La Révolution française est un fait tellement enchaîné, que de la Convention on remonte comme malgré soi à l'Assemblée législative et de celle-ci à la Constituante. Il faut donc que, sous peine de démembrer l'histoire, je reprenne de très haut le récit des événements. L'élection des députés aux états généraux fut la préface de la Révolution française ; je la trouve digne de l'œuvre. Le pays, las de l'arbitraire, réclamait, par la voix des cahiers, une manière fixe d'être gouverné, une constitution. Les communes entendaient qu'on des délivrât de ces formes surannées qui classaient la nation en deux espèces d'hommes, des oppresseurs et des opprimés. Dans ces cahiers, dits de condoléance, on se plaignait des abus du système féodal, de l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des privilèges qui pesaient sur l'industrie, de l'inégalité des impôts et contributions territoriales. Tout était incertain, abandonné au hasard, c'est-à-dire aux puissants du monde. Le moyen qu'on indiquait pour remédier à ce mal dans la société, c'était de substituer la loi à l'homme, et d'armer les volontés générales d'une force réelle, supérieure à l'action de toute volonté particulière. Déjà l'esprit de la Révolution était mûr ; sa marche était tracée. L'autorité se déplaçait naturellement et sans bruit. De toutes parts on sentait le besoin de limiter les anciens pouvoirs et d'en créer de nouveaux dans la nation même. Jusqu'ici le roi avait dit nous voulons : maintenant le pays voulait. Les obstacles à cette heureuse rénovation étaient grands, mais ils ne semblaient point insurmontables. Les intérêts privés, en contradiction ouverte avec l'intérêt général, étaient de plus divisés entre eux. La guerre éclatait au sein même des privilégiés. La noblesse comptait sur les états généraux pour lier les mains du roi et pour appauvrir le clergé, qui, de son côté songeait à humilier l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clergé : quel contresens parmi les ministres de Celui qui ne fait pas acceptation des personnes ! Le haut clergé voulait conserver ; le clergé inférieur était pour les améliorations. Le tiers état seul s'entendait pour détruire les inégalités dans l'église et dans l'aristocratie. Les cahiers du clergé et de la noblesse contiennent d'ailleurs quelques vœux significatifs ; on se reconnaissait mutuellement.des torts. La conversion de l'ancien régime devait commencer par un examen de conscience et par une confession publique. Ces importantes élections se firent dans les circonstances les plus critiques. L'année 1788 avait affligé la France d'une nouvelle disette. La terre se resserrait comme le cœur des riches dans cette société égoïste. L'été avait été sec, l'hiver fut froid, ni pain, ni feu. L'inactivité des travaux entraînait la baisse des salaires, qui, combinée avec la cherté des subsistances, donnait des résultats cruels. Il faut sans doute que toutes les grandes choses germent dans le besoin et dans la pauvreté : le Christ naquit dans une étable, la Révolution eut pour langes le déficit et la disette. Le peuple supportait héroïquement tous ces maux. Au milieu de la démoralisation effroyable des deux classes, la noblesse et le clergé, il avait les vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque tous suscités par l'aristocratie ou par la Cour, traversèrent dans les provinces les opérations des électeurs. A Paris, Réveillon, ancien ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il se proposait de réduire la paie des ouvriers à quinze sous par jour, disant tout haut que le pain était trop bon pour ces gens-là, qu'il fallait les nourrir de pommes dé terre. Sa maison fut saccagée. Après un simulacre de jugement il fut pendu lui-même en effigie sur la place de Grève[1]. Depuis quelques années, en France, les esprits étaient malades, comme il arrive presque toujours à la veille des transformations sociales. L'annonce de la convocation des états généraux fut pour tous un grand soulagement. Le 4 mai, eut lieu à Versailles la messe du Saint-Esprit. La noblesse, en grand costume, accueillie sur son passage par un profond et lugubre silence ; le clergé en pompe religieuse, et le tiers état, en modestes Habits noirs, mais orné en quelque sorte de la faveur publique, défilèrent sous les yeux d'une foule immense. Ce jour-là, Versailles était Paris, la nation semblait étonnée de se trouver réunie après une lacune et un silence de soixante-quinze années. L'enthousiasme ne peut se décrire. Les vieillards pleuraient de joie, les femmes agitaient des mouchoirs aux fenêtres et jetaient des fleurs sur les députés du tiers état. Tous les cœurs s'ouvraient à une vie nouvelle. Les Français n'avaient été jusqu'ici que des sujets, le moment était venu pour eux de se montrer citoyens. L'évêque de Nancy, M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla sur le luxe et le despotisme des Cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du peuple. Les idées de liberté, enveloppées dans les formes chrétiennes, avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui pénétrait toutes les âmes. Je nommerais volontiers ce 4 mai le jour de la naissance morale d'une grande nation. Le 5, les douze cents députés se réunirent dans la salle des Menus, convertie en salle des séances. Le 5 mai, date profonde et mystérieuse ! Il paraît que la Providence aime quelquefois à chiffrer ses leçons et à marquer son œuvre par des rapprochements qui étonnent. Un homme devait mourir le 5 mai, et cet homme qui meurt, c'est la Révolution qui finit, comme l'ouverture des états c'est la Révolution qui commence. Le clergé fut assis à la droite du trône, la noblesse à gauche et le tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des discussions politiques ; il craignait d'en déchaîner les vents et les tempêtes. Sa frayeur perçait dans le langage embarrassé, diffus, ombrageux de ses ministres. On avait convoqué la nation, et on lui exprimait indirectement le vœu d'être délivré de son concours. La France prétendait hâter, pour l'assemblée des états, les innovations nécessaires ; la Couronne comptait, au contraire, sur cette mesure pour les modérer. A des hommes rassemblés pour réformer et gouverner le pays, on ne parla que de finances, on ne demanda que des subsides. La Cour, ne voulant pas que la discussion s'élevât jusqu'aux idées, lui traçait d'avance un programme. Les représentants de la nation se couvrirent de leur attachement à la personne du roi, pour résister à ses conseils et à la voix de ses ministres. Ce discours fut applaudi plusieurs fois ; mais il ne fut pas tacitement obéi. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses droits dans la souveraineté populaire : c'était d'abdiquer son pouvoir en entrant dans la salle des séances, pour le recevoir ensuite du libre consentement de l'Assemblée. Il n'en fit rien. Une question préoccupait surtout les esprits : quelle serait la situation du tiers relativement aux deux autres Ordres ? Le vœu des communes était formel : les Français allaient-ils cesser d'appartenir aux classes pour appartenir à l'Etat. Il ne doit y avoir qu'un peuple comme il n'y a qu'un Dieu. L'Assemblée se trouva réduite, dès le début, à l'inaction. La noblesse et le clergé voulaient qu'on votât par Ordres, et les communes par têtes. — La noblesse montrait pour ses privilèges un attachement intraitable ; le clergé ne voulait pas abandonner ses prétentions ; la vieille France hésitait à se fondre dans la France nouvelle. Composée d'éléments si hétérogènes, l'Assemblée ne pouvait vivre qu'en les ramenant à l'unité. Le tiers état se trouvait être l'agent de cette unité nécessaire, le lien des pouvoirs particuliers qui allaient se réunir dans un grand pouvoir national. Je passe bien des lenteurs et des retards ; je ne puis pourtant omettre les résistances qui amenèrent la perte de ce qu'on espérait sauver. Ces fluctuations, inséparables d'un état de choses qui tendait à se fixer, réjouissaient la Cour. Les défiances du pouvoir souverain croissaient avec l'énergie des communes. En même temps qu'on découvrait à demi la royauté devant les états, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers du roi éclatait par des actes significatifs : le Journal des Etats Généraux, dont l'auteur avait publié la première feuille, venait d'être supprimé. Quel moment choisissait-on pour mettre le scellé sur les idées. Celui où la nation, impatiente, s'était réunie pour rompre le silence violent qu'on lui imposait depuis des siècles ! La liberté de la presse, mère de toutes les autres libertés, venait d'être frappée : c'est toujours la première à laquelle s'attaquent les réactions. On espérait rencontrer peu de résistance. La Révolution était encore un enfant au berceau ; la Cour essayait de le faire mourir : elle agissait sous le voile. Cette conduite sourde et ténébreuse inquiétait prodigieusement : Que la tyrannie se montre avec franchise, s'écriait Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête ! Mirabeau ! qu'était cet homme ? — Un monstre d'éloquence. — Que venait-il faire ? — Détruire. Il en voulait à la société pour les meurtrissures qu'elle lui avait faites, pour les vices qu'elle lui avait donnés. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit ; sa voix allait couvrir les médisances de toute la force de son tonnerre. Le jour où il parut aux états généraux fut pour lui, comme pour le pays, un jour de rénovation. Cet homme avait eu à souffrir de la tyrannie de la famille et de la tyrannie de l'Etat ; il allait envelopper son ressentiment de la colère d'un grand peuple. La situation devenait périlleuse. La Cour, livrée à une agitation extrême, n'osait frapper ni céder. Dans des conjectures si difficiles, l'Assemblée sentait le besoin de lier son sort à celui du peuple. Que nos concitoyens nous environnent de toutes parts, s'écriait Volney, que leur présence nous anime et nous inspire ! D'un autre côté, les royalistes répétaient à outrance que la Constitution allait périr sous l'influence de la démocratie. Au milieu de tant d'ennemis, l'Assemblée ne disposait que d'une force morale ; à la vérité, cette force commençait à être immense. La voix des députés du tiers était grossie par tous les échos de l'opinion publique. Les têtes bouillonnaient, et le volcan était situé à quatre lieues de Versailles. La Cour avait pour elle l'armée ; l'Assemblée avait Paris. Là, l'exaspération était au comble : les aristocrates indignaient le peuple par le retard qu'ils apportaient à l'organisation de l' Assemblée. Au milieu du jardin du Palais-Royal, on avait élevé une sorte de tente en planches où l'on délibérait. Chaque café était un club, chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis disaient que si l'Assemblée persévérait dans l'immobilité, la nation pouvait bien agir sans elle. La disette contribuait à entretenir cette fermentation. Un mouvement extraordinaire de troupes se dirigeait entre Versailles et Paris. Le hasard amenait des découvertes peu rassurantes. Dans l'état de détresse où étaient les finances, on faisait venir a grands frais des frontières un train terrible d'artillerie : il fallait du pain, on apporte des boulets. A Versailles, le sentiment national était plus calme ; mais il était aussi ferme. On s'attendait à un acte d'autorité royale, à un coup d'Etat. La situation était heureusement telle qu'elle ne pouvait plus être endurée. La violence de la conservation devait provoquer la lutte, et l'excès du remède allait sortir de l'excès du mal. Les lenteurs des communes, entravées par les intrigues de la Cour et par la résistance des deux Ordres, le clergé et la noblesse, lassaient toute patience. Le peuple n'avait plus la force de souffrir. L'Assemblée existait depuis un mois et elle n'était pas encore baptisée ; l'abbé Sieyès la fit nommer Assemblée nationale. Elle prit sur elle de se constituer. — Cet abbé Sieyès était l'homme de la Révolution bourgeoise, un grand logicien qui avait posé le fameux axiome du tiers état entre tout et rien. Contrarié par la volonté de ses parents dans le choix d'une carrière, il se soumit à épouser tristement l'Eglise. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion était dans la tête, le jeune homme se livra tout entier aux charmes austères de l'étude. Il contracta dans ce commerce une mélancolie sauvage et une morne insensibilité. Au sortir du séminaire de Saint-Sulpice où l'étude stérile de la théologie n'avait point absorbé toutes ses forces, il se livra à de profondes recherches sur la marche égarée de l'esprit humain. Ses méditations se tournèrent vers la politique. Quand les instructions sociales auxquelles l'abbé Sieyès avait déchiré son existence, furent attaquées, il se montra tout à coup sur la brèche. Son caractère était timide, effet inévitable de la solitude où il avait vécu : mais son esprit était entreprenant. Taciturne, il gardait en lui-même ses pensées, et quand le moment de les dire était venu, il les acérait comme des flèches. L'Assemblée réduite au tiers état, par l'absence volontaire de la noblesse et du clergé, poursuivait ses travaux. Cette marche inquiéta sérieusement la Cour qui résolut de suspendre les séances. Une telle mesure était faite pour jeter la consternation dans Versailles et la guerre dans Paris. On annonça une séance royale pour le 23 juin. Puis, sous prétexte de travaux et de préparatifs à faire, un détachement s'empare de l'hôtel des Etats. Voilà donc la nation à la porte. — Où aller ? on ouvrit des avis différents. Déjà plusieurs brochures avaient émis le vœu que l'assemblée eut son siège à Paris ; on recula devant cette mesure extrême. Les uns veulent s'assembler dans la place d'Armes et délibérer à ciel découvert ; mêlant à leurs conseils les souvenirs de l'histoire, ils proposent de tenir un champ de mai. D'autres préfèrent se réunir dans la galerie et y donner le spectacle nouveau d'hommes libres, traitant des affaires de l'Etat à côté de cette salle sinistre d'où l'on désignait au bourreau, il y a peu de temps, la tête de celui qui avait prononcé le mot de liberté. On flottait entre ces partis contradictoires, quand on sut que Bailly, sur l'avis du député Guillotin, avait choisi pour le lieu des séances le Jeu de Paume. — Bailly était un homme à figure longue et froide, un peu le profil calviniste. Ecrivain, il avait obtenu très longtemps le prix de sagesse ; on appelait ainsi une pension donnée aux auteurs tranquilles. Son opposition était aussi calme que ses écrits. Astronome, il avait étudié la marche de la Révolution dans les cieux. Bailly croyait que l'esprit humain se trouve soumis à des lois comme les mondes observés dans l'espace et que la courbe de son mouvement est inflexible. Le peuple de Versailles escorte les représentants de la nation, blessés dans leurs droits et dans leur dignité. La salle du Jeu de Paume, triste et nue, convenait à la circonstance. Les députés prennent la résolution de se lier au salut et aux intérêts de la patrie pur un serment solennel. Bailly se lève avec les secrétaires et la main étendue : Nous jurons, dit-il, de ne jamais nous séparer de l'Assemblée nationale et de nous réunir partout où les circonstances l'exigeront, jusqu'à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. Tous les membres de l'Assemblée, — moins un seul, — répètent le serment. Il y avait parmi eux un ministre protestant, Rabaud Saint-Etienne ; un chartreux, Dom Gerle ; un curé, l'abbé Grégoire, qui s'était réuni au tiers. L'ivresse du patriotisme ne peut plus se contenir ; on s'embrasse, les mains serrent les mains. Cependant le ciel faisait fureur ; de larges gouttes commencèrent à tomber, et la nuée était si épaisse qu'on y voyait à peine dans la salle. Un coup de tonnerre déchira cette obscurité par un trait de lumière sinistre. Quel moment ! Un orage au dehors, une révolution dans la salle ! Les éléments semblaient se réunir aux hommes pour protester contre la volonté d'un seul. A peine l'Assemblée eut-elle accompli cet acte d'autorité nationale, qu'effrayée elle-même de son audace, mais persuadée de la droiture de ses intentions, elle jeta le -cri universel et réitéré de vive le roi ! L'effet de cette séance fut électrique ; les curieux firent entendre au dehors leurs applaudissements prolongés, qui allèrent se perdre dans les éclats redoublés du tonnerre. La voix de Dieu, qui était maintenant la voix du peuple, venait de rendre une seconde fois ses oracles au milieu des éclairs et de la nuée. Le lendemain était un dimanche ; on respecta le jour du repos. Le lundi, l'Assemblée, qui n'avait point encore où reposer sa tête, tint séance dans l'église Saint-Louis. En remontant au Christianisme, la Révolution remontait à son berceau moral, le temple de la religion, converti en temple de la patrie, parut plus convenable que l'enceinte du Jeu de Paume pour recevoir les représentants de la nation. M. le comte d'Artois avait d'ailleurs fait retenir cette salle pour ses plaisirs. L'Assemblée ne cessait de presser le clergé, au nom du Dieu de paix, de se réunir à elle. La noblesse était sur tout attachée à ses titres, le clergé à ses intérêts ; mais il y a tels moments où la force des doctrines désarme l'amour-propre des plus obstinés. L'abbé Grégoire, ce sublime transfuge, qui avait assisté la veille à la fameuse séance du Jeu de Paume, rejoignit son Ordre dans l'intention de le ramener. Vers une heure, la majorité du clergé, l'archevêque de Bordeaux en tête, fut introduite dans le chœur. La joie et les applaudissements éclatèrent ; lorsque l'on prononça le nom de l'abbé Grégoire, l'air retentit d'acclamations universelles. L'Assemblée fit entendre, par la bouche de son président, des paroles d'union : Bailly exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse siéger avec les communes et avec le clergé : Des frères d'un autre Ordre manquent à cette auguste famille. Comment pouvait-on supposer des passions haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si conforme à l'esprit évangélique[2] ? L'Assemblée augmentait ses forces par la lutte et les délais ; la Cour épuisait les siennes. C'est la seule fois peut-être que l'inaction fut mise au service du progrès. Quelques semaines auparavant, le clergé avait voulu forcer cette inaction salutaire, en proposant à l'Assemblée de s'occuper de la misère publique et de la cherté des grains. Cette démarche fut jugée un piège ; l'Assemblée eut le courage de résister. Le clergé croyait le peuple disposé à vendre son droit d'hommes libres pour un morceau de pain ; il se trompait. Les grandes conquêtes morales ne s'achètent que par le sacrifice ; la France de la Révolution préférait encore à la nourriture matérielle le pain de la parole qui fait les justes, et le pain de la liberté qui fait les forts. — Le 9, l'Assemblée avait d'ailleurs institué un comité de subsistances. La séance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commença par humilier les communes : Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle ? — Annoncez la nation ! Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut tout à coup sous des formes si odieuses, que les plus modérés furent contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage sévère, inconvenant : il menaça les députés, et leur fit entendre qu'il se passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une résistance inébranlable. Il cassa les arrêtés de l'Assemblée, qu'il ne reconnut que comme l'Ordre du tiers ; les libertés que la représentation nationale s'était données depuis un mois se trouvaient violemment reprises, confisquées. Le roi veut, était-il dit, que l'ancienne distinction des trois Ordres de l'Etat soit conservée en entier, comme essentiellement liée à la Constitution du royaume. Ces déclarations furent accueillies comme elles devaient l'être, par le silence. Dans les temps de révolution, l'ombre du passé marche à côté du présent ; elle le dépasse même quelquefois, mais c'est pour s'évanouir. Je vous ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous séparer tout de suite. Presque tous les évêques, quelques curés et une grande partie de la noblesse obéirent : les députés du peuple, mornes, déconcertés, frémissants d'indignation, restèrent à leur place. Ils se regardaient, cherchant, dans ce moment-là, non une résolution, mais une bouche pour la dire. Mirabeau se lève : Messieurs, s'écrie-t-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait être le salut de la patrie, si les présents du despotisme n'étaient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature ? l'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'être heureux ! Qui vous fait ce commandement ? votre mandataire ! Qui vous donne des lois impérieuses ? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes revêtus d'un caractère politique et inviolable ; de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit être consenti, donné et reçu par tous. Mais la liberté des voix délibératives est enchaînée : une force militaire environne les Etats ! Où sont les ennemis de la nation ? Catilina est-il à nos portes ? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignité, de votre puissance législative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment : il ne nous permet de nous séparer qu'après avoir fait la Constitution. Alors le grand maître des cérémonies, petit manteau, frisure à l'oiseau royal, surmonté d'un chapeau absurde, s'avançant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix basse et mal assurée : Plus haut ! lui crie-t-on. Messieurs, dit alors M. de Brézé, vous avez entendu les ordres du roi. Bailly allait discuter ; mais Mirabeau : Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes ! Il accompagna ces paroles d'un geste de majesté terrible. Brézé voulut répliquer ; il balbutia, perdit contenance et sortit. Vous êtes aujourd'hui, ajouta Sieyès avec calme, ce que vous étiez hier ; délibérons. Mirabeau, pour couronner la séance, propose aux députés de déclarer infâme et traître envers la nation quiconque prêterait les mains à des attentats ordonnés contre eux. Par cet arrêté, l'Assemblée mettait une barrière entre l'arbitraire des ministres et sa sûreté personnelle. L'inviolabilité, ce caractère essentiel du souverain, passait aux élus de la nation. Necker n'assistait point à la séance royale. Cette absence le rendit populaire. La nouvelle d'une disgrâce, encourue par ce ministre, augmenta le trouble des esprits. Il y eut émeute à Versailles. L'apparition des bandes armées jetait la terreur dans les provinces. Des hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces se perdaient aussitôt, saccageaient les blés verts. La Cour se montrait toujours prête à agir ; mais la difficulté de déterminer le roi était extrême. La noblesse, abandonnée du clergé, résistait seule contre la réunion au tiers. Son attachement à ce qu'elle appelait ses droits, était fortifié chez elle par le sentiment de l'hérédité qui n'existait pas dans l'Eglise. Le 25, une minorité de la noblesse vint prendre siège dans l'Assemblée. Le 27, le roi écrivit lui-même aux Ordres en les invitant à renoncer à leur isolement. On assure que la veille le roi avait fait appeler le duc de Luxembourg, président des députés de la noblesse. Celui-ci déroula aux yeux du roi un plan de défense. Le roi, frappé de l'incertitude du succès, aurait répondu : Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme périsse pour ma querelle. Ce mot, s'il est vrai, montre l'état d'isolement où la Couronne s'était placée. Les intrigues de la reine et de sa Cour n'avaient réussi qu'à mettre Louis XVI à la tête d'un parti. La noblesse ne se soumit à l'invitation du roi qu'avec une répugnance extrême. Quelques gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait préférer la monarchie au monarque. La réunion s'opéra néanmoins ; à chaque membre de l'aristocratie qui allait se confondre sur les banquettes avec le reste de l'Assemblée, on voyait le fantôme de l'ancienne organisation de la France s'évanouir. La royauté songeait à se défendre et elle n'était pas encore attaquée ; ce fut là son erreur et l'une des causes de sa perte. L'Assemblée en masse était alors royaliste. L'historien distingue bien çà et là, dans les profondeurs de la salle, des acteurs qui joueront tout à l'heure un autre rôle : pour les contemporains, cet avenir était voilé. La Montagne était en formation dans l'Assemblée nationale, mais c'était une formation souterraine. Que font là-bas ces trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite ? Leur heure n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes prophétiques, il faut la préparation du silence. Alors les membres des communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble. Les nuances devaient sortir de la victoire. En attendant, contentons-nous de résumer la situation présente. A peine les états généraux furent-ils constitués, qu'il se déclara tout de suite trois pouvoirs en France : la Cour, qui voulait empêcher la Révolution de se faire ; — l'Assemblée, qui marchait dans la voie des réformes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignité représentative ; — l'opinion, qui, maîtresse d'elle-même, était toujours contre la Cour et en avant de l'Assemblée. Ces trois pouvoirs avaient chacun leur siège. La Cour tenait son quartier général au palais de Versailles ; l'Assemblée résidait en dehors du château ; l'opinion trônait à Paris. Necker, enivré des suites de cette séance royale, où son absence avait obtenu tant de succès, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La Cour s'était en effet tournée contre lui ; chassé, puis rappelé, il montrait une hésitation factice à reprendre les rênes embarrassées du gouvernement. — Nous vous aiderons, s'écria Target, se donnant le droit de parler au nom de tous, et pour cela même, il n'est point d'efforts, de sacrifices que nous ne soyons prêts à faire. — Monsieur, lui dit Mirabeau, avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu. — Restez, monsieur Necker, s'écria la foule, restez, nous vous en conjurons. Le ministre sensiblement ému : Parlez pour moi, monsieur Target, dit-il, car je ne puis parler moi-même. — Eh ! bien, messieurs, je reste, s'écria alors Target ; c'est la réponse de M. Necker. Il resta. Le peuple de Versailles se montrait très éloigné d'aimer l'ancien régime monarchique ; il l'avait vu de trop près pour cela. Malgré quelques témoignages de reconnaissance donnés au roi, à la reine même, pour le maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque jour les frayeurs augmentaient avec l'arrivée continuelle des troupes. Une armée pesait sur l'Assemblée naissante. Celle-ci, de son côté, était réduite à l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet état critique sans l'intervention de la force. Paris se leva. Les mouvements commencèrent le 30. Le peuple est femme, plebs. — Facile aux émotions, son premier acte est presque toujours dirigé par le cœur. Cette révolution, qu'on accuse d'avoir peuplé les cachots, commença par en ouvrir les portes. Onze soldats du régiment des gardes françaises étaient détenus à la prison de l'Abbaye, comme faisant partie d'une société secrète dont les membres avaient juré d'épargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient être transférés, la nuit même, à Bicêtre, ainsi que de vils scélérats. On court à l'Abbaye, on les délivre. Quelques autres prisonniers militaires sont mis en liberté. On distinguait parmi eux un vieux soldat qui, depuis plusieurs années, était enfermé dans l'Abbaye. Ce malheureux avait les jambes extrêmement enflées et ne pouvait que se traîner. On le mit sur un brancard et des bourgeois le portèrent. Accoutumé depuis un grand nombre d'années à n'éprouver que les rigueurs des hommes : Ah ! messieurs, s'écriait le vieillard, je mourrai de tant de bontés ! — Il y eut dès ce moment les soldats de la patrie (les gardes françaises) et les soldats du roi, — qui étaient pour la plupart des étrangers. Le lendemain une députation de jeunes gens se rendit a Versailles, pour réclamer l'intercession de l'Assemblée nationale en faveur des braves qu'on venait de soustraire à la brutalité de leurs chefs. Cette démarche était alors nouvelle. C'était la première fois que des citoyens, dépourvus de tout caractère public, prenaient vis-à-vis des députés l'initiative d'une motion. Il y eut quelques murmures. On promit néanmoins d'invoquer la clémence du roi[3]. La situation de l'Assemblée était difficile, placée qu'elle était entre une Cour factieuse et un peuple à la veille de se révolter. La contagion des idées nouvelles avait gagné l'armée. La Cour ne pouvait plus compter que sur les régiments suisses, allemands ; triste et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occupé par une milice étrangère ! Paris était remué d'un souffle inconnu. Les royalistes consternés, stupéfaits, ne comprenant rien à ce soulèvement des grandes eaux populaires, cherchaient à se donner mille prétextes chimériques ; les uns accusaient le duc d'Orléans, les autres Mirabeau ; leurs imaginations malades voyaient partout mille complots prêts à éclater : — il n'y en avait qu'un seul, celui de la nation entière. A Paris la disette croissait toujours. La présence des troupes augmentait encore la rareté des subsistances. On s'arrachait avec une sorte de rage, à la porte des boulangers, un morceau de pain noir, amer, terreux. Heureux quand ce morceau de pain n'était pas encore trempé de sang ! des rixes fréquentes rougissaient le pavé. Les ateliers étaient déserts. Le-6 juillet, l'assemblée des électeurs de Paris se réunit à l'Hôtel de Ville. La situation devenait de plus en plus menaçante. Trente-cinq mille hommes étaient échelonnés entre Paris et Versailles. On en attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les suivaient. Le maréchal de Broglie venait d'être nommé commandant de l'armée réunie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, les contre-ordres précipités, jetaient l'alarme dans tous les cœurs. Il se préparait visiblement une attaque à main armée sur les citoyens. La stérilité avait déjà désolé la terre des campagnes ; maintenant c'était la guerre qui allait promener la faux sur nos villes. La main qui dirigeait tous ces maux était connue. Je demande, disait l'abbé Grégoire, qu'on dévoile, dès que la prudence le permettra, les acteurs de ces détestables manœuvres ; qu'on les dénonce à la nation comme coupables de lèse-majesté nationale, afin que l'exécration contemporaine devance l'exécration de la postérité. On nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Condé, le baron de Bezenval, le prince de Lambesc ; à l'exemple de cet insensé despote qui faisait fouetter la mer, la Cour voulait châtier la Révolution. Paris était dans la plus grande fermentation ; un écrit avait paru qui cherchait à calmer les esprits et à les armer de patience. Citoyens, s'écriait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la sédition ; vous déconcerterez leurs perfides manœuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette précieuse harmonie — qui règne à l'Assemblée nationale — la Révolution la plus salutaire, la plus importante se consomme irrévocablement, sans qu'il en coûte ni sang à la, nation, ni larmes à l'humanité. Cet écrit, plein de modération, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore soulevé le bruit que par ses livres de science, Marat. La Révolution faite sans une goutte de sang était le rêve d'une âme généreuse ; mais au point où en étaient arrivées les animosités de la Cour et celles de la ville, un conflit devenait inévitable. Du 11 au 12, le bruit court que les brigands (lisez le peuple) viennent de mettre le feu aux barrières de la chaussée d'Antin. Des ouvriers, que la cherté des vivres réduisait au désespoir, croyaient abolir ainsi les droits d'entrée. Des gardes françaises, envoyées pour repousser les assaillants, restèrent tranquilles spectateurs du tumulte. Le moyen de tirer sur des hommes qui, réduits à lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'étaient plus que des cadavres animés ! La Cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des régiments suisses et des détachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec l'artillerie ! Provence et Vintimille occupaient Meudon ; Royal-Cravate tenait Sèvres. Ainsi serré, Paris ne bougerait pas. On espérait alors profiter de son inaction pour casser les états généraux. Les membres de l'Assemblée, enlevés pendant la nuit, devaient être dispersés dans le royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de proscription était arrêtée dans le comité de la reine. Soixante-neuf députés, à la tête desquels figuraient Mirabeau, Sieyès, Bailly, Camus, Barnave, Target, Le Chapelier, devaient être renfermés dans la citadelle de Metz, puis exécutés comme coupables de rébellion[4]. Le signal convenu pour cette Saint-Barthélemy des représentants de la nation était le changement de ministère. L'événement ne tarda point à justifier de tels bruits, qui n'étaient certes pas dépourvus de réalité. Necker allait se mettre à table quand il reçut l'ordre de quitter le royaume ; il lut la lettre du roi et dîna comme à l'ordinaire ; après dîner, sans même avertir sa famille, il monta dans sa voiture et gagna secrètement, la frontière de Flandre. L'Assemblée se trouvait tout à fait découverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au milieu d'un camp, elle délibérait sous les baïonnettes. Un mouvement de plus, et la représentation nationale allait périr. La nouvelle du renvoi de Necker arriva le 12 à Paris. Le Palais-Royal était rempli d'une foule agitée. D'abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable s'y fit entendre. — Qu'y a-t-il donc ? — Et que voulez-vous qu'il y ait de plus ? M. Necker est exilé. — Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un ; Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le mérite très réel de sa disgrâce. L'opinion depuis quelques jours grondait ; la fatale nouvelle y mit le feu. En ce moment, il était midi, le canon du Palais vint à tonner. La foule était tellement préparée aux émotions extraordinaires que ce bruit pénétra toutes les âmes d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monta sur une table. L'héroïsme de la liberté est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la tête à demi renversée, les yeux pleins d'une sainte indignation : Citoyens, s'écria-t-il, nous allons tous être égorgés, si nous ne courons aux armes ! A ces mots, il agite une épée nue et montre un pistolet. Aux armes répète avec transport toute une multitude, entraînée. Il fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte à son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment les marronniers du Palais sont dépouillés. Voilà le peuple debout ! On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles. de danse. En même temps un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un cabinet de figures en cire. On enlève les bustes de Necker et du duc d'Orléans, qu'on disait également frappé d'un ordre d'exil. On Les couvre d'un crêpe noir en signe d'affliction publique, et on les porte dans les rues au milieu, d'un nombreux cortège d'hommes armés de bâtons, d'épées, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Grenétat, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honoré, en désordre mais avec une certaine solennité menaçante. On enjoint à tous les citoyens qu'on rencontre de mettre chapeau bas. Cette marche, tout à la fois funèbre, triomphante, déguenillée, était précédée de tambours voilés en signe de deuil. On arrive sur la place Vendôme. En ce moment, un détachement de dragons, qui stationnait devant les hôtels des fermiers généraux, fond sur le cortège. Le buste de Necker est brisé. Tout le monde se disperse : un garde française sans armes demeure ferme et se fait tuer. Une autre foule ayant été chargée, au milieu du jardin des Tuileries, par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri : Aux armes ! Dans la soirée les gardes françaises se réunirent au peuple. Sous la blouse, sous l'uniforme n'était-ce pas le même cœur ? L'incendie des barrières continua : grand spectacle que la capitale si violemment agitée, et entourée d'une ceinture de feu. Le Palais-Royal, cet œil vigilant des opérations publiques, resta ouvert toute la nuit. On défonça quelques boutiques d'armuriers. Telle était, du reste, la grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloquée, sans tribunaux, sans police, à la merci de cent mille hommes, errant au milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas un seul vol, pas un seul dégât. L'ordre venait de sortir du désordre ; un pouvoir nouveau naissait de l'insurrection : quelques patrouilles bourgeoises se montraient dans les rues, et à six heures du soir les électeurs de Paris s'étaient rendus à l'Hôtel de Ville, où ils tinrent conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le fusil sur l'épaule, montait bravement la garde à la porte de la grande salle. Le même soir, six ou sept cents députés se réunirent à Versailles dans la salle des séances. En l'absence du président, l'abbé Grégoire, un des secrétaires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries étaient remplies de spectateurs ; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris causait une inquiétude horrible ; la plupart des physionomies étaient sombres. Grégoire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix : Le ciel, s'écria-t-il, marquera le terme de leurs scélératesses ; ils pourront éloigner la Révolution, mais, certainement, ils ne l'empêcheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre résistance ; à leurs fureurs nous opposerons la maturité des conseils et le courage le plus intrépide. Apprenons à ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous. Oui, messieurs, nous sauverons la liberté naissante qu'on voudrait étouffer dans son berceau, fallût-il pour cela nous ensevelir sous les débris fumants de cette salle ! Impavidum ferient ruinæ ! Un applaudissement général couvrit ce discours. Il fut aussitôt décidé que la séance serait permanente : elle dura soixante-douze heures. Des vieillards passèrent la nuit sur leurs sièges. A chaque instant la salle pouvait être militairement envahie ; tous les membres de l'Assemblée étaient décidés à mourir plutôt que de quitter leur poste. Il est bon de se reporter à ces nuits alarmées : voilà pourtant ce que l'enfantement de la liberté coûta d'angoisses, de veilles et de dévouement à nos pères ! La journée du 13 juillet, à son lever, éclaire une ville menaçante. Le tocsin sonne. Paris demande toujours des armes ; les serruriers forgent des piques ; les plombiers coulent des balles ; mais où sont les fusils ? On va en demander à l'Hôtel de Ville, aux Chartreux, rien, on ne trouve rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enlèvent les armes qu'on y conservait : ces armes étaient en général fort belles, mais en petit nombre. L'épée de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de Louis XIV, passèrent aux mains obscures du peuple. Les armes de l'oppression se retournent contre les oppresseurs[5]. Les prisons de la Force sont ouvertes et les prisonniers délivrés, excepté les criminels. Du fer et du pain, c'est tout le vœu de ces hommes qui courent les rues en chemise et la manche retroussée. Un amas de blé ayant été trouvé au couvent des Lazaristes, on le fait conduire à la halle dans des voitures. L'événement de la journée est l'organisation d'une garde bourgeoise pour rétablir la sûreté dans la ville. C'est le peuple, avait dit un député, qui doit garder le peuple. Un autre spectacle, digne des plus beaux temps de la foi, se présente : le curé de Saint-Étienne-du-Mont, marchant au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. Mes enfants, leur disait-il, cela nous regarde tous ; car nous sommes tous frères. Un bateau chargé de poudre à canon ayant été découvert, un autre abbé se chargea d'en faire la distribution au peuple. Il semble que les cloches mêmes des églises s'entendent pour donner au mouvement un caractère religieux : ces grandes voix d'airain qui convoquaient jusqu'ici les habitants à la prière, les appellent maintenant de toutes leurs forces à la défense des droits et de la liberté. La liberté, c'est encore Dieu. La nuit, descend sur la ville bruyante, terrible, éveillée. Des divisions de soldats du guet, des gardes françaises, des patrouilles bourgeoises parcourent les rues ; quelques bandes continuent à errer, en demandant du pain et des armes : la marche de ces hommes, dont les desseins sont inconnus ; le bruit des coups de fusil, tirés par intervalle, remplissent les habitants d'une crainte profonde et réfléchie. Des feux, allumés sur toutes les places, éclairent l'épouvante ; les mots d'ordre échangés ça et la dans les ténèbres d'une voix étouffée, donnent lieu à des confusions et à des alertes qui se prolongent d'un quartier a l'autre. Tout se tait. Ce silence vaste et funèbre n'est plus interrompu que par les bruits du tocsin. Un rang de lampions, posés sur les fenêtres du premier étage, borde les rues et sert à éclairer les actions des traîtres ; de moment en moment, on entend ces cris : Soignez vos lampions, l'ennemi est dans les faubourgs. On donne des signaux pour les éteindre et les rallumer ; des hommes veillent dans les cours et jusque sur le toit les maisons, armés de leviers, de sabres, de bâtons, de fourches ; des jeunes filles, presque nues, ébranlent de leurs mains les pierres, les moellons, arrachent les pavés de la chaussée, et les montent pliant sous le fardeau Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville armée comme un seul homme, et prête à la défense ! L'Assemblée, depuis deux jours, accusait hautement la Cour et l'invitait à éloigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en agitation ; mais elle n'en obtenait que des réponses vagues et menaçantes. On nous fit attendre, raconte Barère, dans une salle ; le roi passa dans son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal fermés, nous laissèrent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements des princes, qui semblaient portés à des actes de sévérité. Tous les membres de la députation voyaient cette pantomime politique à travers les grands verres de Bohême qui sont à ces croisées. L'irrésolution du roi tenait à son caractère ; l'obstination de la reine à un orgueil de femme : l'ignorance où ils étaient tous les deux des forces réelles de l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien à ce qui se passait autour de lui : son insouciance ne fut pas un instant ébranlée. Il écrivait un journal dont voici quelques feuillets : Le 1er juillet 1789. — Mercredi. Rien. Députation des Etats. Jeudi 2. Monté à cheval à la porte du Maine, pour la chasse du cerf à Port-Royal. Pris un. Vendredi 3. Rien. Samedi 4. Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tué vingt-neuf pièces. Dimanche 5. Vêpres et salut. Lundi 6. Rien. Mardi 7. Chasse du cerf à Port-Royal. Pris deux. Mercredi 8. Rien. Jeudi 9. Rien. Députation des Etats. Vendredi 10. Rien. Réponse à la députation des Etats. Samedi 11. Rien. Départ de M. Necker. Dimanche 12. Vêpres et salut. Départ de MM. de Montmorin, Saint-Priest et de la Luzerne. Lundi 13. Rien. — Il avait pris médecine. Les perfides conseillers profitaient de la faiblesse d'esprit de Louis XVI pour obscurcir à ses yeux le fantôme des événements ; il se trouva même un certain baron de Breteuil, qui, s'érigeant en messie royaliste, promit de relever le troisième jour le temple de l'autorité. Or, le troisième jour, le peuple était maître de la ville et du roi. Le lendemain, Paris eut deux cris : Aux Invalides ! — A la Bastille ! On alla d'abord aux Invalides, où il y avait des armes. Le curé de Saint-Etienne-du-Mont s'avançait toujours à la tête de ses paroissiens. Les volontaires du Palais-Royal, des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient. La veille c'était une foule, aujourd'hui c'est une armée. Cette armée, assemblée à la hâte, connaissait mal encore les règles de la discipline ; mais la puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne commandait ; tout le monde sut obéir. Ce n'était pas une expédition sans danger : on savait que trois régiments étaient campés au Champ-de-Mars ; le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort détachement du régiment d'artillerie de Toul avec ses pièces. Qui prit tout cela ? L'opinion. Le soldat se sentait d'ailleurs entouré, caressé, supplié par ces hommes du peuple qui étaient ses frères, par ces jeunes filles qui étaient ses sœurs. L'ennemi n'était déjà plus l'ennemi : il riait, il buvait, il était charmé ; les déserteurs sont désormais ceux qui restent sous leurs drapeaux au lieu de passer sous ceux de la patrie. On enleva à l'hôtel 28.000 fusils et 20 pièces de canon : tout ce qui n'était pas arme de guerre fut respecté. On distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre : voilà le peuple armé. Vers onze heures, le ciel, jusque-là voilé, se découvrit. Le soleil révolutionnaire inspira une idée sublime : A la Bastille ! à la Bastille ! On y court et on la prend. La Bastille était exécrée. Le peuple se montra désintéressé dans ses haines comme dans son amour ; car cette sombre prison d'Etat ne lui avait rien fait à lui : elle ne prenait que les grands ; tout au plus lui en voulait-il pour avoir enfermé Voltaire, Mirabeau et quelques autres. Mais son ombre était gênante. Le faubourg Saint-Antoine avait cette Bastille-là sur le cœur ; c'était d'ailleurs un point élevé d'où l'on pouvait tenir et menacer la ville avec du canon. Si l'importance stratégique de cet édifice était grande, bien autre était son importance morale. Il y avait là plus que des pierres : il y avait un principe. La Bastille, c'était la prérogative royale, autrement dit, la contre-révolution, énorme, massive et scellée dans le roc. Tout autre monument détruit ne faisait rien ; celui-là renversé, ce qui restait en France du pouvoir absolu s'écroula : voilà ce qui fut vu en un éclair, avec cette puissance incroyable de divination qui n'appartient qu'au peuple. Quelques hommes déterminés avaient osé rompre les chaînes du pont-levis qui fermait la première avant-cour de la Bastille, lorsque le feu commença. Tout le monde s'y mit : les sexes et les âges venaient se confondre autour de ces remparts hérissés de canons ; des enfants mêmes, après les décharges du fort, couraient ça et là pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et pleins de joie, ils revenaient s'abriter et présenter ces munitions de guerre aux assiégés. Les femmes, de leur côté, secondaient les opérations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en agile amazone, robe de drap bleu, chapeau à la Henri IV sur l'oreille, large sabre au côté, deux pistolets à la ceinture, une jolie Liégeoise. La fumée de la poudre l'enivre ; elle pousse, elle exalte les assaillants. Son histoire était celle de toutes les filles du peuple : aimée, puis trahie. Elle mêle, aux emportements et aux aimables fureurs de son sexe, mille imprécations contre la Bastille. On voit à côté d'elle, dans la foule d'autres grandes pécheresses, qu'un sentiment nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir. Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant : le peuple. Leur cœur est tout à la Révolution ; comme les femmes gauloises, elles inspirent les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et à figure livide : le feu purifie tout. La plupart se montrent héroïques. Frappés, ils tombent en criant : Nos cadavres serviront du moins à combler les fossés ! Au milieu de ce dévouement général et de cette ardeur, des traits de courage particulier éclatent à chaque instant. Les assaillants ayant cessé le feu, sur un signal parti d'un créneau, une planche est jetée à travers le fossé : un homme s'y élance et tombe ; un autre, le fils d'un huissier à cheval, Maillard, s'avance sur le pont dangereux. Tout à coup un cri s'élève : La Bastille se rend ! — Elle, cette forteresse que Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable ! — Oui, la Bastille demande à capituler. Son heure avait sonné. La main de Celui qui fait chanceler les forteresses comme une femme ivre, l'avait touchée en passant, et elle était tout étourdie. Les électeurs délibéraient à l'Hôtel de Ville : ces hommes de peu de foi regardaient le siège de la Bastille comme une entreprise téméraire. Tout à coup un grand cri s'éleva sur la place : La Bastille est prise ! C'est un torrent de citoyens bizarrement armés, qui portaient en triomphe le brave Elie, jeune officier, dont la conduite avait été magnifique[6]. Les vainqueurs affectèrent de passer devant le buste de Louis XIV, qui était sur la place, — vis-à-vis l'Hôtel de Ville. Lui absent, la fête n'eût point été complète : il fallait que la monarchie eût pour témoin de sa défaite le plus absolu des rois. Enfin, toute cette foule pénètre dans la salle où les lecteurs s'étaient réunis : les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et le drapeau de la Bastille ; un autre, le règlement pendu à la baïonnette de son fusil. A la prière de l'intrépide Hulin, d'Elie et des gardes françaises, qui s'étaient signalés pendant le siège, on couvre les prisonniers d'un généreux pardon. Quelques représailles avaient eu lieu dans l'intérieur de la forteresse : le misérable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui avait fait tirer sur le peuple, fut mis à mort ; un traître, Flesselles, prévôt de Paris, qui avait amusé depuis deux jours les Parisiens, pour se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une main ignorée. Ces exécutions disparurent dans l'ivresse de la victoire. Un architecte, le citoyen Palloy[7], qui était au siège de la terrible forteresse, fut chargé de détruire le repaire de la tyrannie. Cet homme, qui n'est guère connu, fit une grande chose dans sa vie, une seule, il démolit la Bastille. La chute de cette bastille eut dans le monde un retentissement prodigieux. On crut entendre tomber d'une extrémité de la terre à l'autre le pouvoir monstrueux de la force. Dès que la nouvelle s'en répandit à Versailles[8], la Cour qui tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut anéantie. La terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les régiments, campés au Champ-de-Mars, délogèrent pendant la nuit, et prirent la fuite, comme si l'épée de la colère divine s'était étendue sur eux. On y fut, et l'on ramena, de ces lieux occupés naguère par une armée, plusieurs voitures chargées de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succès au contraire fit de tous les citoyens un peuple de frères. On s'embrassait, on était heureux. Les religieux des divers couvents avaient pris la cocarde aux couleurs de la nation, bleu et rouge ; ils formèrent des détachements ; le temps de la ligue et des croisades était revenu. Ces guerriers, en frocs et en capuchons, attestaient l'unanimité des sentiments qui faisait agir toute la ville. Il se trouvait là des nobles, des bourgeois, des abbés, du peuple : ils n'avaient tous qu'une volonté, qu'une âme. Comme on n'était pas encore rassuré sur les intentions de la Cour, on dépava les rues, on éleva des barricades ; précautions très sages sans doute : mais que pouvait désormais la faction royaliste en face d'une assemblée sévère, d'un peuple en insurrection et d'une armée évanouie ? Pendant que l'on se battait à la Bastille, un nombreux détachement de dragons et de cavalerie allemande, reçu dans Paris aux acclamations de la multitude, venait de reconnaître le quartier Saint-Honoré et traversait le Pont-Neuf. L'officier qui était à la tête commande alors aux soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens : il annonce comme une bonne nouvelle la prompte arrivée du corps de dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient, dit-il, se réunir au peuple. Un applaudissement, mêlé de cris de joie, accueillit son discours. Un seul assistant remue la lèvre en signe de défiance. Il s'élance du trottoir, fend la foule jusqu'à la tête des chevaux, et se pend à la bride de l'officier en le sommant de mettre pied à terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu, quoique petit et grêle, le presse alors de remettre ses armes et celle de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence qui donne à penser. Ce refus tacite confirme dans ses soupçons le citoyen ombrageux, qui se met alors à semer l'alarme parmi les assistants. L'activité de ses gestes et de ses paroles est incroyable. On enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les voilà qui tournent tristement la tête de leurs chevaux vers l'Hôtel de Ville. Le peuple les suit, On les invite de nouveau à mettre bas les armes : mais ils refusent. Alors le comité les envoie tous à leur camp sous bonne garde. — Cet homme, de petite taille, dont le coup d'œil vigilant avait peut-être éventé une ruse et une entreprise perfide des royalistes, était Jean-Paul Marat. Le 14, Louis XVI avait écrit sur ses tablettes : Rien. — La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp ennemi un tel découragement que les choses à Versailles changèrent de face : le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir lui-même au milieu de l'Assemblée nationale. La Bastille prise, il se rendait : l'insurrection de Paris consacra définitivement la victoire des droits contre les privilèges ; sans elle, tout ce qui avait été fait jusque-là manquait d'une sanction décisive. Le serment du Jeu de Paume, l'opposition à la fameuse séance royale étaient des actes courageux ; mais ces germes auraient pu être stériles : il fallait que la révolte vînt les féconder pour leur donner les caractères d'une révolution. L'Assemblée avait mis dans sa résistance la force du raisonnement ; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action, alors tout fut dit. Les révolutions se font encore plutôt par le cœur que par la tête. Le roi vint à Paris. Il traversa une foule immense ; deux cent mille citoyens ce jour-là portaient les armes dans la capitale, des fusils, des piques, des faux, des bâtons : gardes françaises, milice bourgeoise, Ordres religieux sous les armes, tous étaient confondus, mêlés, tous étaient amis. Chacun se traitait avec douceur, avec distinction même : les riches accueillaient les pauvres avec bonté ; les rangs n'existaient plus, tous étaient égaux. Quel spectacle ! les femmes du haut des balcons, des croisées, jetaient à pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La fraternité respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la paix dans cette ville, où quelques jours auparavant, il avait fait entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer sévère ; il fut clément. On reçut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel, les armes hautes ; mais, quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde nationale, quand surtout il sortit de l'Hôtel de Ville où il était entré sans gardes et avec confiance, la sérénité revint sur tous les visages, et les armes s'abaissèrent. Il fut reconduit avec assez de bons mots et de transports par les vainqueurs de la Bastille, les femmes de la halle, qui crièrent le long du chemin : Vive le roi ! — Cependant il devenait clair que cet homme indécis, marié tantôt à la noblesse, tantôt de force à l'insurrection, était un obstacle à la marche des événements. Or, les révolutions n'ont qu'un moyen de se délivrer des obstacles ; elles les suppriment. Deux pouvoirs nouveaux étaient sortis de l'insurrection, la municipalité de Paris et le commandement de la garde nationale : deux hommes avaient été élus par les circonstances, Bailly et Lafayette. La vieille France, en naissant à la liberté, aimait à tourner les yeux vers le Nouveau-Monde qui sortait des bras de la nature. Lafayette lui dut alors ce reflet de popularité qui pâlit si vite sur son front. Le mouvement de Paris se communiqua aux provinces ; de toutes parts les citoyens s'armèrent et se réunirent. — Je m'arrête. La France a fait, depuis l'ouverture des états généraux, une belle étape dans la voie de la liberté. Au milieu des excès pour ou contre, la Révolution est restée pure ; il en sera ainsi jusqu'au 9 thermidor. Des nuages peuvent bien obscurcir sa lumière ; mais ils sont l'accident, non la règle. La Révolution participe de la nature même des éléments qui la composent ; ce qu'elle a de faillible et de défini lui vient de l'homme ; ce qu'elle a d'infaillible et d'infini lui vient de Dieu. |
[1] L'impartialité veut que je recueille tous les avis ; voici celui de Barère : Des intrigants excitèrent et ameutèrent les ouvriers pour avoir le prétexte de se plaindre officiellement des troubles de Paris, et provoquer le déploiement violent de la force armée contre cette émeute de fabrique. On accusait alors un grand personnage d'avoir voulu effrayer les députés, produire une commotion populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilité de convoquer les états généraux.
[2] Ne croirait-on pas lire la traduction de ces paroles : Habeo alias eves quœ non sunt ex hoc ovili ; adducam cas et fiet unum ovile et unus pastor.
[3] Les gardes françaises obtinrent, en effet, leur grâce du roi, après s'être reconstitués d'eux-mêmes prisonniers.
[4] On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une espèce de jugement contre les députés récalcitrants que la Cour avait décidé de pendre, de rouer et d'écarteler ; ce sont les termes mêmes de la sentence.
[5] Ces armes, ainsi que celles qui avaient été prises dans la boutique des armuriers, furent fidèlement remises après le combat.
[6] Elie, officier au régiment d'infanterie de la Reine était alors en congé à Paris ; il se mêla à la foule, fut choisi pour chef par les assaillants et dirigea l'attaque de la Bastille. C'est lui qui reçut le curieux document dont voici la teneur : (Catalogue BENJAMIN FILLON, n° 486.)
Nous avons vingt milliers de
poudre ; nous ferons sauter le quartier et la garnison.
DE L'AUNAY.
De la Bastille, 5 heures du soir, 14 juillet 1789.
Elie écrivit au-dessous de ces lignes :
Je certifie avoir reçu cette
caputulation (sic) au dernier pont-levis, par un trou oval du grand
pont-levis, que j'ai fait passer une planche sur le fossé pour la recevoir, et
que j'ai donné ma parolle d'honneur, foi d'officier que je l'acepter.
ELIE, officier au régiment d'infanterie de la Reine.
Elie montra autant d'humanité que de courage. Après la reddition de la vieille forteresse, Elie, porté en triomphe à l'Hôtel de Ville, usa de son ascendant sur la multitude pour apaiser sa fureur et sauver les prisonniers. Ce furent entre ses mains que les survivants de la garnison Invalides et Suisses jurèrent fidélité à la nation, et ce fut à lui que le peuple confia le commandement de sa conquête ; il le conserva jusqu'à l'entière destruction de la Bastille. Elie devint général de division en 1793, et gouverneur de Givet.
[7] Le 16 juillet 1789, c'est-à-dire deux jours après la prise de la Bastille, la municipalité de Paris vota à l'unanimité la destruction de la fameuse prison d'Etat. L'ordre en fut proclamé dans tous les carrefours par les trompettes de la ville, mille ouvriers, sous la conduite d'un architecte nommé Palloy, dit le Patriote, furent employés à cette démolition. Palloy choisit dans les ruines les quatre-vingt-trois plus belles assises de pierres, et en fit quatre-vingt-trois modèles très exacts du bâtiment entier, dont un exemplaire fut expédié dans chacun des départements de la France, avec cette inscription :
Modèle de la Bastille, prise et démolie le 14 juillet 1789 par les citoyens de Paris, adressé au département de..... par le patriote Palloy.
C'est dans la séance du 2 septembre 1790 que Palloy présenta à l'Assemblée nationale le modèle de l'ancienne prison, et le député Bergeras prononça à la barre un discours sur cette offre.
Au musée des Archives nationales existe encore un de ces petits monuments. Il fait voir la Bastille telle qu'elle était au moment, où elle fut détruite. La porte d'entrée donnait sur la rue Saint-Antoine, en face la rue des Tournelles. On franchissait ensuite un pont-levis et on arrivait dans la Cour du Gouvernement. A droite était la maison du gouverneur ; en face, une terrasse ; à gauche, la véritable entrée de la prison, un énorme pont-levis, derrière lequel étaient une forte grille en fer et un corps de garde. Ces obstacles franchis, on se trouvait dans la Grande-Cour. Elle avait 34 mètres de long, sur 24 mètres de large, et était, environnée des six tours les plus anciennes.
Trois de ces tours regardaient le faubourg Saint-Antoine ; c'étaient : le Comté, le Trésor et la Chapelle, à laquelle attenait une chapelle. Les trois autres tours, la Liberté, la Bertaudière et la Bazinière. (En faisant des fouilles en 1890 on a retrouvé les pierres d'assises de la tour de la Liberté, et le conseil municipal les a fait rétablir sur l'emplacement d'un petit jardin qui se trouve sur le boulevard Henri IV, presque vis-à-vis la caserne des Célestins).
Au fond de la grande cour, il y avait un élégant bâtiment, construit en 1761, par ordre de M. de Sartines, lieutenant de police. Sur le fronton, de ce bâtiment était une horloge décorée d'ornements significatifs tels que fers, figures enchaînées, etc. (Cette horloge est au musée Carnavalet.) Par le milieu de la grande cour, on passait dans la Cour du Puits, où se trouvaient les deux tours du Coin et du Puits.
Les tours de la Bastille étaient toutes partagées en cinq étages voûtés ou portes sur des charpentes doubles ; pour rendre plus difficiles les communications entre les prisonniers, on avait, dès 1383, réuni toutes ces tours hautes de 24 mètres environ, par des murs de même élévation, épais de près de 3 mètres, et on les environna d'un fossé profond de 8 mètres. L'on voit également au musée des Archives nationales vingt-sept clefs provenant de la redoutable prison d'Etat.
[8] Dans la nuit du 14, une députation s'était encore rendue chez le roi sans rien obtenir, Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau qui était au nombre des députés. Le roi du passé regardait tout étonné le roi de la Révolution.