Le 29 août 1619 on baptisait, à Reims, dans l'église de Saint-Hilaire, Jean-Baptiste Colbert, fils de Nicolas Colbert et de Marie Pussort. La famille des Colbert était fort nombreuse et établie depuis longtemps à Reims et à Troyes ; la plupart de ses membres avaient été ou étaient dans le commerce : quelques-uns cependant, poussés par l'esprit général de la bourgeoisie à toutes les époques de notre histoire, avaient acheté, dès la fin du XVIe siècle, diverses charges publiques et portaient des noms de terres. Dès lors il y eut des Colbert marchands et des Colbert fonctionnaires de l'État. On trouve, en effet, en 1489, un Jean Colbert, maçon, dont les petits-fils furent : l'un, lieutenant général civil et criminel ; l'autre, Jean Colbert, sieur de Crèvecœur, garde des sceaux du bailliage de Vermandois[1]. Arrivent ensuite un Simon Colbert et un Nicolas Colbert, serviteurs du Roi, et un Jean Colbert, sieur de Terron, marquis de Bourbonne, conseiller d'État. Les filles de ces Colbert, bien dotées, s'allient à la noblesse. En même temps on trouve des Colbert apothicaires, épiciers, peigneurs de laines, laboureurs, quincaillers, maréchaux, estaminiers, drapiers, sergiers. L'un des plus importants de ces Colbert marchands fut Oudard ou Odard Colbert, banquier et négociant de Troyes. Il faisait en grand le commerce des blés, des vins et des étoffes ; il avait des comptoirs à Anvers, à Francfort, à Lyon, à Venise et à Florence. Retiré des affaires, il acheta une charge de secrétaire du Roi et devint possesseur du domaine de Villacerf, à deux lieues de Troyes. Odard Colbert est la tige des Colbert de Saint-Pouange et de Villacerf. Tous les contemporains savaient que Colbert était fils d'un marchand de Reims, vendant des étoffes de laine, draps et camelots, à l'enseigne du Long-Vêtu, qui acheta plus tard la terre de Vandières, une charge de secrétaire du Roi et devint enfin payeur des rentes de l'Hôtel de ville de Paris. Colbert lui-même avait écrit, dans les belles instructions adressées à Seignelay : Mon fils doit bien penser et faire souvent réflexion sur ce que sa naissance l'aurait fait être, si Dieu n'avait pas béni mon travail, et si ce travail n'avait pas été extrême. Cependant, cédant à ce besoin de s'anoblir qui dominait alors la haute bourgeoisie, Colbert prétendit descendre d'une famille noble d'Écosse, les Kolbert, venue en France au XIIIe siècle. Les preuves s'en trouvèrent, dit l'abbé Legendre[2], dans le cabinet du sieur d'Hozier, qui était en réputation de créer des généalogies à ceux qui le payaient bien. On envoya une mission en Écosse ; un bill du Parlement, en date de 1681, admit le fait, et, quelque temps après, on découvrit, dans l'église des Cordeliers de Reims, une tombe de marbre noir, avec un écusson au milieu duquel figurait la couleuvre tortillée en pal[3]. Autour de cette pierre, posée au bas des marches d'un autel, était gravée l'épitaphe suivante : Cy-git ly preux chevalier Richard Colbert dit ly Escossois ki f..... 1300. Priez pour l'âme de ly. Colbert conduisit un jour son gendre, le duc de Chevreuse, devant l'autel des Cordeliers, et le fit placer de telle sorte que cette inscription, à moitié effacée, ne pût échapper à son attention. Il faut lire le récit de cette visite dans les Mémoires de l'abbé de Choisy. Colbert se piquait d'une grande
naissance, et avait là- dessus un furieux faible. Je ne sais s'il avait tort
ou raison ; je m'en rapporte aux généalogistes. Il fit enlever la nuit, dans
l'église des Cordeliers de Reims, une tombe de pierre où était l'épitaphe de
son grand-père, marchand de laine, demeurant à l'enseigne du Long-Vêtu, et en
fit mettre une autre d'une vieille pierre où l'on avait gravé en vieux
langage les hauts faits du preux chevalier Colbert, originaire d'Écosse.
L'archevêque de Reims m'a conté que quelque temps après, la Cour ayant passé
à Reims, M. Colbert l'alla voir, suivi du marquis de Seignelay, son fils, et
des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, ses gendres ; et qu'après une courte
visite il remonta en carrosse et dit au cocher : Aux Cordeliers. L'archevêque,
curieux, envoya un grison[4] voir ce qu'ils y faisaient ; et il trouva M. Colbert à
genoux sur la prétendue tombe de ses ancêtres, disant des sept psaumes, et en
faisant dire à ses gendres fort dévotement. Il croyait tromper tout
l'univers, ajouta le bon archevêque ; et ce qui est plaisant, c'est que M. de
Seignelay était dans la bonne foi et se croyait descendu des rois d'Écosse.
Il avait nommé un fils Édouard, à cause, disait-il, que les aînés de sa
maison en Écosse avaient tous porté ce nom-là. Un ministre m'a pourtant dit
que M. Colbert, en frappant son fils aîné avec les pincettes de son feu (ce qui lui est arrivé plus d'une fois), lui disait en colère : Coquin, tu n'es qu'un petit
bourgeois ; et si nous trompons le public, je veux du moins que tu saches qui
tu es. Pour résumer, je conclus, avec M. P. Clément, que : dans l'opinion de personnes très compétentes et tout à fait désintéressées, les généalogies tendant, à prouver que la famille de Colbert est d'origine écossaise reposent sur des bases fantastiques et n'ont aucune authenticité[5]. L'invention du chevalier écossais n'avait d'autre but que de faciliter le mariage des enfants de Colbert avec la haute noblesse. Nicolas Colbert, sieur de Vandières, père (lu ministre, eut dix enfants : 1. Jean-Baptiste Colbert, ministre ; — 2. Charles Colbert, marquis de Croissy, ambassadeur et ministre ; — 3. Nicolas Colbert, évêque de Luçon, puis d'Auxerre ; — 4. François-Édouard Colbert, comte de Maulevrier, lieutenant général des aimées du Roi ; — 5. Antoine Martin, né à Paris en 1638, mort jeune[6] ; — 6. Marie Colbert, femme de Jean Desmarets, trésorier de France à Soissons ; - 7. Cécile Colbert, abbesse du Lys ; — 8. Louise-Antoinette Colbert, religieuse à Paris et depuis prieure de la Visitation de Rouen ; — 9. Claire Colbert, abbesse de Sainte-Claire de Reims ; — 10. Agnès Colbert, religieuse et abbesse de Sainte-Claire. On a prétendu que Colbert n'avait reçu qu'une instruction fort médiocre et qu'il ne savait pas le latin. L'abbé de Choisy, dans le portrait qu'il a fait de Colbert, et que nous reproduirons plus loin, a accrédité cette erreur. Colbert fit ses études aux Jésuites de Reims[7], et si l'on en croyait Olivier d'Ormesson[8], personnage fort hostile à Colbert, son esprit lourd fut cause qu'il était toujours le dernier dans les classes du collège de Reims. Ses études finies, on l'envoya à Lyon, dans une maison de commerce[9], pour y apprendre la marchandise, et si, parmi tant de ministres des finances des siècles passés, on s'étonne de rencontrer cette figure originale de Colbert, probe, laborieux, intelligent en affaires, on en trouve l'explication dans cette première et forte éducation commerciale puisée dans sa famille et surtout à l'école d'Odard Colbert. Revenu à Paris, il fut placé chez le notaire Chapelain, père du poète, puis il entra dans un bureau de finance. Enfin, en 1640, son cousin, J.-B. Colbert de Saint-Pouange, qui était l'un des commis de la Guerre depuis 1636, le fit entrer au ministère de la Guerre, alors dirigé par M. Des Noyers. Ainsi Colbert a commencé à servir l'État sous Richelieu ; il a été formé à l'école du Cardinal et de M. Des Noyers, et pendant près de trois ans il a été bien placé pour apprécier ce qu'avaient de grandeur sérieuse l'administration et la politique de celui qu'il appela toujours le Grand Cardinal, titre qu'il ne donna jamais à Mazarin. Peu de temps après son entrée au ministère de la Guerre, Colbert fut chargé de la conduite d'un régiment envoyé à Dreux pour y réprimer une sédition. La mort de Richelieu amena la retraite de M. Des Noyers et son remplacement par Michel Le Tellier, beau-frère de Saint-Pouange[10], qui devint premier commis de la Guerre et fit avancer son cousin. Nous voyons, en effet, Colbert nommé commissaire aux revues[11] et mériter les félicitations du ministre pour son activité, sa capacité et sa fidélité (1644) ; aussi fut-il employé dans plusieurs affaires difficiles. En 1649, il est attaché au service particulier de Le Tellier, qui le fait nommer conseiller d'État et fait signaler, dans le brevet de cette charge, sa capacité, son expérience des affaires, sa prudence, sa bonne conduite, sa fidélité et son affection[12]. En même temps Colbert, qui avait su gagner toute la faveur de Le Tellier, était devenu l'intermédiaire de ce ministre auprès de Mazarin, pour lequel Colbert ne paraît pas avoir eu d'abord beaucoup d'estime, ne pouvant s'accommoder, disait-il, de l'irrésolution du Cardinal et de l'impossibilité où il était de s'occuper de deux affaires à la fois. Dans ces premiers temps Colbert ne plaisait pas davantage à Mazarin, qui le recevait quelquefois fort mal. Le 23 juin 1650[13], Colbert informait Le Tellier qu'il s'était présenté à Son Éminence, qui l'avait reçu de la même façon que le matin, en lui tournant le derrière, et ne lui donnant pas la liberté de l'approcher, ce qui lui fit croire qu'il ne voulait plus qu'il traitât d'affaires avec lui. Je vous puis assurer, Monseigneur, que toutes ces rebuffades me touchent si sensiblement que, n'était l'obéissance aveugle que je dois à vos commandements, je me serais retiré, ne pouvant souffrir qu'avec beaucoup de peine et de répugnance ces sortes de traitements, particulièrement d'un homme pour lequel je n'ai aucune estime[14]. Quelques jours après, Mazarin s'étant un peu radouci, Colbert reprit son travail auprès de Son Éminence[15]. A cette époque Colbert n'avait pas cette mine refrognée dont parle l'abbé de Choisy. Son portrait peint par Philippe de Champagne[16] le présente avec une figure aimable et souriante ; son costume est alors celui du temps de Louis XIII, si plein d'élégance ; ses cheveux sont longs et accompagnent bien le visage. Plus tard la lourde et disgracieuse perruque louis-quatorzienne, l'âge et le souci des affaires lui donneront l'air grave et sévère qu'accusent ses médailles et le portrait de Mignard[17]. C'est du Colbert déjà vieux que l'abbé de Choisy fait le portrait suivant : Colbert avait le visage naturellement refrogné. Ses yeux creux, ses sourcils épais et noirs lui faisaient une mine austère et lui rendaient le premier abord sauvage et négatif ; mais dans la suite, en l'apprivoisant, on le trouvait assez facile, expéditif et d'une sûreté inébranlable. Il était persuadé que la bonne foi dans les affaires en était le fondement solide. Une application infinie et un désir insatiable d'apprendre lui tenaient lieu de science. Plus il était ignorant, plus il affectait de paraître savant, citant quelquefois hors de propos des passages latins qu'il avait appris par cœur et que ses docteurs à gages lui avaient expliqués[18]. Nulle passion depuis qu'il avait quitté le vin. Olivier d'Ormesson indique cependant une autre passion, la danse : M. Carpentier m'a dit que M. Colbert dansait fort bien, et que c'était sa plus forte passion. J'ai appris que le soir des fiançailles de sa fille[19], il avait dansé, dans son domestique[20], deux courantes, et fort bien[21]. |
[1] Mort en 1583.
[2] Mémoires, p. 66.
[3] Les armes des Colbert étaient d'or à la couleuvre (coluber) en pal tortillé ci azur.
[4] Valet sans livrée, habillé de gris, employé à quelque mission secrète.
[5] Tome 1er, page 473.
[6] JAL, Dict. de Biographie et d'Histoire, 396.
[7] Voyez la lettre de l'abbé Nicolas Colbert, citée par P. Clément, I, XXIV.
[8] Journal d'Olivier d'Ormesson, II, 487.
[9] Probablement dans une des maisons d'Odart Colbert.
[10] Saint-Pouange avait épousé, en 1628, la sœur de Michel Le Tellier, Claudon Le Tellier.
[11] Lettres, instructions et mémoires de Colbert, VII, 336.
[12] Lettres, instructions et mémoires, VII, IV. - Nommé conseiller d'État en 1649, Colbert fut maintenu dans la réorganisation de 1654 (VII, 338).
[13] Colbert était, à la Fère, auprès de Mazarin.
[14] Lettres, instructions et mémoires, I, 14.
[15] Lettres, instructions et mémoires, I, p. 16.
[16] Gravé par Nanteuil et par Savart.
[17] Gravé par Pinssio.
[18] Ceci est inexact : Ce qui le prouve, dit P. Clément (I, XXIV), c'est qu'en adressant, le 26 juillet 1653, à Mazarin, des devises latines pour les drapeaux des troupes de l'infanterie et de la cavalerie, Colbert parle de ces devises en homme qui les comprend.
[19] La duchesse de Chevreuse.
[20] Dans son intérieur, chez lui.
[21] Journal d'Olivier d'Ormesson, II, 487.