Lettre à Monsieur Ambroise-Firmin Didot.
L’intérêt que vous portez si justement, Monsieur, à tout
ce qui concerne l’histoire de l’imprimerie et du commerce des livres, intérêt
dont vous donnez chaque jour au public de nouveaux témoignages, m’engage à
vous signaler un document encore trop peu connu, à ce qu’il me semble, et
tout à fait digne de votre attention. On a découvert en 1836, et M. Rangabé à
reproduit, en 1842, dans le tome Ier de
ses Antiquités helléniques (nos 56-59),
les fragments gravés sur marbre d’un inventaire des dépenses faites par les
Athéniens, l’an 407 avant Jésus-Christ, pour la construction d’un des
chefs-d’œuvre qui ornaient l’Acropole, le temple d’Erechthée[1]. Dans l’un de ces
fragments on trouve mentionnées, sous la date de la huitième prytanie, deux
planches, sur lesquelles, dit le secrétaire rédacteur, nous rédigeons les
comptes, puis, sous la date de la neuvième prytanie : 1° deux feuilles de papier sur lesquelles nous avons écrit
les copies ; 2° quatre planches.
Pour chacune des planches, le prix marqué est d’une drachme (90 cent. de notre monnaie)
; pour chacune des feuilles de papier, le prix est d’une drachme et deux
oboles, ou 1 fr. 20 c. M. Rangabé, qui, d’ailleurs a commenté toute cette
précieuse inscription avec beaucoup de savoir et de critique, suppose ici que
les feuilles de papier servaient à recouvrir les planches de bois. Mais
comment cette circonstance eût-elle été omise dans un compte où l’on a pris
soin de marquer avec précision la destination de chacun des objets achetés ?
Il est donc plus probable, j’oserais dire il est certain que les deux
feuilles achetées durant la neuvième prytanie étaient destinées à recopier
les comptes de la huitième, d’abord écrits sur les deux planches, dont
l’achat est porté au compte de cette prytanie. Le mot antigrapha, ou copies, dont se sert le
rédacteur, ne laisse pas de doutes à cet égard.
Ainsi les comptes officiels, ce que les Grecs appelaient άναγραφαί,
des dépenses faites pour l’Erechthéion, se lisaient jadis sur les trois
matières différentes :
1° Il y en avait une première rédaction sur des tablettes
de bois ; c’en était apparemment le relevé journalier et comme le brouillon.
On peut conjecturer que ces tablettes étaient enduites de cire, usage
attesté, pour le siècle même auquel appartient ce document, par bien des
preuves, et entre autres, par une plaisanterie d’Aristophane[2]. On peut
conjecturer aussi que les planchettes étaient simplement polies pour recevoir
l’écriture à l’encre. Il s’est conservé quelques débris de ce genre, et l’on
en peut voir un dans les vitrines de notre musée égyptien du Louvre. Mon
savant confrère, M. Reinaud, me fait observer que, de notre temps encore dans
les écoles arabes, on emploie ainsi des tablettes de bois pour y transcrire
la leçon des écoliers. On sait enfin que l’album, qui, chez les
Romains, servait de registre, soit pour les annales des pontifes, soit pour
les listes de magistrats, se composait aussi de planches de bois blanchies à
l’effet de recevoir l’écriture.
2° Il y avait ensuite une copie sur charta (vous noterez en passant que c’est là de beaucoup le plus ancien
texte où nous trouvions ce mot), c’est-à-dire, sans doute, sur papier
de papyrus ; car, à cette date, rien ne laisse croire que les Athéniens se
servissent pour écrire de ces peaux plus ou moins grossièrement préparées,
dont Hérodote et Ctésias attestent l’usage chez les peuples de l’Asie ; et,
d’autre part, la fabrication du parchemin proprement dit, ou charta pergamena, ne date que du règne des
Attales.
3° Il y avait enfin l’exemplaire sur beau marbre
pentélique, dont quelques plaques ont été heureusement retrouvées parmi les
ruines de l’Acropole.
D’ailleurs, le caractère même du document que je viens de
signaler ne permet pas d’admettre que l’emploi des planches de bois en guise
de papier fût alors une exception et un accident. Au contraire, les planches
paraissent suppléer régulièrement le papier, et cela, à cause de leur moindre
prix, puisque chaque planche coûte 30 cent. de moins qu’une feuille en
papyrus. Aujourd’hui, assurément, le rapport de ces deux matières serait
inverse, et c’est la planche de bois qui coûterait beaucoup plus cher que le
papier. Mais voici une autre observation qui mérite de nous arrêter quelques
instants. D’après des calculs fort exacts de M. A. Bœckh (Économie politique des Athéniens, liv. I, c. 20), une
famille de quatre personnes adultes pouvait vivre à Athènes, au temps de
Socrate, avec 500 fr. environ par an, soit 125 fr. par an et par personne ;
c’est-à-dire que, de ce temps, le rapport entre l’argent et les choses
vénales était au moins quadruple de ce qu’il est aujourd’hui, même dans une
petite ville de notre Occident. Par conséquent, la planche de bois, achetée
en 407 avant Jésus-Christ par l’entrepreneur des travaux de l’Erechthéion,
représente réellement, en valeur monnayée de notre siècle et de notre pays, 3
fr. 60 c., et la feuille de papier représente 4 fr. 80 c. Si l’on songe
maintenant que les deux planches valant ensemble 7 fr. 20 c., et les deux
feuilles valant ensemble 9 fr. 60 c., répondent seulement aux comptes d’une
prytanie, c’est-à-dire de 36 à 37 jours, comptes dont l’étendue matérielle
peut être appréciée encore, d’une façon assez exacte, d’après les débris de
l’exemplaire sur marbre, si l’on songe que le dixième des écritures d’une
année n’exigeait pas un rôle considérable et pouvait tenir sur deux ou trois
pages in-quarto, de ces réflexions, il sera facile de conclure combien
étaient coûteuses encore les matières sur lesquelles écrivaient les Athéniens
à l’époque la plus brillante de leur civilisation et de leur littérature. On
comprend ainsi que les bibliothèques fussent très rares alors dans Athènes,
et qu’un collectionneur de livres méritât d’y être signalé pour cette passion
peu commune, comme cela se voit quelque part dans le Banquet de Xénophon.
A cet égard, toutefois, une objection doit être écartée.
M. Bœckh, après avoir soigneusement relevé le document qui nous occupe, dans
la seconde édition de son Économie politique des Athéniens (liv. I, c. 19), eu
conclut, comme nous, l’extrême cherté du papier au siècle de Périclès ; mais
il remarque que pourtant les ouvrages d’Anaxagore coûtaient seulement une
drachme (soit 3 fr.
60 c., le prix d’un gros volume in-12 dans votre collection des Classiques
français), et il cite en preuve un passage de l’Apologie de Socrate,
(p. 26, éd. H. Est.),
par Platon. Or ici, l’éminent philologue (à qui n’échappe-t-il pas quelquefois une
inadvertance de ce genre ?) cite évidemment de mémoire et sans
vérifier le texte original En effet, le passage indiqué fait seulement dire à
Socrate que ceux qui veulent apprendre la philosophie d’Anaxagore n’ont qu’à
l’aller écouter pour une drachme, à l’orchestre, c’est-à-dire au théâtre où
brillait alors Euripide, disciple du célèbre philosophe, et habitué à mettre
souvent les doctrines de son maître dans les chœurs de ses tragédies. Le
texte de Platon témoigne donc, non pas du prix d’un volume, mais du prix
d’une place au théâtre, et il reste démontré, ce me semble, que le papier sur
lequel écrivaient tant d’immortels génies était d’une cherté sans proportion
avec la valeur de notre papier d’aujourd’hui. Compensait-il alors ce prix
exorbitant par des qualités particulières ? C’est à vous, Monsieur, de le
dire, avec votre autorité d’éminent industriel et d’érudit. Je sens qu’il y
aurait à faire là-dessus bien des recherches et des conjectures qui dépassent
ma compétence, et j’ai hâte de finir, en vous renouvelant l’expression de mon
affectueux dévouement.
Émile EGGER.
DE LA FABRICATION
ET DU PRIX DU PAPIER DANS L’ANTIQUITÉ
A Monsieur Egger, membre de l’Institut.
Monsieur et honorable ami,
Parmi les documents que j’ai déjà recueillis pour une Histoire
du papier depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, l’inscription
monumentale, récemment découverte à Athènes, que vous voulez bien me
communiquer, sera l’un des plus précieux, puisqu’à constate le prix que
coûtait, au temps de Périclès, une feuille de papier (χάρτης).
Ce prix de une drachme et deux oboles, qui, d’après vos calculs, équivaudrait
à la somme de 4 fr. 80 c., valeur actuelle, correspond précisément au prix
que vaut aujourd’hui une feuille de peau vélin (4 fr. 50 c. à 5 fr.).
Cette inscription, qui nous donne le compte, gravé sur
marbre, des dépenses de la construction du temple d’Erechthée, pendant la
dixième année, nous apprend de plus que ce compte était écrit en double, sur
des feuilles de papier et sur des planches en bois. D’après le prix fixé pour
les unes et pour les autres, il résulte que la feuille de papier valait alors
un quart de plus qu’une planche ou feuille de bois, puisque chaque planche
coûtait 3 fr. 60 c. et chaque feuille de papier 4 fr. 80 c. Ce rapport, comme
vous le remarquez, serait aujourd’hui inverse ; en effet, une feuille de
papier ne vaudrait maintenant que le vingtième d’une feuille de bois.
Le prix de la feuille de papier étant constaté par cette
inscription, il reste à connaître quelle était la nature de cette feuille, sa
dimension, sa qualité et sa fabrication ; je me bornerai à quelques aperçus,
puisque vous voulez bien appeler mon attention sur ce sujet.
Comme vous, je crois incontestable que le mot χάρτης charta, que porte l’inscription, mot qui paraît
pour la première fois sur un monument d’une époque aussi reculée, et qui se
retrouve aussi dans un fragment de Platon le comique dont les pièces étaient
jouées vers le même temps (430 avant Jésus-Christ[3]), ne saurait
s’appliquer qu’au papier fait avec le papyrus. En effet, l’emploi du papyrus,
pour l’écriture, remonte à la plus haute antiquité dans l’Égypte et même en
Asie et en Europe ; c’est ce que constatent les traditions les plus
anciennes, quand même on n’admettrait pas comme avérés les faits rapportés
par Pline, tels que la lettre écrite sur papyrus par Sarpédon au temps de la
guerre de Troie, dont l’original fut montré en Lycie au consul Mutianus ; la
découverte faite à Rome sur le Janicule, 535 ans après la mort de Numa, de
ses livres écrits sur papier ; l’histoire des livres Sibyllins détruits sous
Tarquin, etc.
L’antique renommée dont jouissaient dans les pays
étrangers les feuilles qui provenaient du papyrus, et qui servaient à écrire
les livres, est attestée par le disciple d’Aristote, Théophraste, qui a
décrit les divers usages de cette plante[4], et par
Dioscoride qui dit également que c’est avec le papyrus, si connu de tous, que
le papier χάρτης
est confectionné[5].
Son usage immémorial en Égypte est constaté par l’inépuisable quantité de
manuscrits en langue démotique et hiératique que recèlent les nombreux
hypogées de la haute et de la basse Égypte[6], et par les
manuscrits grecs qu’on y découvre aussi très fréquemment, et qui, bien que
plus récents, remontent cependant jusqu’à 250 ans avant Jésus-Christ.
Le papyrus, appelé par les Grecs Βίβλος
(biblos), d’où le mot bible (le LIVRE par excellence), fut donc appliqué
de tout temps au papier désigné par le nom de χάρτης,
de même que c’était par les mots διφθέραι
et δέρρεις qu’on
distinguait les peaux d’animaux sur lesquelles, selon Hérodote, Ctésias et
Diodore de Sicile, les Ioniens et les Perses écrivaient dans l’antiquité.
Quand, plus tard, les Ptolémées, maîtres de l’Égypte, interdirent, par une
rivalité de bibliophiles, l’exportation du papyrus, afin d’en priver les rois
de Pergame, dont les bibliothèques menaçaient de surpasser en
richesses celles d’Alexandrie, et qu’Eumène et Attale, forcés de recourir à
l’usage des peaux, en perfectionnèrent la préparation et en transmirent
l’usage aux Romains, les mots pergamenum
et membrana remplacèrent les anciennes
dénominations consacrées aux peaux, tandis que le seul mot χάρτης, charta, resta toujours appliqué à la feuille de
papier, par opposition aux autres mots διφθέραι,
δέρρεις, περγαμηνόν,
Βεμβράνη (membrana), qui de tout temps ont servi à désigner les
feuilles en peau d’animaux.
Athènes, par ses fréquents rapports avec l’Égypte, dut
connaître dès longtemps l’usage du papyrus, et l’employer pour les actes
publics et privés, et pour les écrits de ses historiens, de ses savants et de
ses poètes, préférablement aux écorces d’arbre ou aux copeaux de bois dont se
servaient les peuples moins civilisés, et qu’on n’employait à Athènes que
dans les écoles et pour les écrits de petite dimension ou d’une durée
éphémère[7], de même que les
tessons de poterie servaient aux percepteurs pour y inscrire leurs reçus
d’impositions.
L’inscription ne nous indique pas quelles dimensions
pouvait avoir la feuille de papier dont il s’agit, et je ne trouve aucun
renseignement dans les auteurs grecs sur la dimension des feuilles du papier
fait avec le papyrus ; mais les manuscrits d’Herculanum, et les feuilles que
nous possédons dans nos musées, nous fournissent, en nature, de nombreux
exemples qui la constatent. On a même remarqué que les manuscrits grecs
trouvés à Herculanum n’ont que six à neuf pouces de haut, tandis que les
manuscrits latins ont de neuf pouces à un pied de hauteur, ce qui s’accorde
avec ce que nous dit Pline, qui entre dans de très grands détails sur la
fabrication du papier fait avec la tige du papyrus. Selon lui, les belles sortes de papier n’avaient pas plus de treize
doigts de largeur (environ treize de nos pouces, 36 c. 50 mill.) ; mais leur longueur fut agrandie au temps de Claude, en
sorte que les macrocolles, les
grandes feuilles, avaient jusqu’à une coudée de hauteur (un peu moins d’un pied et
demi, soit 50
centimètres), ce qui répond à peu près aux
dimensions du papier connu aujourd’hui sous le nom de couronne, et dont la
rame (les cinq cents
feuilles), coûte environ cinq francs, en sorte que, de nos jours, une
feuille de papier de dimension égale à celle dont il s’agit coûterait cinq
cents fois moins cher qu’au temps de Périclès.
Jusqu’à l’époque du grand développement de la civilisation
qui fut le résultat du contact de Rome avec la Grèce, le papier se
maintint à un prix élevé ; son exportation, bornée presque entièrement à
Athènes et à ses colonies ioniennes, était presque nulle chez les autres
peuples de la Grèce,
tels que les Spartiates, les Béotiens, les Acarnanes, qui, comme on le sait,
écrivaient et lisaient fort peu. Cependant les Phéniciens, ces inventeurs de
l’Écriture[8],
dont le commerce s’étendait dans le monde entier connu des anciens, devaient,
ainsi que les Tyriens, importer d’Égypte une quantité considérable de papier
à écrire pour les besoins de leur correspondance et de leur comptabilité, et
surtout de cette sorte de papier que Pline désigne sous le nom d’emporetica, destiné à envelopper les
marchandises. La difficulté du transport par terre ne permet pas de supposer
que les Phéniciens et les Tyriens, peuples maritimes, aient jamais fait un
grand emploi du papier qu’on fabriquait aussi à Babylone avec le papyrus qui
crois-sait dans les eaux de l’Euphrate[9]. Le renseignement
que nous a transmis Pline sur ce papier asiatique est jusqu’à présent
le seul que nous ait transmis l’antiquité, et cette fabrication, toute
récente à l’époque où il écrivait, semble avoir été très limitée, puisqu’il
nous dit que les Parthes n’avaient pas renoncé à l’usage de se servir de
leurs vêtements pour y broder ce qu’ils voulaient écrire. Les
fouilles, et les voyages scientifiques faits maintenant dans ces contrées, en
nous faisant mieux connaître l’état de la civilisation asiatique,
confirmeront peut-être, par quelque document nouveau, l’assertion de Pline.
La
difficulté de la fabrication du papier, sa rareté, et le prix élevé qu’il
coûtait, devaient être un grand obstacle aux relations sociales, et nous
expliquent la modération, si rare de nos jours, qu’apportait l’administration
d’Athènes sous Périclès, dans l’emploi du papier, puisqu’on voit réduite à
deux feuilles seulement la comptabilité des dépenses occasionnées par la
construction du temple d’Erechthée dans l’Acropole pendant une prytanie[10].
Cette cherté, principal obstacle à la reproduction des
chefs-d’œuvre littéraires, tels par exemple, que les écrits volumineux
d’Hippocrate, de Platon, d’Aristote, rendait, comme vous le faites observer,
les bibliothèques rares et peu considérables à Athènes, puisque l’acquisition
des livres n’était possible qu’à ceux auxquels la richesse ou la passion
permettait de ne pas calculer la dépense. En effet, on sait que Platon fit
acheter trois traités du pythagoricien Philolaüs cent mines ou 9,000 fr.[11], et qu’Aristote
avait donné, pour un petit nombre de volumes qui avaient appartenu à
Speusippe, disciple de Platon, trois talents (plus de 16,000 fr.)[12].
Aussi l’intérêt que portaient les Athéniens aux livres et
à tout ce qui pouvait contribuer à leur conservation nous est-il attesté par
le témoignage public qu’ils en donnèrent à un certain Philtatius auquel ils
élevèrent une statue pour leur avoir enseigné l’art de l’encollage, soit que
ce Philtatius ne fût qu’un simple relieur, soit plutôt qu’il fût un inventeur
de quelque procédé pour mieux coller le papier[13].
Dans l’origine, le papier de papyrus dut avoir peu de
consistance, et probablement n’était pas collé ou l’était imparfaitement, en
sorte que l’encre pénétrait facilement la feuille. Pline le Jeune s’excuse de
ne point écrire à son ami, attendu que la nature du papier qu’il pourrait se
procurer à la campagne boit tellement que ce qu’il écrirait deviendrait
illisible[14].
Pour remédier à ce grave inconvénient, la préparation du papier reçut
successivement d’importantes améliorations.
L’encollage du papier était et est encore de nos jours une
des opérations les plus importantes de sa fabrication. Il donnait aux fibres
du papyrus une solidité dont est naturellement dépourvu le tissu fort lâche
de ce roseau, et rendait imperméable à l’écriture[15] la réunion des
deux feuilles de papyrus dont la superposition constituait la feuille
de papier.
Cette application sur une feuille de papyrus (où toujours les fibres
perpendiculaires ont le plus de consistance) d’une autre feuille
placée transversalement au sens de la première, produit une telle illusion
que lorsqu’on examine dans les vitrines du Louvre les manuscrits, même les
plus anciens, on croit y reconnaître une chaîne et une trame semblables à
celles que présentent les autres étoffes de lin sur lesquelles les Egyptiens
écrivaient presque aussi fréquemment que sur le papyrus. C’est ce procédé que
Porphyre a si bien résumé par l’expression : έξυφασμένην
πάπυρον είς
Βίβλους[16], du papyrus TISSU
en papier à écrire, ou pour livres.
L’amidon, converti en colle au moyen d’un peu de vinaigre, agglutinait donc,
pour n’en former qu’une seule, ces deux feuilles de papyrus superposées de
manière à imiter un tissu d’étoffe.
Depuis vingt ans seulement, l’ancien procédé des
Egyptiens, le collage végétal, après avoir reçu de grands perfectionnements,
a été remis en pratique comme une invention ; son usage, devenu général, a
remplacé presque entièrement l’encollage à la colle animale, qui date
de l’origine de la fabrication, en Europe, du papier fait à la main avec la
pâte provenant des chiffons[17].
La civilisation, en s’étendant avec les conquêtes de Rome,
devenue lettrée, accrut considérablement en Égypte la culture du papyrus, et
sa transformation en papier en fit un des principaux objets de son commerce
extérieur ; mais, indépendamment de cet avantage, cette plante rendait au
pays de nombreux services. Ses racines, dit Pline, servaient aux habitants,
sois comme bois à brûler, soit pour faire des ustensiles de ménage ; de sa
tige ils formaient des nacelles ; de l’écorce extérieure, des voiles, des
toitures de maison, même des habits, des couvertures et des cordes ; ils
mâchaient le papyrus soit cru, soit bouilli, et en avalaient le jus.
Théophraste dit même qu’on le mangeait cru, bouilli ou grillé[18], ce que confirme
Dioscoride. Son usage comme nourriture paraît même être devenu assez général
pour que les Egyptiens aient été appelés mangeurs de papyrus[19].
Mais comment ce roseau, qui offrait de tels avantages à
l’Égypte, a-t-il disparu complètement de son sol ? Du moins, je n’en ai pu
découvrir une seule tige dans le Delta de l’Égypte, ni sur la branche
de Rosette, ni sur celle de Damiette. C’est seulement en Sicile, à la
fontaine Cyanée, que j’ai vu quelques bouquets de cette belle plante.
Pour preuve de l’extension qu’avait prise la culture du
papyrus et la fabrication du papier en Égypte, je me bornerai à un seul
témoignage, peu connu, je crois : l’historien Vopiscus nous apprend que le
tyran Firmus (ce
riche marchand de Séleucie dont le palais avait ses fenêtres en verre),
se vantait, lors de sa révolte contre Aurélien, 274 ans après Jésus-Christ,
d’avoir tant de papier qu’il pourrait nourrir son armée avec le papyrus et la
colle ou gluten contenus dans ses magasins[20] !
Cette importance de la fabrication du papier de papyrus,
en Égypte, est attestée par d’autres documents. Dans
la riche et opulente ville d’Alexandrie, dit une lettre d’Hadrien
citée par Vopiscus[21], nul ne demeure oisif : les uns soufflent le verre, les
autres confectionnent le papier. Ailleurs, le même historien[22] nous apprend qu’Aurélien imposa aux Égyptiens un tribut perpétuel en papier
et en verre.
Au sujet de cette fabrication du verre et du papier, objets
d’une si grande importance et d’un prix si élevé, dont le commerce
enrichissait l’Égypte, je crois devoir rappeler que l’utilité et l’importance
de ces mêmes objets frappèrent à un tel point l’attention de nos rois qu’ils
crurent devoir anoblir les deux professions de verrier et de papetier, et
que, jusqu’à la fin du siècle dernier, les ouvriers attachés aux verreries et
aux papeteries étaient les seuls qui eussent le droit de porter l’épée et le
titre de gentilshommes papetiers et verriers[23].
Cette intéressante fabrication du papier, dont les
produits se rattachent intimement aux œuvres de l’esprit, à la circulation
des idées, et aux services de l’administration, a toujours été en France
l’objet d’une prédilection toute spéciale. Si quelquefois de timides essais
pour imposer un pro-duit auquel tant de services éminents et tant
d’industries se rattachent, ont été tentés par le fisc, ils ont été aussitôt
abandonnés devant les manifestations de l’opinion publique, à qui cet impôt
est aussi antipathique que l’ont été de tout temps les entraves à la libre circulation
de la voie publique.
Sans le papier, la
civilisation et la mémoire du passé périraient, a dit Pline : Quum chartœ maxime usu humanitas vitæ constet et
memoria[24].
Sous Tibère, le papier était devenu tellement
indispensable aux besoins de la vie, que, la disette s’en étant fait sentir,
les relations sociales furent troublées au point qu’une commission de
sénateurs dut être nommée pour en opérer la répartition[25]. C’est ainsi que
dans notre grande révolution les moulins à papier furent mis en réquisition
pour suffire à d’urgentes nécessités et à la fabrication des assignats. La
présence de soldats même fut jugée nécessaire pour maîtriser l’esprit
indocile des ouvriers papetiers dans la fabrique de Montargis, qui prit alors
une grande extension.
Mais comme il arrive toujours en industrie, surtout
lorsque la matière première peut être obtenue à peu de frais et en abondance,
l’extension du commerce de l’Égypte avec Rome et la grande consommation du
papier durent, en accroissant sa fabrication, diminuer sa valeur. J’en crois
voir la preuve dans les épigrammes de Martial où le prix fixé aux diverses
parties dont l’ensemble compose son recueil, permet, jusqu’à un certain
point, de conjecturer quel était alors à Rome celui du papier. La modicité
des prix indiqués est telle qu’on ne peut supposer que ces livres fussent
écrits sur parchemin. C’était, d’ailleurs, sur papyrus que les Gracques,
Cicéron, Auguste et Virgile écrivaient[26], et très
probablement sur le papier dit cornélien, du nom de l’ami de Virgile,
le poète Cornélius Gallus, protecteur des lettres, qui, lorsqu’il était
gouverneur de l’Égypte, perfectionna tellement la préparation d’une sorte de
papier, que le nom de cornélien lui fut donné pour le distinguer de tous les
autres[27].
Martial nous apprend donc qu’un certain Lupercus, ne
voulant pas acheter son premier livre d’Épigrammes qui venait de
paraître, le lui demande à emprunter, — et Martial, ainsi qu’il est d’usage
en pareille circonstance, le renvoie à son libraire en lui disant :
Il est inutile de donner tant
de peine à votre esclave pour venir chez moi chercher ce petit livre ; la
distance qui nous sépare est grande, et je loge au troisième étage dans une
maison dont les étages sont très hauts. Pourquoi donc chercher si loin ce
qu’on a près de soi ? Vous habitez l’Argilète, et tout près de vous, au Forum
de César[28] est une boutique dont la devanture, toute couverte de
titres de livres, permet de lire, d’un coup d’œil, le nom de tous les poètes.
Demandez-moi donc en vous adressant au libraire Atrectus, et il vous tirera
du premier ou du second casier un Martial, qu’il vous offrira bien poli à la
pierre ponce et coloré en pourpre, au prix de cinq deniers (un peu moins de
cinq francs). — Je ne vaux pas ce prix,
direz-vous ? — Ma foi, vous avez raison, Lupercus. (I, Épigr. 118.)
Une autre épigramme de Martial nous donne également le
prix de l’un de ses autres livres, et nous apprend que la remise en fait de
librairie pouvait être de cent pour cent, comme elle l’est encore de nos
jours pour la musique. II nous dit, au sujet du treizième livre de ses Épigrammes,
qu’il avait intitulé Xenia (cadeaux ou étrennes) :
Ce tout petit livre, qui contient un recueil d’étrennes, te
coûtera quatre pièces, nummi (environ 1 fr.). — Quatre pièces !
c’est trop, diras-tu ? — Deux en effet pourraient suffire, et encore le
libraire Tryphon y aurait un beau bénéfice.
Ce livre ne forme en effet que 14 pages dans l’édition des
Alde, et si l’on déduit la remise de cent pour cent, sa fabrication n’aurait
coûté que 50 centimes. Le prix de un franc fixé pour le public était
donc un peu moins élevé que ne l’était comparativement celui du premier livre
des Épigrammes, dont le prix pour le public était de près de
cinq francs, bien qu’il fût moins gros d’un cinquième (il a 56 pages dans l’édition d’Alde)
; de plus il était poli à la pierre ponce et coloré en pourpre, luxe dont on
ne dit pas que fût pourvu le treizième livre de Martial dans l’exemplaire en
question.
Un
passage curieux d’Isidore[29]
nous apprend que chez les profanes la dimension des livres était déterminée
par la nature même des écrits ; ainsi les lettres et les poésies
s’écrivaient dans un petit format, tandis que le grand format était réservé
aux histoires. Le recueil des poésies de Martial devait donc être écrit dans
un petit format qui n’exigeait que peu de papier, ce qui explique comment il
pouvait être vendu à un prix aussi peu élevé.
Du moment où nous pouvons apprécier ce que coûtait la
fabrication des livres, et quelle était leur dimension, il reste à connaître
quel était le prix payé aux scribes par page ou par cent de vers, afin
de mieux calculer la valeur que pouvait avoir le papier.
S’il n’y a point d’exagération poétique dans ce que nous
dit Martial, les copistes, à Rome, écrivaient avec une telle célérité, que,
pour son second livre qui forme 22 pages dans l’édition d’Aide, et qui
contient plus de cinq cents vers, il ne leur fallait qu’une heure pour les
transcrire. M. Géraud, dans son excellent Essai sur les livres, fait à
ce sujet le calcul suivant :
Admettons que le poète
exagère, et, au lieu d’une heure, mettons quatre heures pour copier les cinq
cent quarante vers qui composent ce second livre ; supposons de plus que,
dans l’atelier du libraire, cinq copistes sous la dictée d’un lecteur soient
occupés à transcrire le second livre de Martial, et qu’ils travaillent huit
heures par jour, ils auront fait dix exemplaires chaque jour, et trois cents
exemplaires en un mois[30]. (p. 204.)
Peut-être pourrez-vous découvrir quelque document qui
éclairera mieux la question importante du prix des livres dans l’antiquité ;
je m’en rapporte à cet égard à votre science et à votre sagacité si
généralement appréciées.
Mais
dans les calculs il faut, pour établir la comparaison avec les prix actuels,
tenir compte de ce que les écrits n’étaient grevés d’aucun droit de propriété
littéraire ; ce droit si légitime, récemment protégé par une forte et
persévérante volonté qui l’a fait introduire dans le droit des nations, est
une invention toute récente. Aucune indication, concernant ce droit, n’a pu
être découverte ni dans la législation grecque ni dans la législation
romaine, ni même dans les écrits des auteurs anciens. Les vers, nous dit Tacite[31],
ne conduisent ni aux honneurs ni à la fortune ;
le seul bien qu’ils procurent est un plaisir fugitif, et des louanges
frivoles et stériles.
C’était donc aux princes, c’était aux grands à rémunérer
les poètes, et si cette dette fut souvent acquittée généreusement par eux,
plus souvent encore le mérite fut méconnu. Il est pénible de voir que pour
obtenir une tunique, puis un manteau, Martial soit obligé de les faire
solliciter par sa muse aussi humblement que le grand Corneille, adressant au
financier Montoron sa supplique, dans la dédicace en tête de Cinna !
Aussi quelquefois les poètes, dans leur indignation contre
leur sort misérable, laissaient échapper de leur cœur indigné, aussi bien
dans l’antiquité que dans les temps modernes, des plaintes énergiques et
généreuses, telles entre autres sont celles de Théocrite dams sa belle idylle
intitulée les Grâces, où, par leur intercession et celle des Muses, ce
grand poète, tout en promettant une gloire immortelle à Hiéron, sollicite un
bienveillant appui de son pouvoir royal.
Quoique vous connaissiez aussi bien que moi, dans
l’original, cette noble supplique, permettez-moi de vous en rappeler quelques
passages que mon père a traduits avec une rigoureuse fidélité, d’autres
diront avec talent :
Les
Poètes sacrés, les filles de Mémoire,
Des
Héros et des Dieux éternisent la gloire.
Nous
chantons sur la terre, ainsi que vous aux cieux,
Nous,
mortels, les mortels ; vous, déesses, les dieux.
Mais
est-il un seul homme éclairé par l’aurore,
Un
seul qui sous son toit daigne accueillir encore,
Que
dis-je ? ne s’empresse à renvoyer, sans don,
Les
Grâces, que je vois dans ma triste maison
Rentrer,
me reprochant leur stérile requête ?
Alors le poète s’écrie :
. .
. . . . . . Ah ! dans ce siècle étrange,
Quel
mortel sait priser les beaux vers, la louange ?
Partout
l’amour du beau cède à l’amour du gain.
Voici la réponse qu’on faisait alors aux auteurs pour
motiver un refus :
. .
. . . . . . Le ciel assiste les poètes !
Qu’ importe des neuf sœurs les
nouveaux interprètes ?
Homère seul suffit, c’est lui qui
chante bien !
C’est le plus grand poète !
il ne demande rien.
Dans son indignation, Théocrite adresse ces reproches
aux avares et aux riches sans générosité :
Insensés
! à quoi bon cet amas d’or ?
Le
sage Sait d’un noble trésor faire un plus digne usage ;
Les
dons qu’il fait aux siens accroissent son bonheur
Il
sait jouir, il sait offrir avec honneur,
Aux
enfants d’Apollon de généreux services.
S’adressant aux âmes nobles, sensibles à l’idée de ne
laisser aucun nom, et mourir tout entiers, il leur dit ce qu’Horace
répétera plus tard en vers dignes de Théocrite :
Vous,
honorez surtout, honorez les poètes ;
Eux
seuls feront au Styx révérer votre nom :
Ou
sans gloire, inconnus sur le triste Acheron,
Vous
irez tous gémir, comme ce mercenaire,
Pleurant
sa pauvreté fatale, héréditaire,
Et
regardant ses mains que durcit en tout temps
Le
bois dur et noueux de ses hoyaux pesants.
En
vain d’Antiochus le luxe asiatique,
Et
du prince Alevas le palais magnifique,
Nourrissaient
chaque mois des esclaves nombreux ;
En
vain Scopas a pu, sans fin, voir sous ses yeux
Ses
troupeaux mugissants retourner aux étables ;
En
vain près de Cranon des brebis innombrables
Couvraient
de Créondas les champs hospitaliers ;
Tous
à leurs successeurs laissant leurs biens entiers,
Pouvaient-ils
en jouir, quand la barque fatale
Les
portait tour à tour à la rive infernale ?
Dans
la foule des morts sans gloire enseveli,
Chacun
d’eux eût compté de longs siècles d’oubli,
Si
le chantre de Cos, dans un divin délire,
N’avait
su, variant les cordes de sa lyre,
Les
élever au rang des mortels illustrés ;
De
leurs coursiers, vainqueurs dans les combats sacrés,
Le
nom même fameux vivra dans la mémoire.
Des
chefs des Lyciens, qui connaîtrait la gloire ?
Les
fils d’Hécube, au front de longs cheveux orné ?
Qui
connaîtrait Cycnus au teint efféminé,
Si la Muse, honorant les héros du
vieil âge,
Dans
des vers immortels n’eût chanté leur courage.
Ulysse,
qui dix ans erra dans l’univers,
Qui,
descendu vivant dans le fond des enfers,
Sut
fuir l’antre sanglant de l’affreux Polyphème,
D’une
gloire éternelle eût-il joui lui-même ?
Ah !
le pasteur Eumée, avec Philétius,
Et
Laërte au grand cœur seraient tous inconnus,
Si
le chantre divin des rives d’Ionie,
N’eût
prodigué pour eux sa pompeuse harmonie.
Oui,
les fils d’Apollon, seuls, honorant les morts,
Dont,
l’avide héritier consume les trésors,
Savent
les rappeler des gouffres du Tartare.
Mais
que dis-je ? Vouloir attendrir un avare,
C’est
espérer blanchir l’ardoise au fond des eaux,
C’est
prétendre compter le nombre de ces flots
Qui,
poussés par les vents, se brisent sur le sable.
Ah !
qu’il couve son or ! puisse le misérable,
De
ses immenses biens se gorgeant à loisir,
Voir
sa richesse même accroître son désir !
A
ses coursiers nombreux, à ses chars magnifiques,
Je
préfère et l’estime et la faveur publiques.
Mais
quel homme à vos chants trouvera des douceurs,
Muses,
où le chercher ? Oh ! combien, doctes sœurs,
Le
chemin du poète est rude, impraticable !....
Le poète, après avoir prédit et célébré la gloire
d’Hiéron, termine ainsi noblement sa requête en s’adressant aux Grâces :
Oui,
si quelqu’un m’invite et sait m’apprécier,
Sa
maison des neuf sœurs sera le docte asile !
Mais
il faut qu’on m’appelle, ou je reste immobile !
Ne
me quittez jamais, Grâces, aimables sœurs !
Sans
vous, quels biens à l’homme offriraient des douceurs ?
La fable de Simonide, préservé par les dieux, nous fournit
la preuve que l’ingratitude du métier d’auteur remonte à une haute antiquité,
et qu’aux dieux était laissé le soin de rémunérer les disciples des Muses.
Toutefois, il ne serait pas impossible que des écrivains
de grand renom tels qu’Horace et Virgile aient reçu quelque rétribution des
libraires pour leurs poésies, dont le débit était rapide et considérable, et
qui bientôt passèrent au rang de livres classiques, comme le prouvent ces
vers de Juvénal. où il les représente usés et effacés sous les doigts des
écoliers et tout noircis par la fumée de leurs lampes :
. .
. . . . . . Quum totus decolor esset
Flaccus,
et hæreret nigro fuligo Maroni.
Mais si aucune loi ne parait s’être opposée à la libre
reproduction des écrits par les scribes et les libraires, du moins l’avantage
d’être le premier à les publier devait être fort recherché des éditeurs, et
cette préférence a pu être acquise par quelque rémunération pécuniaire. Il
est présumable que les frères Sosie, ces grands libraires, qui faisaient
aussi le commerce d’exportation, avaient obtenu d’Horace la préférence pour
la publication de ses œuvres, dont ils auraient eu l’honneur d’être les
premiers éditeurs ; c’est du moins d’eux seuls que parle Horace en deux
endroits de ses écrits.
J’appelle donc, Monsieur et ami, toute votre attention sur
cette question dont je sais que vous vous occupez.
Mais, pour revenir à ce qui concerne le papier, une preuve
évidente de son usage général et toujours croissant résulte de cette longue
énumération des dons de tout genre que fit Constantin le Grand à la basilique
de Saint-Pierre et à celle de Saint-Paul, où l’on voit figurer le papier de
papyrus dans une proportion très notable, tandis qu’il n’est fait aucune
mention de dons semblables soit en vélin, soit en parchemin. C’est par mains,
et si je ne me trompe, c’est même aussi par rames que chacune de ces
offrandes en papier figure dans l’état dressé par Anastase le Bibliothécaire
; état curieux par le nombre et la variété des dons qui y sont énumérés[32]. On y voit aussi
que la main de papier, scapus, qui du
temps de Pline était de vingt feuilles, n’était plus, 326 ans après
Jésus-Christ, que de dix feuilles, ainsi que l’indique le mot cartadecadas, répété cinq fois dans cet
inventaire[33].
Quant au mot racana,
indiquant la réunion d’un certain nombre de feuilles de papier, j’y crois
voir l’origine du mot rame de papier. Mais de combien de feuilles se
composait alors le paquet nommé racana,
c’est ce que j’ignore. Dans cet inventaire, on voit cependant que les racanœ étaient formées soit de cinq cents, soit
de mille feuilles, et c’est aussi de cinq cents feuilles que sont composées
nos rames ; il n’y a d’exception que pour ce papier si fin et si léger,
fabriqué dans l’Auvergne et connu sous le nom de papier serpente[34] dont les rames
sont composées de mille feuilles.
La fabrication et l’exportation d’Égypte du papier de
papyrus se soutint jusqu’à l’introduction par les Arabes du papier de coton,
fabriqué d’abord à Damas, ainsi que l’indique son nom de charta Damascena, bambacina ou bombycina et cuttanea.
Alors s’établit une lutte entre le papier fabriqué avec le coton et le papier
fait avec le papyrus ; cette lutte cessa par l’anéantissement de l’un et de
l’autre lorsqu’au XIIe
siècle[35] on découvrit le
moyen de fabriquer le papier avec les rebuts de chanvre et de lin broyés et
réduits en pâte. Le prix de ce nouveau papier si supérieur aux précédents fut
d’abord très élevé, puisque nous voyons les premières impressions (de 1457 à 1470)
exécutées plutôt sur vélin que sur papier. Mais bientôt le papier, par son
abondance et par la modicité de son prix, l’emporta définitivement sur le
vélin qui tomba de plus en plus en désuétude.
Quelque considérable qu’ait pu être la fabrication du
papier, soit en papyrus, soit en coton, elle était presque nulle si on la
compare à la grande production du papier fait au XIIe siècle avec des chiffons réduits en
pâte, et fabriqué, feuille à feuille, par la main de l’ouvrier, production
qui fut à son tour dépassée au commencement de ce siècle dans une proportion
non moindre, quand la main de l’homme céda son pénible labeur à ces
merveilleuses et infatigables machines qui fabriquent le papier d’une
longueur indéterminée, avec une rapidité telle, qu’au moyen des seules
machines de nos papeteries de Sorel et du Mesnil, nous pourrions facilement,
en moins d’une année, envelopper d’une feuille de papier de près de deux
mètres de large la circonférence du globe.
Jusqu’à présent les chiffons de chanvre et de coton ont
suffi aux besoins actuels de notre civilisation[36], mais comme
chaque année la consommation s’accroît, il est presque certain que lorsque
l’instruction publique se sera plus généralement répandue, la rareté du
chiffon deviendra telle qu’on devra de nouveau recourir au bois, sur lequel
on écrivait au temps de Périclès aussi bien que sur le papier, et avec plus
d’économie, ainsi que l’atteste l’inscription que vous m’avez signalée, et ce
que confirme le curieux passage qu’on lit dans les Caractères de
Théophraste :
Celui-là est d’une avarice
sordide qui, lorsqu’il a remporté le prix de la tragédie, consacre à Bacchus
un ruban de bois sur lequel est inscrit le nom du dieu.
Mais ce ne sera qu’après avoir fait subir au bois une
transformation complète, au moyen des progrès de la chimie et de la
mécanique, qu’on verra reparaître, sous la forme d’une très solide feuille de
papier, les tablettes en bois employées dans l’antiquité en guise de papier[37].
Aujourd’hui je lis dans les journaux qu’en Écosse (à Glasgow), un
marbrier vient de trouver le moyen de faire du papier avec de la pierre !
Ainsi donc le marbre des inscriptions se transformerait aussi en papier ! Je
sais que notre siècle est celui des métamorphoses, mais celle-ci me semble un
peu fabuleuse. Attendons toutefois ; à voir chaque jour tant de merveilles
s’opérer sous nos yeux, il est permis d’être crédule.
Je clos ici ma réponse déjà trop étendue ; je craindrais
de fatiguer plus longtemps et la patience du lecteur et la vôtre.
Veuillez donc, Monsieur et ami, agréer l’assurance de mon
dévouement, et à vous et à tout ce qui concerne l’art que j’exerce.
AMBROISE-FIRMIN DIDOT.
Paris, 7 septembre 1856.
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