Note
lue à l’Académie des sciences morales et politiques, en janvier 1880. — I —La question de la suppression violente ou de l’extinction progressive de l’institut druidique, après la conquête romaine, est encore un sujet de discussion. Y eut-il persécution ? Je le crois ; mais je pense que ce fut une persécution d’une nature particulière, et que la conduite tenue par Auguste et Tibère envers les Druides détermina celle que Trajan suivit à l’égard des chrétiens. Pour la bien comprendre, il importe de replacer les textes dans le milieu historique auquel ils se rapportent, sans qu’il soit nécessaire de les citer à nouveau. César avait soumis — II —Auguste fit une autre réforme d’une extrême importance. Les Romains étaient fort tolérants à l’égard des cultes étrangers. Comme leurs dieux se comptaient par milliers, quelques-uns de plus ou de moins importaient peu. Aussi quand les Romains avaient soumis un peuple, ils lui prenaient ses divinités, les mettaient dans leur catalogue, quelquefois dans leurs temples, et tout était dit : l’Olympe s’étendait comme l’empire. Le procédé réussit partout, excepté avec les Juifs qui, croyant à un Dieu unique, ne pouvaient accepter cette union sacrilège, et avec les Druides qui, formant un clergé national, perdaient leur pouvoir, si leurs dieux perdaient le caractère gaulois. Au lieu de proscrire ces dieux, Auguste, qui répugnait aux violences depuis qu’il pouvait s’en passer, les respecta et s’en servit : c’était plus honnête et surtout plus utile. On connaît mal l’organisation religieuse de l’empire ; cependant les inscriptions montrent en beaucoup de cités un flamine perpétuel. C’était un citoyen qui avait passé par toutes les charges municipales, omnibus honoribus functus. Ce prêtre, le personnage le plus considérable de la cité, jouait sans doute dans sa ville le rôle rempli à Rome par le pontife Maxime, et celui que l’évêque chrétien remplira plus tard dans sa cité épiscopale. Voué au culte des divinités locales, mais aussi à celui des dieux de l’empire, ce flamine devait repousser des autels l’ancien prêtre de Teutatès et d’Ésus. A Rome, Auguste avait reconstitué le culte des Lares, ces dieux du coin de rue et du foyer domestique, que le petit peuple préférait aux grandes divinités du Capitole, qui étaient faits pour le quartier, pour la maison, et qu’on aimait d’autant plus qu’on les croyait plus rapprochés de leurs adorateurs. Chaque cité gauloise avait aussi des dieux protecteurs qu’elle vénérait particulièrement. Auguste reconnut en eux des divinités tutélaires, semblables aux Lares de Rome ; il honora leurs autels ; le Romain y fit, comme l’indigène, les libations et les offrandes accoutumées, et ces Lares gaulois ajoutèrent à leur nom celui du prince qui leur ouvrait le Panthéon de l’empire. Ils s’appelèrent les Lares augustes : mot à double sens, où l’on pouvait voir, selon sa fantaisie, un souvenir de l’empereur ou une attestation de la sainteté des Lares. Un ordre nouveau de prêtres fut nécessaire pour cette religion à la fois ancienne et nouvelle. A raison des dépenses nécessitées par les sacrifices, les banquets sacrés et les jeux qui étaient une partie du culte, ces prêtres furent de riches plébéiens, severi Augustales, élus tous les ans et qui, au sortir de charge, formaient la confrérie puissante des Augustaux. — III —Cette réforme religieuse fut complétée par la grande
institution lyonnaise, l’assemblée des députés élus par les cités des trois
Gaules et qui se réunissait chaque année autour de l’autel de Rome et
d’Auguste, au confluent de Auguste fit aux Druides une guerre qui fut plus directe, sans être, d’après les idées des anciens, plus injuste. De toutes les cérémonies druidiques, celle qui attirait sûrement la foule, qui excitait d’ardentes émotions et assurait le crédit de ces ministres d’un culte terrible, était le sacrifice humain. Mais les Druides n’avaient plus de captifs il immoler, puisqu’il n’y avait plus de guerre entre les cités[2], et Rome ne laissait pas à ses sujets le jus necis, excepté aux villes fédérées. Un sénatus-consulte, de l’an 94 av. J.-C., interdisait aux Romains et à leurs sujets les sacrifices humains ; les Gaulois entrant dans la société romaine furent soumis à ses lois générales : Auguste n’autorisa que de légères libations de sang offertes par des victimes volontaires. C’était enlever au culte druidique son principal attrait, ces spectacles de mort qui, à Rome, faisaient courir le peuple entier aux combats de gladiateurs, et qui, dans l’ancienne Gaule, amenaient aux pieds des Druides d’innombrables multitudes. Une autre loi, bien vieille puisqu’elle est écrite aux Douze Tables, défendait sous peine de mort les assemblées nocturnes, qui cœtus nocturnos agitaverit, capital esto. Cette loi de police fut certainement mise en vigueur en Gaule, comme partout, et les gouverneurs, en la faisant exécuter, ont ôté aux Druides le moyen puissant des prédications incendiaires. Auguste avait supprimé les associations qui n’étaient point consacrées par un sénatus-consulte, collegia, præter antiqua et legitima, dissolvit. Il ne pouvait donc reconnaître l’existence légale à l’institut druidique. Mais enlever à cette grande corporation le droit de réunion, c’était briser tous ses liens et la dissoudre. Enfin il déclara que les adhérents de l’ancienne religion
n’obtiendraient jamais le droit de cité romaine qui pouvait conduire aux
grandes charges de l’empire, puisqu’on avait vu récemment le gaditain Balbus
revêtu de la toge consulaire. Cette décision écartait de l’ancien culte ceux
à qui l’ambition faisait tourner les yeux vers Rome ; et ceux-là étaient tous
les notables de — IV —Toutes ces mesures étaient encore, de la part d’Auguste et aux yeux des Romains, l’exercice d’un droit et non pas une violence, puisqu’elles étaient l’application aux vaincus de lois faites pour les vainqueurs ; mais, en les prenant, l’empereur portait un coup mortel à l’institut druidique. Sous Tibère éclata la révolte de Julius et de Sacrovir qui jeta l’effroi clans Rome. Tacite la raconte sans rien dire de la répression qui la suivit, et qui, attendu le caractère du prince, doit avoir été inexorable. Le peintre inimitable des tragédies de Rome s’inquiète peu des sujets ; aussi ne mentionne-t-il pas les moyens employés par Tibère pour prévenir le retour d’une rébellion gauloise. Un sénatus-consulte perdu au Digeste, et dont on trouve l’application quelques années plus tard, nous montre l’arme dont Tibère se servit. Afin d’empêcher les Druides de parler au nom du Ciel à des esprits faciles à enflammer, et d’entretenir la superstition par des sortilèges et des incantations, leurs pratiques furent assimilées au crime de magie, qui, pour un provincial, entraînait la mort. C’était la peine portée par les Douze Tables contre : les enchanteurs, Cereri necator, et celle que le sénat républicain avait appliquée aux fauteurs des Bacchanales. Le sénatus-consulte dont nous parlons[3] étendit aux magiciens la peine décrétée par la lex Cornelia de sicariis et veneficiis ; les empoisonneurs de l’esprit furent mis au même rang que les empoisonneurs du corps. Cette loi fut appliquée sous Claude à un chevalier romain, surpris au tribunal avec un œuf de serpent, qui, selon la croyance druidique, devait lui faire gagner son procès. Suétone prétend que Claude abolit complètement la religion des Druides. Je crois que ce prince renouvela simplement les prescriptions d’Auguste et de Tibère, et elles étaient suffisantes, puisque Vespasien n’y ajouta rien après la grande révolte de 71, que les prédications des Druides avaient encouragée. Mais on ne peut donner à des exécutions partielles le
caractère d’une persécution générale. Si un certain nombre de Druides,
contempteurs avérés des lois de l’empire, ont dû périr, beaucoup ont pu
échapper par l’obscurité de leur vie. Ainsi s’expliquent les passages des
auteurs qui datent des règnes de Tibère et de Claude l’abolition de la
vieille religion gauloise, et de ceux qui montrent des Druides en Gaule deux
ou trois siècles plus tard. Les dieux meurent avant que tous leurs autels ne
tombent, et des restes de druidisme ont survécu longtemps à la ruine du grand
corps sacerdotal qui avait gouverné En résumé, Auguste ne violenta pas les consciences, mais il ne laissa point de place aux Druides dans l’organisation sociale qu’il donna aux provinces gauloises, et il les réduisit à vivre dans l’ombre et le silence, en leur interdisant les actes contraires aux lois générales de l’empire. Tibère leur appliqua d’autres lois républicaines ; il proscrivit les pratiques qui paraissaient entachées de magie ; et comme les Druides s’occupaient bien plus de sorcellerie que de science, vates et medici, il se trouva malheureusement que la loi établie pouvait les frapper. Le druidisme était, dans l’immense empire, un corps étranger et une cause de malaise. Les empereurs cherchèrent non pas à l’extirper, mais à le rendre inerte et par conséquent inoffensif. Il y eut certainement de nombreuses victimes ; mais ni Tibère ni Claude ne semblent avoir ordonné la recherche des fauteurs de l’ancien culte, inquisitio ; ils ont puni les actes extérieurs, la manifestation publique de druidisme, qui était une publique révolte contre la loi et les magistrats. C’est la règle de conduite prescrite par Trajan à Pline à l’égard des chrétiens : Ne faites pas recherche des chrétiens, lui écrivit-il ; mais s’ils sont accusés et convaincus, punissez-les. Ne recevez pas d’accusations anonymes et ne condamnez point sur des soupçons. La tradition avait une grande force à Rome ; les précédents y faisaient longtemps autorité. Je crois que ce que nous savons de la politique de Trajan nous dit quelle avait été celle de Claude et de Tibère. Il n’est pas besoin d’ajouter que des exécutions commandées par la politique sont réprouvées par la conscience ; mais l’histoire est tenue de juger les anciens d’après les idées anciennes ; elle doit chercher pourquoi ils ont agi comme nous n’agirions pas, et, dans certains cas, elle réclame les circonstances atténuantes au bénéfice des persécuteurs, tout en réprouvant la persécution. |
[1] Dion, III, 22.
[2] Bellum quod ante Cæsaris adventum fere quotannis accidere solebat (qu'il survient quelque guerre, ce qui, avant l'arrivée de César, avait lieu presque tous les ans), de Bello Gall., VI, 15.
[3] Ex Sc.... ejus legis [Corn. de sic. et venef] pana damnari jubetur qui mala sacrificia fecerit, habuerit (Digeste, XLVIII, 8, 13).