(1585-1616) Armand-Jean du Plessis, cardinal-duc de Richelieu, la terreur de l'Europe, le fléau de la Maison d'Au triche, et le plus grand homme d'État de notre siècle, et peut-être même de la monarchie, dit Sauval, naquit à Paris en 1585. On lisait dans les registres de la paroisse de Saint-Eustache de Paris : Le cinquième jour de mai fut baptisé Armand-Jean, fils de messire François du Plessis, seigneur de Richelieu, chevalier des ordres du Roi, conseiller au Conseil d'État, prévôt de son hôtel et grand prévôt de France, et de dame Suzanne de la Porte, sa femme, demeurant en la rue du Bouloy, et ledit enfant fut né le neuvième jour de septembre 1585, les parrains, Messire Armand de Gontaut de Biron, chevalier des ordres du Roi, capitaine de cent hommes d'armes de ses ordonnances et maréchal de France, et messire Jean d'Aumont, aussi maréchal de France, chevalier des ordres du Roi, conseiller en son Conseil d'État, capitaine de cent hommes d'armes desdites ordonnances, et la marraine dame Françoise de Rochechouart, dame de Richelieu, mère dudit François de Richelieu[1]. François du Plessis, seigneur de Richelieu, père de l'enfant qui venait de naître, était un serviteur dévoué de Henri III, qui lui avait donné la charge de grand-prévôt de France et le collier de l'ordre du Saint-Esprit. Il servit Henri IV avec le même zèle, déploya une grande bravoure à Arques et à Ivry, et devint l'un des capitaines des gardes du Roi. François du Plessis mourut en 1590, laissant trois fils et deux filles : Henri du Plessis, seigneur de Richelieu, devenu maréchal de camp et qui fut tué en duel en 1619, — Alphonse du Plessis, d'abord évêque de Luçon, puis cardinal de Lyon, — Armand-Jean, évêque de Luçon, devenu cardinal et premier duc de Richelieu, — Françoise du Plessis, mariée en secondes noces à René de Vignerot, seigneur du Pont-de-Courlay, — Nicole du Plessis, mariée à Urbain de Maillé, marquis de Brézé, capitaine des gardes de la Reine-Mère, puis des gardes du Roi, et maréchal de France. Quand Armand du Plessis perdit son père, il n'avait que cinq ans. Sa mère l'éleva sérieusement, et après lui avoir fait commencer ses études sous la direction du prieur de Saint-Florent, elle le mit au collège de Navarre, à Paris, et lui fit faire sa philosophie au collège de Lisieux. Destiné aux armes, le jeune seigneur du Chillou[2], tel était le nom que portait alors le futur cardinal de Richelieu, entra à l'académie pour s'y instruire dans les exercices militaires, tout en continuant cependant l'étude des lettres qu'il aimait déjà. Tout à coup, des évènements de famille lui firent abandonner l'épée, et il devint évêque de Luçon. Mais il conserva toujours un goût prononcé pour les choses militaires, et plus d'une fois on verra le Cardinal commander en personne les armées avec une allure qui attestait que le gentilhomme se souvenait encore de ses études à l'académie. L'évêché de Luçon, auquel Armand du Plessis fut nommé en 1606, semble avoir été, à cette époque, une sorte de propriété de sa famille. Jacques du Plessis, aumônier de Henri III, grand oncle d'Armand, avait été pourvu de cet évêché et remplacé, à sa mort, par Alphonse du Plessis, frère puîné d'Armand. Mais le mépris des grandeurs et le besoin de la solitude ayant décidé Alphonse du Plessis à abandonner son évêché et à se faire chartreux[3], la famille du Plessis obtint d'Armand qu'il renonçât à la carrière des armes et à se faire évêque, afin de conserver cet évêché dans la famille. Dès lors, Armand du Plessis se livra aux études théologiques avec l'ardeur et la volonté qui faisaient déjà le fond de son caractère ; ses efforts opiniâtres et le travail d'esprit furent tels que sa santé commença à s'altérer et resta depuis fort délicate. Ce travail excessif dura deux années, au bout desquelles Henri IV nomma le jeune Armand à l'évêché de Luçon (1606). La cour de Rome ne se hâtait pas de confirmer le nouvel évêque, à cause de sa jeunesse. Henri IV pressait le cardinal du Perron et son ambassadeur à Rome d'obtenir du Pape la dispense d'âge nécessaire à Armand du Plessis pour tenir son évêché. Las d'attendre, Armand alla à Rome et mit tant de grâce à sa demande que le pape Paul V la lui accorda. Tel fut le succès de la harangue latine qu'il fit au Saint-Père, enchanté de la capacité et de la maturité du jeune prélat, qu'il fut sacré à Rome par le cardinal de Givry, le 17 avril 1607. Il avait alors vingt-deux ans. Revenu en France, il prit avec éclat ses degrés en Sorbonne, et fut reçu docteur le 29 octobre 1607. Henri IV l'aimait beaucoup et ne l'appelait que mon évêque ; il aimait à l'entendre prêcher ; il causait avec lui volontiers, de l'exécution du maréchal de Biron, par exemple. Richelieu aurait pu rester à la Cour, mais il comprit qu'il était trop jeune pour y jouer un rôle important ; il quitta Paris à la fin de 1608 et alla prendre possession de son évêché. Il y remit l'ordre, releva les églises détruites pendant les guerres de religion, menant une vie sévère, que sa pauvreté rendait assez dure, et réfléchissant aux moyens qui lui permettraient de revenir à la Cour et d'y faire fortune. Il avait été précédé à Luçon par sa réputation de théologien fort savant et de prédicateur distingué. En prenant possession de son évêché, le 21 décembre 1608, il fit cette petite harangue au peuple : Messieurs, venant pour vivre avec vous et faire ma demeure ordinaire en ce lieu, il n'y a rien qui me puisse être plus agréable que de lire en vos visages et reconnaître par vos paroles que vous en ressentez de la joie ; je vous remercie du témoignage que vous me rendez de votre bonne volonté, que je tâcherai de mériter par toutes sortes de bons offices, n'y ayant rien que j'aie en plus grande affection que de vous pouvoir être utile à tous en général et en particulier. Je sais qu'en cette compagnie il y en a qui sont désunis d'avec nous quant à la croyance ; je souhaite en revanche que nous soyons unis d'affection ; je ferai tout ce qui me sera possible pour vous convier à avoir ce dessein, qui leur sera utile aussi bien qu'à nous et agréable au Roi (Henri IV), à qui nous devons tous complaire. Le temps vous donnera plus de connaissance de l'affection que je vous porte que mes paroles ; c'est ce qui fait que je me réserve aux effets pour vous faire paraître que toutes mes intentions ne tendent qu'à ce qui est de votre bien. Nous venons de dire que Richelieu était alors fort pauvre. Les détails authentiques publiés par M. Avenel[4] nous le montrent réellement pauvre, sans maison, sans carrosse, sans meubles convenables à sa position, sans vaisselle plate, sans autres vêtements sacerdotaux que des tuniques et des dalmatiques en mauvais état. Cette pauvreté devait être pénible à un prélat de vingt-cinq ans, qui écrivait en 1610 : Etant un peu glorieux, je voudrais bien, étant plus à mon aise, paraître davantage. Pour arriver à Luçon dans un équipage convenable, il avait été obligé d'emprunter à un ami voiture, chevaux et cocher. On le voit bientôt acheter de rencontre le lit de velours de sa tante. Il ne peut se procurer une tapisserie de Bergame qu'en donnant en échange la pente du lit de défunt M. de Luçon, de soie et d'or. Il mettra cinq années à se procurer la vaisselle d'argent dont il a envie pour relever sa noblesse. On a de lui plusieurs lettres adressées à une Madame de Bourges, amie de la famille, qui faisait ses affaires à Paris. C'est avec cette correspondance adressée à une amie, et écrite en toute franchise, que l'on peut pénétrer dans l'intérieur du futur cardinal, qui mourra au milieu d'une splendeur capable de satisfaire son besoin de paraître. Voici une lettre écrite par l'évêque de Luçon à Madame de Bourges, à la fin d'avril 1609 : Madame, j'ai reçu les chappes que vous m'avez envoyées, qui sont venues extrêmement à propos. Elles sont extrêmement belles et ont été reçues comme telles de la compagnie à qui je les devais. Je vous ai un million d'obligations, non pour cela seulement, comme vous pouvez penser, mais pour tant de bons offices, que ce papier n'en peut porter le nombre. Je suis maintenant en ma baronnie[5], aimé, ce me veut-on faire croire, de tout le monde, mais je ne puis que vous en dire encore, car tous les commencements sont beaux, comme vous savez. Je ne manquerai pas d'occupation ici, je vous assure, car tout y est tellement ruiné qu'il faut de l'exercice pour le remettre[6]. Je suis extrêmement mal logé, car je n'ai aucun lieu où je puisse faire du feu, à cause de la fumée ; vous jugez bien que je n'ai pas besoin de grand hiver, mais il n'y a remède que la patience[7]. Je vous puis assurer que j'ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté[8] et le plus désagréable, mais je vous laisse à penser quel est l'évêque. Il n'y a ici aucun lieu pour se promener, ni jardin, ni allée, ni quoi que ce soit, de façon que j'ai ma maison pour prison. Quelque temps après, il lui écrit encore : Nous sommes tous gueux en ce pays, et moi le premier, dont je suis bien fâché, mais il y faut apporter remède si on peut. Un curieux document publié récemment[9] nous apprend qui se passait alors dans l'esprit de Richelieu. C'est un mémoire, écrit de sa main en 1610, un peu avant la mort de Henri IV, dont le titre est : Instructions et maximes que je me suis donné (sic) pour me conduire à la Cour. De bonne heure, Richelieu eut l'habitude de rédiger ses pensées, ses projets, de leur donner le corps et la durée que seuls ont les écrits, de composer un mémoire complet sur telle ou telle affaire qu'il voulait mener à bonne fin. Il songeait alors à se fixer à la Cour et à y faire son chemin, en obtenant une charge, par exemple celle de premier aumônier du Roi, charge qui le conduirait un jour à prendre part aux affaires, but qu'il poursuivait évidemment dès cette époque. Il faut lire ce précieux mémoire, où l'homme se révèle tout entier ; je ne puis cependant qu'en donner l'analyse. On y verra toutefois comment Richelieu se propose de gagner le Roi. Il ira faire sa cour au maître tous les jours jusqu'à ce qu'il connaisse l'effet produit par son assiduité ; après, une fois par semaine suffira. Quand le Roi sera à table, il aura soin de cesser de lui parler quand Sa Majesté boira. Les mots les plus agréables au Roi sont ceux qui élèvent ses royales vertus. Il ne goûte point ceux qui ne parlent hardiment, mais il y faut du respect. Bon de toujours tomber sur cette cadence que ça a été par malheur que jamais on ne lui a pu faire service qu'en petites choses, et qu'il n'y a rien de grand ni d'impossible à une bonne volonté pour un si bon maître et un si grand roi. — L'importance est de considérer quel vent tire, et de ne le prendre point sur des humeurs auxquelles il ne se plaît de parler à personne, se cabre à tous ceux qui l'abordent. Puis il étudie la manière de se conduire avec les seigneurs et autres qui sont en crédit et faveur envers le maître : il les faut visiter, et se souvenir qu'il y a des sacrifices pour les dieux nuisibles et favorables : à ceux-ci, afin qu'ils aident ; à ceux-là, afin qu'ils ne fassent point de mal. Sur toutes choses, les plus petits détails de cette vie de courtisan sont étudiés, et la manière de faire, de parler, d'écrire, d'écouter est formulée en règles précises. Parler peu et seulement de ce que l'on sait, et à propos, avec ordre et discrétion. — N'avoir point l'esprit distrait, ni les yeux égarés, ni l'air triste ou mélancolique quand quelqu'un parle, et y apporter une vive attention ainsi que beaucoup de grâce, mais plus par l'attention et le silence que par la parole et l'applaudissement. On le voit, tout est préparé de longue main ; ce manuel de l'homme de Cour recommande de cultiver les gens qui peuvent être utiles : les commis de la poste spécialement, parce que les lettres sont rendues plus fidèlement et envoyées avec soin et diligence. Quant aux lettres reçues, le feu doit garder celles que la cassette ne peut garder qu'avec péril. Il examine ensuite l'utilité et l'usage de la dissimulation et du silence ; bref, il était prêt à se lancer à la Cour quand Henri IV fut assassiné le 14 mai 1610. Richelieu dut venir aussitôt à Paris pour prêter le serment de fidélité à la régente, Marie de Médicis. Il accomplit cet acte solennel, le 22 mai 1610, dans la forme suivante : Nous, Armand-Jean du Plessis de Richelieu, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège apostolique, évêque et baron de Luçon, et les doyen, chanoines, chapitre et clergé dudit lieu, protestons, sur la foi que nous devons au premier auteur de toutes choses, de nous comporter tout le cours de notre vie envers le roi Louis treizième, à présent régnant, tout ainsi que les très humbles, très affectionnés et très fidèles sujets doivent faire envers leur légitime seigneur et roi. En outre, nous certifions que, bien qu'il semble qu'après le funeste malheur qu'une homicide main a épandu sur nous, nous ne puissions plus recevoir de joie, nous ressentons toutefois un contentement indicible de ce qu'il a plu à Dieu, nous donnant la Reine pour régente de cet Etat, nous départir ensuite de l'extrême mal qui nous est arrivé, le plus utile et nécessaire bien que nous eussions su souhaiter en nos misères, espérant que la sagesse d'une si vertueuse princesse maintiendra toutes choses au point où la valeur et la prudence du plus grand roi que le ciel ait jamais couvert (sic) les ont établies ; nous jurons, sur la part qui nous est promise en l'héritage céleste, de lui porter toute obéissance, et supplions Dieu qu'il nous envoie plutôt la mort que de permettre que nous manquions à la fidélité que nous devons et jurons maintenant au Roi son fils et à elle, que nous désirons avec dévotion être comblés des grâces du Père de bénédictions, afin que nous puissions vivre et mourir sous les lois de ceux qui, obéissant à la souveraine loi, gouverneront heureusement le premier Etat de l'univers, conduits par la main du Roi des rois du monde. Richelieu resta à Paris jusqu'en 1611, prêchant plusieurs fois, et avec beaucoup de succès, devant la Cour, en l'église de Saint-André-des-Arcs. Revenu à Luçon, il y résida jusqu'en 1614. En l'absence de leur évêque, les deux grands vicaires étaient entrés en lutte, et l'un d'eux ayant écrit à Richelieu, celui-ci lui répondit : Monsieur, j'ai vu la lettre que vous m'écrivez touchant les différends qui sont entre le sieur de la Coussaye et vous. Je ne puis que je ne les blâme, désirant que ceux qui manient les affaires de ma charge vivent paisiblement les uns avec les autres. Je le mande au sieur de la Coussaye et vous en avertis afin que vous vous disposiez l'un et l'autre à vivre en paix. Vous êtes tous deux mes grands vicaires, et, comme tels, vous devez n'avoir autre dessein que de faire passer toutes choses à mon contentement, ce qui se fera, pourvu que ce soit à la gloire de Dieu. Il semble par votre lettre que vous étiez en mauvaise hu meur lorsque vous avez pris la plume ; pour moi, j'aime tant mes amis, que je ne désire connaître que leurs bonnes humeurs, et il me semble qu'ils ne m'en devraient point faire paraître d'autres. Si une mouche vous a piqué, vous la deviez tuer, et non tâcher d'en faire sentir l'aiguillon à ceux qui se sont, par la grâce de Dieu, jusques ici garantis de piqûre. Je sais, Dieu merci, me gouverner, et sais davantage comme ceux qui sont sous moi se doivent gouverner. Vous me mandez qu'il ne vous chaut[10] de ce qui se passe, disant que l'affaire me touche plus qu'à vous. Je trouve bon que vous m'avertissiez des désordres qui sont en mon diocèse ; mais il est besoin de le faire plus froidement, n'y ayant point de doute que la chaleur piquerait en ce temps-ci ceux qui ont le sang chaud comme moi, s'ils n'avaient quelques moyens de s'en garantir. Vous dites que vous renonceriez volontiers au titre que je vous ai donné ; je l'ai fait pour vous obliger, vous croyant capable de rendre du service à l'Église. Si je me suis trompé en ce faisant, vous désobligeant au lieu de vous gratifier, j'en suis fâché ; mais je vous dirai qu'à toute faute il n'y a qu'amende : je ne force personne de recevoir du bien de moi. Vous prêchez aux autres le libéral arbitre ; il vous est libre de vous en servir. Quant à ce que vous me témoignez ne trouver pas bon que je ne désire pas mécontenter le sieur de la Coussaye, j'aime mieux que vous soyez mécontent de ce que je veux rendre tout le monde content, que content du mécontentement que je pourrais donner à tout le monde. Je vous écris cette lettre non en l'humeur que vous étiez quand vous m'écrivîtes ; mais je ne laisse pas de rendre mon style conforme au vôtre afin de vous complaire. Au reste, je vous assure que l'affection que je vous ai toujours portée ne diminuera jamais, tandis que vous me témoignerez vouloir vivre avec moi selon que j'ai toujours espéré de vous. J'ai recherché les occasions de vous témoigner ma bonne volonté ; je crois que vous reconnaissez en avoir reçu des témoignages, lesquels je vous rendrais encore si c'était à recommencer, ne regrettant que de n'avoir pas eu le moyen de vous faire paraître quel ami je suis en chose qui vous fût utile. Vous le devez croire, puisque je vous assure que je suis Votre bien affectionné à vous servir. En 1613, l'évêque de Luçon était encore dans la gêne et vendait ses tapisseries pour se procurer de l'argent. En mai 1613, il écrivait à Madame de Bourges : Je vous rends mille grâces de la peine que vous avez eue de vendre ma tapisserie ; par là, vous connaîtrez la misère d'un pauvre moine qui est réduit à la vente de ses meubles et à la vie rustique, ne faisant pas sitôt état de quitter ce séjour pour prendre celui de la ville. En 1614 cependant l'évêque de Luçon, l'un des députés aux États-Généraux convoqués par Marie de Médicis, revint à Paris et fut chargé par le clergé de remettre au Roi le cahier de son ordre, le jour de la clôture des États (23 février 1615). Il adressa à Louis XIII une harangue, qui lui fit une réputation d'orateur et surtout d'homme politique, et à l'aide de laquelle il s'attira les bonnes grâces de la Reine-Mère. Dès ce moment il est évident que l'ambition commence à le dominer, et il faut convenir qu'il ne fut pas difficile dans le choix du chemin qu'il prit pour parvenir à son but, le pouvoir. La noblesse, la France entière pour mieux dire étaient soulevées contre le gouvernement de Marie de Médicis et de son favori, Concini. Les États s'étaient plaints du désordre général, de la ruine des finances ; la politique espagnole suivie par Marie de Médicis mécontentait tout le monde. Ce fut justement Marie de Médicis à qui Richelieu adressa les éloges les plus grands et les plus immérités. On lit avec étonnement dans le discours que Richelieu adressa au Roi ce qui suit : Entre une infinité de grâces que V. M. a reçues du ciel, une des plus grandes dont vous lui soyez redevable, est le don et la conservation d'une telle mère ; et entre toutes vos actions, la plus digne et la plus utile au rétablissement de votre Etat est celle que vous aurez faite, lui en commettant la charge. Car que ne devez-vous attendre, et que ne devons-nous espérer d'elle, sous les heureux auspices de votre majorité, après qu'en la faiblesse d'une minorité, à la merci de mille orages et d'autant d'écueils, elle a heureusement conduit le vaisseau de l'Etat dans le port de la paix, où elle l'a fait voir à V. M. avant que lui remettre entre les mains ? Toute la France se reconnaît, Madame, obligée à vous départir tous les honneurs qui s'accordaient anciennement aux conservateurs de la paix, du repos et de la tranquillité publique. Elle s'y reconnaît obligée, non seulement à cause qu'avec tant de merveilles, vous nous avez jusqu'à cette heure conservés au repos que les armes invincibles de ce grand Henri nous ont acquis ; mais, en outre, parce que vous avez voulu comme attacher pour jamais la paix à cet Etat, du plus doux et du plus fort lien qui se puisse imaginer, étreignant parles nœuds sacrés d'un double mariage[11], dont nous souhaitons et requérons l'accomplissement, les deux plus grands royaumes du monde, qui n'ont rien à craindre étant unis, puisque, étant séparés, ils ne peuvent recevoir de mal que par eux-mêmes[12]. Vous avez beaucoup fait, Madame ; mais il n'en faut pas demeurer là : en la voie de l'honneur et de la gloire, ne s'avancer et ne s'élever pas, c'est reculer et déchoir. Que, si après tant d'heureux succès, vous daignez encore vous employer courageusement à ce que ce royaume recueille les fruits qu'il se promet, et qu'il doit recevoir de cette assemblée, vous étendrez jusqu'à l'infini les obligations qu'il vous a, attirerez mille bénédictions sur le Roi pour vous avoir commis la conduite de ses affaires ; sur vous, pour vous en être si dignement acquittée ; sur nous, pour la supplication très humble et très ardente que nous faisons à S. M. de vous continuer cette administration. Et lors, vos mérites ajoutant mille couronnes de gloire à celle qui entoure votre chef, pour comble de récompense, le Roi ajoutera aussi au titre glorieux que vous avez d'être sa mère, celui de mère de son royaume, afin que la postérité, qui lira ou entendra proférer votre nom, y aperçoive et reconnaisse les marques de votre piété envers son Etat, et de la sienne envers vous, voyant que votre zèle envers la France ne vous aura pas plutôt fait mériter un titre de gloire immortelle, que l'amour filial qu'il vous porte ne vous l'ait donné. Nous croyons, Madame, que vous n'oublierez rien pour faire que cette assemblée, mise en pied par vos conseils, réussisse à notre avantage : les maux qui nous pressent vous y convient ; votre affection envers nous vous y porte ; votre honneur et celui du Roi, qui vous est si cher, le requièrent, et l'intérêt de vos consciences vous y oblige tous deux. Quinze ans plus tard le cardinal de Richelieu ne tenait plus ce langage et se montrait implacable envers celle qu'il encensait alors. Quoiqu'il en soit, cette harangue dura une grande heure et fut ouïe de LL. MM. et de toute l'assemblée avec une grande attention[13], et fut le point de départ de la carrière politique de l'évêque de Luçon. C'est donc à une assemblée représentative, à l'intervention du pays dans ses affaires, que la France doit ce grand ministre, qui commença par être un grand orateur. La langue dans laquelle est écrit ce discours est en effet très remarquable pour l'époque ; elle est claire et forte, et souvent la pensée se détache nettement. Marie de Médicis ne tarda pas à récompenser son apologiste, et le talent de l'évêque de Luçon justifiait le choix de la Reine-Mère. Dès le commencement de l'année 1616, il est nommé grand-aumônier de la jeune reine Anne d'Autriche. Il réside à Paris, où il a acheté, en 1615, une maison devant l'église des Blancs-Manteaux[14]. Le cardinal de Bérulle figure en tête de ses protecteurs. Il est bientôt nommé, toujours en 1616, conseiller d'État et secrétaire des commandements de Marie de Médicis, dont il devient le favori. Honoré de cet emploi de confiance et employé dans plusieurs missions difficiles, il obtient une pension de six mille livres[15], afin de lui donner moyen de supporter la grande dépense que ses fonctions le forcent à faire. On voulut l'envoyer ambassadeur en Espagne ; il refusa, et, au milieu de l'anarchie, des révoltes des princes et des grands, il entra au ministère, en novembre 1616, avec ses amis Mangot et Barbin, ce dernier intendant de Marie de Médicis. Le chef du pouvoir, le premier ministre, sous les ordres duquel allait se trouver Richelieu, était Concini, maréchal d'Ancre. L'évêque de Luçon était chargé de la Guerre et des Affaires étrangères, avec 17.000 livres[16], de gages et entretènements, y compris les 2.000 livres qu'il avait comme conseiller d'Etat. |
[1] JAL, Dict. critiq. de biographie et d'histoire. — Le Cardinal est donc né le 9 septembre et non pas le 5, comme le dit le P. Anselme ; il est donc né à Paris et non pas au château de Richelieu, en Poitou, comme le prétendent Tallemant des Réaux, Perrault, Mlle de Montpensier et La Fontaine, les deux derniers disant qu'on leur avait montré, à Richelieu, la chambre où était né le Grand Cardinal.
[2] Nom de l'une des terres de la famille du Plessis.
[3] Alphonse de Richelieu resta chartreux pendant vingt et un ans ; en 1626, malgré lui, il fut nommé archevêque d'Aix ; en 1628, il devint archevêque de Lyon et, en 1629, cardinal. En 1632, Louis XIII le fit grand-aumônier de France. Il mourut en 1653, laissant une réputation méritée d'austérité et de charité.
[4] Lettres, instructions diplomatiques et papiers d'État du cardinal de Richelieu, 8 vol in-4°, publiés dans la Collection des documents inédits sur l'histoire de France. Nous avons largement puisé dans cet excellent travail.
[5] L'évêché de Luçon avait le titre de baronnie.
[6] Son diocèse, où depuis soixante ans nul évêque n'avait résidé.
[7] La patience, savoir attendre, ce qui est déjà et sera toujours la grande force du Cardinal.
[8] Misérable.
[9] Par M. Baschet : Mémoire d'Armand du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon, etc., Paris, Plon, 1880, in-8°.
[10] Chaloir, causer du souci.
[11] Louis XIII allait épouser (25 octobre 1615) l'infante d'Espagne Anne d'Autriche, et l'infant don Philippe (depuis Philippe IV) allait épouser Elisabeth de France, sœur de Louis XIII. Le mariage de Louis XIII avait soulevé le mécontentement de tous les partisans de la politique de Henri IV.
[12] Il est heureux que Richelieu ait adopté une autre politique plus tard, et qu'il n'ait pas hésité à abandonner ses opinions de 1615. On n'est pas plus espagnol que lui à ses débuts, et il fallait l'être pour plaire à la Reine-Mère.
[13] Mercure françois, t. III, p. 404.
[14] Lettre à Mme de Bourges, mai 1615. Lettres et papiers d'État, I, 146.
[15] Au moins 30.000 francs d'aujourd'hui.
[16] Au moins 90.000 francs d'aujourd'hui.