I. — L'ASSEMBLÉE NATIONALE. L'Assemblée nationale tint sa première séance le 12 février, et le lendemain, le gouvernement de la Défense nationale lui remit ses pouvoirs. Jamais une assemblée n'avait plus exactement représenté le pays. Il n'y avait eu, en général, ni action ni pression possibles venant du dehors, en sorte que c'étaient les hommes les plus influents, les plus connus de chaque département, ses véritables hommes de confiance, qui avaient été désignés pour faire la paix, si c'était possible, et en tout cas, pour renverser la dictature révolutionnaire, laquelle n'avait plus l'ombre d'une raison d'être, puisque son prétexte, la défense nationale, avait cessé d'exister[1]. L'extrême gauche comptait environ cent voix ; le reste de l'Assemblée se composait de conservateurs, légitimistes ou orléanistes ; les bonapartistes n'étaient pas plus de six. Suivant leurs vieilles habitudes, les députés de la démagogie commencèrent à insulter l'Assemblée, soit par leurs paroles, soit par leur tenue. Garibaldi, député de Paris, affectait de rester couvert de son grand feutre gris ; M. de Rochefort avait une éclatante chemise rouge. Le 13, Garibaldi déclara qu'il donnait sa démission ; puis, la séance étant levée, il voulut prendre la parole, ce qui amena un assez grand désordre. Félix Pyat écrivait à ses électeurs qu'il se croyait en Prusse. Les députés étaient insultés au dehors de l'Assemblée ; il fallut, pour protéger les abords de la Chambre contre les voyous de Bordeaux et ceux qu'on avait appelés de Marseille et de Lyon, et pour disperser les rassemblements tumultueux, faire venir quelques régiments de cavalerie et des bataillons de marins, dont la présence rétablit l'ordre et assura aux députés le respect qui leur était dû. Le 17, l'Assemblée, présidée par M. Grévy, établit un gouvernement provisoire chargé de négocier avec la Prusse. M. Thiers, qui avait été élu par 28 départements, fut nommé chef du pouvoir exécutif de la République, et, le 19, il nomma les ministres, choisis, dit-il, dans tous les partis, comme le pays a envoyé à la Chambre des représentants d'opinions opposées, mais unis par le patriotisme, les lumières et les bonnes intentions. Les ministres furent : M. J. Favre, aux affaires étrangères ; M. E. Picard, à l'intérieur ; M. J. Simon, à l'instruction publique et aux cultes ; M. Dufaure, à la justice ; M. de Larcy, aux travaux publics ; M. Lambrecht, au commerce et à l'agriculture ; le général Le Flô, à la guerre ; l'amiral Pothuau, à la marine ; M. Pouyer-Quertier, aux finances. II. — LES PRÉLIMINAIRES DE VERSAILLES. M. Thiers se rendit à Versailles, accompagné d'une commission de quinze membres, pour négocier la paix, dont il devait disputer courageusement les conditions avec M. de Bismarck. Quelque dures que dussent être ces conditions, il fallait bien finir cette lutte sans espoir et mettre un terme à cette barbare invasion, à cette guerre savante et sauvage, à ce pillage, à ce vol à main armée, à toutes ces violences ignobles et odieuses, que l'ennemi accomplissait librement, puisqu'on était hors d'état de le vaincre, et qu'il continuait malgré l'armistice[2]. Le 26 février, les préliminaires de la paix furent signés à Versailles. Les principales conditions étaient : 1° la cession de l'Alsace, moins Béfort, et de la Lorraine allemande, c'est-à-dire les arrondissements de Metz, Thionville et Sarreguemines, dans le département de la Moselle ; de Château-Salins et de Sarrebourg, dans le département de la Meurthe, et des cantons de Schirmeck et de Saales, dans le département des Vosges : soit un territoire de 14.475 kilomètres carrés, peuplé de 1.600.000 habitants et renfermant deux grandes places fortes, Metz et Strasbourg ; nos plus belles forêts, d'importantes mines de fer et de sel ; de grandes villes industrielles : Mulhouse , Sainte-Marie-aux-Mines, Thann, Sarreguemines, Niederbronn, Wesserling, Guebwiller ; et de nombreuses usines Mutzig, Klingenthal, Saint-Quirin, Vallerysthal, etc. Notre frontière du nord-est, qui s'étendait jusqu'au Rhin, reculait jusqu'aux Vosges. Désormais, privée de Metz et de Strasbourg, elle était entièrement ouverte et n'avait plus d'autres défenses que Verdun, sur la Meuse, Toul, sur lpp. Moselle, et Béfort, dont nous devions la conservation au colonel Denfert et à M. Thiers. La nouvelle limite de la France suivait à peu près la limite des langues allemande et française. L'Allemagne revendiquait l'Alsace et la Lorraine allemande comme pays de langue et de nationalité germaniques. Tel était le résultat de l'inepte politique des nationalités adoptée par le second Empire et substituée à la politique traditionnelle de Henri II et des Guise, de Henri IV, de Richelieu, de Mazarin et de Louis XIV, qu'il appelait dédaigneusement une politique arriérée ; — 2° la France devait payer une indemnité de guerre de cinq milliards de francs à l'empire d'Allemagne[3] ; — 3° les territoires français occupés par les troupes allemandes au moment des préliminaires devaient être évacués ainsi qu'il suit : l'intérieur de Paris et les forts de la rive gauche, les départements[4] ou parties des départements[5] situés à la gauche de la Seine, aussitôt après la ratification des préliminaires par l'Assemblée ; le reste de la France, au fur et à mesure du payement de l'indemnité de guerre, c'est-à-dire : les départements de la Somme, de l'Oise, de la Seine-Inférieure, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne, de la Seine et des forts de Paris sur la rive droite, après le versement du premier demi-milliard ; la Haute-Saône, le Jura, le Doubs, la Côte-d'Or, l'Aube et l'Aisne, après un autre versement non indiqué clairement dans les préliminaires. Les six départements de la Marne, des Ardennes, de la Haute-Marne, de la Meuse, des Vosges et de la Meurthe, et l'arrondissement de Béfort devaient rester occupés par 50.000 hommes jusqu'à l'entier payement de l'indemnité ; — 4° l'armée française devait se retirer au sud de la Loire et ne pourrait la dépasser qu'après la signature du traité de paix définitif. On exceptait de cette disposition la garnison de Paris, dont le nombre ne devait pas dépasser 40.000 hommes, et les garnisons indispensables à la sûreté des places fortes ; — 5° les-prisonniers de guerre devaient être immédiatement rendus. La paix était dure, aussi dure que possible. La France, disait M. de Bismarck, ne nous pardonnera jamais ses désastres. Le désir d'en tirer vengeance sera l'âme de sa politique et la poussera à une guerre furieuse contre nous. Le plus simple bon sens nous fait un devoir de nous y préparer ; la meilleure manière de nous. en assurer les chances, c'est de prendre des positions militaires inexpugnables et d'affaiblir notre ennemi en diminuant son territoire. En même temps, on signa une convention portant prolongation de l'armistice jusqu'au 12 mars.. L'article 4 de la convention du 28 janvier disait que, pendant la durée de l'armistice, l'armée allemande n'entrerait pas dans Paris. La nouvelle.- convention de Versailles du 26 février modifiait ledit article 4 et stipulait qu'une partie de Paris, le quartier des Champs-Élysées, serait occupé par 30.000 soldats allemands, et que l'armée prussienne aurait le droit de visiter, par escouades sans armes, le Louvre et les Invalides. M. de Bismarck avait mis ces conditions à la restitution de Béfort et à la prolongation de l'armistice[6]. Le 28 février, M. Thiers, revenu à Bordeaux, lisait à l'Assemblée le texte des préliminaires de paix, et, le lendemain, let mars, il mit fin à la discussion en disant nettement qu'il ne fallait pas se payer de mots, que la guerre était impossible. L'Assemblée accepta le traité par 546 voix contre 107, et, ce môme jour. elle prononça justement la déchéance du gouvernement impérial, auteur responsable des désastres qui la forçaient à accepter cette paix cruelle. III. — LES PRUSSIENS À PARIS. Les Prussiens étaient entrés dans Paris le 1er mars, mais leur occupation ne fut pas de longue durée. Ils étaient tenus, par le traité de Versailles, d'évacuer l'intérieur de Paris aussitôt après la ratification de ce traité par l'Assemblée. La nouvelle officielle de la ratification étant arrivée à Paris le 2 mars, l'évacuation de la ville et des forts de la rive gauche eut lieu le lendemain. L'occupation d'une partie de Paris et une visite au Louvre étaient une puérile satisfaction donnée aux soldats allemands ; et il eût été plus digne, pour une armée victorieuse, de faire une entrée solennelle, musique et généraux en tête, au risque de recevoir quelques coups de fusil. Que si, au contraire, on redoutait ces coups de fusil comme pouvant remettre la paix en question, il fallait alors renoncer à transformer l'entrée à Paris en une occupation interlope d'un coin de la ville pendant quarante-huit heures. On avait eu de très-sérieuses craintes sur la possibilité d'un combat entre les Parisiens et les Prussiens pendant l'occupation. Ces craintes étaient vaines. Les comités blanquistes et jacobins, et ceux de l'Internationale se préparaient bien à se battre en effet, mais pas contre les Prussiens. La négligence du gouvernement laissa les factieux s'emparer d'une formidable artillerie[7], sous prétexte de l'empêcher de tomber aux mains des Prussiens. En même temps éclataient les premiers symptômes de la révolte : on embauchait les soldats, on pillait tous les dépôts de munitions, on noyait un sergent de ville avec un raffinement de sauvagerie dont les détails sont hideux, on arborait le drapeau rouge sur la colonne de Juillet, et des rassemblements tumultueux se formaient tous les jours' à la place de la Bastille. Pour maintenir l'ordre, le gouvernement ne disposait que de 12.000 soldats indisciplinés, dont un grand nombre étaient prêts à livrer leurs armes. Quant à la garde nationale, la plus grande partie composait l'armée de la Révolution, et nous avons déjà dit que, grâce à M. Jules Favre, elle avait conservé ses armes. Les préliminaires de Versailles ne constituaient pas la paix définitive ; ils posaient simplement les bases sur lesquelles on devait rédiger le traité, ou, comme disent les diplomates, l'instrument de la paix. Bruxelles fut choisi pour être le siège des négociations auxquelles allaient prendre part, pour la France, le baron Baude, ministre de France en Belgique, et M. de Goulard, membre de l'Assemblée nationale, assistés de M. de Clercq et du général Doutrelaine, et pour la Prusse, le baron de Balan, ministre de Prusse en Belgique, et le comte d'Arnim, assistés des délégués de ta Bavière, du Wurtemberg et de Bade. Les conférences de Bruxelles ne s'ouvrirent qu'à la fin de mars, au moment où l'insurrection criminelle de Paris mettait l'existence mime de la France en question. IV. — LE PACTE DE BORDEAUX. La France est depuis plus d'un demi-siècle divisée en partis hostiles : les légitimistes, qui ont gouverné de 1814 à 1830 ; les orléanistes, qui ont eu le pouvoir de 1830 à 1848 ; les bonapartistes, qui ont été les maîtres de 1852 à 1870 ; les républicains, qui se sont imposés à la France en 1848 et en 1870 ; les communistes, qui ont essayé d'établir leur brutale domination en juin 1848 et en mars 1871. Nul accord ne paraissant possible entre les partis, M. Thiers, le 10 mars, fit à l'Assemblée un discours célèbre, dont les conclusions, adoptées par la majorité, portent le nom de pacte de Bordeaux. Ce pacte établissait une sorte de gouvernement provisoire, pendant lequel on conserverait la république de fait que l'Assemblée avait trouvée établie au moment de sa réunion. M. Thiers invitait l'Assemblée à renoncer provisoirement à son pouvoir constituant, pour ne pas se diviser, et à se contenter de réorganiser le pays, triche qui devait réunir tous les partis dans un même effort. En même temps. le chef du pouvoir exécutif s'engageait à ne préparer, à l'insu de la Chambre, aucune solution pour la forme du gouvernement et à respecter scrupuleusement ce qui existait. L'Assemblée voulait quitter Bordeaux et se rapprocher de Paris ; quelques-uns affirmaient qu'elle pouvait même s'établir à Paris, où nul danger ne la menaçait, disait-on. L'Assemblée décida heureusement qu'elle irait à Versailles, et bien lui en prit car, si elle eût eu confiance dans les assurances qu'on cherchait à lui donner, elle était détruite le 18 mars. V. — LA COMMUNE. Le parti révolutionnaire et l'Internationale étaient arrivés au moment qu'ils attendaient depuis longtemps pour s'emparer du pouvoir. Ils s'étaient organisés militairement pendant le siège et disposaient d'une armée de 150.000 hommes, pourvus d'armes, de munitions et de canons, que M. J. Favre leur avait religieusement conservés. Depuis l'armistice, tous les bandits étrangers venus en France avec Garibaldi étaient entrés dans Paris, où ils venaient combattre pour la République universelle, démocratique et sociale, et faire la guerre aux despotes. La paix était signée et la Révolution n'avait rien à craindre du côté des Prussiens, qui occupaient encore les forts de la rive droite. La population de Paris, ahurie par le siège, affolée par sa défaite, qu'elle attribuait à la trahison, était favorable presque tout entière à l'insurrection, et, en trouvant quelques prétextes à jeter en pâture à sa crédulité ordinaire, on pouvait facilement l'entraîner ; la loi sur les loyers et les échéances, le dépit de ne pas avoir un conseil municipal et le refus de l'Assemblée de venir à Paris furent les prétextes qu'on trouva. L'armée de Paris était prête à fraterniser avec l'insurrection. Le gouvernement était à Bordeaux ; et l'autorité, chargée d'administrer la capitale, pleine d'aveuglement et de faiblesse, ne disposait que de forces empiétement insuffisantes pour maintenir l'ordre. L'occasion était bonne, unique peut-être, pour se soulever : il fallait donc en profiter hardiment, quoique l'ennemi occupât encore seize départements et la moitié des forts de Paris. Les misérables qui dirigeaient le mouvement n'hésitèrent pas à se révolter et à commencer la guerre civile, sous les yeux et à la grande satisfaction des Prussiens. Dès le 4 mars, il avait fallu envoyer, avec la permission de M. de Bismarck[8], 30.000 hommes au secours de la division qui occupait Paris : au moment où l'insurrection allait éclater, le gouvernement disposait donc d'environ 40.000 hommes, mais les nouveaux venus avaient été aussitôt embauchés. La guerre sociale qui se prépare est dirigée par les chefs du parti blanquiste et du parti jacobin, et par le Comité central, composé d'ouvriers appartenant à l'Internationale. Ce sont eux qui ont organisé , l'armée révolutionnaire, renforcée par plusieurs milliers de garibaldiens accourus à Paris ; ce sont eux qui ont fait nommer les officiers et désigné les généraux ; ce sont eux qui ont donné l'ordre d'enlever les canons et de les mettre en batterie à Montmartre, à Belleville et aux Buttes-Chaumont ; ce sont eux qui ont fait arborer le drapeau rouge et qui ordonnent de crier : Vive la République universelle ! ce sont eux qui embauchent les soldats et les mobiles, en les faisant boire et en exploitant l'idée de trahison des généraux et des gouvernants ; ce sont eux enfin qui défendent à leurs hommes d'attaquer, leur recommandant au contraire de crier : Vive la ligne ! de fraterniser avec elle, mais do l'envelopper dans le flot populaire et de la désarmer. Quant à la garde 'nationale dévouée à l'ordre, elle est sans énergie et sans lien ; elle est désorganisée par le départ d'un grand nombre de chefs de bataillons, d'officiers et d'hommes d'ordre, qui ont quitté Paris[9] ; elle est hostile à l'Assemblée, à laquelle elle reproche sa résolution de ne pas venir à Paris et les lois qu'elle a votées sur les loyers et les échéances ; elle croit être républicaine et craint les aspirations monarchiques de l'Assemblée ; elle est fatiguée, dégoûtée, ne répondra pas au rappel et laissera faire encore une fois une révolution dirigée contre elle. Mais, la révolution accomplie, à l'aide de son indifférence ou de sa complicité, ses nouveaux maîtres lui diront que le règne de la bourgeoisie est fini, que le prolétariat commence et que le capital et l'exploitation du travailleur ont pris fin. Encore une fois, la bourgeoisie parisienne, tout occupée de ses intérêts matériels, sera victime de son incurable légèreté, de son ignorance et de son manque absolu de principes et de croyances. Après quinze jours d'agitation, de manifestations et d'émeutes à la Bastille, il fallait en finir ; mais le Comité se gardait bien d'attaquer. Le gouvernement voulut reprendre les canons de Montmartre, de Belleville et des Buttes-Chaumont : l'armée, le 18 mars, s'empara des canons ; mais il fallait les emmener, ce qui demanda du temps, les attelages et les avant-trains n'étant pas venus avec la troupe. Les révolutionnaires, surpris d'abord, se ravisèrent et se décidèrent à agir. Suivant le mot d'ordre[10], la foule s'amoncela, enveloppa et cerna quelques régiments pratiqués depuis longtemps. Les soldats du 88e régiment de marche, du 120e de ligne et d'un bataillon de chasseurs rendirent leurs armes et passèrent en grande partie dans les rangs des insurgés. Il était arrivé ce qui arrivera toujours quand on voudra réduire une insurrection qui commence, en mettant en contact la troupe et les masses populaires désarmées : la première est toujours désorganisée, et, noyée dans la foule, fraternise, met la crosse en l'air ou rend ses armes. Il fallut se replier de Belleville et de Montmartre pour sauver le reste des troupes engagées. D'ailleurs la garde nationale honnête ne bougeait pas. Le Comité était vainqueur, couvrait les hauts quartiers de Paris de barricades et de canons, s'emparait de l'Hôtel-de-Ville et des mairies, et faisait fusiller les généraux Lecomte et Clément Thomas, faits prisonniers, le premier pour avoir donné l'ordre de tirer sur le peuple, le second pour le punir des ordres du jour qu'il avait lancés pendant le siège contre la lâcheté de certains bataillons. M. Thiers prit la seule résolution qui pouvait sauver l'armée, l'Assemblée et la France : il livra Paris à la Révolution et conduisit l'armée à Versailles, pour la soustraire à la dissolution complète dont elle était menacée, si on continuait, dans l'état de démoralisation où elle se trouvait, à l'opposer aux bataillons du Comité central et à la laisser soumise à l'influence pernicieuse de la population de Paris. Il fit ce qu'avait fait le général Cavaignac en juin 1848, et ce que feront tous ceux qui voudront vaincre dans une guerre de rues : il laissa l'insurrection démasquer ses plans, prendre l'offensive, et l'attaqua ensuite pour l'écraser, en opposant alors le soldat, non plus à des foules en apparence inoffensives ou amies, mais à des bandes armées et révoltées, contre lesquelles il n'hésite pas à combattre. L'armée qui arriva à Versailles ne pouvait en effet être employée à réprimer une insurrection aussi formidable. On se souviendra de son pitoyable état moral et matériel, de son indiscipline absolue, de sa tenue débraillée, de son goût pour l'ivrognerie, de son manque de respect pour ses chefs et des propos étranges que tenaient les soldats. En quelques jours, elle changea complètement. Le milieu de Versailles n'était plus celui de Paris : à Versailles, si un soldat se vantait publiquement d'avoir levé la crosse en l'air, il était hautement blâmé et conspué par les habitants indignés de sa lâcheté ; la troupe trouvait chez tout le monde une profonde aversion pour les révolutionnaires de Paris. A ce contact sain d'idées justes et françaises, l'esprit du soldat se transforma et rejeta les ignobles doctrines dont on l'avait abreuvé à Paris. Les plus mauvais sujets furent envoyés aux compagnies de discipline en Algérie et hués sur leur passage quand ils traversèrent la ville ; le 88e et le 120e furent licenciés ; la discipline fut rétablie promptement. Puis on fit venir quatre régiments de fusiliers marins et d'infanterie de marine ; les armées de la Loire et du Nord envoyèrent de nombreux régiments ; les prisonniers, revenus d'Allemagne donnèrent aussi d'excellents soldats ; on disposait déjà de la garde républicaine, d'un régiment de gendarmes et de plusieurs bataillons de gardiens de la paix, qui sauvèrent la France par leur courage dans les premiers combats contre les communards[11]. De tous ces éléments on composa l'armée de Versailles, qui fut placée d'abord sous les ordres du général Vinoy, puis sous le commandement du maréchal Mac-Mahon[12]. Dès le premier avril on était en mesure de tenir tête à la Commune, dont le général Vinoy repoussa les bataillons à Courbevoie. Ces quinze jours perdus par le Comité central à organiser la Commune, à faire des élections, à négocier avec Versailles et à essayer de mettre d'accord les prétentions des meneurs, ces quinze jours lui avaient été funestes : le gouvernement avait eu le temps de former son armée, et désormais il était sûr d'écraser l'insurrection. Le 2 avril, les fédérés ou communards marchèrent sur Versailles et furent repoussés avec perte. Les gendarmes du colonel Grémelin se signalèrent par leur bravoure et donnèrent un bel exemple à l'armée. Après cette victoire, il fallut faire le siège de Paris[13] et des forts de la rive gauche, qu'on avait évacués le 18 en même temps que Paris[14]. Ce siège dura jusqu'au 21 mai et exigea une armée de cent mille hommes. Après une lutte acharnée, les forts étaient repris, la brèche était à peu près praticable au rempart, et l'assaut allait être prochainement donné, lorsque le 21, un courageux citoyen, M. Ducatel, avertit les troupes qu'elles pouvaient entrer dans Paris ; il se mit à leur tête, et, aussitôt le capitaine de frégate, M. Trèves, pénétra dans la ville. Le maréchal ne put cependant se rendre maître de Paris qu'après une bataille qui dura une semaine, et dans les derniers jours de laquelle les insurgés mirent le feu à Paris et brulèrent nos plus beaux monuments. L'ordre social était encore une fois vainqueur de l'anarchie et de la barbarie. Je n'ai pas à raconter ici l'histoire de la Commune et de l'Internationale ; je veux seulement dire que ce fut une révolte de la populace et d'une partie de la petite bourgeoisie de Paris contre toutes les bases sur lesquelles reposent les sociétés modernes : contre la religion ; contre la patrie, qui est remplacée par la république universelle, démocratique et sociale ; contre l'unité française, qui est détruite ; contre la famille et le mariage, qui sont supprimés ; contre la propriété, qui est universalisée, c'est-à-dire confisquée au profit de l'État. Le socialisme, vaincu en juin 1848, essayait de reprendre sa revanche avec l'organisation puissante que lui donnait l'Internationale et avec l'aide du parti jacobin. Tant que dura la Commune, elle gouverna par la terreur : on fusilla les généraux Lecomte et Clément Thomas, les gardes nationaux qui firent la manifestation du 22 mars à la place Vendôme et ceux qui refusèrent de combattre pour la Commune ; on massacra des gendarmes et des gardiens de la paix ; on fusilla des dominicains, des jésuites, des prêtres, l'archevêque de Paris, le président Bonjean. Les journaux furent supprimés et remplacés par des feuilles immondes. Le vol, le pillage, l'ivrognerie, l'athéisme, le matérialisme le plus grossier et l'immoralité la plus cynique se donnèrent libre carrière. C'était tin retour pur et simple à la barbarie. Plus odieuse encore que la Commune jacobine de 1793, qui avait au moins du patriotisme, la Commune socialiste de 1871 n'a plus l'idée de la patrie ; elle renverse la colonne d'Austerlitz devant les Prussiens, qui, maîtres de Paris, n'auraient pas osé accomplir cet acte de vandalisme. Pendant que Paris s'insurgeait, la Commune était proclamée, vers la fin de mars, à Lyon[15], à Marseille, à Saint-Étienne, au Creuzot, à Toulouse, à Narbonne, à Perpignan, à Limoges ; partout elle présenta les mêmes caractères qu'à Paris : vol, pillage, assassinats ; partout aussi elle fut énergiquement réprimée. VI. — LA PAIX DE FRANCFORT. L'insurrection parisienne coûta cher à la France. Nous avons déjà dit qu'elle venait de commencer lorsque les négociations s'ouvraient à Bruxelles pour rédiger le traité de paix définitif[16] ; elles se continuèrent pendant le mois d'avril. Mais la lutte contre la Commune força le gouvernement à lui opposer une armée qui dépassait le nombre de troupes que l'article 3 des préliminaires lui permettait d'avoir à Paris ; il fallut obtenir l'autorisation de porter ce nombre à cent mille hommes et hâter le rapatriement des soldats prisonniers en Allemagne. M. de Bismarck ne manqua pas l'occasion d'exploiter, au profit de la Prusse, la situation déplorable que la Commune faisait à la France et d'aggraver encore, dans leur exécution, les clauses déjà si dures des préliminaires de Versailles. Irrité de la lenteur des négociations et des débats, qui souvent nous étaient favorables, parce que nous nous placions sur le terrain strict du droit des gens et de l'équité, M. de Bismarck proposa de transporter le siège des négociations à Francfort et de débattre les conditions de la paix personnellement avec le chef du pouvoir :exécutif ou avec le ministre des affaires étrangères de la République française. La proposition fut acceptée, et, dans les premiers jours de mai, M. Jules Favre et M. Pouyer-Quertier, assistés de MM. de Goulard et de Clercq, se réunirent à Francfort à MM. de Bismarck et d'Arnim, pour continuer la discussion du traité définitif. M. de Bismarck, à ce moment, fit connaître l'intention formelle de son gouvernement d'intervenir contre les insurgés, soit par une action commune', soit directement, pour sauvegarder les intérêts de l'Allemagne et assurer l'exécution des préliminaires de Versailles. Il fallait à tout prix empêcher cette intervention humiliante, qui aurait rendu les Prussiens maîtres de la France, en leur permettant de se poser comme médiateurs entre le gouvernement et les rebelles, et comme les défenseurs de l'ordre public, que le pouvoir légal était impuissant à rétablir. Il fallut, pour éviter ce danger et cette honte, aggraver les stipulations des préliminaires relatives à l'occupation de notre territoire et permettre aux Prussiens d'y demeurer plus longtemps. En échange, nous obtenions un accroissement de territoire du côté de Béfort, l'augmentation de l'effectif de notre armée et la prompte libération d'une partie de nos prisonniers de guerre. Le traité fut signé à Francfort le 10 mai 1871. La limite déterminée par les préliminaires de Versailles était modifiée : la France obtenait autour de Béfort un territoire assez étendu, de sorte qu'il nous reste encore du département du Haut-Rhin 60.826 hectares et 57.000 habitants, dont on a formé l'arrondissement provisoire de Béfort. En échange, on donnait à l'Allemagne 10.000 hectares et 7.000 habitants enlevés à la partie qui nous restait du département de la Moselle. Ce territoire est riche en mines de fer, et il était douloureux de transformer en Allemands sept mille citoyens français ; mais l'importance militaire du territoire acquis autour de Béfort l'emporta sur toute autre considération. — Le payement de l'indemnité fut ainsi réglé : un premier demi-milliard, un mois après le rétablissement de l'autorité du gouvernement dans Paris ; un milliard, dans le courant de 1871 ; un demi-milliard, au 1er mai 1872 ; les trois derniers milliards, au 2 mars 1874, avec intérêts à 5 p. 100 exigibles à partir du 2 mars 1871, soit pour les trois ans, une somme de 450 millions.—Après le payement du premier demi-milliard et la ratification du traité de paix définitif, les départements de la Somme, de la Seine-Inférieure et de l'Eure devaient être évacués ; l'Oise, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, la Seine et les forts de Paris sur la rive droite ne devaient nous être rendus que lorsque le gouvernement allemand jugerait le rétablissement de l'ordre, tant en France qu'à Paris, suffisant pour assurer l'exécution des engagements contractés par la France ; dans tous les cas, cette évacuation aurait lieu lors du payement du troisième demi-milliard[17]. On payait à ce prix la faculté de dépasser les quarante mille hommes auxquels les préliminaires avaient limité la garnison de Paris, la liberté de réunir 80.000 hommes jugés nécessaires pour dompter les rebelles, et le droit de faire nous-mêmes et nous seuls, chez nous, la police. Les stipulations des préliminaires relativement à l'occupation des territoires français après le payement des deux premiers milliards étaient maintenues. — Les troupes allemandes d'occupation devaient être entretenues par le gouvernement français, et au cas où il serait en retard dans l'exécution de ses engagements, lesdites troupes avaient le droit de faire les réquisitions en nature et en argent dans les départements occupés, et même en dehors de ceux-ci, si leurs ressources n'étaient pas suffisantes[18] ; or, à ce moment, plus de 500.000 Allemands occupaient encore la France. — L'armée de Paris et de Versailles ne pourrait pas dépasser 80.000 hommes, jusqu'à l'époque où les Allemands auraient évacué les forts de Paris. Le traité réglait ensuite les questions relatives aux habitants des territoires cédés qui voudraient conserver la nationalité française[19] ; — à la navigation de la Moselle, du canal de la Marne au Rhin et du canal du Rhône au Rhin ; — à la nouvelle délimitation des circonscriptions diocésaines ; — aux communautés des églises protestantes, aux relations commerciales entre les deux pays, qui prendront pour base de leurs relations commerciales le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée ; — aux Allemands expulsés de France, qui doivent y conserver la jouissance de leurs biens.—Les Allemands qui obtiendront l'autorisation exigée par les lois françaises pour résider en France, pourront y établir leur domicile. — Le gouvernement allemand payera à la France 325 millions[20] pour les parties du réseau des chemins de fer de l'Est situés dans les territoires cédés, et cette somme sera défalquée de l'indemnité de guerre due par la France, le gouvernement français de son côté s'engageant à indemniser la compagnie de l'Est. — Le rapatriement des prisonniers interrompu par la révolte de Paris, contrairement aux préliminaires, devait recommencer et ne plus être arrêté. Le traité de Francfort avait laissé un grand nombre de détails secondaires à résoudre, et il avait été décidé qu'ils seraient l'objet de négociations ultérieures, qui, en effet, furent reprises à Francfort, dès les premiers jours de juin, entre MM. de Goulard, de Clercq, d'Arnim, Weber et le comte d'Uexküll, et dont nous donnerons plus loin les résultats. Pendant ce temps (27 juin), le gouvernement faisait un emprunt de deux milliards et obtenait un grand succès. Les capitaux français et étrangers offraient quatre milliards et demi. Paris souscrivait pour deux milliards et demi, les départements pour un milliard, l'étranger pour un milliard[21]. La France, qui donnait trois milliards, manifestait ainsi sa confiance en elle-même ; l'épargne et le capital étaient venus s'offrir avec empressement au gouvernement pour lui fournir le moyen de délivrer les départements occupés. Ce succès, qui attestait les ressources et le crédit de la France, irrita la presse et l'opinion publique allemandes à ce point, qu'on reprocha durement à M. de Bismarck de n'avoir pas poussé plus loin son système d'épuisement de la France ; il fut obligé de justifier au Parlement sa modération. Pour lui, il était évidemment satisfait du succès de l'emprunt, qui lui assurait le payement de l'indemnité, et même dans un délai plus rapproché. Un intérêt majeur engagea bientôt M. de Bismarck à nous faire des ouvertures. L'industrie cotonnière de l'Allemagne, peu développée et surtout peu perfectionnée, avait à supporter dorénavant la concurrence écrasante de l'industrie alsacienne, et principalement celle des cotonnades de Mulhouse ; ses craintes étaient aussi grandes que fondées. Pour sauvegarder les intérêts industriels de l'Allemagne et ceux de l'Alsace, qui allait perdre sa clientèle française, le traité de Francfort avait bien stipulé quelques avantages douaniers pour l'importation des produits manufacturés de l'Alsace en France, mais ces avantages devaient finir au 1er septembre 1871. M. de Bismarck offrait d'évacuer six départements et de réduire de 80.000 hommes à 50.000 le nombre des troupes d'occupation, si le gouvernement français consentait à prolonger la durée du régime de faveur accordé aux manufactures de l'Alsace pour l'importation de leurs produits en France avec réduction des droits de douane. Le gouvernement français, dirigé par la patriotique pensée d'obtenir le plus tôt possible la libération du territoire et la cessation de l'occupation étrangère, accepta cette proposition et envoya à Berlin M. Pouyer-Quertier, qui signa, le 12 octobre 1871 , trois nouvelles conventions. Par la première, le gouvernement allemand s'engageait à évacuer dans les quinze jours qui suivraient sa ratification les six départements de l'Aisne, de l'Aube, de la Côte-d'Or, de la Haute-Saône, du Doubs et du Jura, et à réduire l'armée d'occupation de 80.000 à 50.000 hommes ; ce qui constituait une économie notable pour la France, obligée de pourvoir à l'entretien des soldats allemands, à raison d'un franc cinquante centime., par jour et par homme. De son côté, le gouvernement français s'obligeait à payer, du 15 janvier au 1er mai 1872, par fraction de 80 et 90 millions, tous les quinze jours, la somme de 650 millions, formant le quatrième demi-milliard de l'indemnité et la première annuité des intérêts des trois derniers milliards. Le mode de payement, fort difficile à trouver pour éviter une crise monétaire, fut fixé à la satisfaction de la France, qui y gagna une somme de 10 millions. — La seconde convention du 12 octobre était relative à l'entrée en France des produits manufacturés de l'Alsace : elle stipulait que ces produits entreraient sans payer de droits de douane jusqu'au 31 décembre 1871, en payant le quart des droits jusqu'au 30 juin 1872 et la moitié des droits jusqu'au 31 décembre 1872. — La troisième convention rectifiait la limite à notre avantage : l'Allemagne nous rendait les communes de Raon-les-Eaux, de Raon-sur-Plaine, d'Igney et une partie de celle d'Avricourt, avec mille habitants. On a remarqué avec raison, dans ces nouvelles négociations, l'attitude de notre ambassadeur, les honneurs qu'on lui a rendus, la politesse même du vainqueur, qui a renoncé à ses allures de reître. Le vaincu négocie, discute et parvient à surmonter quelques obstacles. MM. Thiers et Pouyer-Quertier ont le droit de dire qu'ils ont commencé à remettre la France, quoique vaincue, à la place qu'elle doit occuper dans l'estime des gouvernements européens. Une nouvelle convention additionnelle au traité de Francfort a encore été signée le 11 décembre 1871 : elle est relative au droit d'option entre la nationalité française ou allemande, aux pensions, à diverses questions judiciaires, aux prisonniers et aux aliénés, aux hypothèques, aux évêques dont les diocèses sont partie en France et partie en Allemagne , aux brevets d'invention , à la caisse des dépôts et consignations, à l'exploitation des biens-fonds et des forêts limitrophes de la frontière, à divers chemins, routes, canaux et chemins de fer, aux mines, au curage et entretien des cours d'eau, aux soldats ayant opté pour la nationalité allemande et servant à cette époque clans l'armée française, aux caisses de retraite, de prévoyance et de secours, aux offices ministériels, à la liquidation des succursales de la Banque de France dans les territoires cédés. Après les intérêts des deux États réglés dans les actes antérieurs, celui-ci, comme on le voit, traitait des nombreux intérêts des habitants devenus allemands. Le 29 juin 1872, une nouvelle convention fut signée à Versailles pour statuer définitivement sur le payement des trois derniers milliards et l'évacuation du territoire. Un demi-milliard devait être payé deux mois après la ratification de la convention, et deux départements, la Marne et la Haute-Marne, seraient aussitôt évacués. L'échéance des deux autres milliards et demi restait fixée, par les traités antérieurs, au 2 mars 1874. Mais il était toujours possible que des circonstances financières imprévues rendissent difficile l'acquittement d'une somme de 2 milliards et demi ; et une pareille somme ne peut être versée tout entière à jour fixe et en bloc, sans occasionner un déplacement de capital qui risque de troubler l'équilibre commercial et la circulation monétaire du monde entier. La convention du 29 juin divisait donc les payements en trois termes : un demi-milliard au 1er juillet 1873, un milliard au 1er mars 1874, et l'échéance du dernier milliard était sagement reculée jusqu'au 1er mars 1875. C'était une facilité de plus, dont il fallait espérer que nous n'aurions pas besoin. Après le second milliard acquitté, les départements des Ardennes et des Vosges devaient être évacués ; les départements de la Meuse, de Meurthe-et-Moselle, et l'arrondissement de Béfort seraient évacués après le payement du troisième milliard. Les Prussiens auraient toujours 50.000 hommes dans les quatre ou dans les deux derniers départements, occupés, charge pénible et désagréable pour ces contrées ; mais la France restait maîtresse de devancer l'époque des payements, et conséquemment d'obtenir la libération anticipée des territoires occupés. De plus, il était admis, pour le troisième milliard, que nous pourrions substituer une garantie financière acceptée par la Prusse à la garantie territoriale : il était donc possible de libérer par ce moyen les départements de la Meuse et de Meurthe-et-Moselle, et l'arrondissement de Béfort, et d'obtenir ainsi l'évacuation totale du territoire français au commencement de 1874, en évitant une crise financière ou monétaire[22]. Un nouvel emprunt, cette fois de 3 milliards et demi, fut ouvert les 28 et 29 juillet 1872. Quarante-quatre milliards furent souscrits par la France et l'Europe, et ont attesté d'une façon éclatante la puissance du crédit de la France[23]. Enfin, le 15 mars 1873, un traité pour l'évacuation du territoire français a été signé. Il constate qu'à cette époque 3 milliards et demi, et les intérêts, ont été payés à la Prusse. Il stipule que les 1500 millions restant à solder seront payés ainsi qu'il suit : 500 millions du 15 mars au 10 mai 1873[24] ; — le milliard échéant au 1er mars 1875 sera payé en quatre termes, chacun de 250 millions, les 5 juin, 5 juillet, 5 août et 5 septembre ; — le 5 septembre, la France payera les intérêts échus à partir du 2 mars 1873. En échange de, cette anticipation, la Prusse évacuera le 5 juillet l'arrondissement de Béfort et son chef-lieu, et les départements des Ardennes, des Vosges, de Meurthe-et-Moselle et de la Meuse. Elle continuera à occuper jusqu'au 5 septembre, comme dernière garantie, Verdun, Conflans et Étain. VII. — LE PAIEMENT DE L'INDEMNITÉ. Il faut indiquer maintenant comment on s'y est pris pour payer les cinq milliards, opération plus difficile encore que l'emprunt, et que le gouvernement de M. Thiers mena avec une habileté prodigieuse et qui mérite une complète admiration. M. Léon Say a présenté, en 1874, à l'Assemblée nationale un important rapport sur le paiement de l'indemnité de guerre[25], auquel nous empruntons la presque totalité de ce chapitre. Un de ces lourds savants germaniques, que l'on admirait si sottement chez nous, dans certaines régions érudites, a dit carrément que la somme exigée de la France n'était pas une simple indemnité de guerre, mais une pénalité de guerre, ce qu'il appelle dans son langage sauvage Kriegsstrafe, et il affirme que la fixation de cette Kriegsstrafe devait être d'un chiffre très-élevé, parce qu'il fallait punir la France d'avoir fait la guerre et lui infliger un ineffaçable souvenir. On devait aux Allemands : 5.000.000.000 en principal, 301.145.078 en intérêts, 14.613.775 pour les frais, 5.315.758.853 francs. Plus : 251.308.424 pour les contributions de guerre imposées à Paris et autres ville, soit : 5.567.067.277 francs. Pour se procurer cette somme énorme on fit trois emprunts : le premier, en 1871, de 1.530.000.000 de francs à la Banque de France[26] ; — le second, aussi en 1811, par émission de rentes, de 2.225.994.045 francs ; — le troisième, en 1872, aussi par émission de rentes, de 3.498.744.639 francs[27]. Les ressources réalisées, il fallait faire passer cette somme colossale de 5 milliards et demi de France en Allemagne. Elle a été payée par : 325.000.000 provenant du chemin de fer de l'Est, que l'Allemagne payait au gouvernement français, celui-ci devant rembourser cette somme à la Compagnie, 125.000.000 en billets de Banque de France, 273.003.058 en or français, 239.291.875 en argent français, le reste en billets de banque et en monnaies allemandes, hollandaises, belges et anglaises. Comme on le voit, le numéraire français sorti ne s'éleva donc qu'à la somme de 512.294.933 francs. C'était un grand résultat obtenu. Pour y arriver, on acheta pour 4.248.326.374 francs de lettres de change aux grandes maisons de banque de Paris, de Londres, Amsterdam, Bruxelles, Hambourg, Francfort, qui, au nombre de 55, ont pris part à l'opération. Le trésor français rassembla un portefeuille de plus de 120.000 effets de 1.000 à 5 millions de francs, d'une valeur de 4 milliards 248 millions de francs, qu'on a remis à l'Allemagne, qui touchait les fonds. Cette prodigieuse opération, sans précédent, a été exécutée avec une merveilleuse habileté, sous la haute direction de M. Thiers, par les agents du Trésor transformés tout à coup en banquiers, cambistes, acheteurs et vendeurs de métaux précieux. Le nom de M. Dutilleul, l'un des chefs de la Trésorerie, doit être tout particulièrement cité. Dans cet immense travail , l'administration des Finances s'est montrée à la hauteur de sa tâche, et a mérité les éloges qui lui ont été donnés. On a pu ainsi transmettre sans crise un capital de 5 milliards et demi de francs en Allemagne, en n'employant à l'opération que 637.294.933 francs de numéraire français, en billets de banque, en or et en argent. Il est bon de rappeler ici que la France a pu payer 5 milliards et demi sans être ruinée, parce que la richesse d'un pays n'est pas constituée par le numéraire seul, mais par le travail et l'épargne. C'est en effet avec le travail et l'épargne que la France, après le paiement de l'indemnité, a reconstitué sa situation antérieure, modifiée seulement par l'augmentation de sa dette et de son budget. En effet, l'Allemagne payée, reste la dette et l'obligation de payer les intérêts aux porteurs de titres de l'emprunt ou de la dette publique. Or, en 1869, les intérêts de la dette consolidée étaient de 397 millions, et ils sont aujourd'hui de 746 millions. Voilà un des résultats du second empire. Une des causes qui ont le plus facilité le paiement de l'indemnité sans faire toucher aux instruments productifs du travail de la France, a été la réalisation des placements étrangers, en d'autres termes la vente des valeurs étrangères que possédait la France. Une autre cause a été l'extrême solidité de la Banque de France, qui lui a permis de porter ses billets à 3 milliards[28] dont 2 milliards de coupures de 100 francs et au-dessous, et que, même avec le cours forcé, ses billets faisaient prime. Ajoutons encore, l'énorme développement que prit le travail après la guerre, nos exportations favorisées par les bonnes récoltes des années qui suivirent la guerre, enfin la sagesse d'avoir conservé les monnaies d'or et celles d'argent. Avec la seule monnaie d'or, comme monnaie libératoire, il eût été ou impossible ou bien difficile de venir à bout du paiement. Il n'est pas moins curieux de savoir ce que notre argent est devenu une fois arrivé en Allemagne. Il va sans dire que les gouvernements seuls se sont partagé la proie. Les populations qui se figuraient niaisement tirer un profit quelconque des milliards français n'ont pas même eu la satisfaction d'une diminution dans les impôts. La plus grande partie de la somme a été employée à payer des dépenses de guerre faites ou à faire. 760.000.000 pour le fonds des invalides, 670.000.000 pour les dépenses militaires, 270.000.000 pour les forteresses, 231.000.000 pour les chemins de fer, 150.000.000 pour le trésor impérial de guerre, 116.000.000 pour la marine, 166.000.000 pour indemnités, 30.000.000 pour la construction du palais du Reichstag. L'or que l'Allemagne a reçu a été employé à fabriquer la nouvelle monnaie de l'Empire frappée en pièces de 10 et 20 marcs[29]. Tous les Allemands s'étaient imaginé qu'ils allaient tous profiter de la rançon de la France. Ce fut un cri de joie, un affolement général à la nouvelle de l'arrivée des milliards. Le vieux sang germain se crut encore au temps d'Arioviste. Une fièvre de spéculation éclata spontanément partout, sur les valeurs de bourse, sur les terrains, sur les maisons, sur les mines. On créa des usines, des brasseries, 42 banques, 164 sociétés industrielles. Une hausse insensée se fit sur toutes choses, denrées, loyers. Mais, l'accès passé, une crise plus violente éclata à son tour : des faillites, des sinistres vinrent bientôt arrêter l'industrie et le commerce, et engendrer une misère effroyable que la hausse des denrées et des loyers augmentait encore, et qui à son touronnap au socialisme un développement inattendu. En 1878, M. de Benningsen disait au parlement allemand, pendant la discussion de la loi contre le socialisme : Les Allemands ont eu la gloire de revenir vainqueurs de cette guerre, de terrasser l'Empereur des Français et son armée, d'arracher à la France tous les pays allemands. Mais l'Allemagne doit éprouver un sentiment d'humiliation en songeant à l'effet nuisible et pour ainsi dire destructeur que cette guerre a produit sur notre situation économique. Il est vrai que jamais un capital aussi colossal n'avait passé d'un pays dans un autre. C'est le bouleversement produit par ce déplacement de capital qui a créé une situation favorable à l'agitation socialiste, qui n'aurait pas pris de telles propositions en Allemagne dans une autre circonstance. FIN DU SECOND VOLUME |
[1] Journal des Débats du 3 décembre 1871.
[2] Le 18 février, le chef d'état-major général de l'armée du prince royal, le général de Blumenthal, envoyait aux officiers chargés de faire rentrer les contributions de guerre imposées au département de Seine-et-Oise, une instruction par laquelle ces officiers étaient autorisés à employer tous les moyens de violence, excepté l'incendie des maisons et la fusillade, qui ne doivent pas avoir lieu pendant l'armistice. (Voir G. DESJARDINS, Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine-et-Oise, page 100).
[3] La guerre nous a coûté : 5 milliards payés à la Prusse et 400 millions d'intérêts, 300 ou 350 millions pour l'entretien des troupes d'occupation, 239 millions de contributions de guerre imposées aux départements et à Paris, 50 millions d'impôts perçus par les Prussiens, 327 millions représentant la valeur des réquisitions, 211 millions représentant l'estimation des dégâts et pertes, 264 millions représentant la valeur des titres et objets mobiliers enlevés sans réquisition ou volés, plus nos frais de guerre et les frais de la guerre contre la Commune. Le total dépasse 10 milliards.
[4] Calvados, Orne, Sarthe, Eure-et-Loir, Loiret, Loir-et-Cher, Indre-et-Loire, Yonne.
[5] Seine-Inférieure, Eure, Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Aube, Côte-d'Or.
[6] Deux conventions furent encore signées à Rouen, le 7 mars 1871, par M. Pouyer-Quertier et le général de Fabrice : elles avaient pour objet la remise à l'autorité française de l'administration des départements occupés par les troupes allemandes et le règlement de la question des impôts perçu ; par l'autorité allemande.
[7] Les 3.000 pièces de rempart qui défendaient l'enceinte de Paris, et 450 pièces de campagne attribuées à la garde nationale par la capitulation de Paris, restaient à la France ; les canons des forts et ceux de l'armée avaient seuls été livrés aux Prussiens. Les révolutionnaires s'emparèrent des 450 pièces de campagne.
[8] Cependant nous avions le droit d'avoir 40.000 hommes à. Paris ; mais ils n'y étaient pas, il fallait les y amener.
[9] On évalue à 60.000 le nombre des gens dévoués à l'ordre qui ont quitté Paris après l'armistice, livrant ainsi la ville à la populace.
[10] Ce fut dans une grande réunion des délégués de la garde nationale, tenue au Vauxhall le 24 février 1871, que le mouvement qui éclata le 18 mars fut décidé. — Ce fait a été établi dans le procès Gautier, jugé à Versailles le 30 août 1872 par le 5e conseil de guerre.
[11] En les applaudissant à la grande revue du roi de Perse, en 1873, la population de Paris leur a rendu un hommage mérité.
[12] Le maréchal avait sous ses ordres trois corps d'armée, commandés par les généraux Ladmirault, de Cissey et du Barail, et l'armée de réserve, commandée par le général Vinoy.
[13] Sans insister sur ce point, il est important de faire remarquer que les Prussiens n'avaient pas pu s'emparer de Paris par des moyens militaires, et que nous avons su l'enlever à la Commune en suivant les règles ordinaires de l'attaque des places.
[14] Heureusement le général Vinoy conserva le Mont-Valérien, malgré l'ordre imprudent qu'il avait reçu de M. Thiers de l'évacuer, et y mit un régiment dont il était sûr.
[15] Les communards de Lyon se soulevèrent le 22 mars, s'emparèrent de l'Hôtel-de-Ville et firent prisonniers le préfet, le maire et le commandant de la garde nationale ; mais le mouvement avorta, et, le 25, cette tentative de révolte était terminée. Le 30 avril, les communards se soulevèrent de nouveau à la Guillotière, et le général Crouzat, après un vif combat, les fit rentrer dans l'ordre. Mais, â Lyon comme à Paris, on ne sut ou on ne voulut pas profiter de la victoire.
[16] Voir, sur l'histoire de ces négociations, un excellent article du Journal des Débats du 23 décembre 1871, auquel nous avons fait beaucoup d'emprunts.
[17] Dans les conventions primitives, ces quatre départements et les forts devaient être évacués après le premier demi-milliard.
[18] A l'audition de cet article, l'Assemblée nationale ne put retenir ses exclamations.
[19] Ils devaient passer alors à l'état d'étrangers tolérés.
[20] M. de Bismarck ne voulait payer d'abord que po millions ; M. Pouyer-Quertier obtint enfin 325 millions.
[21] L'emprunt produisit 2.225.000.000 de francs.
[22] On m'assure que le principal agent de cette merveilleuse opération du payement de 5 milliards et demi, sans crise monétaire, est M. Dutilleul, un des chefs de service de la trésorerie au ministère des finances. Ce n'est que justice de rendre hommage à cette incomparable habileté.
[23] Souscription de Paris : 13.252.455.931 fr., des départements : 4.513.445.566 fr., de l'étranger : 26.050.195.054 fr., soit au total : 43.816.096.551francs.
Le gouvernement français a pris 3.498.741.639 francs, représentant 207.026.310 francs de rente 5 %.
[24] Ils devaient l'être au 1er mars 1874.
[25] N° 2704.
[26] Ces 1.500 millions ont été rendus à la Banque.
[27] Sur le premier emprunt, 1.561.000.000 de francs ont été affectés à l'indemnité ; sur le second, 3.002.000.000.
[28] 31 octobre 1873.
[29] Le marc vaut 1 fr. 25.