Dès la fin de septembre, la Délégation de Tours avait mis sur pied le 15e corps, qui allait former le noyau de la nouvelle armée de la Loire. Il avait été organisé par le général Lefort, que le général Trochu avait envoyé à Tours comme délégué du ministère de la Guerre. Les hommes avaient été fournis par les premières troupes que le général Palikao avait rassemblées sur la Loire, par les dépôts des régiments, par la mobile, par quelques régiments rappelés d'Afrique (turcos, régiment étranger), par les zouaves pontificaux commandés par M. de Charette, par les volontaires de Cathelineau, les francs-tireurs du comte Lipowski, les volontaires américains, les volontaires de Blidah, de la Gironde, etc. En vingt et un jours, le général Lefort avait réuni environ 100.000 hommes répartis en deux corps : le 15e, qui était organisé dès la fin de septembre, et le 16e, qui se formait à Blois, sous les ordres du général Pourcet, et qui ne fut prêt à entrer en campagne que dans la seconde moitié d'octobre. Le commandement du 15e corps fut donné au général de la Motterouge, et les hostilités s'engagèrent dès les premiers jours d'octobre. Le 5, le général Reyau, à la tête d'une partie du 15e corps[1], se porta à Toury et attaqua la 4e division de cavalerie allemande, qui couvrait la route d'Orléans à Paris ; après un engagement assez sérieux, l'ennemi fut obligé de se replier, et le général Reyau se porta sur Pithiviers. Mais il fut repoussé à son tour et forcé de revenir sur Orléans. En effet, aussitôt, que le prince royal de Prusse avait appris notre succès à Toury, il avait détaché de l'armée d'investissement de Paris 40.000 hommes, qu'il avait mis sous les ordres du général bavarois Von der Thann[2], et les avait opposés à l'armée d'Orléans. Le 10 octobre, Von der Thann attaqua les Français à Artenay, les repoussa, marcha sur Orléans et fut encore vainqueur, le 11, à Chevilly, Patay, Cercottes et Saran. Il perdit 1500 hommes dans ces divers combats, et ne put venir à bout de la résistance énergique de nos troupes que par le nombre considérable de son armée et par la puissance de son artillerie[3]. Le 11 octobre, il occupa Orléans, dont il avait bombardé et pillé un faubourg. Après la prise d'Orléans, l'état-major allemand rappela à Paris la 22e division d'infanterie et la 46 division de cavalerie ; elles revinrent par Chartres et Dreux, et avaient l'ordre de purger d'ennemis le pays qu'elles traverseraient. On sait ce que signifie, dans l'armée prussienne, un ordre de ce genre : il prescrit le meurtre, le pillage et l'incendie. Le général de Wittich, qui commandait ces deux divisions, arriva à Châteaudun le 18 octobre, s'empara de la ville et en brûla une partie[4]. Chartres fut ensuite occupé, le 21, sans coup férir. Wittich reçut alors l'ordre d'y rester et de surveiller les routes de Tours et du Mans. Vers la fin d'octobre, les Prussiens avaient deux corps d'observation à l'ouest de Paris : Von der Thann à Orléans, Wittich à Chartres, sans compter la 5e division de cavalerie, qui était à Dreux, à Evreux et à Mantes. Après sa défaite à Orléans, le général de la Motterouge fut destitué[5] et remplacé par le général d'Aurelle de Paladines, qui conduisit le 15e corps dans la Sologne et s'établit à Salbris. Homme énergique et habile administrateur, d'Aurelle compléta l'œuvre du général Lefort et acheva l'organisation de l'armée de la Loire. Nos généraux étant prisonniers ou bloqués dans Metz, on demanda à la marine ses officiers, et elle donna Jauréguiberry, Jaurès et Gougeard. Nos arsenaux étaient vides , on acheta fusils, canons et munitions à l'étranger, et on en fabriqua. La flotte donna ses intrépides canonniers. Jusqu'alors l'idée funeste, formulée par Napoléon Ier, que le sort de la France dépend de Paris, était regardée comme un axiome. Tout devait partir de Paris, croyait-on, et s'y décider. Paris bloqué, la France semblait condamnée à l'inaction. M. Gambetta eut le rare mérite[6] de rompre avec cette idée fausse, de rendre. à la province son vrai rôle, et de défendre la France avec la France, et non pas avec les seules forces de Paris[7]. Cette grande idée, par sa nouveauté même, trouva beaucoup d'opposants. Elle triompha cependant, grâce à l'énergie de M. Gambetta, et servit d'exemple à l'Assemblée nationale quand elle voulut se défendre ; quelques mois plus tard, contre Paris insurgé. M. Gambetta disait avec raison dans ses proclamations que les ressources de la France étaient immenses et qu'il fallait inaugurer la guerre nationale. Bientôt le pays ne fut plus qu'un grand camp militaire. Par une suite de décrets, qui tous furent suivis d'une exécution rapide, M. Gambetta créa l'armée auxiliaire (14 octobre) ; il appela sous les drapeaux tous les hommes de vingt et un à quarante ans (2 novembre) ; il donna l'ordre aux départements de fournir une batterie par 100.000 habitants (3 novembre) ; il créa les bataillons d'ouvriers (10 novembre) ; il mit à la disposition du ministère de la Guerre les ingénieurs de toute sorte, les agents-voyers, les architectes, le personnel des chemins de fer, les entrepreneurs de travaux publics (11 novembre) ; il créa onze grands camps retranchés, dans chacun desquels l'on réunit 60.000 hommes (25 novembre). Son plan était d'écraser l'ennemi sous la masse des combattants et sous le poids du matériel de guerre. Il voyait clairement, dit le capitaine Von der Goltz, qu'il serait plus difficile à l'Allemagne, pauvre comme elle était, qu'à la France, beaucoup plus riche, de continuer cette lutte pendant de longs mois encore. Loin de leur patrie, enfoncés dans le pays ennemi, qu'il espérait soulever, les vainqueurs se voyaient réduits à un petit nombre de chemins de fer, faciles à détruire, pour réparer leurs pertes, se pourvoir d'armes, de munitions et de vivres. Les cadres des troupes allemandes étaient très faibles ; les officiers manquaient, surtout dans l'infanterie. Gambetta avait parfaitement jugé la situation. Le 7 septembre 1871, M. Gambetta disait avec raison aux membres de la Commission d'enquête : Je suis convaincu que ces efforts, dans lesquels on réunissait les représentants de tous les partis, auraient à la longue et par leur durée atteint leur effet, et qu'à ce prix on eût sauvé ce qu'il importait de sauver avant tout, l'intégrité du territoire. Cette conviction ne m'est pas seulement personnelle : il y en a d'autres qui avouent, reconnaissent, écrivent toutes ces choses, ce sont les Allemands eux-mêmes. En prenant le recueil déjà nombreux des critiques, des études, des monographies des auteurs allemands, il sera facile de se convaincre que c'était la persévérance des efforts militaires qu'ils redoutaient le plus. Ils sentaient très-bien qu'ils étaient arrivés à la limite extrême au delà de laquelle l'épuisement commence. C'est pourquoi j'étais d'avis, et je le suis encore, que l'on eût dû persister. Cette conviction s'est formée en moi devant un pays qui, complètement surpris, complètement désarmé, a trouvé moyen, en quatre mois, de mettre sur pied une armée de 800.000 hommes. M. Gambetta croyait même que la chute de Paris ne devait pas terminer la guerre, la résistance de la province devant amener la délivrance Anale. Cette idée, qui, en 1871, paraissait absolument chimérique, est aujourd'hui admise par les meilleurs esprits, qui la regardent en même temps comme une des principales garanties de la durée de la paix actuelle. C'est encore M. Thiers, sans cesse dans le faux quand il s'agit de questions militaires ; qui a combattu le plus énergiquement l'idée de la résistance, et a jeté sur ceux qui soutenaient cette opinion les épithètes les plus violentes. On se souvient qu'il traitait M. Gambetta de fou furieux. Les levées d'hommes dont nous venons de parler permirent à M. Gambetta de créer 12 corps d'armée : les 15e, 16e, 17e, 18e, 19e, 20e, 21e, 22e, 23e, 24e, 25e et 26e, chacun comprenant trois divisions d'infanterie et une de cavalerie, le tout formant 600.000 hommes avec 1.400 canons, tous les régiments très-bien armés[8], équipés et habillés, quoique çà et là de coupables fournisseurs aient glissé de détestables chaussures. Les Allemands admirèrent les beaux caissons d'outils du Génie qui tombèrent entre leurs mains, et furent souvent étonnés du luxe qui régnait dans nos campements. Les approvisionnements étaient partout abondants. Tous les jours, le colonel de Loverdo[9] envoyait au moins 5.000 hommes armés et équipés aux armées ; tous les jours aussi le colonel Thoumas y envoyait 2 batteries prêtes à entrer en ligne. La Délégation avait encore créé le service des reconnaissances, — un atelier spécial pour produire les cartes nécessaires aux états-majors, — tout un nouveau service médical, — le corps du génie civil des armées, destiné à donner les auxiliaires nécessaires au génie militaire et surtout l'activité qui lui manque, et à modifier ses habitudes pour ne pas dire sa routine ; — elle transforma complètement les services de l'administration militaire, en adjoignant aux intendants en chef des employés supérieurs de nos grandes compagnies de chemins de fer. Si le rôle de M. Gambetta, comme organisateur, ne mérite que des éloges par la grandeur du but à atteindre, par l'énergie de l'exécution et par les résultats prodigieux obtenus, son action, quand il prit la direction des opérations de la guerre, devient sujette à la critique. Il crut possible de faire avec ses nouvelles levées, encore peu façonnées à l'obéissance passive et au sentiment du devoir jusqu'au sacrifice, ce qui demandait des troupes solides, c'est-à-dire de longues marches, des attaques rapides et décisives. Ne trouvant pas toujours les généraux qu'il aurait fallu avoir, et ayant des armées à sa disposition, il voulut, avec son délégué M. de Freycinet, diriger lui-même les opérations, et son cabinet devint bientôt une sorte de conseil aulique, sur le tapis vert duquel tout se réglait de loin et s'imposait aux armées. Il n'est que juste de dire cependant que M. Gambetta ne chercha jamais à s'immiscer dans les opérations des généraux Chanzy et Faidherbe, qui agissaient dans la mesure du possible et faisaient leur devoir. A la fin d'octobre, le général d'Aurelle était prêt à entrer en ligne avec une armée de 100.000 hommes, bien organisée, disciplinée et pourvue d'artillerie et de cavalerie dans la proportion réglementaire. Elle se composait de deux corps d'armée, le 15e et le 16e. Le 15e corps, fort de 70.000 hommes, avait été réorganisé à Salbris, au fond de la Sologne ; il était sous les ordres du général Martin des Pallières. Le 16e, qui avait été créé à Blois par le général Pourcet, était alors placé sous le commandement du général Chanzy. Dès les premiers jours de novembre, après la rupture des négociations de Versailles, on se prépara à combattre, et de nombreux engagements, parmi lesquels nous citerons celui de Courville (3 novembre), annonçaient la reprise des hostilités. L'ennemi était inquiet, ne se rendait pas compte de nos projets et attendait nos mouvements pour se décider et éviter toute fausse manœuvre. Le but que nous nous proposions était de reprendre Orléans et de marcher ensuite au secours de Paris. Pour atteindre ce but, d'Aurelle avec les 2e et 3e divisions du 15e corps et la division de cavalerie Reyau, partit de Salbris, se dirigea sur Beaugency, où il passa la Loire, et se joignit, à Marchenoir, au 16e corps venu de Blois. Le général d'Aurelle repoussa l'ennemi, le 7 novembre, à Saint-Laurent-des-Bois, village situé près de Marchenoir, menaça la ligne de retraite de Von der Thann et l'obligea ainsi à évacuer Orléans. Il le battit ensuite à Coulmiers, le 9 novembre. C'était notre premier succès depuis le commencement de la guerre, et tout le monde crut un instant que la victoire allait enfin revenir sous nos drapeaux. Von der Thann, qui avait perdu 2.000 hommes, 2 canons et 2.000 prisonniers, se replia sur Artenay et Toury, pour s'y rallier aux troupes qu'on envoyait de Paris à son secours et à celles qui tenaient la campagne du côté de Dreux et de Chartres, et le commandement de toutes les forces opposées à l'armée de la Loire fut donné, le 12 novembre, au grand-duc de Mecklenbourg[10]. Le général Martin des Pallières, qui était à Aubigny avec la 1re division du 15e corps, forte de 25.000 hommes, avait reçu l'ordre de passer la Loire à Gien et d'appuyer le mouvement du général d'Aurelle en attaquant les Bavarois de flanc. Il n'arriva pas à temps pour prendre part à l'action, ce qui sauva Von der Thann d'une complète destruction. Le général Reyau, avec deux belles divisions de cavalerie, comptant 6.000 chevaux et 18 canons, devait aussi se porter de Prenouvellon, par Tournoisis, sur Patay et Sougy, pour couper la retraite aux Bavarois. Von der Thann eut encore la chance que le général Reyau, au lieu d'exécuter ce mouvement, se jeta à droite, sans raison, sur le village de Saint-Sigismond, qu'il ne put enlever après avoir subi des pertes sérieuses. Cette faute impardonnable assura le salut du corps de Von der Thann. A la nouvelle du combat de Coulmiers, qui avait un résultat si différent de celui qu'elle attendait, la Délégation fut consternée. Elle enleva au général Reyau son commandement, mais la victoire de d'Aurelle n'en était pas moins sans importance[11]. Après la bataille de Coulmiers, il aurait fallu que le général d'Aurelle poursuivît Von der Thann et achevât de le battre avant sa jonction avec le grand-duc. Il aurait fallu agir rapidement avant l'arrivée du prince Frédéric-Charles, qui venait de Metz. Quelques-uns voulaient même que l'on marchât sur Paris : c'était l'avis de M. Gambetta et des généraux Borel, Chanzy, Martin des Pallières, et le capitaine Von der Goltz dit formellement que c'est ce que l'on devait faire. Après avoir vu l'anxiété des Prussiens à Versailles, nous nous permettrons de dire que ceux-là avaient raison qui voulaient marcher sur Paris, pendant qu'un corps de mobiles, rassemblé à Dreux, ferait de son côté une pointe contre l'armée allemande. Mais d'Aurelle soutenait que cette entreprise serait bien dangereuse à tenter avec une armée de 80.000 hommes, de formation récente, peu habituée aux fatigues, incapable de marches rapides, surtout par des routes que le mauvais temps avait défoncées, et avec la certitude de trouver sur son flanc droit le prince Frédéric-Charles, dont les avant-gardes (9e corps) arrivèrent en effet, le 14 novembre à Fontainebleau. Si la marche sur Paris était réellement impossible, il semble que, sans pousser jusqu'à Paris, on pouvait au moins profiter du nombre et de l'élan de l'armée pour attaquer et battre encore les Bavarois, et peut-être le grand-duc. On pouvait combattre l'armée du prince Frédéric-Charles qui arrivait de Metz par détachements de 5 à 6.000 hommes. Mais on ne fit absolument rien, et il est certain que cette inaction absolue fut une faute très-grave. Les Prussiens croyaient que d'Aurelle pouvait marcher sur Paris, car ils craignaient sérieusement de le voir arriver avec ses 80.000 hommes. Le quartier général de Versailles avait des craintes sérieuses. Les préparatifs de départ furent faits à la préfecture, où résidait le roi, chez le prince royal, chez MM. de Moltke et de Bismarck ; les malles furent faites et bouclées[12]. La situation leur paraissait si dangereuse, que quelques-uns disaient que n'ayant pas de troupes à envoyer au secours du grand-duc, s'il était battu et si Paris faisait une sortie sérieuse, ils se verraient sans doute obligés de lever le siège. L'armée de Dreux les inquiétait aussi. Les Prussiens ne furent complètement rassurés que par l'inaction de l'armée de la Loire et du général Trochu[13], par la défaite des mobiles à Dreux et surtout par l'arrivée du prince Frédéric-Charles à Pithiviers. Le général d'Aurelle n'avait pas cru devoir continuer l'offensive après Coulmiers. L'armée, disait-il, n'était pas assez nombreuse ; il fallait achever l'organisation des 17e, 18e et 20e corps, et combiner les opérations de l'armée de la Loire avec celles du général Trochu. On laissa échapper toutes les occasions de faire quelque chose en restant dans une inaction complète, et on adopta le parti de se concentrer à Orléans et de s'y tenir sur la défensive. Dès ce moment, il y a lutte entre M. Gambetta, qui veut qu'on agisse, qui veut aller au secours de Paris, et le général d'Aurelle, dont l'extrême prudence s'opposant à toute action finit par devenir de l'inertie. Certes M. Gambetta était en droit d'imposer aux généraux et d'exiger d'eux l'activité nécessaire. Mais il fallait qu'il prît un parti tranché : enlever le commandement au général qui ne voulait pas agir, et le remplacer par un autre ayant foi dans l'œuvre à entreprendre, ayant confiance dans ses jeunes soldats, voyant la victoire comme terme de l'opération, au lieu de n'y voir jamais qu'une défaite certaine, — ou bien, conserver d'Aurelle et accorder à ce nouveau Fabius une pleine confiance et s'en rapporter entièrement à sa vieille expérience. Au lieu d'agir ainsi, MM. Gambetta et de Freycinet n'osèrent pas destituer le vainqueur de Coulmiers ; ils lui conservèrent son commandement, mais ils firent engager les opérations par les généraux placés sous les ordres de d'Aurelle, en leur adressant des télégrammes par dessus la tête du commandant en chef[14]. De toutes les résolutions, c'était la plus mauvaise, et elle amènera bientôt la défaite d'Orléans. D'Aurelle concentra la plus grande partie de ses forces à Orléans ; les approches de la ville furent couvertes de tranchées-abris et de batteries armées de 500 pièces de gros calibre tirées de nos arsenaux de la marine ; on coupa et on laboura les routes, on fit des abatis, et l'on décida que l'on attendrait dans cette forte position l'attaque de l'ennemi. Cette résolution prise, il aurait fallu s'y tenir. Malheureusement on changea d'avis plus tard, et après avoir perdu les bénéfices de Coulmiers pour se tenir sur la défensive, on perdra encore les bénéfices de la défensive pour prendre l'offensive et marcher sur Paris. Notre inaction après Coulmiers et divers mouvements de nos troupes trompèrent l'état-major prussien ; il crut que nous voulions déboucher sur Versailles par Chartres, Dreux et Houdan. Le grand-duc établit en conséquence son armée à Rambouillet, Chartres, Auneau, Voves et Toury, face à l'ouest. Il n'avait toutefois à redouter de ce côté que l'attaque d'un corps de 6.000 mobiles, mal armés, sans artillerie, et d'un bataillon de marins que l'on avait rassemblés à Dreux. Le général de Treskow fut envoyé contre eux ; il partit de Rambouillet avec 25.000 hommes et battit nos mobiles à Dreux, le 17 novembre. Pendant ce temps, le prince Frédéric-Charles arrivait de Metz à marches forcées sur Troyes et Sens ; il se dirigeait ensuite, par Fontainebleau, Nemours et Montargis, sur Pithiviers ; et il allait bientôt se réunir au grand-duc. Ses têtes de colonnes (9e corps et 1re division de cavalerie) arrivaient à Fontainebleau le 14, à Toury le 17. Le 20 novembre, le prince établissait son quartier général à Pithiviers. La route d'Orléans à Paris était dès lors fermée à l'armée de la Loire, et le grand-duc suffisait pour couvrir Paris du côté de l'ouest. L'ennemi ne sachant pas au juste où était le gros de nos troupes et voulant savoir ce que nous avions de forces du côté du Mans, le grand-duc reçut l'ordre de faire une pointe sur la route du Mans ; il battit au combat de Châteauneuf (18 novembre) quelques régiments de marche, occupa Nogent-le-Rotrou et le Theil, lança un détachement jusqu'à Conneré, à quelques kilomètres du Mans, et s'assura que le gros des forces françaises n'était pas de ce côté. Quand M. de Moltke fut certain que le prince Frédéric-Charles avait devant lui l'armée française, il donna l'ordre au grand-duc de se rabattre sur Châteaudun et le mit sous les ordres du prince Frédéric-Charles, qui se prépara à attaquer Orléans. Mais notre position était très-forte ; le terrain était partout boisé et allait offrir de grandes difficultés à l'armée allemande quand elle voudrait prendre l'offensive et enlever nos positions de vive force[15]. La défensive nous était donc très-favorable, et l'ennemi n'avait d'espérance que dans le cas où nous serions assez fous pour sortir de nos positions et venir l'attaquer[16]. Ce fut justement ce qui arriva. Vers le 20 novembre, M. Gambetta et M. de Freycinet[17], son délégué, changèrent le plan arrêté entre eux et le général d'Aurelle après Coulmiers, et qui consistait, comme on vient de le dire à tenir l'armée concentrée et sur la défensive en avant d'Orléans. Ils voulurent profiter de la pointe que faisait le grand-duc sur le Mans, pointe qui le séparait du prince Frédéric-Charles, et reprirent le projet de marcher au secours de Paris. Ils voulaient envoyer une partie de leurs forces à Fontainebleau par Pithiviers. Ce plan, qui était bon, fut exécuté avec lenteur et sans ensemble. Le général d'Aurelle y était opposé, et M. Gambetta eut le tort de vouloir que l'opération se fit sans lui. Les 18e et 20e corps, avec une partie du 15e furent détachés de l'armée de d'Aurelle et envoyés, de Gien et de Nevers, à Pithiviers, sous là direction spéciale de MM. Gambetta et de Freycinet. A ce moment commence dans la direction de l'armée de la Loire un désordre qui, au bout de quelques jours, amènera une défaite que nous pouvions encore éviter, comme toutes celles que nous avons subies. Il semble en vérité que l'on ait fait exprès de les préparer et de rendre aux Prussiens la besogne aussi facile que possible. L'armée de la Loire se compose alors du 15e corps (Martin des Pallières), du 16e corps (Chanzy), du 17e corps (de Sonis), du 18e corps (Billot) et du 20e corps (Crouzat). — Ce dernier corps était l'ancienne armée des Vosges, commandée à l'origine par le général Cambriels, et que l'on avait envoyée sur la Loire, où elle était devenue le 20e corps. Le général d'Aurelle commande les 15e et 16ecorps ; le 15e corps est coupé en deux : deux divisions (la 2e et la 3e) sont aux ordres de d'Aurelle ; la 1re division (forte de 25.000 hommes) reste seule aux ordres du chef du 15e corps (Martin des Pallières). En même temps qu'on envoyait 2 corps d'armée sur Pithiviers, on envoyait le 17e à Châteaudun pour surveiller le grand-duc ; on disséminait donc l'armée de Châteaudun à Montargis, sur une ligne de cent kilomètres, et cela au moment où l'ennemi concentrait toutes ses forces pour nous attaquer. L'armée de la Loire, notre dernière espérance, allait être vaincue bien plus par la faute de ceux qui la dirigeaient que par l'habileté de l'ennemi. Le général d'Aurelle blâme avec raison cette conduite ; mais pourquoi acceptait-il une pareille situation ? Soutenu comme il l'était par MM. Glais-Bizoin[18] et Crémieux, il aurait dû suivre leur conseil et exiger hautement sa pleine liberté d'action, ou refuser de se soumettre. En acceptant un commandement en chef dans de telles conditions, il ne suffit pas de blâmer les ordres reçus et de présenter quelques observations pour dégager sa responsabilité ; il faut se retirer, sinon l'on partage avec les stratégistes de Tours la responsabilité des fautes commises et de la défaite. Une partie de l'armée du prince Frédéric-Charles occupait Pithiviers et Montargis, et entre ces deux villes les bourgs de Juranville, Ladon, Maizières et Beaune-la-Rolande ; il s'était fortement retranché dans Beaune-la-Rolande, dont les rues étaient barricadées et toutes les maisons crénelées. Le général de Voigts-Rhetz était chargé de défendre la position avec une partie du 10e corps et une partie du 9e. En même temps que M. Gambetta envoyait les généraux Billot et Crouzat contre Beaune-la-Rolande et Pithiviers, il donna l'ordre au général des Pallières d'appuyer, avec la 1re division du 15e corps, leur mouvement ; mais le général des Pallières avait à peine commencé à se mettre en marche, qu'il reçut l'ordre de s'arrêter à Chilleurs. Il ne prit donc aucune part à l'action, et laissa passer les renforts qui allaient à Beaune-la-Rolande au secours de Voigts-Rhetz. Le 28 novembre, un sanglant combat s'engagea à Beaune-la-Rolande. Le général Crouzat, au lieu d'attaquer les retranchements de l'ennemi avec son canon, lança tout d'abord ses colonnes à l'assaut et se battit toute la journée avec vigueur ; il eût fini par enlever la position, si le général de Voigts-Rhetz n'eût reçu des renforts considérables[19], tandis que le général Billot arriva seulement vers cinq heures du soir et n'engagea que ses tirailleurs, qui se trompèrent et fusillèrent les soldats du 20e corps. Le général Billot avait été retardé dans sa marche, à Ladon, le 24, à Juranville et aux Cotelles, par les Prussiens, qui ne parvinrent pas à l'arrêter, mais l'empêchèrent d'arriver à temps au secours du général Crouzat. On ne put enlever Beaune-la-Rolande, et on battit en retraite avec une perte de 3.000 hommes. Pendant ce temps, le grand-duc, ayant achevé son exploration, revint à la Maladrerie[20] et à Janville, où il se réunit au prince Frédéric-Charles. En revenant, il avait livré aux francs-tireurs de nombreux combats, parmi lesquels nous citerons celui de Varize (29 novembre), où les volontaires de la Gironde se firent hacher plutôt que de reculer. M. de Freycinet put croire que le retour du grand-duc à Janville était le résultat de la pointe qu'il avait fait faire sur Beaune-la-Rolande ; ce n'était qu'une coïncidence. Jusqu'alors rien n'était compromis, si l'on avait la sagesse de concentrer de nouveau l'armée et de rétablir l'unité de commandement, soit pour résister à l'attaque prochaine des Prussiens, soit pour prendre l'offensive contre eux, ce qui était résolu à Tours. Le ministre de la Guerre et son entourage se proposaient en effet de marcher au secours de Paris ; ils attendaient la grande sortie que les dépêches du général Trochu leur annonçaient, et, illusion bien généreuse d'ailleurs, ils voyaient déjà l'armée de la Loire rejoignant l'armée de Paris aux environs de Fontainebleau. Un ballon, parti de Paris le 24, était chargé d'annoncer à M. Gambetta que la sortie allait avoir lieu le 29. Ce ballon, poussé par des vents contraires, était allé tomber en Norvège, de sorte que la dépêche n'arriva à Tours que le 30 novembre. Elle annonçait, comme on vient de le dire, que le général Ducrot allait sortir de Paris le 29, et que, s'il parvenait à forcer les lignes prussiennes, il marcherait dans la direction de Gien. Il n'y avait donc pas de temps à perdre, si l'on voulait agir en même temps que le général Ducrot. On abandonna définitivement l'idée de se tenir sur la défensive en avant d'Orléans, et on convint que l'armée de la Loire serait jetée tout entière sur Pithiviers, pour de là se diriger sur Fontainebleau[21]. Un conseil fut tenu à Orléans, le 30, entre MM. de Freycinet et de Serres, et les généraux d'Aurelle, Chanzy et Borel : tous furent d'avis qu'il fallait marcher, tout en regrettant que l'on n'eût que quelques heures pour préparer une opération aussi importante. Il fut décidé que les 15e, 16e, 18e et 20e corps, environ 150.000 hommes, formeraient l'armée expéditionnaire ; que le 17e corps (de Sonis) viendrait de Coulmiers à Orléans pour garder la position ; que le 16e corps (Chanzy) opérerait un mouvement tournant sur la droite pour se porter de Patay sur Janville et de là sur Pithiviers ; que le 15e corps (Martin des Pallières) irait d'Artenay sur Pithiviers[22] ; que le 18e corps (Billot) et le 20e (Crouzat) marcheraient sur Pithiviers par le sud, et qu'ils n'entreraient en action que lorsque les 15e et 16e corps seraient en ligne. Comme on peut le voir sur la carte, le 16e corps avait à faire un mouvement trop excentrique ; il se jetait trop à gauche et avait ainsi quatre jours de marches et de luttes avant d'arriver à son but ; il aurait dû passer au sud d'Artenay, au lieu de se porter sur Janville, ce qui abrégeait de beaucoup sa marche. De plus, il était indispensable que le commandement fût un, pour faire mouvoir toute l'armée avec ensemble et précision. Au lieu de cela, nous le redirons encore, les 17e, 18e et 20e corps obéissent à M. Gambetta ou plutôt à M. de Freycinet ; le 15e et le 16e, au général d'Aurelle. On ne va pas tarder à voir les résultats de ce défaut d'unité dans le commandement, et de cette préparation par trop rapide et insuffisante des opérations. L'armée de la Loire avait devant elle, à gauche, à la Maladrerie, le grand-duc avec environ 55.000 hommes[23], et à droite, à Pithiviers, le prince Frédéric-Charles avec environ 100.000 hommes[24]. Le 1er décembre[25], le général Chanzy, à la tête du 16e corps[26], se mit en marche et se heurta contre les Bavarois de Von der Thann ; il les battit au combat de Villepion ou de Terminiers[27]. Mais le lendemain, 2 décembre, le grand-duc nous attaqua avec toutes ses forces. Parti de la Maladrerie, il était arrivé à Loigny, en suivant la vieille route de Chartres à Orléans, et cherchait à se jeter entre le 16e et le 15e corps pour les séparer. Il livra deux combats acharnés : l'un, à Loigny, au 16e corps ; l'autre, à Poupry, au 15e corps[28]. La division Maurandy, placée entre Loigny et Poupry, reliait le 16e corps au 15e ; elle se battit mollement, se mit promptement en déroute et se retira à la débandade sur Huêtre. La retraite de cette division donnait la victoire au grand-duc, qui se jeta entre les 16e et 15e corps, et, pour les séparer complètement, voulut occuper Loigny. Le 37e de marche défendait avec acharnement ce village contre l'effort de l'ennemi. Le général de Sonis, qui venait d'arriver à marche forcée avec une division du 17e corps, essaya de dégager le 37e ; il se jeta sur Loigny avec les zouaves pontificaux, les francs-tireurs de Blidah et les mobiles des Côtes-du-Nord, et engagea contre les Allemands une lutte qui restera célèbre dans nos annales. Le général de Sonis et M. de Charette, colonel des zouaves pontificaux, furent blessés dans cette furieuse attaque. Si toutes les troupes s'étaient battues comme ces braves soldats, la victoire pouvait être remportée ; mais deux régiments du 17e corps refusèrent de marcher, restèrent couchés par terre, sous prétexte qu'ils étaient épuisés de fatigue, et laissèrent succomber l'héroïque colonne du général de Sonis et le 37e régiment. Notre échec à Loigny rendit inutile le succès que le 15e corps obtenait à Poupry, grâce à la bravoure de la division Peitavin. Après la défaite de Loigny, MM. Gambetta et de Freycinet renoncèrent à donner des ordres stratégiques aux 17e, 18e et 20e corps, et remirent toute l'autorité au général d'Aurelle ; mais le mal était fait. Pendant ce temps, les 18e et 20e corps et la première division du 15e ne bougèrent pas : ils ne devaient en effet entrer en action que lorsque la gauche de notre armée aurait accompli son mouvement tournant. La bataille de Loigny dérangeant les combinaisons adoptées, notre gauche était battue sans que la droite vint à son secours. La défaite de notre gauche et d'une partie de notre centre à Loigny et à Poupry, força le général d'Aurelle à battre en retraite. Les 16e et 17 corps, sous le général Chanzy, séparés du 15e, se replièrent sur Patay et Saint-Péravy, et de là sur la forêt de Marchenoir, à l'ouest d'Orléans- Les 2e et 3e divisions du 15e corps, avec le général d'Aurelle, se retirèrent sur Artenay ; elles allaient se trouver seules, le lendemain 3 décembre, pour défendre la route d'Orléans contre toute l'armée prussienne. En effet, après avoir repoussé deux attaques des Français, la première à Beaune-la-Rolande, la seconde à Loigny, le prince Frédéric-Charles jugea que le moment de frapper le grand coup était venu. Il ordonna de marcher sur Orléans et jeta contre le 15e corps toute l'armée prussienne. Il ne faut pas oublier que le 15e corps était toujours divisé en deux : la 2e et la 3e divisions, sous le général d'Aurelle, à Artenay ; la première division, aux ordres du général Martin des Pallières, à Chilleurs et à la Neuville ; que le 15e corps était complètement isolé ; que les 16e et 17e corps s'étaient repliés à l'ouest, et que les 18e et 20e corps, ne recevant pas d'ordres, restaient éloignés et dans l'inaction. Le grand-duc, poussant toujours droit devant lui, battit le général d'Aurelle à la bataille de Chevilly[29]. Pendant ce temps, le prince Frédéric-Charles quittait Pithiviers ; il envoyait le 3e corps sur Chilleurs et le 10e sur la Neuville. La division des Pallières y fut battue et se replia sur Orléans, où elle rallia, le 4, le général d'Aurelle et les deux autres divisions du 15e corps. Avec le 9e corps, le prince Frédéric-Charles arriva à Artenay, où il se joignit au grand-duc. Les résultats de cette journée du 3 décembre étaient la défaite et l'isolement complet du 15e corps, séparé par le grand-duc des 16e et 17e, et par le prince Frédéric-Charles des 18e et 20e. Quant à ces deux derniers corps, pendant cette bataille de quatre jours, ils firent le coup de fusil avec quelques troupes que le prince Frédéric-Charles avait laissées devant eux ; mais ils ne prirent aucune part à l'action. Nous avons toujours fait le jeu des Prussiens, il ne faut pas l'oublier, parce que, dans de pareilles conditions, il leur a été vraiment trop facile de gagner les batailles. Le lendemain 4, le prince Frédéric-Charles, avec le 9e corps, attaqua le général Martineau[30], qui fit encore avec sa seule division une admirable résistance à Cercottes et à Gidy ; mais il fut refoulé sur Orléans, où les Prussiens entrèrent à minuit. Le 15e corps avait évacué la ville quelques heures auparavant, pour se retirer à Salbris et à Vierzon. De leur côté, les 18e et 20e corps se replièrent sur Gien et Argent. Ainsi tomba Orléans, cette grande place d'armes. On l'avait établie au mois de novembre, quand on était décidé à se tenir sur la défensive, puis on l'abandonna quand on renonça à la défensive pour marcher sur Pithiviers. Mais on prit l'offensive sans laisser à Orléans aucunes troupes de réserve pour défendre les batteries et les tranchées-abris qui couvraient les approches de la ville, si bien que quand nos troupes du 15e corps, surtout celles de la 26 division, épuisées par trois jours de combats et de privations de toute espèce, arrivèrent à Orléans, il n'y avait pas de réserve pour défendre la position, arrêter l'ennemi et permettre au 15e corps de se reformer et de prendre part, avec la réserve, à la défense d'Orléans. Il fallut donc évacuer cette ville, qu'on ne pouvait défendre, et livrer à l'ennemi une position qu'il aurait eu bien de la peine à enlever, si l'on n'avait pas commis la faute, en la quittant quelques jours auparavant, de ne pas prendre les précautions nécessaires pour s'en assurer la conservation en cas de défaite. En résumé, on avait fait une série de fautes déplorables, et partout on s'était laissé battre en détail. On avait disséminé l'armée sur un front immense avant de marcher à l'ennemi, qui était resté maître de nous écraser sur les points qu'il avait choisis. Notre droite avait été repoussée à Beaune-la-Rolande, parce qu'un seul corps, le 20e, avait donné, et que le 18e était arrivé trop tard. Quelques jours après, ces deux corps restent dans l'inaction, et cette inaction cause la défaite de la gauche et du centre de l'armée à Loigny et à Chevilly. Le résultat de ces fautes était que l'armée de la Loire était coupée en deux et rejetée en partie au sud de la Loire. Pendant ce temps, le général Ducrot était repoussé à Villiers et à Champigny ; la grande sortie de Paris échouait : la victoire de l'ennemi était complète. Le quartier général prussien, à Versailles, fut enfin rassuré. On s'y demandait cependant ce qui serait arrivé avec cette armée française qui avait, déployé tant de bravoure devant Orléans, si Metz n'avait pas capitulé et si Bazaine avait tenu encore quelques jours. On était d'avis que la situation de l'armée prussienne devant Paris eût été fort compromise, et on se réjouissait des succès obtenus grâce à l'arrivée du prince Frédéric-Charles sur la Loire. Mettons à notre point de vue les observations des Prussiens sur Bazaine, et constatons que c'est lui qui, encore à Orléans, a été la cause de notre perte. Je ne puis terminer cette partie de l'histoire de l'armée de la Loire, sans dire que les Allemands avaient perdu beaucoup de monde dans ces combats acharnés, les Bavarois surtout : des 30.000 hommes de Von der Thann, il n'en restait plus que 5.000. Nos soldats de la Loire avaient vengé les victimes de Bazeilles : vingt-cinq mille de ces sauvages avaient été tués ou blessés, ou étaient malades. Dans ce temps de ramollissement général, la haine peut sembler étrange ; ce n'est cependant qu'à une haine intense que notre patriotisme pourra se rallumer. Les troupes du prince Frédéric-Charles avaient aussi beaucoup souffert pendant cette partie de la campagne. La marche rapide de Metz sur la Loire, une suite de combats continuels, un service très-pénible d'avant-postes et d'éclaireurs sur une ligne très-étendue[31], avaient mis l'armée prussienne dans un assez mauvais état. Les troupes, dit le capitaine Von der Goltz[32], étaient obligées de s'avancer avec effort dans des chemins défoncés, au milieu des tempêtes de l'hiver, de la pluie et de la neige. Les communications avec la patrie devenaient plus difficiles, et les hommes, les approvisionnements et les munitions que l'on recevait en remplacement n'étaient pas suffisants. Le manque de munitions pour l'artillerie fit craindre pour l'issue des combats. L'habillement était complètement ruiné ; la chaussure, notamment, était dans le plus triste état ; beaucoup de soldats marchaient en sabots, d'autres allaient pieds nus. Les cadres fondaient de plus en plus, et le nombre des officiers, par rapport à la troupe, laissait de plus en plus à désirer. Partout des détachements restaient en arrière aux ambulances, aux transports, aux prisonniers, etc. Les corps d'armée ressemblaient à peine à des divisions encore au complet, et les divisions à de faibles brigades ; les bataillons étaient tombés à 500, 400, 350 hommes. En outre, le train s'était accru, au lieu de diminuer, et sa sécurité exigeait des troupes plus nombreuses qu'auparavant. Aussi le succès du prince Frédéric-Charles ne fut-il pas complet. Il battit une partie de notre armée, la força à la retraite, mais il fut obligé de s'arrêter à Orléans, et laissa nos corps vaincus se retirer et se reformer. Pour presque tout le monde tout semblait perdu, la guerre terminée et la France hors d'état de continuer la guerre. Pour M. Gambetta, rien n'était encore fini, et il fallait continuer à combattre. Le capitaine Von der Goltz ne peut s'empêcher d'applaudir à cette résolution virile. Au lieu, dit-il, de se laisser aller au découragement et d'abandonner l'entreprise avortée, il conçut la pensée audacieuse de changer la retraite en offensive et la défaite en victoire. Et quelque insensé que les généraux français aient jugé à l'unanimité ce projet, il ne l'était cependant pas. La suite le démontra bien. M. Gambetta forma aussitôt le projet de constituer deux armées. La première armée de la Loire fut donnée à Bourbaki ; elle fut placée à Bourges et à Nevers, et se composait des 15e, 18e et 20e corps. Bourbaki devait marcher sur Paris par le Loing et Fontainebleau. A vous, lui disait M. Gambetta, à vous de soutenir l'honneur de la France vis-à-vis de Paris. La seconde armée de la Loire fut donnée au général Chanzy ; elle était placée à Beaugency et à Marchenoir, et se composait des 16e, 17e et 21e corps, commandés par les généraux Jauréguiberry (16e), de Colomb (17e) et Jaurès (21e). Chanzy devait reprendre Orléans. En attendant, Bourbaki couvrait nos magasins et notre arsenal de Bourges ; Chanzy couvrait Tours, siège du gouvernement. On ne peut qu'applaudir sans réserve à ces nobles résolutions. Malheureusement on a à blâmer une autre décision. MM. Gambetta et de Freycinet enlevèrent le commandement au général d'Aurelle, et, pour détourner le jugement de l'opinion publique et prévenir ses justes critiques, ils rejetèrent sur lui toute la responsabilité de la défaite d'Orléans, dont ils avaient cependant une bonne part. On l'accusa d'avoir évacué Orléans sans combat, ce qui amena cette odieuse accusation de trahison, qu'on osa lancer contre l'honnête et vaillant général d'Aurelle. Le prince Frédéric-Charles laissa les débris des Bavarois se refaire à Orléans et disposa ainsi son armée. Le grand-duc fut opposé à Chanzy entre la Loire et Châteaudun ; la division hessoise[33] passa la Loire à Orléans et se dirigea sur Blois par la rive gauche, où elle ne devait pas trouver de forces suffisantes pour l'arrêter ; Alvensleben II fut envoyé à Gien contre Bourbaki, auquel on venait de donner le commandement supérieur des 18e et 20e corps ; Voigts-Rhetz resta à Orléans en réserve ; la 6e division de cavalerie fut lancée sur Vierzon à la poursuite du général Martin des Pallières. La guerre recommença donc avec énergie. Chanzy partageait les idées de M. Gambetta ; qui, sûr de son général, lui laissa constamment sa pleine liberté d'action, le dictateur n'ayant jamais voulu imposer son activité qu'aux généraux inertes. Le général Chanzy avait reculé jusqu'à la forêt de Marchenoir ; il occupait la ligne de Beaugency à Binas, et y attendait fièrement l'ennemi. Le général Chanzy avait trouvé un système excellent pour ses jeunes troupes. Il avait renoncé à tout mouvement de vaste offensive, et il commença cette guerre de défensive opiniâtre, au moyen de laquelle il espérait, non sans raison, fatiguer l'ennemi avec le temps. La grande supériorité numérique de son armée, les fusils à longue portée de son infanterie et son artillerie nombreuse et en partie très-bonne facilitaient son entreprise[34]. Le grand-duc alla l'attaquer, et, le 7 décembre, commença la bataille de Villorceau ou de Josnes, bataille de cinq jours, terminée seulement le 11, et qui se compose d'une série de combats opiniâtres et heureux, dans lesquels nos jeunes troupes firent preuve d'une vigueur et d'une constance remarquables. La bataille de Villorceau fut livrée sur des positions bien choisies, où notre artillerie, parfaitement servie, arrêta les Allemands. Il fallut que le prince Frédéric-Charles fît venir le 10e corps à la rescousse, et qu'il attendît le résultat de la marche des Hessois sur Blois, par la rive gauche de la Loire, lesquels devaient tourner l'armée de Chanzy et la forcer à évacuer des positions dont on ne pouvait la débusquer. Malheureusement la division Maurandy, chargée de s'opposer à la marche des Hessois, se laissa surprendre et battre à Chambord et à Montlivaut (9 décembre) ; l'ennemi s'empara de Vienne, faubourg de Blois (10 décembre), et de Blois le 13. Dès lors, Chanzy, menacé d'être tourné, fut obligé de se replier sur Vendôme, et la délégation de Tours, mise à découvert, se rendit à Bordeaux. Chanzy exécuta une retraite difficile et dangereuse, par un hiver rigoureux et par des chemins couverts de neige, de verglas ou de boue. Chaque jour on lutta avec énergie contre la cavalerie et les avant-gardes de l'ennemi, surtout à Morée et à Fréteval (14 décembre). C'est à ce dernier combat que fut tué le capitaine de frégate Collet, l'un des meilleurs colonels du 21e corps. Ce vaillant officier fut enterré sur le champ de bataille par ses marins, à genoux, tête nue, et priant sous les obus prussiens. Le prince Frédéric-Charles réunit toutes ses forces disponibles (armée du grand-duc, 3e et 10e corps) pour attaquer et détruire l'armée de Chanzy. Le 15 décembre, il y eut quelques engagements à Vendôme ; mais le général Chanzy, voyant le danger que courait son armée, battit en retraite, le 16, et se replia sur la Sarthe. Dès lors un certain désordre commença à se mettre dans cette armée jusqu'alors si pleine de bonne volonté et de courage. Le froid, les fatigues, les marches, les bivouacs dans la boue ou dans la, neige, les maladies, les combats toujours suivis de retraite, avaient affaibli le moral d'une partie de nos troupes. Aussi vit-on, après l'engagement de Vendôme, des soldats et des mobiles se débander, gagner l'armée de vitesse et arriver au Mans dans l'état le plus misérable et le plus honteux, attestant une fois de plus qu'une armée improvisée ne peut pas, même avec de bons généraux, lutter heureusement ou longtemps contre des troupes disciplinées et organisées de vieille date. L'armée allemande n'était pas cependant en bien meilleur état. Elle avait, pendant ces derniers temps, passé par de rudes épreuves. Tous les cadres avaient été considérablement réduits. les corps d'armée n'étaient pas plus forts en infanterie que des divisions au commencement de la guerre..... Après des marches et des combats incessants, l'épuisement des troupes du grand-duc était considérable. Ce n'était qu'avec peine que les braves soldats reprenaient courage pour accomplir la tâche que l'on réclamait d'eux[35]. Pendant que la deuxième armée de la Loire se repliait sur la Sarthe, la première armée de la Loire, commandée par le général Bourbaki, au lieu d'agir contre les Allemands, ne faisait rien. Son général semblait frappé d'inertie. Il exagérait la valeur déjà très-réelle de l'ennemi ; il ne croyait pas à la victoire ; ses irrésolutions étaient continuelles. Le désordre extrême où se trouvait son armée quand il en prit le commandement lui paraissait impossible à vaincre. Son énergie était abattue par toutes les difficultés qu'il avait à surmonter. M. de Freycinet voulait avec raison le remplacer par le général Billot, avec le général Borel pour chef d'état major. M. Gambetta, confiant dans la bravoure et le prestige de Bourbaki, le conserva à la tête de l'armée, et eut tort. Nous avons dit qu'après la bataille de Loigny, Bourbaki s'était replié sur Gien et Argent ; de là il se dirigea sur Bourges et Nevers, où il devait réorganiser ses corps d'armée, qui étaient dans un état de démoralisation et de désordre complets. Il eût fallu une main et une volonté de fer pour opérer promptement cette transformation. Pendant cette retraite, une partie des troupes fut battue, le 7 décembre, au combat de Nevoy, près de Gien. Le 15e corps (Martin des Pallières) s'était replié sur Vierzon par Salbris. Poursuivi par les Prussiens, il continua sa retraite sur Bourges, où il rallia le général Bourbaki. Bourbaki, n'ayant pas réorganisé son armée, ne put profiter de l'occasion pour marcher sur Fontainebleau, ainsi que le voulait M. Gambetta. Cette diversion, si elle ne sauvait pas Paris, sauvait certainement Chanzy, en ramenant forcément le prince Frédéric-Charles sur le Loing. En effet, pour contraindre Chanzy à abandonner ses positions autour de Vendôme, le prince Frédéric-Charles avait été obligé d'envoyer la presque totalité de ses forces sur le Loir ; il ne restait du côté d'Orléans et de Gien que le 1er corps bavarois, très-réduit, comme on l'a déjà dit, quelques troupes d'étapes à Montargis et quelques escadrons de cavalerie. La division bavaroise établie à Gien avait été battue le 15 décembre ; mais nous n'avions pas poussé plus loin et su profiter de ce succès. De l'aveu des Prussiens, avec un peu plus d'audace, et mieux renseignés sur la situation de l'ennemi, nous pouvions reprendre Orléans ; mais personne n'y songeait. Le faible corps d'armée de Von der Thann, qui occupait Orléans, dit le capitaine Von der Goltz[36], ne pouvait en aucun cas résister longtemps à toute l'armée française, surtout si l'attaque, venant de l'Est, était faite par la rive droite de la Loire. La reprise d'Orléans aurait eu pour résultat de rendre aux Français les pièces de gros calibre qu'ils avaient perdues récemment, et de faire tomber entre leurs mains des milliers de soldats allemands qui gisaient malades ou blessés dans les hôpitaux. La prise d'une ville, pour la possession de laquelle le prince Frédéric-Charles avait, quelques semaines auparavant, livré une bataille avec toutes ses forces, eût été regardée par le peuple français comme une grande victoire. Aussitôt après la retraite de Chanzy, le prince Frédéric-Charles, de plus en plus inquiet de la destination de l'armée de Bourbaki, qui comptait environ 120.000 hommes, et craignant qu'elle ne marchât, ou sur Orléans, ou sur Paris par Nevers, Gien et le Loing, ce qu'il avait, en effet, reçu l'ordre d'exécuter, ramena rapidement sur Orléans la plus grande partie des troupes qu'il avait envoyées combattre à Vendôme[37] ; il concentra de nouveau son armée à Orléans et y établit son quartier-général (19 décembre), pour être à portée d'observer les mouvements de Bourbaki et de s'y opposer le cas échéant. En même temps M. de Moltke faisait venir de Châtillon-sur-Seine à Auxerre le 7e corps (Zastrow), pour le jeter sur le flanc droit de Bourbaki, s'il marchait sur Paris par Montargis. La marche sur Paris devenait dès lors impossible ; mais Chanzy avait pu échapper, par le seul fait de la présence de Bourbaki. A ce moment Frédéric-Charles accorda à ses régiments un repos de huit jours, dont ils avaient absolument besoin : les hommes étaient fatigués, décimés par les maladies, les chaussures usées ; les chevaux étaient épuisés. Il fallait ce temps d'arrêt pour recevoir les troupes de remplacement, les chevaux, les effets de toutes sortes et les munitions, qui depuis plusieurs semaines essayaient de rejoindre les divisions du prince Frédéric-Charles, sans pouvoir les atteindre au milieu de leurs marches continuelles. Avec le prince Frédéric-Charles à Orléans, il devenait impossible, comme nous venons de le dire, de lancer Bourbaki sur Paris. M. de Freycinet conçut alors le projet d'envoyer la première armée de la Loire au secours de Belfort, qui était assiégé et se défendait vaillamment, et d'agir dans l'est - sur les communications et les derrières de l'ennemi. Le 19 décembre, le projet de M. de Freycinet fut adopté par M. Gambetta et le général Bourbaki, et on se prépara aussitôt à l'exécuter. A cette période de la guerre, après la défaite de Vendôme, et à ce moment de l'année, par le froid qu'il faisait et la neige épaisse qui couvrait nos départements de l'est, où l'on allait jeter l'armée de Bourbaki, ce projet offrait de bien grandes difficultés, et, pour qu'il réussît, il eût fallu un général plus résolu, plus actif, plus confiant que Bourbaki, et des troupes plus solides que les siennes. Bourbaki put commencer sa marche sur Belfort et faire filer une partie de ses troupes dans la direction de l'est, sans donner l'éveil au prince Frédéric-Charles. Mais dès les premiers jours de janvier 1871, le mouvement des Français étant connu, le général de Moltke donna ses ordres. La présence de Bourbaki à Bourges et à Nevers, d'où il pouvait se jeter sur Paris ou sur les derrières de Frédéric-Charles, s'il se portait avec toutes ses forces contre Chanzy ; la présence de Bourbaki à Bourges, disons-nous, forçait le prince Frédéric-Charles à rester à Orléans et à conserver deux corps d'armée dans le Berry, surtout si Bourbaki agissait, s'il faisait quelque chose, comme le voulaient MM. de Freycinet, Gambetta et le général Chanzy. Le départ de Bourbaki pour la Franche-Comté rendit u prince Frédéric-Charles sa liberté d'action. Il reçut aussitôt l'ordre de marcher contre Chanzy, de joindre ses troupes à celles du grand-duc et d'en finir, si c'était possible, avec la seconde armée de la Loire. Quant à Bourbaki, M. de Moltke envoyait à sa poursuite une nouvelle armée. On ne saurait trop regretter que M. de Freycinet ait modifié une situation évidemment favorable, pour adopter un plan de campagne qui allait amener la défaite de Chanzy et celle de Bourbaki. Dès le 6 janvier, Frédéric-Charles, réuni au grand-duc de Mecklenbourg, était en mesure d'attaquer Chanzy[38]. Nous avons dit qu'après la bataille de Vendôme, l'âpreté de l'hiver, la petite-vérole qui sévissait cruellement, les fatigues et les souffrances des combattants avaient ralenti les opérations : une sorte de repos de quelques jours, absolument nécessaire, avait été accordé à l'armée prussienne. Le général Chanzy en profita pour rétablir une discipline sévère dans son armée, pour distribuer aux soldats de meilleures armes, des vêtements, des chaussures et des couvertures, pour réorganiser les ambulances et pour faire, en avant du Mans, des travaux de défense sur certaines positions importantes. En même temps, pour fatiguer l'ennemi et arrêter, ou au moins ralentir sa marche sur le Mans, le général Chanzy lança trois colonnes mobiles sur les routes de Vendôme et de Château-du-Loir, et sur l'Huisne, au-dessus du Mans : elles étaient commandées par les généraux de Jouffroy, de Curten et Rousseau, qui livrèrent, du 27 décembre au 10 janvier, vingt-six combats aux Prussiens, auxquels notre mousqueterie faisait éprouver chaque jour des pertes sensibles. Chanzy espérait tenir sur ses positions plusieurs jours et recevoir deux nouveaux corps, le 19e et le 25e, qui se préparaient à venir le rejoindre de Cherbourg et d'Issoudun ; mais dès le 10 janvier il fut attaqué par le prince Frédéric-Charles et tint bon. Le lendemain, 11 janvier, Frédéric-Charles, réuni au grand-duc, recommença l'attaque de nos positions ; il fut partout repoussé. Il s'était emparé cependant du plateau d'Auvours, qui commandait notre ligne de retraite ; mais les zouaves pontificaux et le 10e bataillon de marche de chasseurs à pied, après une marche de deux kilomètres sous une pluie de fer, avaient repris la position, et cette fois encore le Prussien sut ce qu'était la baïonnette française maniée par des gens de cœur. Le 11 janvier au soir, nous étions en droit de croire que la bataille était gagnée ; et si les Prussiens revenaient à la charge, selon leur habitude et avec leur ténacité ordinaire, il fallait leur opposer la même résistance et les forcer enfin à la retraite. Mais, à huit heures du soir, quelques bataillons prussiens firent un retour offensif, à notre droite, contre la position de la Tuilerie[39] ; les mobilisés d'Ille-et-Vilaine, qui l'occupaient, furent pris de panique, lâchèrent pied honteusement et entraînèrent par leur exemple un grand nombre de nos soldats. On essaya, le lendemain 12, de reprendre la Tuilerie ; mais l'armée était épuisée : l'attaque fut molle, et il fallut battre en retraite, en désordre, par les rues et les ponts du Mans, où l'ennemi entra presque en même temps que Chanzy. Les Prussiens, aussi fatigués que nous, nous poursuivirent peu et de loin[40]. La fuite des mobilisés de Bretagne, qui était déjà cause de notre défaite au Mans, eut encore un autre résultat : en passant à Conlie, ils jetèrent la panique dans le camp[41], où des milliers de mobilisés étaient réunis ; ceux-ci se débandèrent à leur tour, pillèrent les vivres, détruisirent les armes et les munitions, et tous ensemble se sauvèrent en Bretagne. A Beaumont-sur-Sarthe, les mobilisés de la Mayenne se sauvèrent aussi. Pendant ce temps, l'armée de Chanzy, malgré ses fatigues, continuait sa retraite, et, protégée par l'énergie et l'intelligence de ses généraux, elle tenait tête à l'ennemi aux combats de Sillé-le-Guillaume et de Saint-Jean-sur-Erve (14 et 15 janvier), et elle arrivait à Laval, le 16 janvier, se couvrant de la Mayenne. Après la bataille du Mans, le grand-duc, avec le 13e corps, alla s'emparer d'Alençon, le 16 janvier ; il l'occupa après un engagement sérieux contre les francs-tireurs de Lipowski (15 janvier). Ensuite il alla à Rouen, pour permettre au général de Gœben d'opposer tout son monde au général Faidherbe. Chanzy se concentra derrière la Mayenne, et le 19e corps, venu de Normandie, rallia l'armée de la Loire. Pendant ce temps, les Prussiens étaient battus à Briare (14 janvier) ; leurs troupes d'étapes étaient culbutées dans le département de l'Yonne ; les télégraphes et les chemins de fer y étaient coupés par les francs-tireurs. Le prince Frédéric-Charles fut obligé d'envoyer du Mans une division du 9 ? corps, et de faire partir de Paris une brigade du 66 corps, pour rétablir les affaires de ce côté. Il n'y avait plus que 40.000 Prussiens au Mans, tant les effectifs étaient réduits. Il faut voir, dans l'ouvrage du capitaine Von der Goltz, l'état de l'armée allemande à ce moment. La force des corps d'armée est réduite à 15.000, 10.000 et 7.000 hommes d'infanterie. Il y a des régiments où l'on ne compte plus que de 9 à 15 officiers. Chez les Bavarois, il y a plusieurs bataillons commandés par un simple lieutenant. Les vides dans les effectifs de ligne étant remplacés par les hommes de la landwehr, et les officiers de ligne par des officiers de réserve, l'armée allemande était en train de se transformer en garde nationale[42]. On se demande ce qui serait arrivé si, à ce moment Bourbaki, au lieu d'être en route sur Belfort, avait marché sur Paris par Montargis. A cette même époque, le général Pourcet, à la tête du 25e corps, de nouvelle formation, entrait en campagne ; il se porta sur Blois par Romorantin, et battit les Hessois, à Blois, le 27 janvier. M. Gambetta et le général Chanzy, dont rien ne pouvait abattre la généreuse résolution de résister, se préparaient à tenter un nouvel effort[43], lorsque l'armistice du 28 janvier fit cesser les hostilités. Aux termes des stipulations de cet armistice déplorable, l'armée de la Loire dut se porter au sud du fleuve, derrière la Creuse. L'ennemi, sans combat et grâce à la légèreté de M. Jules Favre, devenait maître des lignes du Cher, de l'Indre et de la Vienne ; Nantes et Bordeaux étaient découverts, et tombaient aussitôt au pouvoir de l'ennemi, si l'Assemblée jugeait à propos de continuer la guerre. M. de Bismarck, qui avait dicté cet armistice, avait complété l'œuvre du général de Moltke ; il avait rendu impossible la reprise des hostilités et s'était fait livrer la France à discrétion. Pour cela, il lui avait suffi de savoir flatter la vanité et d'exploiter l'ignorance de l'avocat qui était venu à Versailles défendre les intérêts de la patrie. Nous ne comprenions pas, à Versailles, pendant ces jours de négociations, les prodigieux éloges de. M. Jules Favre qui sortaient de la Préfecture et de la rue de Provence[44] : M. Jules Favre, y disait-on, était un homme d'État supérieur ; les événements l'avaient mûri ; ses progrès dans la diplomatie étaient remarquables ; on espérait bien qu'il serait nommé président de la République par l'Assemblée. Évidemment, ces éloges cachaient une ruse, et nous cherchions quelle elle pouvait être ; quand nous eûmes connaissance de l'armistice et de ses fatales conséquences, il fut facile de voir que M. Jules Favre avait été joué, et qu'en exploitant sa nullité vaniteuse, M. de Bismarck avait achevé et complété le triomphe de M. de Moltke. Après la ratification des préliminaires de Versailles par l'Assemblée nationale, la deuxième armée de la Loire fut licenciée. En cinq mois, dit le général Chanzy, elle avait reculé de cinquante lieues ; mais l'ennemi l'avait toujours trouvée devant lui et la laissait entière, debout et les armes à la main, au moment où se signait la paix. Pour terminer son histoire, il faut encore dire que l'armée de Chanzy servit en grande partie à former l'armée de Versailles, qui écrasa la Commune de Paris : elle lui fournit 21 régiments d'infanterie, 3 bataillons de chasseurs, 9 régiments de cavalerie et 14 batteries. |
[1] Sept régiments de cavalerie et un régiment de turcos.
[2] L'armée de Von der Thann se composait du 1er corps bavarois, de la 22e division d'infanterie et des 2e et 4e divisions de cavalerie.
[3] Le général de la Motterouge n'avait que 42.000 hommes et 24 canons contre 30.000 hommes et une centaine de canons.
[4] Voyez tome I, chapitre III.
[5] Et cependant M. Gambetta lui avait donné l'ordre impératif de combattre. On avait eu le tort de commencer les hostilités avant d'être prêts et en nombre : en attirant ainsi les forces prussiennes sur Orléans, on avait été au-devant d'un échec certain, qui eût été évité si l'on eût attendu quelques jours encore que le 15e corps tout entier fût en état d'entrer eu campagne. Mais on croyait alors que Paris serait forcé de capituler au plus tard à la fin de novembre, à cause du manque de vivres, car sur cette question essentielle on était fort mal renseigné. C'est cette erreur qui a été la cause de la précipitation que, l'on apporta à toutes les opérations de l'armée de la Loire. Si l'on avait su que Paris pouvait tenir jusqu'à la fin de janvier, on aurait agi autrement.
[6] Notre opinion sur le rôle important d'organisateur d'armées que M. Gambetta a joué en 1870 était indiqué dans les éditions précédentes avec moins de détails que dans celle-ci. De nouveaux documents et certaines publications allemandes nous ont engagé à ajouter au récit des événements militaires tout ce qui est relatif à la création des armées due à M. Gambetta, et à leur organisation accomplie par les divers chefs de services du ministère de la Guerre à Tours.
[7] VON DER GOLTZ, Gambetta et ses Armées.
[8] Ce n'est que dans les derniers corps formés qu'il y eut des fusils de différents modèles.
[9] Successeur du général Lefort.
[10] L'armée du grand-duc se composait alors du 1er corps bavarois, des 17e et 22e divisions d'infanterie, et des 2e, 4e et 6e divisions de cavalerie.
[11] On peut juger de ce qui serait arrivé, si l'incapable général Reyau eût exécuté les ordres qu'il avait reçus, en sachant que le seul escadron dont disposait d'Aurelle fit à lui seul 2.000 prisonniers.
[12] Le roi, s'attendant à partir, ne donna plus de linge à blanchir pendant quelques jours, pour ne pas risquer d'être obligé de l'abandonner à Versailles. Ce renseignement est certain.
[13] Le général Trochu allait mettre à exécution à ce moment sa grande sortie sur Rouen, et ne se préoccupait pas de l'armée de la Loire. Pendant la guerre, Tours et Paris ne purent jamais coordonner leurs opérations.
[14] VON DER GOLTZ, p. 75.
[15] Il n'est pas inutile de répéter ici que nous avions défoncé et labouré les routes et les allées de la forêt d'Orléans, qu'on avait fait des tranchées et des abatis de tous côtés, et qu'après avoir pris l'offensive, quand il fallut repasser, avec nos troupes battues et épuisées, par ces chemins défoncés, les travaux faits par nous contre l'ennemi furent autant d'obstacles pour nos soldats et notre artillerie.
[16] Le major BLUME, Opérations des armées allemandes depuis la bataille de Sedan, p. 125 de la traduction française. — VON DER GOLTZ, Gambetta et ses Armées, p. 426.
[17] Ingénieur des mines fort distingué, mais étranger aux choses de la guerre, devenu délégué du ministre de la Guerre à Tours et chargé plus spécialement des opérations militaires. — Parmi les stratégistes de Tours, il faut nommer aussi M. de Serres (Wieckzfinski), Polonais naturalisé Français, autre ingénieur de talent.
[18] Voyez Mémoires de M. Glais-Bizoin, p. 96, 103 et suivantes.
[19] Presque tout le 1er corps et une division de cavalerie. — Ce sont ceux que le général Martin des Pallières aurait dû combattre, au moins pour retarder leur marche.
[20] Village situé à l'est et à côté d'Orgères.
[21] Il paraît que MM. Gambetta et de Freycinet étaient persuadés que le prince Frédéric-Charles était en retraite et se portait au nord contre Ducrot, et qu'en conséquence l'armée de la Loire, en prenant l'offensive, ne trouverait pas de forces sérieuses devant elle.
[22] Le 15e corps est toujours divisé en deux parties : la première division, avec le général Martin des Pallières, est encore à Chilleurs et n'en bougera pas ; les 2e et 3e divisions (généraux Martineau-Deschenez et Peitavin, à l'admirable bravoure desquels il faut rendre un juste hommage) sont avec le général d'Aurelle et prendront part à la lutte.
[23] 1er corps bavarois, 17e division d'infanterie (Treskow), 22e division d'infanterie (Wittich), 2e et 4e divisions de cavalerie.
[24] 3e, 9e et 10e corps ; 1re et 6e divisions de cavalerie.
[25] Ce même jour, un nouveau ballon, parti de Paris le 30, annonçait à Tours les premières nouvelles de la sortie du général Ducrot. M. Gambetta publia aussitôt que non seulement Ducrot était victorieux, ce qui était douteux, mais que l'amiral La Roncière avait enlevé la position d'Epinay (sur Orge) et marchait sur Longjumeau, ce qui était une erreur.
[26] Le 16e corps se composait de trois divisions d'infanterie : la 1re, commandée par l'amiral Jauréguiberry ; la 2e, commandée par le général Barry ; la 3e, commandée par le général Maurandy ; il comprenait aussi la division de cavalerie du général Michel.
[27] C'est la division de l'intrépide général Jauréguiberry qui remporta ce brillant succès.
[28] Exactement à la 2e et à la 3e division du 15e corps, la première étant toujours à Chilleurs et ne pouvant quitter ses positions, sous peine de faire un vide énorme dans nos lignes, qui formaient un mince et long cordon de troupes.
[29] Livrée sur la route d'Orléans entre Artenay et Chevilly.
[30] Deuxième division du 15e corps.
[31] Ce service d'éclaireurs était d'autant plus nécessaire que notre service d'éclaireurs fut généralement très-bien fait à l'armée de la Loire, et que le prince Frédéric-Charles déclarait à plusieurs reprises qu'il ignorait complètement ce qui se passait dans notre armée.
[32] Page 410.
[33] Les Hessois furent suivis un peu plus tard par le reste du 9e corps.
[34] VON DER GOLTZ, p. 149.
[35] VON DER GOLTZ, p. 190.
[36] Page 191.
[37] Les Prussiens (9e corps) firent alors des marches très-remarquables, qui prouvent à la fois les craintes du prince et l'extrême solidité de ses soldats. Par des chemins défoncés, par une pluie persistante, des régiments accomplirent des marches de 85 kilomètres en 33 heures, avec cinq pour cent d'hommes laissés en arrière, disent-ils.
[38] Leurs forces étaient les 3e, 9e, 40e corps ; les 17e et 22e divisions d'infanterie (13e corps) ; les 1re, 2e, 4e et 6e divisions de cavalerie.
[39] On avait eu le tort de confier la défense de cette position essentielle à une brigade de Bretons (brigade Lalande), troupe mal armée, à peine organisée et mal disposée.
[40] Les Prussiens ramassèrent 18.000 fuyards. Leurs pertes furent d'environ 4 ou 5.000 hommes.
[41] Le camp de Conlie avait été établi par MM. de Kératry et Le Bouëdec ; ils avaient réuni. 50.000 mobilisés bretons. Leur projet était de conduire cette armée au secours de Paris par le Mans. Mais M. Gambetta ayant pris la meilleure de leurs divisions pour la mettre dans le corps de l'amiral Jaurès, M. de Kératry mécontent donna sa démission et fut remplacé par le général de Marivault (capitaine de vaisseau). Dès lors le camp de Conlie s'en alla à la débandade. On n'avait pas d'armes à donner aux Bretons, et on les laissa pourrir dans la boue de cette espèce de cuvette, qui, par les temps de pluie, se changeait en un lac. dans lequel les hommes éprouvèrent de terribles souffrances.
[42] Page 456.
[43] Chanzy avait alors quatre corps d'armée : le 19e, du côté de Caen ; le 21e, entre Domfront et la Mayenne ; le 17e, entre Mayenne et Laval ; le 16e, à Laval ; les volontaires de Cathelineau et de Charette, soit 150.000 hommes, 6.000 cavaliers et 324 canons. Le 28, Chanzy avait donné ses ordres pour la reprise des hostilités.
[44] Où demeurait M. de Bismarck.