I. — TENTATIVE D’UNE RESTAURATION
SÉNATORIALE ; TACITE ET FLORIANUS. (25 SEPTEMBRE 275-JUILLET 276.)
La mort d’Aurélien eut des suites étranges : durant six
mois l’empire demeura sans chef. Il avait rétabli l’ordre d’une main si
vigoureuse, que tout continua d’aller comme s’il eût été vivant : le
magistrat restait à ses fonctions, le peuple à ses affaires, et l’armée,
chose plus inattendue, à ses exercices. Cette paix d’un long interrègne, le
premier et le seul que l’empire ait jamais vu, en dit plus en faveur
d’Aurélien que tous nos éloges. Enfin, on reconnaissait en lui le
restaurateur de l’empire, le prince qui avait mis un terme aux usurpations,
pacifié les provinces, rendu aux légions l’honneur des armes, à Rome sa
grandeur. Il y eut, pour un moment, comme une renaissance d’esprit public et
de patriotisme. Honteuse de n’avoir pas su préserver son glorieux général
d’une vulgaire conspiration, l’armée se punit elle-même en refusant d’exercer
le droit qui semblait lui être à présent reconnu, celui d’élire l’empereur ;
le sénat, étonné, recevait le message suivant[1] : Les braves et fortunées légions au sénat et au peuple de
Rome. Le crime d’un seul et la méprise de plusieurs nous ont enlevé notre
dernier empereur, Aurélien ; vous, dont les soins paternels dirigent l’État,
hommes respectables, veuillez mettre ce prince au rang des dieux et désigner
le successeur que vous jugerez le plus digne de la pourpre impériale ; aucun
de ceux dont le forfait ou le malheur a causé notre perte ne régnera sur nous.
Le père conscrit à qui son rang donnait le droit de parler
le premier, un vieux consulaire du nom de Tacite[2], qui prétendait
descendre du grand historien, proposa de déférer au vœu des légions en ce qui
concernait les honneurs à rendre au prince mort, et l’on se hâta de décréter
l’apothéose ; quant à la seconde demande, le prudent sénateur savait bien
qu’y obéir serait dangereux pour l’élu du sénat, peut-être pour le sénat
lui-même, parce que le soldat ne garderait pas longtemps cette attitude de
repentance et d’humilité. On renvoya l’élection à l’armée, qui s’obstina dans
sa résolution : c’était encore une manière de commander.
Quelques généraux patriotes, à qui d’ailleurs tant de
funérailles impériales accomplies en si peu d’années montraient que la
pourpre se changeait bien vite en linceul, avaient déterminé cette conduite
de l’armée et l’y firent persévérer. Les sénateurs ambitionnaient moins
encore ce périlleux honneur. Celui d’entre eux qui était le plus en vue, à
cause de son nom, de ses dignités et de ses richesses[3], Tacite, s’était,
après la séance du sénat, enfui dans une de ses villas de Campanie. L’ordre
consulaire qui convoqua l’assemblée pour le 25 septembre l’en tira malgré
lui. Dans sa harangue, le consul Gordianus parla avec quelques doutes
discrets de la modération persévérante des soldats : Donnons un chef aux armées, dit-il ; et,
prudemment, il ajouta : Ou elles accepteront
celui que vous aurez choisi, ou elles en nommeront un autre. Puis
il montra la barbarie, qui enceignait l’empire, faisant effort pour y
pénétrer de nouveau ; le Perse, menacé naguère par Aurélien, méditant
peut-être de prendre l’offensive ; les Syriens, race à l’esprit mobile, prêts
à guider ses escadrons à travers les provinces ; les frontières de l’Égypte
et de l’Illyrie inquiètes ; le Rhin franchi par les Francs et de florissantes
cités gauloises déjà saccagées. Il nous faut un
empereur, s’écria-t-il ; et, s’adressant à Tacite avec tout le
sénat : c’est toi qui dois l’être. En
vain ce vieillard de soixante-quinze ans objecta son âge, sa santé
chancelante et ses goûts paisibles. Vous avez
besoin d’un homme de guerre, et vous me choisissez, moi qui peux à peine
remplir mes paisibles fonctions de sénateur : je redoute que l’unanimité même
de vos suffrages ne me soit fatale. Mais on ne l’écouta pas ; des
acclamations vingt, ou trente fois répétées le saluèrent empereur, et le procès-verbal
de cette séance, qui semblait à quelques-uns ouvrir une ère nouvelle, fut
écrit, selon l’usage, sur une tablette d’ivoire que le nouvel auguste signa
de son nom, l’âme pleine de tristes pressentiments[4].
C’était une faute, en effet, de donner un tel chef à
l’empire ; et puisque, depuis le décret de Gallien, il ne pouvait plus se
trouver au sénat un vaillant capitaine, il fallait en aller chercher un aux
armées. Probus, Carus, Dioclétien, n’avaient point trempé dans le meurtre
d’Aurélien, et l’armée eût été reconnaissante qu’on parût prendre au sérieux son
désintéressement momentané, sans l’en faire aussitôt repentir. C’eût été
sceller, au moins pour un temps, la réconciliation de l’ordre civil et de
l’ordre militaire. Mais, à vivre loin des affaires, dans leur oisive grandeur
et leur servitude dorée, les sénateurs avaient perdu le sens de la réalité,
et personne ne leur rappelait ce jour, que beaucoup d’entre eux avaient vu,
où les soldats traînaient aux gémonies Maxime et Balbin en criant : Voilà les empereurs du sénat ! D’abord inquiets
et troublés du rôle politique qui leur revenait, ils avaient fini par
reprendre leurs vieilles illusions, et ils s’abandonnaient à la joie puérile
de ressaisir un pouvoir qu’ils étaient incapables de garder.
Le premier des consulaires après Tacite, Falconius
Nicomachus, rappela les maux dont Rome avait souffert sous des princes trop
jeunes, ce qui était tout à la lois une vérité et une flatterie ; puis,
s’adressant à Tacite, qui n’avait que des fils en bas âge, il lui demanda, si
les destins devaient bientôt le ravir à la république, de se choisir un
successeur, non point dans sa famille, mais dans l’État, parce qu’il n’était point juste de disposer de l’empire
comme on traite d’une maison. Falconius voulait dire qu’il fallait
fixer l’élection dans le sénat. On pensait comme lui. Nous le voulons ! Nous le voulons ! Nous le voulons !
s’écriaient-ils tout d’une voix.
Les pères conscrits étaient ravis de la tournure que
prenaient les choses. Dans l’excès de sa joie et de ses espérances, l’un
d’entre eux écrivait à un collègue moins ardent : Sortez
de votre indolence ; arrachez-vous de votre retraite de Baïes ou de
Pouzzoles. Livrez-vous à la ville, au sénat. Rome fleurit, et avec elle la
république entière. Rendons mille actions de grâces à l’armée, qui est une
armée véritablement romaine. Notre juste autorité, cet objet de tous nos
désirs, est enfin rétablie. Nous recevons les appels, nous nommons les
empereurs, nous faisons les princes. Ne pouvons-nous pas aussi les défaire ?
Vous m’entendez, sans plus de paroles ; au sage, un mot suffit[5]. Ce mot, tous ses
collègues le répétaient. Je gouvernerai avec
vous, et par vous, avait dit Tacite. Quand il demanda le consulat
pour son frère Florianus, on lui objecta que la liste était close, et il se
contenta de répondre : Le sénat sait bien quel
prince il a fait. Malgré son nouveau titre, le faible vieillard
n’était encore pour eux que le premier des sénateurs, et ils disaient tout
haut que le vrai prince, à présent, était le sénat[6].
Des lettres officielles annoncèrent cette restauration de
la république romaine aux principales villes de l’empire : Milan, Aquilée,
Athènes, Corinthe, Thessalonique, Antioche, Alexandrie, Carthage et Trèves.
Il nous en reste deux ; voici celle qui fut adressée à la capitale de
l’Afrique romaine :
Le vénérable sénat de Rome aux
décurions de Carthage :
Paix et bonheur, sécurité et
prospérité à la république et au monde romain.
Nous avons recouvré le droit
de déférer l’empire, de nommer le prince et l’auguste : c’est donc à nous que
vous devez soumettre les affaires importantes. Les appels des jugements
proconsulaires et ceux de tous les tribunaux de l’empire reviennent au préfet
de la ville. Votre propre autorité est restituée en son ancien état, puisque,
en recouvrant ses droits, le premier corps de la république sauvegarde ceux
des autres. Et l’on revêtait des habits de fête, on immolait des
victimes blanches, pour remercier les dieux du retour de l’antique liberté[7] ; il était frappé
des médailles où l’on promettait à ce prince, qui avait déjà un pied dans la
tombe, de célébrer pour lui les decennalia[8]. Hélas ! L’élection
de Tacite, ces pompeux messages et ces vaines promesses furent le dernier
acte politique du sénat romain.
Les prétoriens, le peuple, les armées, acceptèrent l’élu
des anciens maîtres de Rome[9], et les habitants
de l’empire lui jurèrent fidélité. Tout semblait aller d souhait. Nais des
Alains, voyant l’empire sans chef et sans défense, avaient envahi l’Asie
Mineure, où des Goths, cantonnés aux environs du Palus
Mæotis, les suivirent. Il fallut que Tacite s’y fit porter. En
Thrace, il se présenta devant l’armée d’Aurélien, qui dut s’étonner de voir
ce vieillard débile à la place où elle avait si longtemps contemplé la
martiale figure du héros à la main de fer. Aussi le préfet du prétoire
essaya-t-il de prévenir le mécontentement par d’humbles paroles. Très vertueux camarades[10], dit-il, vous avez demandé un prince au sénat ; la très illustre
assemblée a obéi à votre mandat et à vos volontés. Il ne m’est pas permis
d’en dire davantage en présence de l’empereur qui doit veiller sur nous.
Écoutez-le avec les sentiments qu’il mérite. D Tacite, à son tour,
fut très modeste ; il feignit d’être l’élu des soldats et parla
convenablement de son grand âge : il ne lui permettait pas d’imiter les
exploits de son vaillant prédécesseur, mais il lui inspirerait les sages
conseils. a Trajan aussi était vieux lorsqu’il parvint à l’empire, et il y
fut appelé par le suffrage d’un seul. Aujourd’hui, c’est par vous d’abord,
très vertueux camarades, par vous qui savez apprécier les princes, c’est
ensuite par le sénat que j’ai été jugé digne de ce titre. D Il était
imprudent d’évoquer, au milieu de ces soldats, la grande figure du vainqueur
des Germains, des Daces et de l’empire parthique. Mais un large donativum, que Tacite paya de ses deniers, fit
trouver le discours éloquent.
Les Barbares prétendaient avoir été appelés par le dernier
prince à titre d’auxiliaires contre la Perse ; ne recevant pas la solde promise pour
une expédition qui n’avait pas commencé, ils se payaient de leurs propres
mains par le pillage du Pont, de la Galatie et de la Cappadoce. De
hardis coureurs pénétrèrent jusqu’en Cilicie, et il y avait à peine quelques
mois qu’Aurélien était mort ! Quelle vigilance de tous les instants ne
fallait-il pas pour contenir ces innombrables bandits qui rôdaient autour de
l’empire et qui, sous Gallien, en avaient appris toutes les routes ! Tacite
négocia, paya et renvoya chez eux une partie de ces Barbares. Les autres tombèrent
sous l’épée de ses soldats. Mais ceux-ci étaient déjà fatigués de leur
sagesse. Ils tuèrent un des parents de l’empereur, que Tacite avait chargé du
gouvernement de la Syrie
; puis, par crainte du châtiment, l’empereur lui-même. Six mois de règne et
une fortune colossale dissipée en gratifications aux légions, ou abandonnée à
l’État[11], voilà ce que
l’élection sénatoriale avait valu à Tacite et aux siens.
C’était un cœur honnête, une âme pieuse : jamais il ne
manqua de faire servir dans sa maison la viande des victimes, sorte de
communion avec le dieu à qui le sacrifice avait été offert. Il punit
quelques-uns des assassins de son prédécesseur, et on ne peut lui refuser les
meilleures intentions. Son biographe lui attribue beaucoup de règlements, chose
facile ; mais il n’eut ni la force ni le temps d’en faire sortir de bons
effets pour l’État. Nous lui devons cependant une reconnaissance particulière
: il fit placer les livres de Tacite dans toutes les bibliothèques publiques
et ordonna que, chaque année, on en ferait dix copies. En multipliant ainsi
les exemplaires des Annales et des Histoires, il augmenta pour
nous la chance qu’elles fussent sauvées ; et si l’ors ne saurait affirmer que
l’unique manuscrit, qui a fait vivre l’œuvre du grand écrivain, vienne d’une
de ces copies, il se peut du moins que sans elles nous eussions perdu la
tragique histoire des Césars[12].
Tacite avait nommé préfet du prétoire son frère, M. Annius
Florianus, qui se fit donner la pourpre par les soldats, désireux eux-mêmes
de ne pas laisser au sénat le temps de faire une seconde élection. Mais
l’armée d’Orient avait alors pour chef un vaillant capitaine, dont les
services avaient toujours devancé les honneurs. A la nouvelle que Tacite
était mort, les troupes de Probus le proclamèrent empereur, et celles de Florianus
se débarrassèrent, à Tarse, du prince qu’elles avaient nommé (commencement de juillet
276). Il avait régné trois mois. Sur leur domaine, prés d’Interamna,
on dressa aux deux frères un cénotaphe et des statues hautes de 30 pieds. Pour consoler
sans doute leurs descendants, que ces neuf mois de règne avaient privés des
chefs de leur maison et réduits à l’indigence, quelque ami du sénat fit
courir cette prophétie, recueillie par Vopiscus : Dans
mille ans, un puissant monarque, du sang de Tacite, après un règne glorieux,
rendra aux pères conscrits leur autorité et, vrai fils de la vieille Rome,
vivra soumis aux anciennes et bonnes coutumes du pays. — Je ne crois pas, ajoute modestement Vopiscus, que mon livre dure assez pour qu’on puisse y lire cette
prédiction au moment qui la verra s’accomplir ou aller prendre place parmi
les fables. DVopiscus se trompait : son livre a vécu bien plus
longtemps, sans le mériter beaucoup ; mais le vengeur du sénat ne s’est
jamais montré[13].
II. — PROBUS (JUILLET 276-SEPTEMBRE
OU OCTOBRE 282).
Les principats de Tacite et de Florianus n’avaient été que
la continuation de l’interrègne. Le vrai successeur d’Aurélien fut un de ses
compatriotes et son meilleur compagnon d’armes, M. Aurelius Probus[14]. Nous le
connaissons : deux lettres de Valérien, tirées des archives impériales,
montrent quelle estime il avait su inspirer à ce prince, dont il avait, de
ses mains, sauvé un parent que les Quades emmenaient captif : D’après l’opinion que j’ai toujours eue du jeune Probus et
le témoignage des citoyens les plus honorables, qui l’appellent l’homme de
son nom, je l’ai nommé tribun, contrairement à la constitution du divin
Hadrien[15], et je lui ai confié six cohortes de Sarrasins, les
auxiliaires gaulois et la troupe de Perses que nous a amenée le Syrien
Artabassès. Aurélien et Tacite avaient eu en lui la même
confiance. Le premier lui écrivait : Pour te
montrer le cas que je fais de tes mérites, je te confie mes décimans, que
j’ai moi-même reçus de Claude. Par une sorte de prérogative heureuse, ce
corps n’a jamais eu pour chefs que de futurs empereurs. Et le
second : Le sénat m’a nommé empereur, mais sache
bien que la plus grande part du fardeau reposera sur tes épaules. Ce que tu
vaux, nous le savons tous. Aide-nous donc dans nos nécessités. Je t’ai donné
le commandement de l’armée d’Orient[16], j’ai quintuplé tes honoraires[17], doublé tes décorations militaires, et tu partageras avec
moi le consulat de la prochaine année.
Probus ne voulait pas l’empire. Vous avez tort, dit-il aux soldats qui l’acclamaient, car jamais je ne vous flatterai. Il le répétait
au préfet du prétoire de Florianus, qu’il ne changea pas. Je n’ai pas souhaité ce titre, et c’est contre mon désir
qu’il m’a été donné. Mais il ne m’était pas permis de repousser le fardeau
que l’armée m’imposait : maintenant il s’agit de bien remplir mon devoir.
Il était dans la pleine vigueur de l’âge, quarante-quatre ans, et à ses
qualités militaires il joignait un rare bon sens, qui le préservait des
éblouissements de la fortune. Ce qui s’était passé à la mort d’Aurélien
montre qu’une réaction contre les saturnales militaires s’était produite dans
l’esprit même des généraux[18]. Probus était un
de ceux qui sentaient le plus vivement la nécessité de relever l’ordre civil,
humilié depuis Caracalla par les déportements de la soldatesque. La preuve en
est dans la lettre par laquelle, tout en notifiant son avènement au sénat, il
parut attendre de lui ses pouvoirs. Lorsque vous
avez choisi un de vos membres, pères conscrits, pour succéder à l’empereur
Aurélien, vous vous êtes conduits conformément à votre justice et à votre
sagesse ; car vous êtes les souverains légitimes de l’univers, et la
puissance que vous tenez de vos ancêtres sera transmise à votre postérité.
Plût aux dieux que Florianus, au lieu de s’emparer de la pourpre de son
frère, comme d’un héritage particulier, eût attendu ce que votre majesté
aurait décidé en sa faveur ou pour quelque autre ! Les prudentes légions
l’ont puni de sa témérité ; elles m’ont offert le titre d’auguste ; mais je
soumets à votre clémence mes prétentions et mes services.
Cette lettre fait honneur au sens politique de cet homme
de guerre. Il connaissait la faiblesse du sénat et savait bien qu’il n’avait
rien à craindre de lui ; mais ce corps décrépit avait encore la grandeur des
souvenirs, et Probus jugeait utile de rendre, aux yeux des soldats, quelque
éclat à cette majesté obscurcie, afin qu’ils crussent que, en dehors et
au-dessus d’eux, il y avait, sinon une force, au moins un droit.
Inutile de dire avec quelles acclamations les sénateurs
accueillirent ce message. Probus fut comparé à Alexandre et à Trajan ; on lui
donna toutes les vertus des Antonins, tous les talents de Claude et
d’Aurélien, et il méritait ces éloges. Quelle joie encore, quand un second
message annonça que le sénat recevrait les appels, qu’il nommerait les
proconsuls et leurs légats ; enfin, chose plus grave, qu’il confirmerait les
constitutions impériales. Les prétentions des pères conscrits n’étaient pas
encore allées jusque-là ! Probus leur accordait plus qu’eux-mêmes n’avaient
voulu prendre à la mort d’Aurélien, et la restauration sénatoriale semblait
complète. Au fond, rien ne changeait. L’empereur avait, pour la vénérable
assemblée, de douces paroles au lieu d’airs irrités ; les Pères ne
tremblaient plus ; ils paraissaient moins inactifs sur leurs chaises curules,
et ils célébraient sincèrement le désintéressement du prince. Probus n’en
demandait pas davantage et ne croyait pas acheter cet accord trop cher, en le
payant de quelques marques de déférence. La réalité du pouvoir restait là où l’intérêt
public exigeait qu’elle frit dans ses mains, et nous allons voir qu’il s’en
servit bien.
Aurélien mort, les Barbares s’étaient jetés sur la Gaule et y avaient dévasté
beaucoup de villes[19]. Probus s’y
rendit avec de grandes forces. Tandis que ses généraux repoussaient les
Francs dans les marécages de la
Batavie et de la
Frise, lui-même chassa les Alamans au delà du Rhin, les
poursuivit jusque dans la vallée du Neckar et sur les pentes de l’Alpe de
Souabe, leur reprenant le butin et les captifs qu’ils emmenaient. Dans
l’espérance de fermer la route à de nouvelles incursions, il releva le
retranchement qui couvrait les terres Décumates, de Ratisbonne à Mayence,
c’est-à-dire du Danube au Rhin. Comme Marius et Hadrien, il croyait
qu’occuper les soldats était le meilleur moyen de conserver la discipline ;
il leur fit construire ou réparer une muraille de pierre, soutenue de
distance en distance par de grosses tours : bonne précaution, si une
vaillante armée restait toujours derrière ce rempart, prête à repousser les
assaillants sur quelque point qu’ils tentassent l’assaut[20] ; mais mesure
inutile le jour où l’empire, assailli de toutes parts, n’y laissera que des
détachements trop faibles pour garder cette ligne immense. La muraille, en
effet, s’est écroulée sous les pas des envahisseurs, comme celle d’Hadrien,
en Bretagne, sous le pied des Pictes ; mais, au moyen âge encore, le paysan
de la Souabe,
tout en bâtissant sa demeure avec les pierres arrachées à ces ruines,
s’étonnait de la grandeur de l’ouvrage, qui courait à travers les vallées et
gravissait la cime des monts ; il en attribuait la construction aux démons,
et on l’appelle toujours le mur du diable.
Ces travaux de géants, la présence de l’empereur et de son
armée, intimidèrent les Barbares ; neuf peuplades firent demander la paix et
livrèrent des otages, du blé, du bétail et des chevaux, leurs seules
richesses. Probus prit à sa solde seize mille de leurs guerriers, qu’il
répartit entre ses légions par troupes peu nombreuses, afin qu’elles y
fussent une force et non pas un danger, ce qu’il exprimait par ces mots : Il faut les sentir et ne pas les voir (277). Ainsi
l’empire reprenait, du côté du Rhin, une vigoureuse défensive.
L’année suivante, Probus se rendit dans la Rhétie, l’Illyricum et la Mœsie, où des .damans, des
Burgondes, des Vandales, des Sarmates et des Goths avaient reparu ; il en
chassa ces bandes peu redoutables et rendit encore une fois la sécurité à ces
pays, où, depuis quarante ans, la vie était si douloureuse. Sur le moyen ou
le bas Danube, il eut affaire à une nation germaine, les Lygiens, auxquels
Tacite a donné un aspect effrayant qui, dans les combats corps à corps des
guerres anciennes, pouvait intimider l’adversaire : Ils noircissent leurs boucliers, leurs corps, leurs
visages et choisissent la nuit la plus sombre pour attaquer l’ennemi. La
surprise, l’horreur des ténèbres, le seul aspect de cette armée épouvantable,
qui semble sortir des enfers, glacent d’effroi les cœurs les plus intrépides,
car, dans un combat, les yeux sont toujours vaincus les premiers[21]. Ces sombres
guerriers ne prévalurent pas contre la discipline romaine. Depuis cette
rencontre, leur nom disparut de l’histoire, comme si la nation même avait été
anéantie. Probus avait promis à ses soldats une pièce d’or pour chaque tête
ennemie qu’ils lui apporteraient. Quant aux prisonniers faits sur tous ces
Barbares, il leur donna des terres en Bretagne, où ils se montrèrent fidèles
à celui qui aurait pu leur faire un sort rigoureux.
Après avoir apaisé en Thrace des troubles causés par les
peuplades barbares de cette contrée, que la civilisation gréco-romaine
n’était pas encore parvenue à transformer en laboureurs paisibles, il passa
dans l’Asie Mineure (279),
mit fin aux exploits d’un brigand fameux, Palfurius, et surtout à ceux des
Isauriens, bandits invétérés qui pillaient sur terre et sur mer et qu’on
n’avait jamais pu réduire. Probus organisa contre eux une expédition
régulière, pénétra dans leurs montagnes, fouilla toutes leurs vallées et y
laissa, en se retirant, les vétérans de son armée[22]. Il les établit
au lieu qui avait servi de principal repaire aux bandits, et leur distribua
des domaines, à condition que leurs fils, à partir de leur dix-huitième année,
serviraient dans les légions. C’était comme une institution de fiefs
militaires. Il doit avoir imposé une condition analogue aux captifs barbares
qu’il avait transportés en Bretagne. Sévère avait donné l’exemple de cette
sorte de propriété, et cet usage se multipliera[23].
En Syrie, Probus reçut une ambassade persane. Bahram II, qui régnait
depuis 275, avait eu le temps d’apprendre ce que valaient les légions
conduites par un brave et habile capitaine. Il demanda l’amitié de Probus et
lui fit remettre des présents, que l’empereur renvoya avec dédain. Je m’étonne, répondit-il, que tu m’envoies si peu, quand tout ce que tu possèdes m’appartiendra
un jour. Garde-le jusqu’à ce qu’il me convienne d’aller le prendre.
C’était une rodomontade ; mais l’Orient les aime, et la mise en état des
forteresses romaines de la Mésopotamie, des préparatifs qui parurent menaçants[24], décidèrent
Bahram à ne pas relever celte insolence. Il semble même qu’un traité ait été conclu
entre les deux empires[25].
L’empereur alla-t-il alors en Égypte ou chargea-t-il un de
ses lieutenants de demander compte à Coptos, à Ptolémaïs et aux Blemmyes de
l’assistance prêtée, quelques années auparavant, à Firmus ? On ne sait : mais
Rome vit arriver de noirs captifs qui avaient été pris sur les confins de
l’Éthiopie.
Probus venait d’achever, comme l’avaient fait Aurélien,
Sévère et Hadrien, la revue des frontières, excepté celles d’Afrique où rien
ne bougeait. C’était une nécessité périodique, depuis que le monde barbare
était sur pied et toujours prêt à se jeter sur les provinces.
L’empereur fut rappelé en Thrace pour une opération
considérable. Les invasions et les batailles, qui, depuis un demi-siècle, ne
discontinuaient pas sur toute la ligne du Danube, avaient fait dans ces
provinces bien des solitudes. Il se résolut à y appeler des Barbares
aux-quels il donnerait des terres, du bétail et des instruments de culture.
Il avait déjà transporté des Lygiens et des Vandales en Bretagne et enragé
des Alamans à se fixer dans les terres Décumates. L’inimitié des Goths de la Dacie contre les
Bastarnes, qui occupaient les Carpates orientales, lui fournit l’occasion
d’attirer dans l’empire ce dernier peuple, reste de la grande masse de
nations gauloises que nous avons vues, au temps d’Alexandre et de Persée,
dans la vallée du Danube.
Cent mille Bastarnes avec leurs femmes et leurs enfants
s’établirent dans la Thrace,
où, heureux d’échapper à leurs ennemis, ils se plièrent assez rapidement à
cette vie nouvelle. On s’en félicitait. Pour nous,
disait-on, les Barbares labourent ; pour nous ils
sèment[26]. Le même essai
fut tenté avec des Gépides, des Gruthunges (Goths) et des prisonniers francs. Système
dangereux, car remplir les provinces frontières d’éléments étrangers
équivalait à donner aux Barbares la garde des portes de l’empire ; l’invasion
paisible que l’empereur lui-même dirigeait, loin d’empêcher l’autre, qui se
fit violemment un siècle plus tard, la facilita. L’ancienne Rome avait eu une
politique différente : elle latinisait les régions conquises ; Probus
germanisait des provinces romaines.
Ces Barbares internés dans les provinces n’acceptaient pas
toujours leur exil. Les Gépides et les Gruthunges voulurent continuer en
Thrace leur vie nomade ; ils se jetèrent à travers les cultures et commirent
tant de désordres, qu’il fallut en tuer bon nombre et, prendre contre le
reste des mesures rigoureuses. Les Francs firent mieux : relégués sur le
Pont-Euxin, ils se saisirent, dit Zosime (I, 71),
de quelques barques, franchirent le Bosphore, et, après avoir ravagé sur leur
route les côtes de l’Asie Mineure et de la Grèce, pillé Athènes, Syracuse et Carthage, ils
allèrent, par le détroit d’Hercule, en tournant l’Espagne et la Gaule, regagner les
bouches du Rhin, où ils racontèrent à leurs compatriotes étonnés, qu’ils
avaient impunément traversé tout le grand empire. Révélation fatale, trop
bien entendue des Frisons et des Saxons, qui commencèrent vers ce temps à
désoler, par leurs pirateries, les côtes des provinces occidentales. D’autres
dangers étaient à craindre de la part des Barbares destinés aux jeux du
cirque. Ces hommes qui versaient si aisément leur sang répugnaient au métier
d’amuseurs de la populace. Probus en avait réservé bon nombre pour les fêtes
qu’il devait à Rome après ses victoires ; ils brisèrent leurs chaînés, et il
fallut un combat en règle pour avoir raison de ces braves gens.
Vers ce temps, la remuante population d’Alexandrie
proclama empereur Saturninus, habile général qu’Aurélien et Probus
appréciaient, mais tête légère et esprit inquiet, comme cette race gauloise,
dit l’historien, d’où il était sorti[27]. D’abord il
laissa la populace jouer à l’empire ; puis, pris de peur, il se sauva en Palestine,
pour échapper à ce dangereux honneur, et, finalement, croyant qu’il n’y
aurait plus de sécurité pour lui comme particulier, il enleva un voile de
pourpre à une statue de Vénus, et s’en fit un manteau impérial. Mais il
disait en pleurant aux soldats qui l’enchaînaient à cet honneur : Ah ! la république perd un citoyen utile. J’ai restauré
les Gaules, j’ai repris l’Afrique sur les Maures et pacifié l’Espagne. A quoi
cela me sert-il ? En un jour je perds tout ce que j’avais gagné. En m’appelant
à l’empire, vous me traînez à la mort. Probus voulait l’épargner ;
il lui adressa des lettres amicales avec promesse de pardon. Les soldats, qui
comptaient exploiter sa fortune, le forcèrent à garder son titre. A l’arrivée
des troupes impériales, il se réfugia dans un château, où il fut pris et
égorgé.
Même aventure à Lyon. Depuis que les armées reprenaient,
sous la forte main de leurs nouveaux chefs, des habitudes de discipline, la
populace des grandes villes semblait hériter de leur turbulence. Les Lyonnais
proclamèrent Proculus, homme grossier, qui se vantait d’exploits honteux[28], et que Probus
n’eut qu’à toucher du doigt pour le précipiter. Bonosus, autre soudard, se
révolta pour échapper à la responsabilité d’une faute : il avait laissé
brûler par les Germains la flottille romaine sur le Rhin, dont il avait la
garde. Battu par les troupes impériales, aidées d’auxiliaires germains, il
attacha une corde à un arbre et s’étrangla. En montrant son cadavre, on dit :
Ce n’est pas un homme, c’est une outre qui pend[29] ; et l’oraison
funèbre était méritée. Probus avait épargné la famille de Proculus ; il fit
de même pour les enfants de Bonosus et pour Hunila, sa femme : celle-ci,
traitée avec respect, reçut une pension viagère.
Il est encore question d’une tentative de révolte en
Bretagne. Un ami de l’empereur lui avait conseillé de donner le gouvernement
de cette province à un certain personnage dont le nom n’a pas été conservé ;
apprenant que la fidélité de son protégé chancelait et redoutant de paraître
son complice, le protecteur feignit d’être tombé en disgrâce, se rendit en
Bretagne, et, bien accueilli du gouverneur, le poignarda.
Toutes ces révoltes avaient misérablement échoué. Elles
n’en étaient pas moins un fâcheux symptôme. Les mauvais instincts qui
avaient, un moment, cédé au sentiment des malheurs de l’État se réveillaient.
Probus devait sa fortune à la guerre ; cependant il aurait voulu ne s’occuper
que de travaux d’utilité publique, et il y condamnait ses soldats. Ceux-ci
consentaient à relever les fortifications en ruine et à réparer les voies
militaires, comme l’avaient fait tant de fois leurs prédécesseurs ; mais
Probus leur fit construire des temples et des portiques, régulariser le cours
des fleuves et dessécher des marais, défricher les terres et planter des
vignes en Gaule, dans la
Pannonie, en Mœsie, où ces vignobles, plus vivaces que
l’empire, subsistent encore, et il courait de lui un mot dangereux : Un jour viendra où Rome n’aura plus besoin d’armée.
Nous devons notre sympathie à ce vaillant soldat qui ne méconnaissait pas la
part due, clans une société régulière, à l’autorité civile ; qui, au milieu
des armes, songeait aux œuvres de la paix et y employait ses légions, chez
lesquelles il maintenait une sévère discipline. Il était jeune encore[30], aimé du sénat,
redouté des Barbares, et il aurait, s’il avait vécu, assuré de beaux jours à
l’empire : mais on ne le laissa pas vivre. L’armée romaine était composée
d’éléments trop grossiers pour que les idées de dévouement à la chose
publique, se produisant sous une autre forme que le courage dans les
batailles, pussent être comprises par ces hommes qui n’avaient rien de romain.
Un jour d’été, par une chaleur torride qui rendait la fatigue plus grande et
les esprits plus exaltés, les soldats occupés au desséchement d’un marais
dans les environs de Sirmium jetèrent leurs outils, prirent leurs épées, et,
forçant l’entrée d’une tour d’où Probus surveillait les travaux, ils
l’égorgèrent[31]
(septembre ou octobre
282). Le coup fait, ils pleurèrent celui qu’ils venaient de frapper,
et sur son tombeau ils écrivirent : Ici repose
l’empereur Probus, un véritable homme de bien, qui vainquit toutes les nations
barbares et tous les tyrans[32]. Carus, qu’il
avait comblé d’honneurs, vengea sa mort sur les meurtriers.
Ajoutons un titre de plus à ceux qu’Aurélien et Probus
possèdent à l’estime de l’histoire ; ces vaillants princes ont formé la
grande école militaire d’oie sont sortis Carus ; Dioclétien, ses trois
collègues, Constantin, Licinius et les généraux qui ont garanti, durant plus
d’un demi-siècle, la sécurité des frontières.
III. — CARUS (SEPT. 282-DÉC. 283)
; CARINUS ET NUMERIANUS (DÉC. 283-AVRIL 285).
M. Aurelius Carus était encore un Illyrien[33], mais il avait
été élevé dans la capitale, se disait Romain et avait exercé des charges
militaires et civiles, le proconsulat de Cilicie, même un consulat substitué
et la préfecture du prétoire. Il était donc sénateur ; pourtant il eut moins
d’égards pour le sénat que Probus, et se contenta de lui notifier son
avènement, en le félicitant de ce que le prince fût, cette fois, sorti de son
ordre.
Il avait deux fils d’inclinations fort différentes : Carinus,
violent et débauché ; Numerianus, de mœurs douces et d’esprit cultivé. A en
croire les flatteries du sénat, qui lui fit dresser une statue dans la bibliothèque
Ulpienne[34],
celui-ci aurait été un grand orateur et on comparait ses vers à ceux du poète
le plus fameux du temps, Numerianus. Le nouvel empereur, nomma césars ses
deux fils, et, partageant l’empire avec Carinus, il lui remit le gouvernement
des provinces occidentales, non peut-être sans quelque hésitation. On
prétend, du moins, que bientôt il s’en repentit et il songea à lui retirer
ses pouvoirs pour les donner à Constance Chlore[35]. Lui-même, reprenant
le projet que Probus avait formé, de frapper un grand coup sur l’ennemi
héréditaire, le Perse, se dirigea vers l’Orient, suivi d’une armée redoutable
; son second fils l’accompagnait (janvier 285).
A la nouvelle de la mort de Probus, les Quades avaient
franchi le Danube et couru toute la Pannonie[36] ; Carus en tua
seize mille et en prit davantage, parmi lesquels bon nombre de femmes.
Il gagna ensuite rapidement la Mésopotamie. Bahram
II, dont les
principales forces guerroyaient alors à l’autre extrémité de l’empire,
essaya, par une humble ambassade, de conjurer l’orage. Quand ses envoyés
eurent franchi la porte du camp, on les conduisit vers un vieillard assis à
terre, couvert d’une simple casaque de laine et mangeant quelques pois cuits
avec un peu de salaison. Sans se lever, le vieillard leur dit qu’il était
l’empereur, que si les Perses ne reconnaissaient plus la majesté romaine, il rendrait
leur pays aussi nu que l’était sa tête, et en même temps, ôtant son bonnet,
il leur montrait un crâne tout chauve. Avez-vous
faim ? ajouta-t-il. Prenez dans le
plat, sinon retirez-vous[37]. Une victoire
lui livra la route de Séleucie, où il entra sans peine ; il franchit le
Tigre, prit Ctésiphon et se disposait à exécuter ses menaces, quand un jour,
à la suite d’un orage, on vit sa tente en flammes. Aper, son préfet du
prétoire, prétendit que le tonnerre y avait mis le feu, après avoir tué
l’empereur. Le tonnerre n’était sans doute pas si coupable. Carus était dur,
et les soldats, les officiers, fatigués de cette campagne d’été sous un
climat brûlant, se voyaient, avec effroi, entraînés par lui au fond de
l’Asie. On répandit une prophétie portant qu’aucun empereur romain ne
pourrait dépasser Ctésiphon, et l’on profita de l’orage pour faire le coup. La
foudre avait accompli l’oracle, et cachait l’incendie les traces du crime (fin déc. 283). Le
secrétaire du prince écrivit au préfet de la ville : Carus, notre cher empereur, était dans son lit malade,
lorsque éclata sur le camp un furieux orage. Le ciel devint si obscur, que
nous ne pouvions nous reconnaître les uns les autres, et, dans la confusion
générale, les éclats continuels de la foudre nous ôtèrent la connaissance de
tout ce qui se passait. Immédiatement après le plus violent coup de tonnerre,
nous entendons crier que l’empereur n’est plus. Il paraît que les officiers
de sa maison, dans les transports de leur douleur, ont mis le feu à la tente
impériale : ce qui a donné lieu au bruit que Carus avait été tué de la foudre
; mais, autant qu’il nous a été possible d’approfondir la chose, nous croyons
que sa mort a été l’effet naturel de sa maladie[38].
Numérien hérita du titre d’auguste, que son frère Carinus
prit aussi à Rome, et l’armée, abandonnant ses conquêtes, rentra dans les
provinces. Le jeune empereur, nature douce et contemplative, aimait mieux
rêver à ses vers qu’ajouter de nouveaux exploits à ceux de soit père. Sa
constitution était délicate ; il n’avait pu supporter les l’a Ligues de cette
expédition, et le soleil, le sable brûlant du désert, lui avaient donné une
ophtalmie qui l’obligeait à vivre dans l’obscurité. Il ne sortait point de sa
tente ou de sa litière, de sorte que les soldats s’habituèrent à ne le point voir.
On traversa ainsi lentement la Mésopotamie, les provinces syriennes et l’Asie
Mineure. Le préfet du prétoire, Aper, beau-père de Numérien, commandait. Au
commencement de septembre, on arriva sur les rives du Bosphore. Une partie de
l’armée avait déjà franchi le détroit, quand le bruit se répandit que
Numérien était mort. Les soldats courent à sa tente et trouvent un cadavre
que la vie avait abandonné depuis plusieurs jours. Ce secret, gardé si
longtemps, tourne les soupçons contre celui dont le devoir était de le
révéler dès la première heure : on entoure Aper, on l’accuse d’être le
meurtrier de son gendre, on le charge de chaînes, et les généraux, réunis à
Chalcédoine, sur la rive asiatique, se forment en tribunal pour luger le
meurtrier, dont le crime n’est révoqué en doute par personne. Avant le
jugement, ils choisissent un d’entre eux pour chef : c’est le fils d’un
ancien esclave, un soldat de fortune, le comte des domestiques[39], Dioclétien,
mais un homme aussi qui devait être un capitaine estimé, puisque, sans
brigues ni intervention de la soldatesque, il était l’élu de ses compagnons
d’armes. Il monte au tribunal, jure par le Soleil, par ce dieu qui voit tout,
même les pensées secrètes, il jure qu’il n’a point trempé dans le meurtre ni
désiré l’empire ; puis, se tournant vers Aper : Voilà
l’assassin ! s’écrie-t-il, et il lui plonge son épée dans le cœur,
comme le prêtre qui immole la victime dévouée aux dieux infernaux. Juge
suprême, il avait prononcé la sentence ; soldat, il l’exécutait (17 sept. 284).
Dioclétien est empereur ; une ère nouvelle va s’ouvrir :
l’histoire de Rome républicaine et impériale est finie ; celle du Bas-Empire
commence.
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