I. — Le Roi et le Ministre. Jusqu'à la publication décisive de M. Marius Topin[1] sur les relations de Louis XIII et du cardinal de Richelieu, il était admis par tous les historiens, qui avaient copié les mémoires contemporains sans chercher à les contrôler, que Louis XIII était jaloux de la grandeur de son ministre[2], qu'il le haïssait[3], que le Cardinal ne subsistait auprès du Roi que par la terreur[4], que Louis XIII fut ravi d'en être défait[5], qu'il eut une joie incroyable de la mort de Richelieu[6]. Seuls, le P. Griffet, Capefigue et Victor Cousin avaient vu plus juste. Le P. Griffet, auteur de la meilleure histoire du règne de
Louis XIII, admet aussi que le Roi n'aimait pas Richelieu : Cependant, dit-il, sa
fermeté inébranlable à le soutenir, contre sa propre inclination, est une
marque de sagesse, de discernement et peut-être de grandeur d'âme qui fait
honneur à sa mémoire[7]. Ce jugement est absolument vrai, en supprimant ces mots : contre sa propre inclination. Capefigue[8] a écrit cette page excellente : On a peint Louis XIII comme une tête affaiblie et sans volonté : il n'en est rien. Le Roi avait sa pensée à lui, forte, énergique, et s'il subissait l'influence du cardinal de Richelieu, c'est que celui-ci avait parfaitement deviné le caractère du maître et qu'il en exécutait les desseins avec plus de capacité. Richelieu, esprit supérieur, devait envisager avec une plus haute étendue la situation de la monarchie. L'intimité profonde qui existait entre le Roi et son ministre résultait de la conviction puissante qu'ils se comprenaient. Il n'y avait là ni faveur ni amitié : c'étaient deux intelligences également froides, également réfléchies, qui se prêtaient secours dans les voies de l'unité royale, et l'une n'était soumise que parce qu'elle se sentait inférieure à l'autre... Louis XIII ne garda pas son ministre par faiblesse. Cet esprit-là lui convenait. Il se livra à lui corps et pensée. M. Cousin, qui connaissait si bien le dix-septième siècle,
a dit[9] : Richelieu laisse une mémoire abhorrée, et vivant il n'eut
pour lui qu'un très petit nombre de politiques, à la tête desquels était
Louis XIII ; et, dans un autre ouvrage[10] : Richelieu connaissait Louis XIII et savait à quel point il
était Roi et Français et dévoué à leur commun système. La vérité
apparaît déjà dans ces trois appréciations : elle a été prouvée par M. Marius
Topin. Les 230 lettres autographes et inédites de Louis XIII à Richelieu[11] établissent
d'une façon irrécusable les sentiments du Roi à l'endroit de son ministre,
c'est-à-dire une grande amitié, beaucoup d'estime. De plus, ces lettres ne
montrent jamais que le Roi ait été impatient de subir la domination du
Cardinal et désireux de reprendre sa liberté, ni le parti pris d'abandonner,
par paresse d'esprit, la direction des affaires à un habile ministre. Ce sont
les ennemis de Richelieu, Marie de Médicis, Gaston et les amis de l'Espagne,
ce sont les conspirateurs qui ont représenté Richelieu comme un tyran
imposant sa volonté au Roi, et Louis XIII comme un roi faible subissant une
domination détestée, et leurs assertions ont été acceptées, malgré leur
fausseté évidente, jusqu'à nos jours. Quand Louis XIII est fatigué du joug que lui impose du ministre, il le fait tuer : exemple, Concini. Quand Louis XIII veut se débarrasser de ministres qui ne lui conviennent plus, il les chasse durement : exemples, MM. de Sillery et de Puisieux ; ou il donne l'ordre à son capitaine des gardes de les arrêter et de l'en débarrasser : exemple, M. de la Vieuville. S'il eût voulu se délivrer de la prétendue domination que Richelieu exerçait sur lui, il l'aurait exilé ou mis au Bois de Vincennes[12] sans autre formalité. Rien n'était plus facile. Mais il eût été bien plus facile encore d'accepter l'offre que le Cardinal a faite plus d'une fois de quitter les affaires et de se retirer dans l'une de ses maisons pour y soigner sa santé, fort délicate en effet. Si Louis XIII avait gémi sous le joug de Richelieu, il ne l'aurait pas constamment et énergiquement défendu contre sa mère, son frère, sa femme, ses frères de Vendôme et leurs coteries, qui ne cessaient de cabaler pour le faire renvoyer du Conseil ; il ne l'aurait pas protégé, soutenu, défendu contre tous les conspirateurs, même contre ses favoris, qui ne cessaient de vouloir tuer le Cardinal ; il ne l'aurait pas conservé à la journée des Dupes, malgré les violents efforts de Marie de Médicis, qu'il laissa partir en exil plutôt que de consentir au renvoi de Richelieu. Richelieu, prétend-on, a imposé au Roi ses idées politiques ; il l'a tenu sous le joug pour accomplir ses projets. C'est l'inverse qui est la vérité. Richelieu, ministre de Marie de Médicis, est espagnol comme Marie de Médicis et Concini. Louis XIII et Luynes sont anti-espagnols, et leur politique est toute française. Quand Richelieu redevient ministre en 1624, éclairé par la réflexion, averti par sa haute intelligence, ou conduit par l'ambition, il renonce à la politique de Marie de Médicis et adopte celle de Louis XIII, qui est bien l'héritier de Henri IV et Français de race et d'instinct, qui est glorieux, qui affectionne son État plus que toute chose[13]. Tous les deux, roi et ministre, sont d'accord pour vouloir une France affranchie de l'influence du cabinet de Madrid, désormais libre de ses mouvements, grande, forte, puissante en Europe et non pas vassale de l'Espagne. Luynes avait déjà essayé de mettre cette politique à exécution : Richelieu la fera triompher, à la grande satisfaction de Louis XIII. Dans toutes ses lettres au Roi, le Cardinal se fait aussi humble que possible, et l'on est frappé quelquefois du degré auquel s'abaissent cette humilité et cette flatterie. Ce ne sont pas les lettres qu'on écrirait à un roi que l'on domine, que l'on tient sous sa dépendance. En vrai courtisan, en homme très soumis à son Roi, Richelieu flatte toujours et flagorne quelquefois Sa Majesté. Le Roi, lui dit-il, est le premier de son Conseil en jugement[14]. — La prévoyance et défiance du Roi ont été avec raison préférables à la simplicité du cardinal[15]. — S. M. remarquera, s'il lui plaît, que toutes les choses qui lui ont succédé (réussi) lui ont plutôt succédé par sa présence, et pour avoir su prendre l'occasion à propos, que par la force de ses armes. La prise de la Rochelle, le passage des Alpes, la ruine des huguenots au Languedoc, la prise de Nancy sans forces, justifient clairement cette proposition. J'y ajouterai encore le succès du voyage de Pignerol, qui est bien dû à sa présence, puisque sa seule ombre que je portais[16] en a été la cause[17]. On n'en finirait pas si l'on voulait tout citer. Il y a cependant un mémoire de Richelieu[18], en date du 13 janvier 1629, qui nous fait assister à la plus étrange conversation que l'on puisse imaginer entre un roi et un ministre. Richelieu, mécontent de Louis XIII et de la Reine-Mère, veut se retirer ; mais, avant de partir, il donne à son maître les avis qu'il juge utiles au bien des affaires. Il est difficile de lire une mercuriale plus sévère que ce long discours. Il permet d'apprécier exactement la fermeté et la droiture du Cardinal, et l'affection que le jeune Roi avait déjà conçue pour ce grand ministre, si dévoué à l'État et à son maître. Loin de se fâcher, Louis XIII accepta les excellents conseils de Richelieu, admirant sans nul doute, comme nous pouvons le faire, le bon sens de ce grand génie et son dévouement, qui lui permettaient de dire si franchement la vérité ; et il ne voulut pas que le ministre mécontent se retirât du ministère. Il faut répéter ici les paroles du P. Griffet et admettre qu'un roi absolu, pouvant satisfaire sans aucune gêne ses volontés, ses caprices mêmes, et qui subit une telle semonce, donne une forte preuve de son discernement et de sa grandeur d'âme. Ce fut donc le 13 janvier 1629, après la prise de la Rochelle, à la veille du départ de Louis XIII pour l'Italie, que Richelieu tint au Roi, en présence de Marie de Médicis et du P. Suffren, confesseur de Louis XIII, le langage suivant. Il conseilla d'abord à Sa Majesté d'achever de détruire la rébellion de l'hérésie en soumettant les places du Languedoc et de la Guyenne, — de détruire toutes les places fortes non frontières, non utiles à la défense de la France, — de décharger le peuple, — d'abaisser la puissance des Parlements, — de forcer les Grands à obéir, — de racheter le domaine de l'État pour en augmenter les revenus, — d'arrêter les progrès de l'Espagne, — de créer une marine, — de fortifier Metz et de s'avancer jusqu'à Strasbourg pour acquérir une entrée dans l'Allemagne ; puis il aborde la question principale, le caractère et les défauts de Louis XIII. Pour la personne du Roi, il a tant de bonnes qualités, que difficilement en trouvera-t-on quelqu'une à redire. Mais d'autant que les péchés des rois consistent principalement en omissions, ce ne sera pas merveille s'il y a quelque chose à remarquer en ce genre, non par manque des parties nécessaires à un prince, mais par faute de les mettre en exercice... Le Roi est bon, vertueux, secret, courageux et amateur de gloire ; mais on peut dire avec vérité qu'il est extrêmement prompt, soupçonneux, jaloux, quelquefois susceptible de diverses aversions passagères et des premières impressions au préjudice du tiers et du quart ; enfin, sujet à quelque variété d'humeurs et diverses inclinations dont il lui sera plus aisé de se corriger qu'il ne me serait facile de les rapporter, étant si accoutumé à publier ses vertus à tout le monde, qu'à peine pourrais-je remarquer ses défauts, bien que ce ne soit qu'à lui-même. Le jugement de S. M. est tel qu'elle s'apercevra fort bien, sans l'aide de ses serviteurs, de ce qui peut être désiré en sa personne par ceux qui sont du tout attachés à son service et les plus passionnés pour sa grandeur et pour sa gloire. Promptitude. — Tel est prompt de sa nature que le temps et l'expérience rendent fort modéré. Le changement qui est en S. M. sur ce sujet est aisé à faire ; et je puis dire avec vérité qu'il y a grand lieu de l'attendre. Soupçons. — Quant aux soupçons auxquels elle est sujette, il est vrai qu'ils sont quelquefois tels, que si deux personnes parlent ensemble, il en entre en ombrage, ce qui ne compatit pas avec l'emploi des affaires, qui requiert que l'on puisse parler et faire caresse à tout le monde pour pénétrer et découvrir ce qu'on estime nécessaire au service de son maître, et par une bonne chère (un bon visage) arrêter le cours de beaucoup de mécontentements que la Cour produit tous les jours, et auxquels les hommes se portent ordinairement, quand on ne les paye ni d'effets ni de bonne mine. Jalousie. — Il peut aussi arriver beaucoup d'inconvénients de la jalousie de S. M., qui doit tenir pour assuré que si elle ne prend la résolution de la perdre au respect de Monsieur son frère, en sorte qu'elle se résolve de lui donner toute sorte de contentement ès choses qui n'intéressent point son État, il est impossible, quoique la Rochelle soit prise et que le parti des huguenots n'ait plus de lieu, qu'enfin le peu d'intelligence entre le roi et lui ne cause quelque désordre dans le royaume. Pour éviter ces maux, le Roi doit trouver bon que ceux qui le serviront dans ses conseils le fassent souvenir, en toutes occasions, de ce qui peut tenir l'esprit de Monsieur content, sans prendre ombrage de ceux qui lui en donneront avis ; autrement nul ne l'osera faire et une omission en chose qui ne préjudicie point au Roi peut porter ce prince au désespoir. Contenter Monsieur en tout ce qui n'est point préjudiciable à l'État, et lui résister en ce qui pourrait donner atteinte à l'autorité du Roi, sont les deux maximes qu'il faut pratiquer avec ce prince, qui, étant traité honorablement, n'entreprendra jamais rien contre le repos du royaume, mais demeurera dans les termes (limites) de son devoir et les vrais intérêts de l'État, qu'il affectionne si naturellement que lors même qu'il a eu des mécontentements, je lui ai toujours vu prendre les opinions les plus saines pour le bien public[19]. Le Roi ayant les avantages que la nature lui adonnés sur Monsieur son frère lui doit, en cette considération, servir de père et compatir aux défauts de son âge, les couvrant et les cachant à tout le monde. En ce faisant, il ne fera pas peu pour lui, étant vrai qu'il arrive beaucoup de mal aux princes qui se plaisent à relever les défauts des Grands, en ce que plusieurs, pour leur plaire, les exagèrent autant qu'il leur est possible, et par après, pour éviter le mal qui leur pourrait arriver du crime de leur langue, par une insigne trahison, ils avertissent ceux qu'ils ont intéressés en leurs médisances, et les imputent toutes entières à leur maître. D'où naissent tant de mauvais rencontres qu'on peut dire à bon droit que la langue des princes leur fait souvent plus de mal que l'épée de leurs ennemis. Or, parce que les jeunes princes sont souvent plutôt touchés par les satisfactions ou mécontentements de ceux qui sont près d'eux que par les leurs propres, il sera de la prudence du Roi de s'abstenir de dire aucune chose de ceux qui sont auprès de Monsieur son frère qui leur puisse être rapportée en mauvaise part, l'expérience m'ayant déjà fait connaître plusieurs fois en ce même sujet que tels rencontres sont capables de produire de grands inconvénients. Si S. M., passant plus outre, veut fermer la bouche à tous ceux qui voudraient parler, en sa présence, au désavantage de telles gens, ce qui, d'ordinaire, ne se fait à autre fin que pour tirer quelque parole d'elle qui puisse piquer les autres, elle en recevra un grand profit, et non seulement cette conduite lui sera-t-elle décente, honorable et utile en cette occasion, mais en toute autre semblable qui se pourra présenter. L'histoire et l'expérience de ce temps me faisant dire avec vérité que beaucoup de troubles ont tiré leur être de ce principe. Rien n'est plus séant à un prince que de parler avec retenue, et imiter le roi des abeilles, qui ne porte point d'aiguillon pour ne piquer personne. C'est un grand secret à un prince d'avoir auprès des Grands quelque personne puissante sur leur esprit qui empêche qu'ils ne sortent de leur devoir, et ils ne doivent point plaindre le bien qu'ils font à telles gens pour une si bonne fin. S. M. doit encore éviter comme la mort une certaine jalousie qui porte souvent les princes à ne pouvoir souffrir que leurs serviteurs fassent pour eux certaines choses qui leur sont du tout nécessaires, et qu'ils ne veulent et ne peuvent pas faire eux-mêmes ; autrement il n'y a personne, pour affectionné qu'il soit, qui ose travailler selon l'étendue de sa puissance, ce qui est dangereux, vu qu'il y a beaucoup d'occasions où, bien qu'il soit impossible de remédier aux maux par des voies retenues et tempérées, il est aisé de le faire par des moyens forts et puissants que l'appréhension empêche de tenter, y ayant peu de gens qui veulent se mettre au hasard d'encourir l'indignation de son maître pour l'avoir trop bien servi. A ce propos, je dirai franchement qu'il faut ou que S. M. se résolve de vaquer à ses affaires avec assiduité et autorité tout ensemble[20], ou qu'elle autorise puissamment quelqu'un qui les fasse avec ces deux qualités, autrement elle ne sera jamais servie et ses affaires périront. Plusieurs exemples me font croire que ce dernier genre de jalousie peut faire perdre beaucoup de bonnes occasions, ayant remarqué S. M. capable d'entrer non seulement en ombrage de ceux qui lui en peuvent donner comme approchant plus de sa qualité[21], mais, en outre, de ses propres créatures, qui ne peuvent penser qu'à le servir et qu'il connaît par expérience n'avoir jamais eu d'autre dessein. Et, en cela, il semble que S. M. soit, à son préjudice, jaloux de son ombre, puisque, comme les astres n'ont d'autre lumière que celle qu'ils tirent du soleil, c'est elle seule qui donne force à ses créatures, qui en effet n'ont éclat que par sa lumière et ne sont considérées que pour l'amour de l'affection qu'il leur porte et des signalés services qu'ils lui rendent. Il se condamnera lui-même, je m'assure, s'il considère que ceux en qui il a plus de confiance[22] ont autant d'intérêt à sa conservation que lui-même, vu que leur subsistance en dépend absolument, n'y ayant personne qui ne reconnaisse que si le bonheur de S. M. changeait, le leur ne pourrait continuer, et que si Dieu le tirait du monde, ils seraient exposés aux haines qu'ils ont acquises pour le bien servir, et à l'ambition de plusieurs qui, aux grands changements, ne perdent jamais l'occasion de s'élever et de faire leur fortune par la ruine d'autrui. Il y a quelquefois des princes sous le règne desquels on court plus de fortune de se perdre par trop bien faire que pour ne pas faire ce à quoi on est obligé, et cela arrive d'ordinaire ordinaire ceux à qui l'on a affaire sont jaloux de leur nature, vu que la réputation de celui qui fait fort bien émeut quelquefois le sentiment de leur jalousie, au lieu que celui qui ne s'acquitte pas de son devoir ne préjudicie qu'à l'intérêt public, auquel souvent ils ne sont pas si sensibles qu'à leurs propres passions. Aversions. — Le Roi est aussi sujet à prendre des aversions de diverses personnes qui lui peuvent causer beaucoup de mal, et si S. M. n'y prend garde elle en aura souvent, la malice de la Cour étant telle qu'un chacun fomente les passions de son prince, quoiqu'elles lui soient préjudiciables, ce qui fait qu'il ne saurait témoigner si peu d'aversion contre quelqu'un, que, dans quatre jours, elle soit beaucoup plus grande par l'art que chacun apporte à l'augmenter. Ces aversions peuvent monter jusques à tel point que par ce moyen le Roi se procurerait plus de mal que personne ne lui en saurait faire, ce qui arriverait indubitablement si S. M. en concevait des principaux et plus puissants de son État, étant certain qu'entre les personnes de cette qualité il y en a qui n'en auraient pas plus tôt connaissance qu'ils ne cherchassent parti, et tâchassent, en troublant le repos du royaume, de se venger de leur mauvaise fortune aux dépens du public. De longtemps on a remarqué qu'il n'y a rien dont un sensible dépit ne soit capable, et tout prince qui n'a point d'enfant pour héritier, mais voit un successeur qui lui marche sur les talons, doit avoir grand soin de ne mépriser et mécontenter personne sans sujet. Bonne chère aux Grands. — Il est de la prudence du Roi de se contraindre à faire bonne chère aux Grands, et bien que ce lui soit une gêne, il la doit supporter avec patience, se représentant que, comme c'est une charge, c'est aussi une prérogative de la royauté, d'avoir des personnes de cette qualité sous lui. Si ceux de ce royaume se sont attachés à d'autres princes qu'à leur Roi, ç'a été à leur compte pour n'avoir pas été bien vus de sa personne. Il faut donc ci-après en faire plus d'état, et si on ne peut satisfaire à leurs appétits déréglés, les payer au moins d'un bon visage. Les inconvénients passés enseignent les précautions qu'il faut prendre à l'avenir... Impressions. — Quant aux impressions dont les rois se rendent quelquefois trop facilement susceptibles, la conséquence n'en est pas peu importante, principalement s'ils le sont jusques à ce point qu'on estime qu'il se trouve en eux peu de différence entre écouter et être persuadés, lorsqu'il est question de quelque calomnie, vu que par ce moyen la ruine du plus homme de bien dépendrait de la malice ou de l'artifice de quelque rusé courtisan qui ne craindra point de se hasarder pour perdre le plus assuré serviteur du Roi. Les princes qui veulent être bien servis doivent choisir des ministres qui ne connaissent que la raison et n'épargnent personne ; mais telles gens sont en un état bien périlleux, parce que tel est impuissant à faire bien qui est très puissant à mal faire, et que beaucoup de princes, quoique forts en eux-mêmes, ne le sont pas à se garantir des impressions qu'on leur donne contre ceux qui les servent le mieux, et à qui ils doivent plus de protection. Les rois peuvent tout écouter s bon leur semble ; mais ensuite ils doivent examiner à loisir, avec des gens de bien, ce qu'on leur a dit, et châtier sévèrement les calomniateurs lorsqu'ils sont avérés tels. Cependant il y a des personnes dont la fidélité est si éprouvée et les services si signalés, que ceux qui voudraient parler à leur désavantage ne doivent rien trouver d'ouvert en leurs maîtres que leur bouche pour les menacer d'un tel châtiment qu'ils n'osent plus retourner une seconde fois à semblable malice. Changements. — Oubli des services. — Les diverses impressions pourraient même faire craindre que S. M. se pût dégoûter aisément de ceux qui la servent le mieux, ce qu'elle doit éviter avec soin. Comme aussi s'étudier à faire perdre l'opinion que beaucoup ont qu'un service rendu à S. M. est tellement perdu en sa mémoire qu'elle ne s'en souvient plus trois jours après ; attendu qu'il y a peu de gens qui veulent travailler la plus grande partie de leur vie pour qu'on leur en sache gré si peu de temps... Facilité à blâmer ceux qui servent. — En cette considération S. M. prendra soin, s'il lui plaît, de faire à l'avenir grand état de ceux qui font bien, et ne se laisser pas aller à beaucoup de gens qui quelquefois la portent insensiblement à blâmer quelque circonstance d'une action dont l'effet mérite grande louange. La suppliant, en cette occasion, de se ressouvenir que les hommes font plus de cas de l'estime que de tous les biens du monde, ce qui fait qu'une mauvaise parole de son maître dégoûte et refroidit plus un bon courage que tous les bienfaits qu'il lui saurait faire ne sauraient l'échauffer à le servir. Un sujet estime être en très mauvais état quand il croit que son honneur n'a point de prix en la bouche de son prince, qu'il pense que son maître se plaît beaucoup plus à trouver à redire qu'à bien dire de sa personne ; et qu'au lieu qu'un chef doit toujours excuser les défauts de ceux qui sont sous sa charge, il les relève et ravale les bonnes actions qu'il devrait faire valoir. S. M. prendra, s'il lui plaît, garde à ce défaut, capable de lui faire perdre autant de cœurs que la fécondité de son royaume lui en saurait faire naître. Peu d'application aux choses grandes. — Beaucoup pensent, et non sans sujet, que S. M. de son naturel ne s'applique pas volontiers aux affaires, et qu'elle se dégoûte aisément de celles qui sont de longue haleine, quoiqu'elles soient de très grand fruit. Si cela est, S. M. doit résister aux aversions qui lui peuvent arriver en pareilles occasions, étant vrai qu'il n'y a homme assez hardi pour entreprendre de servir un prince en quelque grand dessein, s'il a sujet de craindre qu'il s'en dégoûte avant que d'en être au milieu, et qu'on lui en impute l'événement si le succès en est mauvais, faute de le bien poursuivre, bien que le conseil en ait été bon et nécessaire. Il est impossible d'entreprendre de grandes affaires sans être assuré, non-seulement d'y être supporté (soutenu), mais qu'on en saura le gré qu'on en doit justement espérer. Il y a plus ; le Roi donne si peu d'attention à ses affaires et improuve si facilement les expédients qu'on lui propose pour faire réussir celles qu'il entreprend, qu'il est à craindre qu'à l'avenir il y ait bien de la difficulté à le servir. Le respect qu'on lui porte et la crainte que l'on a de choquer ses sens étouffent les meilleurs desseins dans l'esprit et le cœur de ceux qui sont les plus capables. Aussi on ne peut rien entreprendre en sa présence, et à peine un homme sage le doit-il faire en son absence, puisqu'il faut répondre des mauvais événements comme si on était coupable. Il s'est quelquefois trouvé des princes qui voulaient les fins et non les moyens, c'est-à-dire qui désiraient que leurs affaires allassent bien sans vouloir faire ce qui est nécessaire à cet effet. Mais suivant ce principe les bons succès ne peuvent arriver que par hasard. Il y en a d'autres encore qui sont de cette nature, que, quand leurs affaires vont mal, ils en ont beaucoup de déplaisir, font grand cas de ceux qui peuvent y apporter remède, et se proposent de se gouverner comme il faut à cette fin. Mais le péril étant passé, ils ne se souviennent plus des bonnes résolutions qu'ils avaient prises. Et lorsqu'ils ont de la prospérité ils n'en reçoivent pas assez de satisfaction et n'en savent pas assez de gré à ceux qui en sont cause. Il semble qu'ils estiment que ce qui est arrivé par bonne conduite soit survenu par hasard, et ainsi ne croient pas être redevables du bon succès dont ils jouissent, ni à leur prudence, ni à celle de leurs serviteurs, ce qui fait que les meilleurs événements leur sont indifférents. Tel défaut n'est pas de petite importance, et par conséquent S. M. s'empêchera, s'il lui plaît, d'y tomber. Inexécution des lois. — Il est si dangereux en un État d'agir avec indifférence en l'exécution des lois, que je ne puis que je ne remarque qu'il semble que S. M. n'ait pas assez de chaleur et de fermeté pour l'observation des siennes, particulièrement de l'édit des duels. On peut dire avec vérité que S. M. et son Conseil répondront de toutes les âmes qui se perdront par cette voie diabolique, s'ils ont pu les empêcher par la rigueur des peines dues à tel crime. Il n'y a rien de si ordinaire que de commettre une faute en matière d'État, que de désobéir à un commandement du Roi, que de traverser l'exécution de ses édits, de ses ordonnances et des arrêts de sa justice. Jusques ici tels désordres ont été commis impunément, et cependant les manquements de cette nature sont de telle conséquence par l'exemple et la suite qu'ils tirent après eux que si l'on n'est extraordinairement sévère à les châtier, les États ne peuvent subsister... Un chrétien ne saurait trop tôt oublier une injure et pardonner une offense, ni un roi, un gouverneur et magistrat trop tôt les châtier quand les fautes sont d'État. Cette différence est grande, mais la raison en est prompte (facile à comprendre) et a son fondement en un même principe. Dieu n'a pas voulu laisser la vengeance ès mains des particuliers, parce que sous ce prétexte chacun eût exercé ses passions et eût troublé la paix publique. D'autre part, il l'a mise ès mains des rois et magistrats, selon les règles qu'il en a prescrites, parce que sans l'exemple et le châtiment il n'y a point d'injustice et de violence qui ne se commît impunément au préjudice du repos public. Le salut des hommes s'opère définitivement en l'autre monde, et partant ce n'est point merveille si Dieu veut que les particuliers lui remettent la vengeance des injures qu'il châtie par ses jugements en l'éternité. Les États n'ont point de subsistance après ce monde ; leur salut est présent ou nul, et, parlant, les châtiments nécessaires à leur subsistance (conservation) ne peuvent être remis ; mais ils doivent être présents. Libéralité. — Les rois étant les vraies images de Dieu, en ce que toutes sortes de bienfaits doivent sortir de leurs mains, ils ne sauraient être trop soigneux d'acquérir par bons effets la réputation d'être libéraux ; c'est le vrai moyen de gagner les cœurs ; mais il le faut être non par faveur, mais par la considération du mérite et des services des personnes, étant certain qu'il y a fort peu de gens qui aiment la vertu toute nue, c'est-à-dire qui s'étudient à bien faire, s'ils n'espèrent quelque récompense..... M. de Luynes a dit souvent qu'il avait remarqué que le Roi, de son inclination naturelle, se portait plus volontiers aux sévérités qu'aux grâces, et qu'il avait plus d'aversion de faire du bien que du mal. Pour moi, je n'ai jamais fait cette remarque, mais le mal est que beaucoup ont cette croyance, ce qui oblige les serviteurs de S. M. de l'en avertir, afin qu'elle puisse faire perdre cette mauvaise opinion qui, en effet, n'a pas de fondement. Les rois doivent être sévères et exacts à faire punir ceux qui troublent la police et violent les lois de leurs royaumes, mais il ne faut pas y prendre plaisir..... Mépris des affaires. — Une des choses qui préjudicie autant au règne de S. M. est qu'on pense qu'elle n'agit pas d'elle-même, qu'elle s'attache plus volontiers aux choses petites qu'aux grandes et importantes, et que le gouvernement de l'État lui est indifférent. Pour faire perdre cette opinion, il est nécessaire lorsqu'il arrive quelque chose qui intéresse son autorité, qu'elle en témoigne grand ressentiment devant (avant) qu'aucun de ses serviteurs l'ait abordée. Que lorsqu'on lui rend quelque service, elle exalte l'action et témoigne en vouloir faire la reconnaissance, sans qu'on pense que ce soit par l'avis de son Conseil. Enfin, qu'elle parle souvent de ses affaires avec le tiers et le quart, et fasse reconnaître, en diverses occasions, qu'elle affectionne celles qui seront sur le tapis importantes à l'État. Ce qui est à noter est qu'il faut témoigner ses sentiments par une suite d'actions ès occasions qui le requièrent, en quoi il est à craindre que puisque les inclinations prévalent d'ordinaire aux résolutions qui se prennent par raison et persuasion, S. M. oublie dans peu de jours ce qu'elle se promettra à elle-même, et retombe par ce moyen dans ses premières habitudes. Il est (c'est) d'autant plus à craindre que, bien qu'il soit aisé de porter quelqu'un à faire une action contre son sens, il n'en est pas de même d'une conduite qui, requérant une suite continue, semble aussi, pour n'être point interrompue, requérir le génie de celui qui la conseille. Mais ce qui est difficile n'est pas impossible. Si S. M. le trouve bon, on l'avertira si dextrement sous mains qu'il semblera que tout soit de son mouvement. Il peut arriver un grand bien de la franchise dont ma conscience et la passion que j'ai pour le service du Roi me font user, en l'avertissant fidèlement de ce qui est à souhaiter dans sa conduite, pour le rendre le plus grand prince du monde..... Après ce long discours le Cardinal demanda au Roi ce dont il voulait qu'il se corrigeât pour être plus à son gré, déclara qu'il ne pouvait plus supporter le fardeau des grandes affaires, tant ses forces étaient usées. Puis il se plaignit d'être tantôt bien avec la Reine et tantôt mal ; de même avec le Roi, qui tantôt avait d'extrêmes satisfactions de lui et tantôt en prenait quelque dégoût. Cela, dit-il, afflige tellement un esprit sincère et ardent aux choses qu'il entreprend pour le service de ses maîtres qu'il n'y a force au monde qui puisse résister à la douleur que l'on conçoit par tels sujets de déplaisir, et, outre le mal qu'il reçoit, il en arrive cet inconvénient que cela l'empêche de pouvoir s'appliquer tout entier, comme il pourrait faire, aux affaires dont il est chargé. Les changements de la Reine viennent de son naturel, à mon avis, qui de soi-même est ombrageux, et qui, ferme et résolu aux grandes affaires, se blesse aisément pour peu de chose, ce qu'on ne peut éviter, parce qu'il est impossible de prévoir ses désirs ; joint que souvent les considérations d'État requièrent qu'on passe par-dessus la passion des princes. Abordant la question des dégoûts du Roi, le Cardinal entreprend sa justification en examinant sa conduite au siège de la Rochelle, siège dont la longueur fatiguait Louis XIII, lequel, sans Richelieu, n'aurait pas été jusqu'au bout, et qui s'en alla, fatigué de cette guerre interminable et de son ministre. Le dégoût que le Roi prenait en la longueur de ce siège achevait tout à fait [de me mettre mal] ; étant vrai que parce que je craignais que l'absence du Roi perdit cette entreprise, sans le bon succès de laquelle le Roi n'était point roi, j'étais criminel jusque-là que qui m'eût lors soufflé m'eût peut-être jeté par terre, et cependant que je contribuais tout ce qui m'était possible au plus signalé service que serviteur puisse rendre à maître. Voyant que le Roi s'en voulait aller, je jugeai unanimement avec tout le monde que le seul moyen d'empêcher que l'absence du Roi ne ruinât son premier dessein était que je demeurasse. Je n'estimai pas en mon particulier valoir plus que les autres ; mais je me fondais sur l'opinion qu'on a prise que je ne m'attache pas aisément à des desseins qui ne peuvent réussir, et sur ce qu'étant auprès du Roi comme on estimait que je fusse, on ne jugeait pas qu'il voulût abandonner cette entreprise en m'y laissant pour la conduire. Je savais bien qu'en me tenant absent du Roi, je m'exposais ouvertement à ma perte, connaissant assez les offices qu'on peut rendre aux absents. Cependant cette considération de mon intérêt ne m'empêcha point de choisir le parti le plus utile à Sa Majesté. Ce remède unique, comme l'événement l'a fait paraître, me fut un nouveau crime ; le Roi en oiant (entendant) parler l'improuva tout à fait et se laissa aller jusque-là de dire que son armée ne me respecterait non plus qu'un marmiton ; cependant il est vrai qu'elle (l'armée) n'a jamais tant considéré personne subalterne. Le Cardinal se justifia ensuite de l'accusation d'être intéressé. Il dit qu'il avait refusé : 100.000 pistoles[23] des financiers qui les lui offraient, — 20.000 écus[24] de pension extraordinaire que le Roi lui offrait, quoique, dit-il, je dépense grandement et ne subsiste que par les libéralités de la Reine-Mère, — une abbaye que le Roi lui avait donnée et qu'il avait laissée au chancelier, — 200.000 livres[25], sur les débris de carraques (vaisseaux), dont il lui revenait plus de 100.000 écus[26], — les gages de l'amirauté valant plus de 40.000 livres[27] ; il ajouta qu'il avait emprunté plus d'un million de livres[28] pour faciliter le secours de Ré et le dessein de la Rochelle, et qu'il avait refusé les appointements de général pendant qu'il commandait l'armée devant la Rochelle. Je puis encore dire avec vérité que, depuis que je suis appelé aux affaires, je dépense quatre fois autant que je faisais auparavant, sans avoir beaucoup augmenté de revenu. Lorsque je suis venu au service de la Reine-Mère, je n'avais que 25.000 livres de rente en bénéfices ; et par le malheur de ma maison[29] il m'en est resté autant en fonds de terre. Tout ce que j'ai de plus, qui n'est pas peu, je le tiens des libéralités et des grâces de Leurs Majestés, desquels, devant Dieu, je suis extraordinairement content, comme j'ai tout sujet de l'être. Le Cardinal aborda enfin la question capitale de l'entretien, son projet d'abandonner la direction des affaires. Il y a quelque temps que le sentiment de ces disgrâces qui me sont arrivées m'eût fait souhaiter ma retraite ; mais maintenant j'en suis tellement guéri qu'il n'y a que ma mauvaise santé qui me contraigne de supplier LL. MM. qu'en demeurant toujours attaché auprès de leurs personnes, dont jamais je ne m'éloignerai, je sois déchargé du faix des affaires. Le Roi m'accordant cette grâce, j'aurai l'esprit en repos, et m'aiderai mieux de ma faiblesse ; je serai en état de me conserver plus longtemps pour mettre ma vie en quelque bonne occasion pour son service. Au lieu que, faisant autrement, je ne ferai rien qui leur soit avantageux, et me perdrai assurément. J'ai dit, en général, tout ce que j'estime qu'il faut faire ; ceux qui resteront après moi se serviront de mes conseils comme ils l'estimeront à propos. La conversation semble terminée ici ; elle continue cependant, mais nous n'avons pas les réponses du Roi ou celles de la Reine, auxquelles Richelieu répliqua encore longuement. Entre autres raisons qu'il donna pour justifier sa retraite, nous citerons encore celles-ci : Il y a encore à considérer que Monsieur, en m'estimant plus que je ne vaux, me liait extraordinairement, et que souvent on lui donne des conseils violents contre moi, qui enfin peuvent avoir leur effet, puisqu'il n'y a rien d'assuré en un jeune prince, à qui l'impétuosité de l'âge ne permet pas encore de se proposer la raison pour règle, ni d'être détourné d'un mauvais conseil par la considération de la conscience... S. M. n'ayant point d'enfants, il me reste encore des maux à prévoir et appréhender, dont sa bonté et sa fermeté ne sauraient me garantir ; s'ils arrivaient, la seule voie de mon salut serait en ce cas que Dieu m'appelât du monde ; mais la mort, qui ne vient pas toujours à souhait, pour n'être pas à la disposition des chrétiens, ne saurait me servir à coup près (sic). Partant, il n'y a que ma retraite qui me puisse mettre à couvert... Louis XIII garda Richelieu et fit bien. Les lettres du Roi au Cardinal deviennent dès lors nombreuses et tout à fait amicales. Il est sans cesse aux petits soins et plein d'attentions pour son ministre, constamment malade ou souffrant. Il va tenir le conseil à Ruel, résidence favorite du Cardinal, pour lui éviter la fatigue de venir à Saint-Germain, résidence de la Cour quand elle n'est pas au Louvre. Quelques citations feront bien connaître cette correspondance si intéressante et les véritables sentiments du Roi à l'endroit de son prétendu tyran. Pendant l'expédition entreprise contre le duc de Lorraine, en 1633, Richelieu était tombé malade à Saint-Dizier. Fort inquiet, Louis XIII avait envoyé au Cardinal son médecin et un chirurgien qui l'avait guéri par un coup de lancette ; il lui écrivait coup sur coup, afin que le porteur de ses lettres lui rapportât des nouvelles. En voici une : Mon cousin, ne pouvant être en repos, si je n'ai souvent de vos nouvelles, j'envoie Montorgueil pour m'en apporter. Je prie le bon Dieu de tout mon cœur qu'elles soient telles que les désire la personne du monde qui vous aime le plus et qui n'aura point de joie qu'il ne vous revoie en parfaite santé. Louis (26 octobre). A une autre lettre du Roi envoyée le 3 novembre, Richelieu répondit par celle-ci, datée du 5 novembre : Sire, l'honneur qu'il vous plaît me faire me sert beaucoup plus que tous les médecins du monde. Je pars aujourd'hui[30], pour me mettre en chemin de vous aller trouver. Ma première journée sera à Monceaux, la seconde à Vaudoy, la troisième à Fontenay du duc d'Épernon[31], et la quatrième à Panfou[32], où je séjournerai selon que ma faible disposition le requerra. Quand je ne serai plus qu'à une journée de V. M. il me semble que je serai tout à fait guéri... Je me réjouis de la bonne santé de V. M., que je désire plus que ma vie, comme étant, Sire, son très humble, très obéissant, très fidèle et très obligé sujet et serviteur. LE CARDINAL DE RICHELIEU. A mesure que l'on avance dans la lecture de cette correspondance, le Roi devient de plus en plus affectueux ; sachant combien le Cardinal est ombrageux (non sans raison) et craint la moindre chose qui semble porter atteinte à son crédit, à son autorité, Louis XIII redouble ses protestations amicales pour calmer l'inquiétude de son ministre et assurer son repos. Le 11 mars 1634, il lui écrit de Chantilly : Mon cousin, je ne changerai point mon discours ordinaire, qui a toujours été de vous assurer de mon affection. Je continuerai toute ma vie dans cette volonté, et s'il était nécessaire de vous en donner des témoignages, faites-moi connaître en quoi, et vous verrez que je m'y porterai avec plus de chaleur que je n'ai jamais fait. En attendant quoi je prierai le bon Dieu de tout mon cœur qu'il vous tienne en sa sainte garde. Le 19 mars, Louis XIII, encore à Chantilly, écrit au Cardinal : Mon cousin, ce mot n'est que pour vous assurer de la continuation de mon affection qui durera jusques à la mort. Je suis en bonne santé[33], grâce au bon Dieu. Je le prie que la vôtre soit telle que vous la souhaite la personne du monde qui vous aime le plus. Presque toutes les lettres du Roi se terminent ainsi : Assurez-vous de mon affection qui sera toujours telle que vous la pouvez désirer. — Assurez-vous que je vous tiendrai ce que je vous ai promis jusqu'au dernier soupir de ma vie. — Assurez-vous que je serai toujours le meilleur maître qui ait jamais été au monde. Si malgré ces assurances sans cesse renouvelées, le Cardinal a des craintes, c'est qu'il sait que les intrigues et les cabales contre lui ne s'arrêtent jamais à la Cour. En 1635 nous trouvons parmi les lettres du Roi la suivante, la plus importante de toutes : Elle suffit, dit avec raison M. Marius Topin, à indiquer combien les véritables rapports de Louis XIII et de Richelieu ont été différents de ceux que leur a attribués la haine de quelques-uns de leurs contemporains. Mon cousin, si nous n'eussions été si proche de la fête[34], je fusse allé dès demain à Écouen pour me rendre lundi à Ruel[35], mais ce sera pour jeudi[36], où je recevrai toujours avec joie et contentement vos bons conseils, m'en étant trop bien trouvé par le passé pour ne pas les suivre à l'avenir en tout et partout comme j'ai fait jusques ici. Vous vous pourrez assurer que si j'ai eu jusques à cette heure de l'affection pour vous, qu'à l'avenir elle augmentera toujours, et n'aurai point de plus grande joie que quand je vous la pourrai témoigner, attendant quoi je prierai le bon Dieu de tout mon cœur qu'il vous donne une santé parfaite avec une longue vie et vous tienne toujours en sa sainte garde. LOUIS. A Chantilly, ce 11 août 1635, à huit heures du soir. En 1637, Louis XIII, dont le cœur fut toujours très chaste, s'éprit d'une affection vive mais pure pour une des filles d'honneur de la Reine, Mademoiselle de la Fayette. Les ennemis de Richelieu essayèrent aussitôt d'exploiter ces nouveaux sentiments du Roi pour, à l'aide de mademoiselle de la Fayette, renverser le Cardinal qu'elle n'aimait pas. On espérait peut-être le remplacer par le père Joseph, parent de mademoiselle de la Fayette. Le Roi et la demoiselle d'honneur étaient trop purs l'un et l'autre pour laisser cette amitié devenir une passion coupable. Mademoiselle de la Fayette se fit religieuse. Le 9 mai 1637, au moment où elle allait entrer au couvent, Richelieu écrivit à Louis XIII la lettre suivante : Je ne saurais représenter à S. M. le déplaisir que m'apporte l'affliction qui la travaille, mais j'en porte par souhait la moitié pour le moins pour la soulager, et ne doute point que Dieu, pour la gloire duquel elle supporte patiemment ce qui la travaille, ne la console promptement. Les rois qui se soumettent à sa volonté et préfèrent sa gloire à leur contentement n'en reçoivent pas seulement récompense en l'autre monde, mais en cestui-ci, et en vérité je n'espère pas peu de bénédiction temporelle pour V. M. pour la façon avec laquelle elle se conduit en l'occasion dont il est question. En 1642, le maréchal de Guiche, qui avait épousé une cousine du Cardinal, se fit battre à Honnecourt. Richelieu fut atterré de cette défaite, que ses ennemis prétendirent être volontaire, le maréchal s'étant laissé battre, disaient-ils, afin de faire naître un grand péril pour la France et une nouvelle occasion au Cardinal de conjurer le danger. Averti du chagrin de Richelieu, Louis XIII lui écrivit aussitôt (3 juin 1642) et envoya en même temps M. de Chavigny lui confirmer de vive voix tout ce que contenait sa lettre. J'envoie M. de Chavigny vous trouver sur le malheur arrivé au duc de Guiche. Nous avons fait un mémoire des choses qui se peuvent faire là-dessus ; sur quoi me remettant, je finirai en vous assurant que, quelque faux bruit qu'on fasse courre, je vous aime plus que jamais et qu'il y a trop longtemps que nous sommes ensemble pour nous séparer jamais, ce que je veux bien que tout le monde sache. Arrivé au terme de son existence, malade, à peine délivré de la conspiration de Cinq-Mars, le Cardinal devint plus que jamais inquiet et soupçonneux ; malgré les protestations d'amitié de Louis XIII, il craignait encore d'être renvoyé ; il devint d'une exigence excessive envers le Roi. Un des personnages de la Cour que le Roi affectionnait le plus était M. de Tréville, lieutenant de la compagnie des mousquetaires de la garde, que le Roi voulait nommer capitaine de ses gardes. Richelieu s'y opposa résolument. M. de Tréville était entré assez avant dans la conspiration de Cinq-Mars, et s'était même offert à Gaston pour le débarrasser du Cardinal[37]. Le Cardinal déclara que si le Roi nommait M. de Tréville capitaine de ses gardes, il s'en irait ; il envoya à S. M. mémoire sur mémoire et plusieurs lettres pour décider le Roi à le renvoyer de la Cour, ainsi que MM. de Tilladet, des Essarts et de la Salle, autres officiers des gardes, tous amis de Cinq-Mars et fort hostiles au Cardinal. Le Roi fut obligé de céder, et les renvoya le 24 novembre. Quelques jours après cette dernière victoire, Richelieu mourut, et le Roi rappela ses officiers[38]. Après la mort de son ministre, Louis XIII ne changea rien
au système de politique intérieure et extérieure qui avait été suivi
jusqu'alors. Donc Louis XIII n'avait subi en quoi que ce soit la volonté du
Cardinal, car il eût pu s'en affranchir à la mort du despote. C'étaient bien
les idées de Richelieu qui étaient mises à exécution, c'étaient aussi celles
de Louis XIII, et il les conserva après la mort de son ministre. Il déclara
hautement que cette mort n'apporterait aucun changement. Le Roi, écrit un contemporain[39], témoigne être importuné de ce grand monde qui va
maintenant à Saint-Germain et a dit, il y a deux jours, qu'il ne voyait pas
pourquoi on s'y pressait tant, qu'il n'y avait rien à gagner pour ceux qui y
allaient et qui s'imaginaient que la mort de M. le Cardinal avait apporté du
changement, mais qu'il n'y en avait point. Louis XIII prit pour ministre le cardinal Mazarin que Richelieu lui avait recommandé de choisir ; il travailla avec assiduité, passant le tiers de ses journées au Conseil ; il maintint l'exclusion de son frère au conseil de régence ; il s'opposa au retour des réfugiés venant d'Angleterre, exila à Anet le duc de Beaufort qui avait osé rentrer en France sans permission, et montra par sa conduite qu'il avait été entièrement libre pendant la vie du Cardinal et que la politique de Richelieu était complètement la sienne. Ils avaient, en effet, gouverné la France ensemble et d'accord[40]. Louis XIII n'a pas été une sorte de roi fainéant, aimant seulement la fauconnerie et la chasse au loup, et abandonnant la direction des affaires à un premier ministre omnipotent. Il s'occupe sérieusement de tout, affaires extérieures, armée, sièges, opérations militaires, et il y prend une part active, sérieuse, tout en laissant au Cardinal, dont il apprécie la haute intelligence, une grande autorité. Il travaille avec lui, accepte ses bons conseils. Quand le Cardinal n'est pas près de lui, il lui demande son avis, et Richelieu s'empresse de lui envoyer un mémoire où la question est étudiée sous toutes ses faces et donne au Roi la solution qu'il désire[41]. C'est Richelieu qui rédige la plupart des lettres officielles du Roi ; il lui dicte quelquefois les réponses qu'il doit faire. En 1636, le Cardinal avait fait un mémoire au Roi pour répondre au clergé ; Louis XIII lui écrit à ce sujet : J'ai répondu de mot à mot suivant votre mémoire[42]. En 1636, Louis XIII écrit encore au Cardinal : Le P. Monot[43] me doit venir demain dire adieu ; si vous savez qu'il me veuille parler de quelque chose d'affaires, je vous prie de me faire savoir ce que j'ai à lui répondre[44]. Ce qui atteste la liberté du Roi dans ses relations avec son ministre, ce sont les discussions, les brouilleries légères, mais assez fréquentes, qui s'élevaient entre eux. Ces nuages se dissipaient assez vite. Quand le sujet en valait la peine, le Cardinal insistait et demandait à s'en aller, mettant toujours en avant sa chétive santé ; alors le Roi cédait[45]. En 1635, quand Louis XIII voulut se rendre à l'armée de Lorraine, où les choses n'allaient pas à son gré, le Cardinal, qui était fort souffrant et ne pouvait pas accompagner le Roi, essaya de s'opposer à ce voyage, alléguant la mauvaise santé de son maître. Mécontent, Louis XIII soutint qu'il se portait bien, qu'il irait en Lorraine, ordonna qu'on enverrait à Châlons 100 chevaux pour le service de l'artillerie, et comme cet ordre ne fut pas exécuté aussi promptement qu'il l'aurait voulu, il écrivit à Richelieu, dans un moment de colère, un billet dans lequel il le traitait, paraît-il, fort durement. Le Cardinal, à son tour, lui adressa la lettre suivante : Sire, je ne sais à quoi il tient que l'équipage de cent chevaux d'artillerie ne soit prêt ; j'en ai fait donner les ordres à l'instant même que V. M. l'a commandé. MM. de Bullion et Servien[46] m'ont assuré d'avoir satisfait de leur part à ce qu'ils devaient, et ils n'y ont pas manqué, à mon avis. En vérité, quand il irait de ma vie, je ne saurais apporter plus de diligence que je fais au service de V. M., que je vois qui ne puisse être retardé, puisque La Meilleraye assure, comme me le mande M. Bouthilier, que samedi les cent chevaux seront à Châlons. J'ai, au commencement, été contraire au voyage de V. M., craignant que sa santé et son impatience naturelle, dont par bonté elle s'accuse elle-même, ne le requissent pas ; mais m'ayant fait savoir, par diverses personnes, qu'elle désirait faire ce voyage, et me l'ayant témoigné elle-même et assuré que sa santé était bonne, et que tant s'en faut qu'elle en pût recevoir préjudice, l'ennui de n'y aller pas la pourrait plutôt altérer, j'y ai consenti de très bon cœur, et reconnu, comme je fais encore, que, si V. M. peut se garantir de ses ennuis et inquiétudes ordinaires, ledit voyage apportera beaucoup d'avantage à ses affaires. Je suis tellement dans cette pensée, que tant s'en faut que je l'en veuille détourner, je crois qu'elle le doit faire, puisqu'elle l'a publié, et qu'il a, par son commandement, été mandé dans toutes ses armées et dans toutes ses provinces. Après cela, V. M. a trop de bonté pour n'approuver pas qu'un serviteur ancien, fidèle et confident, lui dise, avec le respect qui est dû à un maître, que si elle s'accoutume à penser que les intentions de ses plus assurées créatures soient autres qu'ils ne les lui témoigneront, ils appréhenderont tellement ses soupçons à l'avenir, qu'il leur serait difficile de la servir aussi utilement qu'ils le désirent. Je puis répondre à V. M. que la liberté que vous leur donnez fait qu'ils vous disent franchement ce qu'ils estiment être du bien de votre service ; et que, comme ils tâcheront de vous agréer en toutes choses indifférentes, leur complaisance n'ira pas jusqu'à ce point de le vouloir faire en ce qui vous pourrait être préjudiciable. Je la conjure, au nom de Dieu, de se résoudre à faire gaiement son voyage, et ne se fâcher pas de mille choses de peu de conséquence qui ne seront pas exécutées au temps et au point qu'elle le désirerait, tenant pour certain qu'il n'y a que Dieu qui puisse empêcher pareils inconvénients. Je la conjure encore de ne croire point que quelque humeur qu'elle puisse avoir soit capable de fâcher ni dégoûter une personne, qui, étant plus à vous qu'à elle-même, sera toujours plus désireuse de vous complaire et vous servir que de conserver sa propre vie, pendant le cours de laquelle elle témoignera par toutes ses actions à V. M. qu'elle est et sera inviolablement, etc. Cette lettre et cette soumission à sa volonté calmèrent le Roi qui, revenu de son emportement et le regrettant, écrivit aussitôt à Richelieu (2 septembre 1635) : Mon cousin, je suis au désespoir de la promptitude que j'eus hier à vous écrire le billet sur le sujet de mon voyage ; je vous prie de le vouloir brûler et oublier en même temps ce qu'il contenait et croire que comme je n'ai eu dessein de vous fâcher en rien, je n'aurai jamais autre pensée que de suivre vos bons avis en toutes choses ponctuellement. Je vous prie encore une fois de vouloir oublier (il y a ici une lacune) et m'écrivez par ce porteur que vous n'y pensez plus pour me mettre l'esprit en repos et vous assurer que je n'aurai point de contentement que je ne vous puisse encore témoigner l'extrême affection que j'ai pour vous, qui durera jusqu'à la mort ; priant le bon Dieu qu'il vous tienne en sa sainte garde. A son tour Richelieu répondit : Sire, je n'ai garde d'oublier la lettre qu'il vous plut hier m'écrire, parce que je puis assurer V. M. que je n'y ai jamais pensé, c'est-à-dire que je n'ai point été fâché de ce qui était dedans. Continuez, s'il vous plaît, à me témoigner toujours vos divers sentiments, et je continuerai aussi à dire toujours librement à V. M. ce que j'estimerai sur iceux pour le bien de son service. Ce qui m'a fait, au commencement, opposer au désir de votre voyage, est la connaissance que j'ai de votre constitution, qui, venant de la nature, ne dépend pas absolument de vous. Le grand désir que vous avez de continuer à acquérir de l'honneur et de la gloire par les armes m'y a fait consentir, comme je fais encore. Mais j'estime, ayant vu la dépêche de M. de Vaubecourt[47], qu'il faut différer votre parlement jusqu'à ce que l'on ait nettoyé Saint-Mihiel et que vos troupes soient amassées. Il est impossible qu'il n'arrive quantité de changements aux desseins qu'on fait en la guerre, parce qu'il faut prendre des résolutions sur-le-champ, selon les divers comportements des ennemis. Au reste, on fait souvent plus d'effet par la patience qu'il faut avoir en certaines occasions que par les combats ; ce qui fait que la nation française, impatiente de sa nature, est jugée de tout le monde moins propre à la guerre que celles qui n'étant si vives sont plus pesantes et moins inquiètes. Je supplie, au nom de Dieu, V. M. de ne s'ennuyer point, ne se fâcher point contre soi-même, et croire que ses serviteurs ne sauraient l'être des promptitudes qui peuvent arriver. Je la puis assurer que je me sens extraordinairement obligé de la lettre qu'elle lui a plu m'écrire sur sa vive promptitude ; et si elle m'avait outragé, ce qu'elle ne fit jamais, par sa bonté, les termes en sont si obligeants, que la satisfaction, si on peut user de ces mots en parlant d'un grand roi, surpasserait de beaucoup l'offense. La lettre dont vous vous plaignez ne blesse en aucune façon vos serviteurs et la dernière les oblige grandement[48]. Bien souvent Louis XIII, au lieu de demander l'avis du Cardinal, prenait l'initiative et agissait de sa propre volonté ; puis il prévenait son ministre de ce qu'il avait fait. Louis XIII était très brave et avait une certaine valeur comme homme de guerre. Il était très actif et aimait à se trouver au milieu de ses troupes dont il connaissait tous les officiers[49] ; il prit une part sérieuse à la reprise de Corbie, à la prise de Nancy, d'Arras, de Perpignan, donnant l'impulsion aux généraux ; il aida beaucoup Richelieu à former l'armée à la discipline, à l'activité, à la bravoure, à l'honneur. Il est ferme, sévère, dur quelquefois, toujours inflexible comme son ministre. Il traite le Parlement indocile avec une rudesse sans pareille : Allez, leur dit-il un jour, vous êtes des insolents, retirez-vous[50]. Ce n'est pas là le langage d'un roi qui se laisse mener. Louis XIII fut sujet de bonne heure à une inflammation chronique des intestins qui, de temps à autre, lui donnait, selon son expression, des bouffements[51] de ventre, qui passaient assez vite[52]. Grâce à son médecin, Louis XIII devint tout à fait malade, mélancolique, anémique, et mourut épuisé à quarante-deux ans. Bouvard, tel est le nom de ce personnage, saignait et purgeait sans cesse[53] le malheureux Roi, qui résistait autant qu'il le pouvait aux prescriptions de cet ignorant. Sa maladie rendait le Roi triste, capricieux, bizarre, inégal[54]. Il y a, disait M. de Chavigny, en 1635, à souffrir beaucoup de peines avec une humeur comme celle du Roi. Richelieu supportait avec patience les caprices, les humeurs, les promptitudes de Louis XIII, comme celui-ci supportait les inquiétudes et les craintes du Cardinal. A ce roi triste et ennuyé il fallait un favori, une sorte d'ami avec lequel il pût vivre librement, en dehors des gênes de l'étiquette. Son frère, Gaston, était mal élevé, grossier, débauché, sans cesse cabalant contre la royauté ; Louis XIII ne pouvait en faire son compagnon. La Reine, Anne d'Autriche, était Espagnole et ne cessait d'intriguer avec le cabinet de Madrid ; Louis XIII n'avait pour elle qu'une antipathie parfaitement méritée. Marie de Médicis était une femme de relations difficiles, volontaire, emportée quelquefois jusqu'à la fureur, n'aimant pas son fils. Personne, dans sa famille, ne pouvait offrir au Roi une société qui lui fût agréable ; il eut donc des favoris. Louis XIII avait été élevé, pendant le règne de son père, dans un milieu grossier et immoral. Son médecin d'alors, Héroard, a écrit un journal dans lequel on peut lire les détails de cette éducation inimaginable. Le vice, d'ordinaire, est contagieux : le jeune dauphin en fut dégoûté pour toujours, et conserva toute sa vie une profonde horreur de ce qu'il avait vu et entendu. Pendant tout son règne, il donna à sa Cour l'exemple de la vie la plus correcte. Il faut ajouter que la sévérité du Roi est la preuve la plus certaine que les accusations lancées contre les mauvaises mœurs du Cardinal sont absolument fausses, car Louis XIII n'aurait pas accordé à Richelieu son amitié, son estime et sa constante protection, s'il s'en fût rendu indigne par sa conduite. Le premier favori de Louis XIII fut M. de Luynes, qu'il
fit duc, connétable et premier ministre. Le second fut M. de Baradas, page du
Roi, qui devint premier écuyer en 1625, premier gentilhomme de la chambre,
capitaine du château de Saint-Germain et lieutenant général du Roi au
gouvernement de Champagne. Ce jeune homme de nul
mérite, dit Richelieu dans ses Mémoires, venu en une nuit comme un potiron, essaya de
supplanter le Cardinal et fut disgracié à la fin de 1626. Depuis, nous le
voyons servir avec une certaine distinction comme colonel d'infanterie[55]. Il fut remplacé
par M. de Saint-Simon, le père de l'auteur des Mémoires. Louis XIII le fit
duc[56]. A son tour, il
fut disgracié, en 1636, pour avoir pris trop chaudement le parti de son
oncle, M. de Saint-Léger, qui avait capitulé honteusement au Câtelet[57]. Vient ensuite
Cinq-Mars, fils du maréchal d'Effiat, très dévoué au Cardinal, qui plaça ce
jeune homme auprès de Louis XIII, croyant y mettre une créature à lui. Nommé,
malgré sa jeunesse, capitaine aux gardes à treize ans (1633), maître de la garde-robe du Roi à dix-huit ans (1638), Louis XIII le nomma enfin grand
écuyer, ce qui lui valut, selon l'usage de la cour de France, son nom de
Monsieur le Grand. Cinq-Mars, objet de tant de faveurs imméritées et devenu,
en 1639, le favori de Sa Majesté, se crut appelé aux plus hautes destinées,
et n'hésita pas à vouloir remplacer le Cardinal. Vaniteux, paresseux, ami des
plaisirs, insolent envers tout le monde et même envers le Roi, sa disgrâce
était inévitable, lorsqu'il se lança avec Gaston et le cabinet de Madrid dans
un complot contre Richelieu et la France, complot qui lui coûta la vie (1642). Lorsque le Cardinal s'était aperçu
que son protégé devenait son ennemi, il avait employé son crédit auprès du
Roi pour faire obtenir la faveur du maître au marquis de Mortemart,
gentilhomme de la Chambre, qui lui était entièrement dévoué, et qui réussit à
gagner les bonnes grâces de Sa Majesté ; ce fut, je crois, le dernier favori
de Louis XIII. II. — Les Conspirations. Dès l'année 1626, le caractère absolument français de la politique de Richelieu étant évident, la faction espagnole avait décidé sa chute et lui avait voué une haine implacable. Ce pays a toujours eu des irréconciliables, et l'Espagne cherchait à en profiter. On sait quels étaient les chefs de la faction : Marie de Médicis, encore très puissante dans le gouvernement[58], son second fils Gaston, la reine Anne d'Autriche, l'ambassadeur d'Espagne. Leurs favoris, les officiers de leur maison, de nombreux ambitieux de tout étage espérant gagner quelque chose aux changements, quelques-uns rêvant la succession du Cardinal, suivaient les reines et Gaston. Le Roi n'était entouré que de gens appartenant à la faction : son médecin, Bouvard, en était ; dames et demoiselles d'honneur d'Anne d'Autriche, également. La Cour presque tout entière appartenait à l'Espagne. On attaqua d'abord le cardinal de Richelieu au moyen des libelles[59]. La Lettre déchiffrée[60] parle, en 1627, de ces petits discours infâmes où, depuis un an, on déchire avec une égale malice et licence le ministre de Louis XIII. Sans entrer dans les détails sur le contenu de ces vils écrits, il faut bien dire qu'ils renferment les calomnies les plus odieuses, les accusations les plus invraisemblables, mais précisément à cause de cela celles que la foule des badauds accepte le plus volontiers. En 1629, Richelieu fut accusé d'avoir empoisonné le cardinal de Bérulle, et le bruit en courut jusqu'à Rome. Je fais mon possible, écrivait-il[61], pour le dissiper. On disait qu'il voulait détruire la famille royale pour se mettre ensuite à la place du Roi ; que c'était un politique aventureux qui conduisait la France à sa ruine ; qu'il était un prêtre impie sacrifiant les intérêts de la religion à sa gloire mondaine ; qu'il manquait à tous ses devoirs en n'écrasant pas les huguenots (1626). Le Cardinal était très sensible à ces piqûres venimeuses, et il en souffrait cruellement. Le Roi n'était pas épargné : un pamphlet est intitulé : Le Roy du Roy. Tous représentent Louis XIII comme un prince crédule, docile instrument d'un ambitieux et insolent ministre. Louis XIII était aussi fort irrité contre les libelles[62], et il avait raison de l'être, car ce sont les pamphlets qui ont fait l'opinion de l'Histoire sur lui. Ne répète-t-on pas encore, deux cent cinquante ans après Louis XIII, que Richelieu était son roi ? Le proverbe dit : Mentez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. Ici, tout est resté[63]. Dans une pareille guerre, l'ennemi ne respecte rien ; il calomnia les mœurs du Cardinal ; il calomnia celles de la duchesse d'Aiguillon, la nièce du Cardinal, sa confidente, l'amie de saint Vincent de Paul, dont la vie pure et toute chrétienne était au-dessus de tout soupçon. Richelieu avait à sa solde des écrivains qui répondaient aux pamphlétaires : un sieur de Guron, Paul Hay du Châtelet, Sirmond[64], le P. Sancy[65], le P. Joseph et d'autres[66]. Plus tard, il se servit de la Gazette pour informer exactement le public sur ce qui se passait, et, en insérant certaines pièces, pour écraser tel ou tel personnage sous le poids du mépris de l'opinion. N'est-il pas curieux pour nous, qui vivons dans ce temps de libre anarchie, de constater qu'avec ou sans liberté de la presse, les choses sont absolument les mêmes, que les folliculaires existent et pratiquent leur métier avec autant d'impudeur dans tous les temps, et que la main sévère d'un Richelieu ne peut les arrêter. Plusieurs cependant furent pendus. En 1627, un certain Rondin fut mené au gibet ; il était l'auteur d'un violent pamphlet contre Louis XIII et Richelieu, intitulé : Lettre de la cordonnière de la Reine-Mère à M. de Baradas. En 1631, les pamphlets furent extrêmement nombreux ; on les imprimait en France, en Allemagne, à Bruxelles surtout, où la Reine-Mère venait de se retirer ; on les répandait partout avec profusion, aux offices du Louvre, dans les maisons, les boutiques et échoppes, dans le but avoué de soulever le peuple contre le gouvernement. Le pamphlétaire le plus violent et le plus actif à ce moment est un certain Mathieu de Morgues, abbé de Saint-Germain, aumônier de Marie de Médicis, qui la suivit dans son exil et devint alors l'ennemi de Richelieu, et fit contre lui les plus odieux libelles. Le Cardinal avait eu longtemps à sa solde l'abbé de Saint-Germain, ainsi que le P. de Chanteloube, qui suivit aussi Marie de Médicis à l'étranger et écrivit contre Richelieu. Les libelles ne produisant pas d'autre effet que d'irriter Richelieu, on résolut de le tuer. C'est ainsi qu'on s'était débarrassé de Guillaume d'Orange, de Henri III, de Henri IV ; Élisabeth d'Angleterre avait échappé au sort qui lui était destiné : le tour de Richelieu arrivait. Dès 1626, avec les libelles, commencent les complots et les cabales, qui se suivent sans interruption jusqu'en 1642, et dans lesquels la main de l'Espagne se rencontre toujours. Est-on bien venu d'accuser Richelieu de cruauté, d'esprit de vengeance, devant cette conspiration permanente de seize ans contre l'État, devant ces tentatives multipliées d'assassinat et d'empoisonnement, contre lesquelles Richelieu avait bien le droit de se défendre, et Louis XIII le devoir de protéger son royaume ? Ils n'ont puni que des coupables. n'oublions pas que, dans ce temps, la peine de mort avec la confiscation des biens frappait sans pitié tous ceux qui conspiraient contre l'État, et que l'on n'avait pas alors l'idée que l'on ferait un jour un métier lucratif et sans danger de celui de conspirateur et de renverseur de gouvernements ; n'oublions pas aussi que le régime des amnisties et de la grâce à jet continu était absolument inconnu, et que ceux qui conspiraient, qui trahissaient la France au profit de l'Espagne, jouaient leur tête et le savaient. Il faut reproduire ici un chapitre du Testament politique, afin de faire bien connaître le tempérament du Cardinal et ses idées en matière de droit pénal appliqué aux crimes politiques. Nul homme ne s'est présenté à la postérité avec plus de franchise et sans le moindre déguisement que le grand ministre de Louis XIII. Écoutons-le ; il est toujours un peu long, mais il y a toujours profit à l'entendre. C'est un dire commun, mais d'autant plus véritable qu'il a été de tout temps en la bouche et en l'esprit de tous les hommes, que la peine et la récompense sont les deux points les plus importants pour la conduite d'un royaume. Il est certain que, quand même on ne se servirait point au gouvernement des États d'aucun principe que de celui d'être inflexible à châtier ceux qui les desservent, et religieux à récompenser ceux qui leur procurent quelque notable avantage, on ne saurait les mal gouverner, n'y ayant personne qui ne soit capable d'être contenu dans son devoir par la crainte ou par l'espérance. Je fais marcher la peine devant la récompense, parce que s'il fallait se priver de l'une des deux, il vaudrait mieux se dispenser de la dernière que de la première. Le bien devant être embrassé pour l'amour de soi-même (de lui-même), à la grande rigueur on ne doit point de récompense à celui qui s'y porte. Mais n'y ayant point de crime qui ne viole ce à quoi on est obligé, il n'y en a point par conséquent qui n'oblige à la peine qui est due à la désobéissance ; et cette obligation est si étroite qu'en beaucoup d'occasions on ne peut laisser une faute impunie sans en commettre une nouvelle. Je parle des fautes qui blessent l'État par dessein projeté, et non de plusieurs autres qui arrivent par hasard et malheur, auxquelles les princes peuvent et doivent souvent user d'indulgence. Bien que pardonner en tel cas soit une action louable, ne châtier pas une faute de conséquence, dont l'impunité ouvre la porte à la licence, est une omission criminelle. Les théologiens en demeurent d'accord aussi bien que les politiques, et tous conviennent qu'en certaines rencontres où les princes feraient mal de ne pardonner pas à ceux qui sont chargés du gouvernement public, ils seraient aussi inexcusables si, au lieu d'une sévère punition, ils usaient d'indulgence. L'expérience apprenant à ceux qui ont une longue pratique du monde, que les hommes perdent facilement la mémoire des bienfaits, et que lorsqu'ils en sont comblés, le désir d'en avoir de plus grands les rend souvent et ambitieux et ingrats tout ensemble, elle nous fait connaître aussi que les châtiments sont un moyen plus assuré pour contenir un chacun dans son devoir ; vu qu'on les oublie d'autant moins qu'ils font impression sur nos sens, plus puissants sur la plupart des hommes que la raison, qui n'a point de force sur beaucoup d'esprits. Etre rigoureux envers les particuliers qui font gloire de mépriser les lois et les ordonnances d'un État, c'est être bon pour le public. Et on ne saurait faire un plus grand crime contre les intérêts publics, qu'en se rendant indulgent envers ceux qui les violent. Entre plusieurs monopoles, factions et séditions qui se sont faites de mon temps dans ce royaume, je n'ai jamais vu que l'impunité ait porté aucun esprit naturellement à se corriger de sa mauvaise inclination, mais au contraire sont retournés à leur premier vomissement, et souvent avec plus d'effet la seconde fois que la première. L'indulgence pratiquée jusqu'à présent en ce royaume l'a souvent mis en de très grandes et déplorables extrémités. Les fautes y étant impunies, chacun y a fait un métier de sa charge, et sans avoir égard à ce à quoi il était obligé pour s'en acquitter dignement, il a seulement considéré ce qu'il pouvait faire pour en profiter davantage. Les Anciens ont estimé qu'il était dangereux de vivre sous un prince qui ne veut rien remettre de la rigueur du droit ; ils ont aussi remarqué qu'il l'était encore davantage de vivre dans un État où l'impunité ouvre la porte à toute sorte de licences. Tel prince ou magistrat craindra pécher par trop de rigueur, qui devrait rendre compte à Dieu, et ne saurait qu'être blâmé des hommes sages, s'il n'exerçait pas celle qui est prescrite par les lois. Je l'ai souvent représenté à V. M. et je la supplie encore de s'en ressouvenir soigneusement, parce qu'ainsi qu'il se trouve des princes qui ont besoin d'être détournés de la sévérité, pour éviter la cruauté à laquelle ils sont portés par leurs inclinations, V. M. a besoin d'être divertie (détournée) d'une fausse clémence, plus dangereuse que la cruauté même, puisque l'impunité donne lieu d'en exercer beaucoup qu'on ne peut empêcher que par le châtiment. La verge, qui est le symbole de la justice, ne doit jamais être inutile ; je sais bien aussi qu'elle ne doit pas être si accompagnée de rigueur, qu'elle soit destituée de bonté ; mais cette dernière qualité ne se trouve point en l'indulgence qui autorise les désordres, qui, pour petits qu'ils soient, sont souvent si préjudiciables à l'État, qu'ils peuvent causer sa ruine. S'il se rencontre quelqu'un assez mal avisé pour condamner en ce royaume la sévérité nécessaire aux États, parce que jusqu'à présent elle n'y a pas été pratiquée, il ne faudra que lui ouvrir les yeux, pour lui faire connaître que l'impunité, qui jusqu'à présent y a été trop ordinaire, est la seule cause que l'ordre et la règle n'y ont jamais eu aucun lieu, et que la continuation des désordres contraint de recourir aux derniers remèdes pour en arrêter le cours. Tant de partis qui se sont faits par le passé contre les rois n'ont point eu d'autre source que la trop grande indulgence. Enfin, pourvu qu'on sache notre histoire, on ne peut ignorer cette vérité, dont je produis un témoignage d'autant moins suspect, en ce dont il s'agit, qu'il est tiré de la bouche de nos ennemis, ce qui presque en toute autre occasion la rendrait non recevable. Le cardinal Zapata, homme de bon esprit, rencontrant les sieurs Baraut et Bautru dans l'antichambre du roi son maître, un quart d'heure après que la nouvelle fut arrivée à Madrid de l'exécution du duc de Montmorency, leur demanda la cause de la mort de ce duc. Bautru répondit promptement, selon la qualité de son esprit tout de feu, en espagnol : Sus faltas (ses fautes). — No, repartit le cardinal, pero la clemensia de los reyes antepassados (Non, mais la clémence des rois précédents). Qui était dire proprement que les fautes que les prédécesseurs du Roi avaient commises par leur trop d'indulgence étaient plus cause du châtiment de ce duc que les siennes propres. En matière de crime d'État, il faut fermer la porte à la pitié, et mépriser les plaintes des personnes intéressées et les discours d'une populace ignorante, qui blâme quelquefois ce qui lui est le plus utile et souvent tout à fait nécessaire. Les chrétiens doivent perdre la mémoire des offenses qu'ils reçoivent en leur particulier ; mais les magistrats sont obligés de n'oublier pas celles qui intéressent le public ; et, en effet, les laisser impunies, c'est bien plutôt les commettre de nouveau que de les pardonner et les remettre. Il y a beaucoup de gens dont l'ignorance est si grossière, qu'ils estiment que c'est suffisamment remédier à un mal, que d'en faire une nouvelle défense ; mais tant s'en faut qu'il soit ainsi, que je puis dire avec vérité que les nouvelles lois ne sont pas tant des remèdes aux désordres des États, que des témoignages de leur maladie, et des preuves assurées de la faiblesse du gouvernement ; attendu que si les anciennes lois avaient été bien exécutées, il ne serait besoin ni de les renouveler, ni d'en faire d'autres pour arrêter de nouveaux désordres, qui n'eussent pas pris cours si l'on eût eu une grande autorité à punir les maux commis. Les ordonnances et les lois sont tout à fait inutiles, si elles ne sont suivies d'exécution, si absolument nécessaire, que bien qu'au cours des affaires ordinaires la justice requiert une preuve authentique, il n'en est pas de même en celles qui concernent l'État ; puisqu'en tel cas, ce qui parait par des conjectures pressantes doit quelquefois être tenu pour suffisamment éclairci, d'autant que les partis et les monopoles qui se forment contre le salut public se traitent d'ordinaire avec tant de ruse et de secret, qu'on n'en a jamais de preuve évidente que par leur événement, qui ne reçoit plus de remède. Il faut en telles occasions commencer quelquefois par l'exécution ; au lieu qu'en toutes autres, l'éclaircissement du droit par témoins, ou par pièces irréprochables, est préalable en toutes choses. Ces maximes semblent dangereuses, et, en effet, elles ne sont pas exemptes de péril ; mais elles se trouveront certainement telles[67] si, ne se servant pas des derniers et extrêmes remèdes aux maux qui ne se vérifieront que par conjectures, l'on en arrête seulement le cours par des moyens innocents, comme l'éloignement ou la prison des personnes soupçonnées. La bonne conscience et la pénétration d'un esprit judicieux, qui, savant au cours des affaires, connaît presque aussi certainement le futur (l'avenir) par le présent, que les jugements (les esprits) médiocres par la vue des choses mêmes, garantira cette pratique de mauvaise suite ; et, au pis aller, l'abus qu'on y peut commettre n'étant dangereux que pour les particuliers, à la vie desquels on ne touche point par telle voie, elle ne laisse pas d'être recevable, vu que leur intérêt n'est pas comparable à celui du public. Cependant il faut, en telles occasions, être fort retenu pour n'ouvrir pas par ce moyen une porte à la tyrannie, dont on se garantira indubitablement, si, comme j'ai dit ci-dessus, on ne se sert en cas douteux que de remèdes innocents. Les punitions sont si nécessaires en ce qui concerne l'intérêt public, qu'il n'est pas même libre d'user en ce genre de fautes d'indulgence, compensant un mal présent par un bien passé, c'est-à-dire de laisser un crime impuni parce que celui qui l'a commis a bien servi en quelque autre occasion[68]. C'est néanmoins ce qui, jusqu'à présent, s'est souvent pratiqué en ce royaume, où non seulement les fautes légères ont été oubliées par la considération des services de grande importance, mais les plus grands crimes abolis par des services de nulle considération, ce qui est tout à fait insupportable. Le bien et le mal sont si différents et si contraires, qu'ils ne doivent pas être mis en parallèle l'un avec l'autre. Ce sont deux ennemis, entre lesquels il ne se doit faire ni quartier, ni échange ; si l'un est digne de récompense, l'autre l'est de châtiment, et tous deux doivent être traités selon leur mérite. Quand même la conscience pourrait souffrir qu'on laissât une action signalée sans récompense, et un crime notable sans châtiment, la raison d'État ne le pourrait permettre. La punition et les bienfaits regardent le futur plutôt que le passé ; il faut par nécessité qu'un prince soit sévère pour détourner les maux qui se pourraient commettre, sur l'espérance d'en obtenir grâce, s'il était connu trop indulgent, et qu'il fasse du bien à ceux qui sont plus utiles au public, pour leur donner lieu de continuer à bien faire, et à tout le monde de les imiter et suivre leur exemple. Il y aurait plaisir à pardonner un crime, si son impunité ne laissait point lieu de craindre une mauvaise suite ; et la nécessité de l'État dispenserait quelquefois légitimement de récompenser un service, si en privant celui qui l'a rendu de son salaire, on ne se privait pas aussi conjointement de l'espérance d'en recevoir à l'avenir. Les âmes nobles prenant autant de plaisir à faire du bien qu'elles ont de peine à faire du mal, je quitte le discours des châtiments et des supplices, pour finir agréablement ce chapitre par les bienfaits et par les récompenses. Sur quoi je ne puis que je ne remarque qu'il y a cette différence entre les grâces qui se font par reconnaissance de service, et celles qui n'ont autre fondement que la pure faveur des rois ; que celles-ci doivent être grandement modérées, au lieu que les autres ne doivent avoir d'autres bornes que celles mêmes des services qui ont été rendus au public. Le bien des États requiert si absolument que leurs princes soient libéraux (généreux), que s'il m'est quelquefois venu dans l'esprit qu'il se trouve des hommes qui par leur propension naturelle ne sont pas bienfaisants, j'ai toujours estimé que ce défaut, blâmable en toute sorte de personnes, est une dangereuse imperfection aux souverains, qui étant, à titre plus particulier que les autres, l'image de leur créateur, qui, par sa nature, fait du bien à tout le monde, ne peuvent pas ne l'imiter en ce point sans en être responsables devant lui. La raison veut que les souverains prennent plaisir à suivre son exemple et qu'ils distribuent leurs bienfaits de bonne grâce ; autrement, obligeant sans cette condition, ils ressemblent aux avaricieux qui servent en leurs festins de bonnes viandes, mais si mal apprêtées que ceux qui y sont invités les mangent sans aucun plaisir et sans en savoir aucun gré à ceux qui en ont fait la dépense. La première conspiration contre Richelieu fut organisée en 1626, à propos du mariage de Gaston, frère de Louis XIII. Richelieu et le Roi voulaient marier Monsieur, alors âgé de dix-huit ans, à mademoiselle de Montpensier, riche héritière de l'une des branches de la maison de Bourbon. Marie de Médicis approuvait ce projet ; mais la reine Anne d'Autriche, sa favorite la turbulente duchesse de Chevreuse, et la princesse de Condé s'opposaient au mariage, chacune pour des raisons personnelles. Pour décider Gaston à refuser mademoiselle de Montpensier, malgré les avantages que lui assurait cette union, la belle princesse de Condé gagna le maréchal d'Ornano, tout-puissant sur l'esprit de Gaston, qui, en effet, refusa d'épouser la princesse qu'on lui destinait, et réclama un grand apanage avec une part importante dans le gouvernement de la France. Peu à peu la cabale se grossit : le comte de Chalais, maître de la garde-robe du Roi, les deux Vendôme[69], frères naturels du Roi, le comte de Soissons, de la maison de Condé, le duc de Longueville et quelques autres seigneurs, tous gagnés par la duchesse de Chevreuse, se jetèrent dans le complot. Les ambassadeurs d'Espagne, de Savoie et d'Angleterre se mirent de la partie. Les meneurs comptaient qu'au moment de l'exécution beaucoup de grands seigneurs, mécontents du gouvernement, se joindraient à eux. Les intérêts des Grands, dit Richelieu[70], vont d'ordinaire à l'abaissement de l'autorité royale et au trouble de l'État. Les conjurés ne s'en tinrent pas à leur premier projet de faire échouer le mariage de Gaston ; ils en arrivèrent à vouloir chasser ou tuer le Cardinal, à détrôner Louis XIII et à l'enfermer, à marier Gaston avec Anne d'Autriche. En cas d'échec, Gaston devait prendre les armes et faire la guerre à Louis XIII, avec le secours des huguenots, des Grands et de l'étranger. Avertis, Louis XIII et Richelieu agirent avec décision. Le maréchal d'Ornano et quelques complices secondaires furent arrêtés et mis à la Bastille (4 mai) ; le chancelier d'Aligre, qui se montra faible quand Gaston vint protester contre l'arrestation de son favori, fut chassé du ministère. Les conjurés, de leur côté, excités par l'ambassadeur de Savoie, résolurent de tuer aussitôt Richelieu en son château de Fleury[71]. Gaston devait feindre de se réconcilier avec le Cardinal et, suivi de plusieurs complices, il devait aller, à l'improviste, lui demander à dîner, à Fleury, et, profitant du trouble causé par leur arrivée, ils devaient le tuer. Chalais confia le projet à l'un de ses amis, M. de Valençay, qui le blâma et le menaça de tout dire au Cardinal s'il n'allait lui-même révéler à Richelieu cet infâme dessein. Le Cardinal prévenu par Chalais, le complot avortait, au moins pour le moment. Chalais obtint son pardon, ainsi que Gaston, qui s'humilia bassement, promit à Louis XIII d'épouser mademoiselle de Montpensier et d'aimer son ministre. Devant ces haines féroces Richelieu offrit au Roi de se retirer du ministère ; mais Louis XIII refusa de lui accorder sa demande et lui écrivit (9 juin). Mon cousin, j'ai vu toutes les raisons qui vous font désirer votre repos, que je désire avec votre santé, plus que vous, pourvu que vous la trouviez dans le soin et la conduite principale de mes affaires. Tout, grâce à Dieu, y a bien succédé (réussi) depuis que vous y êtes ; j'ai toute confiance en vous, et il est vrai que je n'ai jamais trouvé personne qui me servit à mon gré comme vous. C'est ce qui me fait désirer et vous prier de ne point vous retirer, car mes affaires iraient mal. Je veux bien vous soulager en tout ce qui se pourra, et vous décharger de toutes visites, et je vous permets d'aller prendre du relâche de fois à autres, vous aimant autant absent que présent. Je sais bien que vous ne laissez pas de songera mes affaires. Je vous prie de n'appréhender point les calomnies, l'on ne s'en saurait garantir à ma Cour. Je connais bien les esprits, et je vous ai toujours averti de ceux qui vous portaient envie, et je ne connaîtrai jamais qu'aucun ait quelque pensée contre vous que je ne vous le die. Je vois bien que vous méprisez tout pour mon service. Monsieur et beaucoup de Grands vous en veulent à mon occasion ; mais assurez-vous que je vous protégerai contre qui que ce soit, et que je ne vous abandonnerai jamais. La Reine, ma mère, vous en promet autant. Il y a longtemps que je vous ai dit qu'il fallait fortifier mon Conseil ; c'est vous qui avez toujours reculé de peur des changements, mais il n'est plus temps de s'amuser à tout ce qu'on en dira ; c'est assez que c'est moi qui le veux. Au reste, si ceux que j'y mettrai n'ont habitude avec vous, ils ne suivront pas vos avis, principalement vous étant quelquefois absent à cause de vos indispositions. Ne vous amusez point à tout ce qu'on en dira ; je dissiperai toutes les calomnies que l'on saurait dire contre vous, faisant connaître que c'est moi qui veux que ceux qui sont dans mon Conseil aient habitude avec vous. Assurez-vous que je ne changerai jamais, et que quiconque vous attaquera, vous m'aurez pour second[72]. Joignant les actes aux paroles, Louis XIII se dirigea sur Nantes pour aller châtier ses frères de Vendôme, qui se hâtèrent de venir au-devant de S. M. à Blois. Le Roi donna l'ordre de les arrêter et les fit mettre à la Bastille[73]. L'arrestation des Vendôme, loin d'effrayer les conspirateurs, les décida à précipiter les évènements. Gaston et Chalais oublièrent leurs promesses et se préparèrent à prendre les armes. La lâcheté de Gaston fit avorter la prise d'armes, et le comte de Louvigny alla tout dévoiler au Cardinal. Cette fois les conjurés se proposaient d'assassiner Louis XIII et de marier Gaston à Anne d'Autriche, pendant qu'ils accusaient Richelieu de préparer la mort d'Anne d'Autriche afin de pouvoir faire épouser madame de Combalet par Louis XIII. Chalais fut arrêté à Nantes (8 juillet) et mis en jugement. Pendant ce temps, Gaston, qui était alors l'héritier présomptif de la Couronne et qu'à ce titre il fallait ménager, fut pardonné encore une fois ; il dénonça ses complices, épousa mademoiselle de Montpensier et reçut pour prix de ses trahisons envers ses amis un riche apanage. Le 19 août, Chalais fut décapité à Nantes. L'individu chargé de l'exécution était un misérable condamné à être pendu, auquel on avait promis sa grâce pour prix de la besogne qu'il allait faire. Les amis de Chalais avaient obtenu du bourreau, à force d'argent, qu'il se cachât, espérant ainsi retarder le supplice du condamné. Le maladroit exécuteur donna plus de trente coups d'épée et de hache à sa victime avant de parvenir à lui couper la tête. Le maréchal d'Ornano, à la nouvelle de ce supplice, mourut de saisissement à Vincennes, et échappa ainsi à une condamnation assurée (27 septembre). La duchesse de Chevreuse fut exilée de la Cour. Le comte de Soissons se réfugia en Savoie. La reine Anne d'Autriche fut citée par Louis XIII devant le Conseil pour se justifier d'avoir voulu deux maris en même temps. Elle répondit qu'elle aurait trop peu gagné au change, de Louis à Gaston, pour avoir voulu se noircir d'un crime pour un si petit intérêt. Louis XIII lui infligea une humiliation publique ; il lui fut défendu de recevoir des hommes chez elle en l'absence du Roi. En même temps il donnait au Cardinal la permission d'avoir une garde de 50 mousquetaires pour veiller à la sûreté de sa personne. La précaution n'était pas inutile ; car, en juillet, on avait projeté d'assassiner Richelieu lorsqu'il passait à Vendôme, au retour du voyage de Nantes : on voulait lui faire un mauvais parti en quelque logement sur le chemin, où il était peu accompagné, ne pouvant aller aussi vite que le Roi à cause de ses incommodités. Le Roi lui écrivit (9 septembre) pour lui témoigner la peine qu'il éprouvait de cette nouvelle tentative, et le prier de prendre garde à lui et de se mettre en état qu'ils ne lui pussent faire un mauvais tour[74]. Dès lors Richelieu eut une garde de 100 hommes à cheval, qui, plus tard, s'éleva jusqu'à 500 hommes, mousquetaires, chevau-légers et gendarmes. L'année 1626 ne s'acheva pas encore tranquillement. Dans les dernières semaines, le favori de Louis XIII, M. de Baradas, forma une cabale contre le Cardinal et fut chassé de la Cour. La guerre contre la Rochelle semble avoir suspendu les intrigues et complots. Mais, dès 1629, Marie de Médicis, qui ne paraît pas avoir joué un rôle dans l'affaire de Chalais, reprenait la lutte contre Richelieu et s'efforçait de décider Louis XIII à le chasser. La Reine-Mère était encore très puissante à la Cour ; elle prenait part à tous les actes du gouvernement ; on lui rendait compte de tout ; le Cardinal lui écrivait sans cesse et était fort humble dans ses lettres. D'abord menée sourdement, la guerre éclata au grand jour en 1630, pendant la campagne de Savoie. La cabale espagnole, menée par Marie de Médicis et par l'ambassadeur d'Espagne[75], rallia autour d'elle les Grands, toujours prêts à se révolter ou à remuer, et les nombreux ennemis du ministre. Ce m'est gloire, disait-il à cette époque comme il le répétera au moment de mourir, d'être en butte à tout le monde pour le service du Roi ; grâces à Dieu, ce qui me console est que je n'ai pas un seul ennemi pour mon particulier, que je n'ai jamais offensé personne que pour les services de l'État, en quoi je ne fléchirai jamais, quoi qu'il me puisse arriver[76]. 1630. Louis XIII, accompagné de son ministre, était allé à Grenoble prendre le commandement de l'armée destinée à faire la guerre au duc de Savoie, allié des Espagnols. Marie de Médicis avait suivi le Roi, mais elle s'arrêta à Lyon et s'obstina à ne pas vouloir aller plus loin ; au contraire, prétendant que la peste qui sévissait dans les pays que nos troupes allaient traverser, était dangereuse pour Louis XIII, elle voulut qu'il revînt à Lyon, et accusa hautement le Cardinal de compromettre la vie de son fils (juin et juillet 1630). Ce fut le prétexte d'une nouvelle cabale ayant un double but : renverser Richelieu et sauver la Savoie, alliée de l'Espagne. Sur ces entrefaites, Louis XIII revenu à Lyon y tomba malade, et si gravement, que tout le monde le crut perdu : il souffrait d'un abcès, dont l'existence avait échappé à l'ignorance de son médecin. Marie de Médicis, Anne d'Autriche et Gaston se crurent un instant maîtres de la France. Gaston allait enfin être roi ; Marie de Médicis allait de nouveau diriger la politique et traîner la France à la remorque de l'Espagne. Autour d'elle se groupaient l'ambassadeur espagnol, M. de Mirabel, qui ne bougeait de chez Marie de Médicis et voyait sans cesse la Reine, le maréchal de Bassompierre, MM. de Guise et de Créqui, la dame d'honneur d'Anne d'Autriche, madame de Fargis, dont la beauté et l'esprit d'intrigue étaient fort utiles à la cabale, un certain Vauthier, médecin et astrologue de Marie de Médicis, etc. Le Roi fut sauvé par la nature ; l'abcès creva, et Gaston ne devint pas roi. Marie de Médicis n'en fut que plus furieuse contre Richelieu, et à force de vacarmes elle finit par obtenir de son fils encore souffrant qu'il renverrait le Cardinal à la paix. De retour à Paris, Louis XIII fut instruit par Richelieu de ce qui s'était passé à Lyon[77] et ne tint nullement la promesse qu'on lui avait arrachée de renvoyer son ministre. Exaspérée, la Reine-Mère éclata (11 novembre) ; elle chassa le Cardinal de chez elle : il était le surintendant de sa maison ; elle chassa sa nièce, madame de Combalet, qui était sa dame d'atours ; elle chassa son cousin, M. de la Meilleraye, capitaine de ses gardes ; elle voulut ensuite forcer le Roi à chasser Richelieu du ministère, et, devant l'immobilité de son fils, résolu à garder son ministre et à ne pas céder aux violences de sa mère, elle lui reprocha d'être assez dénaturé pour préférer un valet à sa mère. Le vacarme terminé, Louis XIII s'en alla à Versailles, et Marie de Médicis se crut un moment victorieuse. Mais Louis XIII avait appelé Richelieu auprès de lui, et le lendemain (12 novembre), tout pliait sous leur volonté. La monarchie s'était transportée à Versailles[78] pour y reprendre son sang-froid et sa liberté. Le 12 novembre, le Cardinal rendait compte à sa sœur, madame de Brézé, de ce qui s'était passé la veille : Ma sœur, je n'ai pas voulu différer à vous mander comme la Reine m'ayant fait connaître qu'elle ne voulait plus se servir de moi, de ma nièce de Combalet et de mon cousin La Meilleraye, nous avons dû obéir à ses volontés. Je ne doute point que cette nouvelle ne vous apporte de l'étonnement, et toutes fois je vous conjure, autant que je puis, de ne vous en point affliger, puisqu'elle n'a pour fondement que notre malheur[79]. Il me reste cette consolation en cet accident, que le Roi, auprès de qui je suis[80], témoigne en avoir un particulier déplaisir. Le temps fera voir à la Reine que, quelque traitement que je reçoive d'elle, je publierai toujours les grandes obligations que je lui ai, qui m'astreignent à vivre et mourir son serviteur. En votre particulier, je vous conjure de croire qu'en quelque état que je sois, vous me trouverez toujours avec la même affection pour vous que vous sauriez désirer d'une personne qui est, ma sœur, votre très affectionné frère et serviteur. En même temps, il écrivait au Roi la curieuse lettre qu'on va lire : 12 novembre 1630. Il m'est impossible de ne témoigner pas à V. M. l'extrême satisfaction que je reçus hier de l'honneur de sa vue. Ses sentiments sont pleins de générosité, et d'autant plus estimables qu'elle les soumet à la raison et aux justes considérations du bien et du salut de son État. Je la supplie de ne craindre jamais de les communiquer à ses créatures, et de croire que, de plus en plus, elles s'étudieront à les faire réussir à son contentement et à son avantage. Je souhaite votre gloire plus que jamais serviteur qui ait été n'a fait celle de son maître, et je n'oublierai jamais rien de ce que j'y pourrai contribuer. Les singuliers témoignages qu'il vous plut hier me rendre de votre bienveillance m'ont percé le cœur. Je m'en sens si extraordinairement obligé, que je ne saurais l'exprimer. Je conjure, au nom de Dieu, V. M. de ne se faire point de mal à elle-même par aucune mélancolie ; et moyennant cela, j'espère que, par la bonté de Dieu, elle aura tout contentement. Pour moi, je n'en aurai jamais qu'en faisant connaître de plus en plus à V. M. que je suis la plus fidèle créature, le plus passionné sujet et le plus zélé serviteur que jamais roi et maître ait eu au monde. Je vivrai et finirai en cet état, comme étant cent fois plus à V. M. qu'à moi-même. Les principaux complices de la Reine-Mère furent exilés ou emprisonnés : le chancelier Michel de Marillac fut mis en prison[81] ; son frère, le maréchal de Marillac, fut arrêté en Italie à la tête de son armée, jugé, condamné comme concussionnaire et décapité. Richelieu n'avait couru aucun danger d'être renvoyé, Louis XIII étant absolument décidé à lui conserver le pouvoir. Les deux lettres qu'on vient de lire le prouvent surabondamment et mettent à néant les récits imaginaires qui ont été faits sur la journée des Dupes. Marie de Médicis ne se tint pas encore pour battue ; elle continua ses intrigues et ses fureurs contre le Cardinal. Elle espérait que Louis XIII, qui aimait beaucoup mademoiselle de Hautefort, ennemie de Richelieu, se laisserait vaincre, et chasserait le Cardinal pour lui plaire : la moralité de Louis XIII déjoua ce nouveau projet. Enfin, la Cour étant allée à Compiègne, quelques jours après son arrivée, Louis XIII se retira (23 février 1631), laissant sa mère, qui recevait le lendemain l'ordre d'aller résider à Moulins. Le maréchal de Bassompierre était mis à la Bastille ; la duchesse d'Elbeuf, sœur naturelle du Roi, et la princesse de Conty envoyées en exil. Peu de temps après (18 juillet), Marie de Médicis quittait furtivement Compiègne et se réfugiait à Bruxelles, chez les Espagnols[82]. Louis XIII et Richelieu étaient décidément vainqueurs, et l'Espagne perdait tout appui dans le gouvernement français. Ils n'hésitèrent pas à faire connaître au pays les événements si graves qui venaient de s'accomplir : Louis XIII adressa aux gouverneurs des provinces et aux Parlements, et fit ensuite publier dans le Mercure la lettre suivante, qui est la vraie relation, écrite par le Roi, de la journée des Dupes. Comme nous croyons avoir sujet d'espérer que tant de travaux que nous avons depuis quelques années continuellement supportés pour le bien de cet État que Dieu a soumis à notre conduite, seraient approuvés et secondés par tous ceux qui sont auprès de nous, nous avons été bien étonnés, lorsqu'après avoir abattu la rébellion de la Rochelle et de toutes les villes qui lui adhéraient, rétabli la religion catholique en toutes les provinces de notre royaume, secouru par deux fois nos alliés en Italie, et remporté des avantages qui nous mettent en état de ne devoir porter envie à nos prédécesseurs ; quelques divisions domestiques, qui ont été méditées par de mauvais esprits de quelques particuliers, pendant que nous étions du tout occupés aux grandes affaires dont on a vu le succès, nous ont empêché de jouir de la tranquillité que nous devions nous promettre avec raison, et de procurer dans icelle le soulagement que nous désirons à nos sujets. Reconnaissant ce mal, qui nous a été d'autant plus sensible qu'il nous prive pour le présent du fruit de nos soins et de nos peines, qui n'ont d'autre fin que la décharge de notre peuple que nous avons toujours eue en l'esprit comme le but de toutes nos actions, nous n'avons rien oublié de tout ce qui nous a été possible pour y apporter remède. Et parce qu'on avait aigri la Reine, notre très honorée dame et mère, contre notre très cher et bien aimé cousin le cardinal de Richelieu, il n'y a instance que nous n'ayons faite, prière ni supplication que nous n'ayons employée, ni considération publique et particulière que nous n'ayons mise en avant pour adoucir son esprit. Notredit cousin, reconnaissant ce qu'il lui doit par toutes sortes de considérations, a fait tout ce qu'il a pu pour sa satisfaction, se soumettant avec toute l'humilité possible et tous les respects imaginables à telles lois qu'elle aurait agréable de lui prescrire, ce que nous lui avons offert plusieurs fois de notre bouche. La révérence qu'il a pour elle l'a même porté jusques à ce point de nous supplier et presser diverses fois de trouver bon qu'il se retirât du maniement de nos affaires. Ce que l'utilité de ses services passés et l'intérêt de notre autorité ne nous a pas seulement permis de penser à lui accorder. Nous n'avons d'autre part rien omis pour contenter l'esprit de notre très cher et très amé frère, le duc d'Orléans, jusques à donner à ceux qui ont le principal pouvoir auprès de lui, selon son désir, plus de biens que l'état de nos finances ne pouvait porter, et des honneurs au delà de ce qu'ils devaient raisonnablement se promettre. Mais tout cela n'a pas empêché qu'ils ne l'aient fait sortir de la Cour, estimant qu'une personne de sa naissance étant éloignée de nous au même temps que la Reine notre très honorée dame et mère y demeurerait témoignant du mécontentement, il serait difficile que nous pussions, quelque adresse qu'on y pût apporter, conduire nos affaires aux bonnes fins que nous nous proposons pour la prospérité de ce royaume, sa grandeur et le bien de nos sujets, vu principalement les affaires que nous avons encore au dehors. Pour cette raison, étant après une longue patience venu en ce lieu de Compiègne, afin que la Reine, bien intentionnée de soi-même, éloignée par ce moyen de beaucoup de mauvais esprits, conspirât plus facilement avec nous aux moyens justes et raisonnables pour arrêter le cours des factions qui se formaient en notre État, ce dont nous l'avons fait supplier par de nos principaux ministres, sans qu'elle ait voulu y entendre, nous avons enfin, à notre grand regret, été contraint de tenter un remède plus puissant à ce mal, que nous avons jusques à présent éprouvé si rebelle, aux plus bénins que nous y avons apporté. Et reconnaissant qu'aucuns des auteurs de ces divisions continuaient à les entretenir, nous n'avons pu éviter d'éloigner quelques-uns de notre Cour, ni même, quoiqu'avec une indicible peine, de nous séparer pour quelque temps de la Reine notre très honorée dame et mère, pendant lequel son esprit puisse s'adoucir et se remettre en état de concourir, avec la sincérité qu'elle a fait par le passé, aux conseils que nous aurons à prendre à l'avenir, pour garantir ce royaume des maux qui le menacent lorsqu'il devait recueillir le fruit de nos labeurs. Nous espérons que la bonté de son naturel ramènera son esprit et la réunira bientôt à nous. Nous le demandons à Dieu de tout notre cœur, et qu'il bénisse les bonnes intentions que nous avons pour cet État ainsi qu'il a fait par le passé. Ecrit à Compiègne, le 23e jour de février 1631. LOUIS. Après son retour à Paris, Louis XIII résolut d'agir avec vigueur contre son frère qui préparait un soulèvement à Orléans, où il rassemblait soldats et munitions. Les ducs de Guise, d'Elbeuf et de Bellegarde, gouverneurs des provinces de Provence, de Picardie et de Bourgogne, étaient prêts à soutenir la révolte de Gaston. Louis XIII lui offrit encore son pardon ; mais les favoris du duc d'Orléans, le président Le Coigneux et Puylaurens, qui disposaient entièrement de son esprit, craignant pour leur personne, le décidèrent à refuser les propositions du Roi. Alors Louis XIII et Richelieu, avec des troupes, marchèrent sur Orléans, et Gaston se hâta de se sauver en Lorraine (mars). Louis XIII déclara coupables de lèse-majesté les favoris de son frère, le comte de Moret, un des bâtards de Henri IV, les ducs d'Elbeuf, de Bellegarde et de Roannez, qui avaient suivi Gaston dans sa fuite ; leurs biens furent confisqués. Le duc de Guise parvint à se sauver en Italie, où il mourut en exil. Le Roi enleva à l'ambassadeur d'Espagne et à sa femme l'entrée libre au Louvre qu'il avait usurpée. L'ambassadeur, M. de Mirabel, se plaignit à Louis XIII, qui maintint sa décision. Le gouvernement espagnol fut très contrarié de cette mesure, ce qui attestait sa nécessité. Mais les relations entre M. de Mirabel et Anne d'Autriche ne furent pas interrompues pour cela ; Anne d'Autriche voyait souvent, mais en secret, l'ambassadeur d'Espagne au Val-de-Grâce. Il fallut ensuite forcer le Parlement de Paris, plein de partisans de Marie de Médicis et d'ennemis de Richelieu, à enregistrer la déclaration du Roi contre les rebelles. Gaston envoya de Nancy une violente requête contre le Cardinal, adressée au Parlement, et une lettre au Roi, toute remplie d'accusations contre Richelieu qui, disait-il, répétant les dires des pamphlétaires, voulait se défaire du Roi et le remplacer. Louis XIII répondit à ce factum par une lettre sévère, dans laquelle il disait vertement à son frère que c'était à lui à qui l'on en voulait, et qu'il en avait des preuves si certaines, qu'il ne pouvait l'ignorer. Après un vif éloge du Cardinal, qui, disait le Roi, n'avait rien fait que par son exprès commandement et avec une exacte fidélité, il n'hésita pas à écrire : Je ne dis rien des abominables espérances que quelques-uns ont conçues à mon préjudice, ni des desseins que j'ai découverts depuis peu, qui concernent ma propre personne ; ils sont tels que ceux qui les entendront en auront horreur, et je ne doute pas que vous les détestiez, étant, en effet, si exécrables que j'aime mieux les taire que d'en parler davantage[83]. La faction ne menaçait pas seulement le Cardinal ; elle enveloppait dans sa haine le Roi lui-même, aussi bon Français que son ministre. Mais Louis XIII savait à quels audacieux et perfides ennemis il avait affaire ; la mort de son père et les dangers qu'il avait courus pendant que Concini était au pouvoir l'avaient suffisamment instruit, et il n'était pas homme à céder. Réfugié en Lorraine, Gaston, qui avait perdu sa première femme, épousa malgré la défense du Roi la sœur du duc de Lorraine (3 janvier 1632), puis il alla rejoindre Marie de Médicis à Bruxelles. Aussitôt le fils et la mère lièrent partie avec les Espagnols pour entreprendre quelque chose contre la France, et Gaston leva 6.000 chevaux pour y faire le dégât ; mais ce projet n'eut pas de suite. Le marquis de la Vieuville, l'ancien ministre, ne cessait de se mêler aux intrigues et aux complots de Gaston ; il l'avait suivi en Lorraine. On lui fit son procès, et il fut condamné à mort par contumace, comme coupable de trahison et de félonie ; ses biens furent confisqués, et il fut dégradé des ordres du Roi[84]. 1632. La France s'était alliée avec la Suède contre l'Autriche, et les succès de Gustave-Adolphe inquiétaient fort l'Empereur et l'Espagne. Le cabinet de Madrid cherchait à soulever les Grands contre Louis XIII et à fomenter quelque rébellion sérieuse en France. Gaston fut son agent ; il réussit à gagner le duc de Montmorency, maréchal de France et gouverneur du Languedoc, qui croyait que Richelieu n'avait pas suffisamment récompensé ses services militaires. Gaston et Montmorency négocièrent avec l'Espagne ; Marie de Médicis envoya aussi à Madrid un agent, M. de Valençay, qui avait joué un tout autre rôle dans l'affaire Chalais. Averti de ces menées, le Cardinal fit juger le maréchal de Marillac, emprisonné depuis la journée des Dupes. Le maréchal fut condamné pour crime de péculat et décapité en place de Grève (10 mai). Ce terrible exemple n'intimida pas les conjurés. Gaston partit de Lorraine avec 2.000 chevaux, traversa rapidement la France, pillant, tuant, incendiant tout sur son passage, et vint se joindre à Montmorency dans le Languedoc. Louis XIII et le Cardinal marchèrent aussitôt contre le duc de Lorraine, prirent Nancy et finirent la guerre en huit jours (26 juin). En même temps, ils envoyèrent le maréchal de Schomberg écraser l'insurrection du Languedoc. Montmorency fut battu, blessé et pris à la bataille de Castelnaudary (1er septembre). Le comte de Moret, qui était parmi les rebelles, fut tué dans l'action. Montmorency fut décapité à Toulouse (30 octobre). Gaston, suivant son habitude, montra dans toute cette affaire la lâcheté la plus honteuse, se soumit au Cardinal, dénonça et abandonna ses complices, et obtint un pardon déshonorant. Pour bien juger ce misérable adversaire de Richelieu, il faut lire les conditions du pardon que le Roi son frère lui accordait, et ne pas oublier que ce document accablant fut inséré dans la Gazette[85], afin que tout le monde pût le connaître. Articles de la réconciliation de Monsieur avec le Roi. I. Le Roi veut de bon cœur oublier et pardonner la faute de Monsieur et ne demande autre condition pour ce faire, sinon qu'il en ait un véritable repentir et qu'il fasse paraître clairement qu'il n'y veut plus retomber, comme il a fait deux fois, après avoir reçu de S. M. pareille grâce que celle qu'Elle lui veut faire. II. Pour cet effet, la première chose qui est requise est que Monsieur reconnaisse sa faute par écrit, supplie le Roi la vouloir oublier et la lui pardonner. III. La seconde, qu'il donne toute assurance raisonnable et possible de ne vouloir plus retomber à l'avenir en pareil inconvénient. IV. Cette assurance peut consister en promesses et en effets réels. V. Les promesses seront d'abandonner toute pratique, soit au dehors, soit au dedans du royaume, et n'avoir plus, sous quelque prétexte que ce soit, en quelque façon que ce puisse être, d'intelligence avec Espagne, Lorraine, ni autres princes étrangers, avec la Reine sa mère, tandis (tant) qu'elle sera en l'état auquel elle est, ni aucuns du royaume contre le gré de S. M., et de demeurer en tel lieu qu'il plaira au Roi lui prescrire, et y vivre comme un vrai frère et sujet. VI. Les effets doivent être : premièrement, qu'il ne prenne aucun intérêt en celui de ceux qui se sont liés à lui en ces occasions pour faire leurs affaires à ses dépens (aux dépens du roi) et à ceux de la France ; et ne prétende pas avoir sujet de se plaindre quand le Roi leur fera subir ce qu'ils méritent : bien entendu cependant qu'au nombre de telles gens les domestiques de Monsieur (les gens, les officiers de sa maison), qui sont présentement auprès de sa personne, n'y sont pas compris. VII. Qu'il ne demande aucune grâce particulière au Roi pour les étrangers qui lui ont été donnés pour le faire entrer en armes dans le royaume ou qu'il a amenés avec lui, auxquels toutefois, par pure bonté, S. M. accorde six jours pour se retirer dans le Roussillon. VIII. Qu'il reçoive actuellement aux charges vacantes de sa maison, et entre autres à celle de chancelier, des personnes agréables et nommées par S. M., afin que chacun puisse voir qu'il ne veut plus agir à l'avenir qu'avec un même esprit avec Sadite Majesté. IX. Que, s'il y a même quelqu'un qui soit désagréable au Roi comme capable de vouloir altérer les bonnes intentions de Monsieur, il l'éloignera de sa maison par son propre mouvement. X. Parce que le Roi ne peut ignorer que tous les mauvais conseils que Monsieur a pris lui ont été particulièrement suggérés par le sieur de Puy-Laurens, à qui il donne sa principale confiance, ledit sieur de Puy-Laurens avertira sincèrement de tout ce qui s'est traité par le passé qui pourrait être préjudiciable à l'État, aux intérêts du Roi et de ceux qui ont l'honneur de le servir ; et déclarera qu'il veut être tenu coupable, comme il est maintenant avant que de recevoir la grâce du Roi, s'il est contrevenu en quelque façon que ce puisse être au contenu de ce qui aura été promis. XI. Pour que Monsieur fasse paraître qu'il veut que tout ce que dessus soit religieusement observé, il commandera même à tous les siens d'avertir le Roi de tout ce qu'ils reconnaîtront se passer au contraire ; et ceux que le Roi désirera en feront serment. NOUS GASTON, fils de France, frère unique du Roi, duc d'Orléans, de Chartres et de Valois, comte de Blois, consentons tout le contenu ci-dessus, qui nous a été présenté de la part du Roi par le sieur de Bullion, surintendant de ses finances ; et promettons en parole et foi de prince l'exécuter si religieusement que nous n'y contreviendrons en aucune façon. Nous promettons en outre de conspirer de tout notre pouvoir à tous les bons desseins que le Roi a pour le bien et la grandeur de son État ; et, de plus, aimer tous ceux qui servent S. M. et particulièrement notre cousin le cardinal de Richelieu, que nous avons toujours estimé pour sa fidélité à la personne et aux intérêts du Roi et de l'État. GASTON. Moyennant ce que dessus, le Roi reçoit Monsieur en ses bonnes grâces, le rétablit en tous ses biens et trouve bon qu'il demeure paisiblement en telle de ses maisons qu'il plaira au Roi lui désigner, avec ses domestiques, auxquels Elle pardonne aussi ; et fera délivrer abolition du crime qu'ils ont commis par leur rébellion, et les remettra en leurs biens. Ce qui s'entend de ceux qui sont présentement près de sa personne et non de ceux qui en sont absents et éloignés. L'accord avait été conclu le 29 septembre ; dès le 12 novembre, Gaston se sauvait de France après avoir écrit au Roi que s'il avait consenti à se soumettre et à subir d'aussi humiliantes conditions qui faisaient une brèche notable à sa réputation, c'était pour sauver la vie du maréchal de Montmorency qu'on lui avait promise ; que, cette condition n'ayant pas été tenue, il reprenait sa liberté. Louis XIII envoya à son frère la lettre suivante : Mon frère, je ne puis vous dire combien j'ai de déplaisir du prétexte que l'on vous a fait prendre pour sortir une quatrième fois hors de mon royaume. Si vous l'aviez examiné avec l'esprit que vous devez, vous auriez trouvé qu'il a aussi peu d'apparence que les autres que vous avez pris ci-devant, et que vous avez bien connu n'avoir aucun fondement légitime. Le duc de Montmorency ayant été condamné tout d'une voix par un des plus célèbres parlements de mon royaume[86], mon garde des sceaux y présidant, vous vous en offensez, parce que vous désiriez que son crime demeurât impuni ; et vous voulez vous persuader que le sieur de Bullion vous avait fait espérer que je lui pardonnerais. Les termes des conditions qu'il vous a accordées de ma part en sont si éloignés, que la lecture seule sert de réponse valable à ce que vous en dites... Et je vous laisse à considérer si je pouvais en user d'autre sorte. Après un tel manquement de foi du duc de Montmorency : après sept courriers envoyés coup sur coup pour me donner toute assurance ; après avoir conspiré avec les étrangers contre mon État, et avoir presque entièrement soulevé une des principales provinces de mon royaume[87], que je confiais à sa fidélité, et ce qui me touche plus sensiblement que je ne vous le puis dire, après avoir contribué, ce que vous savez, à séparer de moi ceux que toutes sortes de considérations y devaient inséparablement conjoindre, pour lesquelles je ne manquerai jamais de faire ce que la nature et le sang désirent de moi, avec les mêmes soins que toutes les lois divines et humaines m'obligent, sur toutes choses, de prendre pour le bien de mon État et pour empêcher la ruine et la désolation de mon pauvre peuple causées par ces misé râbles révoltes. Ce que j'ai vu avec tant de déplaisir, que je n'ai pu m'exempter de prévenir de semblables malheurs par cet exemple. Les moyens que j'ai donnés au duc de Montmorency de se signaler en diverses occasions sont autant de témoignages de la confiance que j'avais en lui qui l'obligeaient à demeurer inviolable dans son devoir ; et au lieu de cela, il est venu combattre mes troupes, a été pris commandant une armée contre moi et ayant l'épée à la main teinte du sang de mes fidèles sujets. Je ne veux point répondre à ce que vous dites, que, sans l'espérance qu'on vous avait donnée de sa vie, vous ne vous fussiez pas soumis aux conditions que je vous ai accordées : chacun sait en quel point vous étiez, et si vous pouviez faire autre chose. Tout ce que je puis faire en cette rencontre est de vous convier, comme je fais de tout mon cœur, de ne vous remettre plus en cet état, mais de rentrer au plus tôt en votre devoir et me donner plus de sujet de demeurer, comme je désire, Votre très affectionné frère, LOUIS. A Saint-Germain-en-Laye, le 23 novembre 1632. C'était un fait inouï dans notre histoire de décapiter un Montmorency ; personne ne pouvait dès lors espérer échapper au supplice des traîtres et des rebelles. Gaston était déshonoré, et il ne paraissait pas probable qu'il pût encore trouver des complices pour une nouvelle prise d'armes. La victoire de la royauté et celle du Cardinal semblaient définitives. Richelieu revenait triomphant de Toulouse, avec toute la Cour qu'il conduisait à Bordeaux[88], lorsqu'arrivé dans cette ville il tomba malade et faillit mourir. La reine Anne et tout son entourage se réjouissaient déjà de leur prochaine délivrance, lorsque le Cardinal fut sauvé par l'habileté d'un chirurgien. Pendant ce temps, Marie de Médicis organisait à Bruxelles un lâche coup de main contre la nièce du Cardinal, madame de Combalet. Il s'agissait de la faire enlever en plein Paris, de la conduire à Bruxelles et de ne la remettre en liberté que si son oncle accordait à Marie de Médicis de bonnes conditions pour rentrer en France. Cet enlèvement devait aussi empêcher le mariage de madame de Combalet avec le comte de Soissons[89], mariage dont il était alors question. Mais le capitaine du
Plessis-Besançon, qui avait été chargé par Richelieu de protéger sa nièce
pendant son absence, faisait bonne garde, et découvrit le complot. Il fut
informé de l'arrivée à Paris des émissaires de la Reine et les fit épier. On
lui apprit ainsi qu'ils devaient enlever madame de Combalet, aux portes de la
ville, le jour qu'elle avait choisi pour faire un pèlerinage à Saint-Cloud.
Il courut au Petit-Luxembourg, et y arriva au moment où la nièce du Cardinal
se disposait à entreprendre son pieux voyage. Du Plessis monta dans le
carrosse à sa place, accompagné de six hommes bien armés, et surprit, à point
nommé, l'escorte chargée de l'enlèvement, qu'il fit jeter en prison[90]. Madame de
Combalet crut devoir se retirer chez les Carmélites pour se mettre à l'abri
de nouvelles tentatives, et Louis XIII lui écrivit que, si elle avait été
prise, il serait allé en personne, avec 50.000 hommes, la délivrer. 1633. La mort de Montmorency n'arrêta pas les cabales. La reine Anne, son amie madame de Hautefort, le P. Suffren, confesseur du Roi, le P. Caussin, son successeur, M. de Châteauneuf, garde des sceaux, qui cherchait à remplacer Richelieu, la duchesse de Chevreuse, le chevalier de Jars, la reine d'Angleterre, Henriette de France, nouaient de continuelles intrigues pour chasser le Cardinal et venir en aide à l'Empereur et à l'Espagne. Le chevalier de Jars, ami de Châteauneuf, avait plus d'une fois, sans doute par la connivence du garde des sceaux, livré les secrets du Conseil de France à la reine d'Angleterre et à ses confidents[91]. Châteauneuf fut arrêté et emprisonné. Le chevalier de Jars fut condamné à mort, reçut sa grâce au pied de l'échafaud et resta en prison. Madame de Chevreuse fut de nouveau exilée. 1634. Gaston et Marie de Médicis s'étaient faits complètement Espagnols. En 1634, Gaston arriva à Gand avec 1.500 chevaux ; il portait l'écharpe rouge, couleur des Espagnols, sous son cordon bleu. Louis XIII fut exaspéré de la conduite de ce frère qui semblait faire fi de sa qualité de prince français. La Reine-Mère, de son côté, faisait allumer des feux de joie pour célébrer la victoire que les Impériaux venaient de remporter sur les Suédois, alliés de la France, à Nordlingen[92]. Elle ne cessait de tramer des complots contre la vie du Cardinal[93]. Louis XIII ne cessait aussi de recommander à son ministre de se bien garder. Quand, le 28 novembre 1634, Richelieu célébra, au Petit-Luxembourg, le mariage de ses trois cousines, le Roi le pria pour l'amour de lui d'avoir soin de lui dans ses grandes foules[94]. Louis XIII est toujours inquiet pour la vie du Cardinal. Quand il lui envoie du gibier ou des fruits, craignant toujours un empoisonnement, il lui recommande de faire faire l'essai devant que d'en manger. Il veut même un jour que le Cardinal lave les raisins qu'il lui envoie[95]. Le 7 juillet 1634, le P. de Chanteloube, de l'Oratoire, un des pamphlétaires de Marie de Médicis, fut condamné à mort par contumace, par le Parlement de Metz, comme instigateur de diverses tentatives d'assassinat contre Richelieu. 1635. En octobre 1634, Gaston s'était réconcilié avec le Roi et était rentré en France ; ce qui n'empêche que nous ne trouvions, en avril 1635, ses agents projetant de tuer Richelieu. Cette même année, un gentilhomme de Marie de Médicis, M. du Clausel, fut pendu. C'était un factieux sans cesse mêlé à tous les complots ; il avait pris part à la révolte de Montmorency. Il essayait de ressusciter un parti huguenot avec l'aide des puissances étrangères[96]. Il chercha à décider le duc de Rohan, qui commandait notre armée dans la Valteline, à livrer ce pays aux Espagnols. Rohan le fit arrêter et le livra au Cardinal. Faut-il dire que Marie de Médicis remit à Mazarin pour Louis XIII une lettre, que le Roi, dans la réponse qu'il fit à Mazarin, déclara n'être qu'une longue satire de son gouvernement et un manifeste en faveur des ennemis de la France[97]. 1636. La guerre est déclarée à l'Espagne. Les pamphlets et les complots contre Richelieu continuent. Nous trouvons cette année : le complot d'Amiens, le complot de MM. de Gondi et de la Rochepot, le complot du P. Monod[98] et de continuelles cabales ourdies par la reine Anne. Délivrer la maison d'Autriche de son terrible adversaire est toujours la cause et le but de chacune de ces trames. La plus grave de toutes est le complot d'Amiens. Corbie avait été pris par les Espagnols, et aussitôt Louis XIII et son ministre avaient levé une armée, et avaient mis le siège devant cette ville qui ouvrait la route de Paris à l'ennemi. Gaston et le comte de Soissons, qui avaient accompagné Louis XIII, s'entendirent avec les Espagnols pour empêcher le Roi de reprendre Corbie[99]. En même temps (octobre), Gaston, le comte de Soissons et ses quatre favoris, Montrésor, Saint-Ibal, Campion et Varicarville, s'entendaient pour poignarder le Cardinal quand il sortirait du Conseil, sur un signe de Gaston. Le jour fixé, les deux princes abordent Richelieu et le retiennent en lui parlant : les assassins attendent le signal ; mais Gaston, toujours irrésolu, ne le donne pas, et Richelieu échappe à une mort certaine. Après la prise de Corbie, Gaston et le comte de Soissons se hâtèrent de quitter la France. 1637. Toute la famille royale continue à conspirer sans trêve ni merci contre Louis XIII et Richelieu, au profit de la maison d'Autriche. Le comte de Soissons, qui est en Hollande, et Marie de Médicis sont en plein accord avec l'Espagne[100] ; la reine d'Angleterre refuse de recevoir les lettres que lui adresse Richelieu[101] ; Christine, duchesse de Savoie, est son ennemie déclarée ; la reine Anne et son amie la duchesse de Chevreuse, bien qu'en exil, conspirent en permanence avec le cabinet de l'Escurial. Anne d'Autriche a une correspondance secrète avec le roi d'Espagne. Richelieu, autorisé par le Roi, faisait surveiller activement la Reine ; ses agents, répandus partout, sur toutes les routes, saisirent un paquet de lettres mystérieuses envoyées par la Reine à madame de Chevreuse. Prise de peur, Anne fit demander une entrevue au Cardinal, avoua qu'elle avait donné quelques avis à la cour d'Espagne, jura de ne plus recommencer, de ne plus faire savoir dorénavant des nouvelles en pays étrangers par voie directe ou indirecte, s'humilia devant Richelieu, le remercia de sa bonté et obtint du Roi le pardon de ses fautes. Mais Louis XIII et son ministre étaient bien certains que la Reine n'avait pas tout avoué. Ils envoyèrent le chancelier Séguier au couvent du Val-de-Grâce, o Anne d'Autriche, sous prétexte de dévotion, faisait de fréquents séjours et voyait souvent l'ambassadeur d'Espagne. Elle avait, au Val-de-Grâce, un appartement, dans lequel elle était libre et affranchie de toutes les surveillances qui l'entouraient au Louvre. Le chancelier ne trouva rien, la Supérieure ayant fait disparaître tous les papiers de la Reine. Le valet de chambre d'Anne d'Autriche, Laporte, avait été mis à la Bastille. Il connaissait toutes les menées et tous les secrets de sa maîtresse ; mais il ne voulut rien dire qui pût la compromettre. Mademoiselle de Hautefort, toute dévouée à la Reine, trouva moyen, en se déguisant, de pénétrer dans la Bastille et de faire parvenir à Laporte une lettre, dans laquelle on l'informait de ce que la Reine avait avoué et de ce qu'il pouvait révéler à son tour, sans inconvénient. Le chancelier n'en put apprendre davantage, et l'affaire en resta là. La malice féminine avait triomphé de la volonté toute-puissante du Roi et de ses ministres. Madame de Chevreuse se hâta cependant de se réfugier en Espagne. Le P. Caussin, poussé par Anne d'Autriche et par mademoiselle de la Fayette, alors sœur Louise, ne cessait d'inviter le Roi à renvoyer son ministre et à le remplacer par le vieux duc d'Angoulême[102]. Suivant son habitude, Louis XIII écouta son confesseur, le fit parler, et, quand il connut tout ce qu'il voulait savoir, il avertit le Cardinal[103], et le lendemain le P. Caussin était exilé. Madame de Sénecé, première dame d'honneur de la Reine, était l'un des principaux membres de la cabale. Averti par mademoiselle de Chémerault, l'une des filles d'honneur d'Anne d'Autriche, et qui était en même temps l'un de ses espions[104], Richelieu fit chasser madame de Sénecé et la remplaça par une nouvelle dame d'honneur fort désagréable à la Reine, mais très dévouée au Roi et au Cardinal. Cette même année 1637, le comte de Soissons obtenait son pardon et la permission de rester à Sedan, ville forte sur la frontière, dont le souverain était le duc de Bouillon. Dès lors cette ville devint un foyer de conspirations, où le comte de Soissons prépara, avec le duc de Bouillon, une nouvelle prise d'armes. 1638. Celte année on exécuta à Amiens un traître, Heucourt, qui négociait avec les Espagnols pour leur livrer l'importante place d'Amiens[105]. L'Espagne trouvait des traîtres partout, mais en réalité peu de profit pour elle, grâce à la fermeté du Cardinal et à l'habileté de sa police. 1641. Je ne trouve rien d'important à mentionner ici pendant les années 1639 et 1640. Mais, en 1641, une révolte fort sérieuse éclata et fut bien près de réussir. Le comte de Soissons en était le chef ; il avait groupé autour de lui le duc de Bouillon, l'archevêque de Reims[106], Paul de Gondi, le futur cardinal de Retz, qui devait livrer la Bastille, le duc de la Valette, M. de Soubise, César duc de Vendôme, Cinq-Mars, le favori de Louis XIII, qui informait les conjurés de toutes les résolutions du Conseil. Les conspirateurs traitèrent avec le roi d'Espagne, l'Empereur et le duc de Lorraine, c'est-à-dire avec tous les souverains contre lesquels Louis XIII était en guerre, et pendant que le Roi assiégeait Arras. On voit que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il y a des Sans patrie chez nous. Le comte de Soissons et ses amis prirent les armes, et 7.000 Impériaux vinrent les joindre à Sedan, leur quartier général. Le secours promis par l'Espagne n'arriva pas. Les forces principales de Louis XIII étaient devant Arras. Le Roi envoya contre les révoltés le maréchal de Châtillon, qui se fit battre à la Marfée. Une partie de la cavalerie, dont les officiers étaient de connivence avec le comte de Soissons, avait trahi et s'était sauvée. La déroute de l'armée royale était complète et pouvait avoir pour résultat la levée du siège d'Arras. Mais le comte de Soissons, le chef de l'entreprise, avait été tué pendant le combat, et sa mort rendait inutile la victoire des rebelles : lui seul était en état de continuer à diriger l'entreprise. Le duc de Bouillon traita aussitôt avec Louis XIII, qui arrivait avec une nouvelle armée. Le Roi voulait absolument faire traîner sur la claie le cadavre du comte de Soissons. Richelieu le décida à céder sur ce point. Bouillon obtint sa grâce ; Guise, qui s'était sauvé à Bruxelles, fut condamné par contumace ; le duc de Lorraine effrayé se réfugia aux Pays-Bas ; César duc de Vendôme gagna l'Angleterre. Les autres conjurés attendirent une nouvelle occasion, qui ne tarda pas, en effet, à se présenter. Gaston parait être resté étranger à la révolte de 1641. Nous allons le revoir en scène l'année suivante. 1642. Louis XIII assiégeait Perpignan, dont la prise devait assurer à la France la possession du Roussillon et sa frontière des Pyrénées. Les Espagnols trouvèrent encore, comme pendant le siège d'Arras, comme toujours, le moyen d'opérer une diversion. Le premier ministre d'Espagne, le comte d'Olivarès, était tellement certain du succès de cette nouvelle conspiration, qu'il annonçait à qui voulait l'entendre le triomphe prochain de l'Espagne[107]. Ce qui lui permettait d'avoir cette espérance, c'était le traité qu'il venait de signer (13 mars) avec Gaston et ses complices, par l'intermédiaire de l'envoyé du duc d'Orléans, M. de Fontrailles. Par ce traité, l'Espagne s'engageait à fournir à Gaston 17.000 soldats, 400.000 écus comptants, 10.000 écus par mois[108]. Gaston et Bouillon s'engageaient à se déclarer ennemis des Suédois et de tous les autres ennemis de l'Espagne et de l'Empereur. Après le frère du Roi, le principal acteur de la conspiration était Cinq-Mars, favori de Louis XIII ; venaient ensuite le duc de Bouillon, prince souverain de Sedan, de Thou, Montrésor, la reine Anne, toujours affiliée à toutes les intrigues espagnoles. On a vu que Cinq-Mars était fort engagé dans la révolte du comte de Soissons, après la mort duquel il prit la direction du complot. Profitant de sa faveur auprès du Roi, il s'efforça d'obtenir le renvoi du Cardinal. Après avoir échoué dans toutes ses tentatives, il prit avec Gaston et le duc de Bouillon le parti extrême d'entrer en négociations avec l'Espagne, et de faire tuer Richelieu (décembre 1641). On dit que Louis XIII, fatigué du Cardinal, encourageait Cinq-Mars. Suivant sa coutume, il a pu le faire parler et, comme on dit vulgairement, lui tirer les vers du nez, en aidant l'opération par quelques mots qui pouvaient être pris pour des paroles d'encouragement[109]. Il me semble que Louis XIII écrivant à Richelieu, le 3 juin[110] : Je finirai en vous assurant que, quelque faux bruit qu'on fasse courre, je vous aime plus que jamais et qu'il y a trop longtemps que nous sommes ensemble pour nous jamais séparer, ce que je veux bien que tout le monde sache ; il me semble, dis-je, que Louis XIII n'était guère le complice de Cinq-Mars, pour lequel il n'avait aucune estime, et qui traitait le Roi avec un manque de respect bien extraordinaire. Il faut donner la preuve de ce fait afin de constater quelle était l'exacte position de ce jeune homme, que Michelet appelle si justement un polisson, vis-à-vis du roi de France. Pour ce faire, je citerai la lettre que Louis XIII écrivait, le 5 janvier 1641, à son cousin le Cardinal-duc : Mon cousin, je suis bien marri de vous importuner sur les mauvaises humeurs de M. le Grand. A son retour de Ruel il m'a baillé le paquet que vous lui avez donné ; je l'ai ouvert et l'ai lu. Je lui ai dit : M. le Cardinal me mande que vous lui avez témoigné une grande envie de me complaire en toutes choses, et cependant vous ne le faites pas sur un chapitre de quoi je l'ai prié de vous parler, qui est votre paresse. Il m'a répondu que vous lui en aviez parlé, mais que pour ce chapitre-là il ne pouvait changer et qu'il ne ferait pas mieux que ce qu'il avait fait. Ce discours m'a fâché : je lui ai dit : Un homme de votre condition[111], qui doit songer à se rendre digne de commander les armées, et qui m'avez témoigné avoir ce dessein, la paresse y est du tout contraire. Il m'a répondu brusquement qu'il n'avait jamais eu cette pensée ni n'y avait prétendu. Je lui ai répondu que si et n'ai pas voulu enfoncer ce discours. Vous savez ce qui en est. J'ai repris ensuite le discours sur la paresse, lui disant que ce vice rendait un homme incapable de toutes bonnes choses, et qu'il n'était bon qu'à ceux du Marais[112], où il avait été nourri, qui étaient du tout adonnés au plaisir, et que s'il voulait continuer une telle vie, qu'il fallait qu'il y retournât. Il m'a répondu arrogamment qu'il était tout prêt. Je lui ai répondu : Si je n'étais plus sage que vous, je sais ce que j'aurais à vous répondre là-dessus. En suite de cela je lui ai dit que m'ayant les obligations qu'il m'a, il ne devait pas me parler de la façon. Il m'a répondu son discours ordinaire, qu'il n'avait que faire de mon bien, qu'il était tout prêt à me le rendre et qu'il s'en passerait fort bien, et serait aussi content d'être Cinq-Mars que M. le Grand, et que pour changer de façon de vivre il ne pouvait vivre autrement. Et ensuite il est venu, toujours me picotant et moi lui, jusque dans la cour du château[113], où je lui ai dit qu'étant en l'humeur où il était, il me ferait plaisir de ne me point voir. Il m'a témoigné qu'il le ferait volontiers. Je ne l'ai point vu depuis. Tout ce que dessus a été en la présence de Gordes[114]. J'ai montré à Gordes ce mémoire avant que vous l'envoyer, qui m'a dit n'y avoir rien lu que de véritable. Après avoir lu ce Mémoire de Louis XIII, il est inadmissible que le Roi ait pu s'entendre un instant avec Cinq-Mars pour chasser Richelieu. L'armée royale, avec Louis XIII et le Cardinal, était venue, comme nous l'avons dit plus haut, assiéger Perpignan. Le Cardinal tomba gravement malade et fut obligé de se retirer à Narbonne. Les conjurés croyaient sa fin arrivée, tout en formant cependant plusieurs projets d'assassinat[115]. Le Cardinal les laissa se réjouir, se tint sur ses gardes et, averti de tout ce qui se tramait, attendit patiemment que la copie du traité qu'ils avaient signé avec l'Espagne fût entre ses mains[116]. Lorsqu'il l'eut (12 juin), il le montra au Roi, qui donna aussitôt l'ordre d'arrêter Cinq-Mars et de Thou. Toujours malade, Richelieu avait dû se retirer à Tarascon, dont le climat lui était meilleur. Louis XIII, également malade, alla voir son ministre, et, dans cette entrevue, le sort des conjurés fut décidé. Cinq-Mars et de Thou furent conduits à Lyon, jugés, condamnés comme traîtres et décapités (12 septembre 1642). Le duc de Bouillon sauva sa tête en livrant Sedan à Louis XIII, qui réunit cette ville à la France. Gaston se tira encore d'affaire en abandonnant ses complices et à force de bassesse. Il écrivit au Cardinal la lettre suivante : A Bourbon, le 17 juin 1642. Mon cousin, le Roi, mon seigneur, m'a fait l'honneur de m'écrire quel a été enfin l'effet de la conduite de ce méconnaissant M. le Grand : c'est l'homme du monde le plus coupable de vous avoir déplu, après tant d'obligations : les grâces qu'il recevait de S. M. m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses artifices ; mais vous avez bien vu, je m'assure, que si je l'ai considéré, ce n'a été que jusques aux autels[117] ; aussi est-ce pour vous, mon cousin, que je conserve mon estime et mon amitié tout entière, et comme je convois que vous m'y avez tout nouvellement obligé, par l'honneur que S. M. m'a fait de me donner le commandement de son armée de Champagne, je vous prie de croire que vous ne sauriez jamais avoir de plus véritable ni de plus fidèle ami que moi, ni qui soit avec plus de sincérité et de passion, mon cousin, votre affectionné GASTON. Quelque temps avant le supplice de Cinq-Mars, Richelieu avait écrit : Je ne me plains point, en mon particulier, de ce misérable ; tenant à grande vanité que ceux qui en veulent au Roi et à l'État commencent toujours par tenter ma ruine, parce que c'est un signe assuré de ma fidélité et de la créance (croyance) qu'ils ont que je ne suis pas inutile à l'un et à l'autre[118]. Il nous semble que l'exacte vérité sur les relations de Louis XIII et de son ministre apparaît complètement après la lecture des faits qui précèdent, et que si Louis XIII avait gémi sous le joug de Richelieu, ou subi cette domination pour se décharger du poids des affaires, il lui eût été plus facile de se défaire de son ministre que de le défendre si longtemps contre tant d'ennemis, qui en réalité étaient encore plus les siens que ceux du Cardinal. Le Roi était décidé, dit Michelet, à soutenir sa gloire de roi, l'honneur de sa couronne et l'honneur de la France ; c'est ce qui a permis à Richelieu de se maintenir et de résister à la faction espagnole. |
[1] Louis XIII et Richelieu, 1 vol in-8°, 1876.
[2] MADAME DE MOTTEVILLE.
[3] LA ROCHEFOUCAULD.
[4] LA CHATRE.
[5] MONTGLAT.
[6] CARDINAL DE RETZ.
[7] T. III, p. 616.
[8] Richelieu, Mazarin et la Fronde.
[9] Madame de Hautefort.
[10] Madame de Chevreuse.
[11] Elles sont conservées aux archives des Affaires étrangères ; quatre seulement sont à la Bibliothèque nationale.
[12] Le bois de Vincennes, nom ordinairement employé alors pour désigner le château de Vincennes et son donjon.
[13] Ainsi s'exprime Richelieu en 1635.
[14] Lettres et papiers d'État, IV, 416.
[15] Lettres et papiers d'État, IV, 444.
[16] Le Roi n'était pas à ce voyage ou à cette campagne.
[17] Lettres et papiers d'État, V, 193.
[18] Lettres et papiers d'État, III, 179.
[19] Louis XIII jugeait mieux son frère que le Cardinal ne le jugeait ; car Monsieur n'hésita pas plusieurs fois à s'allier avec les Espagnols auxquels le Roi faisait la guerre.
[20] Louis XIII passait alors tout son temps à la chasse, à courre le loup, ou à chasser le merle. Il suivit enfin le conseil du Cardinal, et s'occupa sérieusement des affaires, surtout des affaires militaires.
[21] Son frère, ses frères bâtards, les princes du sang.
[22] Le Cardinal.
[23] 1 million de livres, plus de 5 millions d'aujourd'hui.
[24] 60.000 livres. 300.000 francs d'aujourd'hui.
[25] Plus d'un million de francs.
[26] 300.000 livres, plus d'un million et demi.
[27] 200.000 francs.
[28] 5 millions de francs.
[29] La mort de sa mère et celle de son frère.
[30] De Sézanne.
[31] Village de la Brie où le duc d'Épernon possédait un château.
[32] Autre château de la Brie, dont l'orthographe est Pamphou.
[33] Le Roi était aussi maladif que le Cardinal.
[34] Du 15 août.
[35] Où Richelieu était indisposé.
[36] La Gazette nous dit en effet que le Roi alla à Ruel, avec Gaston, voir le Cardinal, le jeudi 16 août.
[37] Lettres et papiers d'État, VII, 111.
[38] Lettres et papiers d'État, VII, 165.
[39] Henri Arnauld, cité par Marius Topin, p. 407.
[40] La Lettre déchiffrée, biographie apologétique du Cardinal, bien faite et rédigée évidemment avec des documents communiqués à l'auteur, le dit formellement. Ce petit livre parut en 1627.
[41] Lettres et papiers d'État, IV, 497.
[42] Marius TOPIN, p. 299.
[43] Confesseur de la duchesse de Savoie. Il cabalait à la Cour contre Richelieu.
[44] Marius TOPIN, p. 302.
[45] 1629, 13 janvier (voir plus haut). — 1639, 14 septembre, à propos d'un vacarme fait par Marie de Médicis quand il fut question de défendre Casal et Mantoue contre l'Espagne.
[46] Surintendants des finances.
[47] L'un des généraux de l'armée de Lorraine.
[48] Histoire de Louis XIII, par le P. GRIFFET, II, 613.
[49] Lettres et papiers d'État, IV, 616.
[50] Lettres et papiers d'État, V, 821 (année 1637).
[51] Gonflements.
[52] Lettres et papiers d'État, V, 851.
[53] Une année, il le saigna 47 fois et le purgea 212 fois, sans compter 215 lavements !
[54] Lettres et papiers d'État, V, 807.
[55] Lettres et papiers d'État, II, 270.
[56] Le 1er février 1635, sa terre fut érigée en duché-pairie. Gazette de France, 1635, p. 60.
[57] Lettres et papiers d'État, V, 640.
[58] Le Pape avait dit à l'un des nonces envoyés en France : Auparavant vous verrez la Reine-Mère ; c'est une personne dont les inclinations vont à l'Espagne, qui n'aime son fils qu'en tant que son intérêt le réclame, et qui est une des plus opiniâtres personnes du monde. (Journal du grand orage, etc. p. 34.)
[59] Le centre de publication de ces pamphlets était à Bruxelles.
[60] Page 10.
[61] Lettres et papiers d'État, III, 458.
[62] Lettres et papiers d'État, VII, 668.
[63] Les premières pages des Mémoires de M. de Montchal, archevêque de Toulouse, sont au nombre des plus fausses qui aient été écrites sur Richelieu, et ont beaucoup contribué à répandre toutes les erreurs que nous combattons.
[64] Le neveu du savant jésuite.
[65] Devenu évêque de Saint-Malo.
[66] Voyez dans les Lettres et papiers d'État (IV, 225, année 1631) une lettre dans laquelle il donne son avis et des conseils sur la manière dont il faut répondre aux libellistes.
[67] Exemptes de péril.
[68] Richelieu mit ses actes d'accord avec ses maximes. Il punit sévèrement et souvent. On compte parmi les condamnés politiques de ce temps :
21 éloignés ou internés, comme ou dirait aujourd'hui, dont 4 princes du sang et 10 grands seigneurs ;
29 bannis ;
7 proscrits ;
13 dames bannies et proscrites, dont la Reine-Mère et une princesse du sang ;
76 emprisonnés, dont 2 princes du sang et divers princes étrangers ;
45 suppliciés ou morts en prison, empoisonnés, tués dans les combats, dont 9 exécutés en effigie ;
1 condamné aux galères perpétuelles ;
17 confisqués de biens et privés de leurs charges.
209 en total.
[69] César duc de Vendôme, — Alexandre de Vendôme, grand prieur de France.
[70] Lettres et papiers d'État, II, 265.
[71] Près de Fontainebleau.
[72] Le P. GRIFFET, Histoire de Louis XIII, I, 500.
[73] Le Grand-Prieur y mourut en 1629. César fut relâché, en 1630, en renonçant au gouvernement et à l'amirauté de Bretagne qui furent donnés plus tard à Richelieu.
[74] Mémoires de Richelieu.
[75] Lettres et papiers d'État, VII, 663, note.
[76] Lettres et papiers d'État, III, 547.
[77] Journal de M. le cardinal duc de Richelieu qu'il a fait durant le grand orage de la Cour en l'année 1630 et 1631, tiré de ses mémoires qu'il a écrits de sa main, 1648, in-12.
[78] Expression d'un serviteur du Cardinal, M. de la Barde. (Lettres et papiers d'État, IV, 12.)
[79] Et non aucune faute que nous ayons commise. — Mots effacés sur la minute de la lettre.
[80] A fait ce qu'il a pu pour l'empêcher, et n'en ayant pu venir à bout, — mots effacés sur la minute.
[81] Il y mourut en 1632.
[82] Après sa fuite chez les Espagnols, Marie de Médicis eut l'audace d'adresser trois manifestes au Roi, au Parlement et au Corps de Ville de Paris. Le Parlement et la Ville de Paris ne lui répondirent pas, et on lit dans la réponse sévère que le Roi fit à sa mère : L'action que vous venez de faire, Madame, ne me permet plus d'ignorer quelles ont été ci-devant vos intentions et ce que j'en dois attendre à l'avenir. Le respect que je vous porte m'empêche de vous en dire davantage.
[83] Lettres et papiers d'État, IV, 181.
[84] La Vieuville rentra en France après la mort de Louis XIII.
[85] Gazette de France, 1632, p. 483.
[86] Le parlement de Toulouse.
[87] Le Languedoc.
[88] Louis XIII était parti pour Paris, la marche lente de la Cour, des dames et du Cardinal lui étant désagréable.
[89] De la maison de Condé.
[90] Comte de BONNEAU-AVENANT, la Duchesse d'Aiguillon, p. 192.
[91] Henri MARTIN.
[92] Gazette de France, 1634, p. 443.
[93] Lettres et papiers d'État, IV, 584.
[94] Marius TOPIN.
[95] Marius TOPIN.
[96] Lettres et papiers d'État, IV, 17 octobre 1635 ; III, 546 ; V, 304, 308.
[97] Lettres et papiers d'État, VIII, 291.
[98] Marius TOPIN, p. 302.
[99] Lettres et papiers d'État, V, 687-688, 702, note 3.
[100] Lettres et papiers d'État, V, 789.
[101] Lettres et papiers d'État, V, 19.
[102] Fils naturel de Charles IX.
[103] En 1635, Louis XIII écrivait à Richelieu : Le comte de Cramail commence à discourir... je lui donnerai beau jeu. Puis il le fit mettre à la Bastille (Marius TOPIN, p. 270.)
[104] Lettres et papiers d'État, VI, 235.
[105] Lettres et papiers d'État, VI, 164.
[106] M. de Guise, qui n'était pas dans les ordres.
[107] Lettres et papiers d'État, VII, 98.
[108] Lettres et papiers d'État, VI, 956.
[109] Le 1er décembre 1640, Louis XIII envoyait ce billet au Cardinal : Je vous prie de ne point ajouter de foi à tout ce que M. le Grand vous pourra dire de moi ou pourra faire dire jusques à tant que vous m'ayez entendu.
[110] Neuf jours avant la découverte du traité.
[111] Cinq-Mars était fils du maréchal d'Effiat.
[112] Le quartier du Marais et la place Royale (aujourd'hui place des Vosges) étaient alors le Paris élégant et des plaisirs.
[113] De Saint-Germain.
[114] Capitaine des Gardes.
[115] Lettres et papiers d'État, VII, 159, 160.
[116] Il paraît bien probable que ce fut un agent secret de Richelieu à Madrid, nommé Pujol, qui se procura une copie du traité (Lettres et papiers d'État, VI, 929.)
[117] Jusqu'à agir contre la conscience.
[118] Lettres et papiers d'État, VII, 33.