NAPOLÉON III

Enfance - Jeunesse

 

LIVRE SEPTIÈME. — TROISIÈME SÉJOUR À LONDRES - LA PRÉSIDENCE.

 

 

C'est encore à l'Angleterre que l'évadé de Ham devait demander l'hospitalité. La vie a de ces ironies.

Son premier soin est d'écrire à son père, pour lui annoncer son évasion de Ham, en même temps que son espoir de pouvoir bientôt l'aller rejoindre à Florence :

Londres, le 27 mai 1846[1].

Mon cher père,

Le désir de pouvoir vous revoir m'a fait tenter ce que je n'aurais jamais fais sans cela. J'ai trompé la surveillance de 400 hommes et je suis arrivé sain et sauf à Londres. Là, j'ai des amis puissants. Je vais les employer pour tâcher de pouvoir aller près de vous. Faites, je vous prie, mon cher père, tout ce que vous pourrez pour que je puisse bientôt vous rejoindre.

Recevez, mon cher père, l'assurance de mon sincère attachement.

NAPOLÉON-LOUIS B.

Mon adresse est : Comte d'Arnenberg-Brunswick, hôtel Jermyn street, London.

 

En même temps, il écrivait au comte de Saint-Aulaire, ambassadeur de Louis-Philippe auprès de la cour de Saint-James :

Monsieur,

Je considère comme un devoir de vous informer de mon évasion du fort de Ham et de mon arrivée sur le sol hospitalier de l'Angleterre. J'ai supporté six ans de captivité sans me plaindre, parce que je voulais prouver, par ma résignation, que j'étais digne d'un meilleur sort. Mais mon père, âgé et infirme, ayant désiré me revoir encore sur cette terre, j'ai demandé au gouvernement français la permission d'aller à Florence, l'assurant de mes intentions pacifiques, et lui offrant toutes les garanties que l'honneur me permettait de donner. Le gouvernement a été inexorable. Je suis parti. Aujourd'hui que je suis libre, je viens, monsieur, vous donner l'assurance formelle que si j'ai quitté ma prison, ce n'est point pour m'occuper de politique ni pour tenter de troubler le repos dont jouit l'Europe, mais uniquement pour remplir un devoir sacré.

 

Quatre jours après, il avise Mme Cornu :

Londres, 31 mai 1846.

Ma chère Hortense,

Vous avez dû être très étonnée de la détermination subite que j'ai prise. C'était, à mon avis, la meilleure manière d'en finir. Heureusement que tout a réussi comme je le désirais.

Je pourrai, je l'espère, bientôt aller rejoindre mon père à Florence. Mais ce qui m'afflige, c'est de ne pas avoir terminé mon premier volume. Ici, certainement, à la bibliothèque, je puis le terminer plus facilement qu'à Ham ; mais si je vais à Florence, ce sera un long retard. D'ailleurs, ainsi que je vous l'ai dit, j'ai un œil qui ne voit plus bien. L'oculiste m'a dit d'y mettre des sangsues ; cela m'ennuie beaucoup.

Je voudrais donc que Dumaine publiât, comme une première partie, tout ce qu'il y a aujourd'hui de copié, ce qui finit à Louis XIV.

J'espère, ma chère Hortense, que malgré mon éloignement et mon départ, qui peut-être n'était pas dans vos idées, vous voudrez bien me continuer vos soins pour mon ouvrage, et me continuer une amitié à laquelle j'attache tant de prix.

Je ne sais vraiment pas où vous pourrez m'envoyer les premières épreuves : car ici, je crois, rien ne peut arriver sous bande et sans payer énormément. J'irai m'en informer.

Quant aux détails sur mon voyage, comme les journaux en ont parlé, je crois peu intéressant de vous en écrire. Seulement, j'avais si bien pris mes mesures, que, huit heures après avoir quitté Ham, j'étais en Belgique, et douze heures après, j'étais en Angleterre. Cela me paraissait un rêve.

Il me tarde bien d'avoir des nouvelles de ce bon Conneau. Il était plus mort que vif, le matin de mon départ, non à cause de lui, mais à cause de moi. J'espère bien qu'on ne sera pas trop sévère envers lui. Donnez-moi de vos nouvelles.

 

Suivent trois lettres à M. Vieillard.

Londres, 1er juin 1846.

Ici, j'ai été très bien reçu. Il faut vraiment rendre justice aux Anglais ; ils ont beaucoup d'indépendance dans le caractère. Hier, j'ai été dîner sur les bords de la Tamise, dans la plus délicieuse villa, et lorsque je me rappelais qu'il y a huit jours, je méditais avec Conneau, sur le haut du rempart, de mou évasion, je crois rêver.

 

Londres, 6 juin 1846.

L'agitation me fait du bien. Mais je ne suis pas encore revenu de la crainte que j'avais de ne pas réussir. Quand je me rappelle que j'étais toisé des pieds à la tête par le gardien, les soldats et les ouvriers, je frémis à la pensée d'un troisième échec. Aussi, voyez-vous, mon cher monsieur Vieillard, on devient superstitieux quand on a éprouvé d'aussi fortes émotions, et quand, à une demi-lieue de Ham, je me trouvai sur la route en attendant Charles, en face de la croix du cimetière, je tombai à genoux devant la croix et je remerciai Dieu de ma délivrance.

Ah ! n'en riez pas ! Il y a des instincts plus forts que tous les raisonnements philosophiques ; mais Dieu me garde de les ressentir jamais dans des circonstances semblables.

 

Londres, 26 juillet 1845.

... Dès que le volume sera imprimé, vous m'en enverrez quelques exemplaires.

Je suis peu en train de continuer ; mais si je passe l'hiver ici, je m'y remettrai.

J'ai vu Rachel et j'en ai été enchanté. C'est la première fois que j'entends la tragédie française...

 

Cependant les démarches du prince Louis n'aboutissaient pas. Lorsqu'il s'était présenté à l'ambassadeur d'Autriche, à Londres, qui était en même temps chargé d'affaires de la Toscane, celui-ci lui avait répondu par un refus formel : Vous n'êtes ni sujet autrichien, ni sujet toscan ; vous nous êtes étranger, ou plutôt suspect, comme ancien carbonaro ; ce n'est pas à nous que votre requête doit s'adresser. Et l'ambassadeur était dans le vrai. La famille Bonaparte s'adressa alors directement au grand-duc, ne doutant pas que Léopold ne s'empressât d'accorder l'autorisation. Vivement sollicité, le grand-duc se montra inébranlable.

Ce dernier coup acheva le roi Louis, qui mourut le 25 septembre 1846, à la suite d'une congestion cérébrale.

Le comte de Saint-Leu laissait un testament qui fut ouvert le lendemain de sa mort. Dans cet acte suprême, daté du 1er décembre 1845, l'ancien roi de Hollande exprimait le désir que ses dépouilles mortelles fussent transportées à Saint-Leu, près Paris, pour être réunies à celles de son père, Charles Bonaparte, à celles de son fils aîné, mort en Hollande en 1807, et de son second fils, Napoléon-Louis, mort en Italie en 1831, comme nous l'avons dit en commençant. Ce désir du comte de Saint-Leu ne put être accompli qu'au mois de septembre 1847. Il avait affecté une somme de soixante mille francs à l'érection d'un tombeau qui devait être commun à tous les siens.

Par ce même acte, le prince léguait à la ville d'Amsterdam tous les biens qu'il pouvait avoir en Hollande, en manifestant le vœu que le revenu de ces biens fût employé à soulager les victimes des inondations annuelles. Plusieurs membres de sa famille, entre autres le roi Jérôme Bonaparte, son frère, ses trois enfants, le prince Louis, fils de Lucien, prince, de Canino, ne reçurent pas moins de deux cent mille francs chacun. Le testament du père de Louis-Napoléon se terminait par ces mots :

Je laisse tous mes autres biens, mon palais de Florence, mon grand domaine de Civita-Nova, etc., etc., tous mes biens meubles et immeubles, actions et créances, enfin tout ce qui, à l'époque de mon décès, constituera mon héritage, à mon héritier universel, Louis-Napoléon, seul fils qui me reste, et auquel fils et héritier je laisse, comme témoignage de ma tendresse, ma Dunkerque, placée dans ma bibliothèque, avec toutes les décorations d'ordres étrangers et tous les souvenirs qu'elle contient ; et, comme témoignage encore plus particulier d'affection, je lui laisse tous les objets qui ont appartenu à mon frère l'empereur Napoléon, lesquels sont renfermés dans le petit meuble consacré à cet effet.

 

Le prince conçut un gros chagrin de cette perte. Nous avons dit qu'il aimait son père. Mais bientôt, une entreprise d'une nature nouvelle devait l'en distraire.

Un faiseur d'affaires travaillait depuis de longues années à un projet consistant à construire un canal de communication entre l'Océan Atlantique et le Pacifique, et cherchait un nom à inscrire en tête de l'entreprise. Il jeta les yeux sur le prince, et dès 1844, des pourparlers s'établirent, M. Castellan, agent des Etats de Guatemala, San-Salvator et Honduras, ayant obtenu du ministre l'autorisation de voir le prisonnier à Ham. Le prince avait accepté en principe. Le 8 janvier 1846, les conditions stipulées, l'affaire fut, comme on dit vulgairement, lancée. Elle échoua devant l'indifférence générale. Alors, avec cette souplesse d'esprit qui le caractérise, il abandonna les affaires pour revenir à son but, et fit paraître Le Prisonnier de Ham.

Voici à quelle occasion :

Dans son Histoire de l'Europe depuis l'avènement de Louis-Philippe, M. Capefigue avait dit : On se rappelle qu'après l'arrestation des conjurés de Strasbourg, une décision souveraine avait été prise à l'égard de Louis Bonaparte, qui consentait à un exil aux Etats-Unis, en échange d'un jugement et d'une longue captivité... Il donnait sa parole de ne pas rompre son ban.

Le 10 novembre, la rectification ci-dessous lui fut adressée :

Londres, le 10 novembre 1846.

Monsieur,

La grave accusation formulée contre moi dans le deuxième volume de l'Histoire de l'Empire me force à m'adresser à vous pour réfuter une calomnie déjà vieille, que je ne m'attendais pas à voir remettre en lumière par l'historien de Charlemagne à qui je devais le souvenir de quelques mots flatteurs.

Vous croyez que, lorsqu'en 1836, je fus expulsé de France, malgré mes protestations, j'ai donné ma parole de rester perpétuellement exilé en Amérique, et que cette parole a été violée par mon retour en Europe. Je renouvelle ici le démenti formel que j'ai si souvent donné à cette fausse allégation.

En 1836, le gouvernement français n'a pas même cherché à prendre ses sûretés avec moi, parce qu'il savait trop bien que je préférais de beaucoup un jugement solennel à une mise en liberté. Il n'a donc rien exigé de moi, parce qu'il ne pouvait le faire, et je n'ai rien promis, parce que je n'ai rien demandé.

En 1840, veuillez vous en souvenir, M. Pranck-Carré, remplissant les fonctions de procureur général près la Cour de Paris, fut forcé de déclarer lui-même que j'avais été mis en liberté sans conditions. Vous trouverez ces propres paroles dans le Moniteur. Vous vous en rapporterez, je l'espère, à un homme qui s'exprimait ainsi en lisant mon acte d'accusation. Je pus donc avec une conscience très libre repartir pour l'Europe en 1837, et y venir fermer les yeux de ma mère.

Si la préoccupation de ce pieux devoir m'avait fait oublier une promesse jurée, le gouvernement français n'aurait pas eu besoin, après la mort de ma mère, de réunir un corps d'armée sur la frontière de Suisse, pour décider mon expulsion ; il n'aurait eu besoin que de me rappeler ma parole. Si, d'ailleurs, j'y avais manqué une première fois, on ne me l'eût pas demandée une seconde, comme on l'a fait pendant mon séjour à Ham, lorsqu'on discutait les conditions de mon élargissement. Si je m'étais fait, comme vous semblez le croire, un jeu de ma parole, j'aurais souscrit à cette exigence, tandis que j'ai mieux aimé rester six ans captif et courir les risques d'une évasion, que de me soumettre à des conditions que mon honneur repoussait.

Permis à vous, monsieur, de blâmer ma conduite politique, de torturer mes actes et de fausser mes intentions ; je ne m'en plaindrai pas, vous usez de votre droit de juge ; mais je ne permettrai jamais à personne d'attaquer ma loyauté, que j'ai su, grâce à Dieu, garder intacte au milieu de tant de cruelles épreuves.

J'attends avec confiance, monsieur, que vous donniez à cette lettre une aussi grande publicité qu'à vos propres écrits.

Recevez l'assurance de ma considération distinguée.

NAPOLÉON-LOUIS.

 

La lettre ne suffisait pas. Après avoir rétorqué M. Capefigue, il fallait se venger de Louis-Philippe, qui en avait peut-être été le secret inspirateur. C'est alors que le prince écrivit Le Prisonnier de Ham, uniquement pour avoir la malicieuse occasion de publier les trois lettres suivantes, adressées à la reine Hortense :

Madame,

La gracieuse bienveillance que Votre Majesté m'a témoignée me donne l'espoir que vos bons offices obtiendront de l'Empereur une décision qui est devenue si urgente et si nécessaire dans la cruelle position où je me trouve. Je craindrais de fatiguer Sa Majesté l'Empereur par le détail des raisons qui me paraissent de nature à pouvoir influencer sa magnanimité. Je me plais à croire que votre bonté y suppléera, et que vous voudrez bien rendre justice à la gratitude de celle qui est, madame, votre obéissante servante.

LOUISE-MARIE-ADÉLAÏDE DE BOURBON,

Douairière d'Orléans.

28 mars 1815.

 

Madame,

L'intérêt dont Votre Majesté a bien voulu me réitérer le témoignage dans son aimable lettre du 29 mars, me confirme l'espoir que l'Empereur adoucira bientôt ma si cruelle position. Le ministre des finances l'ayant mise sous ses yeux, il sera bien consolant pour moi de devoir à la générosité de l'Empereur et à votre obligeante entremise, d'obtenir ce que ma position, dont je ne pourrais jamais vous exprimer assez la gêne, sollicite si instamment.

Agréez encore une fois, Madame, l'expression des sentiments qu'offre à Votre Majesté sa servante

LOUISE-MARIE-ADÉLAÏDE DE BOURBON-PENTHIÈVRE,

D. D. d'Orléans.

Ce 2 avril 1815.

 

Madame,

Je suis vraiment peinée que le mauvais état de ma santé me mette dans l'impuissance d'exprimer à Votre Majesté, comme je le voudrais, les profonds sentiments que m'inspire l'intérêt dont vous avez entouré ma position. Elle est toujours pénible ; ma jambe n'est encore susceptible d'aucun mouvement. Je ne veux cependant pas différer d'exprimer à Votre Majesté et à Sa Majesté l'Empereur, près de qui j'ose vous prier d'être mon interprète, tous les sentiments de gratitude que conserve, Madame, votre servante

LOUISE-MARIE-ADÉLAÏDE DE BOURBON-PENTHIÈVRE,

Douairière d'Orléans.

19 avril 1815.

 

La publication de ces lettres, il faut l'avouer, était de bonne guerre. Elles n'eurent pas grande influence sur les rapports tendus entre Bonaparte, et Bourbon, mais elles servirent, comme elles serviront encore aujourd'hui, à édifier l'opinion sur la respectabilité des princes. Bourbon mendiant auprès de Bonaparte, et, plus tard, Bonaparte auprès de Bourbon, quel exemple des vicissitudes royales, et que de gaieté en résulterait si le pays n'avait pas payé les frais, et si le spectre du duc d'Enghien ne venait pas attrister la comédie.

Ici prend place une lettre adressée par le prince Louis à M. Vieillard, lettre en possession de l'Impératrice Eugénie.

C'est le portrait du prince Napoléon par le prince Louis. Que de fois l'ex-impératrice a dû caresser l'envie de s'en servir.

Londres, 10 novembre 1846.

Je suis bien aise que vous ayez fait faire à M. Chabrier la connaissance de mon cousin, et je serais content de savoir ce que vous pensez de son caractère. Car au fond, ce que je reproche le plus à Nap. — si toutefois on peut reprocher à un homme ses défauts de nature —, c'est d'avoir un caractère indéchiffrable. Il y a des personnes qu'on comprend, qu'on connaît au premier abord. Sympathie ou antipathie, vous savez tout de suite à quoi vous en tenir. Mais Nap. est tantôt franc, loyal, ouvert, tantôt dissimulé et contraint. Tantôt, son cœur semble parler gloire, souffrir, palpiter avec vous pour tout ce qu'il y a de grand et de généreux ; tantôt, il n'exprime que sécheresse, rouerie et néant. Que croire ? Je crois toujours le bien, tant que je n'ai pas de preuves réelles du contraire, et tout en étant sur mes gardes, je ne comprime aucune de mes inspirations de tendresse et d'amitié. Aussi ne puis-je que vous remercier de ne pas l'abandonner.

 

Le 15 février, il écrit à M. Vieillard :

... Je suis installé depuis quinze jours dans ma nouvelle maison et je jouis pour la première fois, depuis sept ans, d'être chez moi[2]. J'y rassemble tous mes livres, tous mes albums et portraits de famille... enfin, tous les objets précieux qui ont échappé au naufrage. Ce bon (illisible) m'a envoyé le portrait de l'Empereur par Paul Delaroche, qui est bien beau.

Ce généreux cadeau m'a fait grand plaisir et forme le plus bel ornement de mon salon.

 

On s'est souvent demandé avec quels moyens le prince faisait alors face à ses dépenses. Nous devons à M. B. Jerrold des détails sur la question. La fortune dont le prince Louis disposait à la mort de son père, bien que loin de valoir celle dont il jouit à la mort de sa mère était encore respectable, comme le prouvent ses transactions avec les Rothschild, les Lafitte et les Baring. S'il lui arriva de faire des emprunts, ce fut pour ses projets politiques ou ses amis, jamais pour ses besoins personnels. Nous le voyons en relations d'affaires avec les frères Baring, chez lesquels son compte varie de six à sept mille livres ; avec M. Farquhar, banquier, pour une somme de cent cinquante mille livres. En 1847, le propriétaire de Crockford est contraint de lui restituer deux mille livres. Quelques mois après, le marquis de Pallavicino lui envoie douze mille livres contre hypothèques sur ses terres de Civita-Nova[3], ainsi qu'il appert de la lettre suivante :

Gênes, 16 novembre 1850.

Monsieur,

Dans le mois de juillet dernier, je reçus une lettre dans laquelle vous m'exprimiez le désir de M. le prince Louis Bonaparte de me rembourser, à Paris, la somme de 60.000 écus romains, soit 324.000 francs, du prêt que je lui fis dans l'année 1848, avec hypothèque sur les domaines du prince, situés dans les États-Romains, près de Civita-Nova. Me trouvant en Toscane à cette époque, j'écrivis à mon homme d'affaires à Gênes, M. Avado, de vous répondre en mon nom, pour vous prier d'interpeller le prince s'il aurait consenti à garder la somme totale jusqu'au 15 janvier 1851, afin que je pus, dans cet espace de temps, trouver un placement convenable.

Vous lui répondîtes que le prince y adhérait et que c'était chose convenue.

Le terme de ce remboursement approchant, je viens vous demander : 1° que vous ayez la bonté de m'envoyer une formule de la procuration de quittance que je devrai envoyer à Paris pour ce remboursement, ainsi que de m'écrire si cette procuration doit être faite devant notaire ou le consul français ; 2° si c'est dans l'intention du prince de payer le semestre des intérêts qui sera échu le 15 janvier prochain à. Gênes ou à Paris, et, dans ce dernier cas, d'en faire mention dans la quittance sus-énoncée.

E.-L. PALLAVICINO.

 

A peu près à la même époque, nous constatons qu'un nommé Rappallo, de connivence avec MM. Orsi et Armani, mettait dix mille livres à sa disposition.

Nous avons dit que le prince empruntait pour ses partisans. La liste en augmentait tous les jours. Des secours lui sont demandés de Suisse, de Pologne, de France. Quand le docteur Conneau arrivera à Londres après l'emprisonnement subi pour avoir aidé le prince à s'évader, ce dernier devra l'établir, acheter un cabinet de médecin du prix de 900 livres. Ajoutons que le prince se laissait volontiers duper et que sans M. Bure, son frère de lait, chargé de veiller sur ses intérêts pendant sa captivité de Ham, il y avait des chances pour que personne ne retrouvât pas grand'chose.

Un jour qu'il était allé voir sa cousine, lady Douglas, fille de la grande-duchesse Stéphanie de Bade :

— Maintenant que vous êtes libre, s'écria la princesse, vous résignerez-vous au repos ? Renoncez donc à ces illusions qui vous ont coûté si cher, et dont les cruelles déceptions ont été si vivement ressenties de tous ceux qui vous aiment ?

— Ma cousine, répondit-il, je ne m'appartiens pas. J'appartiens à mon nom et à mon pays. Parce que la fortune m'a trahi deux fois, ma destinée ne s'en accomplira que plus sûrement. J'attends.

Il ne devait pas attendre longtemps.

La Révolution de Février a lieu.

Tandis que le roi Louis-Philippe et sa famille prenaient le chemin de l'Angleterre, le prince Louis accourait à Paris. Il n'avait pas de temps à perdre, ayant appris que le fils de Jérôme, le prince Napoléon, entré en pourparlers avec quelques députés de la gauche, s'apprêtait à poser sa candidature républicaine. Il descend rue du Sentier, chez M. Vieillard, et charge M. de Persigny de porter cette lettre au Gouvernement provisoire :

Messieurs,

Le peuple de Paris ayant détruit, par son héroïsme, les derniers vestiges de l'invasion étrangère, j'accours de l'exil pour me ranger sous le drapeau de la République qu'on vient de proclamer.

Sans autre ambition que celle de servir mon pays, je viens annoncer mon arrivée aux membres du Gouvernement provisoire, et les assurer de mon dévouement à la cause qu'ils représentent, comme de ma sympathie pour leurs personnes.

Agréez, Messieurs, l'assurance de mes sentiments,

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Il était minuit et demi quand M. de Persigny se chargea de la commission. Le Gouvernement provisoire apprit la nouvelle du retour du neveu de l'Empereur avec si peu de satisfaction, que ce dernier reprenait le soir même le train pour Boulogne, après avoir envoyé cette seconde missive :

Messieurs,

Après trente-trois années d'exil et de persécution, je croyais avoir acquis le droit de retrouver un foyer sur le sol de la patrie.

Vous pensez que ma présence à Paris est actuellement un sujet d'embarras ; je m'éloigne donc momentanément.

Vous verrez dans ce sacrifice la pureté de mes intentions et de mon patriotisme.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

La droite de l'Assemblée, comme l'a très justement fait observer M. H. Martin, ne voyait alors de péril que dans les ateliers nationaux et dans le socialisme. Là, n'était point pourtant la cause principale des troubles qui inquiétaient en ce moment Paris. Des rassemblements nombreux se formaient chaque jour sur divers points de la capitale, surtout aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Ces mouvements n'avaient rien de spontané : mais le parti bonapartiste y jouait le principal rôle. Un certain nombre de réélections allaient se faire à Paris et dans les départements pour remplacer les députés qui avaient été l'objet d'élections multiples. Des agents actifs et zélés circulaient à travers les groupes en représentant qu'il fallait nommer Napoléon-Louis Bonaparte, un ami du peuple, l'auteur de l'Extinction du Paupérisme, qu'il fallait l'envoyer à la Chambre ou même le faire chef du gouvernement. Il s'était formé, avec une extrême rapidité, une faction d'hommes hardis et besogneux, de déclassés qui ne se sentaient point d'avenir avec la République, et qui rêvaient la fortune sous un nouvel Empire ; ils employaient tous les moyens, journaux, brochures, lithographies et médailles à l'effigie du prétendant de Strasbourg et de Boulogne ; ils mettaient en ayant les vieux soldats et les vieux uniformes de la grande armée, débris toujours aimés et respectés du peuple ; ils payaient les chanteurs des rues pour faire retentir partout des refrains napoléoniens. Leurs propos trouvaient accueil chez un bon nombre d'ouvriers et de petits bourgeois ; le nouveau Napoléon républicain et socialiste qu'ils annonçaient se mêlait bizarrement dans les imaginations avec le Napoléon de la colonne et des chansons de Béranger.

Et pourtant, aux premières élections, le prince Louis ne fut pas nommé. Il ne s'était présenté nulle part et se réservait. Une lettre donne l'explication de son immobilité apparente.

Londres, 11 mai 1848.

Mon cher monsieur Vieillard,

Je n'ai pas encore répondu à la lettre que vous m'avez adressée de Saint-Lô, parce que j'attends votre retour à Paris et l'occasion de vous expliquer ma conduite.

Je n'ai pas voulu me présenter comme candidat aux élections, parce que je suis convaincu que ma position à l'Assemblée eût été extrêmement embarrassante. Mon nom, mes antécédents ont fait de moi, bon gré mal gré, non un chef de parti, mais un homme sur lequel s'attachent les regards de tous les mécontents. Tant que la société française ne sera pas rassise, tant que la Constitution ne sera pas fixée, je sens que ma position en France sera très difficile, très ennuyeuse et même très dangereuse pour moi.

J'ai donc pris la résolution de me tenir à l'écart et de résister à toutes les séductions que peut avoir pour moi le séjour de mon pays.

Si la France avait besoin de moi, si mon rôle était tout tracé, si enfin je pouvais croire être utile à mon pays, je n'hésiterais pas à passer sur toutes ces questions secondaires pour remplir un devoir ; mais, dans les circonstances actuelles, je ne puis être bon à rien : je ne serais, tout au plus, qu'un embarras.

D'un autre côté, j'ai des intérêts personnels graves à surveiller en Angleterre ; j'attendrai donc encore quelques mois ici que les affaires prennent en France une tournure plus calme et plus dessinée.

J'ignore si vous blâmerez cette résolution ; mais si vous saviez combien de propositions ridicules me surviennent, même ici, vous comprendriez combien davantage à Paris je serais en butte à toutes sortes d'intrigues.

Je ne veux me mêler de rien ; je désire voir la République se fortifier en sagesse et en droits, et, en attendant, l'exil volontaire m'est très doux, parce que je sais qu'il est volontaire.

Recevez, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

La lettre ci-dessus, destinée, à être reproduite, ne devait servir qu'à cacher le jeu du parti bonapartiste, qui se remuait plus que jamais. En effet, des réélections ayant lieu, le prince fut élu par la Seine, l'Yonne, la Charente-Inférieure et la Loire. A Paris, il arrivait septième contre Victor Hugo et Pierre Leroux, avec 84.420 suffrages.

Il remercie les électeurs en ces termes :

Citoyens,

Vos suffrages me pénètrent de reconnaissance. Cette marque de sympathie, d'autant plus flatteuse que je ne l'avais point sollicitée, vient me trouver au moment où je regrettais de rester inactif, alors que la patrie a besoin du concours de tous ses enfants, pour sortir des circonstances difficiles où elle se trouve placée.

Votre confiance m'impose des devoirs que je saurai remplir ; nos intérêts, nos sentiments, nos vœux sont les mêmes ; enfant de Paris, aujourd'hui représentant du peuple, je joindrai mes efforts à ceux de mes collègues pour rétablir l'ordre, le crédit, le travail, pour assurer la paix extérieure, pour consolider les institutions démocratiques, et concilier entre eux des intérêts qui semblent hostiles aujourd'hui, parce qu'ils se soupçonnent et se heurtent au lieu de marcher ensemble vers un but unique : la prospérité et la grandeur du pays.

Le peuple est libre depuis le 24 février ; il peut tout obtenir sans avoir recours à la force brutale.

Rallions-nous donc autour de l'autel de la patrie, sous le drapeau de la République, et donnons au monde ce grand spectacle d'un peuple qui se régénère sans violence, sans guerre civile, sans anarchie.

Recevez, mes chers concitoyens, l'assurance de mon dévouement et de mes sympathies.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

Londres, le 11 mai 1848.

 

Le prince Louis avait gravi le premier échelon. Le parti bat des mains et active la propagande. Un régiment crie : Vive l'Empereur ! L'assemblée s'en émeut et interpelle le ministre de la guerre. Le général Cavaignac s'écrie à la tribune : Je voue à l'exécration publique quiconque osera jamais porter une main sacrilège sur la liberté du pays. La commission exécutive ne doute pas d'une conspiration bonapartiste. Lamartine lit une déclaration : La Commission exécutive, considérant que la France veut fonder en paix le gouvernement républicain, sans être troublée dans son œuvre par les prétendants dynastiques, et que Louis Bonaparte a fait deux fois acte de prétendant, déclare qu'elle fera exécuter ce qui concerne Louis Bonaparte dans la loi de 1832, jusqu'au jour où l'Assemblée nationale en aura autrement décidé. Il oubliait qu'une déclaration gouvernementale n'est pas une loi. L'Assemblée le lui rappela le lendemain en se prononçant sur la validité de la quadruple élection du prince.

Le 15 juin, le président donnait lecture d'une lettre qu'il venait de recevoir du prince :

Londres, 14 juin 1848.

Monsieur le président,

Je partais pour me rendre à mon poste, quand j'apprends que mon élection sert de prétexte à des troubles déplorables et à des erreurs. Je n'ai pas cherché l'honneur d'être représentant du peuple, parce que je savais les soupçons injurieux dont j'étais l'objet. Je rechercherais encore moins le pouvoir. Si le peuple m'imposait des devoirs, je saurais les remplir.

Mais je désavoue tous ceux qui me prêtent des intentions ambitieuses que je n'ai pas. Mon nom est un symbole d'ordre, de nationalité, de gloire, et ce serait avec la plus vive douleur que je le verrais servir à augmenter les troubles et les déchirements de la patrie. Pour éviter un tel malheur, je resterais plutôt en exil.

Je suis prêt à tous les sacrifices pour le bonheur de la France.

Ayez la bonté, monsieur le président, de donner communication de ma lettre à l'Assemblée, je vous envoie une copie de mes remerciements aux électeurs.

Recevez l'assurance de mes sentiments distingués.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Si le peuple m'imposait des devoirs, je saurais les remplir était une phrase dans laquelle le parlementarisme pouvait voir une menace. Cavaignac et M. Jules Favre demandèrent que la lettre fut déférée au ministre de la justice.

Le lendemain, nouvelle lettre du prince :

Londres, le 15 juin 1848.

Monsieur le président,

J'étais fier d'avoir été élu représentant à Paris et dans trois autres départements ; c'était, à mes yeux, une ample réparation pour trente années d'exil et six ans de captivité ; mais les soupçons injurieux qu'a fait naître mon élection, mais les troubles dont elle a été le prétexte, mais l'hostilité du pouvoir exécutif, m'imposent le devoir de refuser un honneur qu'on croit avoir été obtenu par l'intrigue.

Je désire l'ordre et le maintien d'une république sage, grande, intelligente ; et, puisque involontairement, je favorise le désordre, je dépose, non sans de vifs regrets, ma démission entre vos mains.

Bientôt, je l'espère, le calme renaîtra en France et me permettra d'y rentrer, comme le plus simple des citoyens, et aussi comme un des plus dévoués au repos et à la prospérité du pays.

Recevez, monsieur le président, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

La coquetterie ne manquait pas d'habileté. Certains assurent qu'il ne cédait qu'à des conseils d'amis, et un peu malgré lui, car ses ressources étaient épuisées, au point de le mettre dans la nécessité de solliciter un prêt de l'Empereur de Russie. L'élection de la Corse, connue seulement après la démission du 15 juin, était de nature à le faire revenir sur une détermination imposée. Il n'en fit rien et confirma sa lettre du 15.

La vérité sur la conduite du prétendant est qu'il surveillait de près le parti socialiste, et voulait que ce fût lui qui ouvrit la brèche par laquelle il rentrerait. Tout concourait à sa satisfaction, l'émeute de juin et l'approche des élections partielles de septembre. Cette fois, il était bien décidé à faire appel au suffrage de ses concitoyens. C'est par une lettre adressée au général Piat qu'il devait en instruire les électeurs :

Général,

Vous me demandez si j'accepterais le mandat de représentant du peuple dans le cas où je serais réélu ; je vous réponds oui, sans hésiter.

Aujourd'hui qu'il a été démontré sans réplique que mon élection dans quatre départements — non compris la Corse —, n'a pas été le résultat d'une intrigue, et que je suis resté étranger à toute manifestation, à toute manœuvre politique, je croirais manquer à mes devoirs si je ne répondais pas à l'appel de mes concitoyens.

Mon nom ne peut plus être un prétexte de désordres. Il me tarde donc de rentrer en France et de m'asseoir au milieu des représentants du peuple qui veulent organiser la République sur des bases larges et solides. Pour rendre le retour des gouvernements passés impossible, il n'y a qu'un moyen, c'est de faire mieux qu'eux ; car, vous le savez, général, on ne détruit réellement que ce qu'on remplace.

Recevez, général, la nouvelle assurance de mes sentiments d'estime et d'amitié.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Le prince fut envoyé à l'Assemblée par cinq départements. Il opta pour Paris, lieu de sa naissance. Le jour où l'on proclama les élus de Paris, deux noms furent acclamés : ceux dé Louis Bonaparte et de Raspail. Nous sommes, en France, trop habitués à ces inconséquences, pour avoir lieu de nous en étonner.

Le 26 septembre, Louis Bonaparte vint prendre possession de son siège.

Citoyens représentants,

Il ne m'est pas permis de garder le silence après les calomnies dont j'ai été l'objet.

J'ai besoin d'exprimer ici, hautement, et dès le premier jour où il m'est permis de siéger parmi vous, les vrais sentiments qui m'animent et qui m'ont toujours animé.

Après trente-trois années de proscription et d'exil, je retrouve enfin ma patrie et tous mes droits de citoyen.

La République m'a fait ce bonheur ; que la République reçoive mon serment de reconnaissance, mon serment de dévouement, et que les généreux compatriotes qui m'ont porté dans cette enceinte soient certains que je m'efforcerai de justifier leurs suffrages en travaillant avec vous au maintien de la tranquillité, ce premier besoin du pays, et au développement, des institutions démocratiques que le peuple a le droit de réclamer.

Longtemps, je n'ai pu consacrer à la France que les méditations de l'exil et de la captivité. Aujourd'hui, la carrière où vous marchez m'est ouverte ; recevez-moi dans vos rangs, mes chers collègues, avec le même sentiment d'affectueuse confiance que j'y apporte.

Ma conduite, toujours inspirée par le devoir, toujours animée par le respect de la loi, ma conduite prouvera, à l'encontre des passions qui ont essayé de me noircir pour me proscrire encore, que nul ici plus que moi n'est résolu à se dévouer à la défense de l'ordre et à l'affermissement de la République.

 

L'Assemblée s'empressa d'abroger l'article 6 de la loi du 8 avril 1832.

La Constitution élaborée et votée, restait à choisir un président. Deux candidatures étaient en présence : celles d'Eugène Cavaignac et de Louis Bonaparte. Cavaignac ralliait le gros des républicains bourgeois ; son concurrent, la plus grande partie de la masse ouvrière. Par un retour inexplicable, comme la politique en fournit quelquefois si souvent, les chefs de la Droite, les hommes de l'ancienne opposition ministérielle, parmi lesquels M. Thiers, vinrent se grouper du côté du neveu de Napoléon. La lutte fut vive.

Pour me rappeler de l'exil, dit le prince dans un manifeste, vous m'avez nommé représentant du peuple. A la veille d'élire le premier magistrat de la République, mon nom se présente à vous comme symbole d'ordre et de sécurité.

Ces témoignages d'une confiance si honorable s'adressent, je le sais, bien plus à mon nom qu'à moi-même, qui n'ai rien fait encore pour mon pays ; mais plus la mémoire de l'Empereur me protège et inspire vos suffrages, plus je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes principes. Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque entre vous et moi.

Je ne suis pas un ambitieux qui rêve tantôt l'Empire et la guerre, tantôt l'application de théories subversives. Elevé dans les pays libres, à l'école du malheur, je resterai toujours fidèle aux devoirs que m'imposent vos suffrages et les volontés de l'Assemblée.

Si j'étais nommé Président, je ne reculerais devant aucun danger, devant aucun sacrifice pour défendre la société si audacieusement attaquée ; je me dévouerais tout entier, sans arrière-pensée, à l'affermissement d'une République sage par ses lois, honnête par ses intentions, grande et forte par ses actes.

Je mettrais mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel accompli.

Quel que soit le résultat de l'élection, je m'inclinerai devant la volonté du peuple, et mon concours est acquis d'avance à tout gouvernement juste et ferme qui rétablisse l'ordre dans les esprits comme dans les choses ; qui protège efficacement la religion, la famille, la propriété, bases éternelles de tout état social ; qui provoque les réformes possibles, calme les haines, réconcilie les partis et permette ainsi à la patrie inquiète de compter sur un lendemain.

Rétablir l'ordre, c'est ramener la confiance, pourvoir par le crédit à l'insuffisance passagère des ressources, restaurer les finances.

Protéger la religion et la famille, c'est assurer la liberté des cultes et la liberté de l'enseignement.

Protéger la propriété, c'est maintenir l'inviolabilité des produits de tous les travaux ; c'est garantir l'indépendance et la sécurité de la possession, fondements indispensables de la liberté civile.

Quant aux réformes possibles, voici celles qui me paraissent les plus urgentes :

Admettre toutes les économies qui, sans désorganiser les services publics, permettent la diminution des impôts les plus onéreux au peuple ; encourager les entreprises qui, en développant les richesses de l'agriculture, peuvent en France et en Algérie donner du travail aux bras inoccupés ; pourvoir à la vieillesse des travailleurs par des institutions de prévoyance ; introduire dans nos lois industrielles les améliorations qui tendent, non à ruiner le riche au profit du pauvre, mais à fonder le bien-être de chacun sur la prospérité de tous.

Restreindre dans de justes limites le nombre des emplois qui dépendent du pouvoir, et qui souvent font d'un peuple libre un peuple de solliciteurs.

Eviter cette tendance funeste qui pousse l'État à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui. La centralisation des intérêts et des entreprises est dans la nature du despotisme. La nature de la République repousse le monopole.

Enfin préserver la liberté de la presse des deux excès qui la compromettent toujours : l'arbitraire et sa propre licence.

Avec la guerre, point de soulagement à nos maux. La paix serait donc le plus cher de mes désirs. La France, lors de sa première Révolution, a été guerrière parce qu'on l'avait forcée de l'être. A l'invasion elle répondit par la conquête. Aujourd'hui qu'elle n'est pas provoquée, elle peut consacrer ses ressources aux améliorations pacifiques, sans renoncer à une politique loyale et résolue, une grande nation doit se taire ou ne jamais parler en vain.

Songer à la dignité nationale, c'est songer à l'armée, dont le patriotisme si noble et si désintéressé a été souvent méconnu. Il faut, tout en maintenant les lois fondamentales qui font la force de notre organisation militaire, alléger et non aggraver le fardeau de la conscription. Il faut veiller au présent et à l'avenir, non seulement des officiers, mais aussi des sous-officiers et des soldats, et préparer aux hommes qui ont servi longtemps sous les drapeaux une existence assurée.

La République doit être généreuse et avoir foi dans son avenir : aussi, moi qui ai connu l'exil et la captivité, j'appelle de tous mes vœux le jour où la patrie pourra sans danger faire cesser toutes les proscriptions et effacer les dernières traces de nos discordes civiles.

Telles sont, mes chers concitoyens, les idées que j'apporterais dans l'exercice du pouvoir si vous m'appeliez à la présidence de la République.

La tâche est difficile, la mission immense, je le sais ! mais je ne désespérerais pas de l'accomplir en conviant à l'œuvre, sans distinction de parti, les hommes que recommandent à l'opinion publique leur haute intelligence et leur probité.

D'ailleurs, quand on a l'honneur d'être à la tête du peuple français, il y a un moyen infaillible de faire le bien, c'est de le vouloir.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

Ce 27 novembre 1848.

 

Le 20 décembre, à trois heures de l'après-midi, au moment où l'Assemblée discutait un projet de loi sur les impressions sténographiques, on vit entrer solennellement dans la salle le membre de la commission qui avait été chargé du dépouillement des procès-verbaux de l'élection présidentielle. Aussitôt M. Waldeck-Rousseau, rapporteur de cette commission, demanda la parole et, au milieu du silence, annonça que le prince Louis-Napoléon Bonaparte avait obtenu 5.434.226 suffrages.

Armand Marrast, président de l'Assemblée, proclama ensuite Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République française.

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Le peuple républicain se donnait un Empereur.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Cette lettre et les suivantes sont en possession de l'Impératrice Eugénie.

[2] Au commencement de 1847, le Prince Louis déménageait et allait habiter une des maisons neuves bâties dans King street, St James's. Une inscription a été placée depuis sur la maison.

[3] Sur ce domaine de Civita-Nova, l'Empereur devait donner plus tard hypothèque à miss Howard, laquelle avait, comme on sait, engagé sa fortune pour la réussite du coup d'État.

Le 25 mars 1853, miss Howard, devenue Mme de Beauregard, donnait quittance d'un million dans les termes suivants :

Je reconnais par la présente avoir reçu de S. M. l'Empereur Napoléon III la somme de 1 million de francs en plein argent, décharge complète de tous mes droits dans le domaine de Civita-Nova, dans la marche d'Ancône (États du Pape).

E.-H. DE BEAUREGARD.

Paris, 25 mars 1853.