Nous avons cru devoir citer presque en entier la lettre du prince à sa mère ayant trait à l'affaire de Strasbourg, et cela pour plusieurs motifs : il entre dans le plan de cette étude de laisser le plus souvent possible la parole au futur empereur ; elle était une excuse de raconter un fait aujourd'hui connu dans la plupart de ses détails ; elle démontre bien, à notre avis, ce qu'une éducation royale peut donner à un homme d'illusions et de confiance en lui-même. Il est vrai qu'il y a encore plus de naïveté chez les peuples que chez les princes, et cette naïveté, hélas ! sert de préface à bien des épisodes de notre histoire. La clémence de Louis-Philippe, dictée par un un sentiment politique et aussi — il faut le dire — par la démarche de la reine Hortense, pour laquelle il avait un attachement particulier, étonna à tel point ses serviteurs qu'ils ne voulurent point y croire dans le premier moment. Aussitôt que le procureur général eût connaissance de l'enlèvement du prince, effectué sans qu'on lui en eût même donné avis, il s'empressa d'écrire, le 11 novembre, au préfet ainsi qu'au général Voiral, pour leur demander des explications que ceux-ci ne purent lui donner. Ce magistrat fit plus : il délégua un conseiller de la Cour royale de Colmar pour faire subir un interrogatoire au sieur Lebel, à qui la garde du prince avait été confiée, afin d'apprendre de cet agent de l'autorité les détails et les circonstances de cet enlèvement imprévu. Nous avons sous les yeux l'interrogatoire du sieur Lebel. Interrogatoire du sieur Lebel. Cejourd'hui, 11 novembre 1836, à onze heures et demie du matin, nous, Jean-Antoine-Michel Wolhart, conseiller à la Cour royale séant à Colmar, désigné par arrêt du 31 octobre dernier pour faire les fonctions de juge d'instruction dans l'affaire qui s'instruit à Strasbourg, concernant l'attentat contre la sûreté intérieure de l'État, dont sont inculpés le prince Louis-Napoléon Bonaparte, le sieur Parquin, chef d'escadron de la garde municipale à Paris, et consorts ; avons adressé au sieur Lebel, directeur provisoire des maisons d'arrêt et de justice à Strasbourg, l'invitation de faire retirer des prisons et conduire devant nous le prince Louis-Napoléon Bonaparte à l'interrogatoire duquel nous voulons procéder. Touché de notre invitation, le sieur Lebel s'est présenté à notre cabinet et nous a fait la déclaration suivante : Le 9 de ce mois, à sept heures du soir, M. le lieutenant-général Voiral, commandant la 5e division militaire, et M. Choppin d'Arnonville, conseiller d'Etat, préfet du département du Bas-Rhin, se sont présentés à la prison ; ils m'ont exhibé un ordre ministériel et ont enlevé le prince, qu'ils ont fait monter dans une voiture qui se trouvait placée devant la porte principale de la prison. C'est moi-même qui ai fait ouvrir tant la porte de la chambre qu'occupait le prince, que la porte extérieure de la maison d'arrêt. M. le préfet et M. le lieutenant-général étaient seuls, personne ne les accompagnait à la prison, et j'ignore si une autre personne se trouvait dans la voiture dans laquelle ils sont partis avec le prince, dont les effets sont restés déposés à la prison, où ils se trouvent encore, ainsi que son valet de chambre. Je n'avais reçu aucun avis annonçant l'enlèvement du prince ; je n'en ai eu connaissance qu'au moment où il s'est effectué, comme je viens de le dire ; seulement, dans une conversation que j'avais eue, dans la même journée, avec M. le préfet, pour affaire de mon service, j'ai compris que, plus tard, il pourrait être question du transfèrement du prince. Après cette déclaration, ledit sieur Lebel nous a représenté son registre d'écrou, coté et paraphé à Strasbourg, le 1er octobre 1835, par M. Violb, juge au tribunal de première instance de Strasbourg ; au recto du folio 184 de ce registre et à la case portant le n° 564, nous lisons dans la première colonne : Bonaparte — Louis-Napoléon —, fils de Louis et d'Hortense-Eugénie de Beauharnais, né à Paris, demeurant en Thurgovie, profession de capitaine d'artillerie, entré le 30 octobre courant. Signalement : Agé de 23 ans, nez grand, taille d'un mètre soixante-six centimètres, bouche moyenne, cheveux châtains, menton pointu, sourcils châtains, visage ovale, front haut, teint ordinaire, yeux gris, barbe brune, aucun signe particulier. Dans la seconde colonne : Un habit, une chemise, un col, un pantalon, une paire de bottes. Dans la troisième colonne, nous lisons : Cejourd'hui, 31 octobre 1836, s'est présenté au greffe de la maison d'arrêt de Strasbourg, le sieur Nicolas, huissier à la résidence de ladite ville, porteur d'un ordre délivré par M. le juge d'instruction de la résidence de Strasbourg, sous la date du 30 octobre courant, en vertu duquel il m'a été fait la remise de la personne du nommé Bonaparte — Louis-Napoléon —, ainsi que le constate l'acte qui m'a été représenté et dont la transcription se trouve ci-contre. Ledit prévenu ayant été laissé à ma garde, j'ai dressé le présent acte d'écrou, que le sieur Nicolas a signé avec moi après avoir reçu décharge. Signé : NICOLAS DE WEISBORN. Dans la quatrième colonne : Nous, Charles-Théodore Kern, juge d'instruction de l'arrondissement de Strasbourg, mandons à tous huissiers ou agents de la force publique, de conduire à la maison d'arrêt de Strasbourg, en se conformant à la loi, le prince Napoléon-Louis Bonaparte, capitaine d'artillerie au service du canton de Berne, prévenu d'attentat contre la sûreté de l'État. Mandons et enjoignons au gardien de ladite maison d'arrêt, de le recevoir et retenir au dépôt jusqu'à nouvel ordre. Requérons tous dépositaires de la force publique de prêter main-forte en cas de nécessité, pour l'exécution du présent mandat, à l'effet de quoi nous l'avons signé et scellé de notre sceau. Fait au Palais de justice, à Strasbourg, le 30 octobre 1836. TH. KERN. Et dans la dernière colonne, intitulé : Mouvement, Changement de position, Sortie, nous lisons : Par ordre de M. le ministre de l'intérieur et M. le ministre de la guerre, le lieutenant-général baron Voiral, commandant la 5e division militaire, et M. Choppin d'Arnouville, préfet du Bas-Rhin, donnent levée de l'écrou, et sous leur responsabilité, décharge entière de la prison de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce 9 novembre 1836. Signé au registre : VOIRAL, CHOPPIN D'ARNOUVILLE. Avant de clore le procès-verbal, nous, conseiller instructeur, avons adressé au sieur Lebel les interpellations suivantes : Demande. — N'avez-vous pas refusé de laisser suivre la personne du prince Louis-Napoléon Bonaparte aux personnes qui sont venues le réclamer ? Réponse. — Non : j'ai pensé que c'était une affaire concertée avec l'autorité judiciaire. Demande. — Dès l'instant que le prince était placé sous mandat de dépôt, son écrou ne pouvait être levé que par l'autorité qui avait décerné le mandat, ou en vertu d'une décision judiciaire, ce que vous ne devez pas ignorer, puisque vous exercez depuis longtemps les fonctions de directeur de prison ? Réponse. — Je pensais et je pense encore que le prince n'a été extrait de la prison que pour y être réintégré ; j'ai vu plusieurs fois, à Paris, des extractions semblables, faites par ordre de M. le préfet de police, bien que les détenus le fussent en vertu de mandat de justice ; il est vrai alors, que les détenus y ont toujours été réintégrés. Demande. — Le prince a-t-il suivi MM. le préfet et le lieutenant-général sans difficulté et sans demander où on le conduisait ? Réponse. — Il l'a bien fallu. Je n'ai pas entendu, du moins, qu'on lui ait fait connaître le lieu où on le conduisait. M. le lieutenant-général Voiral et M. le préfet étaient revêtus de leurs uniformes. Demande. — Quelqu'un était-il venu voir le prince dans la journée du 9 novembre courant ? Réponse. — Non. Vous devez savoir que vous n'avez pas délivré de permis à cet effet. Depuis que la garde du prince m'était confiée, il n'a été visité qu'une seule fois par le général Voiral, qui était porteur d'une permission émanée de vous. De tout quoi nous avons dressé le présent procès-verbal, que le sieur Lebel a signé avec nous et notre greffier après lecture. Signé : LEBEL, WOLBERT ET LECUPFRIT, greffier. Tandis que le procès s'instruisait, le prince montait à bord de l'Andromède. A ce moment, on vit arriver le sous-préfet de Lorient, M. Villemain. Ce fonctionnaire, raconte M. A. Morel, demanda au prince s'il avait besoin d'argent pour faire face à ses premiers besoins en Amérique. — Non ! — Voici donc 16.000 francs en or de la part du roi. Le prince accepta. C'était rentrer un peu chèrement dans les déboursés de Strasbourg. Voici ce que nous pourrions appeler le journal de bord du prisonnier ou — si l'on préfère — du voyageur. En vue de Madère, 12 décembre 1836. Ma chère maman, Je suis resté dix jours à la citadelle du Port-Louis. Tous les matins je recevais la visite du sous-préfet de Lorient, du commandant de la place et de l'officier de gendarmerie ; ils étaient tous très bien pour moi et ne cessaient de me parler de leur attachement à la mémoire de l'Empereur. Le commandant Cugnat et le lieutenant Thiboutot étaient remplis de procédés et d'égards pour moi ; je me croyais toujours au milieu de mes amis, et la pensée qu'ils étaient dans une position hostile à la mienne me faisait beaucoup de peine. Les vents étaient toujours contraires et empêchaient la frégate de sortir du port. Enfin le 21 novembre, un bateau à vapeur remorqua la frégate ; le sous-préfet vint me dire que j'allais partir. Les ponts-levis de la citadelle s'abaissèrent ; je sortis, accompagné du sous-préfet, du commandant de place et de l'officier de gendarmerie de Lorient, enfin des deux officiers et des sous-officiers qui m'avaient amené ; je traversai deux files de soldats qui contenaient la foule accourue pour me voir. Nous montâmes tous dans des canots pour aller rejoindre la frégate qui nous attendait hors du port ; je saluai ces messieurs avec cordialité, je montai sur le vaisseau, et je vis avec un serrement de cœur les rivages de la France disparaître devant moi. Je dois maintenant vous donner des détails sur la frégate. Le commandant m'a cédé la chambre sur l'arrière du bâtiment, où je couche ; je dîne avec lui, son fils, le second du bâtiment et l'aide de camp. Le commandant, capitaine de vaisseau, Henri de Villeneuve, est un excellent homme, franc et loyal comme un vieux marin ; il a pour moi toutes sortes d'attentions. Vous voyez que je suis bien moins à plaindre que mes amis. Les autres officiers de la frégate sont aussi très bien à mon égard. Il y a en outre deux passagers qui sont deux types : l'un, M. D.., est un savant de 26 ans, qui a beaucoup d'esprit et d'imagination mêlés d'originalité et même d'un peu de singularité ; par exemple, il croit aux prédictions, et il se mêle de prédire lui-même à chacun son sort. Il ajoute une grande foi au magnétisme et m'a dit qu'une somnambule lui avait prédit, il y a deux ans, qu'un membre de la famille de l'Empereur viendrait en France et détrônerait Louis-Philippe. Il va au Brésil pour faire des expériences sur l'électricité. L'autre passager est un ancien bibliothécaire de don Pedro, qui a conservé toutes les manières de l'ancienne cour ; maltraité au Brésil à cause de son attachement à l'Empereur, il y retourne pour faire des réclamations. Les quinze premiers jours de la traversée furent bien pénibles ; nous fûmes toujours ballottés par la tempête et les vents contraires, qui nous jetèrent jusqu'au commencement de la Manche : impossible, pendant tout ce temps-là, de faire un pas sans s'accrocher à tout ce qui vous tombe sous la main. Nous ne savons que depuis quelques jours que notre destination est changée. Le commandant avait des ordres cachetés, qu'il a ouverts et qui lui disent d'aller à Rio, d'y rester le temps qu'il faut pour renouveler ses provisions, de me retenir à bord pendant tout le temps qu'il restera en rade, et ensuite, de me conduire à New-York. Or, vous saurez que cette frégate est destinée à aller dans les mers du Sud, où elle restera en station pendant deux ans ; on lui fait faire ainsi trois mille lieues de plus ; car, de New-York, elle sera obligée de revenir à Rio, en longeant beaucoup à l'Est pour attraper les vents alizés. En vue des Canaries, ce 14 décembre 1837. Ma chère maman, Chaque homme porte en lui un monde, composé de tout ce qu'il a vu et aimé et où il rentre sans cesse, alors même qu'il penserait au monde étranger ; j'ignore alors ce qui est le plus douloureux, de se souvenir des malheurs qui vous ont frappé ou du temps heureux qui n'est plus. Nous avons traversé l'hiver et nous sommes de nouveau en été ; les vents alizés ont succédé aux tempêtes, ce qui me permet de rester la plupart du temps sur le pont. Assis sur la dunette, je réfléchis à ce qui m'est arrivé et je pense à vous et à Arenenberg. Les situations dépendent des affections qu'on y porte ; il y a deux mois, je demandais à ne plus revenir en Suisse ; actuellement, si je me laissais aller à mes impressions, je n'aurais d'autre désir que de me retrouver dans ma petite chambre, dans ce beau pays où il me semble que je devrais être si heureux. Hélas ! quand on a une âme qui sent fortement, on est destiné à passer les jours dans l'accablement de son inaction ou dans les convulsions des situations douloureuses. Lorsque je revenais, il y a quelques mois, de reconduire Mathilde, en rentrant dans le parc j'ai trouvé un arbre rompu par l'orage, et je me suis dit à moi-même : Notre mariage sera rompu par le sort... Ce que je supposais vaguement s'est réalisé. Ai-je donc épuisé, en 1836, toute la part de bonheur qui m'était échue ! Ne m'accusez pas de faiblesse si je me laisse aller à vous rendre compte de toutes mes impressions. On peut regretter ce que l'on a perdu sans se repentir de ce que l'on a fait. Nos sensations ne sont pas d'ailleurs assez indépendantes des causes intérieures pour que nos idées ne se modifient pas toujours un peu, suivant les objets qui nous environnent ; la clarté du soleil ou la direction du vent ont une grande influence sur notre état moral. Quand il fait beau comme aujourd'hui, que la mer est calme comme le lac de Constance, quand nous nous y promenions le soir, que la lune — la même lune nous éclaire de la même lueur bleuâtre — que l'atmosphère enfin est aussi douce qu'au mois d'août en Europe, alors je suis plus triste qu'à l'ordinaire : tous les souvenirs, gais ou pénibles, viennent tomber avec le même poids sur ma poitrine ; le beau temps dilate le cœur et le rend plus impressionnable, tandis que le mauvais temps le resserre ; il n'y a que les passions qui soient au-dessus des intempéries des saisons. Le 29 décembre. Ma chère maman, Nous avons passé la Ligne hier ; on a fait la cérémonie d'usage. Le commandant, qui est toujours parfait pour moi, m'a exempté du baptême. C'est un usage bien ancien, mais qui n'en est pas plus spirituel pour cela, de fêter le passage de la Ligne en se jetant de l'eau et en singeant un office divin. Il fait une chaleur très forte. J'ai trouvé à bord assez de livres pour ne pas m'ennuyer ; j'ai relu les ouvrages de M. de Chateaubriand, de Jean-Jacques Rousseau. Cependant, les mouvements du navire rendent toute occupation fatigante. 1er janvier 1837. Ma chère maman, C'est aujourd'hui le premier jour de l'an : je suis à quinze cents lieues de vous, dans un autre hémisphère ; heureusement la pensée parcourt tout cet espace en moins d'une seconde. Je suis près de vous : je vous exprime tous mes regrets de tous les tourments que je vous ai occasionnés, je vous renouvelle l'expression de ma tendresse et de ma reconnaissance. Ce matin, les officiers sont venus en corps me souhaiter la bonne année : j'ai été sensible à cette attention de leur part. A quatre heures et demie nous étions à table ; il en était en même temps sept à Arenenberg ; vous étiez probablement à dîner. J'ai bu en pensant à votre santé ; vous en avez peut-être autant fait pour moi, du moins, je me suis plu à le croire dans ce moment-là. J'ai songé aussi à mes compagnons d'infortune, hélas ! Je songe toujours à eux ! J'ai pensé qu'ils étaient plus malheureux que moi, et cette idée m'a rendu bien plus malheureux qu'eux. Présentez mes compliments bien tendres à cette bonne Mme Vieillard, à ces demoiselles, à cette pauvre petite Claire, à M. Cottran et à Arèse. Le 5 janvier. Ma chère maman, Nous avons eu hier un grain qui est venu fondre sur nous avec une violence extrême. Si les voiles n'eussent pas été déchirées par le vent, la frégate aurait pu être en danger ; il y a eu un mât cassé ; la pluie tombait si impétueusement que la mer en était toute blanche. Aujourd'hui, le ciel est aussi beau qu'à l'ordinaire ; les avaries sont réparées ; le mauvais temps est déjà oublié. Que n'en est-il de même des orages de la vie ? A propos de frégate, le commandant m'a dit que la frégate qui portait votre nom est actuellement dans les mers du Sud et s'appelle la Flore. 10 janvier. Ma chère maman, Nous venons d'arriver à Rio-de-Janeiro : le coup d'œil de la rade est superbe ; demain, j'en ferai un dessin. J'espère que cette lettre pourra vous parvenir bientôt. Ne pensez pas à venir me rejoindre ; je ne sais pas même encore où je me fixerai. Peut-être trouverai-je plus de chances d'habiter l'Amérique du Sud. Le travail auquel l'incertitude m'obligera à me livrer pour me créer une position sera la seule consolation que je puisse goûter. Adieu, ma mère, un souvenir aux amis de Thurgovie et de Constance. Quand on connut à Genève le verdict d'acquittement prononcé par le juge de Strasbourg, ce fut une joie pour les Bonapartistes et une stupeur du côté des gouvernementaux. Le fait est que, toute opinion à part, l'acquittement d'hommes ayant tenté un coup de main dans les conditions que nous avons dites, était pour le moins stupéfiant. En débarquant, le premier soin du prince est de donner de ses nouvelles à son père. New-York, le 10 avril 1837. Mon cher père, Après avoir passé quatre mois et demi en mer, j'ai enfin débarqué à Norfolk le 30 mars. Arrivé ici, j'y ai trouvé une lettre qui me transmettait votre bénédiction. C'était tout ce que je pensais trouver ici qui fût le plus doux à mon cœur. J'ai reçu ici bien des lettres, et dans mon malheur, je m'estime heureux de rencontrer tant de personnes qui me montrent un attachement si réel. Toutes mes cousines m'ont écrit des lettres charmantes, excepté Mathilde. Par le prochain paquebot, je vous en écrirai plus long. Aujourd'hui je suis pressé par le temps, et hier, j'étais encore malade d'une indisposition qui m'a pris en arrivant ici. J'ai été malheureux, mais croyez que je n'ai rien fait de contraire à l'honneur ni à la dignité du nom que je porte. Recevez, mon cher père, l'expression de mon attachement. Votre tendre et respectueux fils, NAPOLÉON-LOUIS. Puis, apprenant l'acquittement de ses complices, il écrit au colonel Vaudrey : New-York, 15 avril 1837. Mon cher colonel, Vous ne sauriez vous imaginer combien j'ai été heureux en apprenant votre acquittement en débarquant aux Etats-Unis ; pendant quatre mois et demi je n'ai cessé d'être péniblement préoccupé de votre sort. Dès le moment où j'ai été mis en prison jusqu'à mon départ de France, je n'ai cessé de faire tout ce qui a dépendu de moi pour alléger la position de mes compagnons d'infortune, et, tout en intercédant en leur faveur, je n'ai rien fait, vous pouvez le croire, qui soit contraire à la dignité du nom que je porte. Avant de m'embarquer, je vous ai écrit en adressant une lettre au procureur général Rossée ; il ne vous l'a pas remise, car elle aurait pu être utile à votre défense. Quelle infamie ! Quant à moi, on m'a bien fait voyager pour m'empêcher de communiquer avec vous avant la fin du procès ; mais je ne m'en plains pas, j'étais sur un vaisseau français, c'est une patrie flottante... Et voyez la bizarrerie des sentiments humains : dans ma malheureuse entreprise, deux fois seulement mes larmes ont trahi ma douleur : c'est lorsque, entraîné loin de vous, je sus que je ne serais pas là pour partager votre sort, et lorsque, quittant ma frégate, j'allais recouvrer ma liberté. La lettre que vous m'avez écrite m'a fait le plus grand plaisir : je suis heureux de penser que tout ce que vous avez souffert n'a pas altéré l'amitié que vous me portez et à laquelle j'attache un si grand pris. Pendant deux mois, entre les tropiques, sous le vent de Sainte-Hélène, hélas ! je n'ai pu apercevoir la roche historique ; mais il me semblait toujours que les airs me rapportaient les dernières paroles que l'Empereur mourant adressait à ses compagnons d'infortune : J'ai sanctionné tous les principes de la Révolution, je les ai infusés dans mes lois, dans mes actes ; il n'y en a pas un seul que je n'aie consacré ; malheureusement les circonstances étaient graves... La France me juge avec indulgence ; elle me tient compte de mes intentions ; elle chérit mon nom, mes victoires ; imitez-là, soyez fidèles aux opinions que nous avons défendues, à la gloire que nous avons acquise ; il n'y a, hors de là, que honte et confusion ! Les belles paroles, colonel ! Me voilà donc en Amérique, loin de tout ce qui m'est cher ; j'ignore encore ce que j'y ferai et combien de temps j'y resterai. Dans tous les cas, colonel, et dans quelque pays que je me trouve, vous aurez toujours en moi un ami sur lequel vous pourrez compter et qui sera fier de vous donner des preuves de ses sentiments. Adieu, colonel ; servez encore la France ; moi, je ne puis plus faire que des vœux pour elle. Adieu, ne m'oubliez pas. Votre ami, NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE. P.-S. — Je n'ai pas besoin de me laver à vos yeux des calomnies dont j'ai été l'objet ; on ne pouvait me faire souscrire à aucun engagement, puisque je demandais à rester en prison ; d'ailleurs on n'a pas même tenté de le faire. On m'accuse d'avoir intrigué. Mais M. Thiers me défendra, lui qui dit, t. II, p. 119 : Tout parti obligé d'agir dans l'ombre est réduit à des démarches qu'on appelle intrigues quand elles ne sont pas heureuses. On maudit mon entreprise ; mais M. Thiers me défendra, lui qui, en parlant des honneurs rendus au cercueil de Marat, s'exprime ainsi : Et si l'histoire rappelle de pareilles scènes, c'est pour apprendre aux hommes à réfléchir sur l'effet des préoccupations du moment et pour les engager à bien s'examiner eux-mêmes lorsqu'ils pleurent les puissants ou maudissent les vaincus du jour. (Histoire de la Révolution, t. V, p. 87, 4e édition.) Quand l'avenir fuit devant nous, c'est dans le passé qu'on trouve des consolations. Adieu ! Adieu ! En date du 22 avril, il adresse à son oncle Joseph la lettre suivante : Mon cher oncle, En arrivant aux Etats-Unis, j'espérais y trouver une lettre de vous. Je vous avouerai que j'ai été vivement peiné d'apprendre que vous étiez indisposé contre moi ; j'en ai même été étonné, connaissant votre jugement et votre cœur. Oui, mon oncle, il faut que vous ayez été étrangement induit en erreur sur mon compte pour repousser comme ennemis les hommes qui se sont dévoués pour la cause de l'Empire. Si, vainqueur à Strasbourg — et il s'en est fallu de bien peu —, je m'étais acheminé sur Paris, entraînant après moi les populations fascinées par le souvenir de l'Empire et, qu'arrivant dans la capitale en prétendant, je me sois emparé du pouvoir légal, oh ! alors, il y aurait eu prudence d'ami à désavouer ma conduite et à rompre avec moi ! Mais quoi ! je tente une de ces entreprises hardies qui seules pouvaient rétablir ce que vingt ans de paix ont fait oublier, je m'y jette en faisant le sacrifice de ma vie, persuadé que ma mort même serait utile à notre cause, j'échappe, contre ma volonté, aux baïonnettes et à l'échafaud, et, arrivé au port, je ne trouve, de la part de ma famille, que mépris et dédain ! Si les sentiments de respect et d'estime que je vous porte n'étaient pas aussi sincères, je ne serais pas aussi sensible à votre conduite à mon égard, car, j'ose le dire, l'opinion publique ne peut admettre aucune scission entre vous et moi. Personne ne comprendra que vous désavouiez votre neveu parce qu'il s'est exposé pour votre cause : personne ne comprendra que les hommes qui ont exposé leur existence ou leur fortune pour remettre l'aigle sur nos drapeaux, soient traités par vous en ennemis, pas plus qu'on eût compris Louis XIV repoussant le prince de Condé ou le duc d'Enghien parce qu'ils avaient été malheureux dans leur entreprise. Je vous connais trop, mon cher oncle, pour douter de votre cœur et pour ne pas espérer que vous reviendrez à des sentiments plus justes à mon égard et à l'égard de ceux qui se sont compromis pour notre cause. Quant à moi, quels que soient vos procédés à mon égard, ma ligne de conduite sera toujours la même. La sympathie dont tant de personnes m'ont donné les preuves, ma conscience qui ne me reproche rien, enfin la persuasion que si l'Empereur me voit là-haut du ciel, il sera content de moi, sont autant de dédommagements pour tous les déboires et les injustices que j'ai éprouvés. Mon entreprise a avorté, cela est vrai, mais elle a annoncé à la France que la famille de l'Empereur n'était pas encore morte, qu'elle comptait encore des amis dévoués, enfin que ses prétentions ne se bornaient pas à réclamer du gouvernement quelques deniers, mais à établir en faveur du peuple ce que les étrangers et les Bourbons avaient détruit. Voilà ce que j'ai fait, est-ce à vous de m'en vouloir ? Je vous envoie ci-joint le récit de mon enlèvement de la prison de Strasbourg, afin que vous soyez au fait de toutes mes démarches et que vous sachiez que je n'ai rien fait qui soit indigne du nom que je porte. Je vous prie de présenter mes hommages à mon oncle Lucien : je compte sur son jugement et sur son amitié pour moi pour être auprès de vous mon avocat. Je vous prie, mon cher oncle, de ne point vous offenser de la manière laconique dont je vous représente les faits tels qu'ils sont. Ne doutez jamais de mon inaltérable attachement pour vous. Votre tendre et respectueux neveu, NAPOLÉON-LOUIS. P.-S. — Je ne vous avais pas écrit depuis longtemps parce que vous n'avez pas répondu aux lettres que je vous avais écrites d'Europe ; mais en cela, j'ai eu tort, je l'avoue. Le 30 avril, il correspond avec M. Vieillard. New-York, le 30 avril 1837. Nous naviguions sur l'Océan, au milieu dés tempêtes. Si la terre natale m'était contraire, les vents me semblaient favorables. Ils ne voulaient pas me pousser loin des rivages français. Un bateau à vapeur à été obligé de remorquer la frégate pendant vingt-quatre heures, en sortant de Lorient. Et pendant dix-sept jours, nous sommes restés dans le golfe de Gascogne, à lutter contre l'ouragan. Au 32e degré de latitude, le commandant de la frégate a ouvert des ordres cachetés et écrits de la main du ministre de la marine, qui lui enjoignaient de me conduire à Rio-Janeiro, de ne pas me débarquer, d'empêcher toute espèce de communication et, après avoir fait les approvisionnements nécessaires, de me conduire à New-York. Le mystère qui a entouré cette détermination du gouvernement, l'inconvénient qui résultait pour la frégate d'un détour de trois mille lieues — elle est destinée à aller dans la mer du Sud —, m'ont prouvé que cette mesure avait été ordonnée uniquement pour m'empêcher de communiquer avec mes amis avant la fin du procès. J'avais dit, en effet, à M. Delessert que mon enlèvement priverait mes compagnons d'infortune de dépositions importantes que je pouvais faire en leur faveur. Il m'avait répondu qu'à Lorient je pourrais le faire par écrit. Mais il était strictement défendu au commandant de gendarmerie qui me conduisait de me laisser écrire un seul mot. J'espérais que le gouvernement, le procès une fois terminé, aurait au moins annoncé le changement de direction donné à la frégate. Il n'en a rien fait ; il a laissé ma famille et celles de tout l'équipage dans les plus cruelles anxiétés. Je suis resté vingt jours prisonnier dans la rade de Rio. Je dois dire que les deux officiers de gendarmerie qui me conduisaient de Strasbourg à Lorient, aussi bien que le commandant et les officiers de la frégate, adoucirent par leurs soins et leurs égards tout ce que ma position avait de pénible. Aussi n'est-ce qu'en versant des larmes que j'ai abandonné le bâtiment où j'étais prisonnier. En recouvrant ma liberté, je n'ai pensé qu'au drapeau et aux compatriotes que je quittais, et je n'ai éprouvé qu'un sentiment de douleur profonde. Le 30 mars nous sommes arrivés à Norfolk ; les vents contraires nous ont empêché de venir jusqu'à New-York. Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai été heureux, en débarquant, d'apprendre l'acquittement de mes amis. Gela m'a fait oublier tout ce que j'avais souffert. Je ne vous ai pas écrit plus tôt parce que j'ai été un peu indisposé et que d'un bord de l'Atlantique à l'autre on ne peut envoyer un simple billet. J'ai encore vu peu le pays, mais ce que j'ai lu et entendu sur les deux Amériques m'a fait faire quelques réflexions que je soumets à votre jugement. Tous les États d'Amérique, jadis colonies européennes, ont été fondés sous des auspices plus ou moins favorables. Lésées dans leur intérêt qui ne pouvait être que commercial, elles se sont détachées de la mère patrie. Mais un mineur qui se déclare indépendant à douze ans, quelle que soit sa force physique, n'est qu'un enfant : l'on n'est homme que lorsqu'on a atteint tout le développement de ses forces physiques et morales. Or, ce pays-ci a une force matérielle immense, mais de force morale, il en manque totalement. Les Etats-Unis se sont crus nation dès qu'ils ont eu une administration élue par eux, un président et des Chambres : ils n'étaient et ne sont encore qu'une colonie indépendante. Chaque jour la transition s'opère ; la chenille se dépouille de son enveloppe et prend des ailes qui l'élèvent plus haut, mais je ne crois pas que cette transition s'opère sans crises et sans bouleversements. Dans le principe, toute colonie est une vraie république. C'est une association d'hommes qui tous, aux droits égaux, s'étendent pour exploiter les produits d'un pays, qu'ils aient pour chef temporaire un gouverneur ou un président, peu importe. Ils n'ont besoin, pour le gouverner, que de quelques règlements de police. Cela est si vrai, que la Caroline du Nord, je crois, ayant demandé au célèbre Lock une constitution, celui-ci, ayant affaire à une nation, lui envoya des lois où tous les pouvoirs étaient balancés comme dans une société européenne, où, sur un petit espace de terrain, il y a des milliers d'hommes qu'il faut faire concourir au même but, quoiqu'ils aient des intérêts opposés les uns aux autres. La constitution de Lock ne peut être mise en pratique. La population était composée de gens égaux par leurs mœurs, par leurs idées, par leurs intérêts ; ce n'était qu'une seule roue à faire tourner, mécanisme extrêmement simple, pour lequel il ne fallait ni génie ni complication de forces. Mais, actuellement, la population s'est accrue ; elle se compose d'un type américain qui s'est très dessiné, et d'émigrations journalières qui n'ont ni instruction ni tradition populaire, partant point de patriotisme. Maintenant, l'industrie et le commerce ont rompu l'égalité de fortune. De grandes villes se sont formées, où l'homme n'a plus à lutter avec le sol, mais avec l'homme, son voisin. Maintenant enfin le monde moral commence à surgir du monde physique. On sent aujourd'hui, çà et là, des indices que le règne des idées commence aussi de ce côté de l'Atlantique. Parmi ce peuple de marchands où il n'y a pas un homme qui ne spécule, il est venu dans la tête de quelques honnêtes gens que l'esclavage était une mauvaise chose, quoiqu'il rapportât beaucoup, et pour la première fois, le cœur de l'Amérique a vibré pour un intérêt étranger à l'argent. Il est venu dans la tête d'un parti, à tort ou à raison, que la banque empiétait sur les droits de la démocratie et, pour un principe, elle à renversé l'Hôtel du Commerce. Enfin, les mêmes hommes qui, par tradition d'Europe, n'avaient jamais pensé qu'à avoir des garanties contre le pouvoir, en cherchent maintenant contre la tyrannie de la foule. Car ici, il y a liberté d'acquérir, il n'y a pas faculté de jouir ; il y a faculté d'agir, il n'y a pas faculté de penser ; enfin, — qui le croirait ? — il y a ici souvent licence et arbitraire. Tant il est vrai, comme le dit Montesquieu, que les lois qui ont fait qu'un petit peuple est devenu grand, lui sont à charge quand il s'est agrandi. J'ai été bien sensible à toutes les marques d'intérêt que j'ai reçues. En trouvant Arèse ici, j'ai été bien heureux. C'est une grande consolation pour moi que d'avoir avec moi un si bon ami. Je me charge de vous dire qu'il est très reconnaissant de l'amitié que vous avez bien voulu lui témoigner. Adieu, mon cher M. Vieillard, mon cher ami, je vous aime de tout mon cœur. Je suis heureux de penser que vous parlez souvent de moi avec Mme Vieillard, à laquelle je vous prie de présenter mes tendres respects. NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE. La première connaissance que fait le prince en Amérique est celle du général J. Watson Webb, lequel général, dans une lettre adressée à M. B. Jerrold, a longuement insisté sur les détails de leurs relations. La nuit du débarquement du prince, le général W. Webb recevait à dîner en son hôtel — The old City Hôtel Broadway —, le général Scott, quelques sénateurs et hommes d'Etat. Le général Webb envoie aussitôt une missive à l'exilé, le conviant à venir s'asseoir à sa table. Le prince accourt, son hôte le recommande aux bons soins de ses deux beaux-frères, le Rév. C. S. Stewart et M. Stewart, ainsi qu'à ceux du général Scott. Au printemps suivant, nous retrouvons le prince Louis dans une propriété que le général possédait à la campagne. Le général W. Webb nous apprend que quelques jours après
l'arrivée du prince Louis à New-York, on annonçait celle de son cousin, le
prince Pierre, lequel est dépeint par le général en d'assez mauvais termes : Awild, dissipated, reckless-fellow. He spent much oftime in
low ressorts ; and not unfrequentily in the police-station, in conséquence of
breaking lamps etc. Traduction
: Un garçon déréglé, dissipé, insouciant ; souvent
conduit au poste de police pour bris de réverbères, etc. Par contre,
le général W. Webb qui, plus tard, en qualité de représentant du gouvernement
des États-Unis, devait conduire, avec Napoléon III, les négociations
relatives aux différends mexicains, nous montre le prince Louis comme un
gentleman plein de douceur et de réserve, cherchant volontiers la société des
vieillards et des femmes. La politique le passionne. Le Rév. C. Stewart, dans un livre intitulé Vindication, a décrit la vie du prince Louis en Amérique sous des couleurs aussi flatteuses. Les deux amis se voyaient journellement et journellement échangeaient des idées. Le plus souvent, le prince Louis amenait la conversation sur son oncle, sa mère, les membres de sa famille avec lesquels il avait le plus intimement vécu, les relations laissées en France, l'échauffourée de Strasbourg. Il insistait sur ce point que sa destinée était invariablement liée à celle de la France. Si j'avais noté chacune de ses paroles, écrit le Rév. C. Stewart, et si je les reproduisais aujourd'hui que ses visions se sont réalisées, on verrait que la plupart d'entre elles furent aussi prophétiques que celles prêtées au prisonnier de Sainte-Hélène. Quand le prince parlait de sa mère, sa voix devenait aussi douce que celle d'une femme. Le prince Louis avait l'intention de demeurer une année entière dans les Etats-Unis et d'en étudier les institutions. Il en parla au Rév. Stewart, chargé de lui dresser un itinéraire. Les plans devaient bientôt être changés par la nouvelle de la maladie de la reine Hortense. Mon cher fils, On doit me faire une opération absolument nécessaire. Si elle ne réussit pas, je t'envoie par cette lettre ma bénédiction. Nous nous retrouverons, n'est-ce pas ? dans un meilleur monde où tu ne viendras me rejoindre que le plus tard possible, et tu penseras qu'en quittant celui-ci, je ne regrette que toi, que ta bonne tendresse, qui seule m'y a fait trouver quelque charme. Gela sera une consolation pour toi, mon cher ami, de penser que, par tes soins tu as rendu ta mère heureuse autant qu'elle pouvait l'être. Tu penseras à toute ma tendresse pour toi et tu auras du courage. Songe qu'on a toujours un œil bienveillant et clairvoyant sur ce qu'on laisse ici-bas ; mais bien sûr, on se retrouve... Crois à cette douce idée : elle est trop nécessaire pour ne pas être vraie. Ce bon Arèse, je lui donne ma bénédiction comme à un fils. Je te presse sur mon cœur. Mon cher enfant, je suis bien calme, bien résignée, et j'espère encore que nous nous reverrons dans ce monde-ci. Que la volonté de Dieu soit faite. Ta tendre mère, HORTENSE. Je dînais avec lui, écrit le Rév. G. Stewart, quand arriva la lettre contenant la nouvelle. Reconnaissant l'écriture, il brisa hâtivement le cachet. A peine avait-il lu les premières lignes : Ma mère est malade ! s'écria-t-il. Il faut que je la voie ! Au lieu de faire le tour des Etats-Unis, je prendrai le premier bateau pour l'Angleterre. Je m'adresserai, s'il le faut, afin d'obtenir un passeport pour le continent, à tous les consulats existant dans Londres et, s'ils me le refusent, eh bien ! je continuerai ma route malgré eux ! Et plus loin, le Rév. G. Stewart ajoute : Connaissant l'esprit et le caractère de Louis Napoléon, ma surprise fut grande quand je lus, quelques années après — il était alors empereur — un journal de sa vie à New-York et à la Nouvelle-Orléans où il n'avait jamais été. On l'y représentait comme un vagabond, peu difficile sur le choix de ses relations, d'un extérieur négligé. Et le Rév. G. Stewart, démentant les termes du journal, nous le montre, au contraire, comme excessivement ombrageux à l'égard des connaissances à faire. Nous l'avons vu en compagnie du jeune J. Watson Webb, du général Scott et des deux Stewart. Ses relations s'augmenteront bientôt de M. Washington Irwing, l'écrivain connu, du chancelier Kent, l'auteur des Commentaries, des Hamilton, des Clinton et des Livingstone. Le général James Grant-Wilson apporte son témoignage en ces termes : Quand je vis pour la première fois Napoléon III en 1837, il me fut désigné par mon père au moment où je traversais Broadway, en compagnie de son ami le poète Pitz-Green Halleck. C'était alors un cercle vivant tranquillement à Washington Hôtel, mais très recherché par les meilleures familles de New-York. Je me souviens d'avoir entendu dire à Halleck qu'il allait avec lui chez le chancelier Kent et qu'ils venaient de faire une visite à Washington Irwing. Nous pourrions citer d'autres auteurs montrant le prince Louis jouant avec les enfants de la fille du gouverneur de Witt, dans l'hôtel de cette dernière, ou visitant New Jersey en compagnie de M. Rodman, qui fut nommé plus tard gouverneur de l'île. M. T.-D. Williams, de Cincinnati, insiste sur l'estime que son père avait pour le prince Louis. M. Olivier Seymour Phelps ne tarit pas d'éloges sur son compte. Pierre Irwing, dans un volume intitulé : Vie et Lettres de Washington Irwing, regarde comme l'événement le plus considérable de la saison de 1837, la visite du prince Louis à Immyside-House. Nous pourrions fournir ainsi des preuves jusqu'à demain. Nous avons dit que la maladie de la reine Hortense changeait les plans du prince. Avant de quitter les Etats-Unis, il écrivit au Président une lettre dont voici la traduction : Monsieur le Président, je ne veux pas quitter les Etats-Unis sans exprimer à Votre Excellence mon regret de n'avoir pu aller à Washington faire sa connaissance. Quoique porté par la fatalité en Amérique, j'espérais mettre à profit mon exil, en apprenant à connaître les grands hommes ; j'aurais voulu aussi étudier les mœurs et les institutions d'un peuple qui a fait plus de conquêtes par le commerce et l'industrie qu'en Europe nous n'en avons faites par les armes. J'espérais, sous l'égide de vos lois protectrices, voyager à travers une contrée qui a excité ma sympathie depuis que son histoire et sa prospérité sont si intimement unies à la gloire française. Un devoir impérieux me rappelle sur le vieux monde. Ma mère est dangereusement malade, et nulle considération politique ne me retenant ici, je pars pour l'Angleterre d'où j'essaierai de gagner la Suisse. C'est avec plaisir, M. le Président, que j'entre dans ces détails avec vous qui pourriez avoir ajouté foi à de certaines suppositions calomniatrices me désignant comme ayant contracté des engagements avec le gouvernement français. Appréciant l'attitude des représentants d'une contrée libre, je serais heureux qu'on sût bien qu'avec le nom que je porte, il me serait impossible de transiger un instant avec un pacte que m'a dicté ma conscience, mon honneur et le devoir. Je prie Votre Excellence, etc. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Quelques jours après, le prince retournait en Europe. Parmi les lettres appartenant à la famille impériale, il en est une, intéressante entre toutes, adressée par le prince Louis à sa mère et écrite sur le bateau qui le ramenait. 9 juillet 1837 (en mer). Ma chère mère, Les nouvelles que j'ai reçues de votre santé m'ont engagé à retourner le plus tôt possible en Europe. Vos lettres ayant été retardées, je ne les ai reçues que le 3 juin. Heureusement celle qui était la plus triste et la plus déchirante pour mon cœur est arrivée la dernière. Le paquebot le plus prochain était le George Washington, qui devait partir le 8 juin. J'ai sur-le-champ retenu ma place et le 12 nous avons mis à la voile. Jusque-là les vents avaient été contraires. Arèse m'a conduit au paquebot, mais il est resté aux Etats-Unis. Je compte, dès mon arrivée à Londres, demander sur-le-champ un passeport pour la Suisse au ministre de Prusse et réclamer la protection de son gouvernement pour y rester. J'espère qu'on me l'accordera ; mais si on était assez cruel pour me refuser d'aller vous soigner, vous, malade, comme je serais obligé de demeurer à Londres, ayez la bonté de m'y écrire en tous cas pour me donner de vos nouvelles. Vous concevez combien je suis impatient de savoir comment vous vous portez. Je n'ose encore croire au bonheur de vous revoir dans si peu de temps. Ah ! comme l'idée de monter la côte d'Arenenberg me fait déjà battre le cœur ! Si le ciel permet que dans quelques semaines je sois auprès de vous, je croirai que tout ce qui m'est arrivé était un rêve, lorsque, me retrouvant, après huit mois, dans ces mêmes lieux, je penserai à tout ce qui m'est arrivé et à mon voyage dans les deux Amériques. J'attends avec impatience que nous arrivions à Liverpool pour mettre cette lettre à la poste. Jusqu'à présent la traversée a été très heureuse, quoique un peu agitée à cause de la force du vent. Depuis trois jours, nous avons fait plus de 300 lieues. C'est une drôle de chose qu'un paquebot. Tout ce monde que le hasard a réuni, et qui semble s'aimer comme s'il s'était recherché ! Nous avons un médecin de Boston et sa famille[1], un négociant de New-York avec sa femme et son enfant ; deux autres dames qui sont venues, je crois, de la lune ; deux très bons auteurs anglais, un officier du même pays qui a été en garnison au Canada et aux Antilles ; deux Suisses, un prêtre, un sculpteur italien qui reproduit, en marbre, à Washington, les haut faits américains ; un gentleman, un innocentin avec lequel je joue aux échecs, et le reste, fretin ! Le prince arrive à Londres le 10 juillet, il informe son père de son arrivée et de ses projets. Mon cher père, Je suis arrivé hier à Londres et mon premier soin est de vous écrire. Quoique je sois encore bien loin de vous, cependant comme l'Océan ne nous sépare plus, il m'est doux de penser que je puis recevoir de vos nouvelles en peu de jours. Le jour de mon départ de New-York, j'ai reçu une lettre de vous qui m'a fait grand plaisir ; car la tendresse d'un père et d'une mère vous consolent de bien des choses. J'ai fait la dernière traversée en vingt-trois jours. Depuis sept mois que je suis parti d'Europe, j'en ai passé cinq sur mer. J'espérais ici voir mon oncle Joseph ; mais à peine a-t-il appris mon arrivée qu'il est parti de Londres. — Il m'a envoyé la lettre ci-jointe qui m'a autant peiné que surpris. Je vous envoie ma réponse, j'espère que vous me rendrez justice. — Je crois que c'est mon oncle Lucien qui l'indispose ainsi contre moi. Vous me dites que ma mère va un peu mieux, mais malgré cela sa maladie est bien grave. Vous me dites aussi que votre santé décline. Faut-il donc que j'aie de tous les côtés des sujets de douleur et de regrets ? J'attends ici des passeports avec impatience. Si on me les refuse je ne saurai que faire. Cependant le but de mon voyage est si légitime qu'il me paraît impossible qu'on y mette obstacle... Si vous saviez, mon cher père, combien je suis triste, seul au milieu de ce tumulte de Londres et au milieu de parents qui me fuient ou d'ennemis qui me redoutent. Ma mère est mourante et je ne puis aller lui porter les consolations d'un fils ; mon père est malade et je ne puis espérer d'aller le trouver ; qu'ai-je donc fait pour être ainsi le paria de l'Europe et de ma famille ? J'ai promené un moment dans une ville française le drapeau d'Austerlitz, et je me suis offert en holocauste au souvenir du captif de Sainte-Hélène. Ah ! oui ! que vous blâmiez ma conduite, cela peut être, mais ne me refusez jamais votre tendresse. C'est hélas ! la seule chose qui me reste ! Adieu, mon cher père. Dès que je saurai quelque chose de nouveau sur mon voyage, je vous l'écrirai. Présentez mes respects à ma tante Julie ; j'embrasse Charlotte et Napoléon. Recevez l'assurance de mon sincère et inaltérable attachement. Je vous embrasse de tout mon cœur. Votre tendre et respectueux fils, NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE. Londres, le 12 juillet 1837. Je suis arrivé ici le 10. C'est par erreur que j'ai mis hier, au commencement de ma lettre. Le 15, nouvelle lettre du prince à son père. Il a reçu une réponse du prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche à Londres, lui refusant son passeport. Londres, 15 juillet. J'ai reçu, hier, une réponse du prince Esterhazy, ambassadeur d'Autriche. Il ne peut me donner de passeport. Je lui avais demandé d'aller en Suisse sous la protection de l'Autriche. Je ne sais pas ce que je vais faire. Il m'est bien pénible de ne pouvoir aller près de ma mère malade. Adieu, mon cher père, que le ciel protège vos jours. Devant les difficultés qui lui sont opposées, le prince Louis n'hésite pas. Il emprunte le passeport d'un ami et court à Arenenberg. Il y trouve sa mère mourante. Il fait appeler le docteur Mazon, de Lausanne, lequel lui répète, comme l'avaient fait ses confrères, que tout espoir de guérison est perdu. Ce sont des adieux déchirants dont le dramatique n'en imposera pas au gouvernement français, qui ordonne à notre représentant en Suisse d'exposer au directeur fédéral tout le mécontentement du roi Louis-Philippe. A l'insistance du roi se mêlent celles de Vienne et de Berlin. Il faut toute l'autorité de M. Molé pour rappeler la France, l'Allemagne et l'Autriche à la décence et obtenir qu'elles consentent à attendre que la reine à l'agonie ait rendu le dernier soupir. Leur impatience ne fut pas mise à une longue épreuve. La reine mourut le 5 octobre. Une heure après, le prince écrivait à son père : Arenenberg, 5 octobre 1837. Mon cher père, Je viens d'éprouver une perte irréparable. Aujourd'hui, à cinq heures du matin, ma mère est morte dans mes bras. Elle a reçu toutes les consolations de la religion et de l'amour filial. Je n'ai pas la force de vous en dire davantage. Autre lettre au roi Louis : Arenenberg, 1837. Mon cher père, Votre lettre a été pour moi une douce et véritable consolation. Après le malheur que j'ai éprouvé, il n'y avait que vous qui puissiez adoucir ma douleur en me rappelant que je n'avais pas tout perdu, puisqu'il me restait encore un père qui me rendait sa tendresse. Oh ! je vous assure que l'idée de vous revoir fait bien battre mon cœur ; mais, hélas ! cela ne peut être immédiatement. Il faut que je passe au moins tout l'hiver ici à mettre en ordre les affaires de ma mère qui en ont besoin. Ma mère m'a laissé bien des charges, bien des obligations et un vieux château à moitié restauré, qu'il faut achever pour pouvoir en tirer quelque chose. Gela sera d'ailleurs ma seule distraction de cet hiver. Le gouvernement français a permis que les restes mortels de ma mère soient conduits en France. Ma mère a laissé un testament. Les seuls mots qui vous concernent sont ceux-ci : Que mon mari donne un souvenir à ma mémoire et qu'il sache que mon plus grand regret a été de n'avoir pu le rendre heureux. Je vous enverrai une copie entière du testament dans quelques jours. Il a fallu que ce nouveau malheur vienne me frapper pour que ma famille me donne quelques marques de tendresse ! Mon oncle Joseph et Lucien m'ont écrit ; mon oncle Jérôme est le seul qui n'ait pas daigné le faire. Adieu, mon cher père, recevez l'assurance de mon sincère et inaltérable attachement. Votre tendre et respectueux fils, NAPOLÉON-LOUIS[2]. Nous ouvrirons ici une parenthèse afin d'expliquer pourquoi le roi Jérôme était le seul qui ne daignât pas le faire. Et si nous mettons plusieurs années à fermer cette parenthèse, le lecteur nous pardonnera la digression en faveur du sujet absolument inédit pour l'histoire. En somme, les oncles du prince, désireux de vivre tranquilles, et dans l'attente de pensions du gouvernement du roi Louis-Philippe, avaient vu, d'un assez mauvais œil, l'événement de Strasbourg, comme plus tard ils devaient envisager celui de Boulogne. Mais une des raisons pour lesquelles le roi Jérôme devait se montrer le plus sévère, était l'espérance toute particulière qu'il entretenait de rentrer dans les pertes que l'exil lui avait fait subir, et de voir cesser cet exil. Cette espérance, qui l'avait nourrie ? M. Thiers. Dans quel but ? C'est ici que commence l'anecdote qui montrera M. Thiers, sinon sous un jour nouveau, du moins, dans des conditions qui, jusqu'à présent, n'ont pas été racontées. Au mois de juin 1837, c'est-à-dire à l'époque où le prince Louis habitait l'Amérique, M. Thiers se trouvant à Florence rencontra le roi Jérôme. L'ex-roi et l'ex-rédacteur du National lièrent connaissance. Jérôme invita M. Thiers à venir passer quelques jours à Quarto. M. Thiers le fit causer. Il comprit bientôt quel parti pouvait tirer d'un ancien roi, frère de l'Empereur, possesseur de nombreux documents de famille et autres, un historien qui, après avoir publié l'Histoire de la Révolution française, projetait celle du Consulat et de l'Empire. Mais il s'agissait de se l'attacher. Comment ? C'est alors que la finesse et la malice de M. Thiers apparaissent. Il lui promettra d'user de son influence pour lui obtenir une pension, d'abord, puis le rappel de la loi d'exil qui frappe la famille de l'Empereur, au moins en ce qui le concerne personnellement avec ses enfants. Le roi Jérôme n'en demandait pas davantage. En revanche, le roi Jérôme ne négligera aucune occasion d'éclairer l'historien. Le pacte est conclu. Nous allons voir s'établir une correspondance édifiante. Peu de temps après son séjour au milieu de la famille Jérôme à Quarto. M. Thiers reçoit de son hôte un objet ayant appartenu à l'empereur Napoléon Ier. Il écrit aussitôt au roi Jérôme, de Florence, en date du 21 juillet 1837 : Mon prince, j'ai reçu hier votre lettre et l'envoi qui l'accompagnait. Je garderai l'un et l'autre comme un des plus précieux souvenirs de Napoléon. Je suis, vous le savez, l'un des Français de ce temps les plus attachés à sa glorieuse mémoire et je serai heureux quand je verrai le retour des parents qui lui appartiennent se concilier avec le repos de notre pays et le maintient de son gouvernement. Je suis particulièrement heureux de vous devoir ce souvenir de Napoléon, car vous êtes l'un des princes de sa famille qui ont le mieux compris, et soutenu avec le plus de dignité le rôle qui leur convenait. Je n'avais que des liens de sympathie avec votre personne, la connaissance que j'ai faite de vous et de vos dignes enfants m'unit à vous d'une amitié dont je vous prie de me permettre ici l'expression respectueuse et sincère. Recevez, mon prince, mes hommages et mes vœux, et veuillez transmettre mes respects et ceux de ma famille à la princesse votre fille. Suit une demande de renseignements. Dans les premiers mois de l'année 1838, M. Thiers rend compte de ses démarches. Elles n'ont pas réussi. Le ministre y mettait de la mauvaise volonté, il faut attendre. Aussi bien, cet été, il ira aux abords du lac de Côme. Il paraîtra à Florence, et s'entretiendra avec Son Altesse. Il y va. Dans son désir d'héberger un ancien roi, il invite le roi Jérôme à passer un ou deux jours dans sa modeste habitation. Toute ma famille serait très heureuse de vous recevoir et de vous ménager un instant de repos au milieu de votre route de Florence à Stuttgard. Mes dames feraient tous leurs efforts pour rendre le séjour de Côme supportable à la princesse Mathilde. Seconde demande de renseignements. Le roi Jérôme ne profite pas de l'invitation, mais dépêche à M. Thiers, le chevalier de Bohl. En l'an 1839, M. Thiers explique au roi Jérôme que toutes les' difficultés viennent du côté de Molé. Suit en post-scriptum : Je vous serais bien obligé si vous pouviez m'écrire et me dire quelle est la nature des documents que vous seriez assez bon pour me fournir ; je n'ai pas besoin de vous dire qu'ils seront employés à la plus grande gloire de votre illustre frère. Plus j'étudie ses immenses et gigantesques conceptions, plus je suis saisi d'admiration. Je ne vois qu'un inconvénient aux études que je fais, c'est de dégoûter du monde réel, pour vous faire vivre dans un monde imaginaire. Je suis chargé par ma famille de nous mettre tous aux pieds de la princesse Mathilde. Elle sait quelle respectueuse amitié nous lui portons tous, et avec quel bonheur nous contribuerions à l'adoucissement de ses peines et des vôtres. Le temps viendra, je l'espère, où notre gouvernement sentira ce qu'il doit de soins à la famille de Napoléon. Pour moi, c'est à mes yeux une dette sacrée que je serais bien heureux de voir acquitter par la France. Le roi Jérôme envoie cinq caisses de manuscrits et demande naturellement où en est son affaire. M. Thiers est désolé. Tout allait pour le mieux quand le maréchal Soult a brouillé les cartes. Au mois de mars 1840, M. Thiers revient au ministère et est nommé président du Conseil. Il fait demander au roi Jérôme des détails particuliers sur Waterloo, en lui promettant d'user de sa nouvelle influence. Le roi Jérôme travaille un mois à réunir les détails, les envoie, insiste sur son affaire et reçoit la réponse suivante : 18 octobre 1840. Mon prince, je vous demande mille pardons de n'avoir pas encore répondu aux lettres que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire ; mais j'espère que les occupations nombreuses dont je suis accablé me serviront d'excuse suffisante. J'ai reçu du roi et de M. le duc d'Orléans la mission de vous répondre et de vous témoigner combien ils étaient sensibles aux sentiments que vous leur exprimiez. Le roi a vu dans vos lettres la preuve du sens élevé qui a dirigé votre conduite, et il saisira Volontiers les occasions qui s'offriront de vous prouver sa haute estime. Je me charge de vous féliciter du mariage de la princesse Mathilde avec M. le comte de Demidoff. Elle sera reçue en France après son mariage, avec tout l'intérêt qu'elle mérite. Le roi sera heureux de diminuer le nombre des exilés ; il n'y en aurait plus un seul s'il dépendait de lui et si tous les membres de votre famille imitaient la sagesse dont vous leur donnez l'exemple. 6 décembre 1840. Voilà, Monseigneur, bien des années que je n'ai vu Florence, j'y pense sans cesse et je regarderai comme bienheureux le jour qui m'y ramènera. Je n'aime entre toutes les choses de ce monde que les voyages, et, entre les voyages, ceux qui amènent en Italie. Le plaisir et l'honneur de vous y rencontrer n'est pas le moindre attrait qui m'entraîne en ce pays, mais l'histoire de votre illustre frère me retient et absorbe tous les moments que je ne donne pas aux Chambres. Je ne voudrais pas finir cet immense travail sans vous avoir revu et entendu sur une foule de points. Si j'ai un moment de liberté je l'emploierai certainement à aller vous présenter mes hommages et à vous demander une foule de renseignements. Je vais donner encore dix-huit mois à mon travail, après quoi j'espère que j'aurai fini, au moins la première rédaction, et je pourrai me donner un peu de loisir. J'espère, Monseigneur, que je vous trouverai, d'ici-là, content et satisfait. On nous annonce, pour le mois de mars, la princesse votre fille. Je vous prie de lui adresser mes hommages et de lui dire à quel point l'espérance de la revoir nous remplit tous de satisfaction. Mme Thiers et sa mère vous adressent, Monseigneur, leurs remerciements pour le souvenir que vous voulez bien leur conserver. Elles s'unissent à moi pour vous renouveler l'expression de leurs sentiments de respect et d'attachement. Nouvelle demande de renseignements sur Waterloo. Le roi Jérôme lui en fournit et d'intéressants sur la fameuse phrase de Cambronne : La vérité, vous la savez, c'est moi qui suis le dernier soldat de la France de l'Empire ; et les mots mis sur le compte de Cambronne, c'est un grenadier de l'île d'Elbe qui les a prononcés en se tuant. En échange, il supplie M. Thiers de revenir à la rescousse. M. Thiers le prie de lui envoyer tout ce qu'il possède sur la campagne de France et lui laisse espérer une solution plus que prochaine. Dix-septième envoi de caisses renfermant des pièces. Tout ce que M. Thiers a pu obtenir, ça été de permettre au prince Napoléon d'aller voir la comtesse Demidoff, mais il conseille au roi Jérôme de procéder par voie de pétition aux Chambres. Suit une demande de correspondances ayant trait au retour de l'ile d'Elbe. Enfin, l'année 1845 arrive, M. Thiers n'a plus besoin du roi Jérôme, n'ayant plus rien à en tirer. Il le délaisse. C'était apparemment ce qui pouvait arriver de mieux au roi, puisqu'à défaut de l'autorisation de rester en France, il y gagna du moins la permission d'y séjourner trois mois. Revenons au prince Louis. Inconsolable de la mort de la reine Hortense, qui avait été pour lui la meilleure et la plus intelligente des mères, le prince s'exile volontairement quelques mois dans le château de Gottlieben. Nul historien n'en fait mention. Nous en trouvons indication dans une lettre appartenant à l'impératrice Eugénie et ainsi conçue : Gottlieben, 10 mai 1838. Mon cher père, Comment vous exprimer toute la joie que j'ai ressentie en recevant votre lettre après un si long silence ! Il faut avoir éprouvé toute la douleur que j'ai eue en perdant à la fois ma mère et l'amitié de mon père pour comprendre combien un mot tendre de votre part a dû me faire de bien... J'ai passé tout l'hiver dans le vieux château de Gottlieben, que ma mère avait fait arranger et dont j'ai continué les réparations. Quoique la position ne soit pas aussi belle que celle d'Arenenberg, je m'y plais davantage, parce que je n'y rencontre pas, comme à l'habitation de ma mère, des souvenirs déchirants. Le printemps le ramène à Arenenberg. où il est dans l'intimité d'amis, parmi lesquels : M. Mocquard, le docteur français, et M. de Persigny, échappé avec peine de Strasbourg, déguisé par Mme Gordan, en pâtissier. Strasbourg n'a pas découragé le prince, il ne songe qu'au moment où se présentera une nouvelle occasion. Et pourtant les préoccupations ne lui manquent pas. Son père n'a pas attendu que le cadavre de la reine Hortense fût refroidi pour épouser à Florence la jeune marquise de Strozzi. Quelques semaines après, M. Larty est accusé d'attentat à la sûreté de l'État, pour la publication d'une brochure intitulée : Relation des événements du 30 octobre 1836. Le prince Napoléon à Strasbourg. Mis au courant de l'événement par les journaux français, et sachant ce qui menace M. Larty, le prince lui écrit, le 2 juillet 1838, pour lui donner des conseils et des moyens de défense : Mon cher Larty, Vous allez donc paraître devant la Cour des Pairs, parce que vous avez eu le généreux dévouement de reproduire les détails de mon entreprise, de justifier mes intentions et de repousser les accusations dont j'ai été l'objet. Je ne comprends pas l'importance que met le gouvernement à empêcher la publication de cette brochure. Vous savez qu'en vous autorisant à la publier, mon seul but a été de repousser les lâches calomnies dont les organes du ministère m'ont accablé pendant les cinq mois que je suis resté en prison ou sur la mer ; il y allait de mon honneur et de celui de mes amis de prouver que ce n'était pas une folle exaltation qui m'avait amené à Strasbourg, en 1836. On dit que votre brochure est une nouvelle conspiration, tandis qu'au contraire elle me justifie du reproche d'avoir jamais conspiré, et qu'il est dit, dans les premières pages, que nous avons attendu près de deux ans pour publier les détails qui me concernent, afin que les esprits fussent plus calmes et qu'on pût juger sans haine et sans prévention. Si, comme j'aime à le croire, un esprit de justice anime la Cour des Pairs ; si elle est indépendante du pouvoir exécutif, comme le veut la Constitution, il n'y a pas possibilité qu'on vous condamne ; car, je ne saurais trop le répéter, votre brochure n'est pas un nouvel appel à la révolte, mais l'explication simple et vraie d'un fait qui avait été défiguré. Je n'ai d'autre appui dans le inonde que l'opinion publique, d'autre soutien que l'estime de mes concitoyens. S'il est impossible à mes amis et à moi de se défendre contre d'injustes calomnies, je trouverai que mon sort est le plus cruel de tous. Vous connaissez trop bien mon amitié pour vous pour comprendre combien je suis peiné de l'idée que vous pourriez être victime de votre dévouement ; mais je sais aussi qu'avec votre noble caractère, vous souffrez avec résignation pour une cause populaire. On vous demandera, comme le font déjà certains journaux, où est le parti napoléonien ? Répondez : le parti n'est nulle part, et la cause est partout. Le parti n'est nulle part parce que nos amis ne sont pas enrégimentés ; mais la cause a des partisans partout, depuis l'atelier de l'ouvrier jusque dans le conseil du roi ; depuis la caserne du soldat jusqu'au palais du Maréchal de France. Républicains, Juste Milieu, Légitimistes, tous ceux qui veulent un gouvernement fort, une liberté réelle, une attitude gouvernementale imposante, tous ceux-là, dis-je, sont napoléonistes, qu'ils s'en rendent compte ou non, car le système impérial n'est pas l'imitation bâtarde des Constitutions anglaises ou américaines, mais bien la formule gouvernementale des principes de la Révolution ; c'est la hiérarchie dans la démocratie, l'égalité devant la loi, la récompense pour le mérite, c'est enfin un colosse pyramidal à la base large et à la tête haute. Dites qu'en vous autorisant à faire cette publication, mon but n'a pas été de troubler maintenant la tranquillité de la France, ni de remuer des passions mal éteintes ; mais de me montrera mes concitoyens tel que je suis et non tel que la haine intéressée m'a dépeint. Mais, si un jour les partis reversaient le pouvoir actuel — l'exemple des cinquante dernières années nous permet cette supposition —, et si, habitués qu'ils sont depuis vingt-trois ans à mépriser l'autorité, ils sapaient toutes les bases de l'édifice social, alors peut-être le nom de Napoléon serait-il une ancre de salut pour tout ce qu'il y a de généreux et de vraiment patriote en France. C'est pour ce motif que je tiens, comme vous le savez, à ce que l'honneur de l'aigle du 30 octobre reste intact, malgré sa défaite, et qu'on ne prenne pas le neveu de l'Empereur pour un aventurier ordinaire. On vous demandera, sans doute, où vous avez puisé toutes les assertions que vous avancez : vous pouvez dire que vous les tenez de moi, et que je certifie sur l'honneur qu'elles m'ont été garanties par des hommes dignes de foi. Adieu, mon cher Larty, j'espérerais encore de la justice, si l'intérêt du moment n'était pas la seule morale des partis. Recevez l'assurance de ma sincère amitié. LOUIS-NAPOLÉON. M. Larty est condamné à cinq ans de prison et à 10.000 francs d'amende. Le gouvernement ne devait pas capituler, et nous sommes obligé de convenir qu'après la façon dont il avait écouté les démarches de la reine Hortense, la mansuétude dont il avait fait preuve après l'affaire de Strasbourg, il n'était pas positivement dans son tort. Mais les gouvernements ont rarement le sentiment des mesures. Il détache le fils du maréchal Lannes, duc de Montebello — tels sont les hommes —, ambassadeur en Suisse, auprès de. la Diète, chargé d'une note contenant la demande expresse de l'expulsion du prince Louis de la Suisse. La Suisse n'aurait pas dû souffrir, disait cette note, que Louis Bonaparte revint sur son territoire, et, au mépris de toutes les obligations que lui imposait la reconnaissance, osât y renouveler de criminelles intrigues, et avouer hautement des prétentions insensées, et que leur folie même ne peut plus absoudre depuis l'attentat de Strasbourg. Il est de notoriété publique qu'Arenenberg est le centre d'intrigues que le gouvernement a le droit et le devoir de ne pas tolérer. Et la note se terminait par ces mots : La Suisse est trop loyale et trop fidèle alliée pour permettre que Louis Bonaparte se dise à la fois un de ses citoyens et le prétendant au trône de France ; qu'il se dise Français toutes les fois qu'il conçoit l'espérance de troubler sa patrie au profit de ses projets, et le citoyen de Thurgovie quand le gouvernement de la patrie veut prévenir le retour de ses criminelles tentatives. La note, comme on voit, ne manquait ni de bon sens, ni même d'esprit. On aurait pu ajouter une légère allusion au duc d'Enghien envers qui l'Empereur s'était montré moins patient. La majorité de la Diète, tout en réclamant avec force le droit des Suisses à ne subir aucune pression étrangère, décida qu'il y avait lieu de demander au Conseil de Thurgovie si le prince avait été régulièrement nommé citoyen de Thurgovie, et.si ses actes n'étaient pas en opposition avec la conduite que ce titre lui imposait. Le grand Conseil de Thurgovie déclara que le prince était citoyen de Thurgovie ; que si une renonciation formelle de sa part à la qualité de Français n'avait pas été exigée, c'est qu'elle était inutile, attendu qu'aux ternies des lois françaises, la naturalisation acquise en pays étranger faisait perdre cette qualité, et que, d'ailleurs, en vertu de l'acte d'expulsion de la famille de Napoléon, aucun de ses membres n'était en droit de réclamer ; que tout ce que pouvait en cette circonstance l'État de Thurgovie, c'était de faire en sorte que la France n'eût point à se plaindre de la présence du prince en Suisse. Nouvelle colère du gouvernement français qui l'avait pourtant belle d'exciper de la réponse du grand Conseil pour traiter à l'avenir le prince Louis comme un étranger. Une armée française se masse sur la frontière afin d'appuyer les réclamations du gouvernement de Louis-Philippe, ce qui était plus que suffisant pour augmenter l'importance du héros de l'histoire. Le gouvernement helvétique tient bon, laissant entendre qu'il ne cédera à aucune intimidation. C'eût été la guerre, sans le parti que prît le prince d'en éviter les conséquences à son pays d'adoption et de quitter Arenenberg, après avoir écrit la lettre suivante, datée du 22 septembre 1838, au landmann, M. Anderwers, président du petit Conseil : Monsieur le Landmann, Lorsque la note du duc de Montebello fut adressée à la Diète, je ne voulais point me soumettre aux exigences du gouvernement français, car il m'importait de prouver, par mon refus de m'éloigner, que j'étais revenu en Suisse sans manquer à aucun engagement ; que j'avais le droit d'y résider, et que j'y trouverais aide et protection. La Suisse a montré, depuis un mois, par ses protestations énergiques, et maintenant, par les décisions des grands Conseils qui se sont assemblés jusqu'ici, qu'elle était prête à faire les plus grands sacrifices pour maintenir sa dignité et son droit. Elle a su faire son devoir comme nation indépendante ; je saurai faire le mien et rester fidèle à la voix de l'honneur. On peut me persécuter, mais jamais m'avilir. Le gouvernement français ayant déclaré que le refus de la Diète d'obtempérer à sa demande serait le signal d'une conflagration, dont la Suisse pourrait être la victime, il ne me reste plus qu'à quitter un pays où ma présence est le sujet d'aussi injustes prétentions, où elle serait le prétexte d'aussi grands malheurs. Je vous prie donc, monsieur le Landmann, d'annoncer au directeur fédéral que je partirai dès qu'il aura obtenu des diverses puissances les passeports qui me sont nécessaires pour me rendre dans un lieu où je puisse trouver un asile assuré. En quittant aujourd'hui et volontairement le seul pays où j'avais trouvé en Europe, appui et protection, en m'éloignant des lieux qui m'étaient devenus chers à tant de titres, j'espère prouver au peuple suisse que j'étais digne des marques d'estime et d'affection qu'il m'a prodiguées. Je n'oublierai jamais la noble conduite des cantons qui se sont prononcés si courageusement en ma faveur ; et surtout, le souvenir de la généreuse hospitalité que m'a accordé le canton de Thurgovie restera profondément gravé dans mon cœur. J'espère que cette séparation ne sera pas éternelle, et qu'un jour viendra où je pourrai, sans compromettre les intérêts des deux nations qui doivent rester amies, retrouver l'asile où vingt ans de séjour et des droits acquis m'avaient créé une seconde patrie. Soyez, monsieur le Landmann, l'interprète de mes sentiments de reconnaissance envers les Conseils, et que la pensée d'épargner des troubles à la Suisse, peut seule adoucir les regrets que j'éprouve à la quitter. Recevez, etc. LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE. Muni d'un passeport suisse, visé par les ambassadeurs des puissances étrangères résident à Berne, le prince quitta Arenenberg, traversa l'Allemagne, la Hollande, et alla s'embarquer à Rotterdam pour se rendre en Angleterre, où il arriva le 24 octobre. |
[1] Durant la traversée, le Prince écrivit sur l'album de la fille du docteur, depuis : Mrs. William Appeton de Boston, un passage de Thomson :
Still to employ
The mind's best ardeur in
heroic aims.
[2] La plupart des lettres privées que nous publions ici sont en la possession de la famille impériale.