NAPOLÉON III

Enfance - Jeunesse

 

LIVRE QUATRIÈME. — LONDRES - ARENENBERG - STRASBOURG.

 

 

Je suis, écrit le Prince à son père aussitôt son arrivée, dans un pays neutre, ne me mêlant de politique qu'en lisant les journaux. En effet, que puis-je faire désormais, et qu'a-t-on à craindre de moi ? S'il y avait de nouvelles révolutions en Italie, je ne m'en mêlerais pas. S'il yen avait en France, qu'arriverait-il ? On nommerait soit la République, ou Henri V ou Napoléon II. Si les deux premiers cas se réalisaient, cela ne me regarderait nullement. Si le dernier avait lieu, comme le chef de notre famille est à Vienne, je ne pourrais donc que suivre ses démarches et attendre qu'il déclarât ses intentions. Ainsi donc, mon rôle est facile à jouer. Je reste tranquille spectateur du drame qui se passe sous mes yeux, et je ne demande à mon père qu'à me rendre toute sa tendresse et au sort qu'à me rendre ma patrie, si toutefois la Providence le veut ainsi.

 

A Londres, il fait la connaissance de lord et de lady Holland. Lord Holland réunit à la physionomie la plus fine et la plus spirituelle la bonhomie d'un homme qui ne serait que bon. Seul dans le secret du voyage que je venais de faire, il m'assura qu'à présent le ministère anglais, dont il faisait partie, ne s'opposerait plus à la fin de l'exil de la famille de l'Empereur. Je lui dis avec tristesse que le souvenir que l'on avait conservé de nous en France était bien affaibli. Le peuple s'en souvient, ajoutai-je. Alors, avec son sourire doux et fin, il s'écria : C'est bien quelque chose ! Il voit lady Grey, le général Wilson et Bruce, la comtesse Glengall, la duchesse de Bedfort, le fils de Murat arrivant d'Amérique avec sa jeune femme[1], la duchesse de Brioul, etc.

Un instant, il peut espérer un trône à l'étranger, celui de Belgique, vacant à la suite du refus opposé par la diplomatie à l'élection du duc de Leuchtenberg. On parle d'un mariage entre le prince Louis et une fille de Louis-Philippe. La candidature de Léopold de Saxe-Cobourg, qui réunit la majorité des suffrages du congrès belge, met fin aux suppositions. Nommé roi le 4 juin. Léopold, avant de partir, ira saluer la reine Hortense et, prenant congé d'elle : Vous ne me prendrez pas mon royaume en passant, lui dit-il. L'allusion provoqua du dépit, et le prince Louis détourna les soupçons en adressant, en date du 17 juin, la réclamation suivante :

Monsieur le Rédacteur,

Je lis dans votre journal du 13 le paragraphe suivant : Mme la duchesse de Saint-Leu vient de passer quelques semaines à Londres. On suppose que l'ex-reine de Hollande a été y guetter une occasion de présenter son fils aux Belges, pour le cas où ils éprouveraient quelques difficultés dans le choix d'un souverain.

Il parait que l'on veut absolument assigner un but politique au séjour de ma mère en Angleterre. Ma mère est allée à Londres uniquement parce qu'elle n'a pas voulu se séparer de l'unique de ses fils qui survit encore.

Ayant embrassé la cause sacrée de l'indépendance italienne, je suis obligé de chercher un refuge en Angleterre, la France, hélas ! m'étant toujours fermée. Ma mère n'aspire qu'au repos et à la tranquillité.

Quant à moi, loin de nourrir des idées d'ambition, mon seul désir serait de servir mon pays ou la liberté dans les pays étrangers, et on m'aurait vu dès longtemps, en qualité de simple volontaire, dans les rangs glorieux des Belges ou dans ceux des immortels Polonais, si je n'avais craint qu'on attribuât mes actions à des vues d'intérêt personnel, ou que mon nom n'alarmât une diplomatie timide et incapable de croire à un dévouement désintéressé ou à une sympathie sincère pour des peuples malheureux.

 

Cette lettre eut une conséquence imprévue. Des libéraux viennent de France proposer au prince de se mettre à la tête d'un mouvement. Il hésite. La reine, jugeant le moment inopportun, le détourne d'un projet sans aucune chance de réussite, et songe à quitter Londres. Un courrier, accourt de Paris à l'ambassade de Londres, apportant l'ordre de ne pas leur délivrer de passeports. Ils vont habiter Tunbridge-Walls, espérant que les eaux thermales calmeront les névralgies dont souffre la reine ; puis impatients de ne pas recevoir de passeports, décident de faire un coup de tête, s'embarquent à Calais, vont saluer à Boulogne la colonne de la Grande-Armée, visitent Ermenonville, Mortefontaine, où avait eu lieu, sous le Consulat, la signature d'un traité avec l'Amérique, Saint-Denis. Mon fils aurait tant désiré d'aller à Saint-Leu, lieu témoin de sa première enfance. J'aurais trouvé là des tombeaux qui m'étaient chers. Mon fils aîné, mort en Hollande, avait été déposé à Notre-Dame, en attendant que Saint-Denis fût achevé. Les Bourbons l'en firent ôter en 1814. Je le réclamai, et le fis placer dans l'église de Saint-Leu. J'avais fait construire tout près une chapelle pour Mme de Broc, amie de mon enfance, que j'avais perdue en 1813... Mais c'était trop m'éloigner de ma route, il fallut y renoncer. D'ailleurs, revoir cette campagne créée par moi, qui avait été récemment témoin de la mort affreuse d'un vieillard, et devenue la propriété d'une autre personne, c'eût été aller chercher une impression trop pénible. Ils tournent Paris par la route de la Révolte, vont à Rueil, prier sur le tombeau de Joséphine, frappent en amis à la Malmaison, dont un nouveau propriétaire leur refuse l'entrée, gagnent Versailles, Melun, Sens, bref, retournent à Arenenberg dans les derniers jours d'août 1831.

Le roi Louis ne pouvait pardonner à son fils l'expédition d'Italie. Il vivait dans la continuelle crainte qu'il ne refît une nouvelle escapade. Il désirait par-dessus tout vivre en paix, éviter tout conflit avec les pouvoirs, particulièrement avec celui de Louis-Philippe. Son caractère, naturellement morose, s'en déprimait davantage. Ce fut presque de la peur quand il apprit qu'une députation de patriotes polonais s'était présentée à Arenenberg, demandant le concours du prince.

À qui, écrivaient les généraux Kniazewicz et Plater, la direction de notre entreprise pourrait-elle être mieux confiée qu'au neveu du plus grand capitaine de tous les siècles ? Un jeune Bonaparte apparaissant sur nos plages, le drapeau tricolore à la main, produirait un effet moral dont les suites sont incalculables. Allez donc, jeune héros, espoir de notre patrie, confiez à des flots qui connaîtront votre nom la fortune de César, et, ce qui vaut mieux, les destinées de la liberté. Vous aurez la reconnaissance de vos frères d'armes et l'admiration de l'Univers.

 

L'anxiété du roi Louis ne fut pas mise à une longue épreuve. Le prince refusa, arguant que si son nom était mêlé à la Révolution de Pologne, le roi Louis-Philippe pourrait y trouver une excuse pour ne point intervenir. L'insistance des patriotes fut, superflue. Ils durent quitter Arenenberg.

Le prince se remit à l'étude.

A cette époque survient un événement qui devait avoir les plus sérieuses conséquences sur la conduite du prince : le fils de Napoléon Ier, le roi de Rome, Napoléon II, meurt à Vienne, le 22 juillet 1832.

Le duc de Reichstadt était un prétendant peu gênant. Exilé avec Marie-Louise assez oublieuse de ses devoirs pour accorder sa main au général Neipperg, après avoir été sa maîtresse, élevé à la cour d'Autriche, surveillé de près par Metternich et François, énervé par une longue inaction, c'était un prisonnier rêveur, plutôt qu'un prince agissant. Liens de famille, a justement fait observer un de ses historiens, nationalité, tout avait été systématiquement avili et confondu ; ce qu'on lui permettait d'action avait toujours été tellement entouré d'entraves, que le bien et le mal se neutralisaient sans cesse dans la vie qu'on lui avait faite. Il eut fallu une nature bien supérieure pour ne, pas succomber à tant de conditions de nullité ; être doué tout à la fois d'une intelligence peu commune et d'une énergie précoce pour qu'il attendit, dans la force de sa volonté, l'occasion favorable sans donner trop d'ombrage à ceux qui épiaient tous ses mouvements. Plus il travaillait à se rendre digne d'une faveur éventuelle de la fortune, plus il se tenait en garde contre des manifestations irréfléchies qui auraient pu à jamais compromettre son avenir. Je tâcherai de faire le bien, de mon mieux, disait-il quelquefois, par respect pour la mémoire de mon père.

Cependant depuis la Révolution de Juillet, la surveillance des agents de Metternich était devenue, autour du duc, plus ombrageuse et plus active que jamais. — On craignait l'influence d'une certaine princesse Camieraza —. Le duc en subit un effet moral qui eut son contre-coup. Il dépérit dans la prison qu'on lui avait installée au milieu d'une des cours les plus somptueuses d'Europe. Il mourut de désespérance.

Sa disparition entraînait celle du représentant naturel de la dynastie napoléonienne, puisque la France, par l'organe des Chambres, l'avait proclamé Empereur sous le nom de Napoléon II, et que les membres de la famille Bonaparte, ainsi que leurs amis politiques, n'avaient cessé de le considérer comme tel.

Le prince Louis l'aimait beaucoup, on peut s'en assurer par la lettre suivante, en possession de la famille impériale, et qu'il adressait à son cousin vers 1830 :

Mon cher cousin,

Nous sommes très tourmentés depuis quelque temps de votre maladie. Je m'adresse à tout le monde pour avoir des nouvelles de votre santé, et l'incertitude où me laissent ces rapports indirects me cause la plus grande anxiété.

Si vous connaissiez tout l'attachement que nous vous portons et jusqu'où va notre dévouement pour vous, vous concevriez notre douleur de ne pas avoir de relations directes avec celui que nous avons été élevés à chérir comme parent et à honorer comme fils de l'empereur Napoléon.

Ah ! si la présence d'un neveu de votre père pouvait vous faire quelque bien, si les soins d'un ami qui porte le même nom que vous pouvaient soulager vos souffrances, je serais trop heureux d'avoir pu en quelque chose être utile à celui qui est l'objet de toute mon affection.

J'espère que les personnes auxquelles parviendra ma lettre avant vous seront assez compatissantes pour vous faire parvenir l'expression d'un attachement qui ne peut pas vous être indifférent.

 

Mais le regret que pouvait ressentir le prince de cette mort ne devait pas lui faire perdre de vue quelle succession lui laissait son cousin. Aussi bien, il l'eut oubliée que les puissances étrangères se fussent chargées de l'en faire souvenir. La mort du duc de Reichstadt enlevait une inquiétude à la dynastie de Louis-Philippe ; celles de la Sainte-Alliance se tournèrent vers la Suisse. Plusieurs agents diplomatiques furent envoyés dans le canton de Thurgovie, pour sonder les dispositions morales du fils d'Hortense. Un secrétaire de l'ambassade française à Londres, dévoué au prince de Talleyrand, vint s'établir tout près de l'habitation de la reine, au Volsberg, dont le château était demeuré la propriété de Mlle Cochelet, pour surveiller la conduite du neveu de l'empereur ; mais celui-ci déjoua toutes les intrigues qui s'agitaient autour de lui. Sa bourse n'en était pas moins ouverte à toutes les infortunes. Les débris de la Pologne, de même que les réfugiés politiques, de quelque nationalité qu'ils fussent, lorsqu'ils arrivaient à passer par Constance, étaient hébergés à ses frais, et ne s'éloignaient de cette ville qu'après avoir reçu du prince des dons pécuniaires. La reine s'associait à ses bonnes œuvres, car le seul revenu de son fils n'y eût pas suffi[2]. Morel, disait-elle, il faut savoir se priver pour pouvoir secourir, et, à cette occasion, elle écrivait à une amie qu'elle avait conservée à Rome, et qui la pressait de venir l'y rejoindre :

Ma fortune m'oblige à rester l'hiver sur ma montagne, exposée à tous les vents ; mais qu'est-ce que cela, à côté des horribles souffrances de l'Empereur sur le rocher de Sainte-Hélène ? La résignation est la vertu des femmes et le courage celui des mères. Je ne me plaindrais pas si mon fils, à son âge, ne se trouvait privé de toute société et complètement isolé, sans autre distraction que le travail assidu auquel il s'est voué. Son courage et sa force d'âme égalent sa triste destinée. Quelle nature généreuse ! Quel bon et digne jeune homme ! Je l'admirerais si je n'étais sa mère et je suis fière de l'être. Je jouis autant de la noblesse de son caractère, que je souffre de ne pouvoir donner à sa vie plus de douceur. Il était né pour de belles choses ; il en était digne. Nous avons le projet d'aller passer deux mois à Genève ; là, du moins, il entendra parler le français, ce sera une agréable distraction. La langue maternelle, n'est-ce pas un peu la patrie ? Après la Révolution de Juillet, les actes arbitraires durent encore et même recommencent contre nous. La Révolution m'a ôté les moyens de soulager, autant que je le voudrais et autant que le voudrait mon fils, les infortunes qui s'adressent toujours à nous et qui en conservent la bonne habitude. On s'est emparé de nos biens pour en faire des pensions aux ennemis de la Révolution. Vous pensez bien que c'est les perdre deux fois. Ah ! si j'étais riche, comme ceux qui souffrent souffriraient moins !

Votre affection me touche infiniment ; j'ai toujours fait cas des sentiments vrais : il n'y a que cela, de réel dans la vie ; et lorsqu'ils sont rares, ils n'en sont que plus précieux. Je n'ai jamais ambitionné que l'affection ; et, si le sort a voulu m'isoler, jeune encore, des amis et de ma patrie, je me suis consolée en pensant qu'un doux souvenir de moi y restera, dans cette patrie que j'ai trop aimée, pour qu'elle soit ingrate quand je ne serai plus.

Ne doutez pas des sentiments que nous vous avons voués, moi et mon fils.

HORTENSE.

 

Quelque temps auparavant le prince Louis avait soumis à Chateaubriand, qui se trouvait en Suisse, un travail publié depuis sous le titre de Rêveries Politiques[3], avec cette épigraphe : Le peuple, qui a la souveraine puissance, doit faire par lui-même tout ce qu'il peut faire ; et ce qu'il ne peut pas bien faire il faut qu'il le fasse par ses ministres. (Montesquieu, Esprit des Lois, Livre II.) On y devinait l'espoir confus de jouer un rôle. L'auteur y attribuait le malaise général de l'Europe au peu de confiance que les peuples ont en leur souverain.

Malheur aux souverains dont les intérêts ne sont pas liés à ceux de la nation ! Quand la gloire de l'un ne fait pas la gloire de l'autre, quand la conservation de l'un est au détriment de l'autre, et lorsqu'ils ne peuvent se fier réciproquement ni à leurs promesses ni à leurs serments. Les rois défendent leur trône comme leur propriété personnelle. Toute concession leur parait un vol, toute amélioration un commencement de révolte.

L'agitation qui règne dans tous les pays, l'amour de la liberté qui s'est emparé de tous les esprits, l'énergie que la confiance en une bonne cause a mise dans toutes les âmes, tous ces indices d'un désir impérieux nous mèneront à un résultat heureux. Oui, le jour viendra et peut-être n'est-il pas loin, où la vertu triomphera de l'intrigue, où le mérite aura plus de force que les préjugés, où la gloire couronnera la liberté. Pour arriver à ce but, chacun a rêvé des moyens différents ; je crois qu'on ne peut y parvenir qu'en réunissant les deux causes populaires, celle de Napoléon Il et celle de la République.

Je voudrais un gouvernement qui procurât tous les avantages de la République sans entraîner les mêmes inconvénients ; en un mot un gouvernement qui fut fort sans despotisme, libre sans anarchie, indépendant sans conquête.

 

Voici les bases d'un projet de Constitution :

Les trois pouvoirs de l'Etat seraient : le Peuple, le Corps législatif et l'Empereur.

Le Peuple aurait le pouvoir électif et de sanction.

Le Corps législatif aurait le pouvoir délibératif.

L'Empereur le pouvoir exécutif.

 

Le prince Louis ne négligeait aucune occasion d'affirmer sa prépondérance. L'attitude de son père et de ses oncles n'était pourtant point de nature à l'y encourager. Le roi Louis aspirait plus que jamais à vivre tranquille, tout à sa misanthropie et à ses travaux littéraires. Joseph, revenu d'Amérique en Angleterre, se contentait de parcourir platoniquement les divers comtés du royaume britannique, y étudiant l'esprit des lois et le mécanisme des institutions. Lucien — l'ancien clubiste d'Ajaccio et de Saint-Maximin — se consacrait tout entier à l'éducation de sa famille et à la culture des lettres. Jérôme s'oubliait clans un doux farniente. Mais la reine Hortense était là.

Nous y insistons à l'avantage de celui qui devait régner plus tard sous le nom de Napoléon III, ses responsabilités eurent pour premier effet de le plonger plus avant dans l'étude. Aux Rêveries Politiques succéda une autre brochure. La Suisse allait délibérer sur un projet de pacte fédéral soumis à l'acceptation du peuple. Le prince se proposa d'examiner ce pacte dans les Considérations politiques et militaires sur la Suisse, précédées de cet avant-propos :

Je recommande à l'indulgence de mes lecteurs ces réflexions que je soumets à leur jugement. Si, en parlant de la Suisse, je n'ai pu m'empêcher de songer souvent à la France, j'espère qu'on me pardonnera mes digressions ; car l'intérêt que m'inspire un peuple libre ne peut qu'augmenter mon amour pour mon pays.

Arenenberg, 6 juillet 1833.

 

Il cherche à démontrer les bienfaits pour la Suisse de l'influence française :

Jusqu'en 1814, la Suisse a joui d'une tranquillité parfaite : elle fut heureuse avec l'alliance française ; elle nous donna des régiments de ligne qui cueillirent aussi leur part de gloire dans les rangs de la grande armée ; mais les revers de Napoléon réveillèrent partout les vieilles prétentions du parti des privilèges ; et la Suisse, trompée par ses chefs, alla se prosterner aux pieds des souverains étrangers auxquels elle ouvrait ses portes... De même que la Confédération du Rhin abandonna son protecteur, de même la Suisse abandonna son médiateur et les cohortes du Nord passèrent triomphantes près des champs de bataille de Lempack et de Morgarten.

 

Cela établi, il recommande à la Suisse une alliance, sous prétexte qu'un petit État ne saurait vivre entre deux grandes nations sans être écrasé, et cette alliance doit être celle de la France. Il raille le gouvernement de Louis-Philippe à propos de la question des impôts : Pour que l'impôt ne soit pas une charge, il faut que tous aient confiance à la stabilité du gouvernement ; sans cela, le roi, les ministres et les autres fonctionnaires, incertains de leur position, ne considèrent leur emploi que comme un moyen de s'enrichir et de pourvoir aux événements futurs. Il conseille à cette même Suisse, si elle veut concilier tout à la fois la souveraineté populaire et le principe d'ordre, de confier, en cas d'élection, aux corps éclairés un mandat spécial. Il conclut — nous en passons — en revenant sur l'alliance française : Je me borne à féliciter un peuple qui se gouverne lui-même, qui tend journellement à se rendre digne de la liberté et de ce grand nom de République, dont nous n'avons eu jusqu'ici que de si imparfaits modèles. Je me borne à conseiller aux Suisses d'être toujours les alliés de la France, parce que leurs intérêts de pays les y engagent, leur intérêt de nation civilisée les y oblige. S'ils étaient attaqués, je ne doute pas qu'ils ne défendissent la patrie de Guillaume Tell. Avec une armée mieux organisée, à la faveur de leurs montagnes, ils peuvent opposer une longue résistance. L'amour de la patrie et de la' liberté ne rendent-ils pas souvent invincibles ! Ou, si l'on succombe, les cyprès ne sont-ils pas alors aussi beaux que les lauriers ?

Les habitants de Thurgovie — gens simples — furent très reconnaissant envers le prince Louis d'une brochure dans laquelle il s'occupait plutôt de ses propres intérêts que de ceux de ses hôtes, et le 30 avril 1832, le canton de Thurgovie lui offrait le droit de bourgeoisie communale[4].

Arenenberg, 15 mai 1832.

Monsieur le Président,

C'est avec un grand plaisir que j'ai reçu le droit de bourgeoisie que le canton vient de m'offrir. Je suis heureux que de nouveaux liens m'attachent à un pays qui, depuis seize ans, nous a donné une hospitalité si bienveillante.

Ma position d'exilé de ma patrie me rend plus sensible cette marque d'intérêt de votre part.

Croyez que, dans toutes les circonstances de ma vie comme Français et comme un Bonaparte, je serai fier d'être citoyen d'un Etat libre. Ma mère me charge de vous dire combien elle a été touchée de l'intérêt que vous me témoignez.

Je vous prie, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Pour reconnaître ce don le prince offrit au canton deux canons de six, avec train et équipage complet, puis créa une école construite dans le village de Soltenstein.

Il semble qu'à cette époque il sente plus que jamais le besoin de ne pas se laisser oublier. Il envoie au comité polonais de Berne un nécessaire en vermeil ayant appartenu à Napoléon. On en fait une loterie qui produit vingt mille francs et le comité le remercie en ces termes :

Nous serions très heureux s'il nous était permis de suivre l'impulsion de nos cœurs et de conserver, comme un souvenir sacré, un objet, qui, jadis, a appartenu au grand homme, dont les Polonais, qui ont eu le bonheur de combattre sous ses ordres, déplorent d'autant plus la mort qu'ils sont persuadés que, lui vivant, la Pologne n'aurait pas été condamnée à d'horribles supplices et ses enfants à un long et douloureux exil.

Cinq cents réfugiés polonais, pénétrés de la généreuse sollicitude du prince Louis-Napoléon Bonaparte, ont l'honneur d'offrir l'expression de leur sentiment de profond respect à l'illustre descendant des Napoléon.

 

Quelques jours après, une commission étant instituée à Paris, sous la présidence de La Fayette, pour la mise en loterie d'une foule d'objets d'art précieux, au profit des détenus politiques, Joseph Bonaparte envoie une croix de la Légion d'honneur que l'Empereur avait portée et le prince Louis un sabre, sur la lame duquel sont gravés les emblèmes du Consulat et de l'Empire. A l'occasion de cet envoi, M. Belmontet écrit, dans le journal la Tribune, un article napoléonien qui lui attire un duel avec un officier. Le prince, s'adressant à M. Belmontet :

Mon cher Louis,

Les nouvelles que j'ai reçues de vous m'ont d'abord inquiété et ensuite rassuré.

Il est bon de savoir défendre ses opinions de toutes les manières possibles et de prouver que l'on a autant de courage que de talent. Tout cela part de la même source. Les hommes de cœur ne reculent jamais, parce que ce qu'ils ont résolu vient de la conscience.

Je n'oublierai jamais que, le premier, vous avez secoué la poussière qui couvrit, pendant quinze ans, notre drapeau immortel.

Adieu, croyez à mon amitié.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Plus tard seconde lettre :

Je trouve très convenable ce que vous avez dit dans la Tribune, au sujet de l'offrande du sabre que je vous avais envoyé pour les détenus : J'avais été blessé de la rédaction de l'article du National, qui prétendait que ce sabre avait appartenu à l'Empereur. Moi, me défaire d'une arme qui aurait été portée par le plus grand homme du XIXe siècle ! Jamais !

Continuez vos luttes de patriotisme. Il est donc vrai que l'infortune a ses avantages. Elle rend les hommes meilleurs ! Elle retrempe leur âme et leur montre, en beau, la nature humaine, en leur faisant connaître des actes nobles et généreux, pour lesquels le malheur a plus de prestige que le pouvoir et les grandeurs.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Enfin au retour d'une excursion après laquelle il a envoyé à M. Belmontet son portrait, le prince lui adresse ces mots :

Mon cher Louis,

Me voici de retour dans un pays qui me rappelle toujours les premières années de notre connaissance, de ce temps où mon cœur, si ulcéré par la mort de mon frère, se livra avec toute la force de ses sentiments à l'amitié réelle et solide que lui offrait un jeune homme distingué par son talent et ses qualités.

Ce qui console de tout, c'est une conscience nette et calme.

L'amour de la patrie est la passion malheureuse des exilés. J'ai besoin des sentiments de l'amitié pour me faire sentir que j'existe et que je dois vivre pour notre sainte cause. Mon portrait vous a donc fait plaisir ? J'en suis flatté. Regardez-le souvent et pensez, en le voyant, que c'est celui d'un homme qui ne transige jamais avec aucun ennemi de la France, qui se dévouera toujours à la cause de la liberté, sans regarder derrière lui, et qui demeurera constamment fidèle aux devoirs de son nom, à l'honneur de la patrie et à ses braves amis. J'envoie tout ce que je peux pour adoucir le sort des détenus politiques. Exilés et prisonniers sont frères.

 

Au mois de juin 1834, un nouvel incident va lui permettre de tenir à nouveau son public en haleine. Il est nommé capitaine d'artillerie au régiment de Berne.

Monsieur le Président,

Je reçois à l'instant le brevet qui m'apprend que le Conseil exécutif de la ville de Berne m'a nommé capitaine d'artillerie. Je m'empresse de vous en exprimer tous mes remerciements, car vous avez entièrement accompli mon désir. Ma patrie, ou plutôt le gouvernement de la France, me repousse parce que je suis le neveu d'un grand homme ; vous êtes plus juste à mon égard.

Je suis fier de compter parmi les défenseurs d'un État où la souveraineté du peuple est reconnue comme base de la Constitution et où chaque citoyen est prêt à se sacrifier pour la liberté et l'indépendance de son pays.

Recevez, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

Et tandis qu'il marivaude avec le gouvernement suisse, il ne perd pas de vue la France. Le 10 mai 1833, il écrit à son père :

Je n'ai point d'autre ambition que celle de rentrer un jour dans ma patrie ; mais enfin je ne puis y rentrer que supporté et aidé par le parti national. C'est donc dans ce seul but que je tâche de m'associer, autant que je le peux, à tout ce qui se fait de patriotique en France ; mais autant je recherche de m'unir à tout ce qu'il y a de national, autant je repousse toute intrigue et toute machination que je regarderais comme indigne de ma position.

 

La lettre était rédigée pour calmer les appréhensions du roi Louis plutôt que pour exprimer la vérité. La preuve en est que, quelques jours après, le prince avait une entrevue avec La Fayette, qui lui disait : J'avoue que je regrette cruellement ce que j'ai aidé à faire en Juillet, aussi je vous engage à. saisir la première occasion de revenir à Paris. Le gouvernement ne pourra pas se soutenir et votre nom est le seul populaire. Osez donc, et je vous aiderai de tous mes moyens quand le moment sera venu. Ce à quoi répondit le prince : Il viendra ! Aussi bien, la correspondance datée de cette époque, laquelle correspondance est encore entre les mains de l'Impératrice Eugénie, démontre suffisamment la persistance de ces préoccupations.

Bade, 4 juillet 1834.

Ma chère mère,

Je ne suis pas de votre avis, en ce qui concerne la politique de la France. Je trouve que ce qui pouvait faire le plus de tort au gouvernement actuel, c'est une Chambre composée presqu'entièrement de ses amis. Il s'obstine à voir dans cette mesquine réunion des représentants de 200.000 Français, toute la France, et il se perdra comme les autres. La Chambre de 1830 montra quelque peu d'énergie parce que les Bourbons avaient indisposé même les classes bourgeoises. Cependant, elle était bien loin d'être à la hauteur des sentiments de la rue, et ce n'est que malgré elle qu'on l'entraîna à la Révolution. Tant que le suffrage universel ne sera pas une des lois fondamentales de l'Etat, la représentation nationale ne sera que la représentation d'intérêts particuliers, les députés ne seront les mandataires que d'une classe, et la Chambre n'aura ni dignité ni influence. Elle ne fera que timbrer les actes d'un pouvoir passionné et aveugle. Telle est mon opinion.

 

La Reine Hortense s'efforçait d'attiédir les sentiments démocratiques de son fils.

Bade, juillet 1834.

Ma chère mère,

... Vous vous plaignez de l'injustice des hommes et moi j'ose dire que vous avez tort de vous en plaindre. Gomment les Français se souviendraient-ils de nous, quand nous-mêmes nous avons tâché pendant quinze ans de nous faire oublier. Quand, pendant quinze ans le sens moral des actions de tous les membres de ma famille a. été la peur de se compromettre, et qu'ils ont évité toute occasion de se montrer, tout moyen de se rappeler publiquement au souvenir du peuple ?... On ne retire que ce que l'on sème et il n'y a rien de plus vrai que ces deux vers de Racine :

Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;

Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

Je suis fâché de vous voir tourmentée par des affaires d'intérêt, si c'est surtout en pensant à moi que vos inquiétudes s'accroissent, je me marierai bientôt et tout s'arrangera. D'ailleurs, ce n'est pas la fortune qui rend indépendant, c'est le caractère, et, demain, s'il fallait vendre tous mes objets de luxe, qui se bornent à mes chevaux, et travailler pour vivre, je me trouverais sinon aussi content, du moins aussi heureux et aussi indépendant.

 

Bade, 13 juillet 1834.

Chère mère,

Je viens de recevoir du gouvernement de Berne le brevet de capitaine d'artillerie honoraire. Cette manière flatteuse de répondre à ma demande, me fait d'autant plus de plaisir qu'elle me prouve que mon nom ne trouvera de sympathie que là où règne la démocratie. Hier, j'étais à me promener à pied sur la route de Zurich lorsque a passé un chariot rempli de tireurs bernois. Dès qu'ils m'ont vu ils se sont mis à crier : Vive Napoléon ! Ces démonstrations amicales sont autant de consolations pour un proscrit comme moi.

 

Je me marierai bientôt et tout s'arrangera.

A quel mariage fait allusion le prince ? nous l'ignorons. Ce que nous savons, c'est qu'à cette époque le bruit courait qu'il devait épouser la fille de don Pedro du Portugal. Il le démentit dans les termes suivants rendus publics par l'intermédiaire des journaux :

Plusieurs journaux, afin de couper court à l'invention, publient la nouvelle que je serais sur le point d'aller en Portugal pour y solliciter la main de la reine dona Maria. Quelque flatteuse que puisse être pour moi la conjecture d'une alliance avec une jeune femme vertueuse et une reine fort belle, j'estime de mon devoir d'opposer un démenti d'autant plus énergique que rien, de mon côté, n'a pu autoriser une semblable erreur.

Je dois ajouter que, malgré le grand intérêt que je porte à un peuple qui a su gagner sa liberté, je déclinerais l'honneur d'aspirer au trône de Portugal, même si quelques-uns m'y conviaient.

La noble conduite de mon père qui abdiqua en 1810, dans son impossibilité de concilier les intérêts de la France avec ceux de la Hollande, est encore présente à ma mémoire.

Par ce grand exemple, mon père m'a montré combien, en toutes circonstances, on doit préférer sa patrie à un trône étranger. En ce qui me concerne, habitué que je suis à aimer mon pays avant tout, rien ne saurait l'emporter sur les intérêts de la France.

Convaincu que le grand nom que je porte ne sera pas toujours un titre à l'envi aux yeux de mes compatriotes, puisqu'il leur rappelle quinze ans de gloire, j'attendrai patiemment dans un pays libre et hospitalier que le peuple rappelle au milieu de lui ceux qui ont été bannis par douze cent mille étrangers. L'attente du jour où il me sera permis de servir la France en qualité de citoyen et de soldat, soutient mon cœur, et vaut mieux, à mon avis, que tous les trônes du monde.

 

Ce sont encore trois lettres adressées à son ancien professeur, et actuellement en possession de l'Impératrice Eugénie.

Arenenberg, 18 février 1834.

Mon cher monsieur Vieillard,

Nous voici donc encore exilés de la France par ceux qui se disent ses représentants ; ah ! s'ils représentaient fidèlement le peuple, j'aime à croire qu'ils nous ouvriraient les bras au lieu de nous repousser. Oui, d'après le discours de M. Soult, le gouvernement ne nous exile que parce que nous ne sommes pas encore indifférents à la nation. Mais des débats de la Chambre on peut tirer une grande leçon pour les gens qui ont la puissance, c'est que le temps est passé où un individu pouvait espérer de fonder une dynastie ou d'établir pour soi et les siens une espèce de culte. Voyez l'Empereur Napoléon, le plus grand homme des temps modernes, si le peuple en masse lui conserve un tendre souvenir et des sentiments de reconnaissance, il n'a néanmoins pas pu réussir à conserver un parti à la famille et un aussi à sa personne. Chose désolante ! Bertrand, que la bouche mourante de Napoléon qualifiait du nom d'ami, lui, la victime de l'île d'Elbe et de l'île de Sainte-Hélène, accuse les mânes de son Empereur d'une ambition démesurée. Soult, soldat de l'Empire, se lève pour flétrir les restes de cette époque glorieuse. Et Salverte préfère au remède héroïque qui sauve, le système légal qui vous ôte la vie. Eh ! vous avez bien raison, ce n'est pas dans les salons dorés ni dans les réunions des gens timorés qu'on nous rendra justice, mais dans la rue. C'est là qu'il faut s'adresser aujourd'hui pour trouver quelques sentiments nobles. Que je les plains ces gens à idées étroites qui se croient forts parce qu'ils ont une coterie, un parti. Ils ignorent que leur puissance serait plus grande, si, au lieu d'avoir pour eux seulement quelques réunions d'individus, ils avaient des idées et des intérêts communs avec toute la nation. Il est vrai qu'avec un parti on peut faire la guerre, mais aussi on ne peut rien consolider parce qu'on n'a pas de racines dans le pays.

 

Arenenberg, 30 janvier 1835.

... Quant à ma position, croyez que je la comprends bien, quoiqu'elle soit très compliquée. Je sais que je suis beaucoup par mon nom, rien encore par moi-même. Aristocrate par naissance, démocrate par nature et par opinion ; devant tout à l'hérédité, et réellement tout à l'élection ; rejeté par les uns pour mon nom, par les autres pour mon titre ; taxé d'ambitions personnelles dès que je fais un pas hors de ma sphère accoutumée, taxé d'apathie et d'indifférence si je reste tranquille dans mon coin ; enfin, inspirant les mêmes craintes, à cause de l'influence de mon nom et aux libéraux et aux absolutistes, je n'ai d'amis politiques que parmi ceux qui, habitués aux jeux de la fortune, pensent que parmi les chances possibles de l'avenir je puis devenir un en-cas utile. C'est parce que je connais toutes les difficultés qui s'opposeraient à mon premier pas dans une carrière quelconque que j'ai pris pour principe de ne suivre que les inspirations de mon cœur, de ma raison, de ma conscience, de ne me laisser arrêter par aucune considération d'intérêt secondaire, quand je crois agir utilement dans un but d'intérêt — enfin de marcher toujours dans une ligne droite, quelques difficultés que je rencontre en route, m'efforçant ainsi de m'élever assez haut pour qu'un des rayons mourants du soleil de Sainte-Hélène puisse m'éclairer...

 

Genève, 29 avril 1835.

... J'ai été bien péniblement affecté par la mort de mon cousin[5] ; c'est un véritable malheur pour sa famille et pour le Portugal. Le Constitutionnel contenait sur sa mort un article qui m'a touché, parce qu'il est vrai. Les jeunes gens de la famille Bonaparte meurent tous dans l'exil comme les rejetons d'un arbre qu'on a transplanté dans un climat étranger ; mourir jeune, c'est souvent un bonheur ; mais mourir avant d'avoir vécu, mourir dans son lit, de maladie, sans gloire, c'est affreux.

Vous me demandez des nouvelles de la Suisse, de sa situation présente, de son avenir. Hélas ! c'est un chaos — bien difficile à débrouiller. L'esprit fédéral lutte journellement contre l'esprit cantonal. Les intérêts matériels sont aux prises avec les idées généreuses, et les institutions républicaines, bonnes, sans doute, dans un temps calme, pour répandre la civilisation à l'intérieur, sont généralement incapables de créer dans les moments critiques, cette force qui fait taire les intérêts privés, déracine les abus et les préjugés, dompte les discussions intérieures, pour présenter ensuite aux ennemis du dehors un corps compact uni par une seule volonté et par un seul sentiment.

On m'a prié de faire un article dans une revue sur un nouvel ouvrage italien, intitulé : Discorsi della scienza militare di Blanch.

L'auteur dit que Charlemagne a été un météore inutile, et que son influence sur la civilisation a été réelle... L'opinion de l'auteur est fondée sur ce que, après la mort de Charlemagne, son empire fût démembré ; mais chaque partie de cet empire, et surtout la partie allemande, n'emportait-elle pas avec elle ce germe civilisateur que Charlemagne avait imprimé à son époque en répandant une religion civilisatrice et en favorisant les sciences et les arts ?

 

Le prince accusera ses préoccupations politiques non seulement dans sa correspondance intime, mais aussi dans les lettres appelées à être communiquées ou reproduites.

Le docteur Conneau publie un livre dans lequel il professe des. opinions politiques et des doctrines gouvernementales, le prince lui écrit :

Je suis convaincu que Napoléon a été utile à la cause de la liberté, et a sauvé la liberté en abolissant les formes arbitraires et surannées, et en mettant les institutions de son pays en harmonie avec le progrès. Du siècle et du peuple, il fallait qu'il favorisât la civilisation, tandis que l'autorité, qui n'est pas basée sur l'élection populaire, est naturellement portée à en arrêter le progrès, c'est ce que le peuple a compris ; et comme Napoléon faisait tout pour le peuple, le peuple, à son tour, a tout fait pour Napoléon. Qui l'a élevé à la dignité de Consul ? le peuple ! Qui l'a proclamé empereur par quatre millions de suffrages ? le peuple ! Qui l'a ramené en triomphe de l'île d'Elbe à Paris ? le peuple ! Quels étaient les ennemis de Napoléon ? les oppresseurs du peuple ! Voilà pourquoi son nom était si cher aux masses, et pourquoi son portrait, qui se trouve dans chaque cabane, est un objet de vénération.

 

Nous avons des détails sur la façon de vivre du prince à cette époque, par quelques lettres inédites de la reine Hortense à M. Vieillard, lesquelles lettres sont actuellement entre les mains de l'Impératrice Eugénie.

Tous les jours, écrit-elle dans une lettre en date du 9 janvier 1835, notre solitude devient plus grande, mais le temps nous permet de jouir d'un plaisir qui n'est pas ordinaire dans notre grande capitale. Les bords du lac sont gelés et la fureur de patiner a pris tout le monde. Pour moi, j'ai le courage, bien enveloppée, de me mettre sur un petit traîneau et de me laisser conduire assez loin ; mais c'est après avoir été beaucoup priée et après m'être laissée persuader que cela m'amuserait beaucoup. Gela me fera retrouver le coin de mon feu avec un véritable plaisir.

Pour Louis, cet exercice lui fait du bien, car il travaillait trop ; mais les temps sont changeants et le dégel si redouté pourra bientôt faire rentrer chacun dans l'ordre accoutumé de ses occupations. Le soir le billard a toujours du succès, et la lecture de journaux aide aussi à faire passer la soirée. Dans ses débats politiques je remarque à quel point tout le monde a de l'esprit pour attaquer, pour se défendre ; mais ce que je voudrais, et ce qui est difficile dans nos temps de bouleversement, c'est que la position, le caractère de l'homme qui est appelé à figurer dans de tels débats fut toujours inattaquable dans sa moralité comme dans ses antécédents politiques. Comme on devient fort alors, avec de l'esprit. Mais après toutes nos révolutions, voilà ce qui nous manque en France, etc.

J'ai toujours mon projet d'aller passer deux mois à Genève. Louis préfère que je retarde à cause de son travail ; et moi, qui ne fais cet effort de quitter ma retraite que pour lui, j'y consens volontiers. J'ai peur que l'appartement ne soit déjà loué. J'espère que vous n'êtes pas trop absorbé dans votre opéra italien, et que vous n'oubliez pas les jouissances du coucher du soleil sur nos beaux lacs suisses. J'ai réellement la grâce de mon état ; je ne désire que le printemps, les feuilles, le soleil, la possibilité de revoir cette belle nature dont nous étions si charmés. Oh ! triste et pénible humanité !... Ne voilà-t-il pas qu'en parlant de mes seuls désirs... il m'en vient un que j'allais oublier et qui malheureusement m'est nécessaire ? C'est celui du gain de mon procès...

HORTENSE.

 

26 juin 1835.

Je me trouve très bien de mon retour chez moi, nous sommes seuls, mais le temps passe vite entre l'occupation et les promenades. Louis achève son ouvrage avec courage ; il commence un fameux pont sur un ravin dont M. Cotrau vous aura peut-être parlé, ce sont des améliorations dont j'aurais pu me passer ; mais, il faut avouer pourtant que d'arriver aussi haut qu'Arenenberg est placé, sans monter presque, est vraiment un peu fort pour les chevaux et pour les hommes. Je vais à présent, tout en flânant, jusqu'à Ermatingen, et Louis vante sa nouvelle route en me disant d'un air triomphant : Vous n'alliez avant que jusqu'à la tente ; voyez le bienfait de la civilisation. Enfin, pendant que vous êtes occupés des grands événements de ce monde, nous passons tranquillement notre vie à n'avoir d'émotions que celles du bateau à vapeur quand il passe, et de discussion que sur la position d'un piquet plus ou moins bien placé pour tracer une route. Mon Dieu ! n'est-ce pas là le bonheur ? C'est au moins un bien doux repos après tant d'orage et ce n'est pas moi qui ferai des vœux pour que cela change notre position. Genève m'a plu. Les enfants ont voulu réparer les erreurs de leurs pères, et puis en 1815 il y avait un petit grain de folie dans la tête de chacun ; d'ailleurs, j'ai eu tant à user d'indulgence envers des amis, pourquoi n'en ferai-je pas autant pour des indifférents ? J'ai là de l'intérêt au moment de mon nouveau malheur. Tout le pays offre l'aspect de l'ordre, de la morale et d'un grand bien-être ; tout y est grave et sérieux. A Paris, vous riez de tout et vous avez de la grâce. A Genève on approfondit tout sans rire, mais comme école cela n'en est pas plus mauvais ! Louis, qui est un peu paresseux d'esprit est forcé de faire des frais quand il va dans le monde. Moi, je ne sors pas de chez moi ; ses succès me reviennent et je n'en demande pas davantage. Il a laissé là une bonne renommée ; chacun trouve qu'il est dignement et convenablement dans sa position ; qu'il est modeste, spirituel et instruit. Vous voyez que les juges sont favorables, et ne vaut-il pas mieux être jugé par le sérieux que par la légèreté ? Enfin, j'ai encore trois mois d'hiver à passer à Genève, et rien de plus ; cela fera une diversion dans notre vie, et il n'y aurait que de revenir avec grand plaisir chez soi, qu'il ne faut pas négliger ces émotions-là. Il n'y a heureusement rien de vrai dans le récit de mes nouvelles pertes ; c'était sans doute de l'histoire ancienne dont on parlait. Mille choses tendres à votre femme. Elle doit donc prendre ses bains de mer cette année ? J'ai pensé qu'elle s'en trouvera bien. Je dois une réponse à M. Bailly. Dites-lui de ne pas m'en vouloir. J'use toujours trop de mes yeux et j'ai eu tant de lettres à écrire à ma famille dans ces tristes circonstances, que je ne suis pas encore à la fin de ces pénibles correspondances. Ils savent bien tous que personne ne les comprendra comme moi !... M. Mocquart est donc toujours à Paris ? Dites-lui bien des choses de ma part. Louis retouche ses épreuves. Il s'est levé à trois heures du matin, il y a quelques jours, pour pouvoir les expédier encore par la poste qui partait à huit. Il espère que tout sera fini dans deux mois. Mais vous voyez qu'il n'a guère le temps d'écrire. Adieu, vous connaissez mes sentiments pour vous et le plaisir que j'ai toujours à vous renouveler l'assurance que je vous ai vouée.

HORTENSE.

 

L'ouvrage auquel la reine fait allusion est un Manuel d'artillerie pour la Suisse, dans lequel le prince Louis expliquait la science de Napoléon dans les grandes manœuvres.

MM. Chopin et Leynadier, que nous avons déjà eu l'occasion de citer, nous ont laissé un tableau d'un coin d'Arenenberg qui mérite d'être reproduit, l'esquisse du tableau ayant été faite par le prince devenu Empereur. Nous sommes en 1835, époque à laquelle le château avait souvent pour hôtes MM. de Chateaubriand, Casimir Delavigne, Cottu, Alexandre Dumas, Labarre, le colonel Brack, le baron Félix Desportes, le comte Demidoff, les duchesses de Préval et de Raguse, la comtesse Sermaise, la princesse de la Moscowa, Mmes Lebon, de Girardin, Solanges de Faverolles, la duchesse de Dino, etc., etc. Une tente a été dressée, décorée de feuillages disposés en festons et de bouquets de fleurs ; une grande table disposée pour un banquet, car nous sommes à la date du 15 août. Le service se fait dans la vaisselle de la reine, en argenterie marquée d'un H couronné. Elle a invité quelques Français qui se trouvent au Volsberg, château-hôtellerie appartenant au commandant Parquin, récemment veuf de la pauvre Mlle Cochelet. Près de la reine s'assied un ancien ambassadeur du Brésil, ami de l'empereur don Pedro ; à gauche le colonel Dufour, de Genève, commandant l'école d'artillerie de Thun. En face de la reine est son fils. Parmi les convives, citons encore au hasard le commandant Parquin, Mlle Mahuzier, dame de compagnie de la reine, fille d'un médecin de Strasbourg ; un Polonais exilé, et un autre banni, jeune officier issu d'une des plus nobles familles de la Lombardie.

Au dessert, la conversation vient à tomber sur la conduite des Parisiens pendant les journées de Juillet.

Le Polonais s'écrie :

— Vive le Peuple français !

— Le peuple de 1830, seulement ! ajoute le réfugié Lombard.

— Il n'a pas changé depuis ! s'écrie le commandant Parquin.

— De caractère, c'est possible ! réplique le Lombard, mais il n'en est pas moins vrai qu'après avoir effacé, en 1830, les symboles de la royauté, il a refait une royauté nouvelle aux cris de vive la liberté !... et qu'il a souffert que la famille de l'Empereur fût frappée d'un nouvel exil.

Alors le prince Louis :

— Le peuple n'est ni ingrat, ni coupable, il n'a commis qu'une imprudence, c'est de donner trop vite sa démission. La faute en est à ceux qui n'ont rien compris à cette révolution. Et la Reine, doucement :

— Il y a toujours de la fatalité et du hasard dans les événements de la terre. L'Empereur le disait, et j'y crois fermement. La Révolution de Juillet a été prise au dépourvu, rien n'était préparé. On a fait en France ce qu'il y avait sans doute de mieux à faire pour le moment. Louis-Philippe, en homme habile, a empêché une grande collision. Comme Bourbon, il a imposé aux autres rois le nouvel état de choses. Il faut nous résigner encore. La France est tranquille, dit-on, souffrons patiemment l'exil pour l'amour d'elle.

Et soupirant, elle ajouta :

— Expions sa gloire passée !

Les domestiques passent le Champagne, du Champagne provenant de la cave de Napoléon. Tous se lèvent et portent un toast à la mémoire de l'Empereur, le commandant Parquin s'écrie :

— A la honte des traîtres qui ont vendu la France et l'Empereur ! et des lâches qui l'ont abandonné !

— Ce n'étaient pas des Polonais ! réplique le réfugié de Varsovie.

— Ni des Italiens, dit le réfugié Lombard.

— Mais ils n'étaient Français ni les uns ni les autres.

— Commandant, interrompt la reine, voudriez-vous changer votre position et votre conscience contre la position et la conscience des heureux du jour ?

— Non, certes !

— Je le crois, car ils sont plus malheureux que nous. Il est toujours beau, croyez-le bien, d'être les martyrs d'une cause sacrée. L'Empereur a été l'élu d'une grande nation ; c'est pour cela que la persécution dure encore contre sa famille ; mais nous savons que la France nous aime. Alors, que nous importe le reste !

— Comme vous, ajoute le prince, qui s'était contenté d'écouter, j'ai le sentiment national au cœur. Les beaux jours de la patrie reviendront.

— Il y a un Dieu pour les patriotes, dit le Polonais.

— Qu'il se montre donc avec le soleil d'Austerlitz ! s'exclame le commandant Parquin.

— Ça viendra, murmure le prince.

Deux fois l'exclamation lui échappa : Le moment viendra a-t-il dit à La Fayette. Il le répète au commandant Parquin, en pleine table. Décidément il songe aux moyens d'action. Il s'en ouvrira à M. Vieillard dans une curieuse lettre, véritable profession de foi.

Arenenberg, 29 janvier 1836.

... Je considère le peuple comme un propriétaire et les gouvernements, quels qu'ils soient, comme des fermiers. Si le fermier administre la terre avec habileté et probité, le propriétaire, heureux de voir les revenus s'augmenter de jour en jour, laissera le fermier gérer en paix durant toute sa vie le bien qu'il lui a confié. Après la mort du fermier, le propriétaire remettra à la même place les enfants de celui qu'il aimait et qui lui a rendu service. Voilà les monarchies !

Mais si, au contraire, le fermier trompe la confiance du maître — dilapide ses revenus et ruine la terre — alors, le propriétaire, avec raison, le renverra, fera ses affaires par lui-même et mettra à la gestion de ses domaines des hommes auxquels il laissera moins d'autorité et qu'il remplacera d'année en année, afin qu'ils ne prennent point pour un droit irrévocable la place qu'il leur accorde. Voilà la République !

Je ne vois donc pas dans ces deux administrations différentes de principes fondamentaux contraires ; l'une et l'autre, suivant les circonstances, peuvent amener de bons résultats. Je ne saurais voir, comme vous, dans l'histoire, la preuve de la diminution de plus en plus rapide des idées d'hérédité. Dès les temps les plus reculés, l'élection a été reconnue comme le principe de tout gouvernement. Les services du père ont ensuite influencé sur l'élection du fils, de l'habitude est dérivé un droit, et le droit a amené l'abus, l'abus, des révolutions. Ainsi tour à tour nous avons vu en Europe les gouvernements héréditaires remplacer les gouvernements électifs. Jamais on ne manifesta plus de haine contre l'hérédité des souverains, qu'en France pendant les révolutions. Voilà qu'un homme se montre, tous les esprits sont à lui, le peuple le regarde, lui et sa descendance, comme l'emblème de leurs intérêts. Et dix-neuf ans après 93, la naissance d'un enfant remplit de joie et d'espérance tout un peuple, naguère si plein de rancune contre la monarchie. Je dis tout cela pour prouver que l'hérédité est une conséquence des intérêts du moment et non une marque de plus ou moins de civilisation. D'ailleurs, l'hérédité, en général, est liée intimement avec l'amour de la propriété, et cet amour s'étant accru considérablement depuis quelques années, puisqu'il y a un accroissement considérable de propriétaires, je ne saurais voir dans l'avenir une raison pour que ces idées diminuassent de force.

 

Il s'est lié particulièrement avec un homme décidé à tout, M. Fialin de Persigny, qu'un biographe bienveillant va nous dépeindre :

M. Jean-Gilbert-Victor Fialin, plus connu sous le nom de Persigny, est né le 11 janvier 1808 à Saint-Germain-Lespinasse — Loire. Orphelin dès sa première enfance, il fut d'abord élevé par un de ses oncles, puis entra comme boursier au collège de Limoges, s'enrôla à dix-sept ans, fut, en 1826, élève à l'école de cavalerie de Saumur, en 1828, maréchal des logis au 4e régiment de hussards, imbu, à cette époque, d'opinions royalistes assez prononcées. Il ne tarda pas à les modifier sous l'influence du capitaine de sa compagnie, M. Kersansie et, en 1830, il prit une part des plus actives au mouvement militaire de Pontivy, en faveur de la Révolution de Juillet. Cependant, sa conduite fut taxée d'insubordination par ses supérieurs et, à quelques semaines de là, il reçut son congé de réforme, qui, d'abord temporaire, fut rendu définitif en 1833. Sans état et sans fortune, il vint, en 1831, chercher une position à Paris. Sur la recommandation de M. Baude, il collabora au Temps. On a dit, mais par erreur, qu'il suivit les prédications saint-simoniennes et partagea même la retraite du père Enfantin à Ménilmontant. On a aussi raconté à tort qu'à la fin de 1832, il alla faire un assez long séjour en Vendée, où la présence de la duchesse de Berry avait rallumé la, guerre civile. Vers cette époque il quitta son nom patronymique de Fialin, pour prendre le titre de vicomte de Persigny, appartenant depuis deux siècles à sa famille, bien qu'elle eût négligé de le porter.

 

Autour d'eux se grouperont chaque jour de nouveaux partisans. C'est M. de Grécourt, ancien légitimiste désabusé ; M. de Querelles, lieutenant d'infanterie ; un M. de Bruc, que l'acte d'accusation du procès de Strasbourg nous représente comme cherchant à pressurer la conspiration. Homme prudent d'ailleurs, quoique militaire, il poursuivait son but en évitant autant qu'il était en lui les chances que pouvait avoir à courir sa personne. Quand il fut chargé de recruter des adhérents à la cause du prince dans les villes frontières de l'Est et particulièrement à Nancy, tantôt il sut mettre un haut prix à des démarches qu'il n'avait point faites, ou au concours de personnes qu'il n'avait point vues ; tantôt pour excuser son défaut d'activité ou son absence à un rendez-vous donné, et cependant recevoir sa récompense le cas échéant, il annonçait qu'il s'était cassé le bras ; il le portait en écharpe pour une simple écorchure.

A ce portrait évidemment peu flatteur, joignons celui qu'il a fait de lui-même dans sa défense :

A Breslau j'ai reçu deux coups de lance ; à Hanau, en 1813, une balle m'a traversé le cou. A Montereau, jeune officier de dix-sept ans, je m'élançai sur un escadron de hulans, je tuai leur colonel de ma propre main, je m'emparai de son cheval que je ramenai sur le champ de bataille où je fus décoré ; en 1823, j'ai fait avec éclat la campagne d'Espagne. Suis-je un aventurier, moi, le rejeton d'une des plus illustres familles bretonnes qui, dans des temps reculés, a donné nombre de lieutenants-généraux à la France ! Ne compté-je point parmi mes alliances, parmi mes parents les plus proches, les Montmorency, les Mortemart, les Cossé-Brissac ?... Mme de Cossé-Brissac, ma sœur, a pour proche parente Mme de Rosthelin d'Orléans, de la famille des d'Orléans qui occupe aujourd'hui le trône de France ! J'ai reçu sans doute de l'argent du prince, mais c'était un prêt gracieux qu'il me faisait pour une expédition que je projetais à Tripoli. Si l'on en doute, que l'on s'adresse à mon notaire, il fournira la preuve que j'étais en compte avec un Tripolitain de la plus haute distinction.' On me reproche d'aimer le mystère, de prendre quelquefois un autre nom que le mien, celui de Bayard, par exemple, est-ce un crime ? Mon domestique s'appelle Bayard ; quand je dois voyager, je lui emprunté son passeport et je voyage sous son nom. J'aime mieux ça. Ce nom, je le garde volontiers à cause de mes créanciers ; je les paie au 1er janvier, mais je n'aime pas qu'ils viennent m'ennuyer pendant le reste de l'année. Un officier de hussards peut bien, je pense, avoir des dettes sans déshonneur ; mais mon frère aîné est à la tête d'une fortune de 200.000 livres de rente, et ma mère, qui existe encore, possède une des plus belles fortunes de France. Non, je ne suis pas un aventurier, non, je ne suis pas un homme ruiné, car je viens de faire une succession considérable.

 

Nous nous reprocherions de faire un rapprochement entre les divers pourparlers qui eurent lieu à cette époque à Arenenberg et l'attentat du Corse Fieschi : l'histoire n'a le droit d'enregistrer que ce qu'elle a été à même de contrôler. Mais Arenenberg n'en devenait pas moins un foyer de conspiration.

Au commencement de l'année 1836, le prince se rend à Bade. Il y reçoit la visite de nombreux officiers auxquels il a adressé son Manuel, parmi lesquels un lieutenant de pontonniers, M. Armand-François Rupert-Laity. Les réunions ont lieu chez Mme Éléonore Brault, veuve du sieur Archer, et amie intime de M. de Persigny. Chaque jour augmente le nombre des affiliés. Il ne réussit pas à convaincre M. Raindre, officier d'infanterie, ni M. de Franqueville, aide de camp du général Voiral, qui commande la 5e division militaire. Il décide de s'adresser au général lui-même :

Bade, 14 août 1836.

Général,

Comptant partir bientôt pour retourner en Suisse, je serais désolé de quitter la frontière de France sans avoir vu un des anciens chefs militaires que j'honore le plus. Je sais bien, général, que les lois et la politique voudraient nous jeter, vous et moi, dans deux camps différents, mais cela est impossible : un vieux militaire sera toujours pour moi un ami, de même que mon nom lui rappelle sans cesse sa glorieuse jeunesse.

Général, j'ai le cœur déchiré en ayant depuis un mois la France devant les yeux, sans pouvoir y poser le pied ; c'est demain la fête de l'Empereur, et je la passerai avec des étrangers. Si vous pouvez me donner un rendez-vous dans quelques jours dans les environs de Bade, vous effacerez par votre présence les tristes impressions qui m'oppriment. En vous embrassant, j'oublierai l'ingratitude des hommes et la cruauté du sort. Je vous demande pardon, général, de m'exprimer aussi amicalement envers quelqu'un que je ne connais pas ; mais je sais que votre cœur n'a pas vieilli.

Recevez, etc.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

Je vous prie de remettre votre réponse à la personne qui vous portera ma lettre.

 

Le général Voiral répond au porteur de la lettre :

Tout ce que je puis faire pour le prince, c'est de lui donner un quart d'heure pour repasser le Rhin.

 

Le prince tourne ses regards du côté du général Excelmans, réformé par les' Bourbons ; hostile pendant tout leur règne, il a payé de sa personne en 1830, ce peut être une recrue. Le prince lui envoie un Manuel. Pas de réponse. Il lui dépêche M. de Bruc avec la lettre suivante :

Arenenberg, 11 octobre.

Général,

Je profite d'une occasion sûre pour vous dire combien je serais heureux de pouvoir vous parler. Vos honorables antécédents, votre réputation civile et militaire me font espérer que, dans une occasion difficile, vous voudrez bien m'aider de vos conseils. Le neveu de l'Empereur s'adresse avec confiance à un vieux militaire et à un vieil ami, aussi espère-t-il que vous excuserez la démarche qui pourrait paraître intempestive à tout autre qu'à vous, Général, qui êtes digne de comprendre tout noble sentiment. Le lieutenant-colonel de Bruc, qui mérite toute ma confiance, veut bien se charger de décider avec vous du lieu où je pourrai vous voir.

En attendant, Général, veuillez recevoir l'expression de mes sentiments et de ma considération.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

 

Le général Excelmans congédie l'ambassadeur. Le prince ne se découragera pas. Le rôle qu'il aurait voulu faire jouer au général Voiral, ou, à son défaut, au général Excelmans, il le confiera au colonel Vaudrey, jadis écarté par la Restauration et qui, en 1830, a, comme citoyen, soulevé Strasbourg. Le colonel Vaudrey ne refuse pas, mais il hésite ; le prince insiste, le colonel se laisse persuader. C'est le pivot autour duquel tourneront, outre ceux que nous avons nommés, les recrues de M. de Persigny. Un complot est décidé. Le 25 octobre 1836, sous le prétexte d'une visite à sa cousine et d'une partie de chasse dans la principauté de Herkingen, le prince fait ses adieux à sa mère, sans toutefois lui dissimuler qu'il profitera de l'excursion pour se trouver à un rendez-vous politique. La reine pressentant une catastrophe, lui passe au doigt l'anneau de l'Empereur, anneau que Napoléon lui avait donné en partant pour Sainte-Hélène[6], et qui, selon ses croyances, devait la préserver des périls auxquels elle pouvait se trouver exposée. La séparation a lieu. Le prince donne le signal du départ.

C'est le prince Louis qui va nous raconter les détails de l'échauffourée dans la seconde lettre adressée à sa mère de la prison de Strasbourg. La première, pour la tenir au courant de la situation, est une sorte de préface.

Prison de Strasbourg, 1er novembre 1836.

Ma chère mère,

Vous avez dû être très inquiète de ne pas recevoir de mes nouvelles, vous qui me croyiez chez ma cousine ; mais votre inquiétude redoublera quand vous apprendrez que j'ai tenté à Strasbourg un mouvement qui a échoué.

Je suis en prison, ainsi que d'autres officiers ; c'est pour eux seuls que je suis en peine ; car moi, en commençant cette entreprise, j'étais préparé à tout. Ne pleures pas, ma mère, je suis victime d'une belle cause, d'une cause toute française ; plus tard on me rendra justice et on me plaindra. Hier, dimanche, à six heures, je me suis présenté devant le 4e d'artillerie, qui m'a reçu aux cris de : Vive l'Empereur !... Nous avions détaché du monde. Le 46e a résisté ; nous nous sommes trouvés pris dans la cour de la caserne. Heureusement il n'y a pas eu de sang français répandu. C'est une consolation dans le malheur. Courage, ma mère ; je saurai soutenir jusqu'au bout l'honneur du nom que je porte.

M. Parquin est aussi arrêté. Faites copier cette lettre pour mon père, et contribuez à calmer son inquiétude. Charles a demandé à partager ma captivité, on le lui a accordé. Adieu, ma chère mère, ne vous attendrissez pas inutilement sur mon sort. La vie est peu de choses. L'honneur et la France sont tout pour moi !

Recevez l'assurance de mon sincère attachement, je vous embrasse de tout mon cœur.

Votre tendre et respectueux fils.

NAPOLÉON-LOUIS.

 

Voici la seconde lettre plus explicite :

Ma mère,

Vous donner un récit détaillé de mes malheurs, c'est renouveler vos peines et les miennes, et cependant c'est en même temps une consolation pour vous et pour moi, que de vous mettre au fait de toutes les impressions que j'ai ressenties, de toutes les émotions qui m'ont agité depuis la fin d'octobre. Vous savez quel est le prétexte que je donnai à mon départ d'Arenenberg, mais ce que vous ne savez pas, c'est ce qui se passait alors dans mon cœur. Fort de ma conviction qui me faisait envisager la cause napoléonienne comme la seule cause nationale de France, comme la seule cause civilisatrice en Europe, fier de la noblesse et de la pureté de mes intentions, j'étais bien décidé à relever l'aigle impérial ou à tomber victime de ma foi politique.

Je partis, faisant dans ma voiture le même chemin que j'avais suivi, il y a trois mois, pour me rendre à Unkirch et à Baden ; tout était de même autour de moi ; mais quelle différence dans les impressions qui m'animaient ! J'étais alors gai et serein comme le jour qui m'éclairait ; aujourd'hui triste et rêveur, mon esprit avait pris la teinte de l'air brumeux et froid qui m'entourait. On me demandera ce qui me forçait d'abandonner une existence heureuse pour courir tous les risques d'une entreprise hasardeuse. Je répondrai qu'une voix secrète m'entraînait, et que, pour rien au monde, je n'aurais voulu remettre à une autre époque une tentative qui me semblait présenter tant de chances de succès.

Et ce qu'il y a de plus pénible à penser pour moi, c'est qu'actuellement que la réalité est venue remplacer mes suppositions, et qu'au lieu de ne faire qu'imaginer, j'ai vu ; je puis juger, et je reste dans mes croyances, d'autant plus convaincu que si j'avais pu suivre le plan que je m'étais d'abord tracé, au lieu d'être maintenant sous l'équateur, je serais dans ma patrie. Que m'importent les cris du vulgaire qui m'appellera insensé parce que je n'aurai pas réussi, et qui aurait exagéré mon mérite si j'avais triomphé ! Je prends sur moi toute la responsabilité de l'événement, car j'ai agi par conviction et non par entraînement ! Hélas ! si j'étais la seule victime, je n'aurais rien à déplorer ; j'ai trouvé dans mes amis un dévouement sans bornes, et je n'ai de reproches à faire à qui que ce soit.

Le 27, j'arrivai à Lahr, petite ville du grand-duché de Baden, où j'attendis des nouvelles ; près de cet endroit, l'essieu de ma calèche s'étant cassé, me força de rester un jour dans la ville. Le 28 au matin, je partis de Lahr, je retournai sur mes pas, je passai par Fribourg, Neuf-Brisach, Colmar, et j'arrivai le soir à onze heures à Strasbourg, sans le moindre embarras.

Ma voiture alla à l'Hôtel de la Fleur, tandis que j'allai loger dans une petite chambre qu'on m'avait retenue, rue de la Fontaine.

Là, je vis, le 29, le colonel Vaudrey, et je lui donnai le plan d'opération que j'avais arrêté ; mais le colonel dont les sentiments nobles et généreux méritaient un meilleur sort me dit : Il ne s'agit pas ici d'un complot en armes ; votre cause est trop française et trop pure pour la souiller en répandant le sang français ; il n'y a qu'un seul moyen d'agir qui soit digne de vous, parce qu'il évitera toute collision. Lorsque vous serez à la tête de mon régiment, nous marcherons ensemble chez le général Voiral ; un ancien militaire ne résistera pas à votre vue et à celle de l'aigle impériale, lorsqu'il saura que la garnison vous suit. J'approuvai ses raisons et tout fut décidé pour le lendemain matin. On avait retenu une maison dans une rue voisine du quartier d'Austerlitz, où nous devions nous retirer tous pour nous porter de là à cette caserne dès que le régiment d'infanterie serait rassemblé.

Le 29, à onze heures du soir, un de mes amis vint me chercher rue de la Fontaine, pour me conduire au rendez-vous général ; nous traversâmes ensemble toute la ville. Un beau clair de lune éclairait les rues. Je prenais ce beau temps pour un favorable augure pour le lendemain ; je regardais avec attention les endroits par où je passais ; le silence qui y régnait faisait impression sur moi. Par quoi ce calme sera-t-il remplacé demain ?... Cependant, dis-je à mon compagnon, il n'y aura pas de désordre si je réussis ; car c'est surtout pour empêcher les troubles qui accompagnent souvent les mouvements populaires, que j'ai voulu faire la révolution par l'armée. Mais, ajoutai-je, quelle confiance, quelle profonde conviction il faut avoir de la noblesse d'une cause pour affronter, non les dangers que nous allons courir, mais l'opinion publique qui nous déchirera, qui nous accablera de reproches si nous ne réussissons pas ! Et cependant, je prends Dieu à témoin que ce n'est pas pour satisfaire à une ambition personnelle, mais parce que je crois avoir une mission à remplir, que je risque ce qui m'est plus cher que la vie, l'estime de mes concitoyens.

Arrivé à la maison, rue des Orphelines, je trouvai mes amis réunis dans deux chambres au rez-de-chaussée. Je les remerciai du dévouement qu'ils montraient à ma cause, et je leur dis que, dès ce moment, nous partagerions ensemble la bonne comme la mauvaise fortune. Un des officiers apporta une aigle : c'était celle qui avait appartenu au 7e régiment de ligne... L'aigle de Labédoyère ! s'écria-t-on, et chacun de nous la pressa sur son cœur avec une vive émotion... Tous les officiers étaient en grand uniforme ; j'avais mis un uniforme d'artillerie, sur ma tète un chapeau d'état-major. La nuit nous parut bien longue ; je la passai à écrire ma proclamation que je n'avais pas voulu faire imprimer d'avance, de peur d'indiscrétion. Il était convenu que nous resterions dans cette maison jusqu'à ce que le colonel me fît prévenir de me rendre à la caserne. Nous comptions les heures, les minutes, les secondes ; six heures du matin était indiqué. Qu'il est difficile d'exprimer ce qu'on éprouve dans de semblables circonstances ; dans une seconde on vit plus que dans dix années ; car vivre, c'est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-même, qui nous donnent le sentiment de notre existence, et, dans ces moments critiques, nos facultés, nos organes, nos sens, exaltés au plus haut degré sont concentrés en un seul point ; c'est l'heure qui doit décider de toute notre destinée ; on est fort quand on peut se dire : demain je serai le libérateur de ma patrie ou je serai mort ; on est bien à plaindre lorsque les circonstances ont été telles qu'on n'a pu être ni l'un ni l'autre.

Malgré nos précautions, le bruit que devait faire un certain nombre de personnes réunies, éveilla les propriétaires du premier étage ; nous les entendîmes se lever et ouvrir les fenêtres. Il était cinq heures : nous redoublâmes de prudence, et ils se rendormirent.

Enfin, six heures sonnèrent ! Jamais les sons d'une horloge ne retentirent si violemment dans mon cœur ; mais un instant après, la trompette du quartier d'Austerlitz vint encore en accélérer les battements. Le grand moment approchait ; un tumulte assez fort se fit aussitôt entendre dans la rue ; des soldats passaient en criant, des cavaliers couraient au grand galop devant nos fenêtres. J'envoyai un officier s'informer de la cause de ce bruit ; était-ce l'état-major de la place qui était déjà informé de nos projets ? avions-nous été découverts ? Il revint bientôt, me dit que le bruit provenait des soldats que le colonel envoyait prendre leurs chevaux qui étaient hors du quartier.

Quelques minutes s'écoulèrent encore, et l'on vint me prévenir que le colonel m'attendait. Plein d'espoir, je me précipite dans la rue. M. Parquin en uniforme de général de brigade ; un chef de bataillon, portant l'aigle en main, sont à mes côtés. Deux officiers me suivent[7].

Le trajet est court, il fut bientôt franchi. Le régiment était rangé en bataille dans la cour du quartier — d'Austerlitz — en dedans des grilles ; sur la pelouse stationnaient quarante canonniers à cheval.

Ma mère ! jugez du bonheur que j'éprouvai dans ce moment-là ; après vingt ans d'exil, je touchais enfin le sol sacré de la patrie, je me trouvais avec des Français que le souvenir de l'Empereur allait encore électriser.

Le colonel Vaudrey était seul au milieu de la cour, je me dirigeai vers lui : aussitôt le colonel, dont la belle figure et la taille avaient, en ce moment, quelque chose de sublime, tira son sabre et s'écria : Soldats du 4e régiment d'artillerie ! Une grande révolution, s'accomplit en ce moment, vous voyez ici devant vous, le neveu de l'Empereur Napoléon, il vient pour s'occuper des droits du peuple, le peuple et l'armée peuvent compter sur lui. C'est autour de lui que doit se grouper tout ce qui aime la gloire et la liberté de la France. Soldats ! vous sentirez, comme votre chef, toute la grandeur de l'entreprise que vous allez tenter, toute la sainteté de la cause que vous allez défendre. Soldats ! le neveu de l'Empereur Napoléon peut-il compter sur vous ?... Sa voix fut couverte à l'instant par les cris unanimes de : Vive Napoléon ! Vive l'Empereur ! Je pris alors la parole en ces termes : Résolu à vaincre et à mourir pour la cause du peuple français, c'est à vous les premiers que j'ai voulu me présenter, parce qu'entre vous et moi il existe de grands souvenirs. C'est dans votre régiment que l'Empereur Napoléon, mon oncle, servit comme capitaine ; c'est avec vous qu'il s'est illustré au siège de Toulon ; et c'est encore votre brave régiment qui lui ouvrit les portes de Grenoble au retour de l'île d'Elbe. Soldats ! de nouvelles destinées vous sont réservées. A vous la gloire de commencer une grande entreprise ; à vous l'honneur de saluer les premiers, l'aigle d'Austerlitz et de Wagram. Je saisis alors l'aigle que portait un de mes officiers, M. de Querelles, et la leur présentant : Soldats, continuai-je, voici le symbole de la gloire française, destiné à devenir aussi l'emblème de la liberté. Pendant quinze ans, il a conduit nos pères à la victoire ; il a brillé sur tous les champs de bataille, il a traversé toutes les capitales de l'Europe. Soldats ! ne vous rallierez-vous pas à ce noble étendard que je confie et à votre honneur et à votre courage ? Ne marcherez-vous pas avec moi contre les traîtres et les oppresseurs de la patrie au cri de : Vive la France ! Vive la liberté ! Mille cris affirmatifs me répondirent. Nous nous mîmes alors en marche, musique en tête, la joie et l'espérance brillaient sur tous les visages. Le plan était de courir chez le général, de lui mettre, non le pistolet sur la gorge, mais devant les yeux, pour l'entraîner. Il fallait, pour se rendre chez lui, traverser toute la ville. Chemin faisant, je dus envoyer un officier, avec un peloton chez l'imprimeur, pour publier mes proclamations ; un autre chez le préfet, pour l'arrêter ; enfin, six reçurent des missions particulières de sorte que, arrivé chez le général, je m'étais ainsi défait volontairement d'une partie de mes forces. Mais avais-je donc besoin de m'entourer de tant de soldats ?... Ne, comptais-je pas sur la participation du peuple ? Et en effet, quoi qu'on en ait dit, sur toute la route que j'ai parcourue, je reçus les témoignages les moins équivoques de la sympathie de la population ; je n'avais qu'à me défendre contre la véhémence des marques d'intérêt qui m'étaient prodiguées, et la variété des cris qui m'accueillaient me montrait qu'il n'y avait pas un parti qui ne sympathisât avec mon cœur !

Arrivé à la cour de l'hôtel du général, je monte, suivi de MM. Vaudrey, Parquin et de deux officiers. Le général n'était pas encore habillé. Je lui dis : Général, je viens vers vous en ami ; je serais désolé de relever notre vieux drapeau tricolore sans un brave militaire comme vous ; la garnison est pour moi, décidez-vous et suivez-moi. On lui montra l'aigle ; il la repoussa, en disant : Prince, on vous a trompé ; l'armée connaît ses devoirs ; et je vais à l'instant vous le prouver. Alors je m'éloignai et donnai l'ordre de laisser un piquet d'artilleur, pour le garder. Le général se présenta plus tard à ses soldats pour les faire rentrer dans l'obéissance ; les artilleurs, sous les ordres de M. Parquin, méconnurent son autorité et ne lui répondirent que par les cris réitérés de : Vive l'Empereur !... Plus tard, le général parvint à s'échapper de son hôtel par une porte dérobée.

Lorsque je sortis de chez le général, je fus accueilli par les mêmes acclamations de : Vive l'Empereur !... Mais déjà ce premier échec m'avait vivement affecté. Je n'y étais pas préparé, convaincu que la seule vue de l'aigle devait réveiller chez le général de vieux souvenirs de gloire et l'entraîner.

Nous nous remîmes en marche. Nous quittâmes la grande rue et nous entrâmes dans la caserne Puikesmatte, par la petite ruelle qui y conduit du faubourg de Pierre. Cette caserne est un grand bâtiment, construit dans une espèce d'impasse ; le terrain en avant est trop étroit pour qu'un régiment puisse se ranger en bataille. En me voyant ainsi resserré entre le rempart et le quartier, je m'aperçus que le plan convenu n'avait pas été suivi. A notre arrivée, les soldats s'empressent autour de nous, je les harangue ; la plupart vont chercher leurs armes et reviennent se rallier à nous en nous témoignant leur sympathie par leurs acclamations. Cependant, voyant se manifester parmi eux une hésitation soudaine, causée par les bruits répandus parmi eux par quelques officiers qui s'efforçaient de leur inspirer des doutes sur mon identité, et comme d'ailleurs nous perdions un temps précieux dans une position défavorable, au lieu de courir sur le champ aux autres régiments, qui nous attendaient, je dis au colonel de partir ; il m'engage à rester encore ; je me range à son avis ; quelques minutes plus tard il n'était plus temps. Des officiers d'infanterie arrivent, font fermer les grilles et tancent fortement leurs soldats ; ceux-ci hésitent encore, je veux faire arrêter les officiers, leurs soldats les délivrent. Alors, la confusion se met partout ; l'espace était tellement resserré que chacun de nous fut perdu dans la foule. Le peuple qui était monté sur le mur, lançait des pierres sur l'infanterie ; les canonniers voulaient faire usage de leurs armes, mais nous les en empêchâmes ; nous vîmes tout de suite que nous aurions fait tuer beaucoup de monde. Je vis le colonel tour à tour arrêté par l'infanterie et délivré par les soldats ; moi-même j'allais succomber au milieu d'une multitude d'hommes qui, me reconnaissant, croisaient sur moi leurs baïonnettes, je parais leurs coups avec mon sabre, en tâchant de les apaiser, lorsque les canonniers vinrent me tirer d'entre leurs fusils, et me placer au milieu d'eux. Je m'élançai alors avec quelques sous-officiers vers les canonniers montés, pour me saisir d'un cheval, toute l'infanterie me suivit. Je me trouvai acculé entre les chevaux et le mur, sans pouvoir bouger. Alors, les soldats arrivèrent de toutes parts, se saisirent de moi et me conduisirent dans le corps de garde. En entrant, j'y trouvai M. Parquin ; je lui tendis la main, il me dit, en m'abordant d'un air calme et résigné : Prince, nous serons fusillés, mais nous mourrons bien. — Oui, lui répondis-je, nous avons échoué dans une belle et noble entreprise.

Bientôt après, le général Voiral, arrive ; il me dit en entrant : Prince, vous n'avez trouvé qu'un traître dans l'armée française !Dites plutôt général que j'avais trouvé un Labédoyère. — Des voitures furent amenées et nous transportèrent dans la prison neuve. Me voilà donc entre quatre murs, avec des fenêtres à barreaux, dans le séjour des criminels ! Oh ! ceux qui savent ce que c'est que de passer tout à coup de l'excès de bonheur que procurent les plus nobles illusions à l'excès de la misère qui ne laisse plus d'espoir, et de franchir cet immense intervalle sans avoir un moment pour s'y préparer, comprendront ce qui se passait dans mon cœur.

Au greffe, nous nous revîmes tous. M. de Querelles, en me serrant la main me dit à haute voix : Prince, malgré notre défaite, je suis encore fier de ce que j'ai fait. On me fit subir un interrogatoire ; j'étais calme et résigné ; mon parti était pris. On me fit les questions suivantes : Qu'est-ce qui vous a poussé à agir comme vous l'avez fait ?Mes opinions politiques, répondis-je, et mon désir de revoir ma patrie, dont l'invasion étrangère m'avait privé. En 1830, j'ai demandé à être traité en simple citoyen. On m'a traité en prétendant, eh bien ! je me suis conduit en prétendant !Vous vouliez établir un gouvernement militaire ?Je voulais établir un gouvernement fondé sur l'élection populaire. — Qu'auriez-vous fait, vainqueur ?J'aurais assemblé un Congrès national.

Je déclarai ensuite que moi seul ayant tout organisé, moi seul ayant entraîné les autres, moi seul aussi je devais assumer sur ma tête toute la responsabilité. Reconduit en prison je me jetai sur un lit qu'on m'avait préparé, et, malgré mes tourments, le sommeil, qui adoucit les peines en donnant du relâche aux douleurs de l'âme, vint calmer mes sens ; le repos ne fuit pas le malheur. Il n'y a que le remords qui n'en laisse pas. Mais comme le réveil fut affreux ! Je croyais avoir eu un horrible cauchemar. Le sort des personnes compromises était ce qui me donnait le plus de douleur et d'inquiétude. J'écrivis au général Voiral, pour lui dire que son honneur l'obligeait à s'intéresser au colonel Vaudrey, car c'était peutêtre l'attachement du colonel pour lui et les égards avec lesquels il l'avait traité qui étaient cause de la non-réussite de mon entreprise ; je terminais en disant que toute la rigueur des lois s'appesantit sur moi, disant que j'étais le plus coupable et le seul à craindre.

Le général vint me voir ce jour-là, affectueux. Il me dit en entrant : Prince, quand j'étais votre prisonnier, je n'ai trouvé que des paroles dures à vous dire ; maintenant que vous êtes le mien, je n'ai plus que des paroles de consolations à vous adresser. Le colonel Vaudrey et moi nous fûmes conduits à la citadelle, où — moi du moins — j'étais beaucoup mieux qu'en prison[8], mais le pouvoir civil nous réclame, et au bout de vingt-quatre heures on nous réintègre dans notre première demeure.

Le geôlier et le directeur de la prison de Strasbourg faisaient leur devoir, mais tâchaient d'adoucir autant que possible ma situation, tandis qu'un certain M. Lebel, qu'on envoya de Paris, voulant montrer son autorité, m'empêcha d'ouvrir ma fenêtre pour respirer l'air, me retira ma montre qu'il ne me rendra qu'à mon départ, et enfin lui-même a commandé des abat-jour pour intercepter la lumière.

Le 9 novembre au soir, on vint me prévenir que j'allais être transféré dans une prison ; je sors et je trouve le général et, le préfet qui m'emmenèrent dans leur voiture, sans me dire où ils me conduisaient ; j'insiste pour qu'on me laisse avec mes compagnons d'infortune ; mais le gouvernement en avait décidé autrement. Arrivé dans l'hôtel de la préfecture je trouve deux chaises de poste ; on me fit monter dans l'une avec M. Cuynat, commandant de la gendarmerie de la Seine, et le lieutenant Thiboulot ; dans l'autre il y avait quatre sous-officiers.

Lorsque je vis qu'il fallait quitter Strasbourg et que mon sort allait être séparé de celui des autres accusés, j'éprouvai une douleur difficile à peindre. Me voilà donc forcé d'abandonner des hommes qui se sont dévoués pour moi ; me voilà donc privé des moyens de faire connaître, dans ma défense, mes idées et mes intentions ; me voilà donc recevant un soi-disant bienfait de celui auquel je voulais faire le plus de mal ! Je m'exhalai en plaintes et en regrets, je ne pouvais que protester...

Les deux officiers qui me conduisaient étaient deux officiers de l'Empire, amis intimes de M. Parquin ; aussi eurent-ils pour moi toutes sortes d'égards ; j'aurais pu me croire voyageant avec des amis. Le 11, à deux heures du matin j'arrivai à Paris à l'hôtel de la préfecture[9]. M. Delessert fut très convenable pour moi ; il m'apprit que vous êtes venue en France réclamer en ma faveur la clémence du roi, que j'allais repartir dans deux heures pour Lorient, et que, de là, je passerais aux Etats-Unis, sur une frégate française.

Je dis au préfet que j'étais au désespoir de ne pas partager le sort de mes compagnons d'infortune ; que, retiré ainsi de prison avant d'avoir subi un interrogatoire général — le premier n'avait été que sommaire —, on m'ôtait les moyens de déposer de plusieurs faits qui étaient en faveur des accusés, mais mes protestations étaient restées infructueuses ; je pris le parti d'écrire au roi, et je lui dis que, jeté en prison après avoir pris les armes contre le gouvernement, je ne redoutais qu'une chose : sa générosité, puisqu'elle devait me priver de la plus douce consolation, la possibilité de partager le sort de mes compagnons d'infortune. J'ajoutai que la vie était peu de chose pour moi, mais que ma reconnaissance envers lui serait grande s'il épargnait la vie à d'anciens soldats, débris de notre vieille armée, entraînés par moi et séduits par de glorieux souvenirs.

En même temps, j'écrivis à M. Odilon Barrot la lettre que je joins ici, en le priant de se charger de la défense du colonel Vaudrey. A quatre heures, je me remis en route avec la même escorte, et, le 14, nous arrivâmes à la citadelle de Port-Louis, près Lorient. J'y resterai jusqu'au 21 novembre, jour où la frégate appareillera.

 

Nous connaissons les trois lettres adressées de Port-Louis, la première à M. Odilon Barrot, la seconde au roi Joseph, la troisième à M. Vieillard.

 

Les voici par ordre chronologique.

A M. Odilon Barrot.

14 novembre 1836.

... Certes, nous sommes très coupables, aux yeux du gouvernement établi, d'avoir pris les armes contre lui ; mais le plus coupable c'est moi : c'est celui qui, méditant depuis longtemps une révolution, est venu tout à coup arracher ces hommes à une position sociale honorable pour les livrer à tous les hasards d'un mouvement populaire. Devant les lois, mes compagnons d'infortune sont coupables de s'être laissé entraîner ; mais jamais, plus qu'en leur faveur, il n'y eut de circonstances atténuantes aux yeux du pays. Je tins, le 29 au soir, au colonel Vaudrey, lorsque je le vis, et aux autres personnes le langage suivant :

Messieurs, vous connaissez tous les griefs de la nation envers le gouvernement du 9 août, mais vous savez aussi qu'aucun parti existant aujourd'hui n'est assez fort pour le renverser ; aucun assez puissant pour réunir tous les Français, si l'un d'eux parvenait à s'emparer du pouvoir. Cette faiblesse de gouvernement, comme cette faiblesse de partis, vient de ce que chacun ne représente que les intérêts d'une seule classe de la société. Les uns ne s'appuient que sur le clergé et la noblesse, les autres sur l'aristocratie bourgeoise, d'autres enfin sur les prolétaires seuls. Dans cet état de choses, il n'y a qu'un seul drapeau qui puisse rallier tous les partis, parce qu'il est le drapeau de la France et non celui d'une faction. C'est l'aigle de l'Empire ! Sous cette bannière, qui rappelle tant de souvenirs glorieux, il n'y a aucune classe expulsée, elle représente les intérêts et les droits de tous. L'empereur Napoléon tenait son pouvoir du peuple français ; quatre fois son autorité reçut la sanction populaire : en 1804, l'hérédité dans la famille de l'empereur fut reconnue par quatre millions de votes. Depuis, le peuple n'a plus été consulté.

Comme l'aîné des neveux de Napoléon, je puis donc me considérer comme le représentant de l'élection populaire, je ne dirai pas de l'Empire, puisque depuis vingt ans les idées et les besoins de la France ont dû changer ; mais un principe ne peut être annulé par des faits, il ne peut l'être que par un autre principe. Or, ce ne sont pas les douze cent mille étrangers de 1815, ce n'est pas la Chambre des deux cent vingt et un en 1830, qui peuvent rendre nulle le principe de l'élection de 1804. Le système napoléonien consiste à faire marcher la civilisation sans discorde et sans excès ; à donner l'élan aux idées tout en développant les idées matérielles ; à raffermir le pouvoir, en le rendant respectable, à discipliner les masses, d'après leurs facultés intellectuelles ; enfin, à réunir autour de l'autel de la patrie les Français de tous les partis, en leur donnant pour mobile l'honneur et la gloire. Remettons, leur dis-je, le peuple dans ses droits, l'aigle sur nos drapeaux et la stabilité dans nos institutions. Eh ! quoi ! m'écriai-je enfin, les princes du droit divin trouvent bien des hommes qui meurent pour eux dans le but de rétablir les droits du peuple ; mourrai-je donc seul dans l'exil ? Non ! m'ont répondu mes braves compagnons d'infortune, vous ne mourrez pas seul ; nous mourrons avec vous, ou nous vaincrons ensemble pour la cause du peuple français !

Vous voyez donc, monsieur, que c'est moi qui les ai entraînés en leur parlant de tout ce qui pouvait le plus émouvoir des cœurs français. Ils me parlèrent de leurs serments ; mais je leur rappelai qu'en 1815 ils avaient prêté serment à Napoléon II et à sa dynastie. L'invasion seule, leur dis-je, vous a déliés de ces serments. Eh bien ! la force peut rétablir ce que la force seule a pu détruire. J'allai même jusqu'à leur dire qu'on parlait de la mort du roi... Vous voyez combien j'étais coupable aux yeux du gouvernement. Eh bien ! le gouvernement a été généreux envers moi ; il a compris que ma position d'exilé, que mon amour pour mon pays, que ma parenté avec le grand homme, étaient des causes atténuantes ; le jury restera-t-il en arrière de la marche indiquée par le gouvernement ?... Ne trouvera-t-il pas de causes atténuantes bien plus fortes en faveur de mes complices, dans les souvenirs de l'Empire, dans les relations intimes de plusieurs d'entre eux, dans l'entraînement du moment, dans l'exemple de Labédoyère, enfin dans ce sentiment de générosité qui fit que, ils ont préféré sacrifier leur existence plutôt que d'abandonner le neveu de Napoléon ; car nous étions loin de penser à une grâce en cas de non réussite, etc.

 

Au comte de Survilliers.

Lorient, 15 novembre 1836.

Mon cher oncle,

Vous aurez appris avec surprise l'événement de Strasbourg ; lorsqu'on ne réussit pas on dénature vos intentions, on vous calomnie ; on est sûr d'être blâmé, même par les siens ; aussi n'essaierai-je pas aujourd'hui de me disculper à vos yeux.

Je pars demain pour l'Amérique ; vous me feriez plaisir de m'envoyer quelques lettres de recommandation pour Philadelphie et New-York. Ayez la bonté de présenter mes respects à mes oncles et de recevoir l'expression de mon sincère attachement.

En quittant l'Europe peut-être pour toujours, j'éprouve le plus grand chagrin, celui de penser que, même dans ma famille, je ne trouverai personne qui plaigne mon sort.

Adieu, mon cher oncle, ne doutez jamais de mes sentiments à votre égard.

Votre tendre neveu,

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

P.-S. — Ayez la bonté de faire savoir à votre chargé d'affaires en Amérique quelles seraient les terres que vous consentez à me vendre.

 

A M. Vieillard.

Citadelle de Port-Louis, 19 novembre 1836.

Mon cher monsieur Vieillard,

Je ne veux pas quitter l'Europe sans venir vous remercier des généreuses offres de service que vous m'avez faites dans une circonstance bien malheureuse pour moi. J'ai reçu votre lettre à la prison de Strasbourg ; je n'ai pu vous répondre avant aujourd'hui. Je pars le cœur déchiré de n'avoir pas pu partager le sort de mes compagnons d'infortune ; j'aurais voulu être traité comme eux. Mon entreprise ayant échoué, mes intentions ayant été ignorées, mon sort ayant été, malgré moi, différent de celui des hommes dont j'avais compromis l'existence, je passerai aux yeux de tout le monde pour un fou, un ambitieux ou un lâche !

Avant de mettre le pied en France, je m'attendais bien, en cas de non réussite, aux deux premières qualifications ; quand à la troisième, elle est trop cruelle.

J'attends les vents pour partir sur la frégate l'Andromède pour New-York ; vous pourrez m'y écrire poste restante. Je saurai supporter ce nouvel exil avec résignation ; mais ce qui me désespère, c'est de laisser dans les fers des hommes auxquels le dévouement à la cause napoléonienne a été si fatale.

J'aurais voulu être la seule victime.

Adieu, mon cher monsieur Vieillard, bien des choses de ma part à Mme Vieillard. Je n'oublierai jamais les marques si touchantes que vous m'avez données de votre amitié pour moi.

Je vous embrasse de cœur.

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE.

P.-S. — Il est faux qu'on m'ait demandé le moindre serment de ne plus revenir en Europe.

 

 

 



[1] Achille Murat, fils aîné de Joachim Murat, roi de Naples et beau-frère de l'Empereur Napoléon, s'était, après la mort tragique de son père, réfugié en Amérique où il épousa une parente de Washington. Il s'était créé une situation dans les colonies où il s'était fait planteur, puis avocat. Il est mort en 1847 sans laisser d'enfants.

[2] MM. Chopin et Leynadier.

[3] Chateaubriand voulut bien y faire quelques observations, qui ont malheureusement été égarées. L'une d'elles consistait à mettre nation au lieu de peuple.

[4] Ce droit avait déjà été conféré au maréchal Ney et au prince de Metternich. La différence de situation des titulaires peut laisser supposer un peu trop d'éclectisme parmi les habitants du canton.

[5] Le duc de Leuchtenberg.

[6] Je ne suis pas superstitieux, disait le prince en 1839, et je ne crois certainement pas à l'influence d'un tel objet sur ma destinée, pas plus peut-être que ne le croyait l'Empereur qui, sans doute, par le don de cette bague à ma mère, eut l'unique intention de rappeler son souvenir à ses neveux d'une manière plus intime ; mais j'avoue cependant que je me suis trouvé dans des circonstances tellement critiques, qu'après m'en être tiré, la pensée du talisman de mon oncle est venue naturellement à mon esprit. Ainsi, je l'avoue, à la caserne Finckmatt à Strasbourg, et j'avouerai qu'une fois dans la prison neuve, je ne pus m'empêcher de jeter les yeux sur cet anneau, que je baisai avec recueillement en songeant à l'Empereur et, plus tard, il me sembla voir, dans un de ces moments d'hallucination qu'on éprouve toujours dans les grandes infortunes, l'ombre de l'Empereur tracer sur la bague le mot : Espérance.

[7] M. Parquin était, comme on sait, commandant ; il devenait général de brigade ; le chef de bataillon, c'était le lieutenant de Querelles. Il y avait encore : MM. Laity, de Gricourt, revêtu d'un uniforme d'état-major, sans avoir été jamais militaire ; Persigny, capitaine improvisé ; Lombard, Gros, lieutenant de pontonniers ; Petry (Charles-Philippe-François) et Dupenhouat, également pontonniers ; le lieutenant d'artillerie de Schaller. Total : neuf. Quels étaient les deux ou trois autres ? Nous l'ignorons. (Note de M. A. Morel.)

[8] C'est de la citadelle qu'il adressa la première lettre à sa mère en date du 1er novembre.

[9] D'où il écrivit à sa mère :

Ma chère mère,

Je reconnais à votre démarche toute votre tendresse pour moi ; vous avez pensé au danger que je courais, mais vous n'avez pas pensé à mon honneur qui m'obligeait à partager le sort de mes compagnons d'infortune. J'éprouve une douleur bien vive en me voyant séparé des hommes que j'ai entraînés à leur perte lorsque ma présence et mes dépositions auraient pu influer sur le jury en leur faveur ; j'écris au Roi pour qu'il jette sur moi un regard de bonté, c'est la seule grâce qui puisse me toucher.

Je pars pour l'Amérique ; mais, ma chère mère, si vous ne voulez pas augmenter ma douleur, je vous en conjure, ne me suivez pas ; l'idée de faire partager à ma mère mon exil de l'Europe serait aux yeux du monde une tache indélébile pour moi, et pour mon cœur cela serait un chagrin cuisant. Je veux, en Amérique, faire comme Achille Murat, me créer moi-même une existence. Il me faut un intérêt nouveau pour pouvoir m'y plaire.

Je vous prie, ma chère mère, de veiller à ce qu'il ne manque rien aux prisonniers de Strasbourg ; prenez soin des deux fils du colonel Vaudrey, qui sont à Paris avec leur mère. Je prendrais bien facilement mon parti si je savais que mes autres compagnons d'infortune auront la vie sauve ; mais avoir sur la conscience la mort de braves soldats, c'est une douleur amère qui ne peut jamais s'effacer.

Adieu, chère mère. Recevez mes remerciements pour toutes les marques de. tendresse que vous me donnez. Retournez à Arenenberg, mais ne venez pas me rejoindre en Amérique, j'en serais trop malheureux. Adieu, recevez mes bien doux embrassements ; je vous aimerai toujours de tout mon cœur.

Votre tendre et respectueux fils,

NAPOLÉON-LOUIS B...