Colbert s'était marié le 13 décembre 1648, à Saint- Eustache, à Marie Charron, fille de Jacques Charron, seigneur de Ménars, qui avait donné 100.000 livres (500.000 francs) de dot à sa fille : de son côté, Colbert avait promesse de ses parents pour 60.000 livres (300.000 francs). Colbert eut de Marie Charron dix enfants : Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, né en 1651, mort en 1 690 ; — Jacques-Nicolas Colbert, archevêque de Rouen, né en 1655 ; — un enfant né en 1658 et mort jeune[1] ; — Antoine-Martin Colbert, commandeur de Boncourt, né en 1659, tué à Valcourt en 1689 ; — Jules-Armand Colbert, marquis d'Ormoy et de Blainville, né en 1663, blessé mortellement à Hocbstett, en 1704 ; — Louis Colbert, comte de Linières ; — Charles-Édouard Colbert, comte de Sceaux, blessé mortellement à Fleurus en 1690 ; — Jeanne- Marie-Thérèse Colbert, mariée en 1667 au duc de Chevreuse ; — Henriette Colbert, mariée en 1671 au duc de Beauvilliers ; — Marie-Anne Colbert, mariée en 1679 au duc de Mortemart. Colbert ministre fit ce que nous lui avons vu faire quand il était intendant de Mazarin ; il ne cessa de demander et d'obtenir pour ses enfants, ses frères, ses oncles et cousins, de continuelles faveurs. Le Roi et le Pape lui prodiguèrent les charges, grâces, grades, régiments, évêchés, coadjutorerie, dispenses, portefeuilles, dots, etc. On obtenait du Roi ce qu'on voulait en sachant s'y prendre, et Colbert savait parfaitement s'y prendre. Son frère, le marquis de Croissy, ambassadeur à Londres, s'ennuyait sous ce ciel brumeux ; sa santé était compromise, et les dépenses qu'il était obligé de faire le ruinaient ; il désirait revenir en France. Colbert l'engagea à prendre patience, à ne rien brusquer, à écrire au Roi, et lui donna le plan de la lettre. Il devait exprimer sa reconnaissance des grâces reçues, sans lesquelles il n'aurait pu soutenir les grandes dépenses qu'il s'était cru obligé de faire pour représenter dignement le plus grand et le plus glorieux roi du monde ; que nonobstant ces grands secours, il ne laissait pas de s'incommoder notablement en consommant tous les ans une partie du patrimoine de ses enfants ; qu'il priait par conséquent le Roi de lui donner un successeur que le soin de sa santé ne retînt pas chez lui, comme cela lui arrivait souvent, au détriment de son service ; mais qu'après tout il était prêt à obéir, comme c'était son devoir, à tout ce qu'il plairait à S. M. d'ordonner, et à sacrifier son bien et sa vie pour lui être agréable[2]. Croissy sut attendre, et quand le marquis de Pomponne fut renvoyé du ministère des affaires étrangères, Colbert fit donner sa charge à M. de Croissy (1679). Tout puissant au Conseil, Colbert destina son fils aîné, le marquis de Seignelay, à être son successeur à la marine, et obtint du Roi la survivance de sa charge pour son fils. Louis XIV était très laborieux et s'occupait sérieusement des affaires de l'État ; il se croyait parfaitement capable de former lui-même ses ministres ; aussi accorda-t-il volontiers la survivance de leur père aux fils de Le Tellier, de Colbert, de Louvois et de M. de Croissy. Il était persuadé qu'il avait formé Louvois, et plus d'une fois il prit pour ministres des hommes non pas incapables, mais insuffisants, avec la ferme conviction qu'il les mettrait en état de remplir leurs fonctions. Colbert sut profiter de cette disposition de Louis XIV et obtint non seulement la marine pour Seignelay, mais la survivance de la surintendance des bâtiments pour le marquis d'Ormoy. Seulement, il se chargea de former lui-même le marquis de Seignelay. Ce jeune homme était bien doué, intelligent, énergique, mais vaniteux, léger et adonné aux plaisirs : aussi mourut-il à trente-neuf ans, usé par le travail et les divertissements de toute espèce auxquels il s'était livré. Dès 1670, Colbert commença à le préparer aux fonctions difficiles qu'il devait remplir. On peut voir dans les nombreux et remarquables mémoires et instructions rédigés par Colbert pour son fils la sévère direction que le ministre donna à son futur successeur, qu'il voulait mettre en état de remplir dignement sa charge. En même temps ces instructions montrent combien Colbert possédait à fond toutes les connaissances nécessaires à un ministre de la marine. Colbert impose à son fils un travail énorme ; il l'accable d'instructions, de recueils de maximes, de lettres, de semonces continuelles ; il lui reproche sans cesse d'être inexact, négligent ; de n'avoir pas d'ordre dans ses lettres ; d'écrire mal, comme une femme ; de ne soigner pas son style ; de ne réfléchir pas assez ; de travailler trop vite ; de se fier trop à sa facilité ; de trop aimer à s'amuser. Ainsi conduit par la main de fer de son père, Seignelay mit six ans à se former, et à la mort de Colbert, il devint un grand ministre. Louvois était alors tout puissant, et la famille de Colbert reléguée au second rang. L'énergie, l'intelligence et les services de Seignelay furent assez grands pour contrebalancer la funeste faveur du ministre de la guerre, affaiblir son omnipotence et rétablir la faveur des Colbert. Colbert commença l'instruction de son fils en le faisant voyager ; il l'envoya à Rochefort et en Provence (1670), en Italie, en Hollande et en Angleterre (1671), étudier la marine, les arsenaux et les beaux-arts. Il faut lire les excellentes instructions que Colbert adresse à son fils pour lui tracer la voie, et les lettres qu'il écrit à Colbert de Terron, son cousin, l'habile intendant de marine à Rochefort, auquel il avait confié la charge de diriger Seignelay : Colbert s'y peint tout entier. Voici le premier Mémoire qu'il adressa à son fils. MÉMOIRE POUR MON FILS Sur ce qu'il doit observer pendant le voyage qu'il
va faire à Rochefort 11 juillet 1670. Étant persuadé, comme je le suis, qu'il a pris une bonne et ferme résolution de se rendre autant honnête homme qu'il a besoin de l'être pour soutenir dignement, avec estime et réputation, mes emplois, il est surtout nécessaire qu'il fasse toujours réflexion et s'applique avec soin au règlement de ses mœurs, et qu'il considère que la principale et seule partie d'un honnête homme est de faire toujours bien son devoir à l'égard de Dieu, d'autant que ce premier devoir tire nécessairement tous les autres après soi, et qu'il est impossible qu'il s'acquitte de tous les autres s'il manque à ce premier. Je crois lui avoir assez parlé sur ce sujet en diverses occasions, pour croire qu'il n'est pas nécessaire que je m'y étende davantage ; il doit seulement faire réflexion que je lui ai ci-devant bien fait connaître que ce premier devoir envers Dieu se pouvait accommoder fort bien avec les plaisirs et les divertissements d'un honnête homme en sa jeunesse. Après ce premier devoir, je désire qu'il fasse souvent réflexion à ses obligations envers moi, non seulement pour sa naissance, qui m'est commune avec tous les pères et qui est le plus sensible bien de la société humaine, mais même pour l'élévation dans laquelle je l'ai mis, et pour la peine et le travail que j'ai pris et que je prends tous les jours pour son éducation, et qu'il pense que le seul moyen de s'acquitter de ce qu'il me doit est de m'aider à parvenir à la fin que je souhaite : c'est-à-dire, qu'il devienne autant et plus honnête homme[3] que moi, s'il est possible, et que, en y travaillant comme je le souhaite, il satisfasse en même temps à tous ses devoirs envers Dieu, envers moi et envers tout le monde, et se donne les moyens sûrs et infaillibles de passer une vie douce et commode, ce qui ne se peut jamais qu'avec estime, réputation et règlement de mœurs. Après ces deux premiers points, et pour descendre aux détails de ce qu'il doit faire pendant son voyage, Colbert recommande à son fils de lire le Recueil des ordonnances de marine de Fontanon et les Us et Coutumes de la mer de Clairac, — de visiter l'arsenal et de l'étudier avec soin dans toutes ses parties, acquérant d'abord, excellente méthode, les connaissances générales pour descendre ensuite aux détails, — de visiter les magasins et contrôler avec les inventaires les marchandises et munitions qui y sont contenues pour vérifier si elles s'y trouvent avec la qualité et la quantité voulues, — de s'assurer si les garde-magasins font exactement leur devoir, — de visiter tous les ateliers et se rendre compte de ce qui s'y fait, — d'étudier en détail les diverses pièces qui servent à construire les vaisseaux et leur usage particulier, — d'étudier aussi en détail la construction d'un vaisseau, la manœuvre d'un vaisseau et les fonctions de chaque officier, — d'apprendre l'hydrographie et le pilotage. Seignelay devait faire cette étude sous la direction de Colbert de Terron, son cousin, intendant de Roche- fort, et devait consacrer, chaque matin, trois heures à travailler dans son cabinet. Après avoir dit, ajoute-t-il, tout ce que je crois nécessaire qu'il fasse pour son instruction, je finirai par deux points : Le premier est que toutes les peines que je me donne sont inutiles si la volonté de mon fils n'est échauffée et ne se porte d'elle-même à prendre plaisir à faire son devoir ; c'est ce qui le rendra lui-même capable de faire ses instructions, parce que c'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce que l'on doit faire, et c'est le plaisir qui donne l'application. Il sait que c'est ce que je cherche depuis si longtemps. J'espère qu'à la fin je le trouverai, et qu'il me le donnera, ou, pour mieux dire, qu'il se le donnera à lui-même, pour se donner du plaisir et de la satisfaction toute sa vie, et me payer avec usure de toute l'amitié que j'ai pour lui et dont je lui donne tant de marques. L'autre point est qu'il s'applique, sur toutes choses, à se faire aimer dans tous les lieux où il se trouvera et par toutes les personnes avec lesquelles il agira, supérieures, égales ou inférieures ; qu'il agisse avec beaucoup de civilité et de douceur avec tout le monde, et qu'il fasse en sorte que ce voyage lui concilie l'estime et l'amitié de tout ce qu'il y a de gens de mer ; en sorte que, pendant toute sa vie, ils se souviennent avec plaisir du voyage qu'il aura fait et exécutent avec amour et respect les ordres qu'il leur donnera dans toutes les fonctions de sa charge. D'après les papiers de Colbert et de Seignelay, si parfaitement étudiés par M. P. Clément, on voit que Seignelay travailla sérieusement à Rochefort ; et, dans l'une de ses réponses, il assura son père qu'il ne perdrait pas d'occasion, dans ce voyage, de lui montrer qu'il avait toute la volonté de s'appliquer à toutes les choses qui seraient de son devoir. Le 20 juillet, Colbert écrivait à M. de Terron, qui était venu chercher Seignelay à Paris pour le conduire à Rochefort ; Vous me ferez grand plaisir de me faire savoir véritablement quelle a été la conduite de mon fils pendant tout le voyage, et même pendant tout le temps qu'il demeurera. Je vous prie de ne rien celer, et soyez assuré que je tiendrai secret ce qu'il faudra, que je ne vous commettrai point, et me servirai seulement des avis que vous me donnerez pour lui donner les miens. Le 4 août, nouvelle lettre à M. de Terron : J'ai vu le mémoire de mon fils, que j'ai trouvé assez Lien, mais un peu superficiel, et sur lequel je suis persuadé qu'il n'a pas fait assez de réflexion. Son plus grand défaut, tant qu'il a été auprès de moi, a été d'attendre à l'extrémité[4], à faire ce qu'il avait à faire, se fiant à son esprit, travaillait vite, à l'extrémité. Mais comme cette précipitation ne permet pas que l'on fasse réflexion sur ce que l'on fait, il est impossible qu'il devienne jamais habile homme s'il ne change cette manière. C'est à quoi je vous prie de tenir la main ; surtout ne le flattez point du tout, particulièrement sur la facilité qu'il a de comprendre, parce que je suis extraordinairement en garde et ne crains rien tant que cette facilité, parce qu'elle le porte à avoir bonne opinion de lui et à se contenter de cette première connaissance des choses que son esprit lui donne, laquelle n'étant que superficielle ne fit jamais un habile homme. Je consens volontiers qu'il soit loué par ce qui le rend louable ; mais il faut bien lui faire connaître qu'il n'y a que la grande application à la pénétration des choses qui puisse le rendre habile. Je vous prie de voir les mémoires qu'il m'enverra et de faire en sorte qu'il les fasse propres et réguliers, afin que je puisse les faire voir au Roi. Voyez aussi tout ce que je lui écris, afin que vous puissiez prendre mon esprit et le suivre. Nous n'avons besoin que de lui donner de l'application et de faire en sorte qu'il prenne plaisir à ce qu'il fait ; mais je ne serai pas persuadé qu'il y prend plaisir jusqu'à ce que je voie des mémoires bienfaits, et sur lesquels je verrai qu'il aura fait réflexion. Le 21 août, Colbert, assez satisfait, écrit à M. de Terron : Je suis bien aise du témoignage que vous me rendez de mon fils ; j'espère qu'il deviendra tel que vous me le dites, pourvu que je puisse parvenir à lui donner du goût et du plaisir pour un aussi beau métier que celui de ma charge. Il a toutes les autres qualités qui lui sont nécessaires pour le bien faire ; mais il faut une fois parvenir à ce point. Je ne lui demande pas une application aussi grande et aussi continuelle que la mienne ; je sais bien que ce serait trop pour son âge. Aussi ne lui demandé-je pas qu'il se mette en état de satisfaire promptement à toutes mes fonctions, mais seulement qu'il se mette en état de pouvoir faire ma charge ; à quoi il peut parvenir en peu de temps, pourvu qu'il s'applique suffisamment. Vous connaissez bien que ce voyage n'est pas destiné pour son divertissement et qu'il faut qu'il serve pour lui donner une connaissance solide de la marine. S'il pouvait prendre cette connaissance sous vous, en un mois ou six semaines de temps, ce serait un très grand avantage, et ma pensée serait de l'envoyer pour autant de temps à Marseille et à Toulon, et ensuite de le faire passer en Italie. Mais comme il faut, avant toutes choses, qu'il sorte savant d'auprès de vous, je vous prie de mettre en pratique tous les moyens que vous croirez y pouvoir contribuer. Faites-lui faire exactement le désarmement des vaisseaux de M. le vice-amiral et l'armement des frégates légères qui le doivent suivre. Observez bien surtout comment il emploie son temps ; et, quoique je ne veuille pas lui retrancher toutes sortes de divertissements, il faut néanmoins lui faire connaître que, dans le temps des affaires pressées, comme aux armements et aux désarmements, il faut que le plaisir et le divertissement cèdent aux affaires. Dans le compte qu'il me rend de l'emploi de son temps, il me dit qu'il se lève à six heures du matin, qu'il travaille le matin tout entier dans sa chambre, qu'il joue après le dîner, qu'il se promène sur le port à voir les constructions le soir, et qu'il joue après le souper. Cela joint avec ce que vous avez écrit à ma femme, qu'il ne dormait que quatre ou cinq heures, me fait craindre que le jeu du soir ne consomme une bonne partie de la nuit, et il me semble que, dans cette description qu'il me fait, il emploie trop de temps au jeu. C'est ce que je vous prie de bien examiner sans lui en rien dire ; et peut-être que, si vous trouviez effectivement que cela fût, vous pourriez trouver quelque prétexte plausible pour faire demeurer à la Rochelle mes cousines, votre femme et vos filles, pour quinze jours ou trois semaines, afin que, en lui ôtant ce divertissement continuel qu'il peut prendre avec elles, il fût plus appliqué et se mît plus tôt en état de sortir de Rochefort et s'en aller ailleurs. Je sais bien que cela ne se peut guère faire sans vous incommoder ; mais je sais bien aussi que vous souffrirez volontiers cette incommodité pour un aussi grand bien que celui qu'il m'en peut arriver. Je ne vous propose pas cela comme un moyen absolument nécessaire ; mais je vous laisse à examiner si vous estimeriez à propos de le faire. Vous avouerez seulement que jouer toutes les après-dînées et tous les soirs est bien contraire à ce que je désire ; et il me semble que je vois dans ce peu de mots les causes du trop long séjour à la Rochelle et du peu de satisfaction que j'ai eu des premiers mémoires. Il faut surtout que ceci soit entre nous deux, et qu'il n'en pénètre rien. Outre l'armement et le désarmement dont je vous ai parlé, vous pourriez encore lui faire faire un projet d'instruction pour le capitaine qui commandera le Breton et les deux ancres[5] qui doivent partir pour les Indes, et un autre projet de tous les ordres, instructions et mémoires de tout ce qui est à faire pour mettre en mer l'escadre du mois d'avril prochain. Renvoyez-moi toutes les lettres écrites de ma main, d'autant que je n'en garde point de minutes[6]. A la fin du mois d'août, la chaleur et le travail rendirent Seignelay malade ; mais dès le 8 septembre il était rétabli et s'était remis au rude labeur que lui imposait son père. En octobre, Colbert l'envoya à Marseille et pria le comte de Vivonne, général des galères, de mettre son fils au courant de cette partie de la marine. En décembre, Seignelay alla à Toulon, où l'intendant, M. Matharel, lui fit étudier l'arsenal, et fut ravi de l'intelligence, de la pénétration et de l'activité du fils de Colbert[7]. Seignelay fut envoyé en Italie, en février 1671 : il devait étudier le gouvernement des divers États, prendre connaissance de leurs ressources, examiner attentivement leurs forces maritimes, l'arsenal de Venise surtout, et profiter de l'occasion pour s'occuper des beaux-arts[8]. Au retour d'Italie, en juillet 1671, Colbert envoya son fils en Angleterre et en Hollande ; il devait y étudier avec le plus grand soin toutes les questions relatives à l'artillerie et à la manœuvre des pièces. Il faut travailler à s'instruire, lui écrit Colbert[9], en sorte que mon fils puisse établir l'exercice du canon, comme celui du mousquet et de la pique ; qu'il considère que, comme la marine est nouvelle en France, nous cédons assurément à l'Angleterre et à la Hollande sur ce point, qui est le plus essentiel et le plus important, et qu'il faut qu'il se mette fortement dans l'esprit d'établir des écoles de canonniers dans tous les ports et principaux arsenaux de marine. Et quand il connaîtra, par la visite qu'il fait des marines de Hollande et d'Angleterre, la quantité de canonniers qu'il faut pour mettre en mer 120 vaisseaux de guerre, 30 frégates légères et les autres bâtiments que le Roi peut mettre à présent en mer, et le peu de canonniers qu'il y a dans le royaume, et l'importance et la nécessité de cette profession dans les combats de mer, toutes ces connaissances l'exciteront fortement à donner son application, et à mettre sa gloire et sa satisfaction à en augmenter le nombre et à les perfectionner. Il sait pour cela que les intendants de marine ont été toujours sollicités et pressés d'établir des écoles de canonniers dans tous les ports, à quoi ils n'ont point encore satisfait, à cause des grands travaux auxquels ils ont été appliqués pour mettre les établissements de marine en l'état qu'ils sont à présent. Ce travail est réservé à mon fils, et il faut qu'il se fasse une affaire d'honneur et se pique d'y réussir. Il est nécessaire qu'il sache de plus les noms et l'usage de toutes les parties des canons, des affûts, et de tous les instruments qui servent à les mettre en batterie et à les exécuter ; Qu'il sache même les différences qui se pratiquent par ces deux nations, pour prendre toujours ce qu'elles ont de bon et de meilleur que nous ; Qu'il s'informe, avec le même soin et la même application, de toutes les munitions qui se mettent dans la sainte-barbe des vaisseaux de chaque rang, lorsqu'ils sont mis en mer, afin qu'il connaisse la différence des quantités de chaque munition et marchandise de ces deux nations à nous ; Qu'il observe de même tout ce qui se pratique pour mettre un vaisseau brûlot à la mer, quelle quantité d'artifices et de quelle qualité ; Le nombre des grenades qui se mettent dans une sainte- barbe et leur usage ; Qu'il sache de même toutes manières de charger les canons, savoir : à boulets, à cartouches, à boulets d'une livre dans les canons de gros calibre, pour faire plus d'effet, à boulets à pointes, boulets à chaînes, boulets à tranchants, boulets à deux têtes, et généralement tout ce qui se peut pratiquer pour désagréer un vaisseau ennemi. Si mon fils s'acquitte bien du contenu en ce mémoire et qu'il y supplée même ce qui y pourra manquer, étant impossible à la pénétration d'un homme, quelque grande qu'elle soit, d'épuiser une matière, j'espère qu'il se rendra capable de bien servir le Roi dans un point qui est assurément le plus important de toute la marine. Colbert se révèle tout entier dans les diverses instructions qu'il rédige pour son fils ; elles attestent, en effet, des connaissances spéciales qui étonnent, car elles mettent en évidence que, s'il connaît à fond le détail des finances, des bâtiments, des haras, des forêts, du commerce, etc., il est aussi instruit dans les choses de la marine, et qu'il est, autant et plus que beaucoup de ses successeurs, au courant de tout ce qui peut intéresser les forces navales de la France et leur continuel perfectionnement. A son retour d'Angleterre, Seignelay trouva un mémoire de son père lui faisant connaître les volontés du Roi pour la marine[10]. Le Roi veut avoir toujours en mer, ou dans ses ports et arsenaux[11], 120 vaisseaux, 30 frégates légères, 20 brûlots, 24 flûtes ou bâtiments de charge (transports) ; — le Roi veut avoir toujours de puissantes escadres de vaisseaux en mer ; — S. M. veut que les arsenaux de marine soient toujours bien fournis de toutes les marchandises nécessaires pour les armements et équipements de ses vaisseaux ; — S. M. veut que les achats de toutes les armes, marchandises et munitions se fassent avec grande économie, et qu'il soit continuellement travaillé à perfectionner et maintenir tous les établissements de manufactures qu'elle a faits dans son royaume ; — le Roi veut avoir de bons officiers de marine ; — le Roi veut qu'il soit établi des écoles de pilotage et de canonniers dans tous les ports ; — le Roi veut achever l'enrôlement général de tous les matelots de son royaume ; — le Roi veut que toute la marine soit réglée par ordonnances et règlements ; — le Roi veut que toutes les mers soient nettoyées de pirates, et que tous les (bâtiments) marchands soient escortés, favorisés et protégés dans leur commerce ; — le Roi veut qu'il soit fait une description exacte de toutes les côtes de son royaume, et qu'il soit toujours travaillé dans ses ports à dresser des cartes marines sur les rapports et les journaux de ses vaisseaux de guerre. A chacun de ces titres du mémoire correspond tout le détail de ce qu'il y a à faire pour accomplir la volonté de S. M., et Colbert termine ce mémoire en disant à Seignelay : Si mon fils s'applique avec plaisir à l'exécution de tout ce qui est contenu en ce mémoire, je puis l'assurer que, assisté de l'expérience que l'âge et son application lui donneront, il parviendra avec le temps à acquérir toutes les qualités nécessaires pour bien servir le Roi, et deviendra le plus habile homme en fait de marine qu'il y ait eu peut-être jamais dans le royaume. On ne pouvait voir plus juste et mieux prédire l'avenir. Enfin, Colbert écrivit pour son fils une célèbre instruction dont nous reproduisons les parties les plus intéressantes. INSTRUCTION POUR MON FILS pour bien faire la première commission de ma charge 1671. Comme il n'y a que le plaisir que les hommes prennent à ce qu'ils font ou à ce qu'ils doivent faire qui leur donne de l'application, et qu'il n'y a que l'application qui leur acquière du mérite, d'où vient f estime et la réputation qui est la seule chose nécessaire à un homme qui a de l'honneur, il est nécessaire que mon fils cherche en lui-même et au dehors tout ce qui lui peut donner du plaisir dans les fonctions de ma charge. Pour cet effet, il doit bien penser et faire souvent réflexion sur ce que sa naissance l'aurait fait être, si Dieu n'avait pas béni mon travail, et si ce travail n'avait pas été extrême[12]. Il est donc nécessaire, pour se préparer une vie pleine de satisfaction, qu'il ait toujours dans l'esprit et devant les yeux ces deux obligations si essentielles et si considérables, l'une envers Dieu, et l'autre envers moi, afin que, y satisfaisant par les marques d'une véritable reconnaissance, il puisse se préparer une satisfaction solide et essentielle pour toute sa vie ; et ces deux devoirs peuvent servir de fondement et de base à tout le plaisir qu'il se peut donner par son travail et son application. Pour augmenter encore ce même plaisir, il doit bien considérer qu'il sert le plus grand roi du monde, et qu'il est destiné pour le servir dans une charge la plus belle de toutes celles qu'un homme de ma condition puisse avoir, et qui l'approche le plus près de sa personne ; et ainsi il est certain que, s'il a du mérite et de l'application, il peut avoir le plus bel établissement qu'il puisse désirer, et par conséquent je l'ai mis en état de n'avoir plus rien à souhaiter pendant toute sa vie. Mais, encore que je sois persuadé qu'il ne soit pas nécessaire d'autre raison pour le porter à bien faire, il est pourtant bon qu'il considère bien particulièrement cette prodigieuse application que le Roi donne à ses affaires, n'y ayant point de jour qu'il ne soit enfermé cinq à six heures pour y travailler ; qu'il considère bien la prodigieuse prospérité que ce travail lui attire, la vénération et le respect que tous les étrangers ont pour lui ; et qu'il connaisse, par comparaison, que, s'il veut se donner de l'estime et de la réputation dans sa condition, il faut qu'il imite et suive ce grand exemple qu'il a toujours devant lui. Il peut et doit encore tirer une conséquence bien certaine, qu'il est impossible de s'avancer dans les bonnes grâces d'un prince laborieux et appliqué, si l'on n'est soi-même laborieux et applique ; et que, comme le but et la fin qu'il doit se proposer à présent est de se mettre en état d'obtenir de la bonté du Roi de faire ma charge, il est impossible qu'il puisse y parvenir qu'en faisant connaître à S. M. qu'il est capable de la faire par son application et par son assiduité, qui seront les seules mesures ou du retardement ou de la proximité de cette grâce. Sur toutes ces raisons, je ne saurais presque douter qu'il ne prenne une bonne et forte résolution de s'appliquer tout de bon, et de faire connaître au Roi, par ce moyen, qu'il sera bientôt en état de le bien servir. Pour lui bien faire connaître ce qu'il faut faire pour cela, il doit savoir par cœur en quoi consiste le département de ma charge, savoir : La Maison du Roi et tout ce qui en dépend ; Paris, l'Ile-de-France et le gouvernement d'Orléans ; Les affaires générales du Clergé ; La marine, partout où elle s'étend ; Les galères ; Le commerce, tant au dedans qu'au dehors du royaume ; Les consulats ; Les compagnies des Indes orientales et occidentales, et les pays de leur concession ; Le rétablissement des haras dans tout le royaume. Pour bien s'acquitter de toutes ces fonctions, il faut s'appliquer à des choses générales et à des particulières. Les générales sont... Alors commence l'interminable série des choses que Seignelay doit connaître, étudier, vérifier, souvent apprendre par cœur, et dont la lecture, fatigante par sa longueur, peut seule donner la mesure exacte de ce que Colbert savait et de ce qu'il voulait que son fils apprît et sût parfaitement. Ainsi comprise, et avec des hommes tels que Colbert et Seignelay, la survivance des charges n'est pas une mauvaise institution ; mais ce ne peut être qu'une rare exception. On demeure réellement stupéfait en lisant cette admirable instruction, qui nous montre ce que son auteur a dû étudier et savoir pour devenir le grand ministre de la marine que nous connaissons ; et le travail énorme que Colbert a fait, il l'impose à Seignelay, qui l'accomplira à son tour ; car, si le père a créé la flotte, organisé toute l'administration de la marine, il faut que le fils conserve et perfectionne l'œuvre. Quand Colbert a fini d'indiquer à son fils, dans le plus minutieux détail, tout ce qu'il doit savoir pour connaître son métier et devenir digne de le remplacer, c'est-à-dire : organisation des nombreux services de la Maison du Roi, — administration générale de Paris, administration de la justice dans Paris, droit et ordonnances[13], rentes de l'Hôtel-de-Ville, — affaires générales du clergé, assemblées du clergé, — justice maritime, — construction, armement et manœuvres des vaisseaux, — administration et surveillance des arsenaux et magasins, — manufactures établies dans le royaume pour fournir à la marine tout ce dont elle a besoin, — marchés et adjudications, — levée des matelots, — surveillance continuelle des intendants, commissaires et officiers. —Quand Colbert a terminé la longue nomenclature des devoirs à remplir, il continue ainsi : Avant que d'entamer les choses particulières que mon fils doit faire, c'est-à-dire ce qui peut regarder sa conduite journalière, je lui dirai que je sais bien et ne m'attends pas qu'il puisse entamer toutes ces matières générales et faire des études particulières de chacune pour consommer tout son temps et s'appliquer à un travail continu. Mon intention serait seulement, pour le rendre habile, qu'il lût une fois le mois cette instruction et qu'il travaillât à s'instruire, pendant ce mois, de quelques-uns des points y contenus ; qu'il m'en parlât quelquefois, et que je lui expliquasse tout ce qui peut servir à son instruction sur chacun de ces points. Pour ce qui concerne sa conduite journalière : Il est nécessaire qu'il fasse état de tenir le cabinet[14], soit le matin, soit le soir, cinq ou six heures par jour, et, outre cela, donner un jour entier, chaque semaine, à expédier toutes les lettres et donner tous les ordres. Pour ce qui concerne ma charge : Il faut premièrement qu'il pense à bien régler sa conduite particulière ; Qu'il tienne pour maxime certaine, indubitable, et qui ne doit jamais recevoir ni atteinte, ni changement, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit ou puisse être, de ne jamais rien expédier qu'il n'ait été ordonné par le Roi ; c'est-à-dire, qu'il faut faire des mémoires de tout ce qui sera demandé, les mettre sur ma table et attendre que j'aie pris les ordres de S. M., et que j'en aie donné la résolution par écrit ; et lorsque, par son assiduité et par son travail, il pourra obtenir la grâce de prendre lui-même les ordres du Roi, il doit observer religieusement, pendant toute sa vie, cette maxime de ne jamais rien expédier qu'il n'en ait pris l'ordre de Sa Majesté. Comme le souverain but qu'il doit avoir est de se rendre agréable au Roi, il doit travailler avec grande application pendant toute sa vie à bien connaître ce qui peut être agréable à S. M., s'en faire une étude particulière ; et, comme l'assiduité auprès de sa personne peut assurément beaucoup contribuer à ce dessein, il faut se captiver et faire en sorte de ne la jamais quitter, s'il est possible. Pour tout le reste de la Cour, il faut toujours être civil, honnête et se rendre agréable à tout le monde autant qu'il sera possible ; mais il faut en même temps se tenir toujours extrêmement sur ses gardes pour ne point tomber dans aucun des inconvénients de jeu extraordinaire, d'amourettes et d'autres fautes qni flétrissent un homme pour toute sa vie. Il faut aimer surtout à faire plaisir quand l'occasion se trouve, sans préjudicier au service que l'on doit au Roi et en exécution de ses ordres. Le principal de ce point consiste à faire agréablement et promptement tout ce que le Roi ordonne pour les particuliers. Pour cet effet, il faut se faire à soi-même une loi inviolable de travailler tous les soirs à expédier tous les ordres qui auront été donnés pendant le jour, et à faire un extrait de tous les mémoires qui auront été donnés ; et, le lendemain matin, m'apporter de bonne heure toutes les expéditions résolues et les mémoires de ce qui est à résoudre, pour en parler au Roi et ensuite expédier. Il ne faut non plus manquer à faire enregistrer toutes les ordonnances et expéditions, et n'en délivrer jamais aucune que mon fils n'en ait vu et coté l'enregistrement. Toutes les expéditions qu'il fera doivent être examinées ; voir sur quelles ordonnances elles sont fondées ou elles ont rapport ; ce qui lui donnera une grande et profonde connaissance de tout ce qui passera jamais par ses mains. Pour se rendre capable et bien faire toutes sortes d'expéditions, il faut qu'il lise avec soin toutes celles que j'ai fait recueillir dans mes registres, et en fasse même des tables en différentes manières ; et en cas qu'il trouve ce travail trop long, il pourra s'en faire soulager, donner ordre de les faire ; mais il faut qu'il dirige ce travail, qu'il le voie et le corrige. Comme la marine est assurément la plus importante et la plus belle partie de mon département, il faut aussi donner plus de soins, plus de temps et plus d'application pour la bien conduire. Pour cet effet, il faut que mon fils lise lui-même, avec soin et application, tous les ordres qui ont été expédiés pour la marine depuis trois ou quatre ans ; qu'il en fasse lui-même des tables contenant la substance des ordres, afin qu'ils lui servent de principe et de fondement pour tous ceux qui seront donnés à l'avenir. Il est nécessaire qu'il se fasse un travail réglé et ordinaire de la lecture de ces ordres et lettres enregistrées et desdites tables, d'une ou deux heures par jour, y ayant apparence qu'en un mois ou six semaines de temps il en pourra venir à bout. Outre cette lecture, il faut faire état toutes les semaines de tenir une correspondance de lettres réglée avec tous les officiers de marine[15]... Le Roi m'ayant donné tous les vendredis, après le midi, pour lui rendre compte des affaires de la marine, et S. M. ayant déjà eu la bonté d'agréer que mon fils y fût présent, il faut observer avec soin cet ordre : Aussitôt que j'aurai vu toutes les dépêches, à mesure qu'elles arriveront, je les enverrai à mon fils pour les voir, en faire promptement et exactement l'extrait, lequel sera mis de sa main sur le dos de la lettre et remis en même temps sur ma table ; je mettrai un mot de ma main sur chacun article de l'extrait, contenant la réponse qu'il faudra faire aussitôt ; il faudra que mon fils fasse les réponses de sa main, que je les voie ensuite et les corrige, et quand le tout sera disposé, le vendredi nous porterons au Roi toutes les lettres, nous lui en lirons les extraits et en même temps les réponses ; si S. M. y ordonne quelque changement, il sera fait ; sinon, les réponses seront mises au net, signées et envoyées. Et ainsi, en observant cet ordre régulier avec exactitude, sans s'en départir jamais, il est certain que mon fils se mettra en état de s'acquérir de l'estime dans l'esprit du Roi. A l'égard des galères, il faut faire la même chose. Pour finir, il faut que mon fils se mette fortement dans l'esprit qu'il doit faire en sorte que le Roi retire des avantages proportionnés à la dépense qu'il fait pour la marine. Pour cela, il faut avoir toute l'application nécessaire pour faire sortir les escadres des ports au jour précis que S. M. aura donné ; que les escadres demeurent en mer jusqu'au dernier jour de leurs vivres, ou le plus près qu'il se pourra ; donner par toutes sortes de moyens de l'émulation aux officiers pour faire quelque chose d'extraordinaire, les exciter par les exemples des Anglais et des Hollandais, et généralement mettre en pratique tous les moyens imaginables pour donner de la réputation aux armes maritimes du Roi, et de la satisfaction à Sa Majesté. Je demande, sur toutes choses, à mon fils, qu'il prenne plaisir, se donne de l'application et ait de l'exactitude, de la ponctualité dans tout ce qu'il voudra et aura résolu de faire. Comme il se peut faire que la longueur de ce mémoire l'étonnera, je ne prétends pas le contraindre ni le gêner en aucune façon ; qu'il voie dans tout ce mémoire ce qu'il croira et voudra faire. Comme il se peut facilement diviser en autant de parcelles qu'il voudra, il peut examiner et choisir, par exemple, dans toute la marine, il peut se réserver un seul port ou arsenal, comme celui de Rochefort ou de Toulon, et ainsi du reste ; pourvu qu'il soit exact et ponctuel sur ce qu'il aura résolu de faire, il suffit, et je me chargerai facilement du surplus. A son tour Seignelay envoya à Colbert, en réponse à cette instruction, un mémoire de ce qu'il se proposait de faire, toutes les semaines, afin d'exécuter les ordres de son père et se rendre capable de le soulager. A toutes les résolutions de son fils, Colbert mit en marge : bon, et quelquefois il ajouta une réflexion. Je ne citerai que celle-ci, éternellement vraie : Il n'y a que le travail du soir et du matin qui puisse avancer les affaires. En 1672, Seignelay fut admis à suivre les affaires de la marine et à signer les dépêches. Pendant quatre années encore Colbert surveilla son travail et ne lui ménagea ni les conseils ni les reproches. En 1675[16], Colbert le maria à une riche héritière, mademoiselle d'Aligre, à laquelle il était fiancé depuis plusieurs années. Ce brillant mariage était dû à l'intervention du Roi, qui l'avait despotiquement imposé à la famille[17]. Trois ans après, en 1678, la jeune marquise de Seignelay mourait : elle avait été, pendant le temps de son mariage, fort humiliée de la mésalliance qu'on lui avait imposée. A la nouvelle de cette mort, Louis XIV, qui était au camp devant Ypres, écrivit aussitôt à Colbert : J'ai appris avec douleur la perte que vous avez faite. Vous savez assez l'amitié que j'ai pour vous pour croire qu'elle m'a été sensible au dernier point ; je voudrais pouvoir la soulager en quelque chose, mais je sais qu'il est difficile. J'ai permis à votre fils de s'en aller comme vous le désirez, et j'ai ordonné à Saint-Aignan[18] de l'accompagner. Croyez fermement que je prends grande part à tout ce qui vous touche, et qu'on ne peut pas avoir plus d'amitié que j'en ai pour vous. Je suis très persuadé de la joie que vous avez eue de la prise de Gand ; elle est considérable, pour le présent et pour les suites. En 1676, la sévérité de Colbert était enfin vaincue par les succès de son élève : les éloges arrivent à Seignelay. Colbert l'avait envoyé en Provence diriger quelques expéditions urgentes pour Messine. Des lettres rapides, animées, mais claires et précises[19], où tout s'enchaînait, lui rendaient compte du résultat de ce voyage. Satisfait de son fils, Colbert écrit à la marge de l'une de ces lettres : Mon fils, je n'ai presque rien à vous dire sur toutes ces dépêches, qui sont d'un autre style et tout autrement bien que tout ce que vous avez fait jusqu'à présent ; et, pour vous dire la vérité et vous répéter ce que je vous ai déjà dit : je commence à me reconnaître. Il ne reste plus à Seignelay qu'à mieux diviser ses dépêches et à les polir ; sa signature est à soigner, car elle ressemble plus à celle d'un notaire de village qu'au seing d'un secrétaire d'État. Seignelay promet de soigner son écriture, sa signature et de redoubler d'efforts pour soulager son père ; mais, dit-il en terminant sa réponse : J'ai peur d'avoir manqué, par cette lettre, à ce qui regarde l'écriture ; mais excusez, s'il vous plaît, la fatigue et l'envie de dormir, ce qu'il y a deux jours que je n'ai fait. Après la mort de Colbert (1683), Seignelay lui succéda à la marine. Deux ans après, Seignelay bombardait Alger et Gênes, et faisait baisser pavillon à Louvois. Sa vigueur, son activité, son intelligence brillaient de tout leur éclat après les affaires d'Irlande et la grande victoire de Bévéziers. La faveur de Seignelay s'élevait peu à peu sur les ruines de celle de Louvoie, qui avait trouvé dans ce jeune homme un rival redoutable, qui n'entendait être inférieur à personne. Son esprit et son instruction sérieuse et variée lui permettaient de parler facilement sur toutes choses. C'était un joli causeur, disait Michel Le Tellier, peiné, sans nul doute, de l'infériorité de Louvois, qui ne s'exprimait que lourdement. En 1688, Seignelay, veuf depuis dix ans, se remaria avec mademoiselle de Matignon, dont la grand'mère était de la maison d'Orléans-Longueville, fille d'un Bourbon. Ainsi, dit mademoiselle de Montpensier, ils ont l'honneur d'être aussi proches parents du Roi que Monsieur le Prince, Marie de Bourbon étant cousine germaine du Roi mon grand-père[20]. Cela donne un grand air à M. de Seignelay, qui, naturellement, avait assez de vanité. En 1689, Louis XIV le nomma ministre d'État. Magnifique, ami des lettres et des arts, riche, comblé des faveurs de la fortune, Seignelay mourait à Versailles le 3 novembre 1690. Quelle jeunesse ! quelle fortune ! quels établissements ! écrit madame de Sévigné en apprenant cette mort. Rien ne manquait à son bonheur ; il nous semble que c'est la splendeur qui est morte. Colbert avait formé un admirable élève, doué d'un génie
plus vaste que le sien. Saint-Simon n'hésite pas à reconnaître qu'il avait
toutes les parties d'un grand ministre d'État et désespérait M. de Louvois, qu'il mettait souvent à n'avoir pas un mot à répondre
devant le Roi. Après lui, la marine, qu'il avait portée au plus haut
point de grandeur, ne fit que décliner. Le marquis de Seignelay eut cinq fils de sa seconde femme, Catherine-Thérèse de Matignon, marquise de Lonré : 1° Marie-Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay et de Lonré, colonel du régiment de Champagne, mort en 1712 ; — 2° Paul-Édouard Colbert, comte de Creuilly, colonel de Royal-Dragons ; — 3° Louis-Henri Colbert, chevalier de Malte, dit le chevalier de Seignelay ; — 4° Charles-Éléonore Colbert, comte de Seignelay ; — 5° Théodore-Alexandre Colbert, comte de Ligny. Colbert avait réussi à faire de Seignelay un véritable ministre de la marine ; il essaya de dresser son quatrième fils, le marquis d'Ormoy et de Blainville, et d'en faire un surintendant des bâtiments du Roi. Il avait obtenu pour ce fils, en 1672, la survivance de sa charge de surintendant, bien que cet enfant n'eût que neuf ans[21]. Ses études achevées, en 1679, d'Ormoy, alors âgé de seize ans, commença à être employé aux travaux de Versailles. Il dut apprendre l'architecture avec François Blondel ; il dut surveiller les constructions et la décoration du château et du parc, et diriger l'armée d'artistes et d'ouvriers de toute espèce qui travaillaient à Versailles, à Clagny, à Trianon, à la Ménagerie ; il dut aussi s'occuper des bâtiments de Paris et de Saint-Germain. C'était une rude tâche pour un jeune homme de cet âge. Le 20 octobre 1679, le surintendant en survivance accompagnait le grand roi dans la visite que S. M. faisait dans les appartements du palais de Versailles et prenait ses ordres pour les travaux à exécuter. La visite achevée, il en rendait compte à son père, qui lui écrivit : Le compte que tu me rends est très bon. Songe bien combien il est de conséquence pour toi de plaire au Roi et de bien exécuter ses ordres. Ce soir rends-toi à Saint-Germain. Il faut faire exécuter tous ces ordres et faire en sorte que le Roi s'aperçoive que ses ordres sont plus promptement exécutés lorsqu'il te les donne que lorsqu'il les donne à un autre. Malheureusement M. d'Ormoy était non seulement trop jeune pour remplir convenablement d'aussi difficiles fonctions, mais de plus il était inappliqué ; insouciant ; il écrivait mal, il aimait trop les plaisirs de Paris et n'avait ni l'énergie ni l'intelligence de son frère aîné. Ce fut en vain que Colbert lui donna les meilleurs conseils et lui adressa les plus vertes semonces, il ne parvint pas à en faire un surintendant. Le 26 juillet 1680, Colbert écrivait à son fils : Je suis étonné que tu sois parti de Sceaux hier matin sans m'en avertir. Prends garde que cela ne t'arrive plus, parce que tu as besoin que je te répète incessamment ce que tu as à faire. Observe bien que nous n'avons plus que le mois d'août entier pour tous les ouvrages que nous avons à faire. Tu t'es chargé des logements des secrétaires d'État[22] et de l'avant- cour. Prends bien garde que rien ne manque, surtout dans les quatre pavillons. Examine aussi avec soin les deux écuries et tout le dedans du château, et rends-moi compte dès aujourd'hui de l'état de tous les ouvrages, afin que je puisse faire demain le mémoire pour envoyer au Roi et que tu en voies le style. Il faut que tu observes avec soin, outre toutes les visites que tu fais, de faire savoir à tous les ouvriers que tu leur donneras toujours un jour, ou à Versailles ou ici, pour les entendre tous, afin qu'ils puissent s'adresser à toi pour tous leurs besoins. Il faut que tu te disposes à les entendre tous avec beaucoup de patience, que tu fasses un mémoire de tout ce qu'ils demanderont, afin que tu m'en rendes compte, et que tu puisses te former le jugement sur ce qu'il faudra accorder ou refuser. Adieu. Regarde de bien faire et de me contenter. Le 10 août 1681, Colbert est absolument mécontent : d'Ormoy ne fait rien de bon. Tout ce que tu m'envoies, lui écrit-il, est si fort galopé, et tu continues si peu à l'exécution ponctuelle et exacte de tout ce que je t'ordonne, que je commence à désespérer de pouvoir rien faire de toi. Je t'ai dit que j'enverrais un courrier tous les vendredis au soir pour me rapporter les mémoires de l'état des ouvrages, et tous les mémoires et projets d'ordres- pour les paiements des ouvriers. Au lieu de te tenir à Versailles ces jours-là et de travailler avec assiduité et application à voir tous ces mémoires, à les faire et à les refaire ainsi que je te l'avais expliqué, et employer le reste du temps à bien examiner les points contenus aux mémoires que je t'ai donnés, à voir les parties[23], prendre connaissance et t'instruire à fond du prix des ouvrages, et enfin, faire une infinité de choses qui pourraient t'occuper utilement pour t'instruire, tu t'en viens galoper à Paris, sans raison, sans dessein et pour n'y rien faire ; et au lieu de donner tes mémoires à mon courrier, tu le laisses partir et tu m'envoies un laquais. Tu m'en enverras tant que tu voudras, mais il n'y en aura pas un seul de payé. Je sais bien que ton malheureux esprit te fournira quarante mille raisons pour avoir raison. Mais, quoique tu aies raison, comme tu le penses, j'achèverai ce que je n'ai déjà que trop commencé, c'est-à-dire que je défendrai que l'on n'ait aucun égard à tout ce que tu diras et que qui que ce soit ne t'obéisse. Tu ne sers qu'à embarrasser les ordres que je donne. Si tu veux bien faire, il faut exécuter ponctuellement tout ce qui est contenu au mémoire que je t'ai dicté. Si tu peux obliger M. Blondel à demeurer douze ou quinze jours à Versailles, il faut le faire et prendre tous les jours des leçons d'architecture. Sinon, il faut venir à Paris les mercredis au soir, prendre une leçon ce jour-là, le lendemain travailler trois ou quatre heures le matin, visiter les ouvrages qui se font à Paris, et t'en retourner le soir à Versailles... Dieu te veuille donner plus de sagesse et d'application que tu n'en as ! Le lendemain, 12 août, nouvelle lettre encore plus sévère[24]. Le Roi a admiré le barbouillage du plan des bois de Verrières que tu m'as envoyé, et S. M. a dit que cette saleté sentait bien son écolier et ne sentait guère un surintendant des bâtiments qui aurait de l'esprit et qui ne voudrait rien faire paraître à ses yeux qui ne fût propre et tel qu'il doit être. Je te renvoie ce beau plan. Il faut faire seulement les quatre petites routes auxquelles j'ai mis de ma main bon, et ne rien faire de toutes les autres. Depuis ton départ, je vois que tu galopes fort les bâtiments et que mes courriers te trouvent toujours à Paris, c'est-à- dire que, pour tenir cabinet et pour travailler, tu es encore un peu pire que tu n'as jamais été. Si cela continue encore une semaine, j'y remédierai en t'ôtant ton carrosse. Les esprits de rien ne trouvent rien à faire au milieu de beaucoup de travaux. C'est là ton caractère. Je vois bien que quand tu as bien galopé, tu crois n'avoir plus rien à faire. Je vois bien clairement que je ne suis pas à la fin des peines que tu me donneras ; mais, ou tu changeras, ou tu souffriras beaucoup. Les ordres les plus clairs, les réprimandes et les menaces ne servent à rien : Colbert n'a pas de prise sur ce jeune homme dissipé et paresseux, dont il a eu tort de vouloir faire un surintendant avant l'âge, et de lui donner une fonction au-dessus de ses forces. D'Ormoy envoie à son père, le 13 mars 1682, une lettre commençant ainsi : Chapelle : — l'échafaud est ôté. — J'ai envoyé ce matin à Paris, pour avoir la grille de séparation, etc. Colbert ne peut que répondre : Dis-moi, qui est-ce qui peut entendre ce que tu veux dire par ce terme chapelle ? Il faut que ta paresse soit grande, puisque tu ne veux pas faire au moins ce que tu peux pour parler et écrire correctement et en sorte que l'on puisse te comprendre. Le 25 mars 1682, Colbert envoie encore une lettre fort dure à son incorrigible coadjuteur, dont le Roi est fatigué : Si tu ne t'accoutumes pas à me rendre compte tous les soirs de ce que tu fais pendant le jour, et que tu ne t'appliques à exécuter promptement et bien tous les articles contenus en tes mémoires et tous les ordres que le Roi te donne, je t'ai déjà dit que le Roi ne me donnait qu'un mois ou deux pour voir si tu changerais, en sorte que tu es perdu si tu ne t'appliques à exciter ta fainéantise, et ta paresse, et ton inapplication. Si tu veux bien faire, il faut tous les jours te lever entre cinq et six heures du matin, aller visiter aussitôt tous les ateliers, voir si les maîtres des ouvrages y sont, compter le nombre de leurs ouvriers, visiter toujours leurs ouvrages et voir s'ils sont bons et bien travaillés, employer deux heures à cette visite, entendre tous les ouvriers, voir ce dont ils ont besoin, leur faire donner sur-le-champ, et ensuite aller dans ton cabinet travailler deux ou trois heures à revoir tous les mémoires de tout ce qu'il y a à faire, donner ordre à tout, voir, vérifier, régler les prix et arrêter des parties. Après le dîner[25], il faut encore faire une autre visite, voir les ouvrages et compter de même les ouvriers. Le soir, voir tous les plans, y faire travailler, revoir tes portefeuilles et les mettre en l'état que je t'ai dit. Je t'avais dit avant-hier, à quatre heures, qu'il fallait faire monter les trophées et les vases dès hier matin, et que le Roi les vit. Hier, à quatre heures du soir, l'engin, qui est une chose de rien, n'était pas monté. Il y a huit ou dix jours que le Roi te dit de faire mettre une barrière sous les arcades de l'escalier de la Reine ; tu dis que tu en avais donné l'ordre, quoique ce soit une sottise, puisqu'il faut le faire faire. Mallet n'en avait point entendu parler. Il n'y a point de jour où cela n'arrive et où le Roi ne le voie. Je te dis que tu es un homme perdu si cela ne change du blanc au noir, et je te dis encore que je te vois une si prodigieuse inapplication et l'esprit si éloigné de penser et de faire ce que tu dois, que c'est un miracle si tu en reviens. Mais il faut que tu t'attendes que si le Roi m'oblige de me défaire de cette charge, au lieu de 11.000 livres que je te donne, je ne pourrai plus te donner que 1.000 livres, et ainsi je congédierai tes chevaux, ton carrosse et tes valets, et tu t'apercevras alors de la différence qu'il y a entre un homme qui fait son devoir et un qui ne le fait point. Mais il sera trop tard... Quelques jours après, le 11 avril 1682, Colbert écrivait à d'Ormoy : ... Quand je pense qu'il y a deux mois entiers que le Roi te demande une petite balustrade pour sa chambre, et que tu dis tous les jours à S. M. qu'elle sera faite et posée dans six et deux jours, que tu me dis la même chose, et que j'appris hier qu'elle n'était pas chez le sculpteur, ni peut- être même commencée, je ne vois que trop d'effets de l'horrible paresse que tu as de ne vouloir jamais faire de mémoires dans ta chambre, ni jamais penser à ce que tu as à faire. Cela joint à l'envie que tu as de vouloir toujours répondre au Roi sans savoir jamais ce que tu dis, en sorte qu'il faut que tu mentes continuellement, ne me fait que trop connaître la vérité de mon pronostic que tu ne feras jamais rien. Il nous paraît bien probable que M. d'Ormoy fut la principale cause du mécontentement de Louis XIV contre Colbert, mécontentement qui éclata à propos des travaux de Versailles et de leur cherté. Colbert mort (1683), d'Ormoy fut remplacé par Louvois. Louis XIV lui donna 500.000 livres en remboursement de sa charge de surintendant des bâtiments. Vingt ans auparavant Colbert l'avait achetée 250.000 livres. Nous n'avons pas à suivre avec détail M. d'Ormoy dans le reste de son existence ; il nous suffira de dire que, sous le nouveau nom de marquis de Blainville, il prit l'épée et trompa le jugement de son père, qui l'avait déclaré incapable de rien faire de bon. M. de Blainville devint un officier fort distingué. A la bataille de Steinkerque, il commandait le régiment de Champagne, avec lequel il écrasa les gardes anglaises. En 1702, il fit une admirable défense à Kaiserswerth, où, un jour d'assaut, il repoussa l'ennemi en lui tuant 4.000 hommes. Le grade de lieutenant général fut la récompense des services de ce brave officier. En 1703, il alla commander l'infanterie de Villars et fit la campagne de 1703 en Bavière, et, à la seconde bataille de Hochstett (1704), il eut les deux jambes emportées par un boulet de canon, et alla mourir à Ulm le même jour. Saint-Simon a dit du marquis de Blainville qu'il avait toutes les parties du capitaine. M. de Blainville ne laissa qu'une fille de sa femme Gabrielle de Rochechouart Tonnay-Charente. Colbert, en le mariant, lui avait donné 400.000 livres. Les autres fils de Colbert sont : Jacques-Nicolas Colbert, archevêque de Rouen, docteur de Sorbonne, abbé du Bec, etc., mort en 1707. Il fut membre de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions et belles-lettres ; — Antoine-Martin Colbert, bailli et grand-croix de Malte, général des galères de l'ordre, commandeur de Boncourt, colonel du régiment de Champagne et brigadier des armées du Roi ; blessé mortellement à Valcourt en 1689 ; — Louis Colbert, d'abord abbé de Bonport, intendant et garde du Cabinet des livres, manuscrits et médailles de la bibliothèque du Roi, puis comte de Linières, capitaine-lieutenant des gendarmes bourguignons, marié à Marie-Louise du Bouchet, fille du marquis de Souches ; — Charles-Edouard Colbert, comte de Sceaux, colonel du régiment de Champagne, blessé mortellement à Fleurus en 1690. Les filles de Colbert firent toutes, grâce à l'intervention du Roi, de brillants mariages et entrèrent dans les plus grandes familles de France. Jeanne-Marie-Thérèse Colbert épousa en 1667 Charles- Honoré d'Albert, duc de Luynes, de Chevreuse et de Chaulnes, appelé le duc de Chevreuse[26]. Quand Louis XIV eut décidé ce mariage, il l'annonça au duc de Chaulnes[27] par la lettre suivante : Saint-Germain, 1er janvier 1667. Mon cousin, j'ai conclu le mariage du sieur de Chevreuse avec la fille aînée du sieur Colbert, et comme j'attache par ce moyen le chef et le seul héritier mâle de votre maison à celle d'un homme qui me sert dans mes plus importantes affaires avec le zèle et le succès que fait ledit sieur Colbert, j'ai bien voulu vous donner avis moi-même de cette alliance, m'assurant que vous prendrez part à la satisfaction que les deux familles en témoignent[28]. En même temps, Colbert écrivait au duc de Chaulnes : Saint-Germain, 1er janvier 1667. Le Roi, qui est bien plus le père de mes enfants que moi- même, a bien voulu penser au mariage de ma fille aînée avec M. de Chevreuse. Et, comme depuis assez longtemps madame la duchesse de Chevreuse[29] et M le duc de Luynes[30] m'ont témoigné le désirer, il ne reste plus, Monsieur, que votre agrément pour accomplir ce mariage. Nous l'attendons par le retour de ce courrier, que M. le duc de Luynes vous dépêche exprès, et je profite de cette occasion, non-seulement pour vous en donner part, mais même pour vous assurer que, outre l'avantage de ma fille, j'ai extrêmement considéré l'honneur de votre alliance et les liens d'une amitié plus étroite qu'elle pouvait produire entre nous. En quoi je vous offre, Monsieur, toute la disposition que vous pouvez désirer, et vous assure que je m'attache, par ce moyen, aux intérêts de votre maison, pour laquelle vous me trouverez toujours dans des sentiments très sincères et très passionnés[31]. M. de Chaulnes répondit : Si je n'ai pas ressenti une joie parfaite de l'honneur que S. M. a fait à mon neveu de Chevreuse d'avoir voulu conclure son mariage avec mademoiselle votre fille, c'est, Monsieur, que mon éloignement m'empêche de vous le témoigner moi-même ; mais du moins en tirerai-je cet avantage de me servir des lois anciennes des lieux où je suis, pour vous en donner de véritables marques, en adoptant par cette considération mon neveu de Chevreuse pour mon fils, et ne croyant pas pouvoir vous mieux témoigner que par ces marques l'estime particulière que je fais de l'honneur de votre alliance et de votre amitié, que je tâcherai de mériter par mes services. Le 14 janvier 1667, Colbert annonçait l'heureuse nouvelle aux échevins de Reims. Messieurs, leur écrit-il[32], je ne reçois aucune grâce de la magnificence royale de S. M. sans vous en informer, parce que je suis persuadé que vous y prenez part et que vous êtes bien aises des avantages qui arrivent à ma famille. Le Roi, qui est le prince qui récompense la fidélité de ceux qui ont l'honneur de le servir au delà de leur espérance, après toutes les grâces dont il m'a déjà comblé, a voulu faire le mariage de mes deux premières filles, savoir : de l'ainée avec M. de Chevreuse, fils unique de M. le duc de Luynes ; et de la seconde, qui n'a que dix ans, avec M. le comte de Saint-Aignan, reçu en survivance de la charge de premier gentilhomme de la Chambre. Et, comme si ce n'était pas assez de m'avoir procuré deux alliances si grandes et si considérables, S. M. a voulu leur servir de père, en leur donnant à chacune 200.000 livres, ce qui fait la plus grande partie de leur dot. J'ai estimé que je devais à l'amitié que vous avez pour moi et à celle que j'ai pour vous, de vous écrire ce détail, et par même moyen vous confirmer que personne ne sera jamais plus que moi, Messieurs, votre très humble serviteur. La Gazette de France rendit compte du mariage le 5 février. Le 2 de ce mois, dit-elle[33], se firent les fiançailles du duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes, avec la fille aînée du sieur Colbert, et en même temps celles du marquis de Lavardin avec la fille dudit duc de Luynes, le Roi et la Reine leur ayant fait l'honneur, quelques jours auparavant, de signer au contrat, ainsi que Monsieur et Madame. Notre archevêque, revêtu de ses habits pontificaux, fit la cérémonie en la maison dudit sieur Colbert, en présence du Chancelier de France, du duc et de la duchesse de Luynes, de la duchesse de Chevreuse, de la princesse de Guimené, de la princesse de Bade, du duc et de la duchesse Mazarin, du duc et de la duchesse de Saint-Aignan, de l'évêque du Mans, et de grand nombre d'autres seigneurs et dames, parents ou amis des fiancés. Cette belle et nombreuse compagnie fut ensuite régalée d'une très magnifique collation, puis d'un souper non moins superbe, servi sur trois tables et accompagné d'un excellent concert de violons avec les hautbois, à l'issue duquel il y eut une comédie française. Et ce divertissement s'étant terminé il une heure après minuit, les épousailles se firent dans la chapelle de la maison, et en présence de la même compagnie, par ledit archevêque, lequel célébra, encore pontificalement, la messe ; après quoi, les mariés furent conduits aux appartements qu'on leur avait préparés. Le duc de Chevreuse[34] était capitaine-lieutenant de la compagnie des chevau-légers de la garde du Roi ; il devint l'un des conseillers intimes de Louis XIV et ministre incognito, comme dit Saint-Simon. Le duc de Chevreuse forma, avec le duc de Beauvilliers et le duc de Bourgogne, un petit comité dirigé par Fénelon et qui n'attendait que la mort de Louis XIV pour gouverner la France. La duchesse de Chevreuse, très vertueuse et d'un caractère
parfaitement droit, était fort liée avec madame de Maintenon et fort estimée
du Roi, qui l'admettait à tous ses particuliers. Sa
figure était aimable, dit Saint-Simon ; elle
dansait parfaitement ; elle aimait à manger ; tout cela contribua à la rendre
de bonne compagnie, et la piété qui devint à la mode, mais qui avait été la
sienne dès sa jeunesse, suppléa dans les suites aux agréments. Elle fut donc
toujours de la compagnie du Roi, dès qu'il y avait des dames dans ses
particuliers, et quelque chose lui manquait quand elle se trouvait absente,
ce qui n'arrivait presque jamais. Son union avec M. de Chevreuse fut intime
toute leur vie ; celle du duc et de la duchesse de Beauvilliers pareille.
Madame de Chevreuse était sœur de madame de Beauvilliers, et n'étaient qu'un
cœur et qu'une âme ; les deux beaux-frères aussi ne furent qu'un, sans
lacune, depuis leur mariage jusqu'à leur mort ; toujours dans les mêmes lieux
tant qu'ils pouvaient ensemble, et mangeant l'un chez l'autre
continuellement. Ce fut un exemple pour la Cour que l'union intime de la
famille de M. Colbert, tant qu'il y en eut, à laquelle nulle autre ne put
atteindre, et qui contribua infiniment à la considération qu'elle sut se
conserver. Le duc de Chevreuse refit, par ce mariage, la fortune de sa maison que son père avait fort réduite ; il reçut de Colbert des biens immenses, chargea Mansart de rebâtir le château de Dampierre, dont il fit, dit Saint- Simon, un lieu charmant. Après la mort de son mari (1712), la duchesse de Chevreuse reçut du Roi une pension de 30.000 livres et vécut dans une profonde retraite jusqu'à sa mort (1732). Henriette Colbert fut mariée en 1671 à Paul de Beauvilliers, appelé successivement le comte de Saint-Aignan, le duc de Saint-Aignan, et enfin, en 1679, le duc de Beauvilliers. Le 19 janvier 1671, raconte la Gazette, le comte de Saint- Aignan, fils du duc de ce nom, premier gentilhomme de la Chambre du Roi, épousa l'une des filles du sieur Colbert, secrétaire d'État. L'évêque de Noyon ayant fait cette cérémonie, ainsi que celle des fiançailles et de la bénédiction du lit, avec trois exhortations, lesquelles furent admirées de la compagnie, composée de plusieurs princes et princesses, et de quantité de seigneurs et dames de la Cour, qui a témoigné, de même que Leurs Majestés[35], une joie extrême de cette alliance. Cette illustre assemblée fut traitée à souper par ledit sieur Colbert avec une magnificence merveilleuse ce superbe festin ayant été accompagné d'une agréable comédie par la troupe royale[36]. La future eut en dot 400.000 livres (2 millions de fr.). Louis XIV aimait beaucoup son premier gentilhomme, et, en 1685, il le nomma président du conseil royal des finances. Quand le Roi lui offrit cette charge, le duc de Beauvilliers hésita et demanda à réfléchir avant de l'accepter, et lorsqu'il vint dire au Roi qu'il l'acceptait, S. M. lui dit : Vous me faites plaisir d'accepter de bonne volonté ; car si vous vous y fussiez opposé, j'aurais usé de mon autorité. En 1689, M. de Beauvilliers devint gouverneur du duc de Bourgogne et lui donna Fénelon pour précepteur. En 1691, il fut nommé ministre d'État et mourut en 1714. La duchesse de Beauvilliers fut dame du palais de la Reine
et mourut en 1734, après avoir donné treize enfants à son mari. Saint-Simon
nous en a laissé le portrait suivant : Il n'y eut
point de femme à la Cour qui eût plus d'esprit que celle-là, plus pénétrant,
plus fin, plus juste, mais plus sage et plus réglé, et qui en fût plus maîtresse.
Jamais elle n'en voulait montrer, mais elle ne pouvait faire qu'on ne s'en
aperçût dès qu'elle ouvrait la bouche, souvent même sans parler. Il était
naturellement rempli de grâce, avec une si grande facilité d'expression,
qu'elle en était parée jusqu'à en faire oublier sa laideur, qui, bien que
sans difformité et dégoût, et avec une taille ordinaire et bien prise, était
peu commune. Elle aimait à donner, et je n'ai vu qu'elle et la Chancelière
qui eussent l'art de le faire avec un tour et des grâces aussi parfaites. Son
goût était exquis et général : meubles, parures de tout âge, table, en un mot
sur tout ; fort noble, fort magnifique, fort polie, mais avec beaucoup de
distinction et de dignité. Elle aurait eu du penchant pour le monde. Une piété
sincère dès les premières années, et le désir de plaire à M. de Beauvilliers
la retenait, mais elle y était fort propre ; et indépendamment de commerce
avec elle, on le sentait à la manière grande, noble, aisée, accueillante avec
discernement, dont elle savait tenir sa maison ou la Cour ; et les étrangers
qualifiés abondaient à dîner. Son esprit qui échappait
quelquefois, quoique toujours avec grande circonspection, se montrait, malgré
elle, assez pour faire regretter qu'elle ne lui laissât pas plus de liberté.
Sa conversation était agréable, charmante en liberté, avec des traits vifs,
fins, perçants, après lesquels il était plaisant de la voir quelquefois
courir. Ailleurs il y avait du contraint, et qui communiquait de la
contrainte ; et en tout il est vrai que fort peu de gens, même des plus
familiers, se trouvaient avec elle pleinement à l'aise, au contraire de
madame de Chevreuse qui, avec autant de piété, avait beaucoup moins d'esprit.
D'ailleurs madame de Beauvilliers était parfaitement droite et vraie, tendre
amie et parente excellente. Les aumônes et les bonnes œuvres que M. de
Beauvilliers et elle ont faites se peuvent dire immenses ; c'était leur
premier soin, et, avec la prière, leur plus chère occupation. Marie-Anne Colbert épousa, en 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal duc de Vivonne, général des galères[37]. Colbert annonça ce mariage à sa sœur, l'abbesse du Lys, et à la tante de son gendre, madame de Rochechouart, abbesse de Fontevrault. Je suis bien aise, ma chère sœur, écrit-il à l'abbesse du Lys[38], de vous donner avis du mariage que le Roi a bien voulu faire de ma dernière fille avec M. le duc de Mortemart. Vous me ferez plaisir, non-seulement de prier Dieu, mais même de recommander une affaire aussi importante que celle-là dans ma famille aux prières de votre communauté, afin qu'il plaise à Dieu donner à ce mariage ses saintes grâces et bénédictions. Le même jour il adressait à l'abbesse de Fontevrault la lettre suivante : Madame, enfin le mariage que vous avez si longtemps souhaité de M. le duc de Mortemart avec ma fille, est heureusement accompli, et je suis bien aise de vous faire le premier mes compliments sur ce sujet, et de vous assurer en même temps que, comme dans le désir de ce mariage, vous vous êtes jointe à madame de Montespan[39] pour la satisfaction de Monsieur votre neveu et le rétablissement de votre maison, avec l'assistance et les bienfaits du Roi, j'emploierai tous mes soins à concourir avec vous à ces deux fins. Je suis persuadé que ce seront les meilleurs moyens dont je me pourrai servir pour conserver l'amitié dont vous m'avez donné tant de marques qui m'obligent d'être avec beaucoup de respect... Le Roi combla de faveurs les mariés. On lit dans la Gazette[40] : Le 13 (février), le maréchal duc de Vivonne, général des galères et gouverneur de Champagne, fut reçu au Parlement et y prit place en qualité de duc de Mortemart. Le même jour, il céda son duché au marquis de Mortemart son fils. Le lendemain (14), le duc de Mortemart prêta entre les mains du Roi le serment de fidélité pour la charge de général des galères, possédée par le duc de Vivonne son père, et dont S. M. lui a accordé la survivance. Il épousa ensuite la troisième fille du sieur Colbert, ministre et secrétaire d'État. La cérémonie fut faite par l'évêque-comte de Noyon, pair de France. L'après-dînée, la duchesse de Mortemart prit le tabouret chez la Reine[41]. Le Roi lui fit ensuite l'honneur de l'aller voir chez elle, et la Reine y alla le lendemain. Le maréchal de Vivonne avait donné à son fils le duché de
Mortemart ; mais ce duché était grevé de dettes. La famille n'était pas
riche, et les bienfaits du Roi étaient
indispensables pour rétablir ses affaires. Louis XIV donna un million de
livres[42] au neveu de
madame de Montespan en considération de son mariage.
On put racheter le duché aux créanciers et remettre à flot les affaires du
jeune duc de Mortemart. Le 21 juillet 1680, Colbert écrivait au duc de Vivonne
: Je crois que vous ne serez pas fâché d'apprendre que le don du duché de Mortemart que vous avez fait il Monsieur votre fils, par son contrat de mariage, reçut hier son entier accomplissement par l'adjudication qui lui en fut faite, après les formalités d'un décret et sur toutes les oppositions des créanciers de votre maison en grand nombre ; et ce, moyennant le prix de 300.000 livres. En sorte que, par le paiement de celte somme qui a été fait, il possède à présent toutes les terres qui composent ce duché, franches et quittes de toutes les dettes de votre maison ; et comme c'est un commencement de son rétablissement dans son ancienne grandeur, j'espère que les petits soins que j'en ai pris vous seront agréables, et ne diminueront pas l'amitié que vous m'avez promise ; d'autant plus que je travaillerai toute ma vie à y correspondre sincèrement, et à vous faire connaître que je suis toujours...[43] Il annonçait en même temps la bonne nouvelle à son gendre : Vous êtes il présent, Monsieur, véritablement duc de Mortemart, les terres qui composent ce duché vous ayant été hier adjugées, après les longues formalités d'un décret, pour le prix de 300.000 livres qui ont été payées ; par conséquent vous possédez quant à présent ce duché franc et quitte de toutes les dettes de votre maison. Renouvelez en cette occasion vos remercîments à M. le maréchal, votre père, et témoignez-lui bien combien les grâces qu'il vous a faites vous touchent sensiblement. Vous savez bien que vous ne sauriez aller trop loin dans les témoignages de reconnaissance que vous lui devez. J'espère que ce commencement de rétablissement de la grandeur de votre maison en votre personne sera suivi, et que les soins que j'en veux prendre jusqu'à la fin ne diminueront pas l'amitié que vous avez pour moi, comme vous devez vous attendre au réciproque d'une grande tendresse de ma part pour vous[44]. Le jeune duc de Mortemart était fort distingué, si l'on en juge d'après le portrait qu'en fait le chevalier de Pailleroles, chargé de l'accompagner en Italie, où Colbert l'envoyait voyager. Je me confirme tous les jours de
plus en plus, écrit le chevalier à Colbert[45], dans l'opinion qu'on ne peut avoir de sentiments plus
droits, ni d'inclinations plus sages et plus réglées qu'il les a. Il est de
parfaitement bon naturel, fort doux, fort civil et fort honnête à tout le
monde, sachant pourtant fort bien faire la différence des gens. Il a plus de
discernement et de connaissance que les autres personnes de son âge, et on ne
saurait être moins enfant ou plus homme qu'il l'est déjà. Il a de l'ambition
et de la gloire, sans orgueil. Il est quelquefois un peu rêveur et mélancolique
; mais cela se dissipe facilement et ne tient point contre la bonne
compagnie, dans laquelle il est fort gai et fort agréable, et divertit fort
les autres en se divertissant fort aussi. Il aime le jeu et s'y plaît
particulièrement, mais sans se piquer ni s'inquiéter, ne jouant point mal et
ne faisant point mal ses parties. Il n'a pas la moindre disposition à aucune
sorte de débauche, et on ne voit guère tant de sobriété et de continence en
un homme de son âge. Il a beaucoup d'inclination, et du génie même, pour la
musique, et il a pris goût à la peinture, à la sculpture et à l'architecture
d'Italie. Il n'a pas mal profité de ses voyages, et il n'est pas mal instruit
des intérêts des princes qu'il a vus ou dans les États desquels il est passé.
Il serait difficile, au reste, qu'ayant été presque toujours élevé sur la mer
ou dans un camp, et s'étant trouvé maître de lui-même depuis son enfance, il
pût avoir appris ce que savent ceux qui ont fait régulièrement leurs études,
et il serait presque plus difficile encore qu'il le pût fort bien apprendre
en la place où il est, n'ayant pas même, pour le dire franchement et ne le
pas louer en tout, beaucoup d'inclination à l'étude ni à la lecture. Mais il
sait des choses de beaucoup meilleur usage, c'est-à-dire qu'il sait très bien
vivre et qu'il sait très bien le monde, de quoi il a la principale obligation
à ce très bon sens naturel que Dieu lui a donné. Je crois encore, Monseigneur, le pouvoir louer par avance d'une bonne qualité dont les jeunes hommes de la Cour et de son rang ne se piquent guère, et dont on serait mal reçu à le louer devant eux, c'est qu'il sera parfaitement bon mari ; car outre qu'il aime à faire son devoir en toutes choses et qu'il est fort persuadé et fort touché du mérite de madame la duchesse de Mortemart, cette qualité s'accorde fort avec son ambition, et il sent bien qu'elle ne nuira pas à sa fortune. Il a pour Monsieur son père toute l'affection et tout le respect d'un bon fils, estimant et honorant les bonnes qualités qui sont en lui, et il a pour vous, Monseigneur, tous les sentiments de reconnaissance et de soumission auxquels il est obligé par tant déraisons. Il m'a paru en particulier entièrement sensible à ce que vous lui avez écrit sur le duché de Mortemart, que vous lui avez si avantageusement assuré. Colbert voulait que son gendre, si bien doué, devînt un jour un marin distingué, et il dirigea son instruction comme il avait fait celle de Seignelay. Vous me remercierez un jour, lui écrit-il, de vous avoir obligé de faire ce que vous faites, c'est-à-dire ce long voyage en Italie qui l'éloignait de sa femme et lui donnait du chagrin. Seignelay était fort. lié avec son beau-frère. En 1681, au moment où Louis XIV venait de nommer M. de Mortemart, malgré ses dix-huit ans, intendant général des galères, il lui adressa la lettre suivante[46] : C'est avec bien de la joie que je vous apprends, mon cher frère, que l'on ne peut être plus content que le Roi ne l'a été de votre première campagne et de la relation que vous lui en avez faite.., J'espère que, continuant comme vous avez commencé, et vous appliquant comme vous faites à tout ce qui concerne votre charge, vous mettrez les galères sur un pied qui vous donnera beaucoup de satisfaction, et qui sera très avantageux au service de S. M. Vous jugez aisément avec quel plaisir je profiterai des occasions de faire valoir votre zèle, et quelle joie j'aurai d'apprendre que le bon ordre que je souhaite depuis si longtemps de voir établi dans les galères soit un ouvrage de votre application. Je ne doute pas que vous ne soyez aussi sensible que vous le devez être au premier succès de vos soins, et il ne me reste qu'à souhaiter que vous le soyez autant que vous le devez à la tendre amitié que j'ai pour vous. Le duc de Mortemart donnait les plus belles espérances à notre marine : en 1686, il sut, par sa ferme attitude, forcer les pirates de Tripoli à se soumettre et à rendre tous les esclaves chrétiens qu'ils avaient dans leur ville. Mais une mort prématurée l'enleva en 1688 : il n'avait que vingt-cinq ans. M. de Mortemart, dit Saint-Simon[47], était l'homme de son temps de la plus grande espérance, et, pour son âge, de la plus grande réputation. Dangeau écrit dans son journal, le 3 avril 1688 : M. de Mortemart mourut à Paris, à deux heures du matin ; il était général des galères en survivance du duc de Vivonne, son père. Le million que le Roi lui avait donné, quand il se maria, est substitué, mais non pas à perpétuité, comme on avait dit. Madame de Mortemart, sa veuve, aura 40.000 livres de rente, savoir : 100.000 écus que le Roi lui avait donnés quand elle se maria, 100.000 écus qu'elle a eus de sa famille, et 10.000 livres de douaire. En septembre 1689, le Roi lui donna l'abbaye de Beaumont auprès de Tours[48]. Saint-Simon nous apprend que, dès 1694, elle avait renoncé aux plaisirs de la Cour, auxquels elle avait pris une part active, et qu'elle s'était jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire[49]. Colbert donna à tous les membres de sa famille, qui s'en montraient dignes[50], de belles positions dans l'administration, l'armée, le clergé, la diplomatie. On a vu que trois de ses fils furent tués à l'ennemi. Un de ses frères était évêque d'Auxerre ; un autre, Édouard-François Colbert, comte de Maulevrier, mort en 1693, fut lieutenant général des armées du Roi et chevalier de ses ordres ; Charles Colbert, marquis de Croissy, fut ambassadeur à Londres. Son oncle, Pussort[51], qui dans le procès de Fouquet avait joué un rôle important et s'était montré d'une extrême sévérité, fut un conseiller d'État très capable, très laborieux et d'une grande probité. Il prit une part considérable aux travaux de législation qui se firent pendant le règne de Louis XIV. Tout en lui rendant justice, Saint-Simon l'appelle un fagot d'épines et achève le portrait en disant qu'il avait une mine de chat fâché. Nous savons déjà que Colbert de Terron (mort en 1684), cousin de Colbert, était
conseiller d'État et intendant de la marine à Rochefort ; nous avons déjà dit
que c'était un très habile administrateur. Plusieurs membres de la famille Colbert, après Colbert et Seignelay, ont été ministres sous Louis XIV. Le marquis de Croissy eut le portefeuille des Affaires étrangères en 1689. Son fils, le marquis de Torcy, lui succéda en 1696. — Nicolas Desmarets, marquis de Maillebois, neveu de Colbert[52], était entré en 1667, à l'âge de seize ans, dans les bureaux de son oncle, dont il fut l'élève. Maître des requêtes en 1674, intendant des finances en 1678, destitué en 1684, il devint ministre des finances en 1708, après la retraite de Chamillart. Desmarets trouva le Trésor vide et la France absolument ruinée ; il sut cependant trouver l'argent nécessaire aux armées et permettre à Louis XIV d'arriver à la paix d'Utrecht[53]. On trouve aussi un Edouard Colbert, marquis de Villacerf, nommé surintendant des bâtiments en 1691 (mort en 1699) ; mais il appartient à la branche des Saint- Pouange, et son élévation est l'œuvre de Louvois, bien plus que de Colbert. |
[1] JAL, Dictionnaire de Biographie et d'Histoire, 397.
[2] P. CLÉMENT, VII, XXII.
[3] Homme distingué, bien élevé.
[4] Au dernier moment.
[5] Bâtiment de transport, à fond plat.
[6] Ce n'était pas exact, car M. P. Clément a publié cette lettre sur la minute originale.
[7] Lettres, instructions et mémoires, III, 2e partie, 27.
[8] M. P. Clément a publié la relation de ce voyage, rédigée par Seignelay.
[9] Instruction pour mon fils dans son voyage d'Angleterre et de Hollande, III, 2e partie, 37.
[10] T. III, 2e partie, 39. — 24 septembre 1671.
[11] Toulon, Rochefort, Brest, le Havre et Dunkerque.
[12] Cette phrase, dit M. P. Clément, d'abord écrite par Seignelay, dans la copie de sa main qui existe à la bibliothèque nationale, a été ensuite biffée.
[13] Il est nécessaire, dit Colbert, que mon fils repasse quelquefois sur l'étude du droit et des ordonnances qu'il a faite, et particulièrement ces dernières ; il faut que toute sa vie il les étudie en tous rencontres, et qu'il paraisse en toutes occasions qu'il les sache parfaitement ; qu'il revoie et relise avec soin tous les traités particuliers qui ont été faits pour lui par les plus habiles avocats du Parlement. M. P. Clément cite les titres de ces nombreux traités, conservés à la Bibliothèque nationale, et traitant des assemblées du clergé, des décimes du clergé, des levées qui se peuvent faire sur le clergé, des rentes du clergé, des libertés de l'Église gallicane, des États-Généraux, du domaine, des coutumes, des universités, de la noblesse, du mariage, des ducs et comtes pairs de France, de l'ancienne langue gauloise, etc. Baluze, Patru, Foucault, Bourzéis, Ragueneau, du Pré, Petit, Le Camus, Gomont en étaient les auteurs. — Il paraîtrait qu'une partie de ces manuscrits passa en Hollande, où ils furent mis en vente en 1762. Voir le catalogue imprimé à la Haye, chez Hondt. Que sont devenus ces manuscrits ? — (Droit public de la France, ouvrage posthume de l'abbé Fleury, 1788, in-12, avertissement, IV-V.)
[14] Recevoir chez lui, donner audience.
[15] A Toulon, Arles, Rochefort, la Rochelle, Nantes, Brest, Saint-Malo, le Havre, Dunkerque, en Bourgogne, Dauphiné, Lyonnais, et Nivernais, pour les manufactures, les fers et les bois, et avec les ambassadeurs du Roi dans les pays maritimes.
[16] Le 8 février.
[17] Voir la lettre de Louis XIV au marquis de Mortemart dans : P. CLÉMENT (Lettres, etc., t. VII, 354. — Le mariage de Seignelay, résolu dès 1668, ne se fit qu'en 1675. Le Roi avait agréé, à cette occasion, que Colbert se démît, en faveur de son fils, de la charge de trésorier de l'ordre du Saint-Esprit, et qu'il continuât cependant à en porterie cordon (Gazette, 1675, p. 108).
[18] Beau-frère de Seignelay.
[19] P. CLÉMENT, III, 2e partie, p. XII ; VII, p. XXIV.
[20] Henri IV.
[21] Les détails de cette biographie, jusqu'à présent si peu connue, sont dus à M. P. Margry. On les trouve dans le grand ouvrage de M. P. Clément, t. VII.
[22] Les ailes des ministres dans l'avant-cour du château de Versailles.
[23] Mémoire ou compte, dans lequel sont énumérés les articles faits ou fournis.
[24] Lettres, instructions et mémoires, VII, CL.
[25] On dînait alors vers midi.
[26] La future avait reçu une dot de 384.000 livres (1,900.000 fr.) comptant et 15.000 livres (75.000 fr.) en pierreries.
[27] Ambassadeur à Rome. Le duc de Chaulnes était fils de l'un des frères du connétable de Luynes.
[28] Lettres, instructions et mémoires, VII, 349. M. P. Clément a publié en note la réponse que fit M. de Chaulnes à Louis XIV ; il exprime au Roi sa satisfaction de l'honneur que S. M. a fait à M. de Chevreuse d'avoir conclu son mariage avec mademoiselle Colbert.
[29] Marie de Rohan, mariée en 1617 à Charles d'Albert, duc de Luynes et connétable de France, et en secondes noces, en 1621, au duc de Chevreuse, mort en 1657. Elle était la grand'mère du duc de Chevreuse.
[30] Louis-Charles d'Albert, duc de Luynes, fils unique du connétable, mort en 1690.
[31] Lettres, instructions et mémoires, VII, 43.
[32] Lettres, instructions et mémoires, VII, 44.
[33] Gazette de France, 1667, p. 132.
[34] Voir l'article que nous avons donné à la Biographie universelle de Michaud (nouvelle édition) sur le duc de Chevreuse, article rédigé d'après divers manuscrits conservés dans les archives du château de Dampierre.
[35] Le Roi et la Reine signèrent aux contrats de tous les enfants de Colbert.
[36] Gazette de France, 1671, p. 83.
[37] Et lui-même général des galères en survivance.
[38] Le 17 février 1679. Lettres, instructions et mémoires, VII, 85.
[39] Sœur de l'abbesse de Fontevrault, Madame de Montespan était alors toute-puissante à la Cour.
[40] 1679, p. 85-86.
[41] Les duchesses seules s'asseyaient chez la Reine, et encore sur un tabouret. Les autres femmes restaient debout ou s'asseyaient par terre sur un carreau ou coussin.
[42] 5 millions d'aujourd'hui. — La future eut 400.000 livres (2 millions) de dot.
[43] Lettres, instructions et mémoires, VII, 116.
[44] Lettres, instructions et mémoires, VII, 117.
[45] Lettres, instructions et mémoires, VII, 369. — Juin 1680.
[46] 27 juillet 1681. — Lettres, instructions et mémoires, III, XV.
[47] Addition au Journal de Dangeau, II, 124.
[48] DANGEAU, II, 477.
[49] Addition au Journal de Dangeau, IV, 436.
[50] Un de ses cousins, Colbert de Saint-Marc, conseiller au parlement de Metz, avait été nommé intendant d'Alsace, et remplissait mal ses fonctions. Après de nombreuses réprimandes fort sévères, Colbert le révoqua et le renvoya au parlement de Metz (Lettres, instructions et mémoires, V, XV).
[51] Frère de la mère de Colbert.
[52] Fils de Marie Colbert, sœur du ministre.
[53] Desmarets est le père du maréchal de Maillebois.