HISTOIRE DES MONTAGNARDS

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — MORT DE FOULON ET DE BERTHIER. - INCENDIE DES CHÂTEAUX. - LE COMTE DE BELZUNCE À CAEN.

 

 

A mesure que les événements se découvrent, je vois venir mes hommes. Paris livré aux suites de sa victoire inquiétait quelques membres de l'Assemblée. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait à calmer l'effervescence des habitants. Réprimer trop tôt l'esprit public, dans les temps de révolution, c'est quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve dans les premiers mots qu'il fit entendre les principaux traits de son caractère politique : respect et amour de la nation, horreur de l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de la Cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des Girondins. Cet homme arrivait à la Révolution, armé de toutes pièces par l'intégrité de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le désigne à l'attention ; il se confond, il s'efface dans les pâles multitudes de l'Assemblée, la main de Dieu était déjà sur cet homme : mais, elle ne l'avait encore couvert que de son ombre.

Un autre député, alors inconnu, tour à tour ami et ennemi, siégeait sur les mêmes bancs ; son nom était Barère. Voici le portrait qu'en trace madame de Genlis : Il était jeune, jouissait d'une très bonne réputation, joignait à beaucoup d'esprit un caractère insinuant un extérieur agréable et des manières à la fois nobles, douces et réservées. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa province avec un ton et des manières qui n'auraient jamais été déplacés dans le grand monde et à la Cour. Il avait très peu d'instruction, mais sa conversation était toujours aimable et toujours attachante : il montrait une extrême sensibilité, un goût passionné pour les arts, les talents et la vie champêtre. Ses conversations douces et tendres, réunies à un genre d'esprit très piquant, donnaient à son caractère et à sa personne quelque chose d'intéressant et de véritablement original. Enfant des Pyrénées, il aimait la constitution de ces montagnes, décrétée il y a des siècles par la nature, ces vallées embellies par des mœurs candides et pastorales, il aimait jusqu'aux torrents et aux ours ; car tout cela c'était le pays. Son enfance avait été rêveuse ; sa jeunesse fut mélancolique. On ne fait pas, écrit-il lui-même, assez d'attention aux préliminaires des grands accidents de la vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne, mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inaperçus, soit qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage en 1785, qui fut une grande fête de famille à Vie et à Tarbes, j'allais à l'autel avec ma jeune fiancée ; c'était au milieu de la nuit ; l'église était resplendissante de lumière ; une société nombreuse de parents et d'amis nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le cœur, et lorsque je prononçai Le oui solennel, des larmes coulèrent involontairement sur mes joues décolorées. Il n'y eut que ma mère qui s'en aperçut, et qui après la messe des épousailles, me prit la main et la serra contre sa poitrine. Ce mariage fut malheureux. Barère exerçait la profession d'avocat quand Le mouvement de la France l'envoya aux états généraux. Il était alors pour la monarchie tempérée. Doué d'une imagination vive, mobile, chauffée au soleil du midi, il avait essayé sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronnés à l'Académie de Toulouse. A Paris, il rédigeait depuis l'ouverture des états une feuille intitulée le Point du Jour. Nature vive, sémillante, la variété des impressions s'opposait chez lui à la durée. Barère avait dans l'esprit la grande qualité des femmes, la pénétration. Le mouvement rapide de ses idées, de ses sentiments, ne permit guère à son caractère de se dessiner, et fit trop de cet homme d Etat le caméléon les événements.

Revenons à Paris : la ville était calme, mais sous le repos même on distinguait les dernières agitations de l'orage. Une circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les accapareurs de blés qu'on accusait d'être les auteurs de la misère et de la disette, la clameur publique dénonçait surtout un nommé Foulon[1]. Abhorré dès le dernier règne, il n'avait vécu jusqu'à soixante ans que pour entasser sur sa tête les accusations les plus graves. Ses monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique : c'était son vêtement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se jugeât lui-même bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait enterrer à sa place le cadavre d'un de ses domestiques, et répandre partout le bruit de sa mort. Il s'était ensuite caché dans une terre de M. de Sartines, où il fut aperçu et saisi. Détesté de ses vassaux, il ne put échapper à leur ressentiment. Ils lui mirent sur le dos par dérision une botte de foin avec un bouquet de chardons. C'était une allusion à un propos atroce qu'avait tenu le misérable : Ces gens-là, avait-il dit en parlant de ses paysans, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes chevaux en mangent. Il avait ajouté qu'il ferait faucher la France. Conduit en cet état à l'Hôtel de Ville de Paris, il fut confronté, interrogé. On trouva sur lui les morceaux d'un papier qu'il avait déchiré avec ses dents. Pas une voix ne s'éleva pour le défendre. Bailly, Lafayette, les membres du comité de l'Hôtel de Ville, tout le monde le jugeait pour un scélérat. N'avait-il pas lui-même signé sa sentence en passant pour mort ? Voilà ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier sur la Grève. Dans cette multitude hâve de faim, il y avait des hommes qui avaient vu mourir une sœur, un enfant, une femme d'épuisement et de misère : la nature les rendait féroces. Le malheureux entendait gronder à ses oreilles cette vengeance terrible d'un peuple justement irrité : tout pâle, il assistait au dernier jugement. Le comité de l'Hôtel de Ville insistait seulement et avec raison pour qu'il fût traduit devant un tribunal. Il y a deux justices, l'une enveloppée dans des formes lentes, méthodiques, c'est celle de la justice des temps ordinaires ; l'autre, subite, impétueuse, terrible, c'est la justice des temps de révolution. Cette dernière saisit, pour ainsi dire, Foulon aux cheveux. — Le peuple grossissait toujours ; l'impatience croissait ; bientôt des murmures, ensuite des fureurs. En vain Lafayette, Bailly, représentent qu'il ne faut pas verser le sang — Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude indignée, et le traître l'a bu ; il s'est nourri, engraissé de la faim publique. — Une foule nouvelle vient à presser la foule qui emplissait la salle. Tous s'ébranlent, tous se portent avec l'impétuosité de l'Océan vers le bureau et vers la chaise où Foulon était assis. La chaise est renversée. — Qu'on le conduise en prison, commande Lafayette d'une voix qui cherchait encore à dominer le tumulte. — Des mains ont déjà saisi le malheureux qui essaie de se défendre ; on lui fait traverser la place sans mauvais traitements ; mais arrivé sous le réverbère qui se trouvait en face de l'Hôtel de Ville, il est attaché à la corde[2]. La corde casse. On recommence. Le peuple y met l'acharnement qu'on déploie contre un fléau public. — Ce qu'il pendait dans cet homme, c'était la famine. — Dans la même journée Berthier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait de Compiègne par la porte Saint-Martin : autres motifs de haine, nouvelle exécution. Foulon avait affamé le peuple, l'autre voulait l'assassiner : Berthier avait donné à Louis XYI le conseil de faire avancer les troupes sur Paris. Les meurtriers, dit Bailly, respectèrent la propriété et les effets de ceux à qui ils s'étaient permis d'ôter la vie. Tous ces effets, même les plus précieux, et l'argent ont été rapportés.

Je tiens à établir un fait, c'est que le sentiment religieux ne se montra point hostile à la Révolution naissante : des services furent célébrés dans les églises pour les citoyens morts au siège de la Bastille. L'abbé Fauchet leur prêta l'hommage d'une bouche éloquente. Il avait choisi, pour texte de son sermon, ces paroles de saint Paul : Vocati estis ad libertatem, fratres. C'est la philosophie, s'écriait-il, qui a ressuscité la. nation. L'humanité était morte par la servitude ; elle s'est ranimée par la pensée ; elle a cherché en elle-même, et elle y a trouvé la liberté. Elle a jeté le cri de la vérité dans l'univers : les tyrans ont tremblé, ils ont voulu resserrer les fers des peuples. Ils auraient égorgé la moitié du genre humain, pour continuer d'écraser l'autre !... Les faux interprètes des divins oracles ont voulu, au nom du ciel, faire ramper les peuples sous les volontés arbitraires des chefs. Ils ont consacré le despotisme ; ils ont rendu Dieu complice des tyrans ! Ces faux docteurs triomphaient, parce qu'il est écrit : Rendez à César ce qui est à César. Mais ce qui n'est pas à César, faut-il le lui rendre ? Or, la liberté n'est point à César, elle est à la nature humaine. — Il y avait dans l'Eglise une telle déviation des principes même de l'Evangile, que cette alliance du christianisme et de la démocratie parut, après dix-huit siècles, une nouveauté. La Révolution venait en quelque sorte rejoindre le point de départ de cette doctrine sublime qui avait égalisé tous les hommes devant Dieu ; mais les voies de la tradition véritable étaient tellement perdues, que son œuvre semblait un scandale aux yeux des princes, des prêtres et des pharisiens modernes. L'abbé Fauchet était janséniste et mystique ; il avait embrassé, ainsi que toute la partie saine du clergé, le nouveau dogme politique comme la réalisation de la parole divine. Son discours transporta tous les auditeurs. Deux compagnies de garde nationale le reconduisirent à sa sortie de l'église, enseignes déployées et tambour battant. On portait devant lui une couronne civique.

La ferveur de l'esprit public reculait jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus naïves. On mit la Révolution naissante sous la protection de sainte Geneviève ; on la voua au blanc. Chaque jour c'étaient des processions solennelles : le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes du marché, les jeunes filles, allaient porter des actions de grâce et un bouquet à la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez le maire. Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des brioches ; j'étais bien fêté et bien baisé par toutes ces demoiselles. Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se réunirent quand leur tour fut venu : à leur tête marchaient les jeunes vierges de ces cantons vêtues de blanc ; tout le cortège allait faire bénir un modèle de la Bastille. Les vainqueurs entouraient fièrement ce simulacre d'une forteresse détruite par la main du peuple : quelques-uns portaient en trophée les drapeaux et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces dépouilles ne fussent agréables au dieu de la liberté.

Cependant Paris était livré à d'étranges illusions : le bruit se répandait soudain que des bandes armées venaient de se montrer dans les campagnes voisines : Les brigands sont ici ! ils sont là ! On y courait : rien : pas même de traces. Quelques historiens regardent ces fausses alertes comme un moyen concerté pour tenir les forces en haleine sur toute l'étendue du pays. On pourrait aussi bien y voir les fantômes de la terreur publique, les mirages de la faim. Ce peuple était malade des suites du système qui avait pesé sur les subsistances ; il croyait découvrir partout une main qui brûlait et ravageait ses moissons : un tourbillon de poussière devient tout à coup pour les yeux frappés une bande de malfaiteurs ; au moindre bruit, on sonne le tocsin dans les campagnes ; les villes y répondent par le cri de guerre, une garde nationale sort, pour ainsi dire, de terre, tout organisée. En quelques jours, la France se montre, d'une extrémité à l'autre sous les armes.

Le système féodal avait trop lassé la France, depuis des siècles pour que l'explosion révolutionnaire ne fût pas mortelle à quelques privilégiés insolents. Comme un arbre courbé par la force, qui, en se relevant, s'agite et se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction opposée, l'esprit publie allait violemment du respect servile à une révolte impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple tout entier formait une ligue pour détruire les châteaux, briser les armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, où les titres des propriétés féodales étaient en dépôt. Ici, c'est une princesse de Bauffremont qui a été obligée par ses paysans de déclarer qu'elle renonçait aujourd'hui et pour toujours à tous ses droits seigneuriaux. Là, c'est un homme dur envers ses vassaux, qui est poursuivi par eux à coups de fourches, a Il est difficile, s'écriait Loustalot dans ses Révolutions de Paris, il est difficile de ne pas croire que les ravages dont plusieurs châteaux viennent d'être les théâtres ne soient pas les effets des vexations passées des seigneurs et de l'animosité de leurs tenanciers. Que l'on nous cite un seul seigneur humain, charitable, qui ait été exposé à ces excès ! Le peuple montra en effet partout un sens très sûr ; il sut parfaitement distinguer ces abus de l'institution et les qualités des hommes. Au plus fort de cette fièvre de destruction, quelques seigneurs recommandables ayant visité leurs terres, furent accueillis par les paysans avec des marques d'estime. Les autres nobles qui encoururent alors les rigueurs de la justice populaire, furent, en général, ceux qui avaient témoigné du mépris pour la Révolution naissante. On cite le mot d'une femme de qualité qui, se trouvant à Paris, pendant que le peuple faisait le siège de la Bastille, disait à ses domestiques : Conduisez-moi à mon donjon, que je voie s'égorger cette canaille. La caste privilégiée regardait les gens de la classe inférieure comme appartenant à une autre espèce humaine.

Ne pourrait-on pas d'ailleurs rejeter sur l'ancien régime la responsabilité de tels excès, commis par des hommes qu'on avait laissé croupir, avec intention, depuis des siècles, dans l'ignorance et dans la misère ? L'aristocratie avait semé la haine dans le cœur des populations rurales ; elle récoltait la dévastation, le meurtre. Ces hommes, durcis aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du talion ; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient au château œil pour œil, dent pour dent. Les pierres étaient ici complices des abus qui s'y réfugiaient. On se disait que le nid détruit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve ces ravages ; la destruction est un supplice trop doux pour les monuments de la tyrannie ; il faut les condamner à vivre.

Au milieu de ce soulèvement général contre un ordre de choses maudit, fixons nos yeux sur un point de la France, qui servira plus tard de quartier général aux entreprises de la Gironde.

En ce temps-là, deux régiments stationnaient à Caen, dans la caserne dite de Vaucelles ; c'étaient le régiment d'Artois et le régiment de Bourbon. L'un portait une médaille qu'il avait reçue quelques jours auparavant comme signe de récompense pour son dévouement à la cause commune : il tenait pour le peuple, dont il était aimé ; l'autre, composé de jeunes officiers attachés au parti royaliste et de soldats gagnés, inspirait dans la ville une grande défiance[3]. La haine et les soupçons des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon.

Les troubles qui avaient agité Paris, dans les journées du 13 et du 14 juillet, communiquaient à toute la France un ébranlement. La disette des blés tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de Caen, persuadé que les accapareurs étaient cause de la famine, vint demander en armes et avec menaces qu'on les lui livrât. Les autorités de la ville lui permirent de brûler, s'il en trouvait, les magasins où de riches propriétaires entassaient les grains. Une bande de turbulents se répandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux maisons. Cela fait, la colère du peuple se calma, et le conseil ayant pourvu à l'approvisionnement des marchés, tout rentra dans l'ordre. Le comte Henri de Belzunce, avec la témérité d'un jeune homme de dix-huit ans, se montra dans cette journée pour les mesures violentes. La conduite sage des autorités lui fit pitié ; il eût voulu que l'on comprimât de tels mouvements par la force des armes.

Une pyramide ayant été élevée a Caen, devant l'église Saint-Pierre, en l'honneur du rappel de Necker, le ministre à la mode, toute la ville vint assister à l'inauguration. Ce jour-là, M. le comte de Belzunce passa à cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire insultant. Nargué dans ses affections, le peuple poursuivit le comte d'un long et sourd murmure ; mais l'officier donna de l'éperon à son cheval, et tint ferme ce jour-là contre l'orage. Cette conduite ne manqua cependant pas d'attacher au major du régiment de Bourbon cette terrible note qui s écrivait des lors en lettres rouges : aristocrate !

Quelques amis engagèrent le comte d'Harcourt à mettre aux arrêts Henri de Belzunce dans le château : c'était un moyen de calmer le peuple. Le duc n'en fit rien. Il y a dans les événements une force qui entraîne, malgré tous les conseils des hommes, à une solution inéluctable. Les rivalités entre le régiment de Bourbon et les bourgeois de la ville en étaient venues à un point extrême où elles devaient amener un choc.

Voici maintenant de quelle manière ce choc s'engagea. Le 10 août, à dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le poste bourgeois, était de faction au pont de Vaucelles ; un officier du régiment de Bourbon se présente dans l'ombre. La sentinelle crie trois fois : Qui vive ?

Nuit et silence !

L'officier de l'entrée du pont avait dans les mains un fusil de chasse ; il veut tirer, mais le coup manque ; il arme de nouveau. Avant qu'il ait le temps de faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre terre. Le coup de feu de la sentinelle allume au même moment une horrible agitation dans la ville. Le poste bourgeois pousse un cri d'alarme ; on sonne le tocsin ; on bat le tambour par toutes les rues ; Le canon éclate avec un bruit de ville qui se défonce. Caen, surpris par le tumulte au milieu de son sommeil s'émeut éperdument ; les lumières étoilent toutes les fenêtres des maisons ; bientôt tout le monde est dehors. On se dit généralement que la garnison va faire un mouvement sur la ville, et qu'il faut la prévenir. Le cri : Aux armes ! s'élève de toute cette foule en rumeur. On court au château, on force les portes, et l'on s'empare sans résistance de tout ce qui s'y trouve, poudre, fusils, sabres, pistolets, canons : le régiment d'Artois se joint a la milice bourgeoise ; on allume des torches pour éclairer les voies. Toute cette multitude année marche alors vers la caserne.

Le régiment de Bourbon se tenait dans la cour ; il était sous les armes. Tout le peuple, mêlé de bourgeois, arrive devant la grille qu'il trouve fermée. Il éclate en cris de : rive la nation ! A ce cri menaçant et forcené qui courait sur toutes ces têtes, le régiment répond d'une seule voix par celui de : Vive Bourbon !

Il y eut dans ce moment-là un affreux silence. Le peuple crut qu'il serait obligé d'en venir aux mains avec la garnison. Quoique plus nombreux qu'elle, il ne s'attaquait pas sans inquiétude à des soldats disciplinés et braves. Heureusement, la caserne est découverte et dominée sur ses derrières par les hauteurs de la ville, qu'on eut soin d'occuper avec des canons. Le régiment était alors cerné tout à l'entour par le peuple, et contenu d'en haut par l'artillerie. Henri de Belzunce jugea la résistance impossible. Quelques militaires se détachaient ; le comte se rendit.

Deux bourgeois furent laissés en otage au régiment pour lui répondre de leur chef.

Jusqu'ici l'insurrection n'avait rien que de louable et de généreux. Il était une heure du matin. On conduit le comte à l'Hôtel de Ville ; un gros de garde bourgeoise le serrait étroitement : le peuple suivait.

Le comité voulant mettre la tête de Henri de Belzunce à l'abri des fureurs de la multitude, et jugeant l'Hôtel de Ville trop peu fortifié, donna ordre de le conduire au château. Le château de Caen, bâti par Guillaume le Conquérant, dans la seconde moitié du XIe siècle, était une citadelle entourée de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une église.

Les têtes s'échauffaient de moment en moment. On parlait de dénonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient déposé contre leur chef ; il s'en trouva même qui déclarèrent avoir reçu du comte l'ordre d'arracher la médaille à ceux du régiment d'Artois. Tous ces bruits étaient encore envenimés par des propos de femmes : une fille du quartier Saint-Sauveur déclara tenir de son amant, sergent au régiment de Bourbon, que l'intention de leur chef était depuis long-temps de faire un mouvement sur la ville. Les familiarités du comte avec ses soldats étaient l'objet d'accusations graves. Tous confessèrent qu'il couchait a coté d'eux au corps de garde sur des bottes de paille, qu'il buvait même quelquefois à leur santé, et qu'il leur tenait des discours séditieux contre la Révolution.

Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tiré sur l'officier, était portée en triomphe comme un sauveur.

Le peuple serrait de plus en plus les abords du château : les flots pressés et turbulents de cette marée humaine battaient à grand bruit les portes solidement fermées. Il commençait à faire jour. Deux soldats du régiment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur chef, furent amenés sur ces entrefaites, et par ordre du comité, dans la prison du château. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple, amassé à l'entrée, profita de cette ouverture pour faire irruption dans la cour. Le cri : A la prison ! à la prison ! se détache alors de ce râle lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'émeute. Toute cette foule se précipite dans le donjon du château.

Le comte Henri de Belzunce, pâle et défait par les horreurs d'une pareille nuit, reçoit au fond de son cachot le choc impétueux de ce courant qui a brisé ses écluses. Il demande d'une voix ferme à être conduit à l'Hôtel de Ville, devant le comité : Le cri : à l'Hôtel de Ville ; ayant aussitôt gagné toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arrivé sur la place Saint-Pierre, devant l'Hôtel de Ville, le cortège s'arrêta à cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'église, les maisons, la place étaient noires de têtes. L Hôtel de Ville regardait avec ses fenêtres entrouvertes. Il était dix heures du matin Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'où ; le comte Henri de Belzunce tomba. Au même instant, on dépouille le mort ; on l'insulte, on lui crache à la face ; sa, tête est coupée et mise au bout d'une pique ; ses membres, divisés et attachés à des bâtons, sont promenés par ces furieux dans toutes les rues de la Ville. Une femme — c'était la haine d'un amour trahi — lui ouvre la poitrine avec des ciseaux, en tire le cœur entre ses mains ensanglantées et l'emporte.

Si j'ai décrit cette mort avec quelques détails, c'est que de Caen partira plus tard, contre un des chefs de la Montagne, un coup de main homicide qu'on a voulu lier au souvenir de cette sanglante tragédie. Passant, il y a quelques années, à Caen, j'avisai dans la cour de l'Hôtel de Ville, devant laquelle tomba Henri de Belzunce, une colossale statue de Judith. — Je songeai malgré moi, dans le moment, à Charlotte Corday.

Malgré l'apparente fusion des Ordres, il restait toujours dans l'Assemblée constituante le parti des intérêts, et le parti des idées, l'aristocratie et la nation. De toutes parts cependant le régime féodal tombait. Les droits prélevés par la noblesse et le clergé sur le travail de la classe la plus nombreuse offensaient la justice ; l'odeur de ces sacrifices humains était devenue en dégoût à la Divinité. L'esprit public avait comme toujours devancé l'Assemblée dans l'abolition des privilèges : il finit par l'entraîner. Nous sommes à la nuit du 4 août. Quelques voix éloquentes et désintéressées sonnent le tocsin d'une Saint-Barthélemy des abus. Bientôt l'enthousiasme et l'émulation du renoncement gagnent tous les cœurs. C'est a qui fera son offrande ; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales ; celui-là les corvées, les droits de chasse, de fuie et de colombiers. L'affranchissement des servitudes personnelles est décrété : qui croirait que le nombre des serfs montait encore à quinze cent mille. Un curé, Thibault, apporte à la patrie le denier de la veuve, il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Cependant le vieil arbre féodal tombe branche à branche, feuille à feuille. Après les privilèges des classes viennent ceux des provinces, nouvelle immolation. Les barrières qui s'opposaient à l'unité nationale s'abaissent. Maintenant c'est le tour des villes ; on abolit les jurandes et les maîtrises. Ils ne laisseront rien, disaient dans un coin de la salle quelques nobles anéantis. Ils n'ont laissé que la France, la France libre et régénérée.

Puis de toutes ces ruines un cri d'action de grâces s'élève vers le Père commun de l'humanité ; l'archevêque de Paris demande qu'on chante un Te Deum. La Révolution morale et politique commençait à son insu par où le dogme chrétien commence. Qu'est-ce que le mystère de l'incarnation, cette pierre angulaire de la foi ? Un Dieu qui abdique.

Se démettre, se démunir, voilà l'esprit de la Révolution ; cet esprit-là avait soufflé jusque sur l'aristocratie. Toute grande œuvre commence et finit par le sacrifice. La Révolution française était un don, un don immense : elle exigeait de ses serviteurs un dévouement égal à la cause qu'elle avait juré de défendre. Quand le résultat de la séance du 4 août fut connu, la France entière tressaillit. L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des Révolutions de Paris, s'est aussitôt répandue dans tous les cœurs ; on se félicitait les uns les autres ; on nommait avec enthousiasme nos députés les Pères de la Patrie. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France. Il s'est formé des groupes dans presque toutes les grandes rues. Près de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-être ignoré jusqu'au lendemain. On était aise de partager sa joie, de la répandre. La fraternité, la douce fraternité régnait partout. C'était surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes françaises que les démonstrations de joie étaient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des années de douleur et de calamité. Doux et attendrissant spectacle ! Les Français venaient de se transformer en un peuple, et en une nation ; ils venaient d'être. L'ivresse de la patrie, de l'existence sociale, du sentiment universel les mettait hors d'eux-mêmes. La Révolution française fut, par-dessus tout, un épanouissement du cœur humain.

Au milieu de l'Assemblée nationale, j'aime à fixer mes yeux sur l'un des hommes qui pratiquèrent le mieux l'abnégation révolutionnaire, c'est l'abbé Grégoire. Né de parents pauvres, il s'attacha toute sa vie à l'esprit de la crèche de Bethléem. Curé d'Emberménil, il avait appris à aimer le peuple. Janséniste, il avait souvent pleuré sur les ruines de Port-Royal. Ses principes étaient ceux de Pascal et de Fénelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la tolérance. Tous les réprouvés de l'Eglise étaient ses enfants de prédilection. La solitude avait fortifié les méditations de cet esprit austère et droit. Il admirait, en désirant l'imiter, la bonté du Créateur, qui étend sa prévoyance aux corbeaux du ciel et aux lis des champs. Son attendrissement pour les petits, les humbles, les délaissés était extrême : ne voyait-il pas luire sur eux l'égal rayon de la puissance divine ? N'ayant d'autre richesse que celle de l'esprit, il cherchait à la communiquer. Ce que le bon curé avait, il le donnait à tous. Les jours de fête, sa simple et fraîche éloquence jetait plus de fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient jusque dans l'église. Il avait formé une bibliothèque pour ses paroissiens ; aux enfants il distribuait des ouvrages de morale, il leur expliquait surtout le grand livre de la nature. Dans l'Eglise, tout, jusqu'à la table de communion, le rappelait à l'égalité : le même Dieu dans les cœurs et sur toutes les bouches ! L'alliance du christianisme et de la démocratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas Jésus-Christ sans le renoncement aux privilèges. Tout le travail de son esprit était de mettre le sentiment religieux en harmonie avec les institutions républicaines. Il n'avait besoin pour cela que de ramener le catholicisme à l'Evangile. Aimé, il l'était de tous ses paroissiens, qu'il chérissait lui-même comme des frères. Quand le moment de les représenter fut venu, il partit chargé de leurs recommandations et de leurs doléances. L'abbé Grégoire avait dans sa démarche et dans toutes ses manières cette rare distinction qui vient de la noblesse de l'âme. Assis sur les bancs de l'Assemblée, il s'efforça d'améliorer le sort des nègres, des catholiques irlandais, des domestiques. Allant avec un zèle héroïque au devant de tous les proscrits, il osa même défendre la cause des Juifs : Jésus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner une seconde fois à ses bourreaux.

Ô Révolution ! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi dont le premier battement de cœur fut pour l'humanité tout entière ? Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la première tiré le glaive du fourreau. Tu as commencé par embrasser le monde, par lui donner le baiser de paix ; mais le monde ne t'a point connue. Les amants du passé se sont cachés dans leur ombre, pour ne point voir la lumière de tes bienfaits ; ils ont voulu te mettre Ú. mort, parce que ta clarté importune révélait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient éclairés à leur tour, et toi, Révolution, sois bénie !

La Révolution avait en quelques mois renouvelé le caractère français[4], adouci les mœurs. Un criminel devait être exécuté à Versailles : déjà le bûcher, la roue étaient disposés ; le malheureux était étendu sur l'échafaud, lorsque des cris de : Grâce ! grâce ! s'élèvent de toutes parts : voilà l'homme sauvé. On chercherait à tort une contradiction entre cette démence du peuple et les actes de sévérité qui venaient de répandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de telles voies de fait des exemples, des justices années qui passent, comme la foudre, sans même emporter avec elles la trace du sang.

De l'agitation prodigieuse des esprits, tournés vers les affaires publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricité de son talent, l'autre de son caractère, Camille Desmoulins et Marat. — Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilité même, un peu femme, très peuple. Ecrivain, comme il manie admirablement l'arme à deux tranchants du sarcasme ! Je vois errer sur ses lèvres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert ; son arbre nerveux frissonne à tous les vents, vibre à toutes les émotions. Trop d'esprit, pas assez de tête. Mon cher Camille, lui écrivait l'Ami du peuple, vous êtes encore bien neuf en politique. Peut-être cette aimable gaieté, qui fait le fond de votre caractère et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au sérieux de la réflexion. Je le dis à regret, combien vous serviriez mieux la patrie, si votre marche était ferme et soutenue ; mais vous vacillez dans vos jugements ; vous blâmez aujourd'hui ce que vous approuverez demain ; vous paraissez n'avoir ni plan, ni but. Cette légèreté faisait à la fois le charme et le principal défaut de Camille, l'enfant gâté de la Révolution : elle le perdit.

Né de parents obscurs, Marat avait apporté en venant au monde, dans ses membres faibles et maladifs, des souffrances invétérées. Il y avait des siècles d'oppression, de misères publiques, sur cette poitrine haletante. Voyageur, il n'avait rencontré, le long de son chemin, qu'esclaves fouettés de verges, que pauvres servant à essuyer les pieds des riches, que nations serrées sous le pouvoir d'un seul comme la grappe dans le pressoir. Plongé au fond de l'Océan amer, sa nature molle et absorbante s'emplit de misères du peuple comme l'éponge de la bourbe de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus tard, il secoua de ses mains crispées et rebelles les haillons de l'indigent, pour en chasser la poussière sur le front des heureux ; médecin, il revêtit la chemise mouillée fie sueur froide et tachée de sang ; il prit pour lui la lèpre, la pâleur, la fièvre des hôpitaux. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un : ou retrouve dans l'Ami du peuple ce petit docteur sur les pieds duquel toute une société a marché, laid, chétif, irritable ; le médecin qui a collé sur sa chair le linceul de La/are. Inquiet, soupçonneux, il est tour à tour le dogue lâché dans la Révolution, comme dans une ville mal gardée et peu sûre, pour y faire le guet ; l'œil qui va rôdant çà et là pour découvrir les traîtres sous le masque de la popularité ; l'homme-anathème qui prend sur sa tête proscrite et calomniée tout l'odieux du rôle d'écrivain, accusateur ; le bouc émissaire qui, chargé de maux et des servitudes fétides de l'humanité, tourne enfin la corne contre son maître, lionne ou mauvaise, cette feuille était nécessaire : quelque chose aurait manqué à la Révolution, si la Révolution n'avait point inventé Marat. Il fallait à la crise sociale ce phénomène nerveux. Inégal, emporté, lui seul avait la conscience de sa logique. La chaleur de son cœur, écrivait-il en parlant de lui-même, lui donne l'air de l'emportement ; l'impossibilité où il est presque toujours de développer ses idées et les motifs de ses démarches l'a fait passer, auprès des hommes qui ne raisonnent pas, pour une tête ardente ; il le sait : mais les lecteurs judicieux et pénétrants qui le suivent dans ses bonds savent bien qu'il a une tête très froide. La crainte extrême qu'il a de laisser échapper un seul piège tendu contre la liberté, le réduit toujours à la nécessité d'embrasser une multitude d'objets, et à les indiquer plutôt qu'à les faire voir.

D'où pouvaient donc venir les alarmes des écrivains populaires ? Le voici : le 14 juillet avait été le triomphe de la classe moyenne ; la Constituante était son assemblée, la garde nationale sa force armée, la mairie son pouvoir actif ; il y avait en un mot une classe de plus dans le gouvernement du pays ; mais il n'y avait pas un peuple souverain. Les ombrageux voyaient, dans les institutions naissantes, la source d'une aristocratie nouvelle, d'un despotisme bourgeois Qu'avait gagné le peuple à la Révolution du 14 juillet ? Le travail, déjà languissant, venait de tomber tout à coup ; les principaux consommateurs étant passés à l'étranger, le commerce se trouvait frappé de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces paroles navrantes : Il a été aujourd'hui très difficile de se procurer du pain. Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'état s'agitèrent ; la garde nationale, d'accord avec la municipalité, dissipa leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enflées par un premier succès, voulurent mettre la police dans le jardin du Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontrèrent des résistances, soulevèrent des murmures. Les feuilles démocratiques rendirent Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient été commises envers les citoyens. On crut voir dans les attaques de la classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait à la domination. Le froid et doux Bailly n'avait à coup sûr rien d'un tyran ; la pauvre tête de Lafayette fléchissait déjà sous son laurier ; mais leur autorité n'en réveilla pas moins des défiances parmi les sentinelles avancées de l'opinion publique.

L'Assemblée nationale discutait, pendant ce temps, la déclaration des droits. Le curé d'Emberménil voulait qu'on plaçât en tête le nom de la Divinité : L'homme, disait-il, n'a pas été jeté au hasard sur le coin de terre qu'il occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient. Il demanda aussi une déclaration des devoirs : On vous propose de mettre en tête de votre Constitution une déclaration des droits de l'homme : un pareil ouvrage est digne de vous ; mais il serait imparfait, si cette déclaration des droits n'était pas aussi celle des devoirs. Il faut montrer à l'homme le cercle qu'il peut parcourir et les barrières qui doivent l'arrêter. C'est surtout à l'union de la philosophie et des idées chrétiennes que la Révolution doit son caractère d'universalité. La nation élevait désormais, par le raisonnement, ses croyances à l'état de formules politiques. Celui-là fut le premier rapporteur des droits de l'homme qui a dit : Vous êtes tous les fils du même père qui est au ciel. L'égalité des hommes devant la nature et devant la loi n'est qu'une suite de l'égalité des hommes devant Dieu. Si les principes de la déclaration des droits n'avaient pas été depuis longtemps inoculés dans les veines du peuple par la prédication de l'Evangile et par les commentaires de la philosophie, nos législateurs ne les auraient pas fixés en quelques séances. On n'improvise pas ces choses-là. Il me vient même une foule de réflexions graves, imposantes et tristes, qui prouvent bien la lenteur avec laquelle les idées portent leurs fruits, quand je songe qu'il a fallu dix-huit siècles pour que cette parole du Christ, ensanglantée par les guerres religieuses, obscurcie par les déclamations des docteurs, étouffée sous le dogme de la grâce, vînt un jour à éclore dans la loi humaine. Les hommes étaient rentrés dans leurs droits et dans leur dignité originelle du moment où ils faisaient tous remonter leurs pouvoirs à l'inaliénable propriété de l'âme ; mais il fallait que les siècles passassent, il fallait même que des éléments étrangers vinssent se mêler à l'Evangile, pour que les peuples, endormis sous le poids de leurs misères, et couchés en quelque sorte dans le sépulcre, se missent un jour à pousser la pierre qui les recouvrait. Nous avons dit ce qui manquait à l'esprit chrétien pour secouer les servitudes du vieux monde. Le plaisir d'être libre, déclare Bossuet, quand il s'attache à nous-mêmes, étant un fruit de notre amour-propre, le chrétien doit craindre de s'abandonner à cette douceur trop sensible. L'Eglise avait fait de l'homme un être dépendant ; masquant partout les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc reprendre les choses par une autre base. La philosophie, s'appuyant sur la nature, déclara, au contraire, l'homme un être doué de forces imprescriptibles : être, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit celle des droits. La Révolution française consacra tout le travail antérieur de l'esprit humain : elle fut le lien de la religion et de la philosophie, des croyances et des idées, du passé et de l'avenir.

Une autre question divisait l'Assemblée : il s'agissait de limiter les pouvoirs, jusque-là mal définis, de la représentation nationale et ceux de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi pût opposer son veto aux décrets de l'Assemblée qui n'auraient point son assentiment : c'était tout simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance législative. Les deux souverains se trouvaient en présence, je veux dire le roi et la nation. Entre ces deux forces, l'opinion publique n'hésitait pas : elle se disait que la volonté d'un seul ne peut pas balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. C'était la doctrine du Contrat social qui repassait là, fière, menaçante : Jean-Jacques, du fond de sa tombe, présidait aux débats.

A Paris, la fermentation augmentait de jour en jour sur quelques points : dans le district des Cordeliers se dessinait, par-dessus tout, l'éloquence athlétique de Danton. Les efforts de la garde bourgeoise ne faisaient que calmer la surface : le fond de la population restait sombre et agité ; c'était même tout au plus si ce déploiement de citoyens armés de par la loi, en irritant les citoyens désarmés, n'excitait pas à la révolte. Quand je rentre à onze heures du soir, écrivait Camille Desmoulins, on me crie : Qui vive ?Monsieur, dis-je à la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je suis français, en appuyant la pointe de sa baïonnette. Malheur aux muets ! Prenez le pavé à gauche ! me crie une sentinelle ; plus loin, une autre crie : Prenez le pavé à droite ! Et dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles crient : Le pavé à droite ! le pavé à gauche ! J'ai été obligé, de par le district, de prendre le ruisseau. Les noms de Lafayette et de Bailly se trouvaient mêlés aux insultes du mécontentement public. Les écrivains du parti démocratique demandaient à la nation si elle avait détruit les privilèges de la noblesse pour fonder à la place des privilèges bourgeois : Le droit d'avoir un fusil et une baïonnette, ajoutait le sémillant Camille, appartient à tout le monde.

Dans les temps de révolution, chaque homme est un mot. Brissot, rédacteur du Patriote français, venait de communiquer aux commissaires de l'Hôtel de Ville un plan de municipalité, avec un préambule, dans lequel on remarque le passage suivant : Les principes sur lesquels doivent être appuyées ces administrations municipales et provinciales, ainsi que leurs règlements, doivent être entièrement conformes aux principes de la Constitution nationale. Cette conformité est le lien fédéral qui unit toutes les parties d'un vaste empire. Pourquoi l'auteur a-t-il souligné lui-même le mot fédéral ? — Nous nous souviendrons de ce fait quand Brissot sera devenu le chef du parti de la Gironde.

La détresse générale ouvrait les cœurs à des actes continuels de désintéressement. Les citoyens venaient en aide à l'Etat, cet être de raison auquel la Révolution de 89 a véritablement donné naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de la France sur le bureau du président de l'Assemblée nationale. Les femmes détachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie nue. — La noblesse avait abdiqué ; maintenant, c'était le tour de la coquetterie. Parmi ces présents, il y avait quelquefois le denier de la veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles envoya ses bijoux avec cette lettre : Messeigneurs, j'ai un cœur pour aimer ; j'ai amassé quelque chose en aimant : j'en fais entre vos mains l'hommage à la patrie. Puisse mon exemple être imité par mes compagnes de tous les rangs.

L'esprit de la Révolution avait touché ces cœurs de Madeleine : émues, elles venaient répandre à l'envi les parfums de la charité sur la tête du peuple.

La famine sévissait toujours : la porte des boulangers était assiégée du matin au soir. L'Assemblée nationale, sur laquelle la multitude s'était reposée, n'avait point amélioré l'état des subsistances. Le Corps législatif, écrivait Marat dans sa feuille, ne s'est occupé qu'à détruire sans réfléchir combien il était indispensable de construire le nouvel édifice avant de démolir l'ancien. Abolir était chose aisée : mais aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun impôt qu'il ne connaisse son sort, comment les remplacer r Et comment, dans ces jours d'anarchie, pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion ? Comment soutenir le poids des charges publiques ? Comment faire face aux dépenses de l'Etat ? Un autre inconvénient est d'avoir négligé le soin des choses les plus urgentes : le manque de pain, l'indiscipline et la désertion des troupes, désordres portés à un tel degré que, sous peu, nous n'aurons plus d'armée, et que les peuples sont à la veille de mourir de faim. Ces réflexions très sages étaient semées par toute la France. L'Assemblée nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens la mauvaise humeur de l'impuissance irritée. La grande voix de Mirabeau s'était-elle donc endormie ? Le bruit courait déjà que l'homme était à la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient tout haut dans les groupes : Il faut un second accès de révolution. Le corps politique était malade de la division des volontés : il ne pouvait sortir de là que par une crise.

Les hommes aux mains desquels la France venait d'échapper ne cessaient de faire sur la misère publique des spéculations honteuses : ils espéraient prendre la dévolution par la famine. Les accaparements, les manœuvres de l'industrie usuraire, désolaient la population aux abois. Quoi ! s'écriait Desmoulins, en vain le ciel aura versé ses bénédictions sur nos fertiles contrées ! Quoi ! lorsqu'une seule récolte suffit à nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons consécutives aura écarté la faim de la chaumière du pauvre ; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la colère céleste ! Nous retrouverons au milieu de nous et dans un de nos semblables une famine, un fléau vivant.

Il y a dans l'Evangile un passage saisissant. Jésus-Christ a ressuscité Lazare ; les grands de la Judée, les princes des prêtres, tiennent conseil entre eux et disent : Ce prodige attire des partisans à la nouvelle doctrine, il faut nous en défaire, en le faisant mourir de nouveau. C'était aussi le langage des suppôts de l'ancien régime. Le peuple français était sorti des ténèbres de la mort, et redoutant l'effet de ce miracle sur les autres peuples, ils se disaient : — Retuons-le ! — Il n'y a que les aristocraties pour inventer de tels crimes.

L'esprit public était arrivé à ce degré d'effervescence, où il suffit de la moindre étincelle pour commencer l'incendie. La provocation ne se fit pas attendre. La Cour méditait une seconde tentative de contre-révolution et l'appuyait encore sur l'armée. Depuis quelques jours se montraient au Palais-Royal des cocardes noires, des uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible après le 14 juillet, relevait superbement la tête. Cependant que se passait-il à Versailles ? Le régiment de Flandre, reçu avec inquiétude par les habitants, est fêté au château, caressé. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er octobre un grand repas se prépare dans la magnifique salle de l'Opéra, qui ne s'était point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Au nom des gardes du corps, on invite les officiers du régiment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des Gardes suisses, des Cent-Suisses, de la prévôté, de la maréchaussée, l'état-major et quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Entrez dans cette salle tout étincelante de lumières, d'uniformes, de joie militaire. Les visages s'animent, les vins pétillent. La musique, des lumières, une architecture somptueuse, un luxe inouï de glaces, tout contribue à plonger les sens dans une ivresse infinie. Le moment vient où les pensées qui dorment au fond des cœurs doivent jaillir à l'éclat de cette fête. Dès le second service on porte avec enthousiasme les santés de toute la famille royale. Et la santé de la nation ? omise, rejetée. Des grenadiers de Flandre, des gardes suisses, des dragons entrent successivement dans la salle : ils sont éblouis, charmés. Une familiarité insidieuse règne entre les chefs et les soldats. Tout à coup les portes s'ouvrent : le roi, la reine ! Un silence. Louis XVI entre avec ses habits de chasse, Marie-Antoinette, vêtue d'une robe bleue et or : Elle s'était ennuyée tout le jour au château : on voit encore errer dans ses yeux un léger nuage de mélancolie attendrissante. Le moyen de ne pas s'intéresser à cette femme : reine, elle retient sa couronne qui tombe ; mère, elle porte son enfant dans ses bras !

A cette vue les convives perdent la tête. Une fureur d'acclamations de trépignements, à demi contenue par la présence de la famille royale, ébranle toute la salle. L'épée nue d'une main, le verre de l'autre, les officiers boivent à la santé du roi, de la reine. Au milieu de tous ces transports, Antoinette sourit en faisant le tour des tables. Au moment où la famille royale se retire, la musique exécute l'air : Ô Richard, ô mon roi, l'univers t'abandonne. Cet appel à la vieille fidélité des soldats français ne retentit pas en vain : on y répond par des cris insensés. Les vins coulent ; l'ivresse du fanatisme éclate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les voilà donc passés à l'Autriche. La cocarde tricolore, c'est-à-dire le serment, la nation, est foulée aux pieds. Au même instant l'orchestre se met à jouer la marche des Uhlans. Nouveaux transports. On sonne la charge : ici les convives ne se connaissent plus ; ils s'élancent tout chancelants, escaladent les loges. Ces hommes dans les fumées du vin lèvent qu'ils font le siège de quelque chose. Bientôt l'orgie ne se tient plus enfermée dans la salle du banquet ; elle déborde, elle se répand au grand air dans la cour de Marbre. Tout le château s'agite.

Les jours suivants, des dames de la Cour, des jeunes filles, coupent les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent aux soldats : Prenez cette cocarde, disent-elles, c'est la bonne. Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fidélité : à ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies têtes encadrées dans des dorures troublent tous les sentiments autour d'elles : on boit à longs traits dans leurs yeux le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtrières, les plus dangereuses, dans l'état actuel des esprits. Innocemment terribles, elles sèment par leurs charmes le germe de la discorde et du carnage. Je tremble à les voir si belles, si douces, à côté de la reine : n'est ce pas là cette étrangère, dont la bouche a des sourires de miel et des paroles séduisantes, mais dont les pieds, dit la Bible, conduisent aux souterrains de la mort ?

La nouvelle de l'orgie des gardes du corps lit pâlir les citoyens. Il y avait donc réellement un complot d'ourdi contre la nation. Marat vole à Versailles, revient comme l'éclair ; fait lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier, et crie : 0 morts, levez-vous ! Danton de son côté sonne le tocsin aux Cordeliers ; Camille agite la crécelle. La fermentation s'accroît d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines des moulins de Corbeil arrivait matin et soir dans le commencement de la dévolution, il n'est arrivé dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que du matin au lendemain soir. Des retards semblent présager le moment où il ne viendra plus du tout. Ne serait-il pas temps de prévenir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque ? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes — c'est-à-dire l'initiative — se chargent du salut de la patrie. Eve ne délibère pas ; elle cueille.

L'Assemblée discutait pesamment à Versailles sur le consentement incertain, ambigu, que le roi venait de donner à la déclaration des droits de l'homme. De moment en moment une inquiétude sourde se répandait dans la salle. L'air était chargé de pressentiments et de terreurs confuses. Le sol tremblait sous la discussion. Plusieurs députés sentaient distinctement le souffle de quelqu'un ou de quelque chose qui allait venir. Les pas assourdis d'une armée invisible agitaient devant elle le silence même. Paris marche, disait Mirabeau à l'oreille de Mounier. Tout à coup les portes s'ouvrent, une bande de femmes se répand dans l'Assemblée comme une nuée de sauterelles. — Femmes que venez-vous demander ? — Du pain et voir le roi.

Voici ce qui était arrivé : — Une jeune fille entre le 5 au matin dans un corps de garde, s'empare d'un tambour, et parcourt les rues en battant la générale. Quelques femmes des halles s'assemblent. Après de courtes explications, le cortège se dirige vers l'Hôtel de Ville, et grossit en marchant. On ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on pénètre même dans les maisons : Accourez avec nous : les hommes ne vont pas assez vite, il faut que nous nous en mêlions. Il n'était encore que sept heures du matin : la Grève présente un spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des ouvrières, des actrices couvrent le pavé. Quatre à cinq cents femmes chargent la garde à cheval qui était aux barrières de l'Hôtel de Ville, la poussent jusqu'à la rue du Mouton être viennent attaquer les portes.

Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques dégâts, brûler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une l'entre elles et renverse la torche. On veut le mettre à mort. Qui es-tu ?Je suis Stanislas Maillard un des vainqueurs de la Bastille. Il suffit. Cependant les femmes ont enfoncé le magasin d'armes : elles sont maîtresses de deux pièces de canon et de sept à huit cents fusils. Maintenant, s'écrient-elles, marchons sur Versailles ! Allons demander du pain au roi ! Mais qui nous conduira ?Moi, dit Maillard. On l'accepte.

Jamais on n'avait vu pareille affluence ; sept à huit mille femmes sont réunies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes au train des canons : mais ce sont des trains de mer, et cette artillerie roule difficilement. Les voyez-vous arrêtant les voitures, les chargeant de leurs canons qu'elles assujettissent avec des câbles ? Elles portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes conduisent les chevaux, les autres, assises sur les affûts, tiennent à la main une mèche allumée. Quoique le mouvement soit anonyme, et que toute cette foule s'ébranle comme sous une seule volonté, on distingue ça et la de poétiques figures. Voici la jolie bouquetière Louison Chabry, toute pimpante, toute fraîche de ses dix-sept ans. Là, c'est la fougueuse Rose Lacombe ; actrice, elle a quitté le théâtre pour la dévolution, le drame de tréteaux et de papiers peints pour le grand drame de l'humanité. Mais où donc est Théroigne ? — Son panache rouge au vent, Le sein gonfle, la narine ouverte, elle prophétise sur un canon. Le peuple a le bras levé, s'écria-t-elle : malheur à ceux sur qui tombera sa colère, malheur ! A ces mots, nouvelle Velléda, elle agite dans ses mains des faisceaux d'armes, qu'elle distribue à ses compagnes.

La colonne s'ébranle, précédée de huit à dix tambours, et suivie d'une compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arrière-garde. Cependant le tocsin sonne de toutes parts ; les districts s'assemblent pour délibérer, les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la garde soldée se rendent à la place de l'Hôtel de Ville. Un les applaudit : Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que nous demandons : la nation est insultée ; prenez les armes et venez avec nous recevoir les ordres des chefs. Au Palais-Royal, des hommes armés de piques formaient des groupes et tenaient conseil : tels les anciens Gaulois délibéraient à ciel ouvert et les armes à la main sur les affaires communes. En remuant la population de Paris, la Révolution avait fait remonter Ú la surface la vieille race celtique avec ses mœurs et sa physionomie inaltérable.

Il était sept heures du soir lorsque Lafayette, entraîné par l'impulsion générale, se laissa conduire, lui en tête, à Versailles. Les murmures avaient fini par vaincre sa résistance. Au moment où il s'avança, monté sur son cheval blanc, des cris de Bravo ! vive Lafayette ! se firent entendre. Le bon général sourit à ces cris de satisfaction ; il semblait dire : Ce n'est pas moi qui vais ; c'est vous qui le voulez absolument, j'obéis. — La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours et que l'on vit flotter les étendards ; mais quand cette expédition se fut éloignée, la nuit, l'inquiétude et le silence tombèrent sur la ville de Paris.

Les femmes qui étaient parties le matin pour Versailles avaient traversé sans obstacle le pont de Sèvres. Maillard était toujours à leur tête ; il avait su préserver Chaillot du pillage et des désordres qu'entraîne d'ordinaire une marche précipitée. Au Cours, le cortège rencontre un homme en habits noirs qui se rendait à Versailles ; les esprits étaient ouverts à tous les soupçons : on le prend pour un espion du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait à Paris. Tumulte : on veut le retenir, le faire descendre de voiture. L'inconnu protestait, se défendait. — Mais enfin, qu'allez-vous faire à Versailles dans un pareil moment ?Je suis député de Bretagne. — Député ? ah ! c'est différent. — Oui, je suis Le Chapelier. — Oh ! attendez. Un orateur harangue les femmes : Ce voyageur est le digne M. Le Chapelier, qui présidait l'Assemblée nationale pendant la nuit du 4 août. Alors toutes : Vive Le Chapelier ! Plusieurs hommes armés montent devant et derrière sa voiture pour l'escorter.

Versailles ! Maillard arrête ses femmes, les dispose sur trois rangs : Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville où l'on n'est prévenu ni de votre arrivée ni de vos intentions : do la gaieté, du calme, du sang-froid. Toutes les femmes obéissent à sa voix. Les canons sont relégués à l'arrière-garde. Elles continuent leur marche pacifique, entonnant l'air Vive Henri IV, et entremêlant leurs chants des cris de Vive le roi ! Grand spectacle pour les habitants de Versailles, qui ne s'y attendaient pas, que cette armée de femmes et que cet appareil extraordinaire ! Le peuple accourt au-devant d'elles en criant : Vivent les Parisiennes ! Elles se présentent sans armes, sans bâtons, à la porte de l'Assemblée nationale ; toutes veulent s'introduire : Maillard n'en lais&e entrer qu'un, certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet intrépide huissier et l'Assemblée. Respectueux, calme, sévère, il somme les députés de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans la salle, une seule voix appuya brièvement celle de Maillard, la. voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se répondent : l'un est le représentant du peuple ; l'autre, le peuple qui se représente lui-même.

L'Assemblée décide qu'une députation sera envoyée au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris. — Mais où est le roi ? — Ah ! qui le sait ! à la chasse sans doute. — Cependant les députés, Mounier en tête, sortent de la salle des séances : Aussitôt, dit-il, les femmes m'environnent, en me déclarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine à obtenir, à force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'empêcha point un grand nombre d'entre elles de former notre cortège. — Nous étions à pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule considérable d'habitants de Versailles bordait de chaque côté l'avenue qui conduit au château. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entremêlés d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard féroce, le geste menaçant, poussant d'affreux hurlements ; ils étaient armés de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de bâtons ferrés ou de grandes gauler ayant à leur extrémité des lames d'épées ou de couteaux. De petits détachements des gardes du corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, à travers les cris et les huées. Une partie des hommes armés de piques, de haches et de bâtons, s'approchent de nous pour escorter la députation. L'étrange et nombreux cortège dont les députés étaient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes du corps courent au travers : nous nous dispersons dans la boue ; et l'on sent bien quel excès de rage durent éprouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se présenter. Nous nous rallions et nous avançons ainsi vers le château Nous trouvons rangés sur la place les gardes du corps, le détachement de dragons, le régiment de Flandre, les gardes suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, reçus avec honneur ; nous traversons les lignes, et l'on eut beaucoup de peine à empêcher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entrée du château, il fallut en introduire douze.

Une narration royaliste appelle ces femmes des créatures sans nom ; elles n'en avaient qu'un : la Faim.

Quelques aristocrates, mêlés au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple : Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorité la France ne manquerait jamais de pain. Les femmes répondent à ces insinuations perfides par des injures : Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la liberté. Dégageons, à ce propos, un fait général : ce n'est pas le besoin qui a été le nerf le plus énergique des actes révolutionnaires ; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans le motif de l'expédition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait ; parmi les femmes qui étaient là, un grand nombre n'avaient pas mangé depuis trente heures : mais si l'instinct seul de la conservation avait parlé, se seraient-elles exposées sur la place d'armes à être étouffées entre les chevaux ? Il y en avait dans cette cohue, sous la pluie, qui étaient grosses ou incommodées, elles n'en suivaient pas moins le courant ; d'autres étaient jeunes, jolies, et ne souffraient pas de la disette ; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des modèles, quelques-unes un peu follement vêtues. Qui les lançait sur le pavé de Versailles, parmi les sabres et les mousquetons ? La volonté de Dieu communique aux événements une force qui entraîne tous les cœurs. Les femmes sont les premières à recevoir ces impressions de l'atmosphère morale. Elles allaient par dévouement, par instinct, par bon plaisir. Il leur fallait du pain, sans doute ; mais il leur fallait aussi la Constitution, la parole vivante. Celles qui ne comprenaient pas avec l'esprit, devinaient avec le sentiment : c'étaient les plus animées.

Cependant Louis XVI est de retour au château. Suivons les femmes chez le roi : elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est chargée de présenter au roi les doléances des Parisiens. Pour tout exorde, la voilà qui s'évanouit. Louis XVI se montre fort touché. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller à l'état des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi ; mais celui-ci avec bonté : Venez, mon enfant, vous êtes assez jolie pour qu'on vous embrasse. Les femmes ont la tête perdue ; elles sortent en criant : Vive le roi et sa Maison ! La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre très éloignée de partager leur enthousiasme. Un les accuse de s'être laissé gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent déjà leur jarretière au cou de Louison pour l'étrangler. Babet Lairot, une autre femme, ainsi que deux gardes du corps, interviennent et la délivrent.

La garnison de Versailles était toujours sous les armes. Les soldats du régiment de Flandre et les dragons inspiraient des inquiétudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent. Ton nom ?Citoyenne. — Le tien ?Français. — On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les terribles armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris ; il s'excuse d'avoir assisté au fameux banquet : Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes du corps ; mais cela ne nous engage en rien ; nous sommes à la nation pour la vie ; nous avons crié vive le roi, comme vous le criez vous-mêmes tous les jours : rien de plus. Les femmes approuvent : Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos frères ? Pour toute réponse les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point chargées. Quelques-uns offrent même de leurs cartouches aux plus jolies.

La soirée était noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise ; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes du corps exécutent leur retraite ; mais les ténèbres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils déchargent çà et là quelques coups de feu. Sans cette malheureuse escarmouche, le sang n'eût pas coulé dans Versailles. Les gardes devaient prêter, le lendemain, serment à la nation et prendre la cocarde tricolore. — Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussitôt de proche en proche ; la nuit était chargée de ténèbres et de mauvais conseils. Au château, la reine voulait entraîner le roi dans une fuite, qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, toute cette multitude fatiguée, mouillée, campée au hasard rêvait à l'attaque nocturne des gardes du corps. Ce sommeil couvait des colères. — C'est cette nuit-là, qu'au dire des royalistes, Lafayette dormit contre son roi. Le fait est qu'il dormit.

Les idées se matérialisent dans les institutions, dans les édifices. Le palais de Versailles, c'était la monarchie conçue par Louis XIV ; il ne pouvait tenir devant la Révolution.

Dès la pointe du jour, le peuple se répand dans les rues. Il aperçoit un garde du corps à une des fenêtres de l'aile droite du château : huées, provocations, défis ; un coup de fusil part ; un jeune volontaire tombe dans la cour. — Qui a tiré ? c'est le garde du corps. Le peuple, bouillant de colère, se précipite : la grille est escaladée, le château envahi. On cherche partout le coupable. Des forcenés, — d'autres disent des voleurs, — profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et à demi vêtue chez le roi. Les gardes françaises arrivent, et poussent devant leurs baïonnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte : le château est évacué ; deux gardes du corps ont été massacrés dans l'attaque. Tout à coup le cri de grâce ! grâce ! succède à cet accès de fureur. Silence ! voici le roi au balcon. A cette vue, un cri immense, un seul, s'élève, comme par inspiration, de toute cette masse d'hommes : Le roi à Paris ! le roi à Paris ! Louis XVI hésite ; une oppression violente arrête sa voix. Mes enfants, dit-il enfin, vous me demandez à Paris ; j'irai, mais à condition que ce sera avec ma femme et mes enfants. On applaudit : le cri de vive le roi frappe mille fois les airs. La reine paraît l'instant d'ensuite au balcon : Lafayette la conduit, et lui baise respectueusement la main. Alors le peuple, pour la première fois : Vive la reine ! La paix était faite ; non, pas encore : Lafayette se remontre avec un des gardes du corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple s'écrie : Vivent les gardes du corps ![5] Tout est pardonné.

On a voulu donner aux événements que nous venons de décrire, des ressorts cachés : quelques historiens attribuent les violences commises dans le château à la faction d'Orléans, cet ambitieux timide qui n'osa jamais ni le crime, ni la vertu. Il est possible qu'une main travaillât dans l'ombre : mais, je ne vois ici de fécond que l'ouvrage du peuple. Les journées des 5 et 6 octobre eurent pour résultat de détruire les anciens usages, autour desquels se ralliaient les intrigues de l'aristocratie. Malgré la Révolution, l'étiquette s'était toujours maintenue à Versailles. Les journées des 5 et 6 octobre tuèrent la Cour ; le 10 août tuera la royauté.

L'arrivée du roi à Paris exerça une influence heureuse sur les approvisionnements : mais, je le répète, les conséquences matérielles étaient toujours subordonnées dans l'esprit des vrais citoyens aux conséquences morales. Le peuple assura, par une suite de sacrifices, le triomphe des principes sur les égoïsmes et les intérêts ; grand exemple qui ne doit point être perdu pour les âges suivants. Revenir à la Révolution, c'est revenir à la conscience nationale.

 

 

 



[1] Né avec une âme dure, une ambition ardente, une avarice insatiable, versé dans toutes les pratiques de l'art des traitants, imbu de toutes les maximes du génie fiscal, il n'était pas moins détesté des étrangers que de ses concitoyens. Intendant de l'armée durant la guerre de 1755, il avait désolé par ses concussions la Westphalie et la Hesse, et déshonoré le nom français par des cruautés inouïes. Histoire de la Révolution, par deux amis de la liberté.

[2] Malgré toutes les petites façons qu'il a pu faire, raconte un écrit du temps, et les vaines résistances qu'il y mit, et encore : En voyant ces dégoûtants restes, je me disais : qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et de Berthier) maintenant horribles, ont été tant de fois baignés, étuvés, embaumés, et que ce qui révolte la nature a si souvent prononcé des actes d'autorité, tant humilié d'honnêtes gens, et fait souffrir un si grand nombre de malheureux !

[3] On assure que des soldats du régiment de Bourbon auraient arraché la médaille nationale à des soldats d'Artois qui étaient sans armes.

[4] Le départ du comte d'Artois, du prince de Lambesc, de madame de Polignac venait de donner un signal de l'émigration : les étrangers de la Révolution ne voyaient plus de patrie qu'au delà des frontières. On retrouva en fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre autographe de J.-J. Rousseau, écrite en 1763, et adressée à un Anglais : Si la nation française, écrivait-il, est avilie, c'est par le défaut d'autrui ; souvenez-vous, Mylord, qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans. — Qui avait écrit cette lettre, J.-J. Rousseau ou la Providence ?

[5] Au même moment le peuple embrasse tous les gardes du corps qu'il tient prisonniers dans la cour de Marbre. En les arrêtant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux avaient reçu leurs épées, et leur avaient par égard présenté la leur. Les gardes du corps, rassemblés sur la place d'Armes, prêtent le serment national ; alors on veut leur rendre leurs épées dont la poignée est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale ; plusieurs de ces messieurs la refusent et demandent comme une grâce de marcher indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait à Paris.