourait les campagnes sur son cheval pâle, et les habitants fuyaient devant l'ombre de sa main. Toute l'ancienne France avait été roulée comme un parchemin et jetée au rebut. Ce n'était partout que des signes et des prodiges ; le voile du temple s'était déchiré ; des vertiges assiégeaient les populations malades, et le cœur des forts se sentait défaillir. Les étoiles, c'est-à-dire les puissances d'en haut, étaient tombées ; le soleil et la lune, — le catholicisme et la royauté, — ne donnaient plus leur lumière. Les tombeaux s'ouvraient sous l'ébranlement général, et il en sortait des apparitions terrifiantes.

C'était quelque chose d'étrange et d'inconnu, un malaise infini, une angoisse immense. L'homme ne reconnaissait plus son ombre ; un effrayant silence succédait à des bruits sinistres. Il est ici ou il est là !... L'ennemi n'était nulle part que dans les imaginations souffrantes et atterrées. Ce n'était pas la première fois que ces choses arrivaient. Dieu était déjà mort et ressuscité à plusieurs reprises dans le genre humain, et à chacun de ses évanouissements, une détresse sans nom, des pressentiments inouïs avaient glacé toutes les consciences. Que va-t-il advenir ? Est-ce le commencement ou la fin ? Fils de l'homme, que vois-tu ? — Je vois les peuples qui se débattent dans les ombres et les épouvantements du dernier sommeil : mais l'épreuve sera passagère ; mais les fantômes se dissiperont ; mais si ce dépouillement du vieux monde est douloureux, la joie de revêtir le monde nouveau sera grande, quoique troublée. La Révolution n'aura plus de ces défaillances morales ; s'il lui arrive plus tard d'être quelquefois aveuglée, ce sera par la lumière et non plus par les ténèbres. La France pourra bien chanceler de temps en temps comme une femme ivre ; mais cette ivresse sera du délire ; mais ce délire sera de l'inspiration. Les mauvais jours que nous venons d'indiquer ne reviendront plus.

L'homme avait touché à la croix, et les racines de cet arbre, en s'ébranlant, agitaient la France de ville en ville. Les terreurs religieuses s'unissaient aux terreurs politiques pour confondre la raison abattue. Paris seul demeura ferme entre le nuage et le ciel ; Paris croyait. L'Assemblée nationale maintint l'unité philosophique au milieu des alarmes et des ébranlements. Elle recevait chaque jour des adresses relatives à la situation vis-à-vis du château.

Législateurs, écrivaient les citoyens de Montélimar, s'il est vrai que le chef du pouvoir exécutif ne veuille ou ne puisse tenir les rênes d'un gouvernement libre, prenez-les vous-mêmes.

Valence faisait monter jusqu'au trône ses conseils et ses menaces : Sire, la France a les yeux ouverts sur son roi ; elle craint de voir en lui l'auteur de ses maux. Les alarmes croissent avec les soupçons. Le mécontentement a pénétré tous les cœurs ; les esprits s'aigrissent ; un soulèvement général est sur le point d'éclater[4]. Ainsi la résistance de Louis XVI préparait la journée du 10 août.

Théroigne de Méricourt était de retour à Paris. Curieux de connaître cette femme sur laquelle on lui racontait les choses les plus romanesques, l'empereur d'Autriche s'avisa de la faire venir dans son cabinet ; quand il l'eut vue et entendue, il lui donna sa liberté, mais avec ordre de sortir d'Autriche. Théroigne parut à la tribune des Jacobins ; elle raconta les péripéties de son voyage, sa captivité, les actes de tyrannie que l'empereur avait exercés contre elle, et annonça l'intention d'écrire ses mémoires. Manuel dit : Vous venez d'entendre une des premières amazones de la liberté ; je demande que, présidente de son sexe, assise aujourd'hui à côté de notre président, elle jouisse des honneurs de la séance. Théroigne demeurait alors rue de Tournon ; les principaux Cordeliers, Danton, C. Desmoulins, Fabre d'Eglantine, M.-J. Chénier, fréquentaient son salon converti en un véritable club. Elle y déclamait des scènes de Brutus ou de toute autre tragédie où l'auteur invectivait les tyrans. Son éclatante beauté, le feu divin qui s'allumait dans ses yeux, ses poses mâles et fières donnaient aux vers récités par elle une puissance d'enivrement ; ce n'était pas une actrice, c'était la Liberté.

On raconte qu'un étranger de grande famille, masqué sous le pseudonyme d'Otcher, fut conduit par Homme chez mademoiselle de Méricourt. Il y revint une fois, deux fois, il y revint toujours ; son bonheur était de la voir, de l'entendre, d'effeuiller en silence et à l'écart des fleurs mélancoliques d'un sentiment qu'elle ignorait. — Cette intrigue s'arrêta tout court : un ordre de rappel enleva le jeune Otcher à des séductions passionnées ; et sa famille trembla longtemps sur les suites qu'aurait pu avoir une telle connaissance. Cet Otcher n'était autre que le comte de Strogonoff, qui devint par la suite l'ami intime d'Alexandre et son ministre de l'intérieur. — La réputation de Théroigne lui attira des critiques et des sarcasmes. Les écrivains royalistes la déchirèrent dans leurs pamphlets. Ce sont d'indécentes plaisanteries sur le mariage de Théroigne avec Populus ; il existait un député de ce nom, âgé de cinquante-sept ans.

Les mauvais journaux représentent Théroigne dans un boudoir, auprès d'une toilette sur laquelle traînent un pot de rouge végétal, un poignard, quelques boucles de cheveux éparses, une paire de pistolets, l'Almanach du Père Gérard, une toque, la Déclaration des Droits de l'Homme, un bonnet de laine rouge, un peigne à chignon, une fiole de vinaigre de la composition du sieur Mailhe, un fichu fort chiffonné, la Chronique de Paris et le Courrier de Gorsas. On découvre dans le fond un lit de sangle décoré d'une paillasse ; à côté de la paillasse, une pique énorme, près de laquelle s'étale un superbe habit d'amazone en velours d'Utrecht ; les murs sont ornés de tableaux agréables, tels que la Prise de la Bastille, la Mort de Foulon et Berthier, la Journée du 6 octobre 1789, les meurtres commis à Nîmes, Montauban, la Glacière, et autres jolis massacres constitutionnels. Mademoiselle Théroigne est dans le négligé le plus galant : elle a des pantoufles de maroquin rouge, des bas de laine noire, un jupon de damas bleu, un pierrot de bazin blanc, un fichu tricolore, et un bonnet de gaze couleur de feu, surmonté d'un pompon vert. — Toutes ces fadaises, entremêlées de calomnies atroces, faisaient bouillonner le sang de la jolie Théroigne ; elle en était, du reste, bien vengée par l'influence qu'elle exerçait ; aux clubs, sa présence inspirait les orateurs, et les plus sévères cherchaient leurs idées dans ses yeux noirs.

Encore un décret d'accusation contre Marat ! Depuis assez longtemps la voix de l'Ami du peuple manquait aux événements. Nous l'avers laissé, après les massacres du Champ-de-Mars, se débattre contre une persécution furieuse. Marat est le premier en France qui ait élevé le journal à l'état de puissance ; ce chiffon de papier à sucre, mal imprimé, écrit à la hâte, distribué au hasard dans les rues, faisait événement ; cela remuait plus de curiosité qu'une proclamation de la Cour ; la plume de cet écrivain atrabilaire valait mieux pour le commandement que le sceptre d'or, brisé depuis l'ouverture des états généraux aux mains languissantes de Louis XVI. Cette feuille, composée dans les caves, avait le prestige d'un maléfice. Quoique influent, Marat était toujours proscrit, misérable, enseveli. On pourrait appliquer aux défenseurs du peuple ce mot de saint Augustin : Laudantur ubi non sunt, cruciantur ubi sunt.

Les porteurs de sa feuille engageaient, chaque jour, sur la voie publique, des luttes à coups de poing avec les agents de l'autorité ; les royalistes montraient sur la place de Grève le réverbère à la place duquel on devait suspendre Marat. Une descente d'alguazils ayant eu lieu dans la cave du couvent des Cordeliers, Marat s'était échappé par une issue secrète, et s'était dirigé, de nuit sur Versailles. Il errait, sans trouver d'asile auquel il osât confier sa tête ; il errait dans les rues ténébreuses, lorsque, vaincu par la marche et par le froid, il se laissa tomber de découragement contre une borne. Dans ce moment, un prêtre passa à côté de lui dans l'ombre ; il avait pour vêtement une simple soutane de drap noir, de gros souliers à cordons de cuir et des guêtres ; il venait de porter le saint viatique à un mourant. C'était le curé Bassal. Il avait eu beaucoup à souffrir de l'intolérance de l'ancien clergé, à cause de ses opinions ; avant même l'ouverture des états généraux, il osait avancer, au prêche du dimanche, que Jésus-Christ était mort pour la liberté, que les premiers chrétiens se traitaient entre eux comme des frères, et que tous les hommes étaient égaux devant l'Eglise, puisque, nobles et roturiers, ils apportaient tous au front la même tache, que la main du prêtre lavait avec la même eau.

Ce curé, qui était membre de l'Assemblée nationale, reconnut Marat et le recueillit dans son modeste presbytère. C'était une petite maison recouverte en tuiles, au milieu d'une rue déserte, avec une treille qui laissait tomber au vent d'automne ses dernières feuilles. Marat, après avoir dormi sous le toit hospitalier d'un ministre de l'Eglise, prit le chemin de la Normandie. Son intention était de gagner les bords de l'Océan ; il espérait trouver sur la côte une barque ou un vaisseau qui le jetterait en Angleterre. Son voyage fut une suite d'alertes et de périls. Il logea secrètement dans la ville de Caen, rue du Rempart, chez une femme qui le coucha pour l'amour de Dieu et de la Révolution. Le lendemain, il se rendit à Courcelles, où il rencontra la mer, et fit prix avec un batelier pour la traversée. Il était six heures ; les brumes du soir descendaient sur l'étendue immense ; Marat, à la vue de ce grand peuple de flots où le vent met des séditions et des émeutes, songea peut-être à cet autre Océan, Paris, qu'il allait quitter et dont il était l'aquilon. Déjà il avait un pied dans la barque, quand, se retournant vers la terre, avec la poitrine pleine de sanglots et de tempêtes : Non, s'écria-t-il, ô révolution ! je ne t'abandonnerai pas. Et il revint.

Le reste de son voyage ne fut qu'une suite de tribulations dont il prit assez gaîment son parti, et qu'il raconta lui-même en ces termes :

Ne sachant à qui m'adresser à Amiens, pour avoir un asile, je gagnai la prairie près des bords de la Somme ; je m'assis derrière une haie vive sur un monceau de pierres ; et là, comme Marius sur les ruines de Carthage, je me mis à rêver tristement. Un berger était à quelques pas ; j'allai vers lui pour m'informer des sentiers de détour qui pouvaient me jeter sur la route de Paris. Je lui demandai ensuite de m'indiquer un guide. Il me nomma sur le champ un ancien grenadier aux gardes françaises dont il me fit l'éloge. Je l'envoyai chercher. Arrive un grand homme sec et décharné, ayant a peine trente ans, et en montrant plus de quarante, tant la misère l'avait vieilli ! Il me conduit dans sa chaumière. Je lui propose de me servir de guide pendant la nuit pour gagner Beauvais par des sentiers détournés. En attendant le coucher du soleil, je me mis à écrire un numéro de ma feuille, puis j'endossai un habit rustique, et me voilà en route. Nous allions à travers champs. Chemin faisant, j'eus le malheur de me blesser au pied. Il fallait trouver une voiture ou rester en place. Je me traînai jusqu'au village le moins éloigné, et montai dans une charrette dont le mauvais cheval, déjà fatigué des travaux de la journée, fut bientôt sur les dents. Il fallut prendre la poste jusqu'à Beauvais, d'où un cabriolet me ramena dans Paris.

 

Quand Marat revit la grande ville, ce centre des ébranlements révolutionnaires, il faisait nuit profonde ; il traversa avec un de ses amis la place de Grève. Le poteau du réverbère auquel on devait pendre l'Ami du peuple détachait au clair de lune sa sombre et fantastique silhouette ; Marat voulut passer dessous par bravade. — La grandeur de la cause que je défends, dit-il à son compagnon, élève mon cœur au-dessus de la crainte des supplices.

Marat eut, vers cette époque, une entrevue avec Robespierre. Ces deux hommes défendaient à peu près les mêmes doctrines sans se connaître ; mais ils les soutenaient par des armes bien différentes. L'Ami du peuple avait toujours parlé du député d'Arras avec estime :

— M. de Robespierre, le seul député qui paraisse instruit des grands principes, est peut-être le seul patriote qui siège dans le sénat.

Ils s'abordèrent avec une politesse affectée. Robespierre ne dissimula rien. Après avoir donné de justes éloges aux motifs qui faisaient agir Marat, il finit par lui reprocher les excès de sa feuille, excès qui pouvaient obscurcir, aux yeux de certaines gens, les services rendus par lui à la Révolution.

Il vous échappe, çà et la, dit-il en insistant, des paroles en L'air, qui viennent, j'aime à le croire, d'une intention droite, mais qui n'en compromettent pas moins notre cause. Je vous engage à calmer ces colères immodérées, qui fournissent des prétextes à nos ennemis pour calomnier votre cœur.

Apprenez, reprend Marat en se redressant avec fierté, que l'influence de ma feuille tient à ces excès mêmes, à l'audace avec laquelle je foule aux pieds tout respect humain, à l'effusion de mon âme, aux élans de mon cœur, à mes réclamations violentes contre l'oppression, à mes sorties impétueuses, à mes douloureux accents, à mes cris d'indignation, de fureur et de désespoir. Ces cris d'alarmes, ces coups de tocsin que vous prenez pour des paroles en l'air sont les expressions naïves de mes sentiments, les sons naturels que rend mon cœur agité.

— Mais, reprit Robespierre, vous avouerez qu'en servant la cause du peuple, vous avez réclamé quelquefois, au nom de la liberté, des mesures contraires à la liberté.

— Que venez-vous parler de liberté ? cinq cents espions me cherchent jour et nuit ; s'ils me découvrent et s'ils me tiennent, ils me jetteront dans un four ardent et je mourrai victime de la liberté que vous m'accusez de contrarier. Dieu des armées, si jamais j'ai désiré un instant pouvoir me saisir de ton glaive, ce n'était que pour rétablir, à l'égard des indigents, les saintes lois de la nature ! Croyez-moi, nous venons tout simplement essayer aux hommes des destinées nouvelles. Ce que nous faisons, nous sommes divinement poussés a le faire, et notre Révolution est une suite continuelle de miracles. Chaque âge a son courant d'idées qu'on ne peut déterminer ni tarir ; quand les obstacles se rencontrent devant ces courants, il y a lutte, et les trônes, et les sociétés, le passé, en un mot, se trouve emporté par une force insurmontable. C'est là toute l'histoire de notre Révolution. Il y a des moments, je le confesse, où, au milieu des difficultés et des périls d'un état de choses agité, je regrette moi-même le régime ancien, mais il nous faut subir la nécessité d'un renouvellement : nous ramènerions plutôt la mer sur les bords laissés à sec, que le temps sur les hommes et les institutions qu'il a quittés. Puisque les Constituants de 89 ont provoqué et commencé une Révolution, il faut la finir à tout prix ; ils l'ont commencée au milieu des fêtes et des embrassements de joie, nous l'achèverons dans le sang et dans les larmes ; c'est la loi : les révolutions sont comme les aspics, elles ne blessent que par la queue. Nous serons probablement brisés à l'œuvre ; mais qu'importe ! nous travaillons, et nos fils recueilleront seuls le finit de nos travaux et de nos sueurs ; la génération actuelle doit disparaître. On ne fait pas des hommes libres avec d'anciens maîtres et de vieux esclaves. De même que l'amant d'un régime oppresseur ne saurait aimer ni reconnaître la nature d'un régime libre et raisonnable.

Robespierre écoutait avec effroi ; il pâlit et garda quelque temps le silence.

— Vous êtes donc, reprit-il enfin, pour les mesures de sang ! Si vous prétendez frapper tous ceux qui ont infligé le joug et tous ceux qui l'ont subi, la moitié de la France y succombera.

Vous savez bien, répondit Marat, que notre Révolution est environnée d'obstacles et de résistance ; dans un temps calme et quand le système régnant est bien assis, on ramène les dissidents par la modération, par la patience, et on les rattache au maintien de la Constitution par les bienfaits qui en découlent ; mais, au milieu des factions, des guerres civiles et des principes de ruines qui menacent de toute part notre liberté naissante, nous n'avons ni le temps, ni le loisir d'en agir ainsi. Il faut écraser tout ce qui résiste, et répondre à la guerre par la guerre. Harcelé, mordu au flanc, couvert de poussière et de blessures, notre Révolution est le sanglier poursuivi par une meute ; tant pis pour ceux qu'il renverse en se détournant. Les révolutions commencent par la parole et finissent par le glaive. Je n'avais pas prévu moi-même, en 89, que nous serions amenés forcément à couper des têtes, mais c'était un tort et un aveuglement. Toute révolution crée, parmi ceux dont elle dérange les anciens privilèges, des haines irréconciliables. Une lutte s'engage, lutte à mort, où le nouveau gouvernement doit nécessairement frapper ou être frappé. Vaincus ou destitués sur un point, nos ennemis se montrent aussitôt sur un autre, pour s'en défaire, il faut les détruire, Tous savez ces choses aussi bien que moi. mais vous n'osez pas les avouer.

Robespierre baissa la tête.

Aucune révolution, continua Marat, n'aura été plus économe que la nôtre du sang des peuples. Nous ne faisons pas la guerre, nous la subissons. La sainte épidémie de la liberté gagne partout avec diligence ; c'est elle qui nous délivrera bientôt de tous nos ennemis en renversant les trônes et en faisant disparaître la servitude. Voilà qui vaut mieux que du canon. Nous ne sommes durs qu'envers les ennemis du dedans parce que, avec eux, il n'y a ni traité ni amnistie à espérer. Il faut qu'ils tombent sous nos coups ou que nous tombions sous les leurs. Si nous les manquons, ils ne nous manqueront pas. Mais encore une fois, cet état de violence ne peut durer ; c'est le passage d'un régime ancien à un régime nouveau. Nos principes feront bientôt de tous les Français les enfants d'une même famille, ils réuniront tous les cœurs, confondront les intérêts et rapprocheront tous les membres ; alors se formera un spectacle nouveau, inconnu jusqu'à ce jour, et le plus beau qu'ait jamais éclairé le soleil. On me représente comme un esprit brouillon et agitateur.

L'Ami du peuple, au contraire, n'est pas moins ennemi de la licence que passionné pour l'ordre, la paix et la justice. Mais, tant que la Révolution n'est pas faite, je regarde comme un devoir d'exciter le peuple et de le tenir en éveil contre les perfidies de ses anciens maîtres. La monarchie essaie à chaque instant de renaître sous des formes nouvelles et déguisées ; je vois le fantôme de Louis XVI derrière le masque des Girondins. On m'accuse encore de flatter le bas peuple et de descendre jusqu'à ses caprices, afin de mieux le pousser à mes volontés : mensonge ! Lisez ma feuille, et vous verrez comme je traite, au contraire, cette portion aigrie et remuante du peuple, qu'on nomme la populace ; si je m'en suis quelquefois servi, c'est qu'on a besoin d'elle dans les révolutions pour exciter la masse à se soulever ; on ne fait pas de pain sans levain. Du reste, ce n'est pas le gouvernement d'une classe de Français que je désire fonder, c'est le gouvernement de tous. Au triomphe de notre liberté me semble attaché celui des autres peuples de la terre, le bonheur du genre humain.

Ne vous étonnez plus maintenant si je m'emporte contre ceux qui contrarient ce noble dessein, et qui retardent, par leurs complots, le règne de la justice. Il faut que ce règne vienne ou que je meure. De là ces paroles en l'air, ces transports et ces cris d'indignation que vous blâmez, mais que m'arracheront toujours malgré moi la vue des misères du genre humain et le sentiment de son oppression. Je ne suis pas de ces âmes de glace qui regardent souffrir les autres sans s'émouvoir ; un tel spectacle me jette dans des accès de courroux dont je ne suis plus maître. Je m'écrie a lors : Vengez-vous, mes amis, vengez-vous ! Tuez et brûlez et ne vous arrêtez pas que le genre humain tout entier ne soit hors des mains de ses bourreaux. »

 

Robespierre se retira terrifié.

Au fond, ce dissentiment entre Robespierre et Marat portait plutôt alors sur une nuance de caractère que sur une différence de doctrines.

Robespierre, ferme, pur, convaincu, mais froid, voulait le triomphe de la Révolution par des moyens moins prompts et moins violents que l'Ami du peuple. Ces éclats tempétueux l'effrayaient. Cette profession de foi hardie reculait, selon lui, le succès de leur cause, et retardait, en intimidant les esprits, la marche des événements populaires.

Une telle division, quoique regrettable, n'intéressait pas les principes ; ces deux conducteurs de l'opinion publique ne différaient que sur les moyens de régénérer la nation française, et par elle le genre humain tout entier. Le genre de vie et la profession des hommes laisse volontiers des traces sur la nature de leurs idées. Robespierre traitait la Révolution comme un discours, et Marat comme une expérience. L'avocat voyait surtout dans le peuple un client à défendre ; le docteur regardait le corps social comme un malade auquel il fallait ouvrir la veine.

Cette entrevue eut des suites amères ; Robespierre, aux Jacobins, répudia toute connivence avec Marat, dont il blâma le zèle dangereux et les extravagances. Marat désavoua, d'un autre côté, Robespierre pour son dictateur. Je déclare, écrivit-il dans sa feuille, que Robespierre ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi à lui rendre justice, une entrevue que je viens d'avoir avec lui m§ confirme dans mon opinion qu'il réunit aux lumières d'un sage sénateur l'intégrité d'un véritable homme de bien, mais qu'il manque également et des vues et de l'audace d'un homme d'Etat.

Louis XVI avait changé plusieurs fois de ministres : j'attache peu d'importance à ces mouvements convulsifs d'un pouvoir qui va finir. Les Girondins étaient entrés aux affaires, et ils y avaient porté la guerre offensive. On assure qu'en prononçant ces mots devant l'Assemblée nationale : Je propose de déclarer la guerre au roi de Hongrie et de Bohême, Louis XVI répandit des larmes. Qu'attendre d'une guerre faite dans des conditions si peu sincères ? Spectacle étrange et peu rassurant pour la nation que celui d'un roi combattant les rois contre son gré, au moment même où il voudrait, au contraire, mettre ses pouvoirs dans leurs mains pour les raffermir. On conçoit les justes appréhensions des Montagnards et leur éloignement pour les entreprises aventureuses. Qui dirigerait les hostilités ? La Cour. Qui avait intérêt à tourner les armes de l'étranger contre le pays ? La Cour. Qui trouverait dans les revers de nos armées les moyens de ressusciter son influence ? La Cour. Les Jacobins en concluaient qu'il était prudent de s'abstenir.

Certes ces hommes fiers n'entendaient point humilier la France ; ils voulaient une paix formidable, la paix qui s'impose, non celle qu'on subit ; mais Robespierre craignait tout de la guerre, tout jusqu'à la victoire. Les principes révolutionnaires n'étaient point encore assez affermis dans les cœurs pour résister à l'enivrement de la gloire militaire ; le penchant des Français pour l'idolâtrie éclate vis-à-vis des héros ; si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, la liberté devait s'ensevelir en France, ce serait dans les plis d'un drapeau.

D'un autre côté, dans la vase des opinions extrêmes, se remuaient, avec ces formes monstrueuses, des nouveautés qui épouvantaient les âmes honnêtes. Sans morale et sans Dieu, les hommes dont je parle auraient rempli le pays de violences. Il était à craindre qu'une occasion ne déchaînât leurs fureurs et leurs mauvais desseins. Ces misérables parlaient un langage fangeux ; ils affectaient le cynisme et le dévergondage. Leur obscénité révoltait le peuple, pour lequel ils témoignaient une passion exagérée. Ce ferment impur se dégageait avec les premiers bouillonnements de la guerre. Où cela s'arrêterait-il ? Au point où en était venue la Révolution, on ne pouvait plus l'étouffer ; mais on pouvait la ternir.

La guerre débuta par des désunions et des échecs. On agissait sans vigueur, sans ensemble, sans détermination ; les chefs de nos armées, Rochambeau, Lückner et le mou Lafayette, inspiraient aux Jacobins de justes défiances. Il fallait recourir à des mesures énergiques ; la France ne pouvait balancer les forces de l'Europe qu'en recueillant tout son enthousiasme. Le jour du dévouement suprême était venu : mais d'où partirait l'excitation ? — De la Cour ? Elle voyait nos revers avec une satisfaction secrète. De l'Assemblée nationale ? La Législative était réduite comme la Constituante, dans les derniers temps, à une impuissance fatale. Des clubs ? Ils étaient désunis. Cette fois comme dans toutes les situations désespérées, il fallait que le peuple intervînt. Déjà les provinces du Midi avaient donné le signal ; plus anciennement fixées dans le mouvement des races barbares, ces populations sont aussi les plus avancées du royaume. Elles donnèrent aux événements le caractère d'impétuosité qui est dans leur nature. La commune de Marseille prit l'initiative ; voici la copie d'une lettre conservée aux Archives, et adressée aux citoyens de Valence :

Frères et amis, la liberté est en danger ; elle serait anéantie si la nation entière ne se levait pour la défendre. Les Marseillais ont juré de vivre libres ; ils n'aiment, ils ne connaissent plus pour Français et pour frères que ceux qui, ayant juré comme eux, se lèveront comme eux pour vaincre ou mourir. Cinq cents d'entre eux, bien pourvus de patriotisme, de force, de courage, d'armes, bagages et munitions, partiront dimanche ou lundi pour la capitale. Alimentez ce feu, frères et amis, joignez vos armes et votre courage, à celui des Phocéens ; que l'aristocratie et le despotisme tremblent, il n'est plus temps d'écouter leur langage ; c'est la patrie qui parle seule, elle vous demande la liberté ou la mort. Nos citoyens passeront dans votre ville, ils vous offriront de partager avec vous l'honneur de la victoire ; ils vous diront que Marseille vous aime, parce qu'elle est sûre que vous suiviez son exemple ; ils vous demandent en son nom l'asile et l'hospitalité.

 

Avant de partir, les Marseillais avaient mis à la raison la ville d'Arles, qui était infectée d'aristocratie. Ils y étaient entrés le 28 mars, au nombre de cinq mille, par une brèche faite à coups de canon ; un peu plus, ils l'eussent démolie, pour effacer, disaient-ils, la honte de l'avoir fondée.

On décida de former sous Paris un camp de vingt mille hommes, tirés des départements. Le roi paralysa cette mesure d'un nouveau veto. L'énergie révolutionnaire redoubla avec l'imminence du danger. On voulut à toute force pacifier l'intérieur du pays avant de tourner les armes contre les ennemis du dehors. La question religieuse était toujours menaçante : des troubles éclataient à chaque instant sous la main des prêtres réfractaires ; l'Assemblée nationale porta contre eux un décret d'exil ; d'un autre côté, le clergé légal ne répondait guère à la mission de ces temps difficiles. Tolérant jusqu'à l'indifférence, il ne tarda point a découvrir le fond de scepticisme qu'il avait d abord enveloppé sous le respect de la loi. Quelques prêtres sermentés s'abandonnaient publiquement au désordre des mœurs. La maladie des croyances avait précédé la Révolution ; elle compliqua horriblement la crise politique. Un évêque constitutionnel, M. Tomé, avait demandé à l'Assemblée nationale la suppression du costume religieux, hors de l'exercice des fonctions ecclésiastiques. Ainsi tombèrent la croix et les autres signes extérieurs du culte. Quelques prêtres voulaient porter des réformes jusque dans le sanctuaire.

Que signifie, disait M. Tolin, vicaire épiscopal de Loir-et-Cher, cette mitre d'argent entre les mains d'un clerc assez béat pour la porter gravement et processionnellement devant l'évêque déjà couvert d'une mitre d'or ?... Que veut dire cette crosse si ridiculement promenée par un autre clerc fort, et vigoureux ?... Pourquoi ce lourd bâton qu'il faut faire traîner devant soi ?... En vertu de quel canon dépouille-t-on le calice, ce vase précieux où va reposer le sang de l'agneau, pour en couvrir les genoux de l'évêque ? Quelle indécence !... Pourquoi ces gants pendant la célébration des saints mystères ? Cette tête couverte, lors même que le Saint-Sacrement est exposé ? Quels impudents privilèges ! Un trône, dont la magnificence rivalise avec celui du Très-Haut, forme un second autel, où chacun porte ses vœux de préférence au premier, autour duquel des cierges, constamment allumés, semblent demander les mêmes hommages ; tout cela surprend la foi des fidèles, et lui donne le change !... Ce clergé nombreux, toujours bassement prosterné devant l'homme, le dos tourné au tabernacle, s'embarrasse autour de ce trône, s'agenouille pour baiser un diamant... c'est une sorte d'idolâtrie, ou au moins une bassesse. Peut-on estimer des hommes qui, loin de savoir rougir de ces viles complaisances, ont eu la faiblesse de les rendre ? Ils sont plus coupables que ceux qui les reçoivent. Ceux-ci (les évêques) sont séduits par l'amour-propre. par l'espoir de captiver l'attention du peuple, de le contenir, de l'amuser, comme un enfant, de ces hochets.

Le moment prédit était arrivé : En ce jour-là, l'homme tournera sa vue vers celui qui l'a fait, et ses yeux regarderont vers le Saint d'Israël, et il ne jettera plus sa vue vers Les autels qui sont les ouvrages de sa main ; et ne contemplera plus ce que ses doigts auront fait, ni les ornements, ni les tabernacles. Il y avait certainement à retrancher dans les pompes et les formes idolâtriques de l'ancienne Eglise ; quoique chrétien, ce dépouillement révolutionnaire ne m'effraie pas ; c'est Dieu qui secoue son vêtement de pierre, ses langes de pourpre, et si j'ose ainsi dire, son enveloppe charnelle ; il se sert ainsi des sens pour mieux se rapprocher de l'esprit de l'homme.

Au milieu du déclin des croyances chrétiennes, on voyait apparaître les nouveautés les plus audacieuses. Je citerai un commentaire libre du Credo :

On a dit à vos pères que Dieu était l'auteur de la nature et qu'il en était le créateur, mais le temps est venu de vous dire, d'après les saintes Ecritures, que la nature et la Divinité sont une même chose... — On a dit à vos pères que Jésus-Christ était fils unique de Dieu ; mais le temps est venu de vous dire, d'après les saintes Ecritures, que la nature et Dieu sont une même chose. — Credo in sanctum ecclesiam catholicam. On a dit à vos pères que le corps de Jésus-Christ était réellement sous les espèces eucharistiques ; mais, il est temps de vous dire, d'après les saintes Ecritures, qu'il n'y a qu'un corps, c'est le corps du Seigneur, c'est le corps de l'Eglise, c'est le corps de la nature tout entière. Que font donc les hommes qui violent, qui tuent, qui blasphèment ? Ils font ce qu'il faut faire pour parvenir aux dernières places du royaume qui nous attend tous.

C'est par l'esprit de Dieu, et ce ne peut être que par l'esprit de Dieu, que ces hommes pécheurs font tout ce qu'on peut faire de mieux pour que toutes les places du royaume éternel soient remplies. Il est nécessaire qu'il y ait beaucoup plus de pécheurs que de justes. C'est sur le péché, dit l'Apôtre, que Dieu a fondé toutes ces choses.

L'auteur de la Religion rétablie — c'est le titre de l'ouvrage — tombe ici, comme la plupart des disciples de Spinosa, dans une affreuse confusion du bien et du mal, qui lui semblent également nécessaires, également ordonnés. Malebranche représente le panthéisme de l'esprit ; au lieu de mettre, comme Spinosa, Dieu dans la matière, il a mis la matière en Dieu ; mais Malebranche du moins croyait au libre-arbitre. Au moment où s'engage la guerre, j'ai cru devoir dire un mot des doctrines de la Révolution ; car ces doctrines retentiront sur les événements.

La nouvelle des désastres de nos armées jeta un nouveau mouvement dans la population déjà si agitée. En France, la défaite est toujours coupable ; on chercha partout des complots et des trahisons ; les Girondins accusèrent la Cour, la Cour accusa les Montagnards. Le besoin de se trouver mutuellement des torts ne fit qu'aigrir les ressentiments. Le peuple sentit tout de suite par où la situation le blessait ; en vain quelques constitutionnels, à la tête desquels se plaça Lafayette, essayèrent-ils de refouler la Révolution et de pourvoir au roi ; il était évident pour tous que ce roi était un obstacle au libre déploiement de la force populaire. Le trône barrait l'élan de la France ; il fallait ou le — briser ou consentir à une soumission honteuse. Les Girondins avaient cru plier la royauté à leurs intrigues ; mais de tels hommes n'avaient point la main assez forte, ni l'esprit assez convaincu, pour réagir sur la Cour, ce foyer perpétuel de contre-révolution ; la Gironde fut repoussée du ministère et de la confiance du pays.

Les modérés s'aveuglaient d'un autre côté sur les mesures à prendre pour constituer la défense ; l'énergie était désormais à l'ordre du jour ; un ciel si rempli d'électricité que l'était alors le ciel de la Révolution, ne pouvait se décharger que par plusieurs orages successifs. La guerre, repoussée au début par les Montagnards, devait dicter désormais des conditions nouvelles ; il fallait voiler les statues de la liberté et de la justice, pour découvrir celle du salut public. Le point de vue moral et politique de la Révolution française changea tout à coup avec l'apparition de l'ennemi. La tempête battait les flancs du navire ; dans cette situation extrême, on jeta provisoirement à la mer tout le bagage des idées constitutionnelles. Le besoin de se couvrir du patriotisme comme d'un bouclier, entraîna la France à des mesures de rigueur : la monarchie était dépassée, on lui signifia qu'elle eût à suivre le mouvement ou à disparaître.

Louis XVI tenait l'Assemblée nationale et l'opinion publique bloquées par ses vetos. Peuple, lève-toi ! Le 20 juin, un rassemblement d'environ vingt mille hommes, dans lequel les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques avaient versé leurs habitants, se dirigea vers la salle du Manège. Le mouvement reconnut tout de suite ses meneurs : c'étaient Santerre, Legendre et le terrible marquis de Saint-Hurugue. Ce dernier avait dissipé sa fortune et sa réputation dans des aventures scandaleuses ; prisonnier sous le règne de Louis XVI, il avait amassé dans son cœur un trésor de vengeance contre l'aristocratie et contre la Cour. Sa formidable voix évoquait sans cesse le fantôme de la Bastille, cette prison d'Etat où il avait été renfermé. D'une force physique extraordinaire, il se fit le chef des Enragés. La foule enflait de moment en moment, une foule terne et troublée.

Le rendez-vous était fixé sur la place de la Bastille. Les colonnes en désordre s'ébranlent : des inscriptions, parsemées ça et là dans la longueur du cortège, annoncent l'esprit et les desseins du rassemblement. Hommes, femmes, enfants, s'avancent, précédés de la déclaration des droits et du canon. Ils suivent processionnellement la rue Saint-Honoré, au milieu des acclamations, et du tumulte. Tous armés : il faudrait le crayon de Callot pour dessiner cette multitude hérissée de piques, de faux, de fourches, de croissants, de leviers, de bâtons garnis de couteaux, de scies, de massues dentelées. Les femmes, mêlées au cortège, s'avancent gravement le sabre au poing. Voilà, il faut en convenir, de singuliers pétitionnaires ! Le peuple ayant épuisé les voies de réclamations pacifiques, le peuple dédaigné et foudroyé, le peuple avait fini par mettre un bout de fer sur sa signature.

Il était deux heures quand on arriva dans la cour des Feuillants. Les terribles visiteurs s'étaient annoncés par leurs cris, par leur marche sonore et par le cliquetis de leurs armes. De violents débats s'élevèrent dans l'Assemblée nationale entre la gauche, qui était d'avis de les recevoir, et la droite qui voulait qu'on leur refusât l'entrée de la salle. Cependant le souffle de cette multitude secouait rudement les portes : que faire ? Allez donc désarmer soixante mille hommes ! Les portes s'ouvrent ; les pétitionnaires se rangent dans la salle du Corps législatif ; l'orateur, désigné par la députation, s'avance, et dit d'une voix énergique : Législateurs, le peuple français vient aujourd'hui vous présenter ses craintes et ses inquiétudes. Nous ne sommes d'aucun parti ; nous n'en voulons adopter d'autre que celui qui sera d'accord avec la Constitution. Le pouvoir exécutif n'est pas d'accord avec vous ; nous n'en voulons d'autres preuves que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'un peuple libre dépendra du caprice d'un roi : mais ce roi ne doit avoir d'autre volonté que celle de la loi. Le peuple veut qu'il en soit ainsi, et sa tête vaut bien celle des despotes couronnés. Cette tête est l'arbre généalogique de la nation, et devant ce chêne robuste le faible roseau doit plier. Nous avons déposé dans votre sein une grande douleur. Le peuple est là ; il attend dans le silence une réponse digne de sa souveraineté.

L'Assemblée répondit, mais faiblement : elle avait peur. Le cortège défila solennellement, les armes hautes et les bannières déployées ; on lisait çà et là :

Résistance à l'oppression !

Avis à Louis XVI.

Le peuple, las de souffrir,

Veut la liberté tout entière

Ou la mort.

A bas le veto !

Aux Tuileries ! aux Tuileries ! On tourne la tête du rassemblement vers le château. Les piques, suivies ou précédées du canon, se présentent sur la place du Carrousel. Les abords de la demeure royale étaient gardés. On remarquait même un déploiement de forces assez considérable... mais les armes ne tiennent pas longtemps, quand les cœurs sont atteints : tout ce simulacre de résistance s'évanouit pièce à pièce. Il y eut pourtant deux ou trois fausses alertes ; la foule, resserrée çà et là par quelque mouvement des troupes, s'enflait et allait éclabousser les murs des maisons voisines. Tous ces flots dispersés revenaient bien vite dans le courant qui montait, montait toujours. La foule dévora successivement les intervalles et les obstacles qui la séparaient du château. Les grilles, les cours intérieures étaient forcées : la multitude tenta tous les passages ; elle poussa surtout des cris de joie à la vue d'un canon que les sans-culottes montaient sur leurs épaules jusque dans la salle des gardes, au sommet du grand escalier. Une porte résiste encore on la travaille à coups de hache. Au même instant une voix crie : Ouvrez ! C'était Louis XVI, qui avait d'abord compté sur les baïonnettes des soldats pour garantir l'inviolabilité de la demeure royale, mais qui, averti de moment en moment par des clameurs et des soubresauts furieux, avait fini par se présenter lui-même au-devant de l'orage. Silence et respect : le flot populaire recula.

Toute cette multitude avait bon cœur ; elle voulait avertir le roi et non l'insulter. L'émeute poussant l'émeute, hommes, femmes, enfants, se répandirent bientôt dans les appartements. Quel spectacle ! Cette apparition de la misère armée, sous le toit pompeux des souverains, au milieu des glaces, des marbres et des dorures, était d'un effet contrastant qui serrait le cœur. Ces brigands, comme on les nommait à la Cour, ces sans-culotte, comme ils s'appelaient eux-mêmes fièrement, ces malheureux épuisés par le travail ou exaltés par les privations et les souffrances. Sire, voici votre peuple ! — Cet homme faible, dominé par une femme et par un parti d'incorrigibles, ce pauvre aveugle qui ne sait où appuyer sa main... Peuple, voilà ton roi !

Les tables des droits de l'homme furent placées en face de Louis XVI, qui occupait l'embrasure d'une fenêtre ; la loi devant le roi. Les flots de citoyens se portaient l'un après l'autre au devant de lui : Sanctionnez les décrets, lui criait-on de toutes parts ; chassez les prêtres ; choisissez entre Coblentz et Paris. Louis XVI tendait la main aux uns, agitait son chapeau pour satisfaire les autres ; mais sa voix ne pouvait dominer le tumulte. De nouvelles clameurs ayant demandé la sanction des décrets, il répondit fermement : Ce n'est ni la forme, ni le moment de l'obtenir de moi. Cette foule était orageuse, mais non mal intentionnée ; elle voulait que le roi donnât un gage à la liberté. Un homme du peuple lui tendit un bonnet rouge au bout d'une pique ; Louis XVI accepta le bonnet et s'en couvrit. La vue de ce signe démagogique sur la tête du loi produisit un effet immense : la foule sourit, elle était désarmée.

Louis XVI étouffait de chaleur et de soif : un sans-culotte lui tendit une bouteille, en lui disant : Si vous aimez le peuple, buvez à sa santé. Louis XVI prit la bouteille sans hésiter, et but à la nation. Des applaudissements couvrirent cette familiarité royale. Le bon peuple, dirons-nous à notre tour, il ne demande qu'à aimer !

Il y avait cinq heures que durait cette revue de l'opinion et de la misère parisienne ; le roi était fatigué ; de grosses gouttes de sueur roulaient sous son bonnet rouge ; c'est alors qu'arrivèrent deux ou trois députations de l'Assemblée nationale. Elles furent accueillies avec des marques de respect et de confiance ; la foule s'ouvrit pour leur livrer passage. Isnard et Vergniaud parlèrent successivement au peuple, et l'engagèrent à se retirer ; puis, trouvant le roi entouré de toute cette multitude armée et farouche qui s'écoulait lentement : Sire, n'ayez pas peur, lui dirent-ils. — Moi, craindre ! répondit le roi ; non, je suis tranquille ; puis saisissant la mai n d'un garde national : Tiens, grenadier, mets ta main sur mon cœur, et dis s'il bat plus vite qu'à l'ordinaire. Pétion survint vers six heures du soir, et balaya d'un signe les traînards. — Ainsi se termina cette journée que les royalistes ne manquèrent pas de représenter comme une journée de deuil et d'abominations. La violation du domicile royal leur parut un attentat ; mais les révolutionnaires leur répondaient : L'Europe entière saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puisqu'il est encore plein de vie et de santé, qu'il n'a pas même été pressé par ceux qui l'entouraient ; elle saura qu'il n'a point été avili ni contraint, puisqu'il n'a rien signé ni promis. Quoiqu'il ait été pendant cinq heures à la discrétion de vingt mille hommes, venus exprès pour lui demander la sanction de deux décrets salutaires, le roi n'a subi aucune violence. Le peuple venait faire ses représentations à son délégué ; il est maintenant tranquille et satisfait.

La vérité entre dans les palais des rois, disait Barrère ; mais c'est quand on brise les portes. — On les brisa le 20 juin ; la vérité entra demi-nue et le bonnet rouge sur la tête ; mais les yeux des maîtres étaient obscurcis et leur cœur pétrifié ; ils ne le virent pas.

Le peuple écoulé, la famille royale ne s'occupa qu'à compter ses outrages et les plaies faites à son inviolabilité ; elle visita les boiseries endommagées, les meubles détruits, les glaces brisées par le passage des barbares. Louis XVI mettait ses mains sur sa figure comme pour cacher l'humiliation de la royauté. Un voile de rougeur couvrait le visage enflammé de la reine, et un souffle de colère gonflait son nez d'aigle. Les familiers du château gardaient un silence abattu. Dieu avait visité la demeure des rois par la tristesse et le tremblement. On voyait sur le parquet les traces insolentes de gros souliers ferrés. L'émeute avait laissé çà et là des lambeaux et des vestiges de son passage, comme le torrent qui jette son écume sur les bords. Le mouvement insurrectionnel du 20 juin ne fut pas un attentat, ainsi que l'ont dit avec une mauvaise foi évidente les royalistes : il n'y eut de porté qu'une offense morale ; et encore cette offense était nécessaire, en face des circonstances où se trouvait alors le pays. Il fallait renverser les dernières espérances de la monarchie et détruire ce mur d'inviolabilité derrière lequel se trouvait la trahison. Le tort de cette journée fut d'être l'ouvrage d'un parti ; elle servit le ressentiment froissé des Girondins. Aussi, cette entreprise, quoique fondée sur des griefs sérieux provoquée par l'indignation qu'excitait dans le pays la longue résistance du roi, fut-elle dépourvue de résultat. Les pétitionnaires n'obtinrent pas la sanction qu'ils demandaient, et le roi souffrit tout, mais n'accorda rien.

La patrie est en danger ! Ces mots solennels venaient d'être prononcés par l'Assemblée nationale. La France en reçut la nouvelle avec une émotion grave. Toutefois, les premières opérations furent empreintes de mollesse et d'incertitude : l'élan national était comprimé par l'existence de la monarchie et par les craintes qu'inspiraient les sourdes manœuvres des royalistes. Les hommes, dont l'avenir reniera la mémoire, appuyaient ouvertement à l'intérieur les mouvements de l'étranger. Louis XVI, de son château, tendait la main aux armées étrangères ; la nation se trouvait de la sorte entre une conspiration et une guerre, entre ennemi et ennemi. La Cour paralysait tous nos moyens d'attaque ou de défense. Les cadres de nos armées étaient vides ou mal remplis, nos frontières découvertes, nos places fortes dépourvues. Il semblait que Louis XVI eût dit à la France Je te défends de vaincre ! Le pays n'était plus d'humeur à recevoir des ordres ; il méprisa les lenteurs calculées et perfides de la Cour.

La déchéance du roi était ouvertement demandée dans les feuilles publiques, les clubs et les sections : quelques citoyens engageaient charitablement wuis XVI à se démettre de la couronne et à rentrer dans la vie obscure pour laquelle il était né. Il n'y a qu'en France, avait dit Robespierre, où l'on force les gens à être rois malgré eux. Cette question de la déchéance s'éleva bientôt jusqu'à l'Assemblée nationale, où elle fut soutenue par les Girondins. Vergniaud et Brissot tournèrent leur batteries sur le château des Tuileries, où siégeait la force de la coalition étrangère. Ils accusèrent hautement Louis XVI de couvrir la ligue des rois contre la France. La Gironde voulait faire de la déchéance du roi une intrigue politique, et le parti des Montagnards un acte d'autorité populaire. Les uns voulaient annuler la monarchie, les autres voulaient la détruire.

On avait suspendu le fleuve de la liberté pour laisser passer la guerre. Le dimanche, 22 juillet, on tira le canon dès le matin ; des ; charges d'artillerie continuèrent d'heure en heure pendant tout le jour. Les officiers municipaux à cheval, divisés en deux bandes, sortirent à dix heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux, par un garde national, une grande bannière tricolore, sur laquelle était écrit : Citoyens, la patrie est en danger ! Devant et derrière le cortège marchaient plusieurs canons. De nombreux détachements de gardes nationales et quelques piques les accompagnaient. Une musique conforme à la circonstance se faisait entendre de moment en moment. Des amphithéâtres étaient dressés sur les places publiques pour recevoir les enrôlements volontaires. Une tente couverte de guirlandes et de feuilles de chêne, chargée de couronnes civiques et flanquée de deux piques avec le bonnet de la liberté ; le drapeau de la section, planté en avant, et flottant au-dessus d'une table posée sur deux tambours ; le magistrat du peuple, avec son écharpe, enregistrant les noms qui se pressaient en foule sous sa plume ; les balustrades, les deux escaliers, le devant de l'amphithéâtre défendu par deux canons, et toute la place inondée d'une jeunesse ardente, qui venait offrir son sang à la patrie : un pareil tableau ne sortira jamais de la mémoire ni du cœur des Français qui ont vu ces beaux jours de la Révolution.

Quelle différence entre le concours enthousiaste de cette multitude et le spectacle affligeant que présentaient sous l'ancienne monarchie les nécessités du recrutement militaire ! Il n'y avait ici d'autre racoleur que le dévouement, et tout le monde voulait partir. Quelques vieux royalistes, témoins de cette ardeur héroïque, disaient entre eux : C'est bien ; mais, comment ces jeunes soldats feront-ils pour se battre, maintenant qu'ils n'ont plus d'officiers nobles à leur tête pour les commander ?

L'illuminisme concourait à nous ouvrir les profondeurs de l'Allemagne. En France, les initiés avaient quitté l'ombre des transmissions souterraines, entraînés qu'ils étaient fatalement à la publicité avec l'apparition de ces idées empruntées aux confréries anciennes et conservées sous le sceau mystérieux du symbole, se reforma une sorte de cheva lerie révolutionnaire. L'objet du mouvement politique et militaire de 92 était, en effet, le même que le but proposé, dans les siècles de barbarie, aux âmes généreuses : étendre et fortifier la main de Dieu sur le faible.

Paris ne répondit pas seul au cri de l'Assemblée nationale : La patrie est en danger ! Les quatre-vingt-trois départements tressaillirent. Une fête commémorative du 14 juillet fut célébrée au Champ-de-Mars ; la Révolution put passer en revue ses forces. Pétion, qui avait été suspendu par la Cour de ses fonctions de maire, à cause de sa conduite dans la journée du 20 juin fut applaudi par une multitude turbulente, qui cria : Pétion ou la mort ! On ne s'aperçut guère du roi, qui vint prêter encore une fois serment à la Constitution sur l'autel de la patrie. Le 30 juillet, arrivée des Marseillais. On les fête ; le faubourg Saint-Antoine s'avance à leur rencontre ; Santerre leur présente un banquet au nom de ses compatriotes ; les armes 6E les verres se mêlent dans le salon d'un restaurateur des Champs-Elysées. Tous les cœurs bouillonnent. L'exaspération est au comble, quand un message du roi annonce la marche de cinquante-deux mille Prussiens sur Paris.

Une coalition formidable s'avançait, précédée du terrible manifeste du duc de Brunswick. Ô France ! tu es perdue, si tu n'appelles à toi toute ton énergie ! Je vois tes ennemis qui t'environnent de toutes parts ; je vois les aigles des armées du Nord fondre sur ta tête comme une proie certaine, je vois reluire les épées et l'alliance des tyrans réunis s'étendre jusque par delà le Caucase. Ecoute plutôt ce que te dit ton ennemi :

La ville de Paris et tous les habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer, 'ainsi qu'à toutes les personnes royales, l'inviolabilité et le respect auquel le droit de la nature et des gens oblige les sujets envers les souverains ; leurs majestés impériales et royales rendent personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être militairement châtiés, sans espoir de pardon, tous les membres de l'Assemblée nationale, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu'il appartiendra ; déclarent, en outre, leurs dites majestés, sur leur foi et parole d'empereur et roi, que si le château est forcé ou insulté, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à leurs majestés le roi, la reine et la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d'attentats aux supplices qu'ils auront mérités.

 

Ces menaces, loin de jeter la terreur dans les esprits, firent courir, d'un bout de la France à l'autre, un frémissement de rage. Qui ose nous parler ainsi ? Ne sommes-nous pas cinq ou six millions d'hommes en état de porter les armes ; renvoyons la terreur à ceux qui veulent nous intimider. Tous debout ! La Révolution étant devenue une question d'existence nationale, la France lia ses armes à l'a défense des principes. Une idée soulevait le sein de la France, et c'est cette idée qui la rendait indomptable.

Les soupçons augmentèrent avec l'approche de l'ennemi ; à chaque pas qu'on portait en avant sur les frontières pour les défendre, on retournait la tête derrière soi, vers le château. La sûreté intérieure n'inquiétait pas moins que la sûreté extérieure. Les volontaires qui s'enrôlaient sur les places publiques étaient abordés par des citoyens au visage sombre : Où courez-vous ? leur disait-on. L'ennemi n'est pas sur la frontière, il est dans nos murs. Les Tuileries correspondent avec Coblentz ; Coblentz a des intelligences avec toutes les Cours étrangères. Le centre des opérations de l'ennemi étant aux Tuileries, c'est là qu'il faut porter d'abord vos forces et vos armes. Ce langage était répété dans les faubourgs. Robespierre exprimait dans son journal, le Défenseur de la Constitution, les mêmes défiances : Déjà une Cour parjure se prépare à voler sous les drapeaux des tyrans de l'Europe. Voilà la situation où nos ennemis nous ont placés ; voilà notre cause : que les peuples de la terre le jugent ! Ou, si la terre est le patrimoine de quelques despotes, que le ciel lui-même en décide, Dieu puissant ! cette cause est la tienne ! Défends toi-même ces lois éternelles que tu gravas dans les cœurs ; absous ta justice accusée par le triomphe du crime et par les malheurs du genre humain, et que les nations se réveillent du moins au bruit du tonnerre dont tu frapperas les tyrans et les traîtres !

Au moment où la nation se préparait à une lutte désespérée, dans ces jours décisifs et solennels, Robespierre fut le seul qui se souvint de la Divinité. Le salut des nations s'accomplit dans la tristesse et le tremblement. Les journées qui précédèrent le 10 août sonnèrent pour le peuple comme pour le château des heures d'anxiété infinie. Les chefs du mouvement eux-mêmes étaient consternés. Robespierre se plongea dans la retraite ; son œil fixe n'envisageait pas sans crainte les conséquences de la chute du roi. Tout lui semblait mystère et ténèbres derrière ce trône renversé. A tout prendre, si les événements n'avaient pas exigé ce dernier sacrifice -à la Révolution, il eût préféré s'en tenir à la Constitution de 91 ; mais la Cour avait perdu la royauté. Danton lui-même s'était retiré à Arcis-sur-Aube, d'où il ne revint à Paris que le 9 août. Ainsi la Révolution, après avoir rencontré des obstacles et des résistances dans les pouvoirs constitués, hésitait un instant devant la victoire ; mais quand un pareil événement a passé sa tête entre les fentes et les éboulements d'une société en ruines, il n'est plus possible à ses amis eux-mêmes de l'arrêter.

Un comité insurrectionnel s'était formé ; Barbaroux et Carra préparaient les voies au soulèvement. La Cour, de son côté, se tenait en état de défense. On faisait coucher des hommes au château. Une police secrète s'était organisée dans le cabinet des Tuileries ; des rapports faits par des espions instruisaient la famille royale des mouvements et des propos de la ville. Voici l'un de ces rapports, daté du 5 août : Le nommé Nicolas, batelier sur le pont Saint-Paul, demeurant rue de la Mortellerie, à côté de la rue du Long-Pont, doit assassiner ... (le nom est en blanc) à l'instigation de la Société des Amis des Droits de l'Homme.

Nous ne nous perdrons pas en conjectures sur l'objet du crime ; il y a tout lieu de croire que la personne désignée au poignard de ce fanatique était la reine. L'auteur du Rapport désigne ensuite le sieur Fournier l'Américain, demeurant rue de Mirabeau ; le sieur Rossignol, demeurant rue Dauphine ; le nommé Nicolas la Pipe, fort du port, comme devant seconder les projets contre la famille royale et marcher à la tête des fédérés.

Les principaux traits de l'insurrection prochaine se trouvent esquissés dans ce rapport, quoique d'une manière un peu vague. L'espion assure que les sieurs Santerre, Rossignol et Dijon distribuent chaque jour 800 francs au faubourg Saint-Marcel., que le sieur Balzac, demeurant place de la Bastille, et le sieur Clin, se sont promenés le 6 au soir du Louvre à la Grève, par le pont Double et le faubourg Saint-Antoine, en criant qu'ils portaient le sabre pour mettre à bas les têtes du roi et de la reine[5].

On voit par là que la famille royale était prévenue : un instant elle se crut à la veille non seulement de résister, mais de rétablir ses pouvoirs abolis. Le 8, tout était en grande fermentation ; les Tuileries ressemblaient à une place forte menacée de siège, Paris était un camp armé de toutes pièces par l'opinion. Les nobles étaient accourus de toutes les provinces et remplissaient le château jusqu'aux combles. Des sabres, des épées, des pistolets, encombraient les corridors. Pour masquer la conspiration de la Cour contre la Constitution et l'Assemblée nationale, on tramait aux Tuileries le complot de transférer le Corps législatif à Rouen, où il y avait une réunion de troupes suisses ; mais les députés s'y opposèrent. Pour vaincre leur résistance, on insinua aux membres de l'Assemblée que leur vie n'était pas en sûreté à Paris. Ils refusèrent absolument de déplacer le siège de la représentation nationale.

Le 9, on parlait ouvertement d'en finir avec le parti du roi. Il s'agit de savoir, disaient les citoyens, s'il y a, oui ou non une patrie et une Constitution. La France n'a pas le droit d'abdiquer sa nationalité. Il faut couper cette main que la royauté des Tuileries tend aux monarchies européennes. Les soupçons d'intelligence avec l'étranger soupçons qui ont été confirmés depuis, éteignaient toute compassion dans le cœur des masses. Le soir, Danton jeta l'alarme aux Cordeliers.

Qu'attendez-vous ? La Constitution est impuissante, l'Assemblée nationale hésite ; il ne vous reste plus que vous-mêmes pour vous sauver ! Hâtez-vous donc ; car cette nuit même, des satellites, cachés dans le château, doivent faire une sortie sur le peuple et l'égorger avant de quitter Paris, pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc ! aux armes ! aux armes ! Danton appuie ce discours d'un mouvement de tête colossal et de gestes terribles ; cet homme avait en lui du dogue et du lion ; il aboyait et rugissait à la fois ; sa main levée foudroyait le château. La multitude, appelée à donner son avis, opina par des cris et par un tumulte effrayant. Un frisson d'armes courut de faubourg en faubourg. Quand le moment est venu de porter son intervention dans les destinées de l'Etat, le peuple, dont on étouffait la voix, le peuple vote à coups de canon.

Voyons à présent les mélancoliques événements de la journée du 10 août à travers les émotions des personnes attachées au parti de la Montagne. On a parlé de la quantité de larmes que contiennent les yeux des reines : mais on n'a rien dit des pleurs que versent dans le silence et l'oubli les femmes des défenseurs de la liberté. Lucile Desmoulins tenait une espèce de journal où elle racontait son âme.

Qu'allons-nous devenir, s'écrie-t-elle, ô mon pauvre Camille ? Je n'ai plus la force de respirer... Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi !... Mous voulons être libres : ô Dieu qu'il en coûte !...

Le 8 août, je suis revenue de la campagne ; déjà tous les esprits fermentaient bien fort. Le 9, j'eus des Marseillais à dîner ; nous nous amusâmes assez. Après le dîner, nous fûmes tous chez M. Danton. La mère pleurait ; elle était on ne peut plus triste ; son petit avait l'air hébété ; Danton était résolu ; moi je riais comme une folle. Ils craignaient que l'affaire n'eût pas lieu : quoique je n'en fusse pas du tout sûre, je leur disais qu'elle aurait lieu. Mais, peut-on rire ainsi, me disait madame Danton. Hélas ! lui dis-je, cela me présage que je verserai bien des larmes ce soir. Il faisait beau ; nous fîmes quelques tours dans la rue ; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes passèrent en criant : Vive la nation ! Puis des troupes à cheval ; enfin des troupes immenses. La peur me prit : je dis à madame Danton : Allons-nous-en. Elle rit de ma peur ; mais à force de lui dire, elle eut peur aussi. Je dis à sa mère : Adieu ; vous ne tarderez pas à entendre sonner le tocsin. Arrivés chez madame Danton, nous la trouvâmes fort agitée.

Je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec son fusil. 0 Dieu ! je m'enfonçai dans l'alcôve, je me cachai avec mes deux mains, et me mis à pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut à Camille que je ne voulais pas qu'il se mêlât dans tout cela je guettai le moment où je pouvais lui parler sans être entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'était exposé. Fréron avait l'air d'être déterminé à périr. Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'à mourir. Chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la dernière fois. J'allai me fourrer dans le salon qui était sans lumière pour ne point voir tous ces apprêts... Nos patriotes partirent ; je fus m'asseoir près du lit, accablée, anéantie, m'assoupissant parfois ; et lorsque je voulais parler, je déraisonnais. Danton vint se coucher ; il n'avait pas l'air fort empressé, il ne sortit presque point. Minuit approchait ; on vint le chercher plusieurs fois ; enfin il partit pour la Commune ; le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baignée de larmes, à genoux sur la fenêtre, cachée dans mon mouchoir, j'écoutais le son de cette fatale cloche... Danton revint.

On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles ; je crus m'apercevoir que leur projet était d'aller aux Tuileries ; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'évanouir. Madame Robert demandait son mari à tout le monde. S'il périt, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement ! si mon mari périt, je suis femme à le poignarder. Camille revint à une heure ; il s'endormit sur mon épaule... Madame Danton semblait se préparer à la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle écoute, pâlit, se laisse aller, et s'évanouit. Jeannette criait comme une bique. Elle voulait rosser la M. V. Q., qui disait que c'était Camille qui était la cause de tout cela. Nous entendîmes crier et pleurer dans la rue ; nous crûmes que tout Paris allait être tout en sang. Cependant on vint nous dire que nous étions vainqueurs. Mais les récita étaient cruels. Camille arriva, et me dit que la première tête qu'il avait vue tomber était celle de Suleau. Robert avait eu sous les yeux l'affreux spectacle des Suisses qu'on massacrait. Le lendemain, 11, nous vîmes le convoi des Marseillais. Le lendemain, 12, en rentrant, j'appris que Danton était ministre.

 

Ainsi les larmes des femmes se mêlaient à l'événement politique, comme les gouttes de pluie au grondement du tonnerre.

Aux approches du 10 août, Marat libre depuis quelque temps, rentra dans son souterrain. Le courage du journaliste n'est pas celui du soldat. Pourvu qu'il osât découvrir toute sa pensée, l'Ami du peuple croyait pouvoir mettre l'épaisseur d'une voûte entre sa personne et les hasards de la guerre civile. Désigné d'avance à tous les coups de la réaction, dans le cas où la Cour l'emporterait, il n'avait aucune miséricorde à espérer. Ce cœur si bouillant avait paru calmer ses emportements et ses violences avec les progrès de l'exaspération générale. Le résultat de la lutte lui semblait douteux ; les suites pouvaient en être mortelles pour la liberté : les privilèges, en se renversant, avaient répandu çà et là bien des colères ; les amours-propres offensés, les intérêts déchus allaient se rallier autour du trône dans un dernier espoir de succès et de vengeance. Dans la soirée du 9, Marat était particulièrement triste. Une main, sans doute connue, frappa contre la porte du caveau trois coups ; Marat leva la tête avec défiance ; alors une voix de femme, douce et claire : Ouvrez, Marat, c'est moi, il ouvrit.

Une jeune fille blonde, svelte et jolie, entra avec un petit sourire aux lèvres. Elle portait à son bras un panier en jonc gonflé de quelques provisions de bouche, du riz, des fruits secs et une bouteille de café à l'eau, c'était le souper du proscrit. Marat avait eu peu de rapports dans sa vie avec les femmes. Celle-ci était la comédienne Fleury ; l'Ami du peuple l'avait connue à Versailles ; pauvre fille, abandonnée au théâtre dès ses plus jeunes années, elle avait beaucoup ri et beaucoup souffert ; il lui en restait une pitié intarissable pour les malheureux. Mademoiselle Fleury trouvait un charme triste et doux à venir de temps en temps défaire son masque de théâtre, ce masque rose et joyeux, sous lequel il y avait des larmes, auprès du masque de fer de Marat. Opprimée sous le fardeau du mépris qui s'attachait à sa profession, cette actrice hâtait de tous ses vœux le dénouement d'une révolution juste, raisonnable et humaine, qui devait bannir du monde les préjugés de castes ou d'états. Marat lui demanda des nouvelles de la ville. Paris ne remuait pas encore.

C'est fini, dit-il, notre cause est perdue. Je vais partir pour Marseille avec Barbaroux ; nous irons planter ensemble des oliviers, et nous consoler, au sein de la nature, de l'ingratitude et de la bêtise des hommes. Puisqu'ils tiennent à être esclaves et à baiser la verge qui les fouette, nous les laisserons à leur servitude. Et il frappait du pied la terre, et il se promenait de long en large, sous les voûtes mornes du souterrain, en proie à une horrible agitation ; cet homme était possédé du démon de la révolte.

A minuit, un coup de canon solitaire se perdit dans les ténèbres ; le cœur de Marat tressaillit. C'est le signal ! Ce coup de canon alluma, en effet, des tocsins çà et là. Les cloches sonnèrent toute la nuit. Au demi-jour, on battit la générale. La colonne des Brestois et des Marseillais se mit en mouvement vers les Tuileries. A huit heures, Marat reçut avis que Santerre se portait au château avec son faubourg ; les citoyens étaient armés de piques, de fusils et de dévouement. Un second estafette pénètre dans le souterrain : il est neuf heures ; les partis sont en présence ; l'artillerie est dressée de part et d'autre ; les régiments suisses sont en armes devant les grilles et les échoppes qui leur servent de corps de garde. A dix heures, une assez forte canonnade, entremêlée de silence, se fait entendre. Marat se promène dans son caveau comme une bête fauve dans sa cage la poitrine haletante, la sueur aux cheveux, l'écume à la bouche.

Le château se défend ; la mitraille balaye le front des colonnes insurgées ; la fusillade abat de part et d'autre un grand nombre de victimes. Les sans-culotte reculent et reviennent à la charge avec une intrépidité terrible. Enfin la victoire se décide. On apprend la fuite du roi, la prise des Tuileries, l'incendie du château et le massacre des Suisses. Au tomber du jour, des chants lointains annoncent le retour et la victoire du peuple. A six heures du soir, les rôles étaient violemment changés entre les hommes engagés dans la lutte : Marat venait de sortir de son souterrain, Louis XVI, avec sa famille, allait entrer à la tour du Temple.

La conduite du roi dans cette journée mémorable fut indécise et tortueuse ; cet homme avait la mauvaise foi de la faiblesse. Quand Louis XVI quitta les Tuileries, on était au fort de l'action : arrivé, dans le plus grand désordre, à la salle du Manège, il se plaça sous la sauvegarde de l'Assemblée nationale. L'infortune de la grandeur et de la décadence toucha les cœurs. Chabot fit néanmoins observer que la Constitution défendait de délibérer devant le roi ; un décret décide que Louis XVI et sa famille passeront dans la loge du logographe. Lorsqu'il est entré dans cette loge, les officiers généraux suisses demandent à sa majesté quels ordres elle veut leur donner. Retournez à votre poste, et faites votre devoir, répond froidement Louis XVI. En maintenant la résistance du château, du fond de sa retraite, le roi couvrait sa tête et se ménageait en même temps les chances plus ou moins heureuses d'une victoire.

Ce calcul amena tous les malheurs de la journée. La mêlée recommença furieuse. On fit signer au roi un ordre de cesser les hostilités : mais il était trop tard ; les Suisses, enveloppés et accablés par la multitude, suspendent, reprennent le feu, et sont massacrés. Pendant ces heures mortelles, au moment où se décidait le sort de la Couronne, où de fidèles serviteurs tombaient au château victimes d'un dévouement inutile, où une pesante charrette traversait la place, toute chargée de blessés, et roulait, de minute en minute, sous les guichets du Louvre, que faisait le roi ? Il mangeait.

L'orage se déplaçait d'un instant à l'autre ; tantôt il grondait sur les Tuileries, tantôt sur l'Assemblée nationale. Les vitres palpitaient sous le sifflement des balles, les pierres craquaient, les portes et les fenêtres mugissaient ; on eût dit un vaisseau agité par une tempête de feu. Une canonnade désespérée éventrait les murs ou faisait de larges trouées dans la masse compacte des assaillants. Ce flux et reflux de la guerre civile trouvait dans le centre de l'attaque ou de la résistance des caractères bien différents. Au château, ce n'était que fuite et pâleur ; l'Assemblée, au contraire, déploya devant le danger une énergie stoïque. Un instant on crut que le canon des Suisses foudroyait la salle ; la représentation nationale jura, avec des élans d'enthousiasme, de mourir à son poste. Quand le peuple s'empara des Tuileries, le roi n'y était plus depuis longtemps : il n'y avait que la royauté. Tombez, insignes d'un pouvoir aboli ! Des sans-culotte mirent fièrement le pied sur les velours, les armes, les fleurs-de-lis ; ils jurèrent la haine et le mépris de la royauté, au pied de ce trône vide qui s'abîmait lui-même dans la puissance nationale.

Cette bataille fut une journée des plus sanglantes de la Révolution. Le nombre des victimes se trouva être considérable de part et d'autre. Le jardin des Tuileries présentait un spectacle affligeant ; on ne marchait que sur l'incendie ou sur la mort. Les bras manquaient pour emporter les cadavres ; ils furent trouvés le lendemain tout couverts de mouches qui suçaient le sang figé de leurs larges blessures et qui remplissaient les cavités de leurs yeux. Les bataillons, éclaircis par les boulets, rentrèrent dans les faubourgs à la nuit ; il manquait çà et là un père, un époux, un frère, le deuil voilait de temps en temps l'éclat et la joie de la victoire, comme un crêpe jeté sur un drapeau. Ces douleurs domestiques couvaient des vengeances.

Le château des Tuileries levait, au milieu des meurtrissures son front morne. Il ressemblait à une de ces demeures bibliques sur lesquelles la malédiction du Très-Haut a passé. Triste comme le crime, solitaire comme la trahison, il était condamné à recevoir la visite des hiboux et des autres oiseaux de nuit. Une main populaire écrivit sur les murs : Ici logeaient les ci-devant rois de France.

Le fanatisme de l'attaque n'avait provoqué la fureur de la résistance que dans quelques âmes pliées à la discipline militaire. Un malentendu, la fatalité des armes, des situations et des uniformes, plus que tout cela une soif de martyre dans les rangs de la multitude, avaient aggravé les résultats d'une lutte qui eût. pu se terminer plus heureusement. Au moment de jeter son tonnerre sur tous les peuples de l'Europe, la Révolution voulait qu'il fût d'abord couvert du sang français, comme pour le purifier d'égoïsme et d'ambition nationale. La défaite du Cabinet des Tuileries retentit jusqu'aux armées, et toutes les monarchies en éprouvèrent le contre-coup. Paris avait reçu et fait de profondes blessures ; un trône, si ruiné qu'il soit, ne s'écroule jamais sans écraser bien des victimes dans sa chute. De si haut qu'un autre homme tombe sur les planches d'une guillotine, il ne se brise jamais qu'en deux morceaux ; mais les rois font bien plus de ruine autour d'eux ; une partie de la nation se trouve enveloppée dans leur sort, et pour une fortune qu'on croyait abattre, c'est tout une ligue d'intérêts qui s'ébranle.

La journée du 10 août ne fut ni une conspiration, ni une surprise, ce fut l'œuvre de tout un peuple. Ceux qui ne mirent point la main au mouvement le consentirent. La royauté avait fait son temps ; mais un pouvoir si ancien ne tombe jamais sans une lutte. Cette lutte fut acceptée gravement par la population héroïque des faubourgs : Marseille en donna le signal à Paris. La république était toute formée dans le cœur des Phocéens : elle en sortit, pour ainsi dire, au bruit du tambour et du canon. On distinguait, raconte Robespierre, l'immortel bataillon de Marseille, célèbre par des victoires remportées dans le Midi. Cette légion, également imposante par le nombre, par la diversité infinie des armes, et surtout par le sentiment sublime de la liberté qui respirait sur les visages, présentait un spectacle qu'aucune langue ne peut rendre.

Des enfants, des femmes, combattirent à la tête du peuple. Aux approches du 10 août, Théroigne avait annoncé le projet d'enrôler sous ses ordres deux mille piques. Au point du jour, elle se trouva sous son costume d'amazone aux Feuillants, où l'on venait de conduire des prisonniers. Quelques gardes nationaux du parti de la Cour, instruits des événements qui se préparaient, avaient aussi pris les armes. Une de ces fausses patrouilles fut arrêtée. Onze prisonniers sur vingt-deux, ayant été placés dans une salle séparée, trouvèrent le moyen de se sauver, en sautant par la fenêtre, dans un jardin dont ils brisèrent les issues. Parmi ceux qui n'avaient pu s'évader, on remarquait un jeune homme d'un extérieur élégant, en bonnet de police et en uniforme de garde national. C'était Suleau : écrivain royaliste, il s'attachait particulièrement à démasquer la personne et les ridicules des révolutionnaires ; il adressait chaque jour à Théroigne de ces injures écrites qu'une femme n'oublie, ni ne pardonne. Le hasard voulut que le nom de ce jeune pamphlétaire fût prononcé devant elle : —

Quoi ! c'est Suleau ! Et courant droit à son ennemi : Ah ! c'est vous, s'écrie Théroigne, qui me calomniez ainsi ! ah ! je suis vieille ! ah ! je suis laide ! Ah ! je suis la maitresse de Populus ! En disant ces mots, elle lève le sabre nu ; son œil étincelle ; une sombre et subite vengeance couvre son beau visage d'un voile de feu. Suleau oppose quelque résistance ; Théroigne l'enlace dans une lutte désespérée : il tombe. — Ceci fait, Théroigne court à l'assaut des Tuileries. Elle se distingue par sa bravoure et obtient, malgré son sexe, un grade militaire. La fougueuse Rose Lacombe s'élance de son côté sous le feu ; un éclat d'obus lui blesse le poignet ; les Marseillais, étonnés, lui décernent, après la victoire, une couronne civique.

Au milieu de ces événements solennels, l'Assemblée nationale, réduite à une faible minorité, montra plus de résolution qu'on n'aurait osé l'attendre d'une réunion d'hommes si pâles et si flottants : elle suspendit Louis XVI de ses fonctions. En pareil cas c'est toujours la minorité qui entraîne à elle la Providence. La grande majorité des membres de la Législative était royaliste ; elle se cacha au jour du danger. La première Assemblée nationale avait mis hors de combat les aristocrates ; dans la seconde, les républicains, quoique en petit nombre, abattirent les constitutionnels.

Voici le moment de fixer la signification de cette journée. Depuis longtemps le roi ne régnait plus ; ce n'est donc pas la royauté qu'on a détruite le 10 août. Ce qu'on attaquait et ce qui tomba dans cette lutte héroïque, ce fut la tyrannie de la classe moyenne, masquée derrière la Constitution et derrière le château des Tuileries. Le peuple versa son sang ; c'est la monnaie qui rachète les droits. A dater de ce jour, les piques eurent le pas sur les baïonnettes, et tous les privilèges fléchirent devant la multitude. Le 10 août consacra la victoire de la souveraineté populaire sur toutes les aristocraties hautes ou moyennes. Le trône ne fut pas renversé, comme on l'a dit, par une faction ; il fut broyé entre les rivalités terribles des classes nouvellement affranchies, qui se disputaient le terrain. Sans le 10 août, il n'y eût point eu de Révolution, car il n'y eût point eu de justice, ni d'égalité parmi les citoyens libres. La guerre confiée aux mains des constitutionnels aurait manqué de détermination et d'énergie : en mettant le cadavre de la royauté entre Paris et Coblentz, les hommes du 10 août couvrirent la France contre l'étranger frappé de tant d'audace. Toutes ces vues étaient alors confuses et enveloppées : mais elles se dégagèrent par la victoire ; au milieu du tumulte des partis et du fracas des institutions tombées, au moment décisif, Dieu parla du haut du nuage, et la terre se tut.

Les constitutionnels léguaient aux hommes du 10 août une situation lamentable : la fortune publique anéantie ; un papier-monnaie qui, de jour en jour, menaçait de s'évanouir ; nos frontières dégarnies ; nos armées livrées au découragement, conduites par des chefs peu sûrs et battues partout ; l'ennemi maître de nos meilleures places fortes ; l'administration sans nerf et le gouvernement sans croyance ; toutes les forces du pays inactives ou désorganisées ; l'indifférence dans les cœurs, la corruption dans les consciences, telles étaient les conséquences du passage de la classe moyenne aux affaires. L'énergie seule, une énergie colossale, pouvait sauver le pays, dans des circonstances si critiques. Le peuple, évoqué par le canon du 10 août, se leva tumultueusement pour défendre la Révolution ou mourir. Cette forte race celtique ne connaît que le devoir farouche ; attachée au sol par toutes les mystérieuses sympathies de la nature, elle verse sur la terre nationale ou la sueur ou le sang. L'ennemi, je veux dire Louis XVI, étant tombé à l'intérieur, tous les yeux se tournèrent avec tous les bras vers les frontières. La guerre dans laquelle on s'engageait était une guerre sainte : on s'y prépara comme à un acte religieux.

Danton, l'homme de la tempête, avait été porté au ministère ; avec lui la force plébéienne venait de faire irruption dans le gouvernement. Son premier soin fut de préparer une résistance gigantesque. Danton, ce Cerbère de la Révolution, jura de défendre contre l'ennemi l'entrée de la France : il le fit avec des fureurs et des aboiements sublimes, le 28 août à la tribune de l'Assemblée nationale :

Le pouvoir exécutif provisoire m'a chargé d'entretenir l'Assemblée des mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre révolutionnaire. L'ennemi menace le royaume ; mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de l'Assemblée n'avaient pas contrarié, par erreur, les opérations du pouvoir exécutif, déjà l'armée remise à Kellermann se serait concertée avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont exagérés. Il faut que l'Assemblée se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renversé le despotisme, ce n'est que par une convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simulée de Lafayette ; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu'il doit se précipiter en masse sur les ennemis. Telle est notre situation, que tout ce qui peut matériellement servir à notre salut doit y concourir. Comment les peuples qui ont conquis la liberté l'ont-ils conservée ? ils ont volé à l'ennemi et ne l'ont point attendu. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait l'arrivée des ennemis ? Le peuple français a voulu être libre, il le sera. On mettra à la disposition des municipalités tout ce qui sera nécessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient à la patrie quand la patrie est en danger.

 

L'Assemblée n'osa point se montrer sourde à ces accents passionnés ; elle adopta toutes les mesures que la nécessité commandait ; et bientôt une masse imposante de citoyens armés rassura le sein ému de la patrie. Cependant les hommes les plus exaltés s'emparent de la Commune ; ils veulent en faire le centre d'action de leur parti : Marat, le Simion stylite de la démocratie, Panis, Sergent, Duplain, Lenfant, Lefort, Jourdeuil, Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Tallien et quelques autres concentrent sur ce point toute leur influence. On réclame la formation d'un tribunal composé de Juges créés pour les circonstances. Un membre de la Commune dominatrice vient annoncer à la barre de l'Assemblée nationale que le tocsin sonnerait à minuit, que la générale battrait, que le peuple était las de n'être pas vengé, et qu'on eût à craindre sa justice. Une autre députation s'avance et dit :

Si, avant deux ou trois heures, les jurés ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris. Hérault de Séchelles fait décréter l'élection d'un tribunal criminel extraordinaire ; pour en être membre il suffira d'avoir 25 ans et d'être homme de loi depuis un an. On décide ensuite que l'accusé n'aura que pendant douze heures en communication la liste des témoins ; on supprime le délai de trois jours entre le jugement et l'exécution. Une nouvelle proclamation établit qu'il ne faut pas, par un respect superstitieux pour la Constitution, laisser paisiblement le roi et ses perfides conseillers détruire la liberté française.

Toutes ces dispositions témoignent de l'état de crise où se trouvait alors le pays. Osselin, d'Aubigny, Dubail, Coffinhal, Pepin-Degrouettes, Lulier, Gohier et Caillet de l'Etang sont élus membres du tribunal criminel de Paris ; Robespierre refuse de présider cette commission, dont la justice pouvait ressembler à une vengeance ; il avait déjà décliné, quelques mois auparavant, les fonctions odieuses d'accusateur public.

La commune ne cessait de veiller au salut de la France. Les mesures expéditives de ce nouveau pouvoir révolutionnaire devaient effrayer la modération et la mollesse des représentants : Tallien s'exprime en ces termes, à la barre de l'Assemblée nationale : Les représentants provisoires de la Commune appelés par le peuple dans la nuit du 9 au 10 août pour sauver la patrie, ont dû faire ce qu'ils ont fait. C'est vous-mêmes, ajoute-t-il, qui nous avez donné le titre honorable de représentants de la Commune. Tout ce que nous avons fait, le peuple l'a sanctionné ; ce n'est pas quelques factieux comme on voudrait le croire, c'est un million de citoyens. Nous avons séquestré les biens des émigrés, chassé les moines, les religieuses, livré les conspirateurs aux tribunaux, proscrit les journaux incendiaires qui corrompaient l'opinion publique, fait des visites domiciliaires, fait arrêter les prêtres perturbateurs ; ils sont enfermés dans une maison particulière, et sous peu de jours le sol de la liberté sera purgé de leur présence. L'Assemblée s'étonne et se tait.

Danton grondait toujours comme la foudre ; il revint à l'Assemblée, et la loua du résultat des mesures prises :

Il est bien satisfaisant, messieurs, pour les ministres d'un peuple libre, d'avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s'émeut, tout s'ébranle, tout brûle de combattre. Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a juré d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l'intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. C est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière ; c'est en ce moment que l'Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre.

Nous demandons, que vous concouriez avec nous à diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous secondent dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort. Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements ; qu'il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour les avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie : pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la patrie est sauvée.

 

Mais Longwy s'est rendu aux Prussiens, le 23 août ; l'armée ennemie est arrivée, le 30, devant Verdun, et a commencé le bombardement. Ces nouvelles jettent la capitale dans un état d'agitation et de délire. Ô France ! ô Révolution ! On croit entendre le pas de l'armée prussienne en marche vers les murs de Paris. Tout est perdu, si une résolution terrible, infernale, ne soulève une résistance désespérée. Les lions de la Montagne ne sont pourtant pas d'avis d'aller tendre leur cou à l'ennemi ; ils se retirent sombres et rugissants dans leurs tanières ; ils méditent une entreprise sanglante, inexorable. Leur dessein est arrêté d'armer la nation d'épouvante. Comme ces anciens peuples du Nord qui, avant de partir pour la guerre, immolaient des victimes humaines sur les autels d'Odin, nos géants révolutionnaires, avant de voler au devant de l'ennemi, veulent consommer un grand et terrible sacrifice.

L'approche du danger jette parmi les chefs du Conseil exécutif la confusion des avis. Les uns veulent attendre l'ennemi sous les murs de la capitale, les autres se retirer à Saumur. Danton s'exprime ainsi devant le comité de défense générale :

Vous n'ignorez pas que la France est dans Paris ; si vous abandonnez la capitale à l'étranger, vous vous livrez et vous lui livrez la France. C'est dans Paris qu'il faut se maintenir par tous les moyens ; je ne puis adopter le plan qui tend à vous en éloigner. Le second projet ne me paraît pas meilleur. Il est impossible de songer à combattre sous les murs de la capitale : le 10 août a divisé la France en deux partis, dont l'un est attaché à la royauté, et l'autre veut la république. Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extrême minorité dans l'Etat, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre. L'autre se refusera à marcher ; il agitera Paris en faveur de l'étranger, tandis que vos défenseurs, placés entre deux feux, se feront tuer pour le repousser. S'ils succombent, comme cela ne me paraît pas douteux, la perte de la France et la vôtre sont certaines : si, contre toute attente, ils reviennent vainqueurs de la coalition, cette victoire sera encore une défaite pour vous ; car elle vous aura coûté des milliers de braves, tandis que les royalistes, plus nombreux que vous, n'auront rien perdu de leurs forces et de leur influence. Mon avis est que, pour déconcerter leurs mesures et arrêter l'ennemi, il faut faire peur aux royalistes. Le comité, qui comprend le sens caché sous ces terribles paroles, demeure consterné. Oui, vous dis-je, reprend Danton, il faut leur faire peur... Et il sort.

De moment en moment, les inquiétudes augmentaient. Lafayette avait abandonné l'armée. La défection était sur nos frontières et la trahison dans Paris. On découvrait à chaque minute dans les pièces saisies au château le secret des nombreuses complicités de la bourgeoisie avec le parti royaliste. Le 10 août avait humilié les chevaliers errants de la monarchie ; mais il ne les avait pas réduits à l'impuissance : ils étaient même d'autant plus dangereux qu'ils cachaient leurs armes. La terrible Vendée se soulevait : ces mouvements de guerre civile se rattachaient à l'influence du clergé réfractaire. La haine contre les prêtres insermentés s'était encore accrue par la protection dont les avait couverts le ci-devant roi. Les tribunaux avaient paru mollir en face des grands coupables. Montmorin, convaincu d'avoir dressé un plan de conspiration dont l'effet éclata le 10 août, fut absous comme n'ayant pas agi méchamment. D'autres furent acquittés sur le motif absurde que s'ils avaient coopéré à des levées d'hommes pour allumer la guerre à l'intérieur, ils ne l'avaient pas fait à dessein de nuire. Le peuple vit ces actes de modération ou de faiblesse avec une fureur concentrée. L'exaspération fut au comble quand on apprit que les royalistes, renfermés dans les prisons, profitaient de l'inviolabilité dont les couvraient les murs d'un cachot pour afficher hautement leurs espérances, se livrer à des orgies scandaleuses et appeler la main de l'ennemi sur leurs verrous.

On ordonne des visites domiciliaires. Paris, tenu au secret, est visité, fouillé, instrumenté. On sépare à la hâte l'ivraie du grain. Devant l'œil clairvoyant du peuple, les maisons n'ont plus de secrets, les caves n'ont plus de ténèbres. Les prisonniers sont choisis dans les deux classes dissidentes du clergé et de la noblesse, qu'on accuse de conspirer contre la Révolution. Le besoin de régler à la fois la sûreté intérieure et extérieure du pays, fait passer çà et là sur les formes ordinaires de la loi. Non content d'investir la puissance royale, le peuple veut usurper dans ces jours d'effroi la puissance et la justice divine. On bat la générale, on sonne le tocsin, on tire le canon ; un immense drapeau noir enveloppe l'Hôtel de Ville et porte ces mots : La patrie est en danger. Vergniaud annonce que l'ennemi s'avance et va fondre sur Paris ; Roland, qu'une vaste conspiration vient d'être découverte dans le Morbihan ; Lebrun, que la Russie se joint aux autres puissances, et qu'elle couvre de ses flottes la mer Noire, pour se rendre par les Dardanelles dans la Méditerranée.

On décrète une levée en masse et la fermeture des barrières. Quarante mille hommes sont enrégimentés au Champ-de-Mars ; ils embrassent leurs femmes, leurs enfants, aux cris mille fois répétés de : Volons à l'ennemi ! Ils partent au milieu des alarmes et des transes d'une population exaltée.

Vous laissez derrière vous, leur dit-on, le pays livré à des perfidies et à des manœuvres ténébreuses. Ce n'est pas en Champagne que sont nos plus dangereux ennemis ; ils sont à Paris, dans les prisons. Si encore ces brigands ne menaçaient que notre existence ; mais ils tendent la main aux Prussiens, afin d'éteindre la Révolution dans un égorgement : il ne faut pas que les défenseurs de la patrie s'immolent sans immoler les traîtres, Sang pour sang ! Le terrible cri : Exterminons les traîtres, vole de bouche en bouche ; une espèce de rage s'empare des citoyens. Danton, à l'Assemblée nationale, secoue sa chevelure comme une crinière :

Le canon que vous entendez, dit-il, n'est point le canon d'alarme ; c'est le pas de charge sur nos ennemis. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il ? De l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace. Ses traits heurtés, sa voix tonnante, son froncement de sourcil prodigieux, lui donnent l'air du délire de l'énergie. A ces éclats, au bruit haletant du tocsin, les faubourgs répondent par un soulèvement d'indignation. On se demande si des ennemis du bien public, qui depuis quatre ans ont attiré sur la France les fléaux de la famine, des dissensions intérieures et la guerre, méritent qu'on aille exposer sa vie pour les défendre, et s'il est prudent de conserver des hommes aussi dangereux lorsque l'étranger s'avance. La nouvelle de la prise de Verdun arrive dans la nuit et donne le dernier coup à l'opinion publique. La commune saisit cet instant pour nettoyer les prisons.

L'aurore du 2 septembre éclaire une ville morne et consternée. L'épée est sur toutes les têtes ; un pressentiment orageux pèse sur les consciences. C'est un dimanche. Vers les deux heures, après midi, le canon d'alarme du Pont-Neuf fait entendre ses trois coups, le tocsin sonne et le tambour bat la générale dans toutes les sections de Paris.

Qu'est-il donc arrivé ? demandent les citoyens sortis de leurs maisons. Les ennemis sont-ils à Epernay ? Demain seront-ils à nos portes ?Pas encore : mais il est un autre ennemi qu'il faut effrayer ; c'est sur celui-là que sonne l'heure de la vengeance publique.

Quelques hommes, parmi lesquels on distingue surtout des fédérés, se portent à l'Abbaye, aux Carmes et dans les autres prisons. Un tribunal est institué et les massacres commencent. Un fanatisme silencieux préside à ces terribles jugements. Des flaques de sang s'étendent sur la place de l'exécution ; c'est un spectacle horrible, une boucherie d'hommes. Les chiens, rendus à leur férocité primitive, traînent dans les ruisseaux des membres et des lambeaux palpitants. Horreur ! Quelques épisodes monstrueux ou touchants varient seuls la lugubre monotonie de ces scènes affligeantes. Passons. Les membres tombent ; les cœurs sortent des poitrines ouvertes ; les bouches se contractent et pâlissent dans un dernier cri : Grâce !Grâce, s'écrient les bourreaux, vous ne nous l'auriez pas faite ; de la miséricorde, vous n'en auriez pas eu pour nous ; il a fallu prévenir les horreurs que vous prépariez au peuple. Et ces hommes, dont le délire est comme glacé par la vue du sang, frappent encore. A la vue de telles abominations, on n'en, exècre que plus la monarchie, dont le fantôme avait appelé l'ennemi en France : elle seule pouvait rendre le crime nécessaire aux yeux de ceux qui l'ont commis. Détournons nos yeux de ces convulsions de la mort ; ne nous attachons pas à ces actes de barbarie ; quelques scènes particulières de carnage ne ternissent point l'éclat d'une victoire ; le sang versé le 2 septembre ne saurait rejaillir sur la Révolution. Le drapeau voile les horreurs du champ de bataille ; l'idée couvre les infamies du massacre.

L'histoire ne peut qu'affaiblir, en l'arrangeant, le récit d'un témoin intéressé dans ces terribles événements. Je le laisse donc parler lui-même :

Le comité de surveillance de la Commune me fit arrêter, le 22 août. Je fus emmené à la mairie, à neuf heures du matin, où je restai jusqu'à onze heures du soir. Deux messieurs, sans doute membres de ce comité, me firent entrer dans une salle ; un d'eux, accablé de fatigue, s'endormit. Celui qui ne dormait pas me demanda si j'étais M. Jourgniac-Saint-Méard.

Je répondis. — Oui.

— Asseyez-vous : nous sommes tous égaux.

Arrivé à l'hôtel indiqué par mes compagnons de voyage, qui se trouvait être la prison de l'Abbaye, ils me présentèrent, avec mon billet de logement, au concierge, qui, après m'avoir dit la phrase d'usage, il faut espérer que ce ne sera pas long, me fit placer dans une grande salle qui servait de chapelle aux prisonniers de l'ancien régime. J'y comptai dix-neuf personnes couchées sur des lits de sangle ; on me donna celui de M. Dangremont, à qui on avait coupé la tête deux jours auparavant.

Le même jour, et dans le moment que nous allions nous mettre à table, M. Chantereine, colonel de la Maison constitutionnelle du roi, se donna trois coups de couteau, après avoir dit : Nous sommes tous destinés à être massacrés... Mon Dieu, je vais à vous ! Il mourut deux minutes après.

Le 27. Nous entendîmes le bruit d'un coup de pistolet qu'on tira dans l'intérieur de la prison ; aussitôt on court précipitamment dans les escaliers et les corridors. On ouvre et on ferme avec vivacité les serrures et les verrous ; on entre dans notre chambre, où un de nos guichetiers, après nous avoir comptés, nous dit tranquillement que le danger était passé.

Le 28 et le 20. — Nous ne fûmes distraits que par l'arrivée des voitures qui amenaient à chaque instant des prisonniers. — Nous pouvions les voir d'une tourelle qui communiquait dans notre chambre et dont les fenêtres donnaient sur la rue Sainte-Marguerite. Nous avons payé par la suite bien cruellement le plaisir que nous avions d'entendre et d'apercevoir ce qui se passait sur la place, dans la rue, et surtout vis-à-vis le guichet de notre prison.

Le 30, à onze heures du soir. — On fit coucher dans notre chambre un homme âgé d'environ quatre-vingts ans. Nous apprîmes le lendemain que c'était le sieur Cazotte, auteur du poème d'Olivier, du Diable amoureux, etc. La gaieté un peu folle de ce vieillard, sa façon de parler orientale, fit diversion à notre ennui : il cherchait très sérieusement à nous persuader par l'histoire de Caïn et d'Abel, que nous étions bien plus heureux que ceux qui jouissaient de la liberté. Il paraissait très fâché que nous eussions l'air de n'en rien croire ; il voulait absolument nous faire convenir que notre situation n'était qu'une émanation de l'Apocalypse, etc. Je le piquai au vif en lui disant que dans notre position on était beaucoup plus heureux de croire à la prédestination qu'à tout ce qu'il disait. Deux gendarmes qui vinrent le chercher pour le conduire au tribunal criminel terminèrent notre discussion.

Le dimanche, 2 septembre. — Notre guichetier servit notre dîner plus tôt que de coutume ; son air effaré, ses yeux hagards nous firent présager quelque chose de sinistre. A 2 heures, il rentra, nous l'entourâmes ; il fut sourd à toutes nos questions ; et après qu'il eût, contre son ordinaire, ramassé tous les couteaux que nous avions soin de placer dans nos serviettes, il fit sortir brusquement la garde-malade de l'officier suisse Reding.

A deux heures et demie. — Le bruit effroyable que fanait le peuple fut épouvantablement augmenté par celui des tambours qui battaient la générale, par les trois coups d'alarme, et par le tocsin qu'on sonnait de tous côtés.

Dans ces moments d'effroi, nous vîmes passer trois voitures, escortées par une foule innombrable de femmes et d'hommes furieux, qui criaient : A la Force ! à la Force ! On les conduisit au cloître de l'Abbaye, dont on avait fait des prisons pour les prêtres. Un instant après nous entendîmes dire qu'on venait de massacrer tous les évêques et autres ecclésiastiques qui, disait-on, avaient été parqués dans cet endroit.

Vers quatre heures. — Les cris déchirants d'un homme qu'on hachait à coups de sabre, nous attirèrent à la fenêtre de la tourelle, et nous vîmes, vis-à-vis le guichet de notre prison, le corps d'un homme étendu mort sur le pavé ; un instant après, on en massacra un autre, ainsi de suite.

Il est de toute impossibilité d'exprimer l'horreur du silence qui régnait pendant ces exécutions ; il n'était interrompu que par les cris de ceux qu'on immolait, et par les coups de sabre qu'on leur donnait sur la tête. Aussitôt qu'ils étaient terrassés, il s'élevait un murmure renforcé par les cris de vive la nation ! mille fois plus effrayant pour nous que l'horreur du silence.

Dans l'intervalle d'un massacre à l'autre, nous entendions dire sous nos fenêtres : Il ne faut pas qu'il en échappe un seul, il faut les tuer tous, et surtout ceux qui sont dans la chapelle, il n'y a que des conspirateurs. C'était de nous dont on parlait, et je crois qu'il est inutile d'affirmer que nous avons désiré bien des fois le bonheur de ceux qui étaient renfermés dans les plus sombres cachots.

Tous les genres d'inquiétude les plus effrayants nous tourmentaient et nous arrachaient à nos lugubres réflexions ; un moment de silence dans la rue était interrompu par le bruit qui se faisait dans l'intérieur de la prison.

A cinq heures. — Plusieurs voix appelèrent fortement M. Cazotte ; un instant après nous entendîmes passer sur les escaliers une foule de personnes qui parlaient fort haut. C'était ce vieillard, suivi de sa fille, qu'on entraînait. Lorsqu'il fut hors du guichet, cette courageuse fille se jeta au cou de son père. Le peuple, touché de ce spectacle, demanda grâce et l'obtint.

A dix heures. — L'abbé Lenfant, confesseur du roi, et l'abbé Chapt-Rastignac, parurent dans la tribune de la chapelle qui nous servait de prison. Ils nous annoncèrent que notre dernière heure approchait et nous invitèrent à nous recueillir pour recevoir leur bénédiction. Un mouvement électrique nous précipita tous à genoux ; et les mains jointes, nous la reçûmes. Ce moment, quoique consolant, fut un des plus poignants que nous ayons éprouvés.

A la veille de paraître devant l'Etre suprême, agenouillés devant deux de ses ministres, nous présentions un spectacle indéfinissable. L'âge de ces deux vieillards, leur position au-dessus de nous, la mort planant sur nos têtes et nous environnant de toutes parts, tout répandait sur cette cérémonie une teinte auguste et lugubre : elle nous rapprochait de la Divinité. Elle nous rendait le courage, tout raisonnement était suspendu, et le plus froid, le plus incrédule en reçut autant d'impression que le plus ardent et le plus sensible. Une demi-heure après ces deux prêtres furent massacrés, et nous entendîmes leurs cris.

Tous les tourments de la soif la plus dévorante se joignirent aux angoisses que nous éprouvions a chaque minute. Enfin, notre guichetier Bertrand parut seul, et nous obtînmes qu'il nous porterait une cruche d'eau ; nous la bûmes avec d'autant plus d'avidité qu'il y avait vingt-six heures que nous n'avions pu en obtenir une seule goutte. Nous parlâmes de cette négligence à un fédéré qui vint avec d'autres personnes faire la visite de notre prison ; il en fut indigné au point, qu'en nous demandant le nom de ce guichetier, il nous assura qu'il allait l'exterminer. Il l'aurait fait, car il le disait, et ce ne fut qu'après bien des supplications que nous obtînmes sa grâce.

Le sieur Emard qui la veille m'avait donné des renseignements pour faire un testament olographe, me fit part des motifs pour lesquels on l'avait arrêté. Je les trouvais si injustes, que pour lui donner une preuve de la certitude où j'étais qu'il ne périrait pas, je lui fis présent d'une médaille d'argent, en le priant de la conserver pour me la montrer dans dix ans. S'il lit cet article, il lui rappellera sa promesse. Si nous ne nous sommes pas vus, ce n'est pas de ma faute ; car je ne sais où le trouver, et il sait où je suis.

Vers minuit. — Le bruit surnaturel qu'on n'avait pas discontinué de faire depuis trente-six heures, commença à s'apaiser ; nous pensâmes que nos juges et leur pouvoir exécutif, excédés de fatigue, ne nous jugeraient que lorsqu'ils auraient pris quelque repos. Nous étions occupés à arranger nos lits, lorsqu'on fit une nouvelle proclamation qui fut huée généralement. Peu après, un homme demanda la parole au peuple, et nous lui entendîmes dire très distinctement : Les prêtres et les conspirateurs qui restent, et qui sont là, ont graissé la patte aux juges : voilà pourquoi ils ne les jugent pas. A peine eut-il fini de parler qu'il nous sembla entendre qu'on l'assommait. L'agitation du peuple devint d'une véhémence effroyable. Le bruit augmentait à chaque instant, et la fermentation était à son comble, lorsqu'on vint chercher M. Desfontaines, ancien garde du corps, dont bientôt après nous entendîmes les cris de mort ; peu après, on arracha encore de nos bras deux de nos camarades, ce qui me fit pressentir que mon heure fatale approchait.

Enfin le mardi, à une heure du matin, après avoir souffert une agonie de trente-sept heures, qu'on ne peut comparer même à la mort, après avoir bu mille et mille fois le calice d'amertume, la porte de ma prison s'ouvre : on m'appelle je parais, trois hommes me saisissent et m'entraînent dans l'affreux guichet.

A la lueur de deux torches, j'aperçois le terrible tribunal qui allait me donner la vie ou la mort. Le président, en habit gris, un sabre à son côté, était appuyé debout contre une table sur laquelle on voyait des papiers, un écritoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table était entourée par dix personnes assises ou debout, dont deux étaient en veste et en tablier ; d'autres dormaient étendues sur des bancs. Deux hommes en chemises teintes de sang, le sabre à la main, gardaient la porte du guichet ; un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En présence du tribunal, trois hommes tenaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans.

On me plaça dans un coin du guichet ; mes gardiens croisèrent leurs sabres sur ma poitrine et m'avertirent que si je faisais le moindre mouvement pour m'évader, ils me poignardaient. Je vis deux gardes nationaux présenter au président une réclamation de la Croix-Rouge en faveur du prisonnier qui était vis-à-vis de lui. Il leur dit que ces demandes étaient inutiles pour les traîtres. Alors le prisonnier s'écria : C'est affreux, votre jugement est un assassinat. Le président répondit : J'en ai les mains lavées, conduisez Monsieur... Ces mots prononcés, on le poussa dans la rue, où je le vis massacrer par l'ouverture du guichet.

Le président s'assit pour écrire, et après qu'il eût enregistré le nom du malheureux qu'on expédiait, je l'entendis dire : A un autre.

Aussitôt je fus traîné devant œ sanglant tribunal, en présence duquel la meilleure protection était de n'en point avoir, et où toutes les ressources de l'esprit étaient nulles, si elles n'étaient pas fondées sur la vérité. Deux de mes gardes me tenaient chacun une main, et le troisième par le collet de mon habit.

LE PRÉSIDENT. — Votre nom, votre profession ?

UN DES JUGES. — Le moindre mensonge vous perd.

— Journiac-Saint-Méard, officier, etc.

— Mais enfin, il n'y a pas de feu sans fumée, il faut dire pourquoi on vous accuse.

UN DES JUGES d'un air impatienté. — Vous nous dites toujours que vous n'êtes pas ça, ni ça : qu'êtes-vous donc ?

— J'étais franc royaliste.

Il s'éleva un mouvement qui fut apaisé par un juge qui dit. — Ce n'est pas pour juger les opinions que nous sommes ici, c'est pour en juger les résultats.

— Oui, monsieur, j'ai été franc royaliste, mais je n'ai jamais été payé pour l'être.

LE PRÉSIDENT, après avoir ôté son chapeau, dit : — Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur. Je lui accorde la liberté. Est-ce votre avis ?

TOUS LES JUGES : — Oui, oui ; c'est juste.

A peine ces mots divins furent-ils prononcés, que tous ceux qui étaient dans le guichet m'embrassèrent. J'entendis au-dessus de moi applaudir et crier bravo. Je levai les yeux, et j'aperçus plusieurs têtes groupées contre les barreaux du soupirail du guichet ; et comme elles avaient les yeux ouverts et mobiles, je compris que le bourdonnement sourd que j'avais entendu pendant mon interrogatoire venait de là.

Le président chargea trois personnes d'aller en députation annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Pendant cette proclamation, je demandai à mes juges un résumé de ce qu'ils venaient de prononcer ; ils me le promirent. Le président me demanda pourquoi je ne portais pas la croix de Saint-Louis, qu'il savait que j'avais. Je lui répondis que mes camarades prisonniers m'avaient invité à l'ôter. Il me dit que l'Assemblée nationale n'ayant pas défendu de la porter, on paraissait suspect en faisant le contraire. Les trois députés rentrèrent et me firent mettre mon chapeau sur la tête ; ils me conduisirent hors du guichet. Aussitôt que je parus dans la rue, l'un deux cria : Chapeau bas... citoyens, voilà celui pour lequel vos juges demandent aide et secours. Ces paroles prononcées le pouvoir exécutif m'enlevait et, placé au milieu de quatre torches, je fus embrassé de tous ceux qui m'entouraient. Les spectateurs crièrent : Vive la nation ! Ces honneurs, auxquels je fus très sensible, me mirent sous la sauvegarde du peuple qui, en m'applaudissant, me laissa passer suivi des trois députés que le président avait chargés de m'escorter jusque chez moi. Un d'eux me dit qu'il était maçon, établi dans le faubourg Saint-Germain ; l'autre, apprenti perruquier ; le troisième, vêtu de l'uniforme de garde national, me dit qu'il était fédéré. Chemin faisant, le maçon me demanda si j'avais peur. — Pas plus que vous lui répondis-je. — Vous auriez tort d'avoir peur car maintenant vous êtes sacré pour le peuple, et si quelqu'un vous frappait, il périrait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n'étiez pas une de ces chenilles de la liste civile, mais j'ai tremblé pour vous quand vous avez dit que vous étiez officier du roi. Vous rappelez-vous que je vous ai marché sur le pied ? — Oui, mais j'ai cru que c'était un des juges. — C'était parbleu bien moi ; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le harria, et j'aurais été fâché de vous faire mourir ; mais vous vous en êtes bien tiré ; j'en suis bien aise, parce que j'aime les gens qui ne boudent pas.

Arrivés dans la rue Saint-Benoît, nous montâmes dans un fiacre qui nous porta chez moi. Le premier mouvement de mon hôte, de mon ami, fut, en me voyant, d'offrir son portefeuille à mes conducteurs qui le refusèrent, et qui lui dirent en propres termes : Nous ne faisons pas ce métier pour de l'argent. Voilà votre ami ; il nous a promis un verre d eau-de-vie ; nous boirons et nous retournerons à notre poste. Ils me demandèrent une attestation qui déclarât qu'ils m'avaient conduit chez moi sans accident. Je fus les accompagner jusqu'à la rue où je les embrassai de bien bon cœur.

 

Il résulte de ces faits racontés par un témoin acteur dans ce terrible drame, qu'un tribunal jugeait les prisonniers ; qu'on y tolérait l'aveu d'une opinion, même contraire à la forme du gouvernement établi, pourvu que cette opinion n'eût point éclaté en des actes séditieux : que la défense était libre et que la vie de chaque homme était sévèrement pesée aux voix. Maillard présidait ce tribunal farouche. Nous connaissons déjà ce vainqueur de la Bastille, qui conduisait les femmes à Versailles, dans la journée du G octobre ; c'était une tragique figure, mais un grand cœur. Un fanatisme taciturne et réfléchi l'avait conduit dans ces lieux habités par l'épouvante et par la mort. Appuyant sa conscience sur la nécessité, il traversa cet abîme de sang, comme il avait franchi les fossés de la Bastille, le pied sur une frêle planche. Accusé d'indulgence et de faiblesse, menacé par son pouvoir exécutif. environné de piques et de lames de sabre prêtes à se retourner contre lui, Maillard crut sanctifier les fonctions de président au tribunal du meurtre, en balançant la justice avec la vengeance.

Danton, l'homme qui, dans ces circonstances uniques, sut élever le crime aux proportions du génie, avait ouvert de son propre mouvement les portes de la prison à Duport, à Barnave et à Charles Lameth. L'abbé Haüy avait été délivré avant les massacres, sur une simple note de l'Académie, qui le réclamait comme utile à la science. L'abbé Lhomond fut mis en liberté, grâce à la protection d'un de ses anciens élèves, Tallien. L'abbé Bérardier reçut un sauf-conduit d'une main inconnue : on se souvient que Camille avait étudié sous lui à Louis-le-Grand : douces et touchantes affections de collège, qui survivent dans le cœur de l'élève à la perte des croyances inculquées ! L'abbé Sicard faillit périr le 2 septembre. Les barrières de Paris, gardées pendant les visites domiciliaires, avaient été rendues libres le dimanche matin. A trois heures, le canon d'alarme les fit refermer. Plusieurs carrosses, qui se dirigeaient hors des murs de la ville, furent obligés de rebrousser chemin ; on les conduisit au comité de la section des Quatre-Nations[6].

Ces voitures contenaient quelques prêtres déguisés, parmi lesquels l'archevêque d'Arles, le vicaire de Saint-Fériol et l'abbé Sicard. Un interroge les suspects ; quinze d'entre eux trouvent la mort sur les degrés mêmes de la salle. C'est le tour de l'abbé Sicard ; il pâlit. Un horloger, le citoyen Monnot, découvre sa poitrine pour recevoir les coups qu'on préparait à la victime : Que faites-vous ? s'écrie-t-il, cet homme est l'instituteur des sourds-muets, le successeur de l'abbé de l'Epée ; les sourds-muets sont les enfants du malheur, celui qui leur donne ses soins ne saurait être un ennemi du peuple. Leur enlever leur professeur, leur père, l'homme de talent qui, par les ressources de son art, est parvenu à leur restituer en quelque sorte le don du langage, ce serait un crime contre Dieu et contre la nature. Cette défense héroïque, la cause des sourds-muets représentée par leur habile maître, tout parle au cœur des assassins : ils fondent en larmes ; l'abbé Sicard est enlevé dans leurs bras nus et ramené à l'institution de la rue Saint-Jacques, au milieu des effusions de la joie, de l'attendrissement et du patriotisme.

Laissez passer la justice du peuple ! — Le peuple ! il ne faut pas donner ce nom à la bande de misérables qui trempa ses mains dans les massacres dé septembre. A travers mille traits de barbarie, il y eut pourtant des actes de clémence et même de sensibilité. Une jeune fille s'étant évanouie au moment de passer devant ses juges, les hommes féroces qui veillaient à la porte du guichet l'emportent le plus doucement qu'ils peuvent dans un coin de la salle, et n'osant délacer eux-mêmes son corset, prient une citoyenne de lui rendre ce service. Le vieux d'Affry était fort compromis par ses relations avec la Cour ; ses cheveux blancs, sa figure vénérable, désarment le bras de la justice expéditive ; il est reconduit chez lui au milieu des applaudissements, entre une double haie de spectateurs qui se tiennent debout et la tête nue. On épargne Sombreuil couvert de l'innocence et de la pitié de sa fille.

Le tribunal établi à la Force décharge de toute accusation Chamilly, l'un des valets de chambre de Louis XVI. Le prisonnier est porté sur les bras comme en triomphe ; on l'escorte jusqu'à sa maison, où sa famille alarmée n'espérait plus le revoir. A chaque acquittement, une joie presque folle éclate parmi les exécuteurs : la miséricorde, la pitié, toutes les émotions douces et touchantes remontent du fond de ces âmes masquées par une conviction brutale. Outre l'abbé Sicard, Cazotte, d'A :ffry, Sombreuil, Saint-Méard, Chamilly, ce tribunal épargna Duverrier, l'ex-secrétaire du sceau, le notaire Guillaume, et Salomon, conseiller-clerc à l'ancien parlement ; le fer du 2 septembre respecta quelques têtes de femmes : Mesdames de Tourzelle mère et fille, de Saint-Brice, de Navarre, de Septeuil, la princesse de Tarente, la marquise de .Fausse-Landry, trouvèrent des mains protectrices qui les tirèrent mystérieusement de l'abîme : le hasard seul perdit la princesse de Lamballe, que la Commune voulait sauver.

Quelques criminels, étrangers à la politique, envers lesquels, au dire du sentiment public la justice avait été trop indulgente, furent enveloppés dans ces massacres. Un détachement de gens armés alla s'établir dans la cour de la Salpêtrière. La femme du fameux Desrue tomba la première sous leurs coups d'autres prisonnières, qui avaient acquis la célébrité du crime, subirent le même sort. Madame Delamothe (Valois), la même qui figura dans l'affaire du collier, et qui avait été renfermée après une première évasion, passa au milieu de ces forcenés, portant une petite canne, un habit d'amazone et une cage avec un serin. Elle s'échappa[7]. Les prêtres furent les plus maltraités dans ces massacres : un citoyen généreux réussit à en sauver quelques-uns. Profitant du désordre semé par le bruit du tocsin, et d'intelligences acquises à prix d'argent, Geoffroy Saint-Hilaire pénètre à deux heures dans la prison de Saint-Firmin ; il s'était procuré la carte et les insignes d'un commissaire. Son intervention échoue devant la délicatesse de ses prisonniers : Non, répond l'un d'eux, l'abbé de Keranran, proviseur de Navarre, non ! nous ne quitterons pas nos frères. Notre délivrance rendrait leur perte plus certaine. Pendant la nuit, douze ecclésiastiques de Saint-Firmin s'échappèrent néanmoins à la faveur d'une échelle que le jeune Geoffroy avait appuyée contre un angle du mur.

Ces massacres furent jugés par le conseil de surveillance de la Commune une mesure de sûreté générale. Ce terrible événement, écrivait quelqu'un du haut du rocher de Sainte-Hélène, était dans la force des choses et dans l'esprit des hommes. Ce n'est point un acte de pure scélératesse. Les Prussiens entraient ; avant de courir à eux, on a voulu faire main basse sur leurs auxiliaires dans Paris.

— Voilons néanmoins, voilons d'un crêpe ces nécessités horribles, ces justices armées qui passent à certains jours, comme la foudre sur la face des nations. Nous ignorons les destinées que le ciel nous réserve : l'avenir de la France est roulé dans un nuage ; mais, quels que soient les événements qui grondent à l'horizon, ayons le courage de proscrire l'intervention de la mort. Surtout que de semblables entreprises ne recommencent jamais ! les circonstances manqueraient pour les justifier, et l'humanité inconsolable s'en cacherait la tête de douleur. La conséquence funeste de ces actes de violence est de faire reculer, pour des siècles, la liberté. Le 2 septembre, comme un fantôme sanglant, couvre et obscurcit encore à cette heure le soleil du 10 août. Mais ce crime ne fut pas le crime de la Révolution ; ce fut celui de l'ennemi qui avait menacé de détruire la France ; ce fut celui de la royauté qui, du fond de sa prison, se mollirait encore redoutable par les secours qu'elle attendait. Le peuple s'indigna. Une secousse rompit le fil qui suspendait sa vengeance. C'est alors que le glaive tomba sur la tête des ennemis de la nation.

Danton, le principal auteur de la, journée du 2 septembre, montra la magnanimité d'un homme qui veut frapper un coup terrible dans l'opinion publique, mais qui voudrait en même temps soustraire à la mort toutes les victimes intéressantes. Il accepta la responsabilité de ces massacres comme un devoir pénible à son cœur, comme un sacrifice qu'exigeaient des circonstances impérieuses. La convulsion sanguinaire du 2 septembre rejeta en effet l'ennemi du sol français, et la Révolution fut sauvée. La patrie, délivrée de l'invasion qui l'enveloppait comme un serpent, put désormais pourvoir à sa sûreté intérieure par des mesures moins inhumaines. La France était, au moment de ces actes de barbarie, un vaisseau perdu sur lequel les citoyens se dévoraient entre eux.

La stupeur, l'indignation, la loi suprême du salut public couvrent alors d'une excuse ces œuvres de sang : mais l'ennemi se retirant peu à peu, le danger qui menaçait toutes les têtes s'étant plus tard éloigné, les motifs de nécessité ayant disparu, l'horreur seule demeure. Ceci explique le sentiment général de réprobation que soulève aujourd'hui l'ombre de ces terribles journées. En était-il de même en 92 ?

Pour moi, écrivait alors à son père le citoyen Lebas, quand je réfléchis à toutes les circonstances de ce massacre, je n'y peux apercevoir qu'une mesure de sûreté nécessaire pour le succès de la journée du 10 août ; si l'humanité gémit sur tant de victimes immolées, et surtout sur de cruelles méprises, on trouve quelque soulagement à penser que l'inaction du glaive de la loi a été seule cause de tant de violences.

Ce qui est certain, c'est que deux ou trois cents hommes, tout au plus, prirent une part active dan& les exécutions ; mais que l'immense population regarda ces événements comme marqués du sceau de l'irrésistibilité.

Il y avait aux alentours des prisons une force armée ; elle ne bougea pas. Des gardes nationaux faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg, à deux pas des massacres ; on vint les avertir de ce qui se passait aux Carmes, à l'Abbaye : ils demeurèrent. Leur sinistre indifférence semblait dire : C'est malheureux. Que voulez-vous ? il faut que cela se fasse. On avait chassé la royauté des Tuileries ; mais pour que la journée du 10 août fût complète, il fallait purger la ville du royalisme. C'était du moins le sentiment des révolutionnaires. On ne voulait ni participer aux meurtres, ni les réprimer. La croyance à une force insurmontable, qui pousse les événements vers un dessein supérieur, est la religion de l'histoire. Les scènes les plus effrayantes de la Révolution française n'échappent point à cette loi ; il faut aux nations elles-mêmes des leçons et des châtiments ; c'était le Dieu de Moïse, le Dieu terrible qui passait alors dans une pluie de sang.

 

 

 



[1] Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.

[2] Lettre d'une émigrée trouvée dans l'appartement et les papiers de M. Lemonnier, médecin du ci-devant roi.

[3] Le Club des Jacobins, fondé le lendemain de la journée du 5 octobre 1789, ne tarda pas à dicter des lois à l'Assemblée nationale. Les créateurs de ce club appelé d'abord des Amis de la Constitution, et qui dut sa seconde dénomination au local de ses séances, Lafayette, Bailly, Duport, les frères Lameth, le duc de La Rochefoucault, se voyant débordés par les factieux, se retirèrent et allèrent fonder en 1790, une société dite de 1789, au Palais-Royal, où elle célébra, le 17 juin, l'anniversaire de la Constitution des députés du tiers état en Assemblée nationale. Le nombre de ses membres s'étant accru, le couvent des Feuillants, voisin de l'Assemblée et des Tuileries, devint le lieu de ses séances, et dès lors on le désigna dans le public sous le titre de Club des Feuillants. Bientôt son personnel se grossit encore de tous les nobles qui jusqu'alors s'étaient prononcés dans l'Assemblée nationale pour la cause populaire, et des députés, des écrivains plébéiens qui espéraient que le parti de la Cour mieux éclairé sur les véritables intérêts du roi et de la monarchie n'opposerait plus d'obstacles à l'établissement de la Constitution. Mais des royalistes quand même se glissèrent dans leurs rangs, et sous le masque d'un hypocrite patriotisme, parvinrent à dominer ce club et à en exploiter les tendances au profit de la monarchie absolue. Aussi, les Jacobins le gratifièrent-ils bientôt du titre de Club monarchique. Le comte de Clermont-Tonnerre en ayant été élu président son hôtel fut assiégé, le 27 janvier 1791, dans une émeute populaire ; et le 28 mars un attroupement nouveau, assiégeant le club lui-même, en chassa les membres à coups de pierre. Cette réunion n'eut depuis lors qu'une existence éphémère : elle continua quelque temps encore après la mort de Mirabeau ses inquiètes et peu nombreuses séances, et si le 23 février 1792, un grand tumulte s'éleva dans la première Assemblée législative sur la proposition faite d'empêcher les députés d'aller aux Feuillants, c'est qu'elle comprenait surtout la défense d'aller aux Jacobins. Après le 10 août il n'est plus question du Club des Feuillants.

[4] Ces deux pièces sont tirées des manuscrits déposés aux Archives.

[5] Cette pièce nouvelle et curieuse est extraite des cartons des Archives.

[6] Voici, d'après le catalogue d'autographes de la Collection Benjamin Fillon, n° 529, la lettre écrite alors qu'il était sur le point d'être massacré. Elle porte pour suscription : A Monsieur le Président de l'Assemblée Nationale, pour conserver la vie d'un citoyen :

Monsieur le Président,

C'est à vous-même que, sur ce chiffon de papier, le seul que j'ai pu me procurer, je me hâte de vous apprendre, le désespoir dans l'âme, que le peuple de la section des 4 nations demande ma tête, et que, dans une heure, au plus, je ne vivrai plus, si, dans votre sagesse, vous ne trouvez quelque moyen de me sauver. Ah ! de grâce, faites-moi transférer prisonnier dans quelque comité de l'Assemblée Nationale.

SICARD, instituteur des sourds-muets.

 

La lettre porte quelques taches de sang, ce qui ne doit point surprendre puisqu'on massacrait depuis deux jours dans cette prison. L'abbé Sicard s'attendait à être immolé à quatre heures, et il en était trois lorsqu'il écrivit cette lettre. Il la mentionne dans une relation qu'il a publiée plus tard, mais il n'en donne point le texte. Lorsqu'elle parvint à l'Assemblée, les députés n'étaient plus en séance. Un huissier la porta sur le champ à Hérault-Séchelles, qui se rendit à l'instant au Comité d'instruction publique où fut rédigé un appel à la clémence. Un membre de la Commune, Guiraut (de Bordeaux), partit immédiatement de l'Hôtel de Ville, arriva à l'Abbaye à sept heures, et, revêtu de l'écharpe municipale, emmena l'abbé Sicard sous le bras en traversant la foule des égorgeurs. Guiraut présenta ensuite à l'Assemblée l'abbé Sicard qu'il venait d'arracher à une mort certaine.

[7] Conservé dans la mémoire des anciennes religieuses de la Salpêtrière.