HISTOIRE DES ROMAINS

 

ONZIÈME PÉRIODE — LES PRINCES AFRICAINS ET SYRIENS (180-235).

CHAPITRE XCIII — ALEXANDRE SÉVÈRE (11 MARS 222-19 MARS 235).

 

 

I. — RÉACTION CONTRE LE RÈGNE PRÉCÉDENT ; MAMMÉE ET ULPIEN ; LE CONSEIL DU PRINCE.

Voilà donc, par la grâce des soldats, l’héritage d’Auguste encore une fois aux mains de deux femmes et d’un enfant. Quelle vitalité dans cet empire qui, tombé en quenouille, restait encore debout et imposant !

Mais ces deux femmes étaient d’un esprit supérieur. Nous connaissons l’habile prudence de Mæsa et l’esprit élevé de la mère d’Alexandre. Celle-ci développa, par une éducation bien conduite, les heureuses dispositions de cette âme douce et pieuse. Elle entoura son fils des maîtres les plus habiles, à la condition qu’ils fussent aussi les plus honnêtes, et elle lui fit apprendre assez de littérature et d’art pour qu’il en eût le goût et qu’il les honorât : pas assez pour qu’il fût tenté d’y donner le temps dû aux affaires publiques. On remarquera qu’Alexandre s’exprimait plus facilement en grec qu’en latin. Cette invasion du grec dans la haute société romaine est le signe des progrès accomplis par une autre invasion, celle de l’hellénisme oriental et du syncrétisme alexandrin, dont ce prince fut aussi un des représentants.

Du jour de son avènement, dit Hérodien[1], il fut entouré de tout l’appareil de la puissance souveraine ; mais le soin de l’empire fut remis aux deux princesses, qui s’efforcèrent de ramener les bonnes mœurs et la gravité antique. Elles choisirent seize sénateurs, les plus distingués par l’expérience et l’intégrité de la vie, pour former le conseil ordinaire du prince[2]. Rien ne s’exécuta que de leur avis. Le peuple, l’armée, le sénat, étaient charmés de cette forme nouvelle de gouvernement, qui remplaçait la tyrannie la plus insolente par une sorte d’aristocratie.

Je ne sais si le sénat fut aussi satisfait que le dit Hérodien, de la nouvelle importance donnée au consilium principis qui préparait les décisions impériales. Nous reviendrons ailleurs sur cette institution, qui enlevait aux anciens maîtres de Rome leurs dernières attributions.

Les pères conscrits se donnèrent du moins le plaisir de vouer aux dieux infernaux le prince ou le consul qui, à l’avenir, ferait siéger une femme dans l’auguste assemblée. Je suis assuré que ce sénatus-consulte leur parut aussi digne de mémoire que celui qui avait ordonné à Pyrrhus victorieux de sortir d’Italie[3].

On s’empressa, continue l’historien, de rendre à leurs sanctuaires les statues des dieux qu’Élagabal avait enlevées. On retira leurs places et leurs honneurs aux fonctionnaires qui les avaient indûment obtenus, et l’on confia les emplois aux citoyens les plus capables.... Afin de préserver le prince des écarts que pouvaient causer l’autorité absolue, l’ardeur de l’âge ou quelqu’un des vices naturels à sa famille, Mantinée gardait soigneusement l’entrée du palais et, n’y laissait pénétrer aucun homme décrié pour ses mœurs.

Cette réaction contre le dernier règne, ces précautions pour sauver le nouveau des mêmes excès, étaient légitimes, et, puisqu’on avait. jugé bon de raire d’un enfant un empereur, il fallait le mener doucement des jeux aux affaires. On ne pouvait y mieux réussir que par ce gouvernement (le femmes âgées et de vieillards, par cette autorité paternelle et douce, dont le calme et la somnolence étaient propres à garantir une minorité, et à faire gagner au prince ses vingt-cinq ans, si les soldats consentaient à lui eu donner le temps.

Dans le conseil impérial, Mammée avait appelé son compatriote Ulpien, qu’elle nomma préfet du prétoire[4], ce qui faisait de lui le second personnage de l’État. En réalité, vu l’âge de l’empereur, il en était le premier, car il assistait aux audiences du prince, lui rapportait les affaires, avec la solution à donner, et avait la conduite de tout le gouvernement. Sous ce grand jurisconsulte[5], la justice fut impartiale et la police vigilante. Ceux qui spéculaient sur la misère du peuple, la vénalité d’un juge ou la complaisance d’un fonctionnaire, eurent des comptes sévères à rendre ; mais personne ne perdit son bien ou la vie sans un jugement rendu après débats contradictoires[6]. Beaucoup de rescrits honnêtes furent promulgués. Ils n’ont pas apporté de modifications dans le droit, mais on avait la bonté prévoyante, qui est le caractère de ce règne[7] et que d’ailleurs nous avons déjà trouvée dans la législation des Antonins et de Sévère. On y parle même de la liberté des sujets : à la condition, il est vrai, qu’on soit assuré de leur bonne volonté et de leur obéissance[8].

L’habileté de ses sages conseillers se marque encore par des détails d’administration, dont quelques-uns eurent une véritable importance.

La préfecture du prétoire devint d’ordre sénatorial : l’extension de la compétence judiciaire du préfet, qui avait parfois à juger des sénateurs, rendait ce changement nécessaire, et ses décisions eurent force de loi, quand elles ne furent pas contraires aux constitutions existantes[9]. Avec Ulpien, cette charge arriva à l’apogée de sa puissance

Quatorze curateurs, tous consulaires furent chargés de décider, avec le préfet de Rome, de toutes les affaires concernant les quatorze quartiers de la ville[10]. Cet édit donnait un conseil municipal à la capitale de l’empire, dont la police avait été jusqu’alors soumise à la seule autorité du préfet ; il prescrivait, en outre, que les résolutions, pour être valables, seraient prises en présence de tous les membres, ou à tout le moins de la majorité d’entre eux. Ce conseil choisi, et non élu, n’en était pas moins pour Rome une garantie de meilleure administration.

Les assesseurs des présidents obtinrent des honoraires, ce qui leur donna le caractère de fonctionnaires publics, mais augmenta les dépenses du trésor[11] ; et il fut interdit aux gouverneurs de province comme aux gens de leur entourage, de faire le négoce ou l’usure dans les pays de leur obédience. On a vu quelles sages recommandations Ulpien leur faisait pour la protection du menu peuple.

Il était d’usage, depuis longtemps, de donner des terres aux vétérans : -on établit la règle que les officiers et les soldats mis en possession de domaines sur les frontières pourraient les transmettre à leurs enfants, quand ceux-ci suivraient le métier des armes : sinon, la terre revenait au fisc[12]. C’étaient des bénéfices militaires et le commencement d’un ordre nouveau de propriétés.

La fonction de dux, c’est-à-dire de chef d’armée, sans commandement territorial, que nous avons vue poindre sous Sévère, paraît devenir une charge régulière[13].

Enfin le gouvernement constitua ce qu’on pourrait appeler des banques de dépôt[14], et il organisa en corporations les métiers qui n’avaient pas encore pris cette forme ; il assigna à chacune un defensor, comme on en donnera plus tard aux cités[15], et il établit pour elles une juridiction particulière. Quelques-unes étaient ? fort riches, celle des orfèvres par exemple, qui avait élevé un arc à Septime Sévère. C’était un ordre nouveau de l’industrie qui se produisait ou se développait.

 

II. - DOUCEUR, PIÉTÉ ET FAIBLESSE D’ALEXANDRE SÉVÈRE.

Quelle part revient au prince dans ces mesures ? Avec un empereur de treize ans, les conseillers avaient dû garder longtemps le pouvoir. Mais on peut dire que tout ce qu’ils firent dans l’intérêt des sujets répondait, sinon à la pensée, du moins au cœur du prince.

Le biographe d’Alexandre a voulu faire de ce règne ce que Xénophon avait fait de celui de Cyrus, une belle moralité, et, quoique ce scribe de Constantin n’eût pas encore embrassé la religion de son maître, il a, pour le flatter, représenté le moins païen des empereurs comme à demi chrétien. Il en est résulté qu’Alexandre a été l’enfant gâté de l’histoire, comme si, au sortir de l’atmosphère viciée où l’on venait de vivre et avant d’entrer dans les ténèbres sanglantes de l’âge suivant, on s’était arrêté avec complaisance sur cette douce figure, que la jeunesse, la vertu et le malheur ont consacrée. A certains égards, cette bonne renommée d’Alexandre est légitime. Après les saturnales du dernier règne, il montra un empereur pur dans ses mœurs, simple dans ses goûts et qui faisait de sa vie une censure publique plus efficace que toutes les dispositions légales. On s’attache à ce prince aimable qui voulait que le crieur public proclamât, tandis qu’on châtiait les criminels, ces mots gravés au frontispice de son palais : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même ; qui écrivit en vers la vie des bons princes[16], et, chaque jour, allait dans son lararium passer quelques instants en face des images de ceux qu’il appelait les bienfaiteurs de l’humanité, princes ou philosophes, fondateurs d’empire ou de religion[17] ; qui, enfin, relisait sans cesse la République de Platon, le traité des Devoirs de Cicéron et les Épîtres d’Horace, pour prendre dans ces nobles livres des règles de conduite. Tous les sept jours il montait au Capitole et visitait, les temples de la ville, sans y faire toutefois de riches offrandes, pensant, avec Perse, que le culte aimé des dieux, c’est la pratique de la vertu, et qu’ils n’ont pas besoin d’or :

.... In sanctis quid facit aurum ?

Mais il était libéral avec les pauvres, avec ses amis, avec ceux de ses officiers qui avaient bien rempli leur charge.

On se souvient de la grande institution alimentaire de Trajan : il la continua en l’étendant[18] et il en fonda une autre ; il prêta de l’argent à des familles pauvres pour qu’elles pussent acheter de la terre et ne leur demanda qu’un intérêt de 3 pour 100 payable sur les produits du fonds[19]. Souvent même il donna gratuitement une terre, des esclaves, du bétail et des instruments d’agriculture. S’il augmenta la taxe sur les industries de luxe, sur les orfèvres[20], doreurs, pelletiers, etc., il diminua les autres impôts, et se plaignit que les agents du fisc fussent un mal nécessaire. Il accorda des remises à quantité de villes, à condition que l’argent qu’il leur laissait servit à relever leurs édifices ruinés ; il restaura, à ses frais, beaucoup d’anciens ponts et en construisit de nouveaux. Enfin il fonda des écoles, paya des professeurs, pensionna des élèves, récompensa les avocats qui ne prenaient rien de leur partie[21] : ce sont nos bourses de scolarité et notre assistance judiciaire. Pour lui-même, une grande frugalité et beaucoup d’économie, au point de se réduire à emprunter de la vaisselle d’argent et des esclaves, lorsqu’il donnait un festin d’apparat ; envers tous, plébéiens ou sénateurs, même envers ses gens, une affabilité qui, dans l’empereur, ne laissait pas voir le maître. A vingt ans c’était un sage.

Cette sagesse, qui n’était pas le fruit de l’expérience, mais un don de nature, cette bonté, qui se montrait en tout, font honneur à l’homme : au prince, on demande autre chose. Sa tendresse filiale était de la faiblesse, quand il n’osait résister à sa mère qui, troublée par tant de catastrophes, cherchait, en thésaurisant[22], une garantie contre les mauvais jours ; comme si, pour elle et son fils, en cas de défaite, il y avait d’autre refuge que la mort. Cette faiblesse devint même un jour odieuse, si, comme le conte Hérodien, il permit que Mammée chassât du palais sa jeune épouse, qui réclamait les honneurs d’une augusta, et qui les méritait[23] ; s’il laissa tuer son beau-père, coupable de s’être plaint aux justiciers du temps, les soldats du prétoire, des outrages qu’il avait reçus de l’impératrice[24].

Son regret de ne pouvoir supprimer tous les impôts est une parole de femme ou de courtisait du populaire, et son amour pour la République de Platon, la révélation d’un esprit que le bon sens d’Horace, son autre favori, ne suffisait pas à préserver des belles chimères. La défense aux sénateurs de faire travailler leur argent, aux capitalistes de prêter au-dessus de 3 pour 100, à ceux dont la conscience n’était pas tranquille, de se présenter aux réceptions impériales : ces moralités, proclamées par le héraut ou affichées dans des édits, partaient d’un bon naturel ; mais comment en assurer l’exécution ? Les règlements sur les costumes pour distinguer les ordres de citoyens, sur les vêtements d’été et d’hiver, de beau temps et de pluie, étaient d’autres puérilités, dont Ulpien et Paul n’arrêtèrent qu’une partie. Avant de nommer un fonctionnaire, il publiait son nom et invitait les citoyens, si le candidat du prince avait commis quelque crime, à le dénoncer, en ajoutant toutefois que le dénonciateur serait puni de mort s’il ne fournissait pas la preuve de son accusation. Double inutilité : un gouvernement sérieux fait lui-même les enquêtes nécessaires, et personne n’était tenté de répondre à un appel qui avait une si terrible sanction. Mais Alexandre Sévère aurait voulu transformer l’empire en une république de Salente.

On vante encore la pensée pieuse qui lui faisait mettre, dans son lararium, Apollonius de Tyane à côté de Jésus, Orphée auprès d’Abraham : vague religion de l’humanité, dont, cependant, les confuses aspirations suffiront à quelques âmes d’élite. Saint Augustin a connu une matrone qui, elle aussi, avait construit un édicule où elle brûlait de l’encens devant les images de Jésus et de Paul, d’Homère et de Pythagore[25]. Ces hommages il la sainteté et au génie honorent l’individu, mais ce n’était pas avec une aussi simple croyance qu’on pouvait mener (les peuples avides de merveilleux.

Comme le prince dont il avait le nom et les vertus, le jeune empereur aurait été dans la vie privée le premier des hommes ; au souverain pouvoir, il fut, bien plus que Marc Aurèle, insuffisant. C’est que le gouvernement des choses humaines est une tâche virile. Les grands hommes sont les hommes de commandement, ceux qui peuvent comprendre et qui savent vouloir. Ces qualités étaient surtout nécessaires dans un État tel que l’empire romain, et, il faut bien le reconnaître, Alexandre Sévère ne les avait pas. Son buste du Louvre, aux traits mous et indécis, fait songer à un débonnaire, incapable d’agir et qui semble regarder sans voir. Julien, dans les Césars, le montre tristement assis sur les degrés qui menaient à la salle où allaient banqueter les empereurs et les dieux ; Silène se moque de lui et de sa mère, la thésauriseuse ; la Justice même consent bien à châtier ses meurtriers, mais elle se détourne du pauvre sot, du grand niais, qui déplore dans un coin son infortune !

Durant quelques années, la soldatesque assouvie avait laissé l’empire paisible. Mais, pour conserver la discipline parmi ces hommes grossiers, avides et violents, qui connaissaient leur force et ne connaissaient plus l’empire, ni les magistrats, ni la loi, il aurait fallu un prince qui leur imposât une crainte respectueuse, en même temps que l’obéissance, qui les tint sous le harnais, les rassasiât de butin et de gloire, c’est-à-dire d’orgueil. Avec sa puissante armée de mercenaires, l’empire était condamné à n’avoir plus pour chefs obéis que de grands généraux. Sévère l’avait été : Alexandre ne l’était pas. Aussi l’ordre civil, que le premier avait protégé contre ses soldats, ne put l’être par le second.

On dit qu’avant de renoncer à la philosophie et aux arts, il avait consulté les sorts virgiliens, et que le poète-prophète avait répondu par les vers fameux :

Excudent alii spirantia mollius æra.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tu regere imperio populos, Romane memento.

Lampride donne à son héros les qualités que ces vers exigent pour l’exercice de la souveraine puissance ; il fait de lui un défenseur farouche de l’ancienne discipline. Les soldats, dit-il, l’avaient appelé Sévère à cause de son excessive rigueur[26], et, comme preuve, il montre les populations accourues sur le passage de l’armée, qui prenaient les soldats pour des sénateurs[27] en voyant la gravité de leur tenue et la sagesse de leur conduite ; ou bien il cite certaines réminiscences classiques que le prince utilisait. Un sénateur connu pour ses rapines vient le saluer à la curie ; Alexandre renouvelle contre lui l’apostrophe de Cicéron à Catilina : O tempora, o mores ! vivit, imo in senatum venit ! Une légion se mutine ; il lui jette le mot de César : Retirez-vous, Quirites. Quelques officiers, qui n’avaient pas su tenir leurs soldats, furent, il est vrai, mis à mort, mais au bout d’un mois la légion coupable était rétablie. On parle aussi de troupes décimées. Les faits suivants ne permettent pas de donner à ce règne un tel caractère de sévérité.

Une querelle s’éleva dans Rome entre les bourgeois et les prétoriens. Les uns et les autres se valaient[28] ; mais, pour que la populace osât affronter la troupe, il fallait qu’elle eût été poussée à bout par bien des insolences, et nous savons que les soldats ne s’en faisaient point faute. On se battit trois jours, et il y eut beaucoup de morts. A la fin, les prétoriens, chassés des rues, mirent le feu aux maisons ; l’incendie allait gagner la ville entière, quand les deux partis consentirent à s’arrêter. On ne sait quel fut dans cette affaire le rôle du gouvernement ; mais on a le droit de dire que de tels désordres ne se produisent que sous une autorité chancelante, et l’on peut se demander ce que faisaient les légionnaires des provinces, quand les prétoriens, si affectionnés au jeune prince, se conduisaient de cette manière en face de lui.

Mammée avait d’abord mis à la tête des prétoriens deux capitaines expérimentés, Flavianus et Chrestus ; plus tard, elle leur avait encore donné Ulpien pour collègue. Ces gens de guerre n’aimaient pas il trouver au prétoire des hommes de loi qui, y portant les habitudes régulières des magistrats, faisaient exécuter les ordonnances. Le nouveau préfet déplut aux cohortes et à leurs chefs qui formèrent le projet de se débarrasser de lui[29]. Ulpien les prévint en faisant tuer les deux préfets et leurs complices. Cette tragédie en provoqua une autre. Tout le corps prit parti pour les victimes, Ulpien fût plusieurs fois en danger de mort. Dans une dernière et formidable émeute, il s’était réfugié au palais : les soldats en forcèrent les portes et l’égorgèrent aux pieds d’Alexandre, qui le couvrait vainement de sa pourpre impériale[30] (228). On se croirait déjà aux rives du Bosphore entendant les janissaires réclamer la tête d’un vizir.

Un certain Epagathos, ancien homme de confiance de Caracalla et de Macrin, avait joué un rôle dans cette catastrophe en animant les soldats contre Ulpien. Ce n’était qu’un affranchi : on n’osa pourtant le punir, de peur d’exciter une nouvelle émeute. Il fut chargé d’une mission en Égypte, puis rappelé, sous un prétexte, en Crète, où l’exécuteur l’attendait[31]. Cette justice de sérail prouverait à elle seule l’incurable faiblesse de ce gouvernement.

Le récit suivant de Dion en est un autre indice. Notre historien n’était pas un foudre de guerre et, à l’armée, il a dû ne jamais prendre de résolutions bien viriles. Cependant, lorsqu’il revint de son gouvernement de Pannonie, les prétoriens trouvèrent qu’il s’y était montré trop sévère pour la discipline. Ils demandèrent mon supplice, dit-il, craignant qu’on ne les soumit à un régime semblable. Au lied de faire attention à leurs plaintes, l’empereur me donna le consulat. Mais l’irritation des prétoriens lui fit craindre qu’en me voyant avec les insignes de cette dignité, ils ne me tuassent, et il m’ordonna de passer hors de Rome, dans quelque endroit de l’Italie, le temps de ma charge[32]. Le prudent consulaire fit mieux : trouvant que la vie publique devenait trop difficile, il abandonna Rome, l’Italie même son grand livre d’histoire, qu’il ferma sur ce dernier récit et sur ce vers d’Homère : Jupiter déroba Hector aux traits, à la poussière du carnage, au sang et au tumulte des combats[33]. Dion n’avait rien de commun avec Hector, mais c’était bien d’une mêlée sanglante qu’il se retirait.

Nous quittons ici un pâle écrivain, mais un homme qui, ayant étudié la république dans sa grandeur et dans sa décadence, l’empire sous Auguste et sous Néron, sous Hadrien et sous Commode, avait pu suivre l’enchaînement logique de cette histoire se déroulant, à travers les siècles, sous la double action de la sagesse politique et des nécessités produites par les circonstances. Si nous cherchons quels étaient ses sentiments en fait de gouvernement[34], nous verrons que, malgré les actes de cruauté qu’il avait racontés, malgré ceux dont lui-même avait été le témoin et faillit être la victime, Dion était grand partisan de la monarchie impériale. Quand l’empereur était mauvais, on souhaitait le changement du prince, on ne souhaitait pas un changement de régime. Personne alors n’imaginait autre chose, et, il faut bien le reconnaître, nulle autre chose n’était possible. Dion ne demande au prince que de s’entendre avec le sénat, sou conseil. C’était déjà le vœu de Tacite, et ce fut la pratique des Antonins. Malheureusement, depuis Caracalla, et de jour en jour davantage, prince et consuls, préfets du prétoire et sénateurs, tous étaient à la merci des soldats, et le caractère d’un tel régime est la fréquence des émeutes.

Des séditions, en effet, éclataient partout ; quelques-unes, dit un contemporain, furent très redoutables[35] ; et il fallut casser des légions entières[36] ; celles de Mésopotamie tuèrent leur chef Flavius Héracléon et firent un empereur, qui, pour leur échapper, se jeta dans l’Euphrate et s’y noya. Un autre prit la pourpre dans l’Osrhoëne. Un troisième essaya de la prendre à Rome même. Pour ce dernier, l’empereur, averti, l’invite au palais, le mène au sénat, à l’armée, l’accable d’affaires et le brise de fatigue. Au bout de quelques jours l’ambitieux demande par grâce à retourner dans sa maison et son obscurité.

Ces séditions et ces tentatives avortent, mais l’empire en est ébranlé, et l’ennemi y trouve un encouragement. Dans la Maurétanie Tingitane, sur la frontière de l’Illyricum et sur celle de l’Arménie, il faut repousser les envahisseurs ; les Germains saccagent une partie de la Gaule, et les Perses réclament de l’empire les anciennes provinces de Cyrus, l’Asie jusqu’aux Cyclades.

 

III. — LES ARSACIDES.

Depuis le jour où Arsan le Brave s’était révolté contre les Séleucides, quatre cent soixante-dix années[37] s’étaient écoulées, durée bien longue pour une dynastie orientale. La monarchie parthique s’était étendue de l’Euphrate à l’Indus, mais les Arsacides, hommes de ruse ou de force, suivant l’occasion, n’eurent rien du génie organisateur de Rome. Ils n’établirent ni une armée permanente, par conséquent régulière, ni une administration reliant les diverses parties de l’État de manière à en former, au profit de l’autorité royale, un tout homogène. Ils laissèrent subsister autour d’eux une féodalité puissante[38], cause de troubles continuels, et, dans leurs provinces, des populations qui, n’ayant de commun avec le reste de l’empire que le tribut payé au grand roi, gardèrent leurs coutumes, leurs souvenirs et leurs chefs nationaux, c’est-à-dire l’espérance et le moyen de retrouver un jour l’indépendance. Les affronts qu’infligèrent à la monarchie parthique Trajan, Avidius Cassius et Septime Sévère, même Caracalla, avaient détruit son prestige, que le traité avec Macrin ne rétablit pas.

Dans les monts de la Perside, vivait un homme de sang royal, Ardeschir, ou Artaxerxés, regardé comme un descendant de Darius et qu’on disait fils ou petit-fils du soldat Sassan, d’où le nom de sa race, les Sassanides[39]. Admis dans la maison du gouverneur de la Perside, il se fit remarquer par son courage et son adresse, gagna la faveur du peuple, en même temps que celle de son maître, et celui-ci ayant été destitué, il tua son successeur, souleva les Perses, comme autrefois Cyrus, entraîna les nations voisines, avec lesquelles il avait de longue main noué des intelligences, et vainquit les Parthes en trois batailles. Dans la dernière, Artaban fut tué, et Ardeschir ceignit la tiare (226-227). Sur le rocher de Nakschi-Roustan, aux environs de Persépolis, on voit encore deux guerriers se livrant un combat singulier. C’est Ardeschir arrachant le diadème à son rival. En consacrant ce souvenir près de l’ancien sanctuaire des Akhéménides, il avait voulu attester à tous les yeux que sa victoire était la restauration de l’ancien empire de Cyrus.

Les monarchies orientales s’établissent avec la même rapidité qu’elles s’écroulent. En quelques années, les montagnards de la Perside étaient rentrés dans les capitales des premiers Akhéménides, et tous les rois avaient revêtu la ceinture de la soumission, suspendu à leurs oreilles l’anneau de la servitude et jeté sur leurs épaules le harnais de l’obéissance[40]. A un État dont les ressorts étaient usés par un long usage, Rome voyait succéder, le long de sa frontière orientale, un empire plein d’une belliqueuse ardeur, comme le sont toujours ces dominations nouvelles.

La révolution qui venait de s’accomplir était religieuse autant que politique. Les Arsacides, subissant l’influence de la civilisation qu’Alexandre avait portée dans l’Asie occidentale, s’étaient hellénisés. Ils aimaient les usages de la Grèce, parlaient sa langue, adoraient quelques-uns de ses dieux, faisaient représenter à leur cour les pièces des grands poètes d’Athènes, et, dans les légendes de leurs monnaies, qui étaient grecques, ils prenaient, entre autres titres, celui de philhellènes[41]. Cette culture d’esprit les disposait à la tolérance, et le christianisme en avait profité pour pénétrer dans leurs provinces. Mais les nations tributaires avaient conservé le vieux culte de l’Iran, le mazdéisme ; le feu consacré brûlait toujours sur les pyrées, et les mages étaient nombreux. Ils servirent la cause de celui qui s’annonçait comme le vengeur d’Ormuzd et le restaurateur des lois de Zoroastre. Cette religion monothéiste, une de celles qui font le plus d’honneur à l’humanité, plaçait au-dessous de l’Être infini Ahoura-Mazda, des izeds ou bons génies, esprits célestes et ministres des volontés du Très-Haut. Aussi ne fallait-il pas aux mages beaucoup d’efforts d’adulation pour qu’ils fissent d’un roi puissant et religieux un ized visible ; et Sapor pouvait dire, sans blesser personne : Ne savez-vous pas que je suis de la race des dieux ?[42]

En retour de l’assistance que lui donnaient ces prêtres, Ardeschir leur accorda une grande influence. Il remit, dit un historien grec, les mages en honneur[43]. Ce clergé, redevenu puissant, fera de l’intolérance la loi politique des Sassanides et déchaînera la persécution contre les chrétiens ; mais aussi le zèle religieux et national de ces princes donnera à la nouvelle dynastie une vitalité, un éclat, que la précédente n’avait pas eus[44]. Le danger pour l’empire romain augmentant de ce côté, il sera forcé de dégarnir la ligne du Rhin et du Danube afin de fortifier celle de l’Euphrate et du Tigre, et, pour veiller de plus près sur cet ennemi nouveau, il finira par déplacer le centre de sa puissance, en reportant sa capitale de l’Occident à l’Orient.

La guerre de quatre siècles qui va commencer entre les deux empires est donc encore une de ces guerres comme le zèle religieux en a tant allumé. Elle se caractérise à son origine, chez les deux peuples, par un retour aux souvenirs de l’expédition d’Alexandre : d’un côté, admiration et confiance ; de l’autre, haine et malédiction. On a vu Caracalla honorer la mémoire du héros macédonien, le second Sévère prendre son nom, et les légions s’organiser en phalange. Il semblait que l’ombre du conquérant grec allait marcher devant l’armée romaine pour la guider sur la route de Ctésiphon. Au delà du Tigre, cet Alexandre dont nous avons l’habitude de célébrer l’âme généreuse était devenu pour les mages, dans leur patriotique et religieuse douleur, le maudit qui égorgea les nobles et les prêtres, qui brûla les livres de la révélation et qui brûle à son tour dans les flammes éternelles. Aujourd’hui encore les Parsis ne parlent d’Iskander le Roumi que comme d’un abominable tyran. Après lui, disent-ils, la religion fut à bas et les fidèles dans l’oppression, jusqu’à ce que le roi Ardeschir eut rétabli la vraie foi[45]. Ces sentiments contraires annoncent la grandeur de la lutte qui va s’engager.

 

IV. — EXPÉDITIONS CONTRE LES PERSES ET LES GERMAINS ; MORT D’ALEXANDRE SÉVÈRE.

Avant de se prendre corps à corps avec le grand empire occidental, le fils de Sassan tourna ses armes contre les peuples voisins de la Mésopotamie romaine. Il attaqua la ville d’Atra, camp de refuge des Arabes scénites, contre lequel il ne fut pas plus heureux que Trajan et Sévère, et il essaya de renverser les Arsacides d’Arménie, qui, du haut de leurs montagnes et de leurs forteresses inaccessibles, bravèrent l’invasion. Ces expéditions n’avaient sans doute pour lui qu’un intérêt secondaire, du moins ce double échec ne diminua pas ses espérances, et, en 231, il entra dans la province romaine.

A cette nouvelle, Alexandre et ses pacifiques conseillers écrivirent au Perse une belle lettre, pleine des plus édifiantes recommandations. Les ravages continuèrent ; Nisibe fut assiégée, et les coureurs ennemis pénétrèrent jusque dans la Cappadoce. Toutes ces terres sont à moi, disait Ardeschir, et il semblait qu’il les allait prendre. Il fallut bien, à Rome, se résigner à la guerre : de grands préparatifs furent faits, et de chaque province, de chaque armée, partirent des détachements qui se dirigèrent vers la Syrie. Alexandre quitta sa capitale en pleurant, mais très résolu à faire son devoir, sinon de soldat, au moins d’empereur[46]. Il prit route par l’Illyrie et la Thrace, ramassant des soldats sur son chemin, et entra en Syrie avec une grosse armée. Il y trouva les troupes livrées à tous les désordres, à la mutinerie : peut-être même y eut-il une révolte, s’il convient de rapporter- à ce moment la proclamation d’un empereur par l’armée de Mésopotamie. A l’arrivée du prince et des renforts envoyés par les légions de Pannonie, tout s’apaisa. Une phalange de trente mille hommes fut organisée en souvenir des succès obtenus dans ces pays par la phalange du héros macédonien ; Alexandre voulut même que sa garde eût des argyraspides, aux boucliers d’argent et d’or. Quatre cents Perses magnifiquement vêtus et armés vinrent sommer l’empereur d’évacuer l’Asie ; il trouva la demande insolente et, refusant de les reconnaître pour des ambassadeurs, il les interna dans la Phrygie, où des villages et des terres leur furent donnés ; puis il entra en campagne (232).

Ici, les récits diffèrent. Selon un contemporain, l’empereur divisa ses forces en trois corps : le premier prit par l’Arménie, pays allié des Romains, pour pénétrer chez les Mèdes ; le second, par le désert, pour atteindre le confluent du Tigre et de l’Euphrate et menacer directement la Perse ; le troisième marcha droit par la haute Mésopotamie, mais avec une extrême lenteur, dont on accusa Mammée qui craignait d’exposer son fils. L’armée du Nord ramassa beaucoup de butin, en faisant toutefois des pertes considérables et sans obtenir de résultat sérieux, parce que cette route ne pouvait la conduire aux parties vitales du nouvel empire. Les Perses opposèrent peu de forces à cette attaque trop excentrique ; ils se réunirent contre l’armée du Sud, qui fut écrasée, puis contre celle du Centre, qui, composée en grande partie de soldats accoutumés, sur les bords du Danube et du Rhin, au froid et à l’humidité, était accablée par la chaleur ardente et sèche du désert. Sous ce climat, qui veut la sobriété, les Illyriens buvaient et mangeaient comme dans la Germanie : cette erreur de régime les décima ; la mortalité amena la peste, et il fallut reculer après quelques succès douteux. Alexandre lui-même tomba malade de fatigue et de soucis. Comme au temps d’Antoine, la retraite de l’armée du Nord à travers les monts de l’Arménie fut désastreuse, et les cadavres romains jonchèrent de nouveau les routes de ce pays (233). Mais on ne comptait pas les morts. Ces soldats, recrutés chez les Barbares[47] et dans la lie de la population romaine, ne laissaient derrière eux ni parents ni amis pleurant leur trépas, et il était aisé, avec des largesses, de persuader aux survivants qu’ils venaient d’accomplir une habile et victorieuse campagne.

A vrai dire, il n’y avait point de vaincus. Les Perses pouvaient se glorifier d’un grand succès, mais la Mésopotamie, gardée par les forteresses de Sévère, n’était point entamée, pas une parcelle du territoire romain n’était conquise ; et, s’ils avaient exterminé une armée impériale, s’ils en avaient arrêté une autre, ce n’était pas sans avoir fait des pertes considérables. Aussi, dés que le danger d’une invasion romaine eut disparu, leurs irréguliers se dispersèrent, chacun emportant chez soi son butin. Cependant les Perses n’avaient point atteint leur but, et les Romains avaient touché au leur. Loin d’être conquise, l’Asie romaine était délivrée. La victoire, en définitive, restait à ceux qui avaient obtenu le résultat qu’ils désiraient. Mais les deux empires s’étaient heurtés encore une fois sans que l’un eût accablé l’autre, et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’un élément nouveau, le fanatisme religieux et conquérant des Arabes, ait changé, les conditions de la lutte.

Le second récit est, pour les Romains un chant de triomphe. Extrait des actes du sénat, du septième jour des calendes d’octobre ; discours du prince :

Pères conscrits, nous avons vaincu les Perses. Un long discours est inutile ; il importe seulement que vous sachiez quels étaient leurs forces et leurs préparatifs. Ils avaient sept cents éléphants portant des tours remplies d’archers. Nous en avons pris trois cents ; deux cents ont été tués sur place ; nous en avons conduit ici dix-huit. Ils avaient raille chariots armés de faux ; nous aurions pu en amener deux cents dont les chevaux ont péri ; mais nous né l’airons pas cru nécessaire, parce qu’il eût été facile de vous en présenter d’autres. Nous avons défait cent vingt mille cavaliers, et tué, durant la guerre, dix mille de leurs cataphractaires[48]. Nous avons pris un grand nombre de Perses, que nous avons vendus. Nous avons reconquis tout le territoire qui est entre les deux fleuves, la Mésopotamie, que l’impudique Élagabal avait laissé perdre. Nous avons mis en déroute ce roi Artaxerxés, que sa renommée et ses forces rendaient si redoutable ; et la terre des Perses l’a vu fuir, abandonnant ses enseignes dans les lieux mêmes où autrefois nous avions perdu les nôtres. Voilà, pères conscrits, ce que nous avons fait. Les soldats reviennent riches ; la victoire fait oublier la fatigue ; à vous maintenant de décréter des supplications, pour témoigner aux dieux notre reconnaissance. (25 septembre 233.)

Le lendemain, en mémoire de ce grand succès, un congiaire fut donné au peuple et l’on célébra des jeux Persiques. Les dix-huit éléphants qu’on y montra firent croire aux trois cents qu’on prétendait avoir pris[49]. Il ne fallait donc pas en douter : Rome venait de renouveler la gloire de Sévère et de Trajan[50].

Rome, du moins, avait besoin de faire croire à ce bulletin de victoire. La Germanie s’agitait. En voyant se dégarnir les camps qui leur barraient la route de la Gaule et de l’Illyrie, les Barbares avaient trouvé l’occasion propice pour renouveler leurs brigandages. Depuis longtemps, la ligne du Rhin avait cessé d’être menacée, si bien que, au lieu des huit légions que le premier empereur avait tenues de ce côté, on n’en gardait plus que quatre. Il avait donc été facile aux Germains de passer entre les garnisons affaiblies et de porter le ravage en Gaule. Aussi, en attendant que les Illyriens fussent revenus d’Orient, il était bon de faire précéder leur retour du bruit d’une grande victoire. On était bien certain que les paroles prononcées au sénat retentiraient au bord du Rhin.

Plusieurs mois furent employés à réorganiser les forces de l’Occident, et en 234 [51] Alexandre partit pour la Gaule. Arrivé avec sa mère aux environs de Mayence, il s’efforça encore d’éviter la guerre. Il proposa aux Germains la paix, de l’or et des cadeaux de toutes sortes, au grand mécontentement des soldats, qui voulaient garder cet or pour eux-mêmes. A l’armée se trouvait alors un chef nommé Maximin, qui avait vu le jour dans la partie la plus barbare de la Thrace. D’abord berger, il s’était fait soldat, et sa haute taille, sa force, attirant sur lui l’attention, il était arrivé de grade en grade jusqu’au commandement des nouvelles levées, dont Alexandre lui avait confié l’instruction. Ces recrues étaient, pour la plupart, des Pannoniens rudes et grossiers comme lui, mais tout dévoués à un homme qui avait leurs qualités et leurs défauts, pleins de dédain au contraire pour les tranquilles vertus de l’empereur. Ils calculaient d’ailleurs que le règne d’Alexandre avait duré bien longtemps, que la dernière guerre avait épuisa son trésor, dont l’avarice de Mammée tenait les restes sous clef ; qu’enfin il y aurait tout profit à changer de prince, puisque le nouveau payerait richement sa dignité, surtout s’ils choisissaient Maximin, qui, sans naissance ni illustration, ne serait rien que par eux. Un jour ils lui jetèrent un manteau de pourpre sur les épaules et marchèrent en armes vers la demeure impériale. A leur approche, Alexandre ordonne à ses gardes d’aller saisir le coupable ; ils hésitent, puis refusent et laissent entrer les assassins, qui égorgent le fils et la mère ou, comme dit Hérodien, la femme avare et l’enfant pusillanime[52] ; certains récits le font mourir lâchement (19 mars 235).

Alexandre avait régné treize ans, mais n’en avait que vingt-six[53]. Il est le dernier des princes syriens. Si parmi eux l’on compte Sévère, à cause de l’influence exercée sur lui pat : Julia Domna, cette dynastie avait tenu l’empire plus de quarante années : court espace de temps qui fut marqué par de grands événements et de sanglantes tragédies, mais durant lequel acheva de disparaître ce qui restait de sang et d’esprit romains. N’étaient les jurisconsultes, qui conservaient la science romaine par excellence, on se croirait, par les mœurs et par les croyances, dans une monarchie asiatique. L’empire penche à l’Orient, et bientôt il s’y perdra.

Le respect d’Alexandre pour Abraham et Jésus, les anciennes relations de sa mère avec Origène, l’avaient rendu favorable aux juifs et aux chrétiens[54]. Ceux-ci jouirent sous son règne d’une paix profonde et d’une sorte d’existence légale. Dans une contestation que l’Église de Rome eut avec des cabaretiers au sujet d’un terrain public, il prononça en faveur dés chrétiens : Mieux vaut, dit-il, que cet endroit devienne un lieu de prière qu’un lieu de débauches[55]. La manière dont l’Église procédait à ses élections sacerdotales l’avait frappé, et il songea un moment à l’imiter pour les fonctions d’État[56]. De cette pensée il ne resta, comme on l’a vu, que l’invitation faite au peuple de dénoncer les fautes des candidats proposés pour les emplois. Lampride prétend qu’Alexandre voulait bâtir un temple au Christ, le mettre au rang des dieux, et que les prêtres l’en détournèrent en déclarant, sur la foi des livres sacrés, que, s’il exécutait ce projet, les autres temples seraient abandonnés[57]. Cela pouvait être dit à Constantin, mais n’a pu l’être au fils de Mammée, les chrétiens n’étant pas alors assez nombreux pour inspirer cette crainte. Toutefois ils profitèrent de la tolérance d’Alexandre pour bâtir leurs premières églises, qui sont, peu de temps après, mentionnées par Origène[58].

De Mammée on a fait aussi une chrétienne ; singulière chrétienne que cette impératrice appelée sur ses monnaies la Junon bienfaisante, à qui le sénat décerna l’apothéose, et pour qui l’on institua une fête que les païens célébraient encore au quatrième siècle[59] ! Comme son fils, elle avait voulu connaître la foi nouvelle[60], et beaucoup avaient cette curiosité. Eusèbe raconte qu’un gouverneur de la province d’Arabie fit demander à l’évêque d’Alexandrie et au préfet d’Égypte de lui envoyer Origène, afin de conférer avec lui sur la nouvelle doctrine[61].

Le règne de ce jeune et malheureux prince, à qui, malgré sa faiblesse, nous devons accorder une estime particulière, fut donc le moment où le passé et l’avenir, les deux grandes forces sociales, auraient pu se rapprocher sans se confondre et vivre en paix jusqu’à ce que la transformation s’opérât[62]. Une conciliation de fait n’était pas impossible entre l’empire devenu dédaigneux de ses vieilles divinités et un christianisme qui eût été respectueux de l’ordre établi. L’un acceptant comme règle de gouvernement la tolérance religieuse ; l’autre, satisfait de la liberté qui lui était laissée, continuant à gagner paisiblement les âmes, mais ne gagnant pas violemment le pouvoir, faisant la conquête du monde à titre de vérité morale et non pas en parti victorieux qui s’établit de force dans les positions doit il précipite ses adversaires. Malheureusement les révolutions de ce monde ne s’accomplissent pas avec cette sagesse. L’esprit de Tertullien a remplacé dans l’Église celui de Clément, et dans l’État les violents vont aussi succéder aux pacifiques. Des deux côtés, on emploiera la force : Dioclétien au nom des dieux ; les successeurs de Constantin au nom du Christ, et l’empire chancellera sur sa base.

 

 

 

 



[1] VI, 1. Une monnaie de 222 porte les mots Liberalitas Aug. C’était le rappel du congiarium accordé, ut moris erat, suscepto imperio, dit Eckhel.

[2] Lampride (Alexandre Sévère, 15) donne le chiffre de vingt. Le conseil se complétait, en certaines circonstances, par l’adjonction d’autres sénateurs, afin que le nombre de cinquante pères conscrits, nécessaire pour la validité d’un sénatus-consulte, fût atteint. Ce conseil fit aussi les nominations au sénat. (Ibid., 18.) Les derniers grands jurisconsultes de Rome, Florentin, Marcien, Hermogène, Saturnin et Modestin, dont les Pandectes nous ont conservé de nombreux fragments, y siégeaient à côté de Paul et d’Ulpien.

[3] Lampride, Héliogabale, 18. A partir d’Alexandre Sévère, on ne trouve plus de sénatus-consultes.

[4] Il paraît l’avoir été sous Élagabal. (Lampride, Alexandre Sévère, 26, et Aurelius Victor, de Cæsaribus, 26.)

[5] Des nombreux ouvrages d’Ulpien, les plus importants étaient quatre-vingt-trois livres ad Edictum, cinquante et un livres ad Sabinum. Il nous reste de nombreux fragments de son Liber regularum singularis. Les extraits de ses divers traités forment un tiers du Digeste.

[6] C’est l’assertion de Lampride. Cependant, la mort du beau-père d’Alexandre, celle de ce Turinus, qu’il fit étouffer dans la fumée, le meurtre de plusieurs de ses conseillers (Lampride, Alexandre Sévère, 67), quelques autres encore, ne furent pas la suite d’arrêts de justice.

[7] Par ex. : .... Cavetur ut si patronus libertum suum non aluerit, jus patroni perdat (Digeste, XXXVII, 14, 5, § 1).

[8] Digeste, XLIX, 1, 25 :.... tantum mihi curæ est eorum, qui reguntur, libertatis, quantum et bonæ voluntatis eorum et obedientiæ.

[9] Code, I, 26, 2, ann. 235.

[10] Lampride, Alexandre Sévère, 52.

[11] Lampride, Alexandre Sévère, 45. Pescennius Niger avait déjà voulu introduire cette réforme, ne consiliarii eos gravarent quibus assidebant (Spartien, Niger, 7).

[12] Lampride, Alexandre Sévère, 57.

[13] Lampride, Alexandre Sévère, 51. Capitolin parle aussi dans la Vie de Gordien III de duces honerati, c’est-à-dire de ducs honoraires.

[14] Lampride, Alexandre Sévère, 38. Des médailles, Moneta restituta, etc., attestent aussi une réforme des monnaies (Eckhel, VII, 279), mais les explications de Lampride à ce sujet (39) ne jettent aucun jour sur la question.

[15] Lampride, Alexandre Sévère, 22 et 33. Ce defensor n’était sans doute autre chose que le patronus.

[16] .... principum bonorum versibus scripsit (Lampride, Alexandre Sévère, 27).

[17] Lampride, qui donne ce renseignement (Alexandre Sévère, 29), y joint ce détail : Il n’entrait, dit-il, dans son oratoire que si facultas esset, id est, si non cura uxore cubuisset. C’était une règle générale dont Ovide avait déjà parlé (Fastes, II, 329, et IV, 657). L’Église hérita de cette coutume. Ce genre d’abstinence, dit l’abbé Greppo, se pratiquait avant la participation aux saints mystères dans l’Église primitive, comme il a lieu encore dans les Églises de l’Orient, dont les ministres ne sont pas astreints au célibat. (Trois mém. d’hist. ecclés., p. 280.) Le paysan russe se conduit de même la veille du dimanche.

[18] Puellas et pueros Mammæanas et Mammæanos instituit (Lampride, Alexandre Sévère, 56). Une monnaie de Plautilla, qui représente une femme portant un enfant, montre que Sévère avait aussi pris soin de cette institution. (Eckhel, VII, 226.)

[19] Lampride, Alexandre Sévère, 21. Quant aux impôts, il est impossible d’admettre avec Lampride (39) qu’il les ait réduits au trentième de ce qu’exigeait Élagabal.

[20] Un chef-d’œuvre d’orfèvrerie de cette époque est une coupe d’or massif découverte en 1774, à Rennes, en démolissant une maison du chapitre métropolitain, et dite, au cabinet de France, Patère de Rennes. Elle avait été enfouie six pieds sous terre au temps d’Aurélien, car les monnaies impériales les plus récentes trouvées au même endroit étaient de Posthume et d’Aurélien. Elle est composée d’un emblema, ou partie centrale, et d’une bordure ornée de seize aurei d’empereurs et d’impératrices depuis Hadrien jusqu’à Geta, ce qui en met la fabrication au temps des Sévère. L’emblema représente un défi entre Bacchus et Hercule ; dans la frise qui entoure le sujet principal et en complète la pensée, Bacchus triomphe d’Hercule. La décoration est complétée par les seize monnaies d’or encastrées dans des couronnes d’acanthe et de laurier. Cette coupe, volée au cabinet de France en 1831, fut retrouvée intacte quelques jours après sous une arche du pont Marie.

[21] Rhetoribus, grammaticis, ntedicis, haruspicibus, mathematicis, mechanicis, architectis salaria instituit, et auditoria decrevit, et discipulos cum annonis pauperum filios modo ingenuos dari jussit. Etiam in provinciis oratoribus forensibus multum detulit, plerisque etiam annonas dedit, quos constitisset gratis agere. (Lampride, Alexandre Sévère, 44.)

[22] Voyez à ce sujet les sarcasmes de Julien dans les Césars.

[23] Le nom de cette jeune femme n’est pas connu ; mais, après l’avoir répudiée, Alexandre se remaria, et, quoique aucun auteur n’ait parlé de sa seconde femme, on a d’elle des monnaies et une inscription où elle est nommée avec le titre d’augusta : Gnæa Seia Herennia Sallustia Barbia Orbiana Augusta. Voyez Eckhel, VII, p. 284, et Corp. Inscr. Lat., II, 3734.

[24] D’autres accusent le beau-père d’une conspiration contre son gendre, qui n’est guère vraisemblable. La catastrophe fut sans doute amenée par une querelle de femmes. La jeune impératrice aura eu le sort de Plautilla, sans le mériter, car elle aimait tendrement son mari. (Hérodien, VI, 5 ; Lampride, Alexandre Sévère, 49.)

[25] Liber de Hæresibus, III, 7.

[26] Lampride, Alexandre Sévère, 25.

[27] .... ut non milites sed senatores transire diceres (Lampride, Alexandre Sévère, 49).

[28] Voyez ce que dit de la plèbe romaine, à l’appendice du livre LXXIX de Dion, l’anonyme qui a écrit ce passage.

[29] Zosime, I, 11.

[30] .... quem sæpe a militum ira objectu purpuras suæ defendit (Alexander). (Lampride, Alexandre Sévère, 59.)

[31] Dion, LXXX, 2, 4.

[32] Dion, LXXX, 4 et 5.

[33] Iliade, XI, 163.

[34] Dion, LII, 15 et suiv.

[35] Dion. LXXX, 5. Cf. Zosime, I, 12.

[36] Cf. Lampride, Alexandre Sévère, 53, 54, 59 ; Hérodien, VI, 4, 7 ; Aurelius Victor, de Cæsaribus, XXIV, 5 ; Dion, LXXX, 4.

[37] Ou quatre cent soixante-seize selon d’autres calculs. Cf. de Sainte-Croix, Mém. sur le gouvernement des Parthes, p. 50.

[38] Dion, XLI, 15 ; Tacite, Annales, XI, 10, et Hérodien, VI, 12.

[39] Suivant Sainte-Croix (Mém. sur le gouvernement des Parthes, p. 22), les Perses avaient conservé leurs chefs nationaux, et Ardeschir, au moment de la révolte, gouvernait le pays à ce titre.

[40] Mirkhond, Hist. des Sassanides, trad. de Sylvestre de Sacy, p. 278.

[41] De Sacy, Mém. sur diverses antiquités de la Perse, p. 44.

[42] De Sacy, Mémoire, etc., p. 56-41. Sur le caractère monothéiste du mazdéisme, voyez les articles de M. Barthélemy Saint-Hilaire. Journal des savants, juin et juillet 1878.

[43] Nicéph., Hist. ecclés., 1, p. 55, édit. de 1650 ; Agathias (liv. II, p. 64-5) pense de même. M. de Harlez (Avesta, p. XXXV) dit que Ardeschir était de la race des mages et mage lui-même.

[44] Sur leurs monnaies, les Sassanides prennent le titre de serviteur d’Ormuzd, et, au revers, ils ont mis l’autel du feu, représentation et titre qui se trouvent sur les médailles des Arsacides. Voyez de Sacy, Mém. sur diverses antiquités de la Perse, p. 171 et suiv.

[45] Voyez le mémoire de M. James Darmesteter, la Légende d’Alexandre chez les Perses, au XXXVe volume de la Bibliothèque des Hautes-Études.

[46] Hérodien dit (VII, 2) qu’on l’accusait d’indolence et de timidité dans la guerre.

[47] L’armée qu’Alexandre mena ensuite dans la Gaule était composée de Barbares : Omnis apparatus.... potentissimus quidem per Armenios et Osrhoënos et Parthos et omnis generis hominum (Lampride, Alexandre Sévère, 61). Hérodien (VI, 17) ajoute qu’il s’y trouvait aussi beaucoup de Maures.

[48] Cavaliers cuirassés de pied en cap. Voyez Ammien Marcellin, XVI, 90.

[49] Peut-être n’y en avait-il aucun. Lampride (57) parle d’un char de triomphe traîné par quatre éléphants, les médailles ne montrent qu’un quadrige de chevaux. (Eckhel, VII, 276.) De son côté, Ardeschir attestait à ses sujets sa victoire en faisant frapper de la monnaie d’or. Les empereurs ne permettant ni aux provinces ni aux alliés d’émettre de la monnaie d’or, les aurei à l’effigie impériale circulaient seuls ; les négociants romains ne pouvaient en accepter d’autres, et tout le commerce se faisait avec ces monnaies. Procope raconte que Justinien déclara la guerre aux Arabes, parce qu’ils avaient payé le tribut en pièces d’or ne portant pas l’effigie impériale. (De Bello Goth., III, 33 ; Zonaras, XIV, 22.) Dans l’intérêt des relations commerciales de leurs sujets, les Arsacides avaient été obligés de se soumettre à cette nécessité et n’avaient pas eu de monnaie d’or. Les Sassanides en fabriquèrent, mais en petite quantité. (Mommsen, Hist. de la monnaie romaine, trad. de Blacas, p. 16.)

[50] Une inscription récemment lue au Kef (Sicca Veneria), en Tunisie (Bullet. épigraphique de la Gaule, 1883, p. 3), mentionne une offrande du splendidissimus ordo des décurions, Fortunæ Reduci Aug., pour le retour triomphal d’Alexandre Sévère. Cette inscription et une autre du musée de Pesth donnent à penser que Mammée avait accompagné son fils en orient, comme elle le suivit dans l’expédition contre les Germains ; cette persistance de la mère avare à rester toujours aux côtés du prince a sans doute été une des causes de la catastrophe qui leur coûta la vie à tous deux.

[51] Profectio Aug. (Eckhel, VII, 277). Lampride (Alexandre Sévère, 60) prétend qu’une druidesse lui dit Gallico sermone de ne pas espérer la victoire et de ne point se fier aux soldats. Les Druides étaient tombés à la condition de sorciers disant la bonne aventure. On sait qu’Aurélien et Dioclétien les consultèrent pour connaître l’avenir.

[52] Julien, dans les Césars, répète ce jugement.

[53] Ou vingt-neuf ans et quelques mois, suivant Lampride. Il y a des doutes sur la date précise de sa mort. Eckhel (VII, 282) penche pour le commencement de juillet. Au règne d’Alexandre se rapporte une inscription des frères Arvales relatant un curieux sacrifice expiatoire, parce que la foudre avait brisé quelques arbres du bois sacré de la déesse Dia. Entre autres victimes immolées ante Cæsareum genio d. n. Severi Alexandri Aug., se trouvait un taurus auratus ; item divis num. XX ververices XX. Ces divi sont, d’après une autre inscription de l’année 183 : Auguste, Julie (Livie), Claude, Poppée, Vespasien, Titus, Nerva, Trajan, Plotine, Hadrien, Sabine, Antonin, Faustine l’aînée, L. Verus, Marc-Aurèle, Faustine la jeune, et, depuis Commode, Commode lui-même, Pertinax, Sévère et Caracalla. (Orelli, n° 961, d’après Marini, Atti de fratelli Arvali, tav. 45, p. 167.)

[54] Lampride, Alexandre Sévère, 22.

[55] Lampride, Alexandre Sévère, 49. C’était le mot même de l’Évangile : domus mea, domus orationis.

[56] Lampride, Alexandre Sévère, 45.

[57] Lampride, Alexandre Sévère, 42.

[58] In Matth, hom., XXVIII. Origène dit qu’elles furent brûlées, probablement durant le règne de Maximin.

[59] Lampride, Alexandre Sévère, 26. Toutes ses médailles sont païennes.

[60] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 21.

[61] Eusèbe, Hist. ecclés., VI, 19.

[62] Zonaras (XII, 16) prétend qu’il v avait beaucoup de chrétiens à la cour d’Alexandre. Mangold, de Ecclesia primœva pro Cæsaribus ac magistratibus rom. preces fundente, 1881, pense qu’aux deux premiers siècles des prières liturgiques pour les empereurs et les magistrats étaient dites dans les communautés chrétiennes.