HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE IV. — ARRESTATION DU ROI. - MASSACRE DU CHAMP-DE-MARS. - FIN DE LA CONSTITUANTE.

 

 

Il est arrêté ! Cette nouvelle jeta sur les populations un voile de tristesse profonde. La France se croyait délivrée d'un maître ; on sentit de nouveau s'appesantir sur toutes les têtes le joug royal qu'on croyait brisé ; le retour forcé d'un roi fugitif affligeait à la fois la nation qui en rougissait, et l'Assemblée qui s'en trouvait embarrassée. Louis XVI évadé aurait du moins épargné à lui-même et à la France le 21 janvier : il n'eut pas l'art de se sauver du trône ; comment aurait-il évité d'en descendre ?

Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont long-dès et compliquées ; j'abrège : la famille royale était sortie des Tuileries, dans la nuit du 21 juin, après la cérémonie du coucher ; elle était sortie par l'appartement de M. de Villequier, séparément et à diverses reprises. Les préparatifs d'exécution avaient fait retarder le départ d'un jour ; ce fut ce délai qui perdit tout. Le roi avait dans sa voiture 13.200 livres en or et 56.000 livres en assignats. Monsieur (Louis XVIII) partait, la même nuit, du palais du Luxembourg, en prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris à Châlons nul accident, hors une roue de la voiture qui se rompit ; il fallut la réparer : ce fut un retard d'une heure. Le roi, qui étouffait dans la berline, voulut descendre une ou deux fois ; il monta à pied, en tenant son fils par la main, une côte assez rude ; étant très obèse il marchait lentement ; cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre la frontière. La nature, qui fait l'ignorante, au milieu des projets et des mouvements de la politique humaine, ne cessait d'envelopper les illustres fugitifs de sa molle et perfide rêverie.

Le long de la route tout était calme. M. de Bouillé croyait avoir pris des mesures pour assurer le passage ; seulement ses dispositions prévinrent d'un jour l'arrivée de la famille royale. Un détachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi, au delà de Châlons, ne voyant rien paraître au jour et à l'heure marquée, se retira ; un second détachement, posté à Sainte-Menehould, n'ayant pas reçu les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans l'inaction ; et le roi, que l'inquiétude commençait à gagner, ayant mis imprudemment la tête à la portière de sa voiture, pour avoir des chevaux, fut reconnu. Louis XVI était l'homme du monde le plus difficile à déguiser ; son volume et l'empreinte bourbonienne de son visage, le révélaient à ceux-là mêmes qui ne l'avaient jamais vu ; son portrait, incrusté sur toutes les pièces de monnaie, fournissait d'ailleurs un moyen de contrôle à la portée de tout le monde. Plusieurs eurent des soupçons et se turent : Drouet, lui, ne se tint pas aussi tranquille. Ancien dragon au régiment de Condé, il vit arriver, le 21 juin à sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux à la poste de Sainte-Menehould.

Pendant qu'on relayait, il crut reconnaître la reine, et apercevant un homme dans le fond de la voiture à gauche, il fut frappé de la ressemblance de sa figure avec l'effigie d'un assignat de cinquante livres. Ce train de chevaux, une double escorte de dragons et de hussards qui précédaient et suivaient la voiture, tout cela lui donna à penser. Un instant, la crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire ; que pouvait-il d'ailleurs seul contre les deux détachements de cavaliers ? Il laissa donc partir les voitures qui, après avoir demandé des chevaux pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes. Alors, foulant aux pieds toute prudence humaine, il se décide à faire son devoir. Drouet selle le meilleur cheval des écuries de son père ; et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au régiment de la Heine, un chemin de traverse qui les conduit à Varennes. Il était onze heures du soir ; il faisait nuit profonde ; tout le monde était couché. La famille royale, qui s'attendait à trouver un relais à la ville haute, errait de porte en porte, livrée à l'inquiétude et au découragement. Les postillons voulaient qu'on fît au moins reposer et rafraîchir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les instances pour qu'on sortît de ce terrible pas. La ville dort. Drouet veille. S'adressant à son camarade Guillaume : Es-tu bon patriote ?N'en doute pas. — Eh bien ! le roi est à Varennes ; il faut l'arrêter.

Les deux amis descendent de cheval et vont reconnaître les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y avait un pont, et sur ce pont une voûte surchargée d'une tour ; c'est par là que la berline devait s'avancer ; Drouet et son compagnon décident qu'il faut barrer le passage. Le hasard — était-ce le hasard ? — avait placé tout près de ces lieux une voiture de meubles. Ils l'amènent et la culbutent ; voilà une barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque renfort dans la ville ; il réveille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de cœur et de bonne volonté. C'est par le ministère de ces bras obscurs qu'allait s'accomplir un des événements de notre histoire qui eurent les plus vastes conséquences. Cette petite troupe s'étant réunie, se place en embuscade derrière, la charrette renversée. Le bruit de la voiture. du roi, lancée au trot, s'approche de moment en moment : halte ! le cocher fouette : les chevaux s'arrêtent et se cabrent. Au même instant huit hommes armés se montrent. Surpris, les gardes du corps qui étaient sur le siège font un mouvement de résistance ; ils sortent et rentrent leurs armes ; la vérité est qu'ils avaient peur ; le roi avait encore plus peur qu'eux : ils se rendirent.

Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur qualité ; le moment était venu où les rois et les princesses allaient dire aux ténèbres : Couvrez-nous ! On conduit les fugitifs chez le procureur de la commune de Varennes, un épicier nommé Sausse. La reine exhibe son passeport. Quelques, personnes ayant entendu la lecture de cette pièce disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus difficile : Le passeport, fit-il observer, n'est signé que du roi, il devait l'être aussi par le président de l'Assemblée nationale. Si vous êtes une étrangère (en s'adressant à la reine), comment avez-vous assez d'influence pour faire partir après vous un détachement ? Madame la baronne de Korf n'opposait à ces objections que de grands airs dépités : elle était, disait-elle, pressée de continuer son voyage. Cette impatience la perdit. On décida, après avoir délibéré, que les voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain fut terrible. La troupe de déterminés qui, le sabre et le pistolet à la main, venait de fondre sur la voiture, se répand dans la ville et jette partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, réveillé par ce bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconnaît dans les cinq personnes arrêtées toute la famille royale qu'il avait vue à Paris durant les fêtes de la Fédération ; il sort et va faire part de sa découverte à ses concitoyens. Alors la cloche de l'église s'ébranle ; à ce tocsin répondent, de villages en villages, des tocsins éloignés. Le détachement de hussards qui était à Varennes ayant voulu faire un mouvement, on lui montre du canon et la mèche allumée ; il rend les armes. Toujours rôdant, Drouet ne cesse de veiller sur sa proie.

Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir doucement le chemin de la frontière, c'était de fléchir les hommes qui le retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en l'implorant ; la reine, demi-agenouillée, lui présente le dauphin ; il est inébranlable. Marie-Antoinette tente alors le cœur de madame Sausse par les sentiments de mère : celle-ci répond par ses sentiments d'épouse et de citoyenne. — Sire, je voudrais vous obliger, reprend le marchand de chandelles ; mais la nation passe avant le roi. Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi les suites de ce voyage pour le pays ; les calamités publiques et la guerre civile me remuent encore plus le cœur que les désastres d'une famille. Quelle serait cette sensibilité aveugle, cruelle, qui aurait des yeux et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes ? Je suis sujet de la. Constitution ; elle m'ordonne de vous arrêter. Le jour, si matinal au mois de juin, commençait à éclairer la misérable échoppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-là, à un roi fuyard et à une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil, durant lequel retentissaient à travers leurs rêves des pas de chevaux, des cris, des frémissements d'armes. Tous les tocsins du canton ne cessaient de haleter dans les airs. La reine, que cette sombre musique impatientait, s'écria : Quand auront-ils fini leurs bruits détestables ?Madame, répondit Sausse gravement, c'est le bruit de toute la France !

Cependant un des affidés de Bouillé, voyant les hussards mêlés à la foule qui ouvre la place, s'assure une dernière fois de leur dévouement : Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation ou pour le roi ?Pour la nation ! répondent d'une seule voix les soldats. La question ainsi posée décidait tout : le roi de France n'était plus qu'un étranger dans son royaume.

Louis XVI, le coude appuyé sur une table, attendait secrètement sa délivrance de l'arrivée soudaine des troupes de Bouillé. Les heures tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du captif ; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient à pénétrer dans la maison de M. Sausse pour voir la famille royale. Louis était d'une construction massive ; il avait le visage blême et les yeux bleuâtres. Indolent, lymphatique, son tempérament était celui de toutes les races dégradées et abâtardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse, surtout la chasse au tir, était le seul exercice où il mît quelque passion. Une rusticité, que l'éducation royale avait mal recouverte, l'éloignait du commerce des femmes. Cette rudesse de mœurs et de caractère l'avait d'abord rendu cher à la Révolution et au peuple, qui voyait en lui un bon ouvrier ; mais ses complots vis-à-vis de l'étranger, ses continuelles intrigues avec les aristocrates du pays, plus que tout cela, l'autorité qu'il laissait prendre à la reine, lui avaient aliéné les cœurs. Par une singularité de nature, ses yeux voyaient à peine ce qui était près de lui, et distinguaient bien les objets dans l'éloignement. Il en était de même de son jugement : le malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, aperçut à distance l'échafaud ; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et faciles qui étaient pour ainsi dire sous sa main pour l'éviter. Le costume de domestique, sous lequel il avait imaginé dans cette circonstance de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la vulgarité de ses manières.

Marie-Antoinette était d'une taille ordinaire, mais agréable. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour régner sur les cœurs il lui suffisait de rester femme. Un goût effréné des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens doués d'une jolie figure et de talents extérieurs la firent soupçonner de galanterie : elle aimait, en outre, éperdument le jeu et les spectacles. La fierté du sang lui rendit la Révolution odieuse, le peuple désagréable ; ses réponses courtes et froides, dans toutes les solennités nationales, annonçaient un cœur sec. Les horreurs, les transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient flétri l'éclat de son visage ; ses cheveux, assure-t-on, avaient changé de couleur. Antoinette sentait venir la mort de la monarchie ; les anciennes reines de France portaient le deuil en blanc.

Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La famille royale cherchait à gagner du temps ; il fallut se mettre en marche. Un cortège de baïonnettes cernait la voiture. Le secours qu'attendait Louis XVI arriva ; mais trop tard : le roi avait quitté Varennes depuis une heure, quand 31. de Bouillé se montra devant la ville à la tête d'un régiment de cavalerie. Les chevaux étaient fatigués, les hommes montraient de l'indécision, et refusaient d'aller plus avant. Le moment prédit était venu : Le roi mènera deuil ; les principaux, se vêtiront de désolation et les mains des soldats du pays tomberont de frayeur. Le retour des illustres captifs traça une voie douloureuse ; tout le long de la route le peuple ne cessa d'agiter le vase d'amertume dont il abreuve les rois traîtres ou abusés. Marie-Antoinette trouva dans son cœur assez de haine envers le peuple pour se faire, contre cette masse d'outrages, un front d'airain. L'Assemblée avait envoyé trois commissaires pour protéger les jours de la famille royale, ils rejoignirent le cortège à Epernay. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture du roi.

Ce fut durant ce voyage que Barnave, touché des infortunes de Louis XVI, des prévenances de Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas mérité tant d'humiliations, rattacha son cœur à la cause de la monarchie. Pétion se montra au contraire dogmatique et froid. Ses discours, aussi libres que ses manières étaient brusques, lui attirèrent les aigreurs de la reine. Pétion tenait entre ses genoux le petit dauphin ; il se plaisait à rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds de l'enfant, et parlant avec action, il tirait quelquefois une des boucles assez fort pour le faire crier. Donnez-moi mon enfant, lui dit sèchement la mine ; il est accoutumé à des soins, à des égards, qui le disposent peu à tant de familiarités.

Louis XVI montrait un sang-froid apathique On l'accusa plus tard d'avoir bu et mangé tout le long de la route : ce bon roi était doué d'un appétit énorme. Par instant il témoignait quelque inquiétude de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil fut sinistre. On avait placardé au faubourg Saint-Antoine un ordre du jour : Quiconque applaudira le roi sera bâtonné ; quiconque l'insultera sera pendu. Un long silence improbateur fut en effet la leçon qu'il reçut à son entrée clans les Champs-Elysées ; par instants ce sombre silence se déchirait comme un nuage et il en sortait un tonnerre de murmures bientôt réprimés.  On avait décidé que les têtes resteraient couvertes : les gardes nationaux eux-mêmes criaient : Enfoncez vos chapeaux ; il va paraître devant ses juges : Il parut : dans quel équipage, grand Dieu ! Une foule de grenadiers l'entourait ; chaque cheval de l'attelage en portait un ; le devant, le derrière, les côtés de la voiture en étaient chargés. Un voile de poussière couvrait par instant l'humiliation de cette famille. Les stores de la voiture étaient baissés à demi ; le dauphin, enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois à la portière, et son âge, sa figure intéressante, semblaient demander grâce pour les coupables, pour ce roi de France surpris par son peuple en flagrant délit de contre-révolution.

Ô abaissement ! qui sondera jamais l'abîme des déchéances royales ? Les armes demeurèrent immobiles en présence du monarque ; les drapeaux ne saluèrent pas ; les canons firent mine de ne le point reconnaître. C'était un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-Elysées, que ces vingt mille baïonnettes parsemées de lances, escortant avec gravité, à travers une population de quatre cent mille curieux, un roi caché dans le fond de sa triste voiture et qui cherchait a dérober l'embarras d'une situation cruelle. Un éclatant soleil le livrait, comme par ironie, à tous les regards furieux ou concentrés. La plupart de ces piques, dont la pointe dardait des éclairs menaçants, avaient un pain embroché dans le fer de la lance, comme pour faire entendre à Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient le mouvement d'ôter leur chapeau, sous prétexte de chaleur, étaient à l'instant sommés de le remettre. Autrefois la noblesse avait seule le droit de se couvrir devant le monarque ; le tiers état avait pris dernièrement cette liberté, et maintenant c'était tout le peuple.

Au moment où le cortège entrait par la place Louis XV, tous les glaives s'agitèrent dans les mains des gens à cheval, en signe de fraternité. Un sourire, mêlé d'indignation et de mépris, fut le seul accueil que reçurent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens se groupèrent sur le piédestal de la statue de Louis XV, lui bandèrent, d'abord les yeux, en attendant le cortège, et au moment du passage, les essuyèrent, comme si ce marbre royal devait verser des larmes à la vue d'un roi de France si humilié. Ce jour fut bien plus encore que le 21 janvier, un jour d'exécution et de supplice ; car l'insurrection ni l'échafaud ne tuent pas si avant les rois que l'avanie, le ridicule, la vengeance calme et muette ; ce cortège, cette marche silencieuse, c'était le convoi de la monarchie.

Derrière les voitures qui contenaient la famille royale venait un chariot ouvert, entouré de branches de lauriers : Drouet et Guillaume, les deux héros de la fête, couronnés de feuilles de chêne et debout, se montraient aux regards, aux applaudissements et aux hommages du peuple. On criait : Vive la nation ! vivent Drouet et Guillaume ! vive la brave garde nationale de Varennes !

L'entrée de Drouet, dit très bien Ferrières, était le triomphe d'un général victorieux qui amène devant lui un grand captif. Cet homme avait cru ; il avait eu foi en son sentiment et en la nation, le bras de Dieu fut avec lui. En quelque lieu que sera racontée cette histoire, et elle l'est déjà sur toute la terre, le nom de Drouet, si obscur la veille, sera cité à l'égal du nom de Louis XVI. Il n'y a que les révolutions pour tirer ainsi du néant les hommes et les peuples. La gloire du triomphateur faisait encore plus ressortir l'abaissement des captifs. Rien ne manquait à cette passion de la royauté, pas même l'éponge abreuvée de vinaigre et de fiel : une femme lança contre la voiture un linge trempé de l'eau du ruisseau. La figure de la reine manqua d'être atteinte. Les filles publiques, mêlées à la foule, se sentaient prises d'une compassion insultante : J'aime encore mieux, disait l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'être Antoinette. Ainsi ce qui était le plus bas trouvait maintenant à plaindre ou à mépriser dans la fortune de ceux qui occupaient naguère le haut des grandeurs humaines.

Quand la famille royale arriva par le Pont-Tournant devant le château des Tuileries, les domestiques, postés aux fenêtres, se découvrirent du plus loin qu'ils aperçurent leur maître : la garde nationale, les couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux comme les autres citoyens : ils obéirent. Les femmes de chambre et d'honneur de la reine s'étaient mises, de leur côté, à battre des mains pour saluer le retour de leur maîtresse : on réprima ces témoignages de fidélité servile. L'instant où les voitures touchèrent le jardin des Tuileries fut même le plus dangereux de tous ; une foule indignée se porta autour des roues avec des huées, des sifflets, des cris, des imprécations terribles. L'Assemblée nationale, dans la crainte de quelque accident funeste, envoya trente commissaires pour escorter les voitures du roi et de sa famille dans le jardin jusqu'au château.

La mission était périlleuse, à cause de l'exaltation générale des esprits : mais dès que les députés se présentèrent, cette foule immense et furieuse se sépara en deux rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de se nommer et de présenter leurs médailles ; ce fut comme un talisman. On fit isoler les voitures ; mais, lorsqu'elles montèrent sur la terrasse du château pour déposer le roi et sa famille à la grande porte de l'Horloge, l'indignation du peuple éclata de nouveau ; les imprécations et les reproches s'adressaient surtout à la reine avec une effroyante unanimité. Les augustes voyageurs — cette ancienne formule du respect était, dans la circonstance actuelle, une sanglante ironie — mirent pied à terre dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes et des menaces redoublait. Barère et Grégoire se chargèrent du dauphin, qu'ils emportèrent entre leurs bras dans les appartements. Le roi sortit ensuite, accompagné par quinze députés : les quinze autres restèrent auprès de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister de leur présence. Après avoir déposé Louis XVI dans son château, la moitié des représentants qui l'avait suivi courut chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils rencontrèrent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'à là voiture ; il était très difficile de pénétrer cette foule compacte et de se reconnaître dans ce tumulte, où l'on n'entendait que des cris confus.

Le peuple ne voulait pas que la reine entrât aux Tuileries. Après une demi-heure épuisée à rétablir l'ordre, les trente députés se réunirent, formèrent deux haies, depuis la voiture jusqu'à la porte du château ; la reine sortit alors tout effrayée, et gagna les appartements au bras d'un député de la droite. Cependant la juste colère du peuple se déchaînait sur les trois gardes du corps qui avaient servi de courriers durant le voyage, et qui occupaient encore les sièges de la voiture. Les malheureux allaient être saisis à la gorge ; Pétion se montre ; il annonce que les coupables seront mis en état d'arrestation : ce mouvement s'apaise aussitôt. Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Comme une grande affluence de citoyens s'amassait à l'une des portes du château, Pétion s'y présente pour arrêter le désordre : un garde national le prend au collet ; le député se nomme, et la multitude obéissante se retire. Nous attendîmes, ajoute Barère, que la foule fût diminuée dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent plus calmes, afin de n'avoir rien à redouter pour le roi et sa famille, quand nous aurions quitté le château.

Au moment où Louis XVI rétrogradait aussi honteusement sur Paris, un autre roi, le roi de l'opinion, Voltaire, faisait son entrée dans sa bonne ville, avec des honneurs extraordinaires, et traîné par douze chevaux blancs. Le cortège s'arrêta devant la maison où il était mort. Belle et bonne — madame Villette —, la fille adoptive de Voltaire, accompagnée de son enfant et des deux demoiselles Calas, en robes blanches, ceintes d'un ruban noir, rendit hommage à la statue et aux cendres de Papa grand homme. La pluie tombait a flots pressés ; le cortège brava le mauvais temps. L'urne cinéraire fut déposée dans le nouvel édifice de Sainte-Geneviève. Voltaire avait préparé la Révolution par son esprit comme Jean-Jacques Rousseau par son cœur. L'ami du roi de Prusse devait être le héros des constitutionnels de 91 ; le citoyen de Genève fut le dieu des républicains de 93. L'un convenait à la bourgeoisie et à la noblesse réformée ; l'autre allait au peuple.

M. de Bouillé, après le mauvais succès de son entreprise, s'était enfui par la frontière. Il écrivit de Luxembourg à l'Assemblée nationale une lettre dans laquelle il menaçait la France de la vengeance des armées étrangères, si elle ne se hâtait de faire amende honorable aux pieds du roi. Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers reconnaissent qu'ils sont menacés par le monstre que vous avez enfanté (la Révolution), et bientôt ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais vos forces : toute espèce d'espoir est chimérique, et bientôt votre châtiment servira d'exemple mémorable à la postérité. Cette lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de l'Europe. L'Assemblée fit à cet insolent mémoire l'accueil et l'honneur qui convenaient ; elle rit.

Le roi fut provisoirement suspendu. Quelle devait être la solution de cet état de crise ? Louis XVI devait-il être maintenu sur le trône, malgré sa fuite ? La nation pouvait-elle avoir désormais confiance en lui ? Serait-il jugé ? Où prendrait-on ses juges ? Telles étaient les questions qui agitaient l'Assemblée, les clubs, le peuple. L'esprit de la nation était à la démocratie ; l'esprit des Jacobins était à la république ; l'esprit de l'Assemblée nationale n'était qu'à la monarchie. Le parti très influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette voulait conserver Louis XVI sur le trône. Des commissaires furent nommés pour interroger le roi, la reine ; mais ces commissaires furent choisis dans le sein de l'Assemblée, malgré la réclamation de Robespierre :

Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Nous ne mériterions plus la confiance du pays, si nous violions les principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine. Qu'on ne dise pas que l'autorité royale sera dégradée. Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, à quelque degré qu'il soit élevé ne peut jamais être dégradé par la loi. La reine est une citoyenne ; le roi, dans ce moment, est un citoyen comptable à la nation ; et en qualité de premier fonctionnaire public, il doit être soumis à la loi.

 

Ce langage ridicule n'était pas du goût de tout le monde. La question de la déchéance occupait néanmoins le pays ; les constitutionnels royalistes cherchèrent à masquer les torts de Louis XVI derrière la fiction de l'enlèvement et de l'inviolabilité royale ; au lieu d'accuser le chef, ils accusèrent les conseillers et les instruments de la fuite ; il n'y avait, selon eux, dans cet acte criminel que des complices et pas de coupable. On voulait couvrir ainsi les attentats contre la Constitution de la Constitution même. Robespierre attaqua cette étrange doctrine :

Je ne viens pas, dit-il, provoquer des dispositions sévères contre un individu, mais combattre une proposition à la fois faible et cruelle, pour substituer une mesure douce et favorable à l'intérêt public. Je n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques individus, s'il s'est enfui volontairement de lui-même ou si de l'extrémité du royaume un citoyen audacieux l'a enlevé par la force de ses conseils ; si les peuples en sont encore à croire qu'on enlève des rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pensé le rapporteur, le départ du roi n'était qu'un voyage sans objet, si son absence était indifférente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou le complément de conspirations toujours impuissantes et renaissant toujours. Je n'examinerai pas même si la déclaration donnée par le roi n'attente point aux serments qu'il a faits d'un attachement sincère à la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypothèse générale. Je parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine ; je discuterai uniquement l'inviolabilité dans sa doctrine.

 

Il conclut par ces fermes paroles : Les mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous déshonorer ; si vous les adoptez, je demanderai à me déclarer l'avocat de tous les accusés. Je veux être le défenseur des trois gardes du corps, de la gouvernante, du dauphin, de M. Bouillé lui-même. Dans les principes de vos comités, il n'y a pas de délit ; mais partout où il n'y a pas de délit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si épargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible en épargnant le coupable tout puissant, c'est une lâcheté. Il faut ou prononcer sur tous les coupables ou prononcer l'absolution entière. En bonne logique, il n'y avait rien à répondre ; l'Assemblée ne répondit pas : elle vota.

Ce vote rétablit Louis XVI sur le trône. Le roi qui, de son propre aveu. regardait la Révolution comme un temps do captivité, fut rendu par elle à tous les pouvoirs. Je me demande s'il n'eût pas mieux valu, pour le prince lui-même, que la justice ne fût pas troublée dans son cours. Les révolutionnaires auraient alors dédaigné de verser le sang du roi et l'exil eût été sans doute le châtiment de sa fuite. Des ambitieux, des députés cruellement modérés, le gardèrent pour avoir un homme à mettre entre eux et leurs ennemis. Le premier usage que Louis XVI fit de sa liberté fut de renouer des rapports occultes et des intrigues avec les Cours étrangères. Sa fuite avait néanmoins ouvert sous les marches du trône un abîme qui devait de jour en jour s'élargir.

De tous les côtés le parti républicain commençait à paraître. Danton agitait sa parole. Les déclarations de Louis XVI sur les motifs et le but de son voyage étaient si entachées de mauvaise foi qu'elles faisaient sourire les plus modérés. A quoi bon ce roi ? La monarchie ne s'est-elle pas suicidée ? Avant l'échauffourée de Varennes, des hommes plus ou moins conseillés par leurs intérêts, avaient pu croire, avec Mirabeau, qu'il était possible d'élever la nation, sans abaisser la royauté ; mais après l'humiliation dont la famille royale venait d'être abreuvée, un tel rêve semblait chimérique. Conserver la force au roi, qui se regardait toujours comme le galérien du trône révolutionnaire, c'était jeter un mensonge vivant entre la Constitution et le pays. A côté des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des raisons d'Etat, quelques philosophes s'accordaient à regarder le gouvernement républicain comme la forme la plus parfaite de la démocratie : c'était l'avis de Condorcet, qui, par la hardiesse de ses vues, s'était retiré de la foule des littérateurs et des géomètres. L'abbé Grégoire, Fauchet, Brissot, pensaient de même : Robespierre, lui, croyait utile au succès de la cause de se couvrir de prudence et de ne point alarmer les esprits par le fantôme des mots. Marat était malade ; Marat se taisait.

C'est dans les clubs que la question de la déchéance soulevait surtout le voile de la république. Celui des Jacobins, qui avait pris le titre de Société-mère, et qui, affilié à des milliers de sociétés pareilles, répandues sur tout le royaume, commençait à devenir la plus redoutable des puissances, se démembra dans la lutte. Le parti des royalistes constitutionnels se sépara des révolutionnaires, qui, livrés à eux-mêmes, n'en devinrent que plus entreprenants. Les Jacobins étaient remués durant cette discussion par la voix des principaux Cordeliers ; Danton foudroyait de toute la force de son génie le décret de l'Assemblée nationale : Si nous avons de l'énergie, s'écria-t-il, montrons-la. Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre, se dispensent de signer notre pétition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin épuratoire ? Le voilà tout trouvé. On ne signa rien ; mais quatre mille personnes, hommes et femmes, s'étant tout à coup répandues dans la salle, on convint de se réunir au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie.

C'était un dimanche. On s'attendait à quelque manifestation du peuple ; la municipalité se tenait sur ses gardes ; au point du jour les trompettes sonnèrent, les tambours battirent par toutes les rues ; la garde nationale prit les armes. Un zèle sauvage animait la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi, les constitutionnels de l'Assemblée ne cessaient d'exciter sourdement les boutiques contre les clubs. On avait effrayé les intérêts. L'industrie, à laquelle Le départ de Louis XVI venait de porter un dernier coup, se montrait affamée de calme et de tranquillité publique ; elle avait raison, sans doute ; mais, avant de mettre l'ordre dans la rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les éléments et les fonctions du gouvernement ? La ville était pleine de baïonnettes ; la résistance se montrait partout, l'agression nulle part. Ce déploiement de force armée, autour d'une monarchie replâtrée à la hâte par un décret de l'Assemblée nationale, jetait le mécontentement et l'alarme dans la population qu'on voulait calmer. Où était l'ennemi ? Les patrouilles se croisaient dans un morne silence.

Les sociétés patriotiques s'étaient donné rendez-vous pour le dimanche à onze heures du matin sur la place de la Bastille ; elles devaient se rendre de là, en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut occupée dès le matin par des troupes soldées, afin de s'opposer au rassemblement. Au fur et à mesure que les citoyens se présentaient, cet appareil militaire frappait leurs yeux ; ils se retiraient. Le Champ-de-Mars cependant était désert ; cette solitude appelait un mouvement, une détermination quelconque. Le vent parcourait mélancoliquement cette plaine vide, comme le souffle d'une pensée inquiète, immense.

Ici un incident malheureux. Deux invalides, dont l'un avait une jambe de bois, s'étaient cachés sous l'autel construit en planches ; ils sont découverts. Que faisaient-ils ? quel était leur dessein ? Voilà ce qu'on se demande de l'un à l'autre avec épouvante. Le bruit court aussitôt que l'autel est miné ; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient introduit pour leur provision devient par la rumeur publique un tonneau de poudre. Le motif de curiosité indécente qui les a fait agir — ils s'étaient mis là, dirent-ils, pour voir les jambes des femmes — se transforme en une intention désastreuse. La multitude s'en saisit, les pend au réverbère, les décapite vivants, et leur tête est portée au bout d'une pique. Un tel acte de brutalité fait frémir ; mais une poignée seulement d'imbéciles ou de monstres, flétris par tous leurs contemporains, mirent leurs mains dans ce sang. Il paraît que les royalistes avaient besoin d'un prétexte pour décharger leur colère sur les agitateurs ; car la nouvelle du meurtre des deux invalides fut sur-le-champ portée et dénaturée dans l'enceinte de l'Assemblée nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient d'être pendus au Champ-de-Mars pour avoir prêché l'exécution de la loi. Ce mensonge fit fortune, et prépara les esprits à des mesures de violence. Sur les lieux, tout fut bien vite effacé, et le Champ-de-Mars, qui n'avait pas même été témoin de cette scène atroce, rentra dans sa majestueuse tranquillité.

Vers midi la foule débouche par toutes les ouvertures ; la garde nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon ; mais, voyant la réunion paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent autour de l'autel de la patrie ; on attend avec impatience les commissaires de la société des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture de la pétition et la signer. Paraît un envoyé du club ; on l'entoure : La pétition, dit-il, qui a été lue hier ne peut plus servir aujourd'hui l'Assemblée nationale ayant décrété, dans sa séance du soir, l'innocence ou l'inviolabilité de Louis XVI ; la société va s'occuper d'une autre rédaction qu'elle vous soumettra. Tous ces retards n'étaient pas du goût de la foule, qui aime à faire vite ce qu'elle fait. Quelqu'un propose de rédiger à l'instant même une seconde pétition sur l'autel de la patrie. Adopté. La foule cherche alors des yeux ses chefs et ses meneurs. Où êtes-vous, Danton, Desmoulins, Fréron ? Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se décide à agir par lui-même. On nomme quatre commissaires ; l'un d'eux prend la plume ; les citoyens impatients se rangent autour de lui ; il écrit :

Sur l'autel de la patrie, le 17 juillet an III... Le désir impérieux d'éviter l'anarchie à laquelle nous exposerait le défaut d'harmonie entre les représentants et les représentés, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur votre décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que le roi a abdiqué ; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir constitutionnel pour procéder d'une manière vraiment nationale au jugement du coupable, et surtout au remplacement et à l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.

 

La foule grossissait d'heure en heure. La pétition rédigée, on en fait lecture à haute voix ; cette lecture est couverte d'applaudissements. On commence dès lors par signer des feuilles volantes, à huit endroits différents, sur les cratères qui forment les quatre angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages voisins, des hommes, des femmes, des enfants, déposent religieusement leur nom sur ces feuillets sacrés, d'autres une croix ou tout autre signe de leur volonté libre.

Le nombre des signatures, dit M. Buchez, dépasse certainement six mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient à peine écrire. Quelquefois la page est divisée en trois colonnes ; d'énormes taches d'encre en couvrent plusieurs ; les noms sont au crayon sur deux. Des femmes du peuple signèrent en très grand nombre, même des enfants, dont évidemment on conduisait la main. La plus jolie écriture de femme est sans contredit celle de mademoiselle David, marchande de modes, rue Saint-Jacques, n° 173. Quelques belles signatures apparaissent, de loin en loin ; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de cordeliers ; ici l'écriture est fort lisible. Un voit en haut une signature à lettres longues, légèrement courbées en avant ; c'est celle de Chaumette, étudiant en médecine, rue Mazarine, n° 9. On lit ensuite celles de E.-J.-B. Maillard, de Meunier, président de la Société fraternelle séante aux Jacobins. On ne trouve nulle part le nom de Momoro ; il fut captif et accusé plus tard d'avoir fait grand bruit au Champ-de-Mars, le 17 ; mais on voit celui d'Hébert, écrivain, rue Mirabeau ; celui d'Henriot, et la signature du Père Duchesne.

 

Trois officiers publics envoyés par la commune, en écharpe, s'étaient avancés vers l'autel : on les reçoit avec l'énergie et la tranquillité qui conviennent à des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui rayonne sur la figure des pétitionnaires, le caractère pacifique de cette foule mêlée où l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards, tout paraît les rassurer sur le caractère de la réunion. Messieurs, disent-ils, nous sommes charmés de connaître vos dispositions ; on nous avait dit qu'il y avait ici un tumulte ; on nous avait trompés nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillité qui règne au Champ-de- Mars. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'à ce que toutes les signatures soient apposées. Un citoyen leur donne lecture de la pétition ; ils la trouvent conforme aux principes. Nous la signerions nous-mêmes, ajoutent-ils, si nous n'étions pas maintenant en fonction.

De tels discours augmentent la confiance. On leur demande l'élargissement de deux citoyens arrêtés ; les officiers municipaux engagent à nommer une députation qui les suive à l'Hôtel de Ville. Douze commissaires partent. On continuait à couvrir la pétition de signatures. Le Champ-de-Mars était tranquille et libre ; les troupes s'étaient repliées sur la ville. Toute idée de péril étant écartée, le rassemblement grossit. Les jeunes gens qui ont signé s'amusent à des danses ; ils forment des ronds en chantant. Survient un orage ; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu ; en moins de deux heures, il se trouve près de cent mille personnes dans la plaine ; c'étaient des mères, d'intéressantes jeunes filles, des habitants de Paris qui, enfermés toute la semaine, se livraient à la promenade du dimanche. Aux yeux des révolutionnaires, pénétrés qu'ils étaient alors des réminiscences de l'antiquité, cela formait une de ces assemblées majestueuses et touchantes, telles qu'on en voyait à Rome. Il y avait là un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient étendu leurs mains vers l'autel de la patrie ; imprudents ! vous ne vous doutiez pas alors que cet autel dût recevoir des sacrifices humains !

Les commissaires députés à l'Hôtel-de-Ville reviennent. Leur visage est morne, ils ont vu des choses sinistres. Nous sommes trahis ! murmure l'un d'eux d'une voix sombre. On les presse : Nous parvenons, disent-ils, à la salle d'audience à travers une forêt de baïonnettes ; les trois officiers municipaux nous avertissent d'attendre, ils entrent, et nous ne les revoyons plus[1]. Le corps municipal sort. — Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir sévèrement. — Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission était de réclamer des citoyens honnêtes qu'on nous avait promis de rendre à la liberté.

Le maire (Bailly) répond qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ-de Mars pour y mettre la paix... Sur ces entrefaites, un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vint dire que le Champ-de-Mars n'était rempli que de brigands ; un de nous lui répondit qu'il en imposait. Là-dessus la municipalité ne voulut plus nous entendre. Descendus de l'Hôtel-de-Ville, nous aperçûmes à une des fenêtres le drapeau rouge : ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment de douleur à ceux qui allaient marcher à sa suite, produisit un effet tout contraire sur l'âme des gardes nationaux qui couvraient la place — ils portaient à leur chapeau le pompon rouge et bleu. — A l'aspect du drapeau couleur de sang, ils ont poussé des cris de joie en élevant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite chargées. Nous avons vu un officier municipal en écharpe aller de rang en rang, et parler à l'oreille des officiers. Glacés d'horreur, nous sommes retournés au champ de la Fédération avertir nos frères de tout ce dont nous avions été les témoins.

Ce récit est suivi d'un profond silence. L'air d'inquiétude grave qu'exprime le visage des commissaires soulève d'abord quelques nuages ; cependant, la réunion se rassure. De quel droit la force armée viendrait-elle disperser des citoyens qui signent légalement leur foi sur l'autel de la patrie ? La foule est compacte, mais inoffensive ; la nuit approche. D'instants en instants, des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent d'orage sur un champ de blé, et la font tressaillir. L'Assemblée nationale, pour faire croire qu'il existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement entourée de baïonnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis a la municipalité des ordres sévères. Depuis longtemps on guettait l'occasion de déployer une manifestation de la force : la loi martiale était comme un arc tendu, il fallait que tôt ou tard le trait partît. Quelques citoyens arrivent : ils ont rencontré l'armée de Lafayette sur les quais ; les gardes nationaux marchaient avec un entraînement farouche, la cavalerie surtout portait dans ses yeux le sentiment de la colère et de la violence. On avait vu des grenadiers sortir tout le long de la route un à un des maisons voisines, charger leur fusil a balle devant le peuple, et se joindre à l'armée qui s'avançait vers le Champ-de-Mars. Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux jacobins.

Le jour était tombé assez pour les mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du tambour, et le roulement lointain des pièces d'artillerie, on se regarde ; quelques-uns sont d'avis de se retirer ; d'autres rappellent que le but de la réunion étant légal, il serait lâche de fuir ; on demeure. Les troupes débouchent dans le Champ-de-Mars par trois entrées à la fois, par l'avenue de l'Ecole-Militaire, par le passage entre les glacis du côté du Gros-Caillou, par l'ouverture qui regarde du côté de la Seine ; c'est là qu'est le drapeau rouge.

On connaît le Champ-de-Mars ; on se figure aisément cette vaste plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne à la tête de laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord de l'eau, soulevé une indignation universelle. Des cris : A bas le drapeau rouge ! Honte à Bailly ! Mort à Lafayette ! Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel ; elles se pressaient là comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A peine avaient-elles vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'elles entendent une détonation. Ne bougeons pas ; on tire à blanc ; il faut qu'on vienne ici publier la loi. Les colonnes s'ébranlent, la cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche chargée à mitraille. Le dernier feu avait tracé un cercle de victimes ; hommes, femmes, enfants, vieillards, étaient tombés pêle-mêle. On n'entend que des cris, des plaintes, et le silence plus terrible encore que les gémissements. Bailly, Lafayette — cet homme avait l'entêtement de la faiblesse — reposent leur conscience sur la loi ; quelle loi ? que me fait votre drapeau ? Une guenille rouge au bout d'un bâton ne donne pas le droit d'attenter à la vie de citoyens paisibles. Combien de morts ! La nuit le taira, demain le sable du Champ-de-Mars l'aura oublié ; Dieu seul les compte et vous juge.

Au plus chaud de la mêlée, des citoyens s'élancent sous le feu, à travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles volantes qui portent écrite la volonté du peuple ; cette pétition est le drapeau d'une idée, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On la sauve. Oui, s'écrient les Révolutions de Paris, oui, la pétition reste ; elle est accompagnée de six mille signatures ; de généreux patriotes ont exposé leur vie pour la sauver du désordre, et elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, placée dans un temple inaccessible à toutes les baïonnettes, et elle en sortira quelque jour : elle en sortira rayonnante. L'oracle n'a point menti ; cette pétition conservée existe encore aux Archives de la ville ; la république, qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 août, des plis de cette pièce mémorable. Quand une fois les idées ont été baptisées avec du sang elles ne meurent pas.

La nuit était tombée sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes parts, des citoyens sans armes se dispersent devant des citoyens armés. Les fuyards se pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient été étouffés entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde nationale, Lafayette en tête, rentre dans la ville. La nouvelle de cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier. Les rues sont désertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on revient d'une excitation. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais pas de victoire.

Cet événement a été jugé diversement, selon les partis. Toute la question se réduit à savoir si la Révolution venait de Dieu ou si elle venait des hommes ; si elle venait des hommes, ceux qui lui résistaient avaient raison : mais alors il faut absoudre Bouillé, Breteuil et les autres ; si elle venait de Dieu, comme je le crois, ceux qui luttaient avec elle, Cazalès, Malouet, Lafayette étaient coupables ; qu'on décide.

C'est la première fois que la dévolution venait de réagir sur elle-même par la force. Les journées qui suivirent donnèrent lieu à un essai de la terreur. Les écrivains et les orateurs de la république furent proscrits ; ils se car chèrent. Danton s'était retiré à Fontenay-sous-Bois ; Fréron s'éclipsa, Camille Desmoulins envoya, moitié riant, moitié mordant, sa démission de journaliste au général Lafayette. Robespierre lui-même fut inquiété. Aussi simple dans ses mœurs que rigide dans ses principes, il venait à pied, tous les jours, de la rue Saintonge à l'Assemblée nationale, et dînait pour trente sous. Après les massacres du Champ-de-Mars, il accepta l'offre d'un toit ami qui lui fut faite par un citoyen épuré.

En face de l'ancienne église de l'Assomption s'élève une maison qui se distingue, à l'extrémité, par une boutique d'orfèvrerie encadrée dans une devanture de bois peinte en noir. Une allée étroite conduit dans une petite cour, où nous avons vu des femmes qui épluchaient de la laine. A mesure qu'on avance la figure des lieux se rembrunit ; le derrière de la maison présente un caractère de vétusté : petites fenêtres avares d'air et de jour, escalier à rampe massive, bâtiment chargé de badigeon, mais étalant, comme une vieille femme sous le fard, les traces irréparables de l'âge. Cette maison, obscure et bourgeoise en l'an de grâce 1847, a besoin, pour être bien jugée, d'être vue à la lueur des souvenirs révolutionnaires d'un autre temps[2].

Transportons-nous au milieu des événements qui agitèrent la France dans les dernières années du règne de Louis XVI. Cette maison était alors fort différente de ce qu'elle est aujourd'hui : la façade extérieure n'existait pas ; une porte cochère débouchait sur la rue, au lieu d'une porte d'allée, et la cour, agrandie de toute la distance qu'occupe à cette heure le nouveau bâtiment, était toujours encombrée de planches amincies, et placées horizontalement contre les murs. La maison n'avait qu'un étage. Au rez-de-chaussée s'étendaient, d'un côté, les appartements du maître, et de l'autre un atelier de six ouvriers en menuiserie qui animaient la maison par le bruit du rabot et des chansons. Un petit jardin, entouré d'un léger treillage, renfermait des arbustes et des fleurs, que les mains de quatre jeunes filles s'occupaient à cultiver. Le chef de cette nombreuse famille, pourvue d'une honnête aisance acquise par le travail, était un homme remarquable : les années avaient couvert son front de rides ; ses cheveux commençaient à grisonner ; mais, dans l'âge mûr, il avait conservé toute l'énergie de la jeunesse. Les pères et les enfants de cette génération historique étaient des natures de fer. Le petit nombre des conventionnels que l'échafaud ou la mitraille ont épargnés étendent leur existence au delà des limites ordinaires. On dirait que ces hommes-là ne peuvent jamais mourir.

Nous allons raconter l'histoire de cette maison ancienne, à l'aide des souvenirs d'une honorable veuve qui y passa les jeunes et belles années de sa vie. Elle nous a dit presque mot pour mot ce que nous allons redire : heureux si nous pouvions conserver aux faits ce sentiment personnel que leur donne la nature des relations et qui s'efface dans la bouche d'un autre.

Un soir, le maître menuisier ramena du club des Jacobins un étranger qu'il introduisit par la main dans son appartement. C'était un personnage d'une trentaine d'années, vêtu, selon la mode du temps, d'un gilet à grands revers, d'un habit marron et d'une culotte de soie. — Vous êtes ici chez vous, lui dit-il en entrant : vous serez mon fils et je serai votre père. — Puis, lui montrant un groupe de jeunes filles, qui se tenaient discrètement à l'écart dans un coin du salon : — Mon ami, ajouta-t-il, voici vos sœurs.

Il appela ses enfants avec un geste d'autorité. — Approchez, Eléonore, Sophie, Victoire, Elisabeth ; venez, mes enfants, venez, mes filles, je vous amène un brave citoyen que les contre-révolutionnaires veulent faire arrêter. Cette maison lui servira d'asile. Vous le connaissez déjà de nom, c'est Maximilien... Les jeunes filles qui avaient lu ce nom-là dans les papiers publics et qui l'avaient entendu prononcer souvent par leur père avec enthousiasme, entourèrent l'étranger, ou pour mieux dire le proscrit ; car les femmes tout de suite se familiarisent avec le malheur.

A dater de ce jour, la maison compta un enfant de plus. Le menuisier, sa femme, ses filles, tout le monde s'empressa à lui montrer un visage souriant. On le pria de choisir lui-même sa chambre. Il en désigna une au fond de la cour sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa, selon ses goûts d'une tenture de damas bleu à fleurs blanches.

Les habitudes de l'étranger furent bientôt connues ; quoique peu somptueux dans sa mise, il était d'une propreté fort délicate : il aimait le linge blanc et mettait de la recherche dans ses habits. Un coiffeur passait tous les matins le démêloir dans ses cheveux longs et accommodés à la poudre. Sa toilette terminée, il se réunissait à la famille du menuisier pour le repas du matin. Maximilien était d'une sobriété digne de l'âge d'or : il déjeunait avec du pain chaud et du laitage.

L'étranger sortait constamment au milieu du jour : où allait-il ? on ne savait. Le menuisier disait à ses filles que Maximilien allait travailler au bonheur public ; celles-ci ne se doutaient pas de quelle manière. La paix et le calme le plus inaltérable régnaient dans cette maison retirée. Quoique toujours à la même place, l'habitation du menuisier n'a plus du tout le caractère qu'elle avait autrefois. Ce n'est pas seulement sa figure qui a changé, ce sont les lieux et les bâtiments qui l'environnaient. La rue de Rivoli n'existait pas encore. Ce quartier, aujourd'hui si embarrassé de constructions neuves, était occupé alors par des cultures qui appartenaient aux Feuillants. La rue Saint-Honoré elle-même était tracée en cet endroit par de grands murs, au-dessus desquels débordaient des têtes de tilleuls ou de marronniers. La maison du menuisier possédait un jour de souffrance sur les jardins du couvent des Dames de la Conception, où ses filles avaient été élevées. Ce voisinage charmant amenait dans la cour une gaieté champêtre. Le soir, quand le bruit de la scie ou du rabot s'endormait, on entendait le chant des petits oiseaux, le murmure des branches et le cri perçant de la cigale. Les filles du menuisier se formaient dans cette solitude à une pureté de mœurs que le bruit et le contact orageux de la ville n'essayaient pas même de ternir.

Maximilien revenait à six heures pour souper. Au sortir de table, il suivait le menuisier et ses filles dans le salon ; c'étaient de charmantes réunions de famille pleines de grâces et de sévérité ; les jeunes filles, groupées en cercle autour de leur mère, s'employaient, les yeux baissés, à divers ouvrages d'aiguille. On se séparait à neuf heures, en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soirées prenaient un caractère de cérémonie ; quelques invités, tous amis de la maison, se rassemblaient ce jour-là : c'étaient David, le peintre ; Buonarotti, descendant de Michel-Ange ; Lebas, qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle étroit mais sympathique. On parlait quelquefois de littérature. Maximilien tenait pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les vers, on le priait de réciter quelques tirades de Bérénice ou d'Andromaque ; il s'en acquittait avec tant d'âme, qu'il tirait des larmes de tous les yeux. Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur mère, écoutaient la lecture sans cesser leur travail ; les cils modestement inclinés et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient leur émotion. Ensuite Buonarotti, qui était grand musicien, se mettait au piano ; c'était une âme rêveuse et ardente ; il touchait des airs pathétiques, dont l'effet triste ou gai était inévitable ; il semblait que la vie s'échappât sous ses doigts des notes frémissantes de l'instrument : on s'approchait alors des fenêtres pour regarder le ciel, tant cette musique élevait les cœurs. Cependant le ciel était plein d'étoiles, et les cœurs pleins d'amour. On croyait à la famille, à l'humanité, à l'avenir. A oyant cet intérieur si grave et si uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris auprès des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait que les anciens eussent élevé des autels aux dieux lares. Ces réunions ne se prolongeaient pas très avant dans la nuit ; Maximilien se retirait à onze heures dans sa chambre pour travailler ; souvent jusqu'à la blancheur du matin, on voyait briller à sa vitre une petite lumière.

Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple. — Dans une cave de l'ancienne rue des Cordeliers — aujourd'hui rue de l'Ecole-de-Médecine —, il y avait, au mois de septembre 1791, debout devant un tonneau chargé de papiers, et une plume à la main, un journaliste qui écrivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa chaise, et se promena it à grands pas en proie à une agitation fiévreuse ; si le roulis d'une voiture sur le pavé de la rue prolongeait par hasard son tonnerre sourd le long des voûtes basses et humides du caveau, il relevait la tête et écoutait avec une attention fixe ; son oreille inquiète semblait chercher dans ce bruit le roulement lointain du canon. Quand la voiture était passée, et que le souterrain rentrait dans son silence, l'homme agitait la tête avec désespoir et se remettait a écrire. Or, ce souterrain, qui recevait un peu de jour par ce soupirail, était la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le journaliste était Marat. Par quelle échelle fatale ce jeune docteur, passionné de science et de découvertes comme son aïeul Faust, était-il descendu dans cet antre ? Ses idées excentriques avaient soulevé contre lui, dans la société, les mêmes orages que dans le monde de la science.

Ce petit homme, chétif et irritable, souffrait plus que tout autre de la dure captivité à laquelle le condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis. Traqué de repaire en repaire comme une bête fauve, ne pouvant coucher deux fois dans le même lit, harcelé à toute heure et en tout lieu par les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos qu'au fond des caves. La privation de la douce lumière du jour, qui avait été toute sa vie l'objet de son admiration et de ses études, l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il habitait depuis trois ans faisaient passer dans son âme un monde de ténèbres. Il se croyait regard é jour et nuit par l'épée de la contrerévolution, qui menaçait la France. Son lugubre esprit se débattait dans les affres et les hallucinations de la mort. Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe débile au-dessus de l'anéantissement ou de la folie. Quand cette excitation morale faiblissait, il demandait au café, dont il prenait jusqu'à trente-deux tasses pas jour, des forces artificielles pour lutter contre l'abattement et le sommeil.

Infatigable, il rédigeait à lui seul, depuis le commencement de la Révolution, une foule de pamphlets et sa feuille l'Ami du Peuple. Marat travaillait vingt-deux heures par jour : cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes de son esprit. Sa manière de vivre extraordinaire ouvrait son cœur à tous les soupçons comme à toutes les crédulités. Il s'emportait par bourrasques contre ses meilleurs amis. — Tu as raison, lui répondait Camille outragé, de prendre sur moi le pas de l'ancienneté et de m'appeler dédaigneusement jeune homme, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moque de toi ; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu étais celui de tous les journalistes qui a le plus servi la Révolution ; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul écrivain qui ait osé te louer... Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te déclare que tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la dévolution, je persisterai à te louer, parce que je pense que nous devons défendre la liberté comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens.

 

Marat était le Diogène de la Révolution : au lieu d'un tonneau, il habitait une cave. Après la fatale journée du Champ-de-Mars, le souterrain lui-même ne fut plus tenable ; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait plus d'imprimerie ; il occupait celle d'une demoiselle Colombe ; on vint saisir les caractères et les presses. Les citoyens ardents, les lecteurs de l'Ami du Peuple, regardaient avec une fureur concentrée ce cortège de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison commune, environnées de baïonnettes, et chargées de tout l'attirail d'une imprimerie ; des colporteurs garottés fermaient la marche, Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il à des citoyens armés qui ont tué nos frères, de venir mettre à la raison des écrivains accusés d'avoir conseillé le meurtre. Les âpres diatribes de Marat, les figures de rhétorique de l'orateur du peuple, n'ont point fait verser depuis trois années deux gouttes de sang ; un seul ordre de Lafayette en a fait répandre une large tache. Ainsi l'opinion publique frémissait dans l'ombre : mais ses chefs étaient dispersés ou captifs, ses orateurs muets, ses espérances ajournées, détruites.

L'Assemblée constituante terminait ses travaux, au milieu de l'indifférence et de la défaveur générale. Le souffle du Seigneur s'était retiré d'elle. La< Constitution qui s'achevait était l'œuvre de la classe moyenne ; elle laissait en dehors de la vie politique à peu près toute la nation ; ce fut la cause qui l'empêcha de s'établir. Robespierre, dans son admirable discours sur le marc d'argent, fit ressortir les inconvénients de ces limites et de ces exclusions arbitraires.

Ces gens dont vous parlez, disait-il, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent ; l'humble réduit ou j'achète le droit de me retirer et de vivre en paix ; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants ; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages ; tout cela s'appelle rien, peut-être, pour le luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanité ; c'est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse[3].

L'ensemble de cette Constitution présente sans doute un caractère imposant : c'est tout un passé qui se bouleverse. L'Assemblée adoucit la rigueur des supplices ; mais elle n'osa point abolir la peine de mort, comme Robespierre l'y invitait. A ceux qui lui reprochent aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait répondre : J'ai trouvé dans votre loi le glaive levé ; je vous ai proposé de le briser, vous n'avez pas voulu ; cette arme est tombée plus tard entre mes mains, je m'en suis servi.

 

La terreur constitutionnelle durait toujours ; on arrêtait les discoureurs en plein vent ; le drapeau rouge flottait à l'Hôtel de Ville ; un silence morne régnait au Palais-Royal et dans les cafés. L'Assemblée profita de cette stupeur pour réviser la Constitution, c'est-à-dire pour la modifier. La République semblait vaincue, et ce qui est le dernier degré de la défaite, elle était tombée sans combattre.

Commencée le 17 juin 1789, la Constitution fut terminée le 3 septembre 1791. Louis XVI l'accepta, Convaincu, disait-il, de la nécessité d'établir cette Constitution et d'y être fidèle, il se rendit solennellement au sein de l'Assemblée nationale. Au milieu des cris d'enthousiasme qu'excitaient parmi les députés la présence et le serment du roi, l'abbé Grégoire fit entendre ces sombres paroles : Il jurera tout et ne tiendra rien. Cette Constitution fut proclamée par le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette fit décréter une amnistie générale pour les délits relatifs aux affaires politiques du 14 juillet ; l'amnistie ne relève pas les morts !

Enfin ils sont partis ! — Ce furent les adieux que reçurent les députés de la Constituante, si bien venus et si bien fêtés à leur arrivée ; les législatures s'usent dès qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la Révolution. Finissons. Les hommes, les faits, les idées qui ont préparé la Montagne nous sont désormais connus, j'ai construit laborieusement et pièce à pièce le théâtre de la lutte : viennent maintenant les gladiateurs de la liberté !

 

 

 



[1] Ils firent, à ce qu'il paraît, un rapport faux sur l'attitude de la réunion, disant qu'ils avaient trouvé le champ de la Fédération couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se disposaient à rédiger une pétition contre le décret du 15 de ce mois, qu'ils leur avaient démontré que leur démarche et leur réclamation étaient contraires à l'obéissance à la loi, et tendaient évidemment à troubler l'ordre public. Si la France redevient libre, s'écrie Camille Desmoulins, il faut que les noms de Jacques, Renaud et Hardi soient affichés dans toutes les villes, à toutes les rues, pour être à jamais voués à l'exécration publique.

[2] D'après Lefeuve : Les anciennes maisons de Paris, la maison qu'habitait Duplay, portait le n° 396 et d'après Louis Lazare c'était entre les n° 382 et 384 qu'était située la maison où habitait Robespierre ; cette maison aurait été démolie en 1807, lorsqu'on ouvrit la rue Duphot.

[3] J'ai usé, abusé peut-être de la citation, — j'en serai plus économique à l'avenir. — Mais si les événements ont une voix, comme je le pense, c'est dans les écrits et les discours du temps qu'il faut la chercher.