HISTOIRE DES ROMAINS

 

L’EMPIRE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE.

CHAPITRE LXXXVII — LES IDÉES.

 

 

I. — LA LITTÉRATURE DE CE TEMPS N’EST PAS L’EXPRESSION DE LA VIE GÉNÉRALE.

Les précédents chapitres ont montré quelles idées le peuple romain avait sur la constitution de la famille, de la cité et du gouvernement, par conséquent, sur les droits et les devoirs du père, du magistrat et du prince. C’étaient, pour la plupart, de vieilles idées, auxquelles se mêlaient, de jour en jour davantage, par le seul effet du temps et du développement de la vie civilisée, des conceptions qui étaient nouvelles pour ce monde si dur de l’antiquité. L’esprit d’équité élargissait les formules étroites du droit quiritaire ; la famille s’organisait plus librement : l’esclave devenait une personne ; la charité prenait place dans l’administration de l’empire et des cités, les bons sentiments dans le commerce habituel des citoyens ; et à l’idée des privilèges de race se substituait celle de la fraternité humaine. C’était le commencement de la plus grande révolution que le monde eût encore vue.

Que nous dira maintenant la littérature ? Quelle a été sa part dans ce mouvement de rénovation ?

On prétend que les écrivains sont les fidèles représentants de l’état intellectuel d’un peuple. Ils montrent bien les courants supérieurs qui traversent la société et parfois l’entraînent, mais qui, souvent aussi, n’existent qu’à la surface ; et ils n’indiquent pas toujours les courants profonds par lesquels se déterminent les mouvements décisifs au sein de la masse entière de la nation. Cela est vrai, surtout pour la littérature qui succède à celle du siècle d’Auguste.

Après avoir eu, de Plaute à Lucrèce, la rudesse, la force, quelquefois l’éclat et les audaces de la jeunesse ; après s’être épanouie, de Cicéron à Ovide, en une sereine beauté, la littérature romaine arrivait à la sénilité. Elle avait perdu le don charmant de créer qui n’appartient qu’aux époques privilégiées ; et au lieu d’être l’expression de la vie nationale, elle servait aux jeux d’esprit de poètes nécessiteux essayant de distraire des sénateurs ennuyés. Elle devenait une industrie et l’on en faisait métier. La politique, qui est la science des réalités, étant interdite, on s’était jeté dans le monde des chimères. En tout on forçait le ton : l’art se faisait colossal, ne pouvant se faire harmonieux, et il s’alourdissait d’une ornementation pesante. Les poètes enflaient la voix, surchargeaient la phrase de mots qui dépassaient l’idée, et, prenant le clinquant pour de l’or pur, couraient après l’esprit, qui ne vaut que lorsqu’il vient tout seul ajouter la grâce à la force. Quand le présent avait une vie si pleine, cette littérature s’amusait aux fables mythologiques ; lorsque la société cherchait à se purifier des souillures du siècle de Néron, elle se plaisait à remuer celle l’ange. Aussi en est-elle justement punie : alors que tout prospère, elle décline.

Ce n’est point qu’on ne sache tous les genres d’écrire, tous les procédés de style, toutes les figures de rhétorique, et qu’on ne les emploie selon les règles de l’école. Comme un poète dramatique qui s’occupe bien plus d’agencer savamment des machines de théâtre que de nous émouvoir par la pitié ou la terreur, les écrivains de ce temps prennent l’accessoire pour le principal. Ce qui doit rester le commencement, de la vie littéraire en est devenu le but et la fin : travail stérile qui occupe des esprits sans ailes pour s’élever vers les hautes régions. Aussi peut-on, sans injustice, passer rapidement a côté d’eux.

Voyez les grands poètes du temps : Silius Italicus et Stace. Ils ont bien l’imagination de détail ; ils n’ont ni dans l’âme la puissance créatrice, ni dans le cœur les sentiments profonds qui donnent à l’œuvre du poète une vie immortelle ; ce sont des archéologues écrivant en vers. Silius, sénateur prudent et avisé, qui l’ut consul sous Néron et peut-être consul encore sous Domitien, tout en restant à peu près honnête homme, échappait aux dangers de tels règnes, en même temps qu’aux soucis de la vieillesse, en écrivant chaque jour tranquillement quelques hémistiches, qui finirent par faire un poème de dix mille vers, que l’historien consulte, mais que le poète ne lit guère.

Stace, au contraire, est un improvisateur. Il tient à avertir la postérité qu’il faisait vite, comme Pline voulait qu’on sût qu’il pouvait plaider longtemps : Pas une de mes sylves, dit-il, ne m’a coûté plus de deux jours, et quelques-unes m’ont coûté beaucoup moins. Il a chanté les exploits des sept chefs devant Thèbes, ce qui devait fort ennuyer déjà les Romains de son temps. Valerius Flaccus remonte plus haut encore, jusqu’aux Argonautes : poèmes mythologiques et sans vie, plaisir d’un moment pour les oisifs lettrés et que le peuple ne pouvait comprendre. Martial, à qui l’on fait vraiment trop d’honneur, n’en sait pas si long et est plus de son temps : Ma muse, dit-il, ne se drape pas avec orgueil dans l’extravagant manteau des tragiques. Eux, tout le monde les loue et les admire, je le confesse, mais c’est moi qu’on lit[1]. Et il a malheureusement raison de s’en vanter. On lisait partout, même, à l’en croire, en de chastes maisons, ses quinze cents épigrammes, petites pièces, dont la plus longue ne va pas à cinquante vers : On y trouve de l’esprit, quelquefois du naturel, la concision, qui est le principal mérite où il vise, et l’habileté à lancer le trait de la fin. Mais cet écrivain à l’haleine si courte ne relève plus pour nous un talent de troisième ordre en le prostituant dans tous les mauvais lieux. Poète mendiant, il adule le dieu Domitien pour tirer de lui quelques écus, et, s’il promène sa muse court-vêtue dans toutes les fanges de Rome, c’est autant par calcul que par goût : il      tient à bien vendre ses livres et s’assure la clientèle de tous les débauchés. Mes vers sont licencieux, dit-il, mais ma vie est irréprochable[2]. — Tu te trompes, Martial, ta vie n’est pas honnête, puisque tu spécules sur le vice pour vivre[3].

Perse déclame avec concision et obscurité sur des sentences morales ; Juvénal, avec énergie sur les vices de Rome ; Lucain, avec éclat sur les guerres civiles. Le premier est une noble nature, et son livre, sorte de catéchisme de la doctrine stoïque, est plein de cette philosophie qui porta quelques âmes si haut et que nous allons retrouver tout à l’heure. Cœur virginal, esprit viril, il a de grandes pensées, de beaux vers[4], serrés et pressants, une vie sans tache, et il est mort à vingt-huit ans ; honorons-le :

Manibus date lilia plenis.

Nous savons tout ce qu’il y a, dans Lucain, de superficiel et de forcé, à côté de beautés éclatantes. Ses vers écrits pour quelques jeunes gens qui, en face des orgies du despotisme, s’échauffaient à l’image d’une république idéale, ne répondaient pas au sentiment public. Dès le temps des Antonins, ils étaient passés de mode[5]. Lucain regarde en arrière ; nous n’aurions donc rien à lui demander pour le présent., encore moins pour l’avenir qui approche, si, dans ses vers où règne la doctrine du Portique, alors dominante, on ne retrouvait quelques échos de son temps : l’idée de la cité universelle, du genre humain posant les armes pour remplacer la guerre entre les peuples par une amitié fraternelle, celle même, que les philosophes n’exprimaient pas, des travaux féconds de la paix transformant la face du monde. Après avoir montré l’immense effort de César pour envelopper dans ses lignes les troupes de Pompée, il s’écrie :

Quel labeur inutile !

Tant de bras auraient pu joindre Abyde et Sestos,

Par un sol rapporté, d’Hellen briser les flots,

Ou, séparant Pélops de Corinthe isolée,

Épargner aux vaisseaux le détour de Malée[6].

Lorsque l’armée républicaine arrive dans l’oasis d’Ammon, Labienus demande à Caton de consulter l’oracle. Qu’est-il besoin, répond celui-ci, de l’interroger ?

Un dieu vit dans nos cœurs, il nous parle sans voix.

En nous donnant le jour il nous dit une fois

Tout ce qu’il faut savoir[7].

Ce dieu-là est celui d’Épictète, et à cette heure, saint Paul, presque dans les mêmes termes, annonçait à l’aréopage d’Athènes le Dieu inconnu[8].

Juvénal fait autorité pour les mœurs de cette époque. Que vaut pourtant son témoignage ? Il nous importe de le marquer, et sa vie, sa manière d’écrire, nous l’apprendront. Fils ou pupille d’un affranchi, il ne semble pas avoir eu une existence facile. Du moins, il ne sut réussir ni au barreau, puisqu’il resta pauvre, lorsque tant d’autres s’y enrichissaient, ‘ni à l’armée, puisqu’il ne put s’élever au-dessus du grade de commandant d’une cohorte, et il déclama longtemps sans avancer davantage sa, fortune. Ce fut sur le tard qu’il se mit à la poésie, dans les années où l’imagination est déjà refroidie, mais lorsqu’il reste encore assez de chaleur au sang pour la colère. Par sa naissance, son talent et la médiocrité de son bien[9], il était, comme Martial, ce que nous appellerions un déclassé ; mais le poète de Bilbilis, joyeux de caractère, aimait à rire, même dans la gêne. Juvénal, au contraire, un de ces hommes que la nature ou leur condition rend moroses, voyait en noir et peignit tout de cette couleur. Il ne connaît pas les nuances et s’irrite autant d’un travers que d’un crime. La société, où il ne trouvait qu’une place modeste, lui parut naturellement mal faite, et il s’en lit le juge implacable ; à moins que cette grande colère n’ait été un calcul et que, au lieu de tableaux d’histoire, il faille voir dans son œuvre d’anciennes thèses d’école versifiées avec éloquence. Lui-même nous apprend qu’avant d’écrire il examina froidement tous les genres en vogue et que, par ennui des élégies et des théséides, dont ses oreilles étaient rebattues, il se décida pour la satire parce qu’elle était, délaissée. Mais prudemment, il fuit son temps. Ceux qu’il va flageller de sa mordante hyperbole ne seront que les morts qui reposent le long de voies Latine et Flaminienne[10], les compagnons de Néron, du prince jeune, artiste et débauché, qui lâcha la bride à tous les vices et rendit Rome capable de toutes les folies dont il était lui-même possédé. Juvénal a composé seize satires, brillantes et sonores, contre les femmes, les nobles, les hypocrites, etc. : portraits exacts peut-être pour quelques individus, faux assurément comme représentation de la société entière. Cessez donc de prendre Juvénal pour le peintre véridique des mœurs romaines, surtout des maths du temps où il a vécu, le grand siècle des Antonins.

Les prosateurs sont plus dans la vie réelle : ont-ils exercé une action plus sérieuse, Sénèque, dont nous parlerons plus loin, étant mis à part ?

Pétrone, qui est à moitié poète, et Apulée, qui aurait pu l’être, ont écrit deux romans picaresques Où se révèle toi côté hideux des mœurs romaines, mais sans avoir plus de prétention à la vérité générale que n’en ont les auteurs d’ouvrages de ce genre. Apulée, esprit élevé qui a sa place dans le mouvement philosophique du temps, semble avoir voulu par gageure vivre quelques jours en mauvaise compagnie. Heureusement il en sort d’une manière qui est pour lui-même et pour son lecteur une délivrance. Pétrone s’est aussi délassé pour un moment des élégances du monde en courant les tripots : grand seigneur ennuyé qui s’encanaille pour se distraire.

Nous ne laisserions pas traîner ces livres sur nos tables ; la bonne compagnie romaine les mettait pourtant sur les siennes. Aussi serions-nous disposés à en conclure que celle-ci cherchait des distractions bien grossières, si nous ne savions que la haute société de notre dix-septième siècle, comme une honnête lemme qui peut entendre bien des choses sans que sa vertu en soit troublée, se plaisait à la lecture de Pétrone, de même qu’elle ne s’effarouchait pas des gros mots de Molière. Nous avons raffiné la pudeur ; en valons-nous mieux ?

Pline l’Ancien a la curiosité d’un savant ; il en est mort ; mais il n’a pas l’esprit scientifique. C’est un collectionneur, ramassant tout ce qu’il rencontre, le mauvais comme le bon, et disposant les faits dans ses casiers, suivant un ordre extérieur, sans choix, sans critique et sans les unir jamais par un lien philosophique. La science d’Aristote, de Théophraste, d’Hippocrate et d’Hipparque devient pour lui un empirisme souvent grossier. De la nature et de la vie il ne voit que la surface, tout y est pour lui phénomènes et accidents, rien n’y est harmonie ou loi générale. Les déclamations qu’il. intercale çà et là dans son immense catalogue, tenues autrefois pour très éloquentes, ne sont plus, vues de près, que très peu philosophiques. Cependant, nous devons de la reconnaissance à cet ami de Vespasien qui, chargé de devoirs publics, fut, comme lui, honnête au pouvoir, et qui,.comme le prince encore, travailleur infatigable, prenait sur ses nuits pour lire et nous conserver ce qu’il avait appris. Son recueil prouve une fois de plus ce que nous appellerions, dans le style étrange d’aujourd’hui, la tendance réaliste de l’esprit romain ; ce livre formé des débris de deux mille volumes que nous avons perdus, est lui-même un des. plus précieux débris de l’antiquité classique et la mine abondante que doivent fouiller sans cesse ceux qui veulent connaître les mœurs, l’industrie, les arts et mille faits curieux de l’histoire du premier siècle de notre ère.

Son neveu, Pline le Jeune, dans le panégyrique de Trajan et dans beaucoup de ses écrits perdus, croyait rivaliser avec Démosthène et Cicéron : c’est Fontanes succédant à Mirabeau. Dans ses lettres, Cicéron nous mène à Rome et au sénat, dans les villas des grands et dans les gouvernements de provinces ; il nous dit les intrigues qui se nouent, les ambitions qui s’agitent, les événements qui se préparent et ceux qui s’accomplissent. Les hommes dont il parle sont des figures vivantes qu’il dessine d’un trait ineffaçable. Dans sa correspondance, le lettré admire l’esprit le plus vif et le style le plus net ; l’historien voit une société qui s’y reflète comme en un miroir, et le philosophe, en présence d’un homme qui se livre tout entier, trouve encore à faire sa part. Les lettres de Pline, écrites pour le public, non sous la pression des événements et de la passion, mais pour le seul plaisir d’écrire, manquent de naturel et d’intérêt. L’auteur pose pour le portrait qu’il veut qu’on fasse de lui. Aussi n’oublie-t-il rien de ce qui peut relever et ennoblir son image, ni une fondation en faveur d’une ville, ni une libéralité à un ami, ou une remise à des marchands, ni ce qu’il considère comme de grandes hardiesses : une visite, par exemple, dans les faubourgs de Rome à un philosophe chassé de la ville, et certaines paroles dites au sénat, ni ce qu’il estime une indifférence stoïque et méritoire, son calme en face du Vésuve ensevelissant les villes campaniennes. C’est le défaut, sans doute, de tous les auteurs de correspondance ; mais cette préoccupation personnelle n’est point rachetée dans ses lettres par le tableau animé, soit d’une cour brillante, soit d’une société en travail d’un monde nouveau. Pline reste bien loin des grands épistoliers. Sans la correspondance officielle qui forme son dixième livre, et où il est obligé d’écrire en gouverneur de province, ses lettres nous apprendraient bien peu de chose. Elles nous laissent cependant entrevoir une société honnête et digne, où lui-même et Tacite, sort ami, étaient à leur place, et qui a certainement aidé l’empire à vivre en empêchant qu’il n’appartint aux malandrins de Pétrone, aux énervés de Martial et de Juvénal.

Tacite a une autre figure : c’est un honnête homme, comme Pline, mais, de plus, un grand écrivain qui, à certains égards, a droit de réclamer la première place parmi les prosateurs latins. Sa pensée est vigoureuse comme son style, quoique la profondeur en soit plus apparente que réelle, parce que, peintre incomparable et merveilleux artiste en beau langage, il ne fut ni un philosophe ni un politique. Bien habile qui nous dirait ses croyances. Superstitieux, il ne sait trop s’il se trouve au delà du tombeau une sanction de la vie, et il admet la fatalité, c’est-à-dire le contraire de cette liberté qu’il aime tant. Tout au plus laisse-t-il à la sagesse humaine le pouvoir de choisir, dans la voie tracée par le destin, l’étroit sentier où ne se trouve ni bassesse ni péril, parce qu’il fait passer ceux qui le suivent entre la résistance qui perd et la servilité qui déshonore[11]. Sa religion, s’il en a une, est sombre comme son âme. Il rte croit pas à la bienfaisance des dieux, mais il croit à leur colère. Après avoir tracé, au commencement de ses Histoires, le tableau des calamités que l’empire a déjà souffertes, il s’écrie : Jamais plus justes arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que si les dieux ne veillent pas à notre sécurité, du moins ils prennent soin de nous punir.

En politique, son idéal est celui que Trajan a réalisé ; il ne désire rien de plus qu’un bon prince gouvernant d’accord avec le sénat, et les tragédies qu’il a si admirablement racontées ne lui ont pas appris qu’il faut à un grand empire des gages de sécurité qui soient indépendants des hommes. Il ne prévoit pas que les Antonins, précédés de Domitien, seront suivis de Commode, parce que l’empire, n’ayant ni la règle qui se trouve dans les institutions, ni celle que les croyances imposent, vit au hasard sans qu’aucune chose y assure la perpétuité du bien ou arrête l’invasion du mal.

Les livres de Tacite sont de ceux qu’on relit toujours. Qui, voudra restituer à notre langue la fermeté qu’elle perd par les improvisations de la tribune et de la presse devra étudier sa phrase brève et forte, plutôt que la période cicéronienne, qui se déroule en plis larges et somptueux qu’une main maladroite rend si aisément flottants et lâches.

Par son caractère, par sa vie, Tacite honore les lettres latines, et celles de tous les temps. Mais lorsqu’on a montré ses indignations qui souvent l’égarent et ses revendications de la liberté qu’il laisse toujours dans un vague éloquent, on a tout dit de son influence sur ses contemporains. Cependant ses livres ont certainement contribué à adoucir le caractère du principat et à rapprocher le sénat de l’empereur. C’est un service assez grand pour que l’histoire prononce son nom avec reconnaissance.

Suétone a dû faire un excellent secrétaire impérial pour les lettres latines. Mais cet écrivain, dont la phrase est heureuse et l’expression toujours choisie, ne paraît pas avoir jamais pensé. C’est un petit esprit et un pauvre historien. Il ramasse sans contrôle les faits que les archives et les monuments contemporains lui fournissent et il les dispose suivant un ordre apparent des matières qui n’est que hasard et confusion. Son recueil est une mine précieuse de renseignements, où il faut puiser avec prudence, mais non une œuvre vivante. Le grand art de la composition lui manque, et tout autant la philosophie qui interprète les faits et découvre la vérité cachée sous des apparences contraires. Il a, pour des miracles ridicules, la foi robuste du vieux temps et il s’effraye des songes. Nous n’avons rien à lui demander, pas davantage à Quinte-Curce, le trop crédule historien d’Alexandre, à Justin, l’abréviateur de Trogue Pompée, et l’on sait déjà ce qu’il faut penser de Fronton, malgré l’amitié de Marc-Aurèle. Columelle, Pomponius Mela et Frontin ont laissé de précieux renseignements sur l’agriculture, la géographie, la tactique et les aqueducs ; mais leurs livres sont de ceux qui fournissent des faits sans donner des idées[12].

Nous pouvons passer aussi, sans nous y arrêter, à côté de l’Institution oratoire, œuvre correcte et froide, mais d’un goût très pur, où Quintilien a réuni toutes les recettes de l’école pour former l’orateur. Il sait bien qu’aucun maître ne donnera jamais l’invention qui découvre, la logique qui enchaîne, la passion qui échauffe, les accents qui vont éveiller un écho dans les vîmes, et que, si l’art fait des rhéteurs, la nature, les circonstances et l’étude des grands modèles font seules l’orateur puissant. L’habile rhéteur a, du moins, le mérite de reconnaître que c’est au contact du génie, et non dans l’école, que la flamme du génie s’allume.

En somme, Tacite mis à part, tous ces auteurs ne forment qu’une littérature de second ordre, souvent précieuse et maniérée, ou prenant l’exagération pour la force, la subtilité pour le naturel, et à qui manque la faculté créatrice.

Ce n’est pas que le public ait été peu favorable aux lettres. On avait pour elles un goût très vif, et cette société ne mettait rien au-dessus des plaisirs de l’esprit. On aimait, on recherchait les livres ; on formait des bibliothèques qui sauvaient au moins les trésors des anciennes littératures[13], et, comme ce goût gagnait la province, il fut utile à la propagation des livres par tout l’empire. Il y avait des libraires à Lyon, à Autun ; nous savons que les Épigrammes de Martial couraient la Gaule, la Bretagne, et que les vers d’Ovide étaient lus partout[14]. Il existait même des sociétés littéraires. Auguste avait fondé une académie dans le palais impérial, Caligula, celle de Lyon ; et le musée d’Alexandrie était toujours un foyer scientifique. Le fils d’Agrippine avait institué les jeux Néroniens que Domitien renouvela, en y ajoutant le concours du Capitole (agon Capitolinus) où tous les cinq ans se disputaient des prix de poésie, d’éloquence et de musique.

Mais cette société était trop heureuse, et les terres trop riches donnent des fruits sans saveur, tandis que les parfums d’Arabie naissent en des sables arides : le grand art fléchissait. Cependant, si là tribune était muette, on trouvait presque aussi souvent dans la Rome impériale que dans la Rome républicaine l’occasion de faire de brillants discours : aux tribunaux et à la curie, aux séances de déclamation, dans les réunions de tout genre, même à l’armée où de nombreuses médailles montrent des empereurs haranguant les soldats. Enfin une éloquence nouvelle et puissante allait naître : celle des philosophes essayant d’attirer à eux la multitude par de vrais sermons, et celle des docteurs de l’Église qui vont, par la parole, conquérir le monde païen.

La presse n’existant pas, on parlait plus qu’on n’écrivait. C’était une nécessité dans l’état des mœurs. Aussi l’éducation faisait, dans les écoles, une très grande place à l’art oratoire, et cet art, le gouvernement lui-même le favorisait. Les plus anciennes chaires instituées par lui furent celles des rhéteurs, ou, comme nous les nommerions, ales professeurs d’éloquence. Quintilien eut la première, et l’économe Vespasien la dota d’un traitement de 100.000 sesterces. Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, multiplièrent ces dotations et accordèrent aux professeurs de précieuses immunités. Toutes les cités de quelque importance suivirent cet exemple ; on peut dire qu’à aucune autre époque l’art de bien dire n’a été plus cultivé. Les Césars, les Flaviens, étaient eux-mêmes lettrés ; les Antonins furent artistes ou philosophes, et jamais princes n’ont plus fait pour le développement de la vie intellectuelle.

Il est vrai que la politique et l’histoire étaient muettes, du moins sous les Césars et sous les Flaviens, car, durant le règne de Trajan, Tacite écrivait ses redoutables livres, et Suétone, le secrétaire d’Hadrien, ses biographies implacables dans leur niaise impartialité. Même en face de Néron, Lucain chantait les vertus de Pompée, et Horace, à la cour d’Auguste, avait célébré l’âme indomptable de Caton, habituellement, les empereurs laissaient à leurs sujets une liberté philosophique et religieuse[15] que l’ancienne France ne posséda pas. Alors on ne pouvait discuter, sous peine de la Bastille, les choses de la religion et de la politique ; en histoire, il fallait une réserve prudente, et le philosophe le plus téméraire devait contenir et voiler ses hardiesses doctrinales. Cependant le siècle de Louis XIV est notre grand âge littéraire. Malgré le préjugé contraire, force est donc d’admettre que la nature du gouvernement exerce fort peu d’influence sur les lettres et ne produit ni leur éclat ni leur décadence. Le génie naît où il lui plait, et il n’y a pas de puissance humaine capable de faire un écrivain, quand la nature ne s’en est pas mêlée. Tout au plus peut-on dire que les circonstances favorables ou contraires aident ou nuisent d son développement. En outre, au sein de toute nation civilisée, il existe une masse flottante d’intelligence qui, comme le numéraire circulant, tantôt plus abondante, tantôt plus rare, sert aux besoins journaliers de la vie sociale, et une certaine quantité de force intellectuelle qui s’applique aux besoins supérieurs de l’esprit. Celle-ci est le capital de réserve employé aux grandes spéculations. Nais la nature de ces spéculations change avec le temps, et les œuvres peuvent différer sans que le niveau intellectuel s’abaisse. Après la constitution de l’empire romain, les esprits actifs se jetèrent du côté de l’administration et de l’armée, tandis que les esprits méditatifs étudiaient les moyens d’organiser cette immense société selon les lois les plus justes, ou dé régler la vie privée par les meilleurs préceptes de morale.

Le même partage s’est opéré à toutes les époques. L’Italie de la renaissance a cherché et trouvé la gloire dans les arts plastiques, la France du dix-septième siècle dans le culte des plus belles formes littéraires. Napoléon, qui aurait voulu faire de Corneille un prince, n’a l’ait que des maréchaux, et notre temps, qui promet au talent littéraire fortune et honneur, produit surtout des chimistes, des physiciens, des ingénieurs et des industriels. Aux quatre époques, à côté de genres qui dominent dans l’ordre de l’activité intellectuelle, il en est d’autres qui languissent. De même pour l’empire au lieu d’ajouter de nouveaux noms à la pléiade poétique du siècle d’Auguste, il a formé des administrateurs et des jurisconsultes, des architectes et des philosophes, et il en a formé d’excellents. Il y eut donc alors déplacement et non pas éclipse de l’intelligence. Et n’est-ce pas une compensation à l’absence (.le grands poètes que d’avoir eu des hommes qui ont su donner la paix et la prospérité durant deux siècles à tant de millions d’hommes, qui ont écrit les lois les plus justes, constitué la vie civile la mieux ordonnée, et enseigné la morale la plus pure ? La nature inclémente et les Barbares ont fait disparaître presque tous les monuments de l’époque Antonine ; mais croit-on que, si le temple de Jupiter olympien était resté debout aux rives de l’Ilissus, Palmyre au milieu de son désert, Baalbek sur les pentes du Liban, et le Forum de Trajan non loin du Capitole avec toutes les merveilles qu’il enfermait, croit-on que ce siècle, si riche d’œuvres magnifiques dans l’administration, le droit, l’art et la philosophie morale, ne serait pas rangé parmi les grands siècles de l’histoire ?

Et puis, lorsqu’il s’agit de mesurer la valeur intellectuelle de ce temps, il serait injuste de ne pas tenir compte des auteurs qui employaient l’autre grand idiome de l’empire. On entendait le grec à Rome ; toute la bonne compagnie le parlait, et il n’était pas d’homme lettré qui ne pût lire les ouvrages composés en cette langue, lesquels n’avaient pas tous pour auteurs des Grecs d’origine, témoin Marc-Aurèle, Élien et le sophiste d’Arles, Favorinus, à l’époque antonine, l’Africain Cornutus, dès le temps de Néron, et peut-être Germanicus, au siècle d’Auguste. On a admis dans le Panthéon littéraire de Rome des Gaulois, des Espagnols, des Africains : de quel droit le fermer aux écrivains des provinces orientales, à des consulaires comme Arrien et Dion Cassius ? Nous savons bien qu’il n’existe plus de a fils de Romulus e ; que le sang latin s’est perdu dans l’immense corps de l’empire et que la vie éclatante ou débile de cet être nouveau dépend de la vitalité des parties qui le composent. Qu’y a-t-il de plus Romains, j’entends Romains de l’empire, que les grands jurisconsultes Gaius, qu’on a cru Grec, Papinien, Paul et Ulpien, tous trois originaires de la Syrie et qui parlent si bien la langue de Cicéron ? L’influence des livres grecs égalait celle des livres latins. Plutarque enseigna longtemps aux bords du Tibre ; Épictète y vécut, et Lucien, le Voltaire du temps, y déclama. Les écrits du rieur implacable n’ont certainement manqué de lecteurs dans aucune province de l’empire, et ceux du moraliste de Chéronée ont mérité de rester jusqu’à nos jours d’excellents ouvrages d’éducation. Que de générations d’enfants, que de grands esprits en ont fait leur lecture favorite ! Henri IV ne laissait jamais Plutarque bien loin de ses yeux, et Montaigne disait de son livre : C’est notre bréviaire. Comme Polybe, Appien est plus historien au sens moderne du mot que Tite Live ou que Tacite. Sans Pausanias, nous connaîtrions bien mal la Grèce ; sans Dion Chrysostome, la propagande moraliste du temps ; sans Ælius Artistide, les rêves mystiques auxquels déjà l’on s’abandonnait[16].

Arrien, homme d’action et de pensée, ami des Antonins et méritant de l’être, d’une main contenait les Barbares de l’Euxin et du Caucase, de l’autre écrivait l’Enchiridion d’Épictète. Ce livre, objet de l’admiration de Pascal et où saint Borromée trouvait son édification, en suscita un autre, le Είς έαντόν, qui a valu à Marc-Aurèle sa sainte renommée. Voilà suffisamment de noms illustres pour reconnaître qu’on ne va pas trop loin en appelant une renaissance cette floraison nouvelle des lettres grecques au temps des Antonins[17].

Quand le monde a-t-il été en travail de plus grandes choses dans l’ordre moral ? L’Église se glorifiait déjà de ses apologistes latins ou grecs : Justin, Irénée, Tertullien, Minucius Félix[18], et ses docteurs fondaient la métaphysique chrétienne, tandis que les philosophes essayaient par un puissant effort de rajeunir et de moraliser le paganisme.

Ce siècle a aussi aimé la science, plus même qu’on ne l’aimait du temps d’Auguste, sans toutefois la pousser bien loin. Horace aurait voulu savoir quelle force dompte la mer, règle l’année et dirige le cours des étoiles ; mais ce n’est qu’une curiosité de poète. Pline, Sénèque, ont la curiosité du savant ; ils ne se contentent pas de regarder, ils cherchent. Sénèque, qui sait qu’on peut aller de l’Espagne aux Indes en tournant l’Afrique, a des vues prophétiques sur l’existence de grandes terres à l’occident : L’Océan, dit-il, révélera un jour ses secrets, et Thétis montrera de nouveaux mondes. Dans ses Questions naturelles, il se demande s’il faut faire du ciel un morne désert ; si, à part cinq planètes dont on connaît le mouvement, le reste des étoiles demeure à la même place comme un peuple immobile[19]. Il annonce les comètes périodiques que notre siècle seulement a connues, et il avait le sentiment que bien d’autres vérités restaient à découvrir. Si nous consacrions tous nos efforts à la science ; si une jeunesse tempérante en faisait son unique étude, les pères, le texte de leurs leçons, les fils, l’objet de leurs travaux, à peine arriverions-nous au fond de cet abîme où dort la vérité, qu’aujourd’hui notre main indolente ne cherche qu’à la surface du sol[20]. Dans les moments où il croit à une autre vie, il promet aux bons que tous les secrets de la nature leur seront dévoilés[21].

Deux hommes, Galien et Ptolémée, dont les doctrines ont vécu treize siècles, jusqu’à la Renaissance, représentent alors, avec éclat, l’esprit scientifique. Galien fui, après Hippocrate, le plus grand médecin de l’antiquité par la sûreté de son diagnostic, par l’importance qu’il donnait à l’anatomie et, chose nouvelle, à l’expérience[22]. Il disséquait des singes et voulait que des démonstrations pratiques permissent de vérifier la vérité des doctrines enseignées : c’étaient les débuts bien incertains encore, mais trop vite arrêtés, de notre méthode expérimentale. De savants hommes croient qu’il fut bien prés de découvrir la circulation du sang et que ses connaissances physiologiques font de lui le précurseur, presque sans intermédiaires, des physiologistes de notre siècle. Ajoutons, à l’honneur de ce grand esprit, que les historiens de la philosophie lui donnent une place élevée parmi les philosophes de ce temps. Comme astronome Ptolémée n’égale pas Hipparque[23] ; mais s’il n’avait pas écrit sa Syntaxe mathématique, il est probable, assure Delambre, que nous n’aurions eu ni Kepler, ni, par conséquent, Newton. Je sais que je suis mortel, fait dire une épigramme grecque à l’auteur de l’Almageste, et que ma carrière ne peut être de longue durée ; mais, quand je parcours en esprit les routes des astres, mes pieds ne touchent plus la terre. Je suis assis auprès de Jupiter, et, comme les dieux, je me nourris de la céleste ambroisie. C’est déjà l’enthousiasme scientifique.

La Poliorcétique d’Apollodore, l’architecte du grand pont sur le Danube et du Forum de Trajan, et les immenses travaux qui s’exécutaient dans tout l’empire, prouvent que les Romains, sans avoir rien ajouté à la géométrie d’Archimède et d’Euclide, avaient, du moins, en disciples intelligents, perfectionné la construction des machines[24]. Cependant le véritable esprit scientifique manquait à cette société, et il manquera quinze siècles encore à l’humaine raison. Par là s’explique l’empire que le mysticisme prenait sur les âmes, c’est-à-dire les efforts faits pour pénétrer, par l’imagination et le sentiment, les mystères de la Nature, que la science n’était pas encore capable d’interroger sévèrement et de forcer à répondre.

Qu’à côté de ces hommes illustres on laisse une place pour les préteurs, qui ont mis le vieux droit d’accord avec les nouvelles idées de justice ; pour ces jurisconsultes dont les fragments mutilés inspirent un si profond respect ; pour ces artistes inconnus qui ont décoré Rome et les provinces de tant de magnificences architecturales, les temples et les places publiques de tout un peuple de statues, les palais de fresques gracieuses, les maisons particulières de mille objets d’art, meubles et vases, dont les débris trouvés à Pompéi et à Herculanum font soupçonner l’exquise élégance[25], et force sera de dire que, sans arriver à la beauté sereine des trois ou quatre grands siècles où l’humanité a trouvé la plus haute expression de sa puissance intellectuelle, ce temps n’a pas été une époque de décadence.

Il a de singuliers rapports avec le nôtre : un grand commerce, beaucoup d’industrie, d’immenses travaux publics, une production d’art extrêmement abondante en vers et en prose, en statuaire et en ciselure, en temples et en villas, sans aucun de ces artistes dont l’histoire inscrit le nom sur son livre d’or. En outre, des mœurs douces, l’esprit de bienfaisance et une religion officielle, objet de respects extérieurs à titre de moi en de gouvernement ; mais aussi le dogme ébranlé par le scepticisme des philosophes, l’indifférence des lettrés et les railleries des poètes, profondément altéré par les importations étrangères, et cependant soutenu par l’adhésion intéressée des politiques et par la foi touchante des classes inférieures ; enfin, les natures délicates cherchant leur voie entre le fier néant des stoïciens et les folies impures de certains cultes, dérivant même jusqu’au mysticisme qui leur ouvre une route éclairée de lueurs confuses où l’on croit voir des prodiges et entendre des paroles de salut.

Que nous sommes loin, avec toutes ces choses, de la vieille Rome et que nous sommes près d’une révolution, puisque la société sort des sentiers battus par vingt générations d’aïeux ! Jadis le dévouement à la cité faisait toute la morale, le respect de ses dieux toute la religion. A présent, la dignité n’est plus mise dans les consulats ni dans les triomphes, elle est dans la vertu ; l’orgueil du philosophe a remplacé celui du patricien, et Juvénal’[26] demande au sénateur, au lieu des mérites civiques, ce qu’il appelle d’un nom que la république ne con-naissait pas, le sensus communis. En face de tant d’intérêts qu’il fallait concilier, de tant de nations qu’il fallait unir, on avait pris des vues plus larges sur la société. L’horizon des esprits s’était agrandi, et comme du sein de la foule dés dieux se dégageait l’idée de l’unité divine, du sein de cet empire devenu la cité universelle se dégageait l’idée de l’humanité. Une inscription de Trajan porte : Conservatori generis humani[27]. Les philosophes s’appellent les citoyens du monde[28] et feraient volontiers disparaître les frontières des États. Combien sont ridicules, s’écrie Sénèque[29], ces limites marquées par les hommes ! A l’ancien droit qui disait : Hospes hostis, l’ennemi, c’est l’étranger, le nouveau répond : L’étranger est un frère[30]. Térence a gagné sa cause : l’homme est trouvé.

Voilà ce que les littérateurs du temps ne montrent que d’une manière très imparfaite. Pour savoir de quel côté la société penchait, il faut consulter d’autres hommes, étudier d’autres faits et se rendre compte, fût-ce en peu de mots, du mouvement philosophique et religieux qui entraînait ces hommes vers des cieux nouveaux.

 

II. — L’ÉDUCATION, LES JURISCONSULTES ET LES PHILOSOPHES.

Quand on écrit l’histoire du christianisme, on ne voit que lui et l’on ne fait pas attention au grand travail de rénovation qui s’opérait au sein de la société païenne. Puisque ce sont les idées et les mœurs de cent millions d’hommes que nous étudions dans leur diversité, cherchons ce que les contemporains de Néron et d’Hadrien croyaient le meilleur pour la conduite de la vie et comment ils l’enseignaient.

Pour l’enfance, l’éducation était encore régie par les anciens procédés. Il n’y avait ni écoles de l’État ni écoles du clergé. L’enseignement restait absolument libre. Les études se divisaient, comme de nos jouis, en ce que nous appelons classes de grammaire et classes d’humanités. Dans les premières, on étudiait les poètes ; dans les secondes, les orateurs : plus tard venaient les jurisconsultes et les philosophes.

En ce temps, on était affolé de poésie ou du moins de versification. Tout le monde, même Trimalcion, faisait des vers ou en lisait ; on en gravait jusque sur les tombeaux. Ce qui était une mode dans le public devenait une obligation dans l’école. On voulait mettre ses enfants en état de briller un jour dans les récitations ou dans les concours du Capitole, de gagner des couronnes, des applaudissements, de la gloire, fût-ce pour un moment. Si le poète arrivait bien rarement à la fortune, les Mécènes étaient nombreux, peu exigeants, et l’on tirait toujours quelque chose d’une silve louangeuse, d’une épigramme servant la colère ou la vanité d’un patron. Mais la poésie, c’est l’image, la couleur, la forme, le rythme ; les facultés qu’elle met en jeu sont le sentiment et l’imagination : facultés à la fois charmantes et dangereuses, si elles ne sont contenues et dirigées par d’autres plus sévères. Au service d’une grande intelligence, elles font le grand poète. Pour le vulgaire des esprits, cette étude prolongée des poètes, ces exercices répétés d’imitations prosodiques, énervent l’intelligence, l’attachent aux apparences et lui font prendre, pour la pensée, la couleur qui éblouit, l’harmonie sonore qui étonne, la forme qui ne recouvre que le vide.

Dans l’étude de la rhétorique, on proposait, pour aiguiser l’esprit, des sujets ridicules, comme l’éloge de la puce et du perroquet par lesquels débuta Dion Chrysostome[31], et des thèses bizarres prises en dehors de la réalité ou traitées en dépit de la vérité historique. L’élève, transporté dans un monde de fantaisie, se trouvait au milieu de mœurs imaginaires et de personnages qui étaient d’insaisissables fantômes. On n’y parlait que de catastrophes impossibles, de fléaux déchaînés par la colère des dieux, de l’immolation d’une victime réclamée par l’oracle, et toujours revenaient les plus tragiques aventures : une ville affamée mangeant les cadavres, un tyran forçant un fils à décapiter son père, des vierges de noble maison livrées à d’infâmes spéculateurs, des bandits embusqués au coin de chaque bois, des pirates sur chaque rivage, agitant d’un air terrible les fers dont ils vont enchaîner le fils d’un sénateur ou les époux surpris au milieu de la fête des fiançailles. On dit que Néron, en face de Rome en flammes, saisit sa lyre et chanta la ruine de Troie. La chose est douteuse, mais quantité de gens auraient été capables de cette folie.

Ces exercices assidûment pratiqués à l’école, continués longtemps encore dans les déclamations publiques, faussaient bien des esprits ; il en restait dans la vie quelque chose d’exagéré, de théâtral, qui parfois passait des paroles aux actes. On en trouve la trace jusque dans les plus beaux caractères.

Heureusement tous les maîtres n’étaient pas aussi insensés. Qu’on lise la lettre de Pline le Jeune à Corellia[32], ou le premier livre des Pensées de Marc-Aurèle, et l’on verra quelle était, dans les grandes maisons, l’éducation des enfants. Nous savons même, par les fragments de Dosithée, qu’il existait dans les écoles publiques des ouvrages analogues à nos traités de morale en action. La nature humaine est la même dans tous les temps. On peut donc être sûr que les pères, tout en cédant au goût du jour, ne se contentaient pas, pour leurs enfants, de ces frivolités, et que le maître, dans l’explication des poètes et des orateurs, savait aller là où il se plaît toujours, à ces belles sentences, à ces nobles pensées, sans lesquelles orateurs et poètes n’auraient pas vécu. Juvénal, si souvent impudique, n’a-t-il pas lui-même réclamé le respect de l’enfance ? D’ailleurs, au sortir de l’école, le jeune homme trouvait d’autres enseignements : la vie de chaque jour, qui le replaçait dans le grand courant de la réalité ; la Jurisprudence et la philosophie, qui lui apprenaient les devoirs du citoyen et de l’homme.

Ce que les grands jurisconsultes, qui se succédèrent sans interruption d’Hadrien à Alexandre Sévère, ont fait pour la société romaine, nous l’avons montré dans le cours de cette histoire et aux deux chapitres de la famille et de la cité : nous n’y reviendrons pas.

Leur immense travail consista surtout à remplacer par une règle d’équité une ancienne règle de droit civil qu’ils faisaient par là tomber en désuétude, sans que le législateur eût besoin d’intervenir. Aussi peut-on résumer leur œuvre en quelques mots :

Ils ont élargi, en l’adoucissant, la loi étroite et dure d’un petit peuple agriculteur et guerrier, de façon à faire de l’univers civilisé une seule communauté, régie par de justes lois, que dictait la raison générale et non plus l’intérêt d’une classe ou d’une cité.

Ils ont pris en main la cause des faibles. Pour détruire l’usage invétéré de l’avortement et de l’exposition, ils ont déclaré que c’était un meurtre d’étouffer ou de rejeter le nouveau-né, de refuser des aliments à son enfant, et de compter sur la commisération des autres alors que soi-même on n’en avait pas[33].

Ils ont donné des droits à ceux qu’on avait si longtemps regardés comme incapables d’en recevoir : le fils, l’épouse, la mère, tous les déshérités de la nature, de la famille et de la loi, le spurius, l’affranchi, l’esclave et jusqu’au fou qu’ils cherchèrent à protéger contre lui-même.

A l’enfant abandonné et recueilli par un marchand d’esclaves, ils ont rouvert la porte de la liberté. A celui qu’une adoption ou le droit de cité avait séparé des siens, ils ont rendu sa famille naturelle ; et lorsque Hadrien changea, pour les pueri alimentarii, l’âge de la puberté, afin de pouvoir les secourir plus longtemps, ils justifièrent cette dérogation au droit ordinaire par le sentiment pieux qui l’avait inspirée, pietatis intuitu[34].

Dans l’ordre administratif, ils ont fait de la cité et du collège, cette autre cité comprise dans la grande, des personnes civiles, afin qu’ils pussent recevoir des donations, et ils ont imposé aux gouverneurs de province la protection des petits.

Dans l’ordre judiciaire, ils n’ont pas suivi les philosophes qui leur disaient : La société se défend en punissant ceux qui violent ses lois, elle ne se venge pas ; l’atrocité des peines est une cruauté inutile, et la torture une horrible absurdité. Du moins ils ont introduit le grand principe de droit pénal qui exige l’identité du délinquant et du condamné[35] ; ils n’ont pas admis l’accusation contre l’absent, parce que, mieux vaut laisser échapper un coupable que condamner un innocent[36] ; et Hadrien défendit de recourir à la question, si ce n’est quand il y avait de sérieux motifs de croire qu’on n’arriverait pas autrement à la vérité[37]. Ulpien écrivit même : .... la question, chose fragile et périlleuse, qui souvent trompe le juge[38].

Dans l’ordre financier, ils ont voulu, dix-huit siècles avant notre révolution, l’égalité à l’égard des charges publiques, et, par la bouche d’Antonin, ils ont déclaré que l’impôt devait être proportionnel à la fortune[39].

Dans l’ordre politique, ils ont aidé de leurs conseils le gouvernement à substituer aux pillages organisés par les traitants et les proconsuls de la république la justice que les légats impériaux mirent dans l’administration.

Enfin c’est à eux que revient l’éternel honneur d’avoir créé la science du droit et de l’avoir enseignée au monde.

Il y a sans douté beaucoup de réserves à faire au sujet de ces codes qu’on a appelés la raison écrite, et de ces hommes qui se disaient les prêtres du droit. Ainsi le grand monument des Pandectes n’est souvent qu’un tissu de contradictions, où l’on sent l’effort fait par les juristes pour sortir de l’ancienne loi tout en paraissant y rester. Ils admettaient la commune origine des hommes, et ils ont conservé l’esclavage ; ils estimaient que l’égalité est de droit naturel, et ils ont laissé à la société son caractère aristocratique avec d’atroces pénalités contre le pauvre. Mais a-t-on le droit de leur reprocher de n’avoir pas contraint les mœurs à se modifier suivant leurs théories ? La loi ne fait jamais table rase qu’au prix de terribles convulsions, et les Romains, hommes tout à la fois de tradition et de progrès, n’ont pas voulu chasser violemment le passé du présent. En quoi ils ont eu raison.

Cette œuvre de rénovation a-t-elle été accomplie en vertu de certaines idées philosophiques ? On l’a dit et on a donné au stoïcisme l’honneur de ces réformes. Il a certainement contribué à les faire. Mais les jurisconsultes, par la nature même de leur rôle social, sont restés bien en deçà des philosophes, et ils ont moins obéi à l’influence des doctrines qu’à celle du temps. La philosophie, en effet, est plus souvent une résultante qu’une cause, et elle ne devient cause à son tour, comme tous les faits humains, qu’après avoir été conséquence. L’adoucissement des mœurs, les progrès de la raison publique, la vie en commun, au sein d’une paix profonde, le besoin où chacun était de tous, par suite du développement de l’industrie et du commerce, ont conduit les juristes à une nouvelle conception des rapports que les hommes devaient avoir entre eux. Tous ces petits, dont on a vu les sentiments fraternels, ne philosophaient pas, et, s’ils avaient philosophé, ce n’est ni Platon ni Aristote qui les eussent inspirés, car, sur la question de l’esclavage, par exemple, ces puissants esprits leur auraient enseigné la légitimité de la servitude. Comme la lumière se l’orme de rayons épars, chaque époque a, en politique ou en religion, une pensée générale faite d’un grand nombre de pensées particulières inclinant dans le même sens. La philosophie, qui souvent a jeté dans le monde le germe de ces idées nouvelles, accroît, en les précisant, leur puissance et donne leur formule à celles qui naissent spontanément des leçons de la vie. Le législateur ensuite s’en empare et une révolution pacifique est faite.

Les préteurs et les jurisconsultes de la Rome impériale ont su comprendre ces besoins et y satisfaire dans la mesure que les mœurs publiques permettaient[40]. Nous allons voir les philosophes, prédécesseurs nécessaires des légistes, agir sur la société, par les conceptions hardies d’hommes qui n’ayant à compter qu’avec eux-mêmes, en étaient plus libres dans leurs paroles.

Toute la morale individuelle se ramène au précepte suivant arriver au respect de soi-même par le gouvernement viril de ses passions, sous l’œil attentif du juge intérieur, la conscience. Toute la morale sociale se résume en ces mots : respecter les biens, l’honneur et la personne d’autrui, vertu négative ; mais de plus : faire à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fit à nous-mêmes, vertu active.

La philosophie a-t-elle enseigné cette morale ?

En prêchant aux hommes une loi révélée, par conséquent d’autorité divine ; le péché originel qui rend un médiateur et la rédemption nécessaires ; le salut par la grâce, c’est-à-dire la subordination de la raison à la foi ; enfin l’espérance de la vie à venir, qui fait de celle d’ici-bas une épreuve pour gagner ou perdre l’autre, le christianisme a changé les pôles du monde moral. Les païens croyaient surtout à cette vie et espéraient en trouver la règle en eux-mêmes, à force d’éclairer leur raison et de rendre leur conscience exigeante. Le but de leurs efforts était donc d’arriver à ce que Satan avait offert, comme une tentation perfide aux premiers-nés du monde, la science du bien et du mal.

Ce sont deux systèmes absolument contraires, bien que se touchant par mille points[41]. Le premier a tué le second, mais celui-ci, avant de périr, a fait pour se sauver de nobles efforts qu’on a longtemps méconnus et qu’il faut montrer, car ils honorent l’humanité et ils ont préparé le triomphe du vainqueur. Que Bossuet a raison de présenter les conquêtes de Rome comme le préliminaire indispensable des conquêtes du Christ ! Surtout si l’on ajoute aux victoires des légions, qui avaient réuni tant de peuples sous une même loi politique, celles des philosophes qui cherchaient, pour ces multitudes, une même loi morale. La religion de la nature, qui, de l’Inde à la Grèce, d’Athènes à Rome et jusqu’au fond de l’Occident, avait si longtemps bercé la race aryane de ses poétiques rêveries, avait perdu son empire sur les esprits d’élite ; de sorte que, bien avant que le Dieu unique des Sémites eût été révélé à la société romaine, un grand travail s’était fait pour dégager du fond de la conscience religieuse l’idée de l’unité divine, pour transformer le polythéisme et remplacer ses légendes, si pleines de dangereuses séductions, par un enseignement moral.

Nous avons été sévère à l’égard de Sénèque, ministre de Néron ; on le serait encore pour Sénèque philosophe, à cause de ses contradictions et de ses incertitudes. Toutefois, s’il ne sait trop ce qu’il faut penser de Dieu, de la Providence, de l’âme humaine et de la vie future, incertitudes que le théologien ne connaît pas, mais qui troublent la pensée du philosophe, il sait bien ce qu’il faut faire en la vie présente.

Et d’abord pour le perfectionnement de soi-même.

Tertullien a dit de Sénèque : Il est souvent des nôtres[42]. Dans ses traités, dans ses lettres, on trouve, en effet, le mépris de la richesse, de la douleur et de la mort. La vie est une peine que nous subissons ; la mort, une délivrance. — Nous avons un ulcère qui nous ronge, le péché ; avant tout, il faut en guérir. — Le commencement du salut est de reconnaître son péché, et la guérison de l’âme est la grande œuvre de la philosophie[43]. On y arrive par le développement en soi de la vie spirituelle, et en suivant les conseils de la philosophie.

Ces préoccupations spirituelles se marquaient, dans la conduite de la vie, par l’horreur du mal et l’amour du bien, avec quelques-unes des délicatesses et des sévérités extrêmes du christianisme. Les stoïques, même les épicuriens et les cyniques, conseillaient, comme saint Paul, le célibat[44] ; ils condamnaient les ardeurs des sens, honoraient la continence, la pudeur, et avaient pour l’adultère toutes les rigueurs de l’Église[45], pour les joies ou les douleurs du corps un parfait dédain. Ils se plaisaient aux abstinences, aux macérations ; on se rappelle qu’il fallut contraindre Marc-Aurèle, malade, à y renoncer. La félicité, disait Démonax[46], n’appartient qu’à l’homme libre, et celui-là seul est libre qui ne craint et n’espère rien.

Les cyniques ne voulaient rien posséder en propre et mendiaient par les rues. D’autres, plus austères, attendaient l’aumône, comme ce Démétrius qui avait refusé, de Caligula, 200.000 sesterces et bravé la colère de Néron. Sénèque, qui recherchait sa conversation, disait de lui : Je ne doute pas que la nature ne l’ait suscité pour qu’il servit, à notre âge, d’exemple et de reproche vivant[47]. Quand je le vois nu et couché, peu s’en faut ; sur la paille, il me semble que la vérité a en lui, non plus un interprète, mais un témoin. C’était un confesseur de la philosophie[48]. Au siècle suivant, Démonax menait à Athènes la même existence, et Lucien, si dur pour les cyniques, fait de lui le plus grand éloge. Il prodiguait, dit-il, son incomparable sagesse à tous, en public et en particulier, pacifiait les querelles et calmait les irritations populaires. Les magistrats se levaient sur son passage, et les Athéniens lui firent des funérailles aux frais de l’État[49].

Tous les cyniques n’étaient donc pas a des aboyeurs n. Par leur détachement des biens temporels, ils avaient commencé contre le sensualisme cette guerre que continueront les anachorètes chrétiens. Dès le règne de Tibère on vit de jeunes efféminés que des philosophes convertissaient aux rigueurs de l’ascétisme[50].

Toutes les précautions pour tenir à la fois l’âme en éveil et en bride étaient déjà trouvées ; par exemple : chaque jour, la prière et la méditation d’une pensée choisie, ou la lecture, pour s’édifier, de la vie d’un philosophe ; chaque soir, un examen de conscience. Les pythagoriciens avaient depuis longtemps mis en usage ce puissant moyen de réformation. Horace en parle[51] ; Sénèque y insiste. Retiré dans sa chambre pour le repos de la nuit, Sextius, dit-il, interrogeait son âme : De quelle maladie t’es-tu guéri aujourd’hui ? Quel vice as-tu combattu ? En quoi es-tu meilleur ? Moi aussi j’exerce cette magistrature et me cite chaque jour à mon tribunal. Quand on a enlevé la lumière et que ma femme, qui sait mon usage, s’est renfermée dans le silence, je repasse ma journée entière et reviens sur toutes mes actions et toutes mes paroles[52]. Les Pensées de Marc-Aurèle ne sont qu’un dialogue avec son âme ; et les philosophes avaient si bien répandu cette habitude, qu’Épictète, par raillerie, nous fait assister à l’examen de conscience d’un plat courtisan qui, la nuit venue, se demande s’il a bien employé sa journée ; s’il a suffisamment commis de bassesses ; s’il ne doit pas mieux flatter, mieux mentir, pour mieux assurer sa fortune[53].

On pourrait même dire qu’ils avaient leurs commandements de Dieu, et Épictète les montrait gravés dans la conscience, livre plus sûr qu’une table de pierre ou d’airain, si tout le monde savait lire et se conformer à ses préceptes. Jupiter t’a donné ses ordres lorsqu’il t’a envoyé ici : Ne pas désirer le bien d’autrui, aimer la fidélité, la pudeur, la justice, les hommes. Suis ces commandements, tu n’as pas besoin d’autre chose[54] ; ta conscience sera vraiment le temple où Dieu lui-même est descendu[55]. — Qu’est-ce que se réunir à Dieu ? dit encore Épictète. C’est vouloir ce qu’il veut et éviter de faire ce qu’il ne veut pas. — Comment y arriver ! En comprenant bien ses commandements[56]. Sénèque a dit : Un profond repentir rend presque l’innocence, et Juvénal : Le péché qu’on veut commettre est un péché commis. Ce sont paroles chrétiennes. On croyait même à la réversibilité des fautes, à la peine du crime retombant sur un héritier innocent :

Delicta majorum immeritus lues[57].

Les jurisconsultes heureusement ne l’appliquaient pas. Au reste, cette morale était celle d’Abraham : Tu seras récompensé ou puni dans ta postérité jusqu’à la septième génération ; et il se pourrait que cette morale fût encore la meilleure, puisqu’elle établirait un lien d’étroite solidarité entre les générations.

En morale sociale, Platon et Aristote avaient commis deux grandes erreurs : ils acceptaient le despotisme de l’État et l’esclavage[58]. Rome conserva l’un et l’autre, mais avec de profondes modifications. L’État était devenu si grand, que le citoyen s’y perdit et que l’homme s’y retrouva, avec le sentiment de la dignité humaine supérieur à toute loi positive, et celui de la vraie liberté se soumettant à la raison universelle. Alors, au-dessus de la cité qui tenait encore ses membres étroitement asservis, il se forma une patrie morale, où nous allons voir que plusieurs habitèrent en esprit et en vérité.

Quant à l’esclavage, les plus belles paroles touchant la commune origine des hommes sont dans les livres de Sénèque et dans les discours de Dion Chrysostome. Pour eux aussi la vertu n’est interdite à personne ; tous y sont appelés, libres, affranchis, esclaves.... car nous avons tous le même père, le Ciel ; et Dionysius Caton écrit : Quand tu achètes un esclave, souviens-toi qu’il est homme[59].

On a vu la charité dans la vie de la cité, dans la pratique du gouvernement et dans les sentiments exprimés par les inscriptions funéraires ; la voici dans les thèses des docteurs : Ce n’est pas assez d’être juste, il faut être bienfaisant, même envers les esclaves, même envers son ennemi : il faut aimer qui vous frappe.

Entendez ce cri tout chrétien : Le malheureux est chose sacrée[60] ; il porte la livrée sainte de la misère[61]. — C’est peu de chose de ne pas nuire aux autres. Oh ! la belle louange pour un homme qu’on dise de lui qu’il est doux envers son semblable ! Est-ce qu’il est nécessaire de répéter qu’il faut tendre la main au naufragé, montrer son chemin à qui s’égare, partager son pain avec celui qui a faim ? A quoi bon tant de paroles, lorsqu’un mot suffit pour enseigner tous les devoirs Nous sommes membres d’un même corps, membres de Dieu ?[62] La rude voix de Juvénal s’adoucit en parlant des afflictions d’un ami, et les larmes lui viennent aux yeux à la rencontre du cercueil de la vierge enlevée en son printemps, à la vue de la tombe où le petit enfant est couché sous la terre froide et sombre. Il se demande ce qui nous sépare des bêtes, et il répond : C’est que l’homme de bien ne regarde pas les maux d’autrui comme lui étant étrangers[63].

Quelle secte, disait encore Sénèque, en parlant du nouveau stoïcisme ; quelle secte est plus amie des hommes, plus attentive au bien général ?[64] Et Montesquieu pense comme Sénèque.

Le premier principe de la morale publique est l’obéissance à la loi ; personne n’en a parlé en termes plus magnifiques que ces philosophes dont on a voulu faire des révoltés contre l’autorité impériale. Quelques-uns sans doute ont conspiré, et beaucoup, comme tant d’autres, ont détesté la tyrannie. Sous Vespasien, sous Domitien, on en a vu chassés de Rome ou même exécutés. Ce n’était pas persécution contre la liberté philosophique, mais affaire de police à l’égard de mécontents qu’on eut le tort de croire dangereux.

En réalité, la préférence des stoïciens était acquise au gouvernement d’un seul[65]. S’il est tout naturel que Sénèque témoigne de son respect pour les puissances[66], Épictète, de son dédain pour les grandeurs, n’oublions pas qu’il était dans l’esprit de la secte de ne point s’occuper des affaires publiques, et dans sa doctrine de tout soumettre à la loi : sans doute à la loi révélée par la conscience et la raison ; mais aussi à celle que la force des choses avait établie. C’est la définition donnée par un d’entre eux que Justinien a mise en tête de ses Pandectes. La loi est la souveraine maîtresse des choses divines et humaines, le juge du bien et du mal, la règle du juste et de l’injuste ; elle prescrit ce qu’il faut faire, elle empêche ce qui ne doit pas être fait[67]. Ces nobles paroles dépassent l’idée de la justice ordinaire. Chrysippe, comme Cléanthe, songe à la loi commune de tous les êtres[68], au Cosmos harmonieusement ordonné qui comprend Dieu, la nature et l’homme, tous soumis à la loi, et cette soumission fut la foi de Marc-Aurèle. Cependant le sage couronné n’avait aucun doute sur son pouvoir, l’ordre ici-bas lui semblant faire partie de l’ordre universel.

Les stoïciens ne portaient si haut la tête que parce qu’ils croyaient posséder une émanation de la raison universelle, une étincelle du Verbe divin. Notre corps, disaient-ils, nous est commun avec les animaux, mais notre âme est une parcelle de l’âme divine. Nous sommes fils de Jupiter et un dieu est en nous[69]. Saint Paul avait exprimé la même pensée en renversant les termes : Nous sommes en Dieu, et Malebranche la reprendra pour en tirer toute sa philosophie[70].

Au fond, l’école stoïque, malgré les différences profondes qui la séparent du christianisme, faisait, comme lui, prédominer l’âme sur le corps ; comme lui, elle prêchait le détachement des choses périssables, et elle exigeait l’exercice des plus austères vertus. C’était une doctrine de renoncement et d’abstention, άνέχου xαί άπέχου, qui, pour idéal, avait la sérénité immobile, la plénitude de la puissance sur soi-même, l’âme supérieure à toute émotion, άταραξίς.

Mais cette doctrine virile, άνδρωδεστάτη, si habile à tracer la théorie des devoirs, et qui porta si haut le sentiment de la dignité humaine, dépassait le but en dépassant la nature. Elle commandait trop de sacrifices inutiles et pas assez d’actions nécessaires. L’homme doit à Dieu le développement de l’intelligence et de l’activité qu’il a reçues de lui. Le stoïcisme, propre à faire des solitaires et des martyrs, en a fait ; il a même indirectement préparé des âmes à être martyres d’une autre cause ; mais, s’il était devenu la loi de la cité, il n’eut point formé de citoyens[71]. Règle excellente pour l’individu et pour la vie intérieure, cette philosophie du dédain aurait été une règle détestable pour la société et la vie de relation. Le christianisme a eu des institutions qui ont présenté le même caractère et produit les mêmes effets. Cependant, si les meilleures doctrines sont celles qui font à la fois l’homme et le citoyen, il sera bon, dans tous les temps, qu’une voix, un livre, une école, nous rappelle au dédain de la richesse, des honneurs, du pouvoir et à l’estime des vrais biens, ceux de l’esprit et de la conscience.

Heureusement la nature ramène à l’inconséquence les esprits révoltés contre elle, et la société reprend ses droits. Les stoïciens de l’époque impériale n’enfermèrent point leur âme dans une solitude altière. Ils voulurent gagner le monde et allèrent à lui pour l’amener à eux. L’œuvre presque entière de Sénèque est une prédication continuelle, et Perse s’écrie : Accourez, jeunes et vieux ; venez apprendre de celui qui me l’a enseigné le but réel de l’existence ; venez faire provision pour le voyage de la vie[72].

Il nous reste un entretien d’Épictète avec un jeune homme qui se préparait à cet apostolat : Avant tout, lui dit-il, il faut que le futur précepteur du genre humain s’entreprenne lui-même, qu’il éteigne en lui les passions et se dise : Mon âme est la matière que je dois a travailler, comme le charpentier le bois, comme le cordonnier le cuir. Ainsi préparé, il doit savoir encore qu’il est un envoyé de Jupiter auprès des hommes. Il faut qu’il prêche d’exemple et qu’aux déshérités qui se plaignent de leur sort il puisse dire : Regardez-moi : comme vous, je suis sans patrie, sans maison, sans biens, sans esclave. Je couche sur le sol nu ; je n’ai ni femme ni enfant, je n’ai que la terre, le ciel et un manteau[73]. Aussi, pour type divin, le stoïcisme avait choisi, parmi les maîtres du vieil Olympe, Hercule, le destructeur des monstres, le dieu de la force, mais de la force employée au bien. Transformé en héros moral, le fils d’une mortelle et du père des dieux devait aider les hommes de bonne volonté à détruire la bête qui est en nous : la passion, l’égoïsme, la colère, la cruauté. Tu portes au dedans de toi, disait Épictète, le sanglier d’Érymanthe et le lion de Némée : dompte-les. Cette image était familière aux prédicateurs populaires ; on la retrouve dans un discours de Dion[74].

Ainsi, le stoïcisme avait pris avec le temps une vertu active ; il s’était animé de l’esprit de prosélytisme, et, en se répandant parmi la foule, il avait nécessairement perd de sa fausse rigueur. Ce courant de philosophie morale qui pénétra au fond de tant d’âmes y laissa comme une alluvion féconde, un grand principe d’honneur et de salut, le respect de soi-même et des autres, avec cette pensée qui est la religion des esprits supérieurs : Je ne veux pas violer en ma personne la dignité de la nature humaine. Par là, il a mérité à son tour le respect de la postérité. En ce temps-là, dit Montesquieu, la secte des stoïciens s’étendait et s’accréditait dans l’empire. Il semblait que la nature humaine eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a jamais vus. Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs[75].

La morale est éternelle, mais la connaissance de la morale ne l’est pas, de sorte que le progrès consiste moins dans la découverte de principes nouveaux, que dans le développement des principes naturels au sein de foules de jour en jour plus nombreuses. C’est l’œuvre que la philosophie avait entreprise, et nous allons voir en quelle mesure elle y réussit.

La morale du Portique, transformée par l’esprit nouveau de la cité universelle, a été écrite, et, ce qui vaut mieux, pratiquée par deux hommes dont l’un fut peut-être l’ami d’un empereur, et l’autre devint empereur lui-même. Marc-Aurèle et Épictète sont les vrais héros du stoïcisme dont Sénèque n’a été que le prédicateur élégant, car tous deux ont conformé leur vie à leur doctrine. Nous avons longuement parlé du premier et de ses Pensées, parce qu’il n’était point possible de séparer sa vie morale de sa vie politique, et l’on connaît le jugement que Pascal a porté du second, dont le livre était une de ses lectures favorites[76]. Ce grand esprit, dit-il, a si bien connu les devoirs de l’homme, qu’il mériterait d’être adoré s’il avait aussi bien connu son impuissance.... Comme il était terre et cendre, après avoir si bien compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce que l’on peut. Il dit que Dieu a donné à tout homme les moyens de s’acquitter de toutes ses obligations ; que ces moyens sont toujours en notre puissance ; qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin : il faut savoir ce qu’il y a en nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime, ne sont pas en notre puissance, et ne mènent donc pas à Dieu ; mais que l’esprit ne peut être forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut, par ces puissances, parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint et ainsi compagnon de Dieu[77].

Ces principes qui, pour Pascal, sont d’une diabolique superbe, étaient pour les païens la bonne nouvelle, car elle leur enseignait que l’homme peut s’élever par ses propres forces au plus haut degré de perfection morale. Aussi la popularité de l’Enchiridion était immense : Tout le monde le lit, disait Origène au troisième siècle, et saint Nil, au quatrième, en faisait la règle de ses moines. C’était justice, car, en recommandant le célibat aux philosophes, Épictète avait préparé celui des moines, et son livre commençait cette science de la vie intérieure dont le christianisme a donné les règles dans un autre beau livre, l’Imitation de Jésus-Christ, qui a sauvé et perdu tant d’âmes généreuses.

Marc-Aurèle donna encore à cette philosophie déjà si pure un autre caractère : il la rendit indulgente. Il mit la force dans la douceur et trouvait quelque chose de mâle dans la bonté. Aime les hommes, dit-il, d’un amour véritable, et il se reproche de ne pas encore assez les aimer. Il ne lui suffit pas de pardonner les injures, il faut aimer ceux qui nous offensent.... Contre l’ingratitude, la nature a donné la douceur.... Si tu le peux, corrige-les ; sinon, souviens-toi que c’est pour l’exercer envers eux que tu as la bienveillance, et que faire du bien aux autres est s’en faire à soi-même.

Dans le cœur de Marc-Aurèle, le stoïcisme devenait une loi d’amour : aussi a-t-on pu dire que, par lui, la philosophie profane avait été conduite jusqu’aux confins du christianisme[78].

L’humanité a de ces âmes qui prennent leur vol bien au-dessus des intérêts humains. Six siècles auparavant, Çâkyamouni avait montré dans l’Inde le même esprit d’universelle charité[79], fait entendre les mêmes paroles de mansuétude et d’amour, et donné la pureté morale pour unique fondement à sa religion sans dogme ni théologie, comme celle de Marc-Aurèle, et, comme elle aussi, malheureusement impuissante.

Plutarque n’était pas du Portique ; ses attaches les plus fortes sont avec l’Académie. Du reste, il importe peu. Les doctrines étaient alors si bien mêlées, que les chefs d’école n’auraient pu reconnaître leurs disciples. Plutarque n’a pas de système, et les inania regna de la métaphysique ont peu d’attrait pour lui. Sa philosophie se borne et se complaît aux détails de la morale pratique, et il prend de toutes mains ce qui peut aider à bien régler la vie. L’histoire ne lui sert pas à autre chose : ses Vies sont une morale en action. La spéculation pure, qui bientôt se ranimera, était pour un moment arrêtée ; mais ce moment fut marqué par un viril effort pour mettre l’humanité dans une voie meilleure grande entreprise dont Plutarque fut un des plus laborieux ouvriers. Sa vie n’a été qu’un long enseignement ; par la parole, tant qu’il professa ; par ses écrits, tant qu’il put écrire.

La philosophie, dit-il, ne se propose pas, comme la statuaire, de représenter des personnages qui, sur une base immobile, soient des marbres inanimés ; elle veut donner la vie à ce qu’elle touche ; elle veut faire des créatures propres à l’action[80]. Comme le christianisme le faisait déjà, il prédit l’immortalité. Épicure, dit-il, sape nos espérances ; et pourtant si vivaces sont-elles que tous tenteraient de remplir le tonneau des Danaïdes plutôt que d’y renoncer[81]. De Chéronée partaient incessamment des conseils, des consolations, des directions, même pour la vie publique. Les Égyptiens, dit-il, exposaient le malade devant sa maison, pour que les passants lui indiquassent comment ils s’étaient guéris. Il aurait voulu que chacun fit, de même, profiter les autres de son expérience pour la guérison des maux de l’âme[82].

Ainsi, dans une petite ville de la Béotie et dans la capitale de l’univers, au palais du prince, ou sous les lambris dorés d’un ministre et dans l’humble demeure d’un philosophe, s’agitaient les mêmes pensées, ici écrites en latin, là cri grec, mais courant également le monde. Comme en toute société civilisée se retrouve à peu près une somme égale de faiblesses humaines, c’est par l’idéal qu’un peuple se propose, bien mieux que par les défaillantes individuelles que se marque le niveau de la moralité d’une nation. Pour l’histoire, les responsabilités personnelles subsistent. Mais cet idéal est-il élevé ; a-t-il une vertu qui séduise et attire : réglez en assurance votre jugement sur lui, malgré les faits contraires. Est-ce d’après Torquemada ou d’après l’Évangile que vous jugerez le christianisme ?

Les philosophes plaçaient haut leur idéal[83], et ils avaient la volonté d’y amener les âmes, puisqu’ils s’étaient donné la charge de faire la haute éducation de la société romaine.

La philosophie avait, comme l’Église aujourd’hui, trouvé quatre moyens d’agir sur le monde. Elle fournissait aux grandes familles des directeurs de conscience et des précepteurs. Pour ceux qui ne pouvaient se donner le luge d’un philosophe à demeure, elle avait des directeurs de conscience qui attendaient qu’on les vînt consulter et des maîtres qui ouvraient des écoles ; pour la foule, ses missionnaires couraient le pays, et, dans les grandes circonstances, ses prédicateurs en renom se chargeaient d’édifier la cour et la ville. Qu’on ne s’étonne pas de ces mots. S’ils appartiennent à la discipline de l’Église, ce qu’ils désignent était fort en usage dans la Rome païenne.

Le philosophe à demeure, l’ami, comme le nomme une inscription[84], le monitor, le gardien de l’âme[85], que parfois on appelait mon père[86], se trouvait dans toutes les grandes maisons, et Perse a montré en termes magnifiques quelle influence morale il y pouvait exercer[87]. Autrefois, on mourait, comme Caton d’Utique, en lisant le Phédon. Maintenant on avait bien le Phédon dans sa bibliothèque, mais de plus on avait près de soi quelqu’un qui pût le commenter en toute circonstance, comme ce Canus dont j’ai montré l’étrange tranquillité d’âme et qui, marchant au supplice, s’était fait accompagner de son philosophe. Plautus, Thrasea, au moment suprême éloignent les femmes, les parents, et s’entretiennent avec un philosophe des graves questions qui occupent alors la pensée, comme nous appelons un prêtre à notre chevet pour prendre quelque assurance au dernier passage.

Sénèque marque bien ce caractère nouveau de la philosophie qui évite les discussions d’école[88]. Ah ! ce n’est pas le temps de s’amuser à des jeux de dialectique : philosophe, ce sont des infirmes et des misérables qui t’appellent. Tu dois porter secours aux naufragés, aux captifs, aux indigents, aux malades, à ceux qui ont déjà la tête sous la hache : tu l’as promis. A tous les beaux discours que tu peux débiter, ces affligés en détresse ne répondent qu’une close : secours-nous. C’est vers toi qu’ils tendent les mains ; c’est de toi qu’ils implorent assistance pour leur vie perdue ou qui va se perdre ; c’est eu toi seul que sont leurs espérances. Ils te supplient de les tirer de l’abîme où ils s’agitent, et de faire luire, devant leurs pas errants, la salutaire lumière de la vérité.

La philosophie avait même l’ambition glu pénétrer à la cour. Plutarque l’y poussait. Si le sage, dit-il, dont le commerce se borne à des particuliers, leur donne la sérénité, le calme et la douceur, celui qui mettra l’âme d’un prince dans la bonne direction étendra sur tout un peuple le bienfait de sa philosophie[89]. Longtemps avant lui, elle avait réussi à s’y produire. Auguste avait son philosophe, Arcus, le confident de toutes ses pensées, de tous les mouvements de son âme. Quand Livie perdit son fils Drusus, c’est à lui qu’elle demanda des consolations pour sa douleur’[90]. Néron eut Sénèque, qui contint quelque temps son naturel pervers, et beaucoup d’autres dont Tacite prétend qu’il se plaisait à exciter les disputes[91]. Nerva, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, étaient entourés de philosophes qui avaient une position officielle, étaient comptés parmi les amis du prince (comites) et, comme eux, recevaient un traitement, d’où Lucien prend naturellement prétexte pour les accuser d’avidité[92]. On dirait les aumôniers de nos rois. Il semble que sous Trajan la place ne devait pas être fort lucrative. Cependant ce prince voulut entendre le plus illustre d’entre eux, Dion Chrysostome. Nous avons encore le discours que le philosophe lui adressa sur les devoirs de la royauté et que le pape Nicolas V fit traduire en latin pour son usage.

Beaucoup tenaient des écoles, que les uns faisaient payantes, les autres gratuites[93]. Les premiers tiraient de leur savoir un gain que trous trouvons légitime, mais que les austères blâmaient. Ce ne sont, disait Nigrinus, que magasins et boutiques, ces écoles où la sagesse se vend et se débite comme marchandise[94].

D’autres, à l’exemple d’Épictète et de Nigrinus, un des rares philosophes qui aient trouvé grâce devant Lucien, se tenaient en de pauvres demeures, philosophant tout seuls ou avec ceux que leur renommée attirait et qui venaient leur soumettre des cas de conscience. Aulu-Gelle, chargé par le préteur de juger un procès difficile, se trouve fort embarrassé : les preuves manquaient ; fallait-il décider d’après les mœurs bien connues des deux adversaires ? Il remet l’affaire et court consulter son maître Favorinus[95]. Ce même Favorinus n’attendait pas qu’on vint à lui. Un jour on lui annonce que la femme d’un de ses élèves est accouchée : il sort aussitôt et, au nom de la nature et de la philosophie, s’en va commander au mari que sa femme allaitât son enfant[96].

On les appelait dans les afflictions, et Dion se plaint qu’on attende si tard. Comme on n’achète les remèdes que dans une grave maladie, ainsi on néglige la philosophie tant qu’on n’est pas trop malheureux. Voilà un homme riche, il a des revenus ou de vastes domaines, une bonne santé, une femme et des enfants bien portants, du crédit, de l’autorité ; eh bien, cet homme heureux ne se souciera pas d’entendre un philosophe ; mais qu’il perde sa fortune ou sa santé, il prêtera déjà plus facilement l’oreille à la philosophie ; que maintenant sa femme, ou son fils, ou son frère, vienne à mourir, oh ! alors il fera venir le philosophe ; il l’appellera pour en obtenir des consolations, pour apprendre de lui comment on peut supporter tant de malheurs[97].

Enfin la philosophie avait ses missionnaires nomades qui la portaient avec l’éloquence et l’ardeur de l’apostolat sur tous les points de l’empire, auprès des petits comme auprès des grands, même à l’oreille des femmes et des esclaves[98]. Souvent on voyait au cirque, au théâtre, dans les assemblées, un sophiste apparaître et réclamer le silence au nom de la nature immortelle dont il était le véridique interprète. On le croyait un messager divin, comme ces prédicateurs chrétiens que Bossuet appelle magnifiquement a les ambassadeurs de Dieu e, et il disait à la foule bruyante : Écoutez-moi, vous ne trouverez pas toujours un homme qui vienne à vous avec de libres vérités, sans souci de gloire ou d’argent, sans autre mobile que sa sollicitude pour vous et résolu à supporter, s’il le faut, les moqueries, le tumulte et les clameurs[99]. Ce n’était pas la satisfaction d’une vanité puérile que ces orateurs populaires devaient chercher. Musonius aimait à répéter : Lorsqu’un philosophe exhorte, avertit, consulte et blâme, ou donne une leçon de morale, si les auditeurs, ravis des grâces de son style, lui jettent à la tête des louanges banales, soyez sûr qu’alors tous perdent leur temps. Je ne vois plus un philosophe qui enseigne les âmes, mais un joueur de flûte qui amuse les oreilles.... Quand la parole est utile et salutaire, on l’écoute en silence[100]. Ne dirait-on pas les sévères exigences d’un sermon chrétien ?

Les plus fameux de ces prédicateurs nomades furent Dion Chrysostome et Apollonius de Tyane. Le dernier a mauvais renom aujourd’hui : on l’a appelé le don Quichotte de la philosophie, chevauchant par le monde en quête de luttes et d’aventures[101], et Philostrate a semé sa route de miracles qui nous font sourire. Mais, en débarrassant ce personnage du merveilleux dont les générations suivantes l’ont enveloppé pour l’opposer au Dieu des chrétiens, il reste un illuminé peut-être, à coup sûr un homme qui, par son ascétisme et sa moralité, se rapproche beaucoup d’Épictète et de Marc-Aurèle. Il allait, dit son biographe, redressant le mal sur son passage et tenant partout des discours salutaires à ceux qui les entendaient[102].

Dion, qui n’avait d’abord été qu’un rhéteur avide d’applaudissements, une fois converti à la philosophie, la porta partout, jusque dans le palais de Trajan, où il parla avec la fierté légitime que lui donnaient son exil, sa vie laborieuse au milieu des Barbares et toujours militante en faveur des vérités morales.

Ne craignez pas, disait-il[103], que je veuille vous flatter. Autrefois, quand tout le monde se croyait obligé de mentir, moi seul je n’ai pas craint de dire la vérité au péril de ma vie ; et maintenant qu’il m’est permis de parler avec liberté, je serais assez inconséquent pour renoncer à ma franchise alors qu’on la tolère ! Et pourquoi mentir ? Pour obtenir de l’argent, des louanges, de la gloire ? Mais de l’argent, je n’ai jamais consenti à en recevoir, et ma fortune, je l’aie donnée.

Et lorsqu’on le voit mettre la bienfaisance au premier rang des devoirs de la royauté, on se souvient que Trajan fut l’auteur de l’institution alimentaire, et que les Antonins ont modifié dans le sens le plus humain toute la législation de l’empire. Il nous reste quatre-vingts discours de Dion, où se révèlent l’honnête homme, le bon citoyen, l’élégant orateur et le moraliste irréprochable.

Ulpien dira bientôt des jurisconsultes : ils sont les prêtres du droit. Sénèque avait dit déjà des philosophes : ils sont les prêtres de la vérité[104], vrais prophètes[105], véritables inspirés ; et l’on tenait si bien à ce rôle, que Plutarque répétait le mot. Est-on autorisé à penser que ce grand travail a été inutile, que ce vigoureux effort pour entraîner la société dans une voie meilleure ne l’y a point fait marcher ? La prédication doucement commencée dans Rome par Cicéron au nom du devoir, par Vorace au nom du bon sens, si brillamment continuée par tout l’empire, de Thrasea à Marc-Aurèle ; au nom de la dignité humaine et des sentiments les plus élevés de notre nature, a produit la réaction morale que tant de faits nous ont montrée. Les sermonnaires romains des deux premiers siècles ont certainement opéré de nombreuses conversions. Toutefois, au milieu de cette société troublée par tant de religions différentes, le désaccord, toujours si grand entre les doctrines et les mœurs, resta plus sensible qu’il ne l’a été à d’autres époques où régnaient une même croyance et une seule discipline.

Ce clergé, en effet, d’une espèce particulière, sans hiérarchie, ni règle, sans dogme ni théologie, allait à l’aventure, selon l’inspiration et les goûts de chacun. Beaucoup de charlatans s’y mêlaient, trouvant à ce métier le moyen de vivre paresseusement[106]. On y voyait même des illuminés, des fous comme ce Peregrinus qui, par vanité, monta sur un bûcher à Olympie[107]. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que les philosophes aient excité la verve de Lucien, comme les moines celle d’Érasme et de Hutten. Un chrétien qui finit en hérésiarque, Tatien, disait d’eux : Qu’est-ce que vos philosophes ont de si grand ? Je ne leur vois rien d’extraordinaire, si ce n’est qu’ils laissent pousser leurs cheveux, soignent leur barbe et ont des ongles aussi longs que les griffes des bêtes. Ils publient qu’ils n’ont besoin de personne ; il leur faut pourtant un corroyeur pour leur besace, un tourneur pour leur bâton, un tailleur pour leur manteau, des riches et un bon cuisinier pour leur gourmandise. Ce grand philosophe déclame avec assurance, insulte ceux qui lui refusent, et, si on lui fait tort, se venge lui-même[108].

La satire, en, vérité, n’est pas cruelle, et nous admettons qu’il y a eu plus de ridicules, même de vices, que Tatien n’en montre. Lucien en a dit bien davantage[109]. Mais on ne frappe pas les morts, et il faut que la philosophie ait été singulièrement vivante à cette époque pour que le satirique de Samosate ait si souvent pris les philosophes à partie. D’ailleurs, il est l’ennemi de certains philosophes, mais non pas de la philosophie. Il l’appelle la fille de Jupiter et lui fait dire : La plupart des hommes, le gros du peuple, me tiennent en grand honneur et m’admirent ; peu s’en faut qu’ils ne m’adorent, tout en ne me comprenant pas beaucoup. Puis elle explique qu’en voyant la multitude témoigner le plus profond respect à ses véritables disciples, tolérer leur franchise, rechercher leur amitié, écouter leurs conseils, céder à leur plus léger reproche, une foule d’hommes méprisables avaient pris le manteau des philosophes, comme si cela suffisait pour arriver à tout[110]. Le rieur impitoyable affirme donc lui-même l’importance de cet enseignement, à la fois populaire et relevé, qui tenait la place de celui que les prêtres ne donnaient lias. Durant deux siècles, la philosophie a été à Rome, comme en France après Louis XIV, la religion de la société polie, et les empereurs en reconnaissaient si bien l’utilité, qu’ils accordèrent aux philosophes des immunités officielles[111].

Ainsi, soit que les Romains eussent répandu parmi les provinciaux leur esprit organisateur, soit qu’en l’anarchie des choses divines les peuples eussent cherché un point fixe où la conscience troublée pût s’affermir, il se trouva que la raison générale élaborée au fond de la pensée de quelques hommes supérieurs avait dégagé de l’amas des légendes et des métaphysiques une morale, des règles de conduite, une religion tout humaine, sans dieux bien certains, mais non sans efficacité. Un écrivain autorisé a dit : La philosophie était devenue si pratique, si attentive aux besoins les plus délicats de l’âme, si amoureuse de perfection intérieure, que son enseignement, malgré la diversité des dogmes, mérite l’honneur d’être rapproché de la direction chrétienne[112].

Les philosophes avaient donc bien vu qu’il fallait d’abord s’attacher à l’œuvre du perfectionnement moral de l’individu, et qu’on ne pouvait améliorer la société qu’en commençant par améliorer les hommes[113]. Toute la réforme sociale était pour eux, comme elle devrait l’être pour nous, une question d’éducation. Leur prédication, se combinant avec les efforts faits dans. le même sens par les Flaviens et les Antonins, avait ramené en beaucoup de maisons cette sévérité de mœurs dont Tacite atteste le retour, et qui nous a fait retrouver une société honnête là où l’on ne voulait voir que débauches et corruption. L’humanité cherchait donc elle-même son salut, et, de Socrate à Marc-Aurèle, quelques-uns l’avaient trouvé, ceux que leur âme naturellement chrétienne rapprochait des sages à qui la tradition de l’Église a promis la vie bienheureuse[114].

 

III.- LA RELIGION OFFICIELLE.

L’homme est un être religieux, parce que sa raison lui montre, sous les phénomènes, une loi ; dans la loi, une cause et une conséquence, c’est-à-dire un principe et une fin, deux choses qui se confondent pour constituer l’ordre, lequel suppose un ordonnateur qui ait fait concourir les propriétés de la matière à produire un effet déterminé. Cet enchaînement des choses, le sauvage même le voit confusément, niais d’une manière qui s’impose à son esprit, et toutes les religions résultent de cette sorte de réflexion inconsciente. Cæli enarrant gloriam Dei, voilà le cri involontaire de l’humanité ; toute la métaphysique des philosophes est contenue dans ces quatre mots.

En face de l’incompréhensible s’est donc éveillée de bonne heure une curiosité insatiable, comme de la mort est né l’effroi de la destruction. D’une part, l’homme a voulu savoir ; de l’autre, il a voulu survivre ; même quand il n’a pas eu la vue nette de cet avenir immortel, il a encore cherché à s’assurer, pour les luttes de la vie, l’assistance d’êtres divins en gagnant leur faveur par le culte qu’il leur rendait. Les religions sont nées, dés les premiers jours du monde, de ce besoin, de cette terreur et de ces calculs intéressés[115]. Le sentiment du divin, avec les espérances qu’il donne de salut[116] ici-bas ou dans une autre existence, se trouve au fond de la nature humaine, et l’impuissante mais noble recherche de ce qui précède et de ce qui suit l’existence[117] est le signe caractéristique de l’humanité. Ensemble ont commencé la douleur et la religion ; ensemble elles finiront.

Ce grand fait humain i eu deux conséquences : l’une pour la société, l’autre pour l’individu. Le sentiment religieux étant fort complexe, il s’y trouve de la crainte et de l’autour, du calcul et de l’abandon[118], de l’égoïsme et du dévouement, de l’orgueil et de l’humilité. Selon qu’un de ces éléments a dominé, on a eu les caractères très différents qu’ont offerts dans les divers pays les classes sacerdotales, depuis le pénitent timoré jusqu’au pontife implacable qui règle tout dans l’État, en prenant ses propres pensées pour des inspirations d’en haut. D’autre part, l’élément essentiel d’une religion est le merveilleux, puisque l’inconnu et l’inaccessible sont le domaine réservé aux dieux. Il s’en est suivi que, dans tous les temps, même en plein âge scientifique, sous toutes les formes, même sous les plus bizarres, la fui au surnaturel s’est produite. Le grave Strabon disait : Les poètes n’ont pas été seuls il inventer les légendes ; les magistrats, les législateurs, en ont aussi, dans l’intérêt commun, répandu parmi les peuples ; plus elles sont merveilleuses, plus ou les aime.... Les femmes et la foule, ne louvant être amenées à la piété par la philosophie, sont conduites par la superstition ; et celle-ci n’a d’efficacité que par les fables et les miracles qu’on y mêle[119]. Strabon se trompe : les peuples font eux-mêmes leurs légendes, comme ils font leur idiome, et les poètes, les inspirés, les croyants habiles, ne servent plus tard qu’il les coordonner.

Or les philosophes de l’empire, qui voulaient fonder une religion, ceux surtout de l’école dominante, manquaient absolument de ce moyen d’action. Avec son ciel désert, puisque ses dieux ne sont qu’une force aveugle et fatale, avec sa virile doctrine du devoir, sans autre récompense que celle de la conscience satisfaite, sa fière attitude en face du destin auquel il ne demandait rien et en face du néant qu’il regardait sans trembler, le stoïcisme était fait pour des âmes d’élite et non pour la foule. Deux choses, disait Kant, me remplissent d’une crainte respectueuse, le ciel étoilé et le sentiment de la responsabilité morale de l’homme. De ces deux choses, les stoïciens ne regardaient que la seconde, encore d’une certaine manière. Aussi cette morale sans dogme, cette philosophie sans métaphysique, cette raison sans merveilleux, qui se contentait d’outrer la nature, n’avait pas de prise sur les esprits incultes ou paraissait insuffisante aux âmes que tourmentait le besoin d’un idéal supérieur. Saint Paul avait dit dans l’Épure aux Romains : La foi est la démonstration puissante des choses que l’on ne voit pas, et l’on a résumé la doctrine de Tertullien en un mot profond : Credo quia absurdum[120], je crois, bien que je ne comprenne pas. Dans le stoïcisme tout se comprenait ; il ne pouvait donc amener le monde à lui, et., s’il entrait en lutte arec une doctrine religieuse qui ouvrit le, ciel fermé par Aristote, Épicure et Zénon, il était d’avance vaincu.

Le polythéisme conservait-il au moins assez de force pour garder cette société qu’il avait tenue durant tant de siècles et par de si puissantes attaches, ou son merveilleux était-il usé par ce long emploi ?

L’hellénisme avait longtemps bercé l’enfance de pieux récits ou de légendes terribles, charmé l’imagination et les sens par la pompe des cérémonies, et retenu les cœurs par cette poésie du ciel qui répond si bien à notre instinct. de l’idéal, ou maîtrisé les esprits par les épouvantements de l’Érèbe. Mais un moment arriva où les vagues plaisirs des Champs élyséens parurent insuffisants, et la foudre de Jupiter bien aveugle. Ce grand dieu de la race aryane perdait ses adorateurs, et les statues des autres dieux chancelaient comme la sienne au parvis des temples. La solitude et le silence se faisaient autour de ces anciens maîtres du monde, et l’herbe poussait sur les voies sacrées. Cependant, avant de passer de la vie à la mort, une religion traverse toujours un état intermédiaire qui peut durer des siècles. Déjà mortellement atteinte par le doute, elle semble vivre encore dans les habitudes. L’homme s’éloigne peu à peu avec sa raison, ou n’accorde plus, comme le politique, qu’une adhésion de convenance. La femme, qui est tout sentiment, reste au temple avec sa foi et y retient l’enfant. Dans toutes les religions, le cœur a fait des femmes les prêtresses de la première et de la dernière heure.

Le paganisme en était là depuis longtemps pour les lettrés, même pour le vulgaire, est tout près de dire Juvénal[121]. N’ayant pas, comme les Juifs, une doctrine très précise enfermée dans un livre, ni, comme l’Égypte et l’Inde, un clergé qui la conservât et la défendit, le polythéisme avait vu la société nouvelle, qui demandait qu’on lui enseignât quelque chose, déserter ses temples vides et froids où l’on n’enseignait rien. Alors s’était produit le magnifique essor de l’esprit philosophique qui ne laissa pas, sans y entrer, une seule des voies par où l’on espérait atteindre la vérité et qui les parcourut, il faut bien le reconnaître, en toute liberté, sans que jamais le prince se soit inquiété des témérités philosophiques. A la fin, fatigué de tant de recherches vaines, ce puissant esprit renonça aux théories ambitieuses, comme il avait renoncé aux croyances populaires, et il s’affaissa dans le doute. On sait quelle avait été la religion de Lucrèce, de Cicéron, de César et ce que pensaient du culte officiel le grand pontife Scævola et Varron. Pline l’Ancien est franchement athée. Pour lui, Dieu, s’il existe, est le destin, ou ce qu’il appelle la puissance de la nature ; et il fait des hommes deux parts : ceux qui ne tiennent aucun compte des dieux et ceux qui s’en font une idée honteuse[122]. Le culte touchant des morts ne peut même émouvoir cette âme aride : Notre vanité fait durer notre être par delà le tombeau ; nous accordons le sentiment aux mânes, et nous faisons dieu ce qui a cessé d’être homme[123].

Juvénal[124] traite fort mal la tourbe des dieux et certains de leurs adorateurs. Tacite hésite entre des doctrines contraires, mais Pline le Jeune n’hésite pas, et, si son ami nous avait laissé des lettres au lieu d’histoires qui exigeaient le langage conventionnel, nous y verrions sans doute la même indifférence religieuse. Chose remarquable, dans les deux cent quarante-sept lettres de Pline[125], il n’est pas une seule fois, sérieusement question des dieux. La religion, en tant qu’influence morale, n’existe pas pour lui. Il achètera bien une statue pour en décorer une place de Côme ; il relèvera près de ses domaines un sanctuaire écroulé ; il bâtira un temple à Tifernum pour faire montre de sa munificence ; mais du gouvernement du monde par les dieux, du rôle de la religion dans la vie, il ne prend nul souci, et il dirait volontiers avec Lucain : Parler de la royauté de Jupiter, c’est mentir ; il n’est point de dieu qui ait le soin des affaires humaines[126]. Pline croit aux belles-lettres, à l’honneur, à la probité, à toutes les vertus civiques, et il laisse les immortels végéter sur l’Olympe. Il ne les discute point en philosophe ; il ne les honore pas en croyant. Pour lui, ils sont comme s’ils n’étaient pas, à moins qu’il n’ait quelque fonction publique à remplir, parce que, dans ce cas, ils font partie du cérémonial traditionnel. Horace, en ses Odes, se montre zélé païen : la piété mythologique est une des conditions du genre ; mais, quand il pense pour lui-même, ses dieux font triste figure, virant à l’égard des hommes dans une paisible indifférence[127], et il voit sans tristesse leurs vieux sanctuaires qui s’écroulent[128].

L’auteur de l’Art d’aimer s’était mis, en un jour de pénitence, à écrire les Fastes ; il ne peut cependant se garder de rire des dévots qui, avec quelques gouttes d’eau lustrale, croient effacer leurs parjures[129] et, pour raconter, comme le fait Ovide, les métamorphoses des dieux, il fallait avoir le vers bien facile et la piété bien légère. Une sorte de mystique, Apulée, avoue que la niasse des ignorants manque de respect aux dieux, en les révérant avec superstition, ou en montrant à leur égard un insolent dédain[130]. Pétrone va plus loin : il sait comment on a fait les maîtres de l’Olympe, et le récit en est peu édifiant. La crainte, dit-il, fut dans l’univers l’origine des dieux. Les mortels avaient vu la foudre, tombant du haut des cieux, renverser les murailles sous ses carreaux enflammés et mettre en feu les sommets de l’Athos ; le soleil, après avoir parcouru la terre, revenir vers son berceau ; la lune vieillir et décroître, pour reparaître dans sa splendeur. Dés lors les images des dieux se répandirent partout. Le changement des saisons qui divisent l’année accrut encore la superstition ; le laboureur, dupe d’une erreur grossière, offrit à Cérès les prémices de sa moisson et couronna Bacchus de grappes vermeilles. Palès fut décorée par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire l’étendue des mers, et Diane réclama les forêts[131]. Les dieux sont donc de création humaine, et c’était de la terre qu’on montait au ciel. Ici, du moins, Pétrone est brave en son impiété ; ailleurs, il est bien irrévérencieux. Quand Eumolpe, un de ses héros, donne à la vieille dont il a tué l’oie deux pinces d’or, il lui dit : Avec cela, tu pourras acheter des oies et des dieux tant que tu en voudras. Aussi beaucoup bornaient leurs espérances à souhaiter pour eux-mêmes ce qu’un homme de Macédoine souhaitait aux passants du fond de son tombeau : Vis et porte-toi bien[132].

Une école considérable, celle d’Épicure, niait absolument l’existence d’êtres divins et donnait la paix à l’âme en la délivrant des frayeurs qu’inspirent les prodiges et les fantômes, en bannissant les espérances chimériques et les désirs insensés[133]. Une autre, celle de Zénon, distinguait fort mal Dieu de la nature, ou plutôt l’identifiait avec le monde dont il était l’âme invisible, et des poètes, Manilius, dans ses Astronomiques, peut-être le pieux Virgile[134], adhéraient à cette puissante doctrine du panthéisme qui s’est produite à tous les âges du monde, pour expliquer l’inexplicable problème de la métaphysique : l’accord du fini et de l’infini, de la nature et de Dieu, de la liberté humaine et de la providence divine. Hadrien sans doute en était là, lui qui bâtissait des temples sans images et sans nom : signe de son mépris pour la mythologie officielle, de son respect pour le dieu impersonnel répandu dans tout l’univers, qui pourtant ne lui révéla pas, à la dernière heure, le secret du tombeau[135]. Au fond, Platon, Aristote et toutes les philosophies avaient battu en brèche avec plus ou moins de prudence le polythéisme officiel. Mais leurs œuvres étaient de celles qui vont aux esprits d’en haut ; elles ne descendent point à ceux d’en bas : les petits dialogues de Lucien allèrent partout. Cet élève d’Épicure s’était donné pour mission de poursuivre sans relâche les charlatans, les imposteurs et les superstitieux. Lorsqu’il faisait si rude guerre aux vieilles divinités qui s’en allaient, comme à celles qui prétendaient les remplacer, il était certainement un écho, et nous savons qu’on lisait avidement ses livres. Il n’a pas la critique implacable et froide de Kant qui ruine les systèmes et détrône Dieu respectueusement. Lucien est de cette famille d’esprits audacieux et alertes qui détruisent en riant. Écoutez ce qu’il fait dire à Jupiter par Timon (Timon, 4) : On ne t’offre plus de sacrifices, on ne couronne plus tes statues, si ce n’est quelquefois, par hasard, à Olympie ; encore celui qui le fait ne croit-il pas remplir un devoir rigoureux, mais simplement payer tribut a un antique usage. Avant peu l’on ne verra en toi, qui es le plus grand des dieux, qu’un Saturne qu’on dépouillera de tous ses honneurs. Je ne dis pas combien de fois les voleurs ont pillé tes temples ; ils ont été jusqu’à porter les mains sur toi-même à Olympie, et toi, qui fais là-haut tant de tapage, tu ne t’es pas donné la peine d’éveiller les chiens ni d’appeler les voisins, qui, en accourant à tes cris, eussent arrêté les voleurs faisant leurs paquets pour la fuite. Mais, en vrai brave, toi, l’exterminateur des géants, toi, le vainqueur des Titans, tu es demeuré assis, laissant tondre tes cheveux d’or par les brigands, et cela quand tu avais une foudre de dix coudées à la main droite.

Rabelais, l’Arioste, Cervantès, achevèrent aussi par la moquerie le moyen âge expirant ; Voltaire et Beaumarchais, l’ancien régime qui allait mourir. Venus trop tôt, ces rieurs implacables eussent été incompris, mis au pilori ou brûlés ; arrivés à temps, ils accomplissent dans la société la fonction que la nature confie aux ferments chargés par elle d’accélérer la décomposition des corps. Mais la vie sort de la mort : les Dialogues de Lucien, mortels au paganisme, ont aidé à déblayer la place pour une foi nouvelle[136].

Il ne se peut pas, en effet, que cette audacieuse raillerie des croyances populaires ne les ait pas fortement ébranlées[137]. Les sculpteurs, les peintres, exploitaient bien encore le vieux personnel des légendes helléniques, parce que ces personnages, avec leurs aventures, leurs traits, leurs costumes, se prêtaient admirablement aux représentations plastiques : l’art faisait vivre pour les yeux la foule olympienne. Les poètes, moins heureux, ne charmaient plus personne avec les fadaises mythologiques. Cependant on continuait à bâtir des temples, mais par raison architecturale, pour embellir une cité ou décorer une place ; on offrait des sacrifices, et, comme Hérode Atticus, jusqu’à des hécatombes, mais par gloriole et pour avoir un prétexte de donner un festin au peuple entier ; on accomplissait les rites anciens, mais par esprit d’obéissance à la tradition. Le sceptique même, dans une heure d’effroi, reprenait pour un moment les sentiments du dévot, et, par raison d’État, le politique les gardait[138].

A ces époques de rénovation, la foule des timides et des simples forme une masse réfractaire aux nouvelles idées. Dans son dialogue, Minucius Felix montre un interlocuteur païen qui entend rester fidèle aux coutumes nationales, par habitude, par respect de la loi, et aussi parce que, sachant, comme Socrate, qu’il ne sait rien, il ne veut pas innover en matières si douteuses, ni raisonner sur des sujets qui se dérobent au raisonnement. Voilà l’homme prudent. Les simples, paysans au fond des campagnes, petits bourgeois dans les villes, pauvres diables partout, restaient fidèles à la vieille foi nationale, à leurs pénates, témoins discrets de la vie domestique, aux mânes protecteurs de ceux qu’ils avaient perdus, aux anciennes et tranquilles divinités du pays auxquelles une piété intéressée ou craintive mêlait les Augustes, dieux nouveaux de l’empire. Lorsqu’ils passaient devant les temples des villes, les chapelles des bourgades, les lieux saints épars le long des chemins, que ce fût une pierre rustique ayant servi d’autel, ou un arbre consacré dont les branches portaient les toisons des agneaux immolés, ils s’arrêtaient pour faire leurs dévotions, ou, s’ils étaient pressés, ils envoyaient de la main un baiser et murmuraient une prière. Les impatients, trouvant sourds leurs dieux de bois et de pierre, se dédommageaient avec les astrologues et les devins, engeance qui prospère au milieu des ruines, et les exaltés, ceux qu’entraînait la passion du divin, allaient à des rites étranges venus de l’Orient et qui troublaient profondément les âmes.

 

IV. — INVASION DES CULTES ORIENTAUX.

D’ailleurs, au milieu de sa prospérité, le siècle était malade de la maladie des gens heureux qui, délivrés des soucis de la lutte pour l’existence, ont tout loisir de songer, même à la mort. Ces hommes de nature turbulente, faits pour l’action et qui durant des siècles avaient si terriblement agi, étaient fatigués de repos, rassasiés de bien-être et, n’agissant plus, pensaient. Longtemps absorbés par le monde extérieur où le génie grec et romain avait vécu dans l’adoration de la forme, ils se repliaient sur eux-mêmes, dans le monde intérieur, et ils étaient troublés par des questions dont jamais ne s’étaient inquiétées les vieilles races du Latium. D’où venons-nous ? Où allons-nous et pourquoi l’existence ? Mais l’humanité n’était pas mûre encore pour la froide analyse de ces problèmes redoutables. Ce n’était pas la raison maîtresse d’elle-même qui les posait et qui voulait les résoudre. Restée, malgré beaucoup de révoltes, sous la domination du sentiment religieux, la pensée vacillante, indécise, cherchait à tâtons des dieux nouveaux. On pénétrait dans les régions vagues, dans les ténèbres visibles, à la recherche du surnaturel. C’était le commencement de la rupture avec l’ancienne civilisation : aux relirions de la lumière et de la joie allait succéder la religion des catacombes et des larmes. Comme transition de l’une à l’autre, se place l’invasion des cultes orientaux.

On est resté longtemps sans voir les transformations de la pensée religieuse dans la société païenne, et l’on ne mettait rien entre la mythologie d’Homère et le symbole de Nicée, de sorte que le monde paraissait avoir changé de face par une révolution soudaine. D’importants travaux sur l’histoire des doctrines religieuses et philosophiques ont montré qu’après les grands ébranlements causés par les conquêtes d’Alexandre et de Rome, des idées nouvelles avaient circulé dans le ciel de l’Asie, de l’Égypte et de la Grèce, s’y combinant incessamment en proportions différentes et finissant par former un courant d’idéalisme absolument contraire à celui qui avait porté la civilisation gréco-latine. C’était un âge nouveau du monde, dont les philosophes avaient été les précurseurs : la fin des religions naturalistes et le commencement des religions morales.

En tout temps, il avait été de la politique de Rome et dans le caractère de sa religion de donner le droit de cité aux dieux des vaincus, quand même le sénat le refusait à leurs adorateurs. Sous l’empire, la fréquence et la sûreté des communications facilita cette propagande religieuse. L’Olympe se peupla de divinités que Caton n’avait pas connues ; les empereurs y montèrent, les génies parurent en descendre ou en occuper les avenues, et Rome, capitale religieuse du monde, comme elle en était la capitale politique, s’appelait déjà la cité sacro-sainte[139].

Ces nouveaux dieux, on les chercha du côté où penchait le monde. Le commerce, les arts, les lettres, la philosophie, la langue même qu’on aimait à parler, tout allait à l’Orient. L’esprit religieux prit aussi cette direction, les princes nièmes l’y poussèrent ; Marc-Aurèle remplit Rome de cultes étrangers[140]. Commode, Élagabal, Alexandre Sévère, accéléreront ce mouvement ; dans son livre des Erreurs du paganisme, écrit sous Constance, Firmicus Maternus paraît avoir oublié l’ancienne religion de Rome et ne connaître qu’Isis, Cybèle, la Vierge céleste[141] et Mithra. Les dieux morts, en effet, ne renaissent pas : ils laissent à d’autres leur empire.

Mais l’âme de l’Orient, c’est le mysticisme ascétique ou sensuel ; c’est la religion née de l’enthousiasme divin, de l’extase et de la foi, en dehors de toute conception rationnelle. La pensée grecque, je n’ose dire romaine, s’y plongea[142]. Au temps où, sur les bords du Tibre, les dieux du Capitole conservaient encore tout leur crédit, la Grèce, depuis longtemps, avait attaqué les siens. Mais, comme elle avait devancé Rome dans le scepticisme, elle la devança dans les nouvelles voies religieuses. Tous les écrivains grecs du second siècle, Lucien excepté, sont des croyants. Plus voisine de l’Asie, elle avait été la première touchée de son souffle, et ce fut par des Grecs de la Syrie, de l’Asie Mineure et de l’Égypte que les cultes de l’Orient se répandirent dans toutes les provinces de l’empire. Les anciens dieux en furent un moment ranimés. Des oracles depuis longtemps fermés se rouvrirent : la Pythie delphienne recouvra la voix ; et Dioclétien consultera pieusement l’Apollon Didyméen. On rechercha les honneurs sacerdotaux ; on multiplia le nombre des prêtres : dans l’album des décurions de Canusium pour l’année 237, on ne trouve pas un nom de flamine ; celui de Thamugas, rédigé un siècle plus tard, en est rempli.

Mais ces religions de l’Orient arrivaient avec leur cortège habituel d’incantations, de purifications expiatoires et de dévotions extravagantes, que la Grèce et Rome n’avaient point connues. Bruyantes, théâtrales et se plaisant aux émotions tragiques, elles allaient transformer la foi simple des provinces occidentales[143]. Tels étaient les cultes des dieux solaires, adonis et Atys, dont la mort et la résurrection, images du renouvellement des saisons, donnaient lieu à des fêtes où les populations orientales portaient toutes les exagérations de la douleur et de la joie : le jeûne, les lamentations funèbres, la flagellation, avec une discipline dont les cordes étaient garnies d’osselets ; même du sang, des blessures, d’horribles mutilations ou des hymnes joyeux, des danses orgiastiques et des chants obscènes ; tels encore certains rites du culte de Cybèle et de Mithra, surtout le taurobole.

Prudence décrit[144] un de ces sacrifices faits à la Grande Mère, Cybèle. Il montre la foule accourant de loin à la fête, car celui qui la donnait y déployait toutes les splendeurs que lui permettait sa fortune, et le clergé y montrait toutes ses pompes. Dans le voisinage du temple, on creusait une fossé, et, au son des instruments sacrés, le néophyte y descendait, revêtu d’habits magnifiques, le front entouré de bandelettes et la tête ceinte d’une couronne d’or. Au-dessus de la fosse, recouverte d’un plancher à claire-voie, on amenait un taureau dont les cornes étaient dorées et les flancs à demi cachés sous des guirlandes de fleurs. Les servants du temple le faisaient tomber sur les genoux, et un prêtre armé du couteau victimaire ouvrait une large plaie par où le sang s’écoulait à flots. La fosse s’emplissait d’une chaude vapeur ; l’initié, les bras étendus, la tête renversée en arrière, tâchait que pas une goutte de ce sang n’arrivât à terre avant de l’avoir touché. Ses oreilles, ses yeux, ses lèvres, sa bouche, tout son corps, devaient en être inondés. Quand il reparaissait, ruisselant de la pluie vivifiante, au lieu d’être un objet de dégoût et d’horreur[145], il était regardé comme un bienheureux régénéré pour l’éternité[146]. Et l’on portait envie à ce riche, achetant par un sacrifice hideux le repos d’une conscience peut-être coupable et la faveur des dieux, qu’on ne gagnait plus avec l’offrande d’une colombe, quelques grains d’encens et une vie honnête[147].

Les prêtres de ces cultes n’étaient plus, comme ceux de Rome, des hommes chargés de prier au temple pour la république, et redevenant, hors des temples, citoyens et magistrats. Consacrés au service du dieu ou de la déesse, ils formaient un clergé véritable qui prétendait n’avoir souci que des choses divines, et ils portaient un costume particulier que l’Église a imité avec la même habileté heureuse qui lui a fait conserver, sous des noms chrétiens, tant de fêtes, de cérémonies et de coutumes païennes[148]. Après le baptême sanglant du sacrifice taurobolique, l’officiant devenait le père spirituel de l’initié qu’il marquait au front d’un signe pour le consacrer au dieu[149]. L’Égypte avait déjà des cloîtres où s’enfermaient les serviteurs de Sérapis[150], et ceux de Mithra, d’Isis, etc., se réunissaient en confréries religieuses où l’on était soumis à des degrés divers d’initiation[151]. La vie monacale, même érémitique, avait commencé dans les solitudes voisines du Jourdain et du Nil : les esséniens, qui mettaient tout en commun et pratiquaient l’abstinence, ne permettaient pas aux femmes l’approche de leurs demeures ; les thérapeutes vivaient au désert dans le jeûne. la méditation et la prière, au milieu des illuminations de l’extase[152].

C’est la guerre d’Actium qui recommence, s’écriait plus tard un philosophe, en maudissant ces religions d’Orient avec lesquelles il confondait le christianisme. Les monstres d’Égypte osent lancer leurs traits contre les dieux de Rome, mais ils ne prévaudront pas[153]. Le gouvernement s’inquiétait aussi de ces cultes violents qui troublaient les âmes[154] et attiraient d’autant mieux celles que la froide sévérité des anciens rites laissait maintenant insensibles. Ces émotions, demandées par les matrones aux nouvelles religions, on ne les leur épargnait pas : spectacles effrayants, pompes sacrées, paroles mystérieuses, promesses infinies, même rudes pénitences, tout remuait ces âmes craintives et les attachait. Voyez, dans Juvénal[155], comme elles courent aux superstitions orientales et quelle est leur docilité. Celle-ci, au plus fort de l’hiver, va, sous la menace de ses prêtres, briser la glace du Tibre, pour s’y plonger trois fois, puis elle se traîne sur ses genoux ensanglantés, autour du champ de Tarquin le Superbe. Celle-là, si la blanche Io l’ordonne, ira aux extrémités de l’Égypte puiser dans la brûlante Méroé l’eau dont elle reviendra arroser, près du berceau de Romulus, le sanctuaire d’Isis. A-t-elle commis ce que le prêtre considère comme une impiété : des larmes et certaines paroles qu’elle murmure obtiennent qu’Osiris lui pardonne ; après quoi, elle peut recommencer, car la rémission des fautes est promise, non pas à ce que les chrétiens appelleront la circoncision du cœur, mais à l’usage de certains exercices religieux. La dévotion prenait toutes les formes. On voyait des rigueurs de piété qui font penser aux richis de l’Inde ou à certains moines du moyen âge[156], et des danses convulsives, comme celles des derviches tourneurs.

D’autres matrones consultent le Juif, le Chaldéen, l’augure de Phrygie. Il leur en coûte, mais elles donnent volontiers pour le prêtre, pour le temple, pour l’idole qu’elles décorent de somptueux habits, sauf à la traiter, si elle n’exauce pas leurs vœux, comme le lazzarone napolitain traite les saints dont il n’est pas content, en les accablant d’injures et de coups. Il y avait déjà longtemps qu’un personnage de Ménandre s’était plaint, sur le théâtre d’Athènes, que les dieux ruinaient les maris. A nos femmes, disait un autre, il faut jusqu’à cinq sacrifices par jour[157].

Pour l’initiation à ces mystères, Mithra[158], le médiateur entre le Dieu suprême et les hommes, exigeait un jeûne de cinquante jours, plus long que le ramadan de l’islam, dix-huit jours consacrés à des épreuves ou à des pénitences diverses, et deux aux flagellations. Les prêtres de l’Enyo de Comane, pareils aux aïssaoua d’Algérie, jonglaient avec des épées et se faisaient de cruelles blessures ; les galles de Cybèle s’émasculaient, ainsi que font aujourd’hui les scoptzi russes, et une foule de vagabonds qui se disaient prêtres de quelque divinité, mais exerçaient en réalité des métiers suspects, mendiaient en débitant des prières, des talismans, des philtres et de plus, comme les compagnons de Tetzel, des indulgences pour la rémission des péchés. Jamais bande de gitanos n’a excité autant de dégoût que les prêtres de la déesse syrienne dont Apulée nous a laissé la hideuse peinture[159].

Il y avait donc alors, ce qui se voit souvent, beaucoup de religiosité et peu de religion. L’obéissance aux prescriptions d’un rituel, surtout l’accomplissement des cérémonies expiatoires, qui étaient le principal caractère des cultes orientaux, paraissaient suffire pour contraindre la volonté des dieux, leur donner satisfaction et calmer tous les remords. Il en résultait que les exercices de piété ne tournaient pas toujours au profit des mœurs, parce que la religion qui se borne aux observances extérieures, au lieu d’aller droit à l’âme, se concilie parfaitement avec le désordre. Dans les légendes du vieux culte, les scènes de rapt ou de surprises que l’histoire des dieux grecs raconte avec tant de complaisance, ces récits si peu édifiants, ces représentations qui auraient exigé un autre voile que celui du symbole, fournissaient aux impudiques des exemples sacrés dont ils s’autorisaient. D’autre part, certains cultes orientaux faisaient du déchaînement des passions une œuvre pie, de sorte qu’à côté de l’ascétisme et des macérations on voyait les plus honteux déportements[160].

Cependant une âme vraiment religieuse trouvait un moyen de perfectionnement moral dans la préoccupation des choses divines ; et les extravagances ne l’en détournaient pas plus que ‘nos fabliaux, la fête des fous, celle de l’âne et quelques sculptures étranges de nos églises ne détournaient, au moyen âge, les fidèles des enseignements élevés de la chaire catholique. Les délicats s’éloignaient des rites obscènes ou grossiers de Dionysos et d’Aphrodite, de Sabazios et de la déesse syrienne, pour se faire initier aux mystères où un lent travail de l’esprit religieux avait épuré l’idée de la divinité, en la dégageant des anciennes conceptions naturalistes. Les prêtres n’y révélaient plus rien qu’on ne sût au dehors, mais ils y avaient conservé une mise en scène qui frappait l’imagination et laissait dans l’esprit une impression profonde. Voyez comme Apulée devient grave après son initiation aux mystères d’Isis. Prosterné devant la déesse, la face sur ses pieds divins, je les arrosai longtemps de mes larmes, et, d’une voix étouffée plus d’une fois par les sanglots, je lui adressai cette prière :

Divinité sainte, source éternelle de salut, protectrice adorable des mortels, qui leur prodigues dans leurs maux l’affection de la plus douce des mères, pas un jour, pas une nuit, pas un moment ne s’écoule qui ne soit marqué par un de tes bienfaits. Sur la terre, sur la mer, toujours tu es là pour nous tendre une main secourable, pour débrouiller la trame inextricable des destins, et conjurer la maligne influence des constellations. Tu es vénérée dans le ciel, respectée aux enfers, et par toi le globe tourne, le soleil éclaire, l’univers est régi, l’enfer contenu. A ta voix, les sphères se meuvent, les siècles se succèdent, les immortels se réjouissent, les éléments se coordonnent. Un signe de toi fait souffler les vents, gonfler les nuées, germer les semences, éclore les germes. Ta majesté est redoutable à l’oiseau volant dans les airs, à la bête sauvage errant sur les montagnes, au serpent caché dans le creux de la terre, au monstre marin plongeant dans l’abîme sans fond. Hais mon génie n’est pas à la hauteur de tes louanges, je ferai du moins ce qui est possible au cœur religieux. Ton image sacrée restera profondément gravée dans mon âme et toujours présente à ma pensée[161].

On voit quelle direction prenait le sentiment religieux. Sous le double effort des philosophes et des prêtres des nouveaux cultes, poussant. la société par des voies différentes vers un but commun, il se ranimait et se manifestait chez les uns par la violence de dévotions charnelles, chez d’autres par une piété extatique. A l’ancien merveilleux, qui périssait, se substituait un surnaturel nouveau. L’air pur qui avait si longtemps baigné l’Olympe hellénique se chargeait de brouillards, le ciel bas et lourd, mais honnête et bien réglé des divinités latines, devenait confus et désordonné. La bigarrure que Lucien nous montre dans l’assemblée des dieux, où Anubis à tête de chien siège à côté du radieux Apollon, se retrouvait dans les croyances. C’était la plus étrange mêlée de doctrines, de rites et de dévotions bizarres : anarchie au sein de laquelle, la sensibilité religieuse surexcitée fournissait aux illuminés, aux fanatiques, aux charlatans, les moyens d’exercer leur zèle ou leur industrie. Apulée a bien raison d’écrire alors le mythe gracieux et triste de Psyché. Comme la fiancée d’Éros, la société païenne, prise d’une curiosité impatiente, veut percer les ombres qui lui voilent l’époux divin. Une aspiration ardente emporte beaucoup d’âmes vers l’inconnu, et elles en demandent la route à ceux qui prétendent y conduire. Tout le monde, païens, chrétiens et juifs, croyait aux magiciens[162], à commencer par le gouvernement, qui en avait grand-peur. Contre eux la loi était atroce : elle condamnait au feu ceux qui pratiquaient la magie ; aux bêtes ceux qui l’étudiaient[163]. Sa vogue n’en était que plus grande, et ses mystères, ses mensonges, ajoutaient à la confusion des esprits. Aussi les prodiges n’étaient-ils pas moins nombreux qu’aux plus beaux jours de la crédulité romaine. Les plus sceptiques traînaient après eux la superstition comme une partie de leur propre dépouille. Pline l’Ancien, qui ne croit pas à Dieu, bien qu’il croie à la vertu, accepte les présages, les miracles, et les raconte avec une imperturbable gravité. On continuait donc à examiner sérieusement les entrailles des victimes. On cherchait dans les songes les révélations de l’avenir[164], et les Chaldéens construisaient des thèmes de nativité, qui parfois devenaient des sentences de mort, quand ils promettaient une haute fortune à des contemporains de Tibère, de Domitien ou de Caracalla. Les prédictions astrologiques et les vers sibyllins supposaient que le destin avait à l’avance tout arrêté ; l’oracle, au contraire, donnait à penser que les dieux intervenaient librement dans les choses de ce monde. Le même homme n’en recourait pas moins, tel jour aux Chaldéens, tel autre à l’oracle d’Abonotichos dont Lucien nous a conservé la scandaleuse histoire[165].

Les lois immuables de la nature suivaient leur cours, et pourtant beaucoup croyaient voir des miracles. Comme les plus recherchés étaient ceux qui donnaient la santé, les intéressés multipliaient et ornaient les récits qui en couraient. Et, de fait, quelques-uns semblaient réussir. Dans les temples d’Esculape, les cérémonies préparatoires, jeûnes prolongés, purifications, sacrifices, remèdes étranges, et, en certains cas, efficaces, enfin, la nuit passée au milieu des serpents sacrés, en présence du dieu, qui ne manquait point d’apparaître dans les songes du malade, ou de lui parler dans le demi-sommeil, causaient à l’imagination un ébranlement salutaire[166]. Alors la foi, la surexcitation nerveuse et quelque médicament mystérieux y aidant, il survenait des phénomènes que la science de ce temps ne pouvait expliquer et qu’il fallait bien alors attribuer à l’action divine. Un certain Euphronios, dit Élien[167], s’était laissé prendre aux inepties d’Épicure et par là était tombé en deux grands maux, l’impiété et la scélératesse. Saisi un jour d’une maladie que les médecins ne purent guérir, il fut porté par ses proches dans le temple d’Esculape, et la nuit, durant son sommeil, il entendit une voix qui disait : Pour cet homme, il n’est qu’un moyen de salut, c’est de brûler des livres d’Épicure, de pétrir avec de la cire cette cendre sacrilège et d’en couvrir le ventre et la poitrine. Il exécuta l’ordre du dieu et fut du même coup guéri et converti. Élien raconte imperturbablement quantité d’autres cures merveilleuses[168]. L’eau de la fontaine d’Esculape à Pergame était souveraine pour beaucoup de maladies, et des ex-voto, suspendus dans les asclépiéions, mains, bras ou jambes d’argile, comme on en voit de cire dans certaines de nos églises ; des pièces d’or et d’argent jetées dans les sources consacrées, attestaient les miracles[169]. Des inscriptions nous conservent encore le souvenir reconnaissant de ceux qui, par la faveur du dieu, avaient recouvré la santé ou la vue. Aussi la divinité secourable avait des temples partout, même à Paris, au lieu où s’est élevée la cathédrale chrétienne, et elle semble avoir pris, dans l’adoration des hommes de ce temps, la place de Jupiter. Sérapis, à Alexandrie, était un autre grand dieu guérisseur. Toutes les divinités, même des héros qui n’avaient pas été admis aux suprêmes honneurs du ciel, possédaient ce privilège ou plutôt l’avaient reçu de leurs confiants adorateurs.

Par contre, les dieux se vengeaient en envoyant aux sacrilèges la ruine, la maladie, les infirmités ou la mort. Isis rendait aveugles ceux qui se parjuraient en son nom, et Ovide vit à Tomes de ces malheureux qui erraient par la ville en confessant leur faute et le juste courroux de la déesse[170].

Les prêtres, qui entretenaient soigneusement toutes ces crédulités et souvent les partageaient, s’attribuaient quelquefois le don des miracles. Certains prétendaient chasser les démons et délivrer les possédés ; d’autres, par des charmes secrets, guérissaient les malades ; on disait même que les prêtres de Sérapis ressuscitaient les morts. Quelques scènes bien ménagées, parfois bien réussies, transformaient en prodiges des effets très naturels : un cataleptique se réveillant était un mort qu’on rendait à la vie. Alors tout devenait possible pour la crédulité du prêtre et du fidèle. Les sages avaient cru délivrer le monde des terreurs du surnaturel, le ramener à la froide raison, à la recherche des meilleures conditions de la vie présente, et le monde, leur échappant, allait c à la folie du divin[171].

Le dix-huitième siècle à vu un état des esprits à certains égards semblable : l’ancienne foi défaillante et, sous les yeux des philosophes triomphants, les guérisons miraculeuses du diacre Pâris, les visions des illuminés et le baquet magnétique de Mesmer. Dans le nôtre, en face de la science attestant la permanence des lois générales, le somnambulisme, les tables tournantes, les spirites, les esprits frappeurs et l’eau merveilleuse de la Salette ont trouvé d’innombrables adeptes. On vantait à Voltaire un ouvrage ayant pour titre : Des erreurs et de la vérité. S’il est bon, répondit-il, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la première partie et une demi page sur la seconde. Nous avons allongé la demi page, mais avec quelle lenteur !

 

V. — EFFORTS DES PHILOSOPHES POUR DONNER SATISFACTION AU SENTIMENT RELIGIEUX.

Le temps n’était pas encore venu où l’homme devait reconnaître que le double mystère de l’essence divine et de la création est aussi bien au-dessus de sa compréhension qu’il est au-dessus de ses forces de voler an haut des airs ou de nager, au fond de l’Océan. Les philosophes ne renonçaient donc pas à faire sortir le monde de l’anarchie intellectuelle où il se débattait douloureusement, et ils pensaient y réussir : les uns en rejetant ces dieux qui gouvernaient si mal ; les autres en construisant une théodicée acceptable pour les esprits que n’avait pas encore saisis l’ivresse du mysticisme[172]. Nous connaissons les premiers ; voyons les seconds s’efforcer d’affermir et d’étendre la croyance à l’unité divine et à l’immortalité de l’âme, à des peines et à des récompenses en une autre vie, à des relations en celle-ci avec la divinité par l’intermédiaire des Génies.

Le monothéisme, vaguement entrevu par les peuples primitifs, qui est au fond des Védas comme au fond de l’hellénisme ; et que les Sémites avaient naturellement conservé dans leur double désert du ciel et de la terre d’Arabie, avait été, dans l’Inde et la Grèce, recouvert et caché sous les riches draperies que les poètes avaient tendues à la porte des sanctuaires. Anaxagore le retrouva dans Athènes, Cicéron à Rome. Interprète des spéculations les plus pures de la pensée grecque, Cicéron était arrivé à l’idée de l’unité divine et de l’immortalité de l’âme, non par suite des déductions rigoureuses d’un philosophe qui construit un système où tout s’enchaîne, mais par un noble élan du cœur. Les stoïciens avaient remplacé le Dieu incompréhensible de Platon, le Dieu solitaire d’Aristote, par un Dieu vivant, qui pénétrait et remplissait l’univers de sa propre vie[173], et ils aimaient à répéter les vers magnifiques[174] où Cléanthe montre une foi si ardente en la raison éternelle. Mais leur âme du monde, ne se distinguant pas de l’univers, n’était qu’une force, et leur Providence, enchaînement nécessaire des causes et des effets, n’était que le Destin. Or les cœurs tendres demandaient un Dieu plus personnel, moins inaccessible à l’imagination, à la prière, et beaucoup commençaient à le trouver. Quelle influence a exercée l’idée juive de ce Jéhovah qui ne souffrait point de rival ? On ne saurait le dire, les Juifs se glissaient partout ; les prosélytes de la porte, qu’ils avaient convertis, ont dû aider à l’évolution commencée au sein du paganisme par les doctrines platoniciennes et qui menait le polythéisme au déisme. On ne saurait s’étonner que le Juif Philon, qui est si grec, tout en restant très oriental, sépare Dieu du monde, a comme l’artiste est distinct de son œuvre n ; mais un vrai païen, Plutarque, arrivait à la même doctrine. Plutarque était alors le plus illustre représentant de l’Académie. Il avait reconnu les deux courants qui entraînaient les esprits, l’un à l’athéisme, l’autre à la superstition[175]. Il se plaça entre les humbles et les superbes, essaya de relever ceux-là de leur lâche abandon et de ramener ceux-ci à la conception du Dieu bon et juste du Timée de Platon : Dieu unique, immuable, créateur des mondes qu’il a organisés et qu’il conserve en présidant du haut des cieux à leurs révolutions. Jupiter, dit-il, n’a pas été nourri dans les antres odoriférants de la Crète, et Saturne n’a point dévoré une pierre au lieu de son fils. Principe et cause de son éternelle existence, il était dès le commencement et il sera toujours. Rien n’échappe à ses regards, ni les sommets des montagnes, ni les sources des fleuves, ni les villes, ni le sable de la mer, ni l’infinie multitude des astres. Il nous a donné tout ce qui nous appartient ; en lui sont le commencement et la fin, la mesure et la destinée de chaque chose[176].... Enveloppée d’un corps, l’âme n’a point de commerce véritable avec Dieu ; mais elle peut le toucher légèrement, comme en songe, par la philosophie. Nous voilà déjà sur la route qui mène à la contemplation et à l’extase, et Numenius y tombe[177].

A la porte du sanctuaire, Platon avait écrit : Il est difficile de découvrir l’auteur et le Père du monde, et, quand on l’a trouvé, il est impossible de le faire connaître aux hommes. Malgré cette désespérance, la doctrine de l’unité divine s’était peu à peu répandue hors du sanctuaire. On la voit poindre à Rome aux derniers jours de la république ; sous l’empire, elle fit beaucoup de chemin dans les esprits. Les peuples y venaient comme les philosophes, car l’unité du principe divin se trouvait au fond des religions orientales, qui prenaient tant d’empire. L’Isis d’Apulée[178] est la divinité suprême qu’on adore sous mille noms : Isis myrionyma[179] ; le Sérapis de Sévère et de Caracalla[180], le Dieu-Soleil d’Élagabal et d’Aurélien, le Bon, le Miséricordieux des Palmyréens, l’Ahoura-Mazda des Persans, surtout Mithra, le soleil invincible qu’on adore partout, sont, chacun pour ses fidèles, le Seigneur du monde qui doit être béni dans l’éternité. Aussi Maxime de Madaure sera l’écho de beaucoup d’âmes païennes lorsqu’il écrira dans sa belle lettre à saint Augustin : a Quel est l’insensé, l’homme à ce point privé de raison, qui ne regarde pas comme absolument certaine l’existence d’un Dieu unique, qui, sans commencement et sans avoir rien engendré de semblable à lui-même, soit néanmoins père de toutes les grandes choses de l’univers ?[181]

Le Romain comptait avec ses dieux. Il leur rendait un culte, à charge pour eux de lui rendre des services. A leur égard, il avait tau respect, de la crainte et point d’amour[182]. Mais l’humanité recueille le long de la route où elle poursuit sa lente évolution intellectuelle et morale, des idées, des sentiments, que d’abord elle n’avait point, ou qu’elle n’avait que confusément. Le respect, la crainte, le calcul, ne font pas le sentiment religieux véritable. A certaines âmes détachées de la terre par la souffrance ou la méditation, il faut le plaisir, mystérieux que l’homme éprouve à se rapprocher par l’adoration de la Toute-Puissance<