I. — LA COUR ; PLAUTIANUS ET JULIA
DOMNA.
L’Orient pacifié et organisé, Sévère regagna l’Italie par
l’Asie Mineure et la
Thrace. Comme Hadrien, il n’était pas pressé de retrouver
la capitale, ses fêtes et ses intrigues. Il lui semblait plus utile
d’inspecter cette frontière du Danube qu’il n’avait pas vue depuis neuf
années et les armées de Mœsie et de Pannonie auxquelles il devait son
élévation. Partout, dit Hérodien, il remit l’ordre dans les provinces[1]. Nous admettons
cette affirmation comme très fondée ; il nous est malheureusement impossible
de la prouver par des faits.
Au milieu de l’année 202[2], Sévère rentra enfin
à Rome. C’était la dixième année de son gouvernement. A cette occasion, les pouvoirs impériaux
étaient autrefois renouvelés, sacra decennalia
; mais on avait depuis longtemps renoncé à ce mensonge. La solennité n’était
plus qu’un anniversaire célébré par des fêtes pompeuses. Sévère y ajouta une
libéralité de 50 millions de drachmes, que se partagèrent, à raison de 1.000
sesterces par tête[3],
les prétoriens et tous ceux qui recevaient du blé de l’État. Le prince eut sa
part. On lui éleva, au pied du Capitole, un arc de triomphe qui subsiste
encore. Les proportions en sont belles, mais des sculptures trop multipliées
et qui semblent l’œuvre d’ouvriers plutôt que d’artistes y annoncent la
décadence de l’art décoratif. Sur l’attique, une longue inscription rappelle
que le monument a été construit en l’honneur du prince qui a raffermi l’État et agrandi l’empire[4].
Deux ans après, on célébra les jeux séculaires qui
valurent au peuple et aux soldats de nouveaux dons[5]. Des hérauts
parcoururent la ville et l’Italie en faisant cette proclamation : Venez à ces jeux, que vous ne reverrez jamais.
Les derniers avaient été donnés par Domitien en l’année 88. Entre deux de ces
fêtes, on laissait passer trois générations. Celle de Sévère était la
huitième que les Romains eussent solennisée.
En ce temps-là il se trouvait à Rome un homme presque
aussi puissant que l’empereur : le préfet du prétoire, Plautianus. On se
rappelle qu’Auguste avait paru faire deux parts dans le gouvernement : l’une
abandonnée au sénat, l’autre réservée au prince, et qu’il avait constitué
deux sortes de fonctions, celles-ci d’ordre sénatorial, celles-là d’ordre
équestre. Au sommet de la première hiérarchie était le préfet de la ville ;
au sommet de la seconde, le préfet du prétoire. Ce partage n’était point
sérieux ; la vérité apparut vite, et l’empereur fut politiquement ce que,
dans l’état des mœurs, il devait être tout[6]. Il fit successivement
passer à son conseil[7], composé de
sénateurs, de jurisconsultes et des chefs de la chancellerie impériale, presque
toute l’autorité législative, judiciaire et administrative du sénat. Ce corps
ne conserva guère d’autre fonction que celle d’enregistrer les décisions
arrêtées par le conseil.
Le fonctionnaire qui avait, entre tous, la confiance
impériale, puisqu’il tenait en ses mains la vie du prince, fut celui qui
gagna le plus à ce changement. A l’origine, le préfet du prétoire n’avait que
le soin de veiller à la sûreté de l’imperator,
qui, à cet effet, l’avait investi de la juridiction militaire sur toutes les troupes
stationnées en Italie[8]. Les Grecs
l’appelaient l’épée du roi[9], et il se plaçait
derrière le prince dans les expéditions de guerre. Mais cette épée,
l’empereur s’en servit pour toutes sortes d’offices. Fallait-il arrêter un
accusé, exécuter un coupable, tuer un innocent ou seulement faire une enquête
préalable : les prétoriens étaient là ; eux et leur chef devaient au prince
l’obéissance militaire en tout ce qu’il commandait. La juridiction criminelle
du préfet s’étendit d’abord des soldats aux esclaves, et, peu à peu, elle
envahit tout. Celui qui naguère n’était que l’épée du prince, devint le compagnon de ses travaux, son appui[10], et, dans mille
cas, son représentant, vice sacra agens,
comme on dira plus tard. Il entra au consilium,
qu’il présida en l’absence de l’empereur, prit part à toutes les affaires
soit pour le conseil, soit pour l’exécution, assista le prince dans ses
jugements, le remplaça par délégation, même dans la juridiction civile, et
reçut pour lui les appels. Alexandre Sévère donnera bientôt force de loi à
ses décisions[11].
Il était donc, avec un pouvoir indéterminé, par conséquent sans limite, une
sorte de premier ministre, de grand juge, et, à certains égards, le chef de
l’armée, car il faisait fonction d’intendant pour les approvisionnements
militaires, d’inspecteur pour la revue des armes et le bon état des arsenaux,
enfin de major général pour les opérations[12]. L’usage de
composer l’armée active de détachements pris dans diverses légions et de
mettre à la tête de ces corps des ducs n’ayant aucun commandement
territorial, avait rendu nécessaire ce nouveau rôle des préfets du prétoire.
Ce sont les prédécesseurs de ces vizirs des sultans qui tiendront d’une main
le sceau du prince et de l’autre l’étendard de l’empire.
Telle était l’autorité que Pérennis avait eue sous Commode
et que Plautianus exerça sous Sévère. Comme elle n’était qu’un reflet de
l’autorité impériale, il convient d’entrer en défiance à l’égard des
accusations vaguement portées contre les préfets qui géraient leur charge sous
de vrais empereurs. Des princes soucieux de l’intérêt public pouvaient
permettre de grandes sévérités ; ils n’auraient pas autorisé des crimes.
Cette remarque est particulièrement nécessaire pour juger Plautianus. De
petite condition, mais Africain comme Sévère, et peut-être de sa famille[13], il l’avait
suivi dans toutes ses guerres, à la tête des gardes, et, dans l’intervalle
des expéditions, il revenait sans doute à Rome, où l’empereur avait besoin
d’un homme sur lequel il pût compter. L’autorité de la charge s’augmentait
donc de l’absolue confiance que Sévère mettait en celui qui en était alors
revêtu.
Cependant Plautianus avait été un jour très près d’une
mortelle disgrâce. L’ordre avait été donné d’abattre les statues qu’il
s’était fait élever auprès de celles des membres de la famille impériale, et
Sévère avait prononcé le mot redoutable d’ennemi public que l’on avait bien
vite répété. Mais Plautianus était rentré en faveur, et le prince, si
terrible pour d’autres, s’était attaché à lui faire oublier cet instant de
colère en le comblant de marques publiques d’estime. Un orateur avant dit
dans le sénat : Avant que Sévère maltraite
Plautianus, le ciel tombera. — Cet
homme a raison, dit le prince aux sénateurs assis à ses côtés ; il est impossible que je fasse aucun mal à Plautianus, et
je souhaite mourir avant lui[14]. Il avait violé
en sa faveur une règle établie par Auguste en nommant deux fois consul le
chef des prétoriens[15], et, dans la
pensée d’assurer à son fils un guide expérimenté, il avait fait de Plautianus
le beau-père du futur empereur. Dion rapporte qu’il vit porter au palais la
dot de Plautilla la nouvelle Junon[16] et qu’elle
aurait pu suffire à cinquante filles de rois.
Aussi le préfet avait-il un train royal, et tous les ordres,
le sénat, le peuple, l’armée, rivalisaient à son égard de basses flatteries.
Si l’on n’osait plus lui dresser des statues aussi grandes que celles du
prince, on l’appelait le parent des augustes, on jurait par sa fortune et,
dans les temples, on priait pour lui avec d’autant plus de ferveur, qu’il
paraissait ne pas en avoir besoin. Plautianus abusa-t-il de cette
toute-puissance, plus dangereuse aux mains du ministre que dans celles du maître
?
Dion l’accuse de beaucoup de sottises et de tous les
crimes, sans rien préciser ou en précisant trop. Par exemple, il lui fait
voler les chevaux du Soleil, semblables à des
tigres, qu’on nourrissait dans une île de la mer Rouge. A la
rigueur, on peut entendre que ces chevaux-tigres étaient des zèbres. Mais
lorsqu’il raconte que Plautianus fit enlever cent Romains de condition libre,
mariés et pères de famille, qu’il les soumit à un horrible supplice pour
donner à sa fille un cortége tel qu’en ont les femmes de l’Orient et qu’il
ajoute : La chose ne fut connue qu’après sa mort,
nous avons le droit de dire qu’il s’est fait l’écho d’une de ces ineptes
calomnies qui s’attachent aux puissants dans leur chute. Une pareille
exécution ne se serait pas accomplie dans le silence, et le préfet n’aurait
pu braver impunément par ce crime une constitution impériale[17], toujours en
vigueur, ni l’indignation publique soulevée par les femmes et les enfants des
victimes.
Ses grandes richesses feraient croire à de grandes
rapines, mais Sévère, qui avait pris l’héritage des Antonins, de Niger et
d’Albinus, fit largement sa part à Plautianus dans les nombreuses
confiscations qu’il prononça[18]. Cet Africain ne
répugnait pas plus que son maître à verser le sang. Après la victoire de
Lyon, il décida la perte de la famille de Niger, que le vainqueur avait
d’abord épargnée. Depuis la mort d’Albinus, la noblesse faisait bien encore
de muettes imprécations, mais elle n’avait plus assez d’énergie pour faire
des complots : il en supposa ou il y crut, et des victimes tombèrent. On a
peine à se représenter Sévère comme un roi fainéant fermant les yeux sur les
iniquités de son ministre. Si le préfet a ordonné des supplices immérités, la
responsabilité doit en remonter à l’empereur, qui, rendu soupçonneux par la
conduite du sénat avec le césar breton, approuvait tout.
J’ai dit le secret de cette faveur : elle était naturelle.
Sévère, à qui une santé chancelante commandait de songer au lendemain,
voulait assurer à ses fils et à l’empire le concours d’un homme capable de
continuer son œuvre et qu’il croyait avoir fait assez grand pour qu’il n’eût
pas la tentation de le devenir davantage. C’était un calcul de bon sens : la
passion le déjoua.
La trop grande prospérité du vice-empereur[19] l’aveugla. Plautianus
commit l’imprudence de mettre contre lui l’impératrice par de perfides insinuations
sur sa conduite, et l’héritier du trône par l’affectation d’une tendresse
paternelle dont les conseils
maladroits blessaient cette âme violente. Le mariage de Plautilla, qui semblait
consolider sa fortune, la précipita. Julia avait-elle été contraire à cette
union ? Partageait-elle les sentiments de Caracalla contre le favori dont Le
crédit offusquait cet empereur de quatorze ans qui, animé d’une haine égale
contre le père et la fille, repoussait l’une de son lit et l’autre de sa maison
? Dion ne nous l’apprend pas ; mais il nous dit que la jeune Augusta, plus
fière de son père que de son époux, s’était rendue insupportable a celui-ci,
et que Plautianus, fort irrité contre l’impératrice, la tourmentait de mille
manières. Ces querelles de ménage préparaient une catastrophe.
Sévère avait renouvelé, en les aggravant, les peines
contre l’adultère, et l’on ne parlait plus à Rome que de procès de ce genre[20]. Plautianus essaya
d’envelopper Julia dans ces accusations, et Dion assure, ce qui parait fort
étrange, qu’il chercha des témoignages contre elle jusque dans les tortures
auxquelles il soumit de nobles femmes. Incapable de lutter avec le
tout-puissant ministre, l’impératrice se réfugia au milieu de ses lettrés et
de ses philosophes ; mais Caracalla ne prit pas les déplaisirs de sa mère
avec cette sérénité, et sa haine en redoubla.
Seul, au palais, Sévère soutenait le préfet du prétoire.
Un frère de l’empereur, Geta, qui fut collègue de Plautianus dans le consulat
en 203, était convaincu qu’il méditait la ruine de la famille impériale, et,
à son lit de mort, il supplia son frère de la sauver. Ses paroles firent
impression sur le prince : on le vit par les honneurs décernés à l’accusateur
du ministre, et Caracalla crut le moment propice pour en finir avec lui. Trois
centurions qu’il soudoya vinrent un soir au palais déclarer que Plautianus
les avait chargés d’assassiner Sévère et son fils ; en preuve, ils
produisirent une lettre où cet ordre était écrit et qu’ils prétendirent tenir
de lui. Sévère, étonné, mais non convaincu, fit appeler le préfet. Aux
portes, on arrêta ses gardes, et il entra seul. Sévère lui parla avec
douceur. Pourquoi, lui dit-il, veux-tu nous ôter la vie, et qui a pu t’inspirer ce
dessein ? Comme Plautianus niait énergiquement, Antonin se jeta
sur lui, lui arracha son épée et le frappa au visage en disant : Oui, tu as cherché à m’assassiner. Il l’eût
égorgé, si son père ne l’avait arrêté, mais il commanda à un licteur de le
tuer. Puisqu’il était auguste, sa parole valait un ordre ; le licteur obéit.
Le corps de Plautianus, jeté du haut du palais dans une ruelle, y fut
abandonné jusqu’à ce que Sévère lui eût fait donner la sépulture (23 janvier 204)[21].
Dans toute cette affaire, l’empereur avait joué un rôle
misérable. Par faiblesse paternelle, il avait laissé assassiner sous ses yeux
son ami. On vit bien le lendemain qu’il ne croyait pas au prétendu complot[22], car, au lieu
d’insister, dans l’assemblée du sénat, sur le crime du préfet, il recourut à
des lieux communs de philosophie, déplora la faiblesse naturelle à l’homme,
qui ne peut supporter une fortune trop grande, et s’accusa lui-même d’avoir
perdu Plautianus en le comblant d’honneurs et de témoignages d’affection.
Comme il fallait, pour la justification du meurtrier, que le complot parût
certain, quelques-uns des courtisans assidus du préfet allèrent le rejoindre[23]. Sa fille et son
fils furent relégués à Lipari, où, plus tard, Caracalla les fit tuer.
On ne sait si c’est à titre d’ami de Plautianus que
Quintillus fut frappé. C’était un personnage de haute naissance et un des
premiers du sénat, niais qui vivait aux champs, loin des affaires et des
intrigues. Il mourut à la manière antique. Condamné sur des dépositions
calomnieuses, il se fit apporter les objets qu’il avait depuis longtemps
préparés pour sa sépulture, et les voyant gâtés par le temps : Qu’est-ce que cela ? dit-il. Nous avons bien tardé ! Il brûla quelques grains
d’encens sur l’autel des dieux et se livra à l’exécuteur. D’autres sénateurs,
accusés de nous ne savons quels crimes, furent convaincus, assure Dion[24], et condamnés. Mais
les crimes de ce temps n’en seraient pas tous du nôtre, témoin le procès
suivant qui montre une des misères de ce gouvernement et de cette société.
Apronianus, gouverneur d’Asie, fut accusé de se livrer à des opérations
magiques pour découvrir si les destins ne lui réservaient pas l’empire. La
chose est possible, car la magie était la folie de cette époque. Le
législateur en avait même si grande peur qu’il avait fait de ces pratiques un
crime capital, et Tertullien estime que c’était justice, parce que cette
curiosité téméraire suppose toujours de mauvais desseins[25]. Apronianus fut
condamné. L’intérêt de ce procès n’est pas dans les suites qu’il eut pour
l’accusé, mais dans la scène que Dion raconte. Lorsqu’on
nous lut les pièces de l’instruction, nous y trouvâmes cette déposition d’un
témoin : J’ai vu un sénateur chauve
qui se penchait pour regarder. A
ces mots, nous fûmes dans les transes, car ni le témoin ni le prince
n’avaient nommé personne. La crainte fut extrême parmi tous les sénateurs
dont la tête, ou même seulement le haut du front, était dégarni de cheveux.
Nous regardions avec anxiété autour de nous, et l’on disait tout bas :
C’est un tel ; non, c’est celui-là.
Je ne cacherai pas que mon trouble était si
grand, que je cherchais avec ma main à ramener mes cheveux sur ma tête. Mais
le lecteur ajouta que ce chauve était revêtu de la prétexte. Tous les yeux se
tournèrent alors vers l’édile Bæbius Marcellinus, qui était atteint d’une
calvitie complète. Il se leva et, s’avançant au milieu de l’assemblée, dit :
Le témoin me reconnaîtra nécessairement, s’il
m’a vu. On introduisit le
délateur, qui chercha longtemps, et, à la fin, sur un léger signe qu’on lui
fit, désigna Marcellinus. Convaincu ainsi d’être l’homme chauve qui avait regardé, il fut emmené hors du sénat et décapité dans le Forum,
avant que Sévère eût été instruit de sa condamnation[26].
S’il l’avait connue, l’eût-il approuvée ? Il n’avait pas
désigné Marcellinus dans les pièces de l’instruction transmise ait sénat, et
peut-être se serait-il souvenu que lui-même avait été en grand péril, sous
Commode, au sujet d’une pareille accusation[27] ?
Mais ce qu’il faut noter, ce sont ces terreurs du sénat,
cette joie de détourner sur une tête probablement innocente le coup suspendu
sur les autres, cette hâte à faire suivre la sentence d’une exécution
immédiate, à priver l’accusé de toutes les garanties d’une bonne justice et
le condamné du bénéfice de la loi de Tibère sur le délai des dix fours. On
voit par là qu’une chose plus funeste que le despotisme des Césars fut la
lâche servilité de ceux qui entouraient le prince et qui, ne se servant même
pas pour le contenir des lois existantes, ne laissaient d’autre recours
contre lui que les conjurations.
Y en eut-il sous Sévère ? Certains témoignages le disent.
Plusieurs fois sa vie fut en danger, assure Ammien Marcellin[28], et des
inscriptions contiennent des actions de grâces aux dieux pour les remercier
d’avoir protégé l’empereur et sa famille contre les coupables machinations
des ennemis de l’État. Ammien Marcellin cite un seul de ces complots, celui
qu’on avait attribué à Plautianus, et il est difficile que les inscriptions,
dont une est de l’année 208, se rapportent au même événement[29]. Défendu par le
dévouement de ses prétoriens et des légions, ayant deux fils qui arrivaient à
l’âge d’homme et qu’il fallait frapper en même temps que lui, l’empereur
n’avait rien à craindre. Entre la mort de Plautianus et le départ de Sévère
pour la Bretagne,
Dion ne parle que des condamnations dont il vient d’être question. Comme il
ne croit pas à la trahison de Plautianus et qu’il n’en signale point
d’autres, nous sommes autorisés à dire qu’il n’y en eut pas et que la source
des plus grandes iniquités était tarie.
Cependant Sévère a bien mauvais renom ; il le mérite à
cause des exécutions dont il fit suivre chaque guerre civile et des
condamnations qu’il laissa prononcer en vertu de lois détestables, telles cependant
que nos sociétés en ont connu longtemps. Mais lorsqu’on serre de près les vagues
accusations des écrivains postérieurs, on ne trouve plus cette tyrannie
sombre à laquelle le nom de cet empereur fait songer. Spartien, par exemple,
lui reproche quantité de meurtres dont son avarice fut la cause ; suivant
Dion, au contraire, il ne fit mourir personne
pour se procurer de l’argent[30]. Un autre ancien
ne parle de confiscations que pour les méchants
qui avaient été convaincus[31], et le grand
apologiste chrétien de ce temps tient tous ces malheureux pour justement
condamnés. N’avons-nous pas, d’ailleurs, des témoins plus dignes de foi que
les scribes misérables de Dioclétien[32], ceux qui, par
leur seule collaboration à l’œuvre de Sévère ; déposent en sa faveur ? Quand
nous trouvons Paul et Ulpien siégeant dans le conseil impérial[33] et Papinien au prétoire,
nous avons le droit de dire qu’il y avait de la sagesse dans le gouvernement
et de la justice dans l’administration.
Le prince qui avait choisi de tels serviteurs était
lui-même aussi bon jurisconsulte que grand général. Dans son conseil, on
parlait sans entraves : Paul y soutint contre lui de savantes discussions :
et lorsqu’il publia son recueil des décisions de l’empereur, il en critiqua
quelques-unes avec une liberté qui honore à la fois le conseiller et le
prince. On s’accorde à le représenter simple dans ses vêtements, sobre dans
son régime, avec de la dignité dans la vie[34], le respect de
soi et de son rang. Légat en Afrique, il avait fait bâtonner un de ses
concitoyens de Leptis qui, écartant les faisceaux, l’avait embrassé en pleine
rue ; et, empereur, il semble avoir vécu en prince qui pouvait poursuivre les
adultères sans qu’on lui reprochât d’être moins indulgent pour les autres que
pour lui-même. On ne trouve rien à relever contre ses mœurs, si ce n’est dans
sa jeunesse une accusation qui est fausse[35], et, plus tard,
une autre qui est absurde, celle par laquelle on prétendait expliquer son
affection pour Plautianus.
Il ne laissa aucune influence aux césariens, c’est-à-dire
à ses affranchis et à la domesticité du palais, même à son frère qui pensait
avoir large part au pouvoir et qu’il renvoya bien vite dans son gouvernement
de Dacie : prudence rare chez un prince absolu et qui fut d’autant plus
appréciée. Les courtisans, mal inévitable, n’avaient pas beau jeu avec cet
empereur dédaigneux des pompes du pouvoir, qui rejetait la plupart des
honneurs que lui décernait le sénat, en disant aux pères conscrits : Ayez dans le cœur l’affection pour moi dont vous vous
targuez dans vos décrets. Après sa campagne parthique, il refusa
le triomphe sous prétexte que la goutte l’empêchait de se tenir assis sur le
char triomphal, et, quand il s’agissait d’inspecter une armée, une province,
il traversait tout l’empire. Il était aussi insensible au mal qu’on disait de
lui : bonne disposition pour voir et agir avec sérénité. Un sénateur, dont
l’esprit mordant s’était plus d’une fois exercé contre le prince, osa lui
dire, quand Sévère se fit inscrire dans la famille des Antonins : Je te félicite, César, d’avoir trouvé un père.
L’épigramme était à peine voilée ; Sévère parut ne pas la comprendre, et
l’auteur du mot garda son crédit. Un autre, railleur impitoyable, avait été,
pour les méfaits de sa langue, mis aux arrêts dans son palais comme après un procès
de presse nous consignons le coupable dans une maison de santé. Il continua à
mordre contre toutes gens, y compris les empereurs. Sévère commanda qu’il lui
fût amené et jura qu’il lui ferait couper la tête. Tu peux bien la faire couper, répondit-il ; mais tant qu’elle me restera sur les épaules, je te jure
que ni toi ni moi nous n’en serons les maîtres. L’empereur rit, et
le moqueur qui se moquait de lui-même fut renvoyé libre[36]. Débonnaire à
l’égard de ses adversaires, quand sa sûreté et l’ordre public n’exigeaient
pas de sévérité, il fut ami fidèle et dévoué avec ceux qui avaient su gagner
son affection : il les comblait de biens et d’honneurs, les soignait dans la
maladie et faisait provision, pour les distribuer, de remèdes coûteux que
Galien lui composait. Il guérit ainsi Antipater, son secrétaire pour les
lettres grecques, le fils d’un Pison et la matrone Arria[37]. Cette conduite
ne révèle pas un naturel bien farouche.
Toutes ses heures étaient consacrées au service public,
parce qu’il voulait ne négliger rien de ce qui était nécessaire au succès de
ses entreprises[38].
Dion nous donne l’emploi de ses journées : Dès le
point du jour, il se mettait au travail, ne l’interrompant que pour une
promenade à pied durant laquelle il s’entretenait des affaires publiques avec
ceux qu’il appelait à l’accompagner. L’heure venue de siéger à son tribunal,
il s’y rendait, à moins que ce ne fût jour férié, et y restait jusqu’à midi. Il accordait aux parties tout
le temps qu’elles demandaient, et à nous, qui siégions à ses côtés, une
grande liberté pour dire notre sentiment. Après l’audience, il montait à
cheval ou se livrait à quelque exercice, puis se mettait au bain. Il dînait
seul ou avec ses enfants, dormait habituellement après ce repas et se faisait
éveiller pour s’entretenir, tout en se promenant encore, avec des lettrés
grecs ou latins. Le soir il prenait un second bain et soupait avec ceux qui
se trouvaient en ce moment près de lui, car il n’invitait personne et
réservait les festins somptueux pour les jours où il ne pouvait s’en
dispenser[39]. Cette vie bien
réglée annonce un homme qui devait aimer l’ordre en tout.
L’impératrice était digne de lui. Fille de Julius
Bassianus, prêtre du Soleil à Émèse[40], elle habitait
cette ville lorsque Sévère commandait une légion en Syrie, et peut-être que
le souvenir de sa beauté, autant que l’horoscope qui lui avait promis un
époux royal, le décida à demander sa main. On lui accorde une prudence qui,
dans cet esprit viril, s’alliait à l’audace. C’est elle, assure-t-on, qui
avait décidé Sévère à prendre la pourpre[41]. Aussi lui
montrait-il de grands égards : il l’emmenait dans ses expéditions, et, comme
dans les inscriptions il se laissait appeler dominus
poster, le maître,
elle se nommait domna, la maîtresse[42] ; on lui donnait
encore le titre de mère des camps, du sénat et de la patrie, même du peuple romain[43].
Pour l’histoire, la mère de Caracalla est restée surtout
fameuse par sa triste fécondité, et
des écrivains postérieurs, ramassant les médisances de ce peuple dont c la langue
était toujours en révolte[44], lui
reprochaient des adultères ; mais ils lui reprochaient aussi d’avoir conspiré
contre son époux. Dion ne parle ni de l’une ni de l’autre accusation, et
l’absurdité de la seconde donne des doutes sur la première, alors même qu’on
n’admettrait pas que l’élévation habituelle de ses pensées, ses quatre
enfants[45]
et le rang suprême aient dû la préserver de vulgaires égarements. Elle avait
l’esprit curieux et porté vers les grands problèmes, car elle s’inquiétait
des idées et des croyances qui couraient alors le monde. Dans le palais, elle
s’était formé un cercle[46] de beaux esprits
où l’on discutait sur toutes choses et qui a peut-être donné à un
contemporain l’idée de son Banquet des savants[47]. Elle ne
s’offensait pas d’être appelée Julia la Philosophe[48]. Il y a des
raisons de croire que Diogène de Laërte lui dédia son Histoire des Grecs qui
s’étaient rendus célèbres par la philosophie[49], et il est
certain qu’elle chargea Philostrate d’écrire pour elle la Vie d’Apollonius
de Tyane, à qui le fils de Sévère consacrera un héroon[50]. Toute-puissante
durant le règne de Caracalla, elle philosophait encore en gouvernant l’empire[51], et elle garda ces
goûts jusqu’à la mort ; ils se conservèrent même après elle au Palatin : un
demi-siècle plus tard, l’impératrice Salonina se plaisait à converser avec
Plotin.
Près d’elle étaient sa sœur et ses deux nièces, célèbres
aussi pour leur beauté : Julia Mæsa, qui, plus tard, sut à elle seule venger
sa race en renversant un empereur et qui disposa deux fois de la pourpre en
faveur de deux enfants ; Julia Soæmias, que les monnaies représentent sous
les traits de la Vierge Céleste,
mais que Lampride accuse d’avoir été folle de son corps, réputation qu’elle
dut peut-être à son fils Élagabal ; enfin la sage Mammæa, doublement mère d’Alexandre
par le sang et par l’éducation qu’elle donna à ce prince en qui l’on crut
entrevoir un nouveau Marc-Aurèle. Préoccupée du grand mouvement d’idées qui
troublait alors les intelligences, Mammée désira, quand elle entendit parler
d’Origène, connaître le plus savant des chrétiens de ce temps ; et de même que
l’impératrice se faisait raconter la merveilleuse histoire de cet ascète
pythagoricien qu’on disait une incarnation du dieu Protée, Apollonius de
Tyane, sa nièce voulut apprendre de l’homme
d’airain[52] ces doctrines
étranges qui menaient joyeusement au martyre.
Dans cette société d’esprits supérieurs nous avons le
droit d’introduire trois hommes dont la postérité ne prononce le nom qu’avec
respect : un parent de Julia Domna, Papinien, qui lui dut sa fortune ou qui
avait fait la sienne[53] ; Ulpien,
compatriote des illustres Syriennes, et Paul, membre, comme lui, du conseil
suprême[54].
Auprès de l’impératrice, ces graves personnages oubliaient le prétoire pour
ne conserver de leur science profonde que ce qui convenait à une conversation
élevée. Parfois on lisait des vers d’Oppien, que le prince avait payés au
poids de l’or[55],
et ceux que Gordien, le futur empereur, écrivait alors pour glorifier cette
maison antonine[56]
où la nouvelle dynastie cherchait ses aïeux. Philostrate, un des habitués du
palais, y récitait son Heroïcos, qui montrait Caracalla sous les
traits d’Achille ; Élien, fameux en ce temps-là pour la douceur de son style
et sa piété profonde, était sans doute admis à y conter quelques-unes de ses Histoires
variées[57],
et Galien, dont nous avons cité de magnifiques paroles, certainement répétées
plus d’une fois au cercle impérial, y discourait avec une verve entraînante
sur la science et la philosophie, surtout quand il était aux prises avec un
ami de Geta, Serenus Sammonicus, qui se mêlait de médecine et avait bien des
curiosités à tirer des soixante-deux mille volumes de sa bibliothèque[58].
L’empereur se plaisait à ces graves entretiens, car ce
rude soldat aimait les lettres et voulait être au courant de toute doctrine[59]. Avant d’arriver
à l’empire, il avait passé aux écoles d’Athènes, causa
studiorum, tout le temps d’une disgrâce[60], et Galien nous
conte qu’il eut une estime particulière pour une grande dame romaine, parce qu’elle lisait Platon[61]. Cette Arria devait
être aussi une habituée du cercle de l’impératrice. Ne dirait-on pas une de
ces cours italiennes du quinzième siècle qui virent Platon renaître et où les
plus grandes dames écoutaient de savantes dissertations sur un monde qui, lui
aussi, voulait se renouveler ? Mais, à Florence, on entrait dans la pleine
lumière, tandis que dans la
Rome de Sévère, malgré une égale curiosité d’esprit, on
errait au milieu de confuses clartés.
II. — LÉGISLATION ET
ADMINISTRATION ; PAPINIEN.
Un prince se juge aussi par les conseillers qu’il prend.
J’ai cité Papinien parmi les familiers du palais. Le grand jurisconsulte
était l’ami de Sévère depuis leurs jeunes années, et, après son avènement, le
prince l’avait nommé magister libellorum[62]. Cette charge
obligeait le maître des requêtes à lever les doutes des juges, à répondre aux
questions des gouverneurs et aux suppliques des particuliers. Ces rescrits,
rédigés pour des cas spéciaux, formaient souvent des exceptions au droit
commun. Ils élargissaient la législation antérieure et y faisaient pénétrer
l’esprit de justice que les jurisconsultes nous ont montré. Ceux de Papinien
eurent surtout ce caractère[63]. C’était un
esprit sûr et clair, une âme élevée pour qui le droit et l’honnête se
confondaient, un écrivain élégant dont les livres devenus classiques furent
prescrits dans les écoles de droit[64]. La loi des
citations, rendue deux siècles plus tard par deux empereurs chrétiens, le mit
au-dessus de tous les jurisconsultes romains[65].
Après la mort de Plautianus, Sévère donna à Papinien la
préfecture du prétoire, en revenant à la coutume souvent interrompue, mais
très ancienne, de partager cette charge redoutable entre deux, quelquefois
même entre trois titulaires[66]. Cet usage,
contraire à toutes les institutions militaires de l’empire, était commandé
par l’importance de la fonction et la variété de talents qu’elle exigeait.
Papinien eut pour collègue un homme de guerre, Mæcius
Lætus. En voyant à la tête de l’armée le vaillant et habile défenseur de
Nisibe[67], à la tête de
l’administration civile le jurisconsulte dont un ancien a dit qu’il aimait la justice autant qu’il la connaissait,
on doit tenir pour certain que l’État fut bien servi par ces deux hommes qui,
durant huit années, restèrent autant les amis que les ministres du prince.
Malheureusement, nous savons fort peu de chose de leurs travaux.
Cependant l’œuvre législative de Sévère fut considérable :
les fragments de ses rescrits dépassent en nombre ceux du plus actif de ses
prédécesseurs. Il fit beaucoup de lois
excellentes, dit Aurelius Victor, et Tertullien ajoute des lois utiles ; car il félicite celui qu’il
appelle le plus conservateur des princes[68] d’avoir réformé
la loi Papia Poppæa, qui était à elle seule presque tout un code[69]. Malheureusement
il ne subsiste à peu près rien de cette législation, et la plupart des
rescrits de Sévère qui nous restent ne sont que des applications d’anciennes
lois qui servaient aux jurisconsultes à fixer la jurisprudence[70]. Pour l’histoire
de la législation romaine, ces rescrits ont donc peu d’importance ; mais ils
en ont une grande pour l’histoire politique, car ils montrent dans quel
esprit ce prince entendait que les lois fussent appliquées, et cet esprit est
un sentiment d’équité bienveillante dont nous devons conserver le souvenir : benignissime rescripsit, dit un jurisconsulte.
Lui-même marqua ce caractère de son administration lorsque, dans un discours
qu’il fit lire au sénat par son fils, il demanda aux Pères d’adoucir la
rigueur du droit[71]. Si un homme,
dit un des grands jurisconsultes de ce temps, est accusé de crimes qui se
référent à deux dispositions pénales différentes, l’une plus douce, l’autre
plus sévère, c’est la première qu’on appliquera[72]. Les actes
répondirent aux paroles.
Pour mettre ses richesses en sûreté, on les déposait
volontiers dans un temple, et un vol en pareil lieu entraînait la peine du sacrilège
; Sévère n’accorda que l’actio furti
contre ceux qui, sans toucher aux objets sacrés, avaient dérobé le dépôt d’un
particulier. Toutefois il condamna à la déportation le fils d’un sénateur qui
avait fait porter dans un sanctuaire un coffre où il avait, caché un homme,
pour que celui-ci, la nuit venue et les portes closes, s’emparât des objets à
sa convenance[73].
Dans les cas de trahison et de majesté, le fisc héritait
des biens présents ou futurs du condamné ; il décida que les enfants du
coupable conserveraient les droits utiles qu’avait eus leur père sur ses
affranchis ; et cela fut estimé une grande douceur[74]. S’il n’abolit
pas la loi injuste, mais profondément romaine de la confiscation, du moins il
en adoucit les rigueurs, et ses conseillers écrivaient, en toute
circonstance, que la faute du père ne retombe pas sur le fils ; que les
enfants naturels, adultérins, même incestueux, ne peuvent être exclus des
honneurs, à cause de la tache de leur naissance[75]. Un de ses
rescrits établit un nouveau mode de confiscation contre lequel il n’y a point
à réclamer : Le mari, disait-il, qui ne poursuit pas la vengeance de sa femme assassinée
perdra tout ce qui lui serait revenu de la dot[76]. Il condamnait à
un exil temporaire la femme qui, par des manœuvres abortives, avait enlevé à
son mari l’espoir d’une paternité[77].
Vendre une statue d’empereur ou la frapper d’une pierre
était un crimen majestatis qui avait
coûté la vie à beaucoup ; il autorisa la vente des statues non consacrées et
admit l’excuse d’erreur[78].
Point de sentence contre un absent ; l’équité s’oppose à
ce qu’un jugement soit prononcé sans que la cause ait été contradictoirement
entendue[79].
Si l’accusateur se désiste, interdiction pour lui de
reprendre l’accusation[80]. Même chose, en
France, quand le ministère public abandonne la poursuite à l’audience.
L’accusé sera traduit devant le juge du lieu où le crime a
été commis[81]
; là aussi il subira sa peine[82], afin que les témoins
de la faute le soient de l’expiation. Nous agissons encore de même.
Pour les déportés, la peine survivait à la mort, et le
cadavre du condamné était banni de la tombe paternelle. Sévère ne rapporta
pas cette loi, mais il en accorda très souvent la dispense[83].
Des pupilles étaient dépouillés par des tuteurs infidèles
: il interdit aux tuteurs et curateurs d’aliéner les biens des mineurs, à
moins d’une autorisation donnée par le préteur urbain ou le gouverneur[84]. Nous avons des
prohibitions analogues.
Rappelons pour lui en faire honneur le rescrit qui
autorisa les Juifs à briguer les honneurs municipaux sans renoncer à leur
culte.
Il n’est pas certain que Sévère ait beaucoup amélioré la
condition des esclaves ; au moins furent-ils après lui plus assurés des
avantages qu’ils avaient déjà conquis, par l’application qu’il fit, en certaines
circonstances, des dispositions qui leur étaient favorables.
Défense au maître d’intenter une action contre son
affranchi à raison d’une faute qu’il aurait commise dans l’état de servitude
; défense à tous de reprocher à une femme le gain honteux qu’elle a pu être
forcée de faire avant son affranchissement ; défense aux femmes de combattre
dans l’arène[85].
Si un esclave a dû la liberté à un faux codicille,
il la gardera, mais payera vingt solidi
à l’héritier[86] :
décision qui sauvait tout à la fois l’équité et la justice, en laissant à
l’esclave le bénéfice d’une erreur heureuse et à l’héritier un dédommagement
pour la diminution de son héritage.
Il ouvre même à leurs enfants l’accès des honneurs : Qu’on n’empêche pas Titius, né d’une femme libre, mais d’un
père encore dans la servitude, d’arriver au décurionat dans sa cité[87].
Le condamné était dit servus
pœnæ. Que devenait l’esclave envoyé aux mines quand une faveur du
prince l’en faisait sortir ? Le condamné, répond l’empereur, était serf de la
peine ; la peine étant supprimée, il est libre[88]. Singulier mode
d’affranchissement : une sentence capitale ayant pour, conséquence de donner
à l’esclave la liberté ! La condamnation de l’esclave avait, en effet,
substitué l’État aux droits du maître, et celui-ci ne pouvait les recouvrer
par le fait de la grâce que le prince accordait au servus pœnæ. C’était une application rigoureuse des
principes, mais il faut que ces principes aient été quelquefois violés pour
que le prince, interrogé à ce sujet, les ait de nouveau confirmés.
Le préfet de la ville avait maintenant toute la
juridiction criminelle dans Rome et jusqu’au centième mille, excepté sur les
sénateurs, qui étaient justiciables du sénat. Sévère lui prescrivit de
recevoir les plaintes des esclaves contre les maîtres durs ou débauchés et de
veiller à ce que nul d’entre eux ne fût contraint à un traite honteux[89].
Il y avait, surtout à l’armée, beaucoup d’esclaves
appartenant à plusieurs maîtres. Sévère décida que, si l’un de ceux-ci affranchissait
l’esclave commun, le ou les copropriétaires seraient obligés de lui vendre
leur part au prix fixé par le préteur, afin que l’affranchi restât en
possession de la liberté. Ce règlement a duré jusqu’à Justinien.
Contrairement à un rescrit d’Hadrien, il ne laissa pas mettre à la torture
l’esclave commun pour le procès d’un des maîtres, et, rappelant que la loi ne
permettait point, excepté dans certains cas déterminés, d’arracher à des
esclaves par la torture des aveux contre leur maître, il ajoutait : à plus
forte raison leurs dénonciations ne sont-elles pas recevables[90]. Ce principe de
discipline sociale avait été si souvent violé sous les mauvais princes, qu’il
faut tenir compte à Sévère d’en avoir rappelé l’autorité légale.
Dans les causes fiscales, on forçait le prévenu à démontrer
la légitimité de sa fortune ; il décida que c’était au delator à faire la preuve du bien fondé de son
accusation. C’est encore une des règles de notre législation. Enfin il édicta
ce principe que, toutes les fois qu’il y aurait doute sur le sens de la loi,
on consultât les précédents ou la coutume qui, dans ce cas, auraient force de
loi. Les coutumes locales n’étaient donc pas supprimées au commencement du
troisième siècle[91].
Sévère, qui se plaisait à incliner doucement la loi vers
les solutions indulgentes, fut rigoureux envers le désordre, sous quelque
forme qu’il se produisit. Il augmenta les sévérités de la loi Julia sur les adultères, sans grand profit
pour les mœurs, lesquelles ne se corrigent point par un article de code[92]. Mais il fut
aussi sans complaisance pour ses propres intérêts : il rejetait tout legs où
manquait la plus simple des formalités, en disant ces paroles qui sont belles
dans la bouche d’un prince à qui la constitution accordait la dispense de toutes
les lois : Il est vrai que je suis au-dessus des
lois ; mais c’est avec elles et par elles que je veux vivre[93].
La loi défendait aux fonctionnaires de prendre femme, même
de laisser leur fils se marier dans la province où ils commandaient.
Cependant des mariages de cette sorte se faisaient. Pour prévenir toute
pression sur les familles provinciales en vue d’unions intéressées, Sévère
décida que le fonctionnaire ayant épousé, dans le ressort de sa juridiction,
une riche héritière, ne pourrait hériter d’elle[94].
Les logements militaires et civils étaient une charge pour
les provinces, et souvent on en abusait ; il recommanda aux gouverneurs de
veiller à la stricte observation des règlements[95].
Plusieurs des dispositions que nous venons de rappeler
n’étaient pas nouvelles ; mais Sévère se les appropriait en les répétant, et
quelques-unes prouvent que la société romaine continuait à opérer par
elle-même la plus grande évolution sociale de l’antiquité : l’esclave cessant
d’être une chose pour devenir une personne.
Notons, en sens contraire, le déclin du régime municipal
qui commençait. L’espèce d’hérédité établie par Auguste pour le sénat de Rome
s’était peu à peu étendue. Des fils de décurion, sans doute en nombre déterminé,
les prætextati, prenaient séance, mais
ne votaient qu’après leur vingt-cinquième année, quand ils avaient géré une
charge et que la mort ou une condamnation avait fait un vide parmi les
titulaires[96].
Paul, un des conseillers de Sévère, venait d’écrire : Celui qui n’est pas membre de la curie ne peut être nommé
duumvir, parce qu’il est interdit aux plébéiens de prétendre aux honneurs du
décurionat. D’autre part, ses illustres contemporains, Papinien et
Ulpien, admettaient qu’un homme du peuple pouvait arriver à la curie, non par
la lectio que ne faisait plus le
duumvir quinquennal, mais par la cooptatio.
Du reste pour eux aussi les fils des décurions formaient une classe
privilégiée[97].
Nous sommes donc à une époque de transition où les anciennes libertés
s’effacent sans avoir complètement disparu. La curie n’est pas encore fermée aux
hommes nouveaux, mais l’aristocratie municipale serre de plus en plus ses
rangs, et le mouvement de concentration s’accélère. Déjà Ulpien est d’avis
que le décurion qui abandonne sa ville doit y être ramené par le gouverneur
de la province, afin qu’il s’acquitte des charges qui lui incombent ; et
Septime Sévère prescrit à tous ses agents de n’autoriser qu’avec une extrême
circonspection de nouvelles impositions municipales[98] ; aux
proconsuls, à ses légats, d’exercer une rigoureuse surveillance sur les travaux
publics et sur les associations illégales[99]. Il n’est rien dans la province, dit le
conseiller de Sévère, qui ne puisse être exécuté par le gouverneur[100]. D La
centralisation s’accroît aux dépens de la vitalité locale. Mais, on le verra
plus loin, ce sont moins les princes qui empiètent que les municipes qui
rendent ces empiétements nécessaires.
A lire tous ces rescrits et tant d’autres dont je n’ai
point parlé, on est forcé de reconnaître que si Septime Sévère n’a pas été le
réformateur que l’empire attendait depuis Auguste, il fut un prince attentif
aux besoins de son temps.
De tous ces besoins, le plus impérieux, après l’horrible
confusion commencée sous Commode et qui, après lui, s’était continuée durant
cinq ans, c’était l’ordre public. Pour en finir avec les guerres civiles, les
révoltes militaires et les brigandages à main armée, pour remettre chaque
homme et chaque chose à sa place, il fallait une énergie peu commune, et
Sévère eut cette énergie. Il corrigea beaucoup
d’abus, disent Spartien et Aurelius Victor[101] ; il fut terrible aux méchants, ajoute Zosime,
et, selon Hérodien, il rétablit l’ordre dans les provinces ; tous enfin
s’accordent à le montrer sans indulgence pour les gouverneurs trouvés
coupables[102],
parce qu’il savait que ce sont les grands voleurs
qui font les petits[103]. Un préfet
d’Égypte, accusé de faux, fut frappé des peines prescrites par la vieille loi
Cornelia de falsis. Mais il
prit soin d’avoir rarement à punir, en s’appliquant à faire d’excellents
choix, ce qui est, pour un souverain, l’art par excellence, et en comblant
d’honneurs ceux qui remplissaient bien leur office[104].
Hérodien et, après lui, les modernes reprochent à Sévère
d’avoir relâché la discipline, accusation étrange pour un tel homme. Elle provient
d’un mot rapporté à Dion[105] du fond de la Bretagne et qui
peut-être avait été fabriqué à Rome. Sur son lit de mort, il aurait dit à ses
fils : Enrichissez les soldats, et moquez-vous du
reste. La parole est brutale dans la forme, et cette brutalité a
fait sa fortune. Mais qui a entendu cette confidence suprême et dangereuse ?
Cependant ce mot, comme tant d’autres mots prétendus historiques, aura un
fond de vérité si on le ramène à ces simples termes qui ont pu être la pensée
de Sévère : Tenez l’armée satisfaite pour l’avoir
dévouée ; c’est-à-dire payez-la bien et honorez-la, parce que
toute la force de l’État est en elle. Ce qu’il conseillait, il l’avait
exécuté, donnant aux généraux de riches dotations ; aux tribuns des
prétoriens, la dispense des tutelles, même pour les enfants de leurs collègues
; aux vétérans, celle des obligations personnelles envers la cité[106] ; aux
légionnaires, une solde plus forte, une ration de blé meilleure, des
gratifications plus fréquentes et le droit de porter l’anneau d’or, insigne
qui fit désormais partie de, l’uniforme. La dépréciation des métaux précieux
et le besoin d’attirer la population romaine sous les drapeaux rendaient ces
mesures nécessaires. Nous agissons de même, par les mêmes raisons, pour la
solde, l’ordinaire de nos troupes et la médaille militaire, sans penser les
corrompre. Et ces dépenses n’épuisèrent pas le trésor, puisque les finances
de l’empire ne furent jamais plus florissantes[107]. Hérodien dit
encore qu’il autorisa les légionnaires à demeurer
avec leurs femmes[108]. Son édit fut
une mesure de moralité. Depuis l’établissement des armées permanentes, il
était de règle que le soldat ne fût point marié. La
loi ne le permet pas, dit Dion ; c’est
à certains vétérans que le prince donne le droit de contracter de justes
noces, ajoute Gaius[109], en désignant
les soldats qui obtenaient le congé d’honneur. Au commencement du troisième
siècle, Tertullien rappelait encore ce principe[110]. Mais la nature
réclamait ; les hétaïres suivaient les armées, et dans les cantines, dans les
villages, qui, peu à peu, formaient une ville autour du camp, se trouvaient
de nombreuses familles que la loi ne connaissait pas[111]. L’empereur,
qui avait accru la sévérité des peines contre l’adultère, n’aimait point ce
désordre. Il régularisa l’usage, en permettant aux légionnaires de contracter
des unions légitimes[112]. Domitien avait
déjà accordé à des vétérans, sans les licencier, le jus connubii. Les soldats profitèrent de ce
nouveau droit pour établir leurs ménages près du camp et pour y vivre ; il en
résulta des inconvénients qu’une main ferme et de simples règlements de
service auraient suffi à empêcher. Sévère avait cette fermeté, mais ses
successeurs ne l’auront pas, et la discipline de l’armée fléchira.
La religion du serment, que les armées de Trajan et
d’Hadrien observaient encore, était bien affaiblie à l’avènement de Sévère.
On a vu, sous Commode, l’insurrection des légions de Bretagne ; à sa mort,
celle des prétoriens, puis de toutes les armées. Sévère lui-même, au
commencement, eut à faire tête, dans son camp, à deux séditions ; à une
troisième, dans Rome[113] ; à une
quatrième, dans la province d’Arabie. Il rétablit la discipline, d’abord en
donnant l’exemple des qualités militaires ; à Lyon, il se battit en soldat ;
dans la
Mésopotamie, l’armée souffrait de la soif et ne voulait
pourtant pas de l’eau pourrie d’un marécage ; à la vue de tous, il en but une
large coupe[114].
Puis, il ne laissa pas l’esprit frondeur se glisser au milieu des troupes :
un tribun des cohortes prétoriennes expia par la mort de lâches propos[115]. Enfin, il chassa
des camps le désordre et la mollesse. Plus d’un gouverneur reçut sans doute
une lettre pareille à celle qu’il écrivit un jour à un des légats de la Gaule : N’est-il pas honteux que nous ne puissions imiter la
discipline de ceux que nous avons vaincus ? Tes soldats vagabondent et tes
tribuns sont au bain, au milieu du jour.... Où ils mangent, ce sont des cabarets ; où ils couchent,
des lieux de débauche. Ils passent leur temps à danser, boire et chanter ;
des repas sans terme, des libations sans mesure, voilà leur occupation.
Verrait-on de telles choses, si nous avions gardé quelque sentiment de
l’ancienne discipline ? Corrige d’abord les tribuns, ensuite le soldat. Tant
que tu le craindras, il ne te craindra pas. Niger a dû te l’apprendre : pour
que le soldat soit docile, il faut que les chefs soient respectables[116].
Ces derniers mots font grand honneur à celui qui parlait
ainsi de Niger après l’avoir vaincu ; niais, à côté de cette lettre, que
peut-il rester de l’accusation d’avoir détruit la discipline ? Un prince lâche
ou indolent peut laisser flotter les rênes ; jamais un général que cinq
années de guerre ont mis en possession du pouvoir n’a pensé que le désordre
dans les camps fût une force pour lui, et Sévère, qui maintenait si
énergiquement la discipline civile, devait le penser moins que tout autre. Un
ancien lui rend expressément le témoignage qu’il établit un ordre excellent
dans les armées[117], et Dion en
donne la preuve lorsqu’il montre les troupes soulevées contre Macrin, parce
que celui-ci voulait remettre en vigueur les règlements militaires du premier
empereur africain.
Il accrut l’armée de trois légions auxquelles il donna le
nom de Parthiques. La première et la troisième gardèrent la nouvelle province
de Mésopotamie ; la seconde, composée sans cloute de soldats particulièrement
dévoués, fut, contrairement à l’usage, ramenée en Italie et cantonnée près
d’Albano[118],
pour rappeler sans cesse aux Romains le souvenir des victoires d’Orient, mais
aussi pour être une réserve fidèle contre une émeute populaire ou quelque
sédition prétorienne. Sévère pouvait certainement compter sur sa nouvelle
garde ; mais il était trop prudent pour oublier le rôle joué par ce corps
dans les récentes catastrophes, qui lui en rappelaient de plus anciennes. La
deuxième légion Parthique fut une précaution contre toute surprise. Hérodien
dit cependant qu’il quadrupla le nombre des prétoriens ; ce n’est point
vraisemblable, et c’était impossible sans troubler profondément toute
l’organisation militaire de l’empire. Dion et Spartien n’en parlent pas ;
nous ferons comme eux[119].
Est-ce l’empereur qui chargea Menander, membre de son conseil,
d’écrire ses quatre livres de Re Militari[120], c’est-à-dire
de rédiger une sorte de code militaire ? On peut, du moins, admettre qu’il
encouragea cette entreprise. Nous savons que plus tard on parlait des règlements de Sévère pour l’armée[121].
Au nombre de ses précautions militaires, il faut compter
la division de plusieurs provinces trop vastes. De la Syrie et de la Bretagne venaient de
sortir des guerres civiles formidables ; il partagea chacune d’elles en deux
commandements ; il fit de même en Afrique, où la Numidie, comprise depuis
l’an 25 avant Jésus-Christ dans le gouvernement proconsulaire d’Afrique,
forma enfin une province particulière[122].
A Rome, il tint le peuple content et paisible par des largesses
dont le total s’éleva pour son règne 1 220 millions de deniers et par la
régularité des distributions : les greniers de l’État eurent toujours sous lui
du blé pour sept ans et de l’huile pour cinq années. Il construisit un grand
temple de Bacchus et d’Hercule, des thermes dont il ne subsiste lien, et le Septizonium, portique à sept étages de colonnes
qui aurait fait un vestibule, peut-être magnifique, certainement étrange, au
palais des Césars, du côté de la voie Appienne, si les augures n’avaient
point déclaré, que les dieux interdisaient de changer l’entrée du Palatin.
Pour lui-même, il se battit sur les pentes du Janicule, aux lieux où
s’élèvent le palais Corsini et la Farnesina, une villa dont les jardins
descendaient jusqu’au Tibre et remontaient au sommet de la colline. Une porte
ouverte prés de là, dans l’enceinte d’Aurélien, rappelle encore son nom, la porta Settimania. En bon administrateur, il
répara tous les édifices publics, entre autres le Panthéon d’Agrippa[123] et le théâtre
d’Ostie ; Dion trouve que Sévère mettait trop d’argent à ces constructions ;
mais les travaux publics sont un luxe nécessaire, quelquefois glorieux, et
l’économie que Sévère faisait régner au palais lui permettait les larges dépenses
pour les choses utiles. Il subsiste quelques restes intéressants du petit arc
que lui élevèrent les négociants du Forum boarium,
et l’on a retrouvé plusieurs fragments d’un plan de Rome qui parait avoir
été, au temps de Sévère, gravé sur des plaques de marbre ; l’ensemble devait
avoir plus de 300
mètres carrés[124].
Les provinces se ressentaient de cette libéralité. On a vu
ce qu’il fit à Byzance, à Antioche, à Alexandrie et dans toute l’Égypte.
En Syrie, il bâtit à Baalbek (Héliopolis)
le temple de Jupiter, à droite et en contrebas du tertre où Antonin avait
élevé celui du Soleil sur l’emplacement d’un sanctuaire gigantesque construit
par les Phéniciens à une époque reculée. La trop riche ornementation de cette
œuvre accuse, comme l’arc Septiminien de Rome, la décadence de l’art
décoratif. Les architectes n’avaient plus la calme sérénité dés anciens
maîtres. Leur imagination aussi s’était affolée, et ils tourmentaient la
pierre comme les philosophés tourmentaient les idées. Ce temps, qui faisait
colossal, ne savait plus faire simple, parce qu’il avait perdu le sentiment
de la vraie grandeur. Mais, vues à distance, quel ensemble magnifique
formaient ces constructions gigantesques d’Héliopolis, dont les seules ruines
opposent à la majesté menaçante du désert l’image de la prodigieuse activité
des hommes qui remplissaient autrefois ces solitudes de mouvement, de bruit
et de richesses.
Bien d’autres villes,
ajoute son biographe, lui durent de remarquables
monuments[125]. Carthage,
Utique, la Grande
Leptis, reçurent de lui le droit italique ou l’exemption de
l’impôt foncier[126]. La dernière de
ces villes était son lieu d’origine ; il ne dut pas oublier de l’embellir,
mais il ne reste aucune trace des travaux qu’il fit, ni de la maison
paternelle, que la cité avait conservée avec un soin religieux et que
Justinien fit rebâtir[127]. Sévère avait
pourvu au plus pressant besoin en contraignant, par des exécutions
militaires, les nomades qui désolaient la Tripolitaine à en
respecter la frontière. En reconnaissance de la sécurité qui lui était
rendue, la province prit l’engagement, qu’elle tint jusqu’à Constantin, de
fournir chaque année à Rome une certaine quantité d’huile et de blé. Pour les Africains, dit son biographe, Sévère était un dieu. L’arc de triomphe de
Théveste (Tebessa), achevé sous Caracalla, en 214,
avait été commencé en l’honneur de son père[128].
Il adopta pour les provinces quelques-uns des règlements
proposés par Niger à Marc Aurèle, et il en fit lui-même qui montrent sa sollicitude
à prévenir jusqu’aux plus petits abus : défense à quiconque prendra femme
dans la province où il gère un office de rien recevoir d’elle par testament[129] ; au soldat
d’acheter un fonds dans le canton où il sert[130] ; au gouverneur
de laisser les logements militaires et civils devenir une charge pour les
provinciaux[131].
Enfin, il acheva, au profit des cités, la réorganisation de la poste
impériale entreprise par Hadrien[132]. Ulpien nous a
conservé un de ses rescrits où le législateur ne dédaignait pas d’être
spirituel. La société romaine aimait les cadeaux ; on en avait fait beaucoup
et de forcés aux gouverneurs de la république ; on en faisait encore à ceux
de l’empire. Consulté par l’un d’eux à ce sujet, Sévère lui répond : Un vieux proverbe grec dit : Ni tout, ni toujours, ni de
tous ; et le prince ajoute : refuser
de tout le monde serait incivil ; accepter indistinctement est méprisable ;
tout prendre serait grande avarice[133]. Une chose, du
reste, valait mieux que les meilleurs rescrits, de bons gouverneurs, et les
anciens reconnaissent qu’il s’appliqua à ne faire que d’excellents choix. Un
d’eux, le préfet d’Égypte, ayant commis un faux, fut condamné à la
déportation[134].
Les soldats continuaient à mettre, partout où il était
besoin, leurs bras au service des travaux de la paix, mais sans laisser
l’épée bien loin de la pioche et de la truelle[135].
Aussi la tranquillité ne fut pas une seule fois
sérieusement troublée au pied de l’Atlas, ni sur les bords du Rhin, du Danube
et du Tigre. En face de ce prince vigilant, dont la main était si rude, les
Barbares se tenaient dans un repos craintif. Sous ce règne, on trouve des
soldats établis à poste fixe dans toutes les provinces pour y faire la chasse
aux bandits[136].
Est-ce une création du prince que son biographe appelle l’ennemi en tous lieux des voleurs[137] ? La longue
impunité des brigands, en Espagne, en Gaule, en Syrie, dans l’Italie même, au
temps de Commode et durant la période des guerres civiles[138], prouve que, si
cette institution est antérieure à Sévère, elle était bien tombée et qu’il a
dû la réorganiser. Le prince implacable pour le désordre a certainement voulu
que la sécurité fût aussi bien assurée à l’intérieur qu’aux frontières. En
vue de rendre la répression plus énergique et plus prompte, il décida que le
préfet de la ville connaîtrait de tous les crimes commis en Italie, avec le
droit de condamner aux mines et à la déportation.
III. — SÉVÈRE EN BRETAGNE ; SA
MORT (208-211).
Pour éloigner ses fils des dangers de Rome, Sévère y
restait peu ; il faisait de longs séjours dans ses villas de la Sabine ou de la Campanie, sans réussir
à dompter ces natures ardentes. Geta, aussi bien qu’Antonin, se jetait dans
le plaisir. Tous deux fuyaient la société savante dont leur mère s’entourait
et les graves amis de leur père pour rechercher la compagnie des cochers du
cirque et des gladiateurs. Jusque dans leurs jeux, ils portaient des
sentiments de rivalité haineuse : un jour, dans une course, ils se
disputèrent l’avantage avec une si violente ardeur qu’Antonin, précipité de
son char, se brisa la cuisse. Sévère reprit le harnais et les emmena au fond
de la Bretagne
(208)[139].
Il ne pouvait y avoir, à cette extrémité de l’empire, de
tels périls, que, pour les conjurer, le vieil empereur goutteux et infirme
fût obligé d’entreprendre un si lointain voyage et de le faire durer si
longtemps. Les seules légions de Bretagne avaient, jusque-là,-suffi à
contenir ces montagnards pauvres et nécessairement peu nombreux dans leurs
cantons stériles. Mais il voulait soustraire ses fils à l’influence de
dangereux amis, aussi bien que ses légions à l’oisiveté ; sorti des camps où
il avait commencé sa fortune, il y retournait avant de mourir pour la fixer
dans sa maison. Julia Domna et Papinien l’accompagnaient. Il n’eut pas une
seule bataille à livrer, car Fingal et Ossian, les héros légendaires, ne
sortirent point, pour le combattre, du rustique palais de Selma ; il perdit
néanmoins beaucoup de monde dans les surprises, où ces sauvages excellaient.
Mais leurs montagnes couvertes de bois épais où l’on n’avançait qu’avec la
hache, leurs marécages dont il fallait consolider le sol vaseux en y jetant
une forêt entière, n’empêchèrent pas la lourde armée romaine d’atteindre
l’extrémité de l’île où ces hommes du Midi
virent avec étonnement des jours presque sans nuit.
Sévère resta trois ans dans ce pays, qui ne connaissait
pas la mollesse des mœurs de l’Italie. Après la victoire sur Albinus, il
l’avait partagé en deux provinces pour que l’action de l’empire y fût plus
efficace et la puissance des gouverneurs moins à craindre. Geta, nommé
auguste et investi de la puissance tribunitienne, administra la province
méridionale. Antonin guerroya dans celle du Nord ou négocia avec les Méates
et les Calédoniens, tandis que l’empereur, de la ville d’York, sa résidence
habituelle, surveillait la restauration, qu’il fit exécuter par ses soldats,
du mur d’Hadrien[140].
En 210, la soumission des Barbares paraissant assurée par
un traite qui les obligeait à céder une partie de leur territoire, il ajouta
aux titres qui rappelaient ses victoires orientales celui de Britannicus, que prit aussi Antonin. En souvenir
de ce dernier triomphe du conquérant africain, le sénat fit frapper une
médaille représentant deux Calédoniens attachés au tronc d’un palmier.
Pendant qu’à dessein il s’attardait à cette extrémité de
l’empire, les oisifs du lac Curtius[141] avaient beau
jeu pour imaginer des nouvelles. Tantôt une femme barbare, fort au courant, à
ce qu’il semble, de la vie qu’on menait à Rome, donnait une leçon à Julia
Domna, en opposant aux mœurs dépravées des matrones les mœurs par trop
viriles des Calédoniennes. Tantôt c’était une morale en action, à la manière
orientale, dont le prince était le héros et les soldats les spectateurs son
fils aîné avait cherché à gagner les troupes ; la sédition apaisée,
l’empereur s’était fait porter sur son tribunal et avait dit aux factieux
implorant sa clémence : Reconnaissez-vous
enfin que la tête commande et non pas les pieds ?[142] Ils lui
prêtaient des banalités à l’apparence profonde, bonnes pour un moine,
déplacées dans la bouche d’un prince qui ne comptait pas, comme
Charles-Quint, sur les compensations d’outre-tombe : J’ai été tout et rien ne vaut, ou les mots
peut-être plus véridiques adressés à l’urne qui devait renfermer ses cendres
: Tu contiendras celui que l’univers n’a pu
contenir. Les uns contaient que, pour en finir avec d’atroces
douleurs, il avait demandé du poison, qu’on lui refusa ; les autres, que son fils
aîné avait voulu le faire empoisonner par les médecins. Mais un
empoisonnement s’exécutant dans l’ombre ne prête pas aux effets tragiques ;
de plus experts montrèrent Caracalla chevauchant un jour derrière son père et
tirant l’épée pour l’en frapper ; le vieil empereur, averti par les cris
d’horreur de l’escorte, détourne la tête, voit l’épée nue, et le parricide
n’ose achever. Puis venaient des scènes contradictoires, comme les
déclamateurs du temps les aimaient ; dans l’une, Sévère, rentré sous sa
tente, délibère avec ses préfets s’il ne fera pas mourir le coupable ; dans
l’autre, il appelle son fils, lui présente un poignard et lui dit : Frappe ou commande à Papinien de frapper ; il t’obéira,
puisque tu es son empereur.
Tout cela est fort dramatique et très invraisemblable.
Caracalla montra sans doute une impatience de régner qui obligea l’empereur à
rappeler que le maître véritable était le roi à
la barbe blanche[143], et il était
bien capable de concevoir les idées qu’on lui prête. Cependant, s’il les a
eues, pourquoi ne les a-t-il pas exécutées ? Rien ne devait être plus facile
pour l’homme qui, en pleine Rome, poignarda un autre empereur, son frère,
dans les bras de leur mère ! A soixante-six ans, Sévère, qu’une maladie
cruelle minait depuis longtemps, était à bout de vie, et Caracalla n’avait
pas besoin de hâter l’œuvre de destruction que la nature accomplissait. Mais
la grande ville inoccupée accueillait tout ce qui pouvait la distraire ; et
l’imagination créait aisément, en ces
climats lointains, de tragiques aventures qui, après le meurtre de Geta,
parurent à tout le monde des réalités.
A ces récits douteux, on préférera des paroles vraiment impériales
: Ce m’est une grande satisfaction de laisser dans
une paix profonde l’empire, que j’avais trouvé en proie à toutes les
dissensions, et le dernier ordre donné au moment où l’agonie
commençait, qui était si bien dans soit caractère : Allons, voyez si nous avons quelque chose à faire.
On en a composé le mot fameux que répète un écrivain éloquent : L’officier de garde s’étant approché de sa couche, il lui
donna pour mot d’ordre : Travaillons, et il tomba dans l’éternel repos[144] (4 février 211). Cet
adieu que le vaillant soldat fait à la vie, et qu’il laisse aux siens conne
suprême conseil, est devenu la devise de l’humanité : Laboremus.
Sévère avait écrit l’histoire de sa vie et voulait sans
doute, à l’exemple d’Auguste, qu’on en gravât un résumé sur le marbre. Du
moins, au temps de Spartien, on lisait ce testament politique sur le portique
construit par Caracalla.
De tous les princes qui régnèrent après lui jusqu’à
Dioclétien, durant près de quatre-vingts ans, il est le seul qui soit mort
dans son lit. Ce fut de sa part une grande habileté et pour l’État un grand
bonheur ; car ce règne de dix-huit années, terminé paisiblement, prouve
l’ordre qu’il avait mis en tout.
Il lui manqua la douceur, qualité charmante dans
l’individu, mais qui chez le prince devient aisément de la faiblesse. Quand
Julien fait comparaître les Césars dans l’assemblée des dieux, Silène s’écrie
à la vue de Sévère : De celui-ci je ne dirai
rien : j’ai peur de son humeur farouche et inexorable. Dur, en
effet, par système, il frappa de grands coups pour n’avoir pas à frapper
souvent[145],
et dans son autobiographie, que les anciens ont jugée véridique[146], il justifiait
ses sévérités. Mais ces grands coups ont si bien retenti dans la postérité
qu’on les entend encore et que Sévère est resté l’homme de son nom[147]. Les
contemporains en jugèrent autrement[148] : il fut très
regretté. Qu’on lise, en effet, son histoire, en songeant au devoir principal
qu’un empereur de ce siècle avait à remplir : assurer l’ordre pour cent
millions d’hommes, et l’on dira de lui avec plus de vérité encore qu’on ne
l’a dit de Louis XI
: Tout mis en balance, c’était un roi.
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