I. — LA LITTÉRATURE DE
CE TEMPS N’EST PAS L’EXPRESSION DE LA VIE GÉNÉRALE.
Les précédents chapitres ont montré quelles idées le peuple
romain avait sur la constitution de la famille, de la cité et du
gouvernement, par conséquent, sur les droits et les devoirs du père, du
magistrat et du prince. C’étaient, pour la plupart, de vieilles idées,
auxquelles se mêlaient, de jour en jour davantage, par le seul effet du temps
et du développement de la vie civilisée, des conceptions qui étaient
nouvelles pour ce monde si dur de l’antiquité. L’esprit d’équité élargissait
les formules étroites du droit quiritaire ; la famille s’organisait plus librement
: l’esclave devenait une personne ; la charité prenait place dans
l’administration de l’empire et des cités, les bons sentiments dans le
commerce habituel des citoyens ; et à l’idée des privilèges de race se
substituait celle de la fraternité humaine. C’était le commencement de la
plus grande révolution que le monde eût encore vue.
Que nous dira maintenant la littérature ? Quelle a été sa
part dans ce mouvement de rénovation ?
On prétend que les écrivains sont les fidèles
représentants de l’état intellectuel d’un peuple. Ils montrent bien les
courants supérieurs qui traversent la société et parfois l’entraînent, mais
qui, souvent aussi, n’existent qu’à la surface ; et ils n’indiquent pas
toujours les courants profonds par lesquels se déterminent les mouvements
décisifs au sein de la masse entière de la nation. Cela est vrai, surtout
pour la littérature qui succède à celle du siècle d’Auguste.
Après avoir eu, de Plaute à Lucrèce, la rudesse, la force,
quelquefois l’éclat et les audaces de la jeunesse ; après s’être épanouie, de
Cicéron à Ovide, en une sereine beauté, la littérature romaine arrivait à la
sénilité. Elle avait perdu le don charmant de créer qui n’appartient qu’aux
époques privilégiées ; et au lieu d’être l’expression de la vie nationale,
elle servait aux jeux d’esprit de poètes nécessiteux essayant de distraire
des sénateurs ennuyés. Elle devenait une industrie et l’on en faisait métier.
La politique, qui est la science des réalités, étant interdite, on s’était
jeté dans le monde des chimères. En tout on forçait le ton : l’art se faisait
colossal, ne pouvant se faire harmonieux, et il s’alourdissait d’une
ornementation pesante. Les poètes enflaient la voix, surchargeaient la phrase
de mots qui dépassaient l’idée, et, prenant le clinquant pour de l’or pur,
couraient après l’esprit, qui ne vaut que lorsqu’il vient tout seul ajouter
la grâce à la force. Quand le présent avait une vie si pleine, cette
littérature s’amusait aux fables mythologiques ; lorsque la société cherchait
à se purifier des souillures du siècle de Néron, elle se plaisait à remuer
celle l’ange. Aussi en est-elle justement punie : alors que tout prospère,
elle décline.
Ce n’est point qu’on ne sache tous les genres d’écrire,
tous les procédés de style, toutes les figures de rhétorique, et qu’on ne les
emploie selon les règles de l’école. Comme un poète dramatique qui s’occupe
bien plus d’agencer savamment des machines de théâtre que de nous émouvoir
par la pitié ou la terreur, les écrivains de ce temps prennent l’accessoire
pour le principal. Ce qui doit rester le commencement, de la vie littéraire
en est devenu le but et la fin : travail stérile qui occupe des esprits sans
ailes pour s’élever vers les hautes régions. Aussi peut-on, sans injustice,
passer rapidement a côté d’eux.
Voyez les grands poètes du temps : Silius Italicus et
Stace. Ils ont bien l’imagination de détail ; ils n’ont ni dans l’âme la
puissance créatrice, ni dans le cœur les sentiments profonds qui donnent à
l’œuvre du poète une vie immortelle ; ce sont des archéologues écrivant en
vers. Silius, sénateur prudent et avisé, qui l’ut consul sous Néron et
peut-être consul encore sous Domitien, tout en restant à peu près honnête
homme, échappait aux dangers de tels règnes, en même temps qu’aux soucis de
la vieillesse, en écrivant chaque jour tranquillement quelques hémistiches,
qui finirent par faire un poème de dix mille vers, que l’historien consulte,
mais que le poète ne lit guère.
Stace, au contraire, est un improvisateur. Il tient à
avertir la postérité qu’il faisait vite, comme Pline voulait qu’on sût qu’il
pouvait plaider longtemps : Pas une de mes sylves,
dit-il, ne m’a coûté plus de deux jours, et
quelques-unes m’ont coûté beaucoup moins. Il a chanté les exploits
des sept chefs devant Thèbes, ce qui devait fort ennuyer déjà les Romains de
son temps. Valerius Flaccus remonte plus haut encore, jusqu’aux Argonautes :
poèmes mythologiques et sans vie, plaisir d’un moment pour les oisifs lettrés
et que le peuple ne pouvait comprendre. Martial, à qui l’on fait vraiment trop
d’honneur, n’en sait pas si long et est plus de son temps : Ma muse, dit-il, ne
se drape pas avec orgueil dans l’extravagant manteau des tragiques. Eux, tout
le monde les loue et les admire, je le confesse, mais c’est moi qu’on lit[1]. Et il a malheureusement
raison de s’en vanter. On lisait partout, même, à l’en croire, en de chastes
maisons, ses quinze cents épigrammes, petites pièces, dont la plus longue ne
va pas à cinquante vers : On y trouve de l’esprit, quelquefois du naturel, la
concision, qui est le principal mérite où il vise, et l’habileté à lancer le
trait de la fin. Mais cet écrivain à l’haleine si courte ne relève plus pour
nous un talent de troisième ordre en le prostituant dans tous les mauvais lieux.
Poète mendiant, il adule le dieu Domitien
pour tirer de lui quelques écus, et, s’il promène sa muse court-vêtue dans
toutes les fanges de Rome, c’est autant par calcul que par goût : il tient à bien vendre ses livres et
s’assure la clientèle de tous les débauchés. Mes
vers sont licencieux, dit-il, mais ma vie est irréprochable[2]. — Tu te trompes,
Martial, ta vie n’est pas honnête, puisque tu spécules sur le vice pour vivre[3].
Perse déclame avec concision et obscurité sur des
sentences morales ; Juvénal, avec énergie sur les vices de Rome ; Lucain,
avec éclat sur les guerres civiles. Le premier est une noble nature, et son
livre, sorte de catéchisme de la doctrine stoïque, est plein de cette
philosophie qui porta quelques âmes si haut et que nous allons retrouver tout
à l’heure. Cœur virginal, esprit viril, il a de grandes pensées, de beaux
vers[4], serrés et pressants, une vie sans tache, et il
est mort à vingt-huit ans ; honorons-le :
Manibus
date lilia plenis.
Nous savons tout ce qu’il y a, dans Lucain, de superficiel
et de forcé, à côté de beautés éclatantes. Ses vers écrits pour quelques
jeunes gens qui, en face des orgies du despotisme, s’échauffaient à l’image
d’une république idéale, ne répondaient pas au sentiment public. Dès le temps
des Antonins, ils étaient passés de mode[5]. Lucain regarde
en arrière ; nous n’aurions donc rien à lui demander pour le présent., encore
moins pour l’avenir qui approche, si, dans ses vers où règne la doctrine du
Portique, alors dominante, on ne retrouvait quelques échos de son temps :
l’idée de la cité universelle, du genre humain posant les armes pour
remplacer la guerre entre les peuples par une amitié fraternelle, celle même,
que les philosophes n’exprimaient pas, des travaux féconds de la paix
transformant la face du monde. Après avoir montré l’immense effort de César
pour envelopper dans ses lignes les troupes de Pompée, il s’écrie :
Quel
labeur inutile !
Tant
de bras auraient pu joindre Abyde et Sestos,
Par
un sol rapporté, d’Hellen briser les flots,
Ou,
séparant Pélops de Corinthe isolée,
Épargner
aux vaisseaux le détour de Malée[6].
Lorsque l’armée républicaine arrive dans l’oasis d’Ammon,
Labienus demande à Caton de consulter l’oracle. Qu’est-il besoin, répond
celui-ci, de l’interroger ?
Un
dieu vit dans nos cœurs, il nous parle sans voix.
En
nous donnant le jour il nous dit une fois
Tout ce qu’il faut savoir[7].
Ce dieu-là est celui d’Épictète, et à cette heure, saint
Paul, presque dans les mêmes termes, annonçait à l’aréopage d’Athènes le Dieu
inconnu[8].
Juvénal fait autorité pour les mœurs de cette époque. Que
vaut pourtant son témoignage ? Il nous importe de le marquer, et sa vie, sa
manière d’écrire, nous l’apprendront. Fils ou pupille d’un affranchi, il ne
semble pas avoir eu une existence facile. Du moins, il ne sut réussir ni au
barreau, puisqu’il resta pauvre, lorsque tant d’autres s’y enrichissaient,
‘ni à l’armée, puisqu’il ne put s’élever au-dessus du grade de commandant
d’une cohorte, et il déclama longtemps sans avancer davantage sa, fortune. Ce
fut sur le tard qu’il se mit à la poésie, dans les années où l’imagination
est déjà refroidie, mais lorsqu’il reste encore assez de chaleur au sang pour
la colère. Par sa naissance, son talent et la médiocrité de son bien[9], il était, comme
Martial, ce que nous appellerions un déclassé ; mais le poète de Bilbilis,
joyeux de caractère, aimait à rire, même dans la gêne. Juvénal, au contraire,
un de ces hommes que la nature ou leur condition rend moroses, voyait en noir
et peignit tout de cette couleur. Il ne connaît pas les nuances et s’irrite
autant d’un travers que d’un crime. La société, où il ne trouvait qu’une
place modeste, lui parut naturellement mal faite, et il s’en lit le juge
implacable ; à moins que cette grande colère n’ait été un calcul et que, au
lieu de tableaux d’histoire, il faille voir dans son œuvre d’anciennes thèses
d’école versifiées avec éloquence. Lui-même nous apprend qu’avant d’écrire il
examina froidement tous les genres en vogue et que, par ennui des élégies et
des théséides, dont ses oreilles étaient rebattues, il se décida pour la
satire parce qu’elle était, délaissée. Mais prudemment, il fuit son temps.
Ceux qu’il va flageller de sa mordante hyperbole ne seront que les morts qui reposent le long de voies Latine et
Flaminienne[10], les compagnons
de Néron, du prince jeune, artiste et débauché, qui lâcha la bride à tous les
vices et rendit Rome capable de toutes les folies dont il était lui-même
possédé. Juvénal a composé seize satires, brillantes et sonores, contre les
femmes, les nobles, les hypocrites, etc. : portraits exacts peut-être pour quelques
individus, faux assurément comme représentation de la société entière. Cessez
donc de prendre Juvénal pour le peintre véridique des mœurs romaines, surtout
des maths du temps où il a vécu, le grand siècle des Antonins.
Les prosateurs sont plus dans la vie réelle : ont-ils
exercé une action plus sérieuse, Sénèque, dont nous parlerons plus loin,
étant mis à part ?
Pétrone, qui est à moitié poète, et Apulée, qui aurait pu
l’être, ont écrit deux romans picaresques Où se révèle toi côté hideux des
mœurs romaines, mais sans avoir plus de prétention à la vérité générale que
n’en ont les auteurs d’ouvrages de ce genre. Apulée, esprit élevé qui a sa
place dans le mouvement philosophique du temps, semble avoir voulu par
gageure vivre quelques jours en mauvaise compagnie. Heureusement il en sort
d’une manière qui est pour lui-même et pour son lecteur une délivrance.
Pétrone s’est aussi délassé pour un moment des élégances du monde en courant
les tripots : grand seigneur ennuyé qui s’encanaille pour se distraire.
Nous ne laisserions pas traîner ces livres sur nos tables
; la bonne compagnie romaine les mettait pourtant sur les siennes. Aussi
serions-nous disposés à en conclure que celle-ci cherchait des distractions
bien grossières, si nous ne savions que la haute société de notre
dix-septième siècle, comme une honnête lemme qui peut entendre bien des
choses sans que sa vertu en soit troublée, se plaisait à la lecture de
Pétrone, de même qu’elle ne s’effarouchait pas des gros mots de Molière. Nous
avons raffiné la pudeur ; en valons-nous mieux ?
Pline l’Ancien a la curiosité d’un savant ; il en est mort
; mais il n’a pas l’esprit scientifique. C’est un collectionneur, ramassant
tout ce qu’il rencontre, le mauvais comme le bon, et disposant les faits dans
ses casiers, suivant un ordre extérieur, sans choix, sans critique et sans
les unir jamais par un lien philosophique. La science d’Aristote, de
Théophraste, d’Hippocrate et d’Hipparque devient pour lui un empirisme
souvent grossier. De la nature et de la vie il ne voit que la surface, tout y
est pour lui phénomènes et accidents, rien n’y est harmonie ou loi générale.
Les déclamations qu’il. intercale çà et là dans son immense catalogue, tenues
autrefois pour très éloquentes, ne sont plus, vues de près, que très peu philosophiques.
Cependant, nous devons de la reconnaissance à cet ami de Vespasien qui,
chargé de devoirs publics, fut, comme lui, honnête au pouvoir, et qui,.comme
le prince encore, travailleur infatigable, prenait sur ses nuits pour lire et
nous conserver ce qu’il avait appris. Son recueil prouve une fois de plus ce
que nous appellerions, dans le style étrange d’aujourd’hui, la tendance
réaliste de l’esprit romain ; ce livre formé des débris de deux mille volumes
que nous avons perdus, est lui-même un des. plus précieux débris de
l’antiquité classique et la mine abondante que doivent fouiller sans cesse
ceux qui veulent connaître les mœurs, l’industrie, les arts et mille faits
curieux de l’histoire du premier siècle de notre ère.
Son neveu, Pline le Jeune, dans le panégyrique de Trajan
et dans beaucoup de ses écrits perdus, croyait rivaliser avec Démosthène et
Cicéron : c’est Fontanes succédant à Mirabeau. Dans ses lettres, Cicéron nous
mène à Rome et au sénat, dans les villas des grands et dans les gouvernements
de provinces ; il nous dit les intrigues qui se nouent, les ambitions qui
s’agitent, les événements qui se préparent et ceux qui s’accomplissent. Les
hommes dont il parle sont des figures vivantes qu’il dessine d’un trait
ineffaçable. Dans sa correspondance, le lettré admire l’esprit le plus vif et
le style le plus net ; l’historien voit une société qui s’y reflète comme en
un miroir, et le philosophe, en présence d’un homme qui se livre tout entier,
trouve encore à faire sa part. Les lettres de Pline, écrites pour le public,
non sous la pression des événements et de la passion, mais pour le seul
plaisir d’écrire, manquent de naturel et d’intérêt. L’auteur pose pour le
portrait qu’il veut qu’on fasse de lui. Aussi n’oublie-t-il rien de ce qui
peut relever et ennoblir son image, ni une fondation en faveur d’une ville,
ni une libéralité à un ami, ou une remise à des marchands, ni ce qu’il considère
comme de grandes hardiesses : une visite, par exemple, dans les faubourgs de
Rome à un philosophe chassé de la ville, et certaines paroles dites au sénat,
ni ce qu’il estime une indifférence stoïque et méritoire, son calme en face
du Vésuve ensevelissant les villes campaniennes. C’est le défaut, sans doute,
de tous les auteurs de correspondance ; mais cette préoccupation personnelle
n’est point rachetée dans ses lettres par le tableau animé, soit d’une cour
brillante, soit d’une société en travail d’un monde nouveau. Pline reste bien
loin des grands épistoliers. Sans la correspondance officielle qui forme son
dixième livre, et où il est obligé d’écrire en gouverneur de province, ses
lettres nous apprendraient bien peu de chose. Elles nous laissent cependant
entrevoir une société honnête et digne, où lui-même et Tacite, sort ami,
étaient à leur place, et qui a certainement aidé l’empire à vivre en
empêchant qu’il n’appartint aux malandrins de Pétrone, aux énervés de Martial
et de Juvénal.
Tacite a une autre figure : c’est un honnête homme, comme
Pline, mais, de plus, un grand écrivain qui, à certains égards, a droit de
réclamer la première place parmi les prosateurs latins. Sa pensée est
vigoureuse comme son style, quoique la profondeur en soit plus apparente que
réelle, parce que, peintre incomparable et merveilleux artiste en beau
langage, il ne fut ni un philosophe ni un politique. Bien habile qui nous
dirait ses croyances. Superstitieux, il ne sait trop s’il se trouve au delà
du tombeau une sanction de la vie, et il admet la fatalité, c’est-à-dire le
contraire de cette liberté qu’il aime tant. Tout au plus laisse-t-il à la
sagesse humaine le pouvoir de choisir, dans la voie tracée par le destin,
l’étroit sentier où ne se trouve ni bassesse ni péril, parce qu’il fait
passer ceux qui le suivent entre la résistance qui perd et la servilité qui
déshonore[11].
Sa religion, s’il en a une, est sombre comme son âme. Il rte croit pas à la
bienfaisance des dieux, mais il croit à leur colère. Après avoir tracé, au commencement
de ses Histoires, le tableau des calamités que l’empire a déjà
souffertes, il s’écrie : Jamais plus justes
arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que si les dieux ne
veillent pas à notre sécurité, du moins ils prennent soin de nous punir.
En politique, son idéal est celui que Trajan a réalisé ;
il ne désire rien de plus qu’un bon prince gouvernant d’accord avec le sénat,
et les tragédies qu’il a si admirablement racontées ne lui ont pas appris
qu’il faut à un grand empire des gages de sécurité qui soient indépendants
des hommes. Il ne prévoit pas que les Antonins, précédés de Domitien, seront
suivis de Commode, parce que l’empire, n’ayant ni la règle qui se trouve dans
les institutions, ni celle que les croyances imposent, vit au hasard sans
qu’aucune chose y assure la perpétuité du bien ou arrête l’invasion du mal.
Les livres de Tacite sont de ceux qu’on relit toujours.
Qui, voudra restituer à notre langue la fermeté qu’elle perd par les
improvisations de la tribune et de la presse devra étudier sa phrase brève et
forte, plutôt que la période cicéronienne, qui se déroule en plis larges et
somptueux qu’une main maladroite rend si aisément flottants et lâches.
Par son caractère, par sa vie, Tacite honore les lettres
latines, et celles de tous les temps. Mais lorsqu’on a montré ses
indignations qui souvent l’égarent et ses revendications de la liberté qu’il
laisse toujours dans un vague éloquent, on a tout dit de son influence sur
ses contemporains. Cependant ses livres ont certainement contribué à adoucir
le caractère du principat et à rapprocher le sénat de l’empereur. C’est un
service assez grand pour que l’histoire prononce son nom avec reconnaissance.
Suétone a dû faire un excellent secrétaire impérial pour
les lettres latines. Mais cet écrivain, dont la phrase est heureuse et
l’expression toujours choisie, ne paraît pas avoir jamais pensé. C’est un
petit esprit et un pauvre historien. Il ramasse sans contrôle les faits que
les archives et les monuments contemporains lui fournissent et il les dispose
suivant un ordre apparent des matières qui n’est que hasard et confusion. Son
recueil est une mine précieuse de renseignements, où il faut puiser avec
prudence, mais non une œuvre vivante. Le grand art de la composition lui
manque, et tout autant la philosophie qui interprète les faits et découvre la
vérité cachée sous des apparences contraires. Il a, pour des miracles
ridicules, la foi robuste du vieux temps et il s’effraye des songes. Nous
n’avons rien à lui demander, pas davantage à Quinte-Curce, le trop crédule
historien d’Alexandre, à Justin, l’abréviateur de Trogue Pompée, et l’on sait
déjà ce qu’il faut penser de Fronton, malgré l’amitié de Marc-Aurèle. Columelle,
Pomponius Mela et Frontin ont laissé de précieux renseignements sur
l’agriculture, la géographie, la tactique et les aqueducs ; mais leurs livres
sont de ceux qui fournissent des faits sans donner des idées[12].
Nous pouvons passer aussi, sans nous y arrêter, à côté de
l’Institution oratoire, œuvre correcte et froide, mais d’un goût très
pur, où Quintilien a réuni toutes les recettes de l’école pour former
l’orateur. Il sait bien qu’aucun maître ne donnera jamais l’invention qui
découvre, la logique qui enchaîne, la passion qui échauffe, les accents qui
vont éveiller un écho dans les vîmes, et que, si l’art fait des rhéteurs, la
nature, les circonstances et l’étude des grands modèles font seules l’orateur
puissant. L’habile rhéteur a, du moins, le mérite de reconnaître que c’est au
contact du génie, et non dans l’école, que la flamme du génie s’allume.
En somme, Tacite mis à part, tous ces auteurs ne forment
qu’une littérature de second ordre, souvent précieuse et maniérée, ou prenant
l’exagération pour la force, la subtilité pour le naturel, et à qui manque la
faculté créatrice.
Ce n’est pas que le public ait été peu favorable aux lettres.
On avait pour elles un goût très vif, et cette société ne mettait rien
au-dessus des plaisirs de l’esprit. On aimait, on recherchait les livres ; on
formait des bibliothèques qui sauvaient au moins les trésors des anciennes
littératures[13],
et, comme ce goût gagnait la province, il fut utile à la propagation des
livres par tout l’empire. Il y avait des libraires à Lyon, à Autun ; nous
savons que les Épigrammes de Martial couraient la Gaule, la Bretagne, et que les vers
d’Ovide étaient lus partout[14]. Il existait
même des sociétés littéraires. Auguste avait fondé une académie dans le
palais impérial, Caligula, celle de Lyon ; et le musée d’Alexandrie était
toujours un foyer scientifique. Le fils d’Agrippine avait institué les jeux
Néroniens que Domitien renouvela, en y ajoutant le concours du Capitole (agon Capitolinus) où tous les cinq ans se disputaient
des prix de poésie, d’éloquence et de musique.
Mais cette société était trop heureuse, et les terres trop
riches donnent des fruits sans saveur, tandis que les parfums d’Arabie
naissent en des sables arides : le grand art fléchissait. Cependant, si là
tribune était muette, on trouvait presque aussi souvent dans la Rome impériale que dans la Rome républicaine
l’occasion de faire de brillants discours : aux tribunaux et à la curie, aux
séances de déclamation, dans les réunions de tout genre, même à l’armée où de
nombreuses médailles montrent des empereurs haranguant les soldats. Enfin une
éloquence nouvelle et puissante allait naître : celle des philosophes
essayant d’attirer à eux la multitude par de vrais sermons, et celle des
docteurs de l’Église qui vont, par la parole, conquérir le monde païen.
La presse n’existant pas, on parlait plus qu’on
n’écrivait. C’était une nécessité dans l’état des mœurs. Aussi l’éducation
faisait, dans les écoles, une très grande place à l’art oratoire, et cet art,
le gouvernement lui-même le favorisait. Les plus anciennes chaires instituées
par lui furent celles des rhéteurs, ou, comme nous les nommerions, ales
professeurs d’éloquence. Quintilien eut la première, et l’économe Vespasien
la dota d’un traitement de 100.000 sesterces. Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle,
multiplièrent ces dotations et accordèrent aux professeurs de précieuses
immunités. Toutes les cités de quelque importance suivirent cet exemple ; on
peut dire qu’à aucune autre époque l’art de bien dire n’a été plus cultivé.
Les Césars, les Flaviens, étaient eux-mêmes lettrés ; les Antonins furent
artistes ou philosophes, et jamais princes n’ont plus fait pour le
développement de la vie intellectuelle.
Il est vrai que la politique et l’histoire étaient
muettes, du moins sous les Césars et sous les Flaviens, car, durant le règne
de Trajan, Tacite écrivait ses redoutables livres, et Suétone, le secrétaire
d’Hadrien, ses biographies implacables dans leur niaise impartialité. Même en
face de Néron, Lucain chantait les vertus de Pompée, et Horace, à la cour
d’Auguste, avait célébré l’âme indomptable de Caton, habituellement, les
empereurs laissaient à leurs sujets une liberté philosophique et religieuse[15] que l’ancienne
France ne posséda pas. Alors on ne pouvait discuter, sous peine de la Bastille, les choses de la religion et de la
politique ; en histoire, il fallait une réserve prudente, et le philosophe le
plus téméraire devait contenir et voiler ses hardiesses doctrinales.
Cependant le siècle de Louis XIV est notre grand âge littéraire. Malgré le préjugé
contraire, force est donc d’admettre que la nature du gouvernement exerce
fort peu d’influence sur les lettres et ne produit ni leur éclat ni leur
décadence. Le génie naît où il lui plait, et il n’y a pas de puissance
humaine capable de faire un écrivain, quand la nature ne s’en est pas mêlée.
Tout au plus peut-on dire que les circonstances favorables ou contraires
aident ou nuisent d son développement. En outre, au sein de toute nation civilisée,
il existe une masse flottante d’intelligence qui, comme le numéraire
circulant, tantôt plus abondante, tantôt plus rare, sert aux besoins
journaliers de la vie sociale, et une certaine quantité de force intellectuelle
qui s’applique aux besoins supérieurs de l’esprit. Celle-ci est le capital de
réserve employé aux grandes spéculations. Nais la nature de ces spéculations
change avec le temps, et les œuvres peuvent différer sans que le niveau
intellectuel s’abaisse. Après la constitution de l’empire romain, les esprits
actifs se jetèrent du côté de l’administration et de l’armée, tandis que les
esprits méditatifs étudiaient les moyens d’organiser cette immense société
selon les lois les plus justes, ou dé régler la vie privée par les meilleurs
préceptes de morale.
Le même partage s’est opéré à toutes les époques. L’Italie
de la renaissance a cherché et trouvé la gloire dans les arts plastiques, la France du dix-septième
siècle dans le culte des plus belles formes littéraires. Napoléon, qui aurait
voulu faire de Corneille un prince, n’a l’ait que des maréchaux, et notre
temps, qui promet au talent littéraire fortune et honneur, produit surtout
des chimistes, des physiciens, des ingénieurs et des industriels. Aux quatre
époques, à côté de genres qui dominent dans l’ordre de l’activité
intellectuelle, il en est d’autres qui languissent. De même pour l’empire au
lieu d’ajouter de nouveaux noms à la pléiade poétique du siècle d’Auguste, il
a formé des administrateurs et des jurisconsultes, des architectes et des
philosophes, et il en a formé d’excellents. Il y eut donc alors déplacement
et non pas éclipse de l’intelligence. Et n’est-ce pas une compensation à
l’absence (.le grands poètes que d’avoir eu des hommes qui ont su donner la
paix et la prospérité durant deux siècles à tant de millions d’hommes, qui
ont écrit les lois les plus justes, constitué la vie civile la mieux
ordonnée, et enseigné la morale la plus pure ? La nature inclémente et les
Barbares ont fait disparaître presque tous les monuments de l’époque Antonine
; mais croit-on que, si le temple de Jupiter olympien était resté debout aux
rives de l’Ilissus, Palmyre au milieu de son désert, Baalbek sur les pentes
du Liban, et le Forum de Trajan non loin du Capitole avec toutes les
merveilles qu’il enfermait, croit-on que ce siècle, si riche d’œuvres
magnifiques dans l’administration, le droit, l’art et la philosophie morale,
ne serait pas rangé parmi les grands siècles de l’histoire ?
Et puis, lorsqu’il s’agit de mesurer la valeur
intellectuelle de ce temps, il serait injuste de ne pas tenir compte des
auteurs qui employaient l’autre grand idiome de l’empire. On entendait le
grec à Rome ; toute la bonne compagnie le parlait, et il n’était pas d’homme
lettré qui ne pût lire les ouvrages composés en cette langue, lesquels
n’avaient pas tous pour auteurs des Grecs d’origine, témoin Marc-Aurèle,
Élien et le sophiste d’Arles, Favorinus, à l’époque antonine, l’Africain
Cornutus, dès le temps de Néron, et peut-être Germanicus, au siècle
d’Auguste. On a admis dans le Panthéon littéraire de Rome des Gaulois, des
Espagnols, des Africains : de quel droit le fermer aux écrivains des
provinces orientales, à des consulaires comme Arrien et Dion Cassius ? Nous
savons bien qu’il n’existe plus de a fils de Romulus e ; que le sang latin
s’est perdu dans l’immense corps de l’empire et que la vie éclatante ou
débile de cet être nouveau dépend de la vitalité des parties qui le
composent. Qu’y a-t-il de plus Romains, j’entends Romains de l’empire, que
les grands jurisconsultes Gaius, qu’on a cru Grec, Papinien, Paul et Ulpien,
tous trois originaires de la
Syrie et qui parlent si bien la langue de Cicéron ?
L’influence des livres grecs égalait celle des livres latins. Plutarque enseigna
longtemps aux bords du Tibre ; Épictète y vécut, et Lucien, le Voltaire du
temps, y déclama. Les écrits du rieur implacable n’ont certainement manqué de
lecteurs dans aucune province de l’empire, et ceux du moraliste de Chéronée
ont mérité de rester jusqu’à nos jours d’excellents ouvrages d’éducation. Que
de générations d’enfants, que de grands esprits en ont fait leur lecture
favorite ! Henri IV
ne laissait jamais Plutarque bien loin de ses yeux, et Montaigne disait de
son livre : C’est notre bréviaire. Comme
Polybe, Appien est plus historien au sens moderne du mot que Tite Live ou que
Tacite. Sans Pausanias, nous connaîtrions bien mal la Grèce ; sans Dion Chrysostome, la propagande
moraliste du temps ; sans Ælius Artistide, les rêves mystiques auxquels déjà
l’on s’abandonnait[16].
Arrien, homme d’action et de pensée, ami des Antonins et
méritant de l’être, d’une main contenait les Barbares de l’Euxin et du Caucase,
de l’autre écrivait l’Enchiridion d’Épictète. Ce livre, objet de
l’admiration de Pascal et où saint Borromée trouvait son édification, en suscita
un autre, le Είς
έαντόν, qui a valu à Marc-Aurèle sa
sainte renommée. Voilà suffisamment de noms illustres pour reconnaître qu’on
ne va pas trop loin en appelant une renaissance cette floraison nouvelle des
lettres grecques au temps des Antonins[17].
Quand le monde a-t-il été en travail de plus grandes
choses dans l’ordre moral ? L’Église se glorifiait déjà de ses apologistes
latins ou grecs : Justin, Irénée, Tertullien, Minucius Félix[18], et ses docteurs
fondaient la métaphysique chrétienne, tandis que les philosophes essayaient
par un puissant effort de rajeunir et de moraliser le paganisme.
Ce siècle a aussi aimé la science, plus même qu’on ne
l’aimait du temps d’Auguste, sans toutefois la pousser bien loin. Horace
aurait voulu savoir quelle force dompte la mer,
règle l’année et dirige le cours des étoiles ; mais ce n’est
qu’une curiosité de poète. Pline, Sénèque, ont la curiosité du savant ; ils
ne se contentent pas de regarder, ils cherchent. Sénèque, qui sait qu’on peut
aller de l’Espagne aux Indes en tournant l’Afrique, a des vues prophétiques
sur l’existence de grandes terres à l’occident : L’Océan,
dit-il, révélera un jour ses secrets, et Thétis
montrera de nouveaux mondes. Dans ses Questions naturelles,
il se demande s’il faut faire du ciel un morne désert ; si, à part cinq
planètes dont on connaît le mouvement, le reste des étoiles demeure à la même
place comme un peuple immobile[19]. Il annonce les
comètes périodiques que notre siècle seulement a connues, et il avait le
sentiment que bien d’autres vérités restaient à découvrir. Si nous consacrions tous nos efforts à la science ; si une
jeunesse tempérante en faisait son unique étude, les pères, le texte de leurs
leçons, les fils, l’objet de leurs travaux, à peine arriverions-nous au fond
de cet abîme où dort la vérité, qu’aujourd’hui notre main indolente ne
cherche qu’à la surface du sol[20]. Dans les
moments où il croit à une autre vie, il promet aux bons que tous les secrets
de la nature leur seront dévoilés[21].
Deux hommes, Galien et Ptolémée, dont les doctrines ont
vécu treize siècles, jusqu’à la Renaissance, représentent alors, avec éclat,
l’esprit scientifique. Galien fui, après Hippocrate, le plus grand médecin de
l’antiquité par la sûreté de son diagnostic, par l’importance qu’il donnait à
l’anatomie et, chose nouvelle, à l’expérience[22]. Il disséquait
des singes et voulait que des démonstrations pratiques permissent de vérifier
la vérité des doctrines enseignées : c’étaient les débuts bien incertains
encore, mais trop vite arrêtés, de notre méthode expérimentale. De savants
hommes croient qu’il fut bien prés de découvrir la circulation du sang et que
ses connaissances physiologiques font de lui le précurseur, presque sans
intermédiaires, des physiologistes de notre siècle. Ajoutons, à l’honneur de
ce grand esprit, que les historiens de la philosophie lui donnent une place
élevée parmi les philosophes de ce temps. Comme astronome Ptolémée n’égale
pas Hipparque[23]
; mais s’il n’avait pas écrit sa Syntaxe mathématique, il est
probable, assure Delambre, que nous n’aurions eu ni Kepler, ni, par
conséquent, Newton. Je sais que je suis mortel,
fait dire une épigramme grecque à l’auteur de l’Almageste, et que ma carrière ne peut être de longue durée ; mais,
quand je parcours en esprit les routes des astres, mes pieds ne touchent plus
la terre. Je suis assis auprès de Jupiter, et, comme les dieux, je me nourris
de la céleste ambroisie. C’est déjà l’enthousiasme scientifique.
La
Poliorcétique d’Apollodore, l’architecte du grand
pont sur le Danube et du Forum de Trajan, et les immenses travaux qui
s’exécutaient dans tout l’empire, prouvent que les Romains, sans avoir rien
ajouté à la géométrie d’Archimède et d’Euclide, avaient, du moins, en
disciples intelligents, perfectionné la construction des machines[24]. Cependant le véritable
esprit scientifique manquait à cette société, et il manquera quinze siècles
encore à l’humaine raison. Par là s’explique l’empire que le mysticisme
prenait sur les âmes, c’est-à-dire les efforts faits pour pénétrer, par
l’imagination et le sentiment, les mystères de la Nature, que la science
n’était pas encore capable d’interroger sévèrement et de forcer à répondre.
Qu’à côté de ces hommes illustres on laisse une place pour
les préteurs, qui ont mis le vieux droit d’accord avec les nouvelles idées de
justice ; pour ces jurisconsultes dont les fragments mutilés inspirent un si profond
respect ; pour ces artistes inconnus qui ont décoré Rome et les provinces de
tant de magnificences architecturales, les temples et les places publiques de
tout un peuple de statues, les palais de fresques gracieuses, les maisons particulières
de mille objets d’art, meubles et vases, dont les débris trouvés à Pompéi et
à Herculanum font soupçonner l’exquise élégance[25], et force sera
de dire que, sans arriver à la beauté sereine des trois ou quatre grands
siècles où l’humanité a trouvé la plus haute expression de sa puissance
intellectuelle, ce temps n’a pas été une époque de décadence.
Il a de singuliers rapports avec le nôtre : un grand
commerce, beaucoup d’industrie, d’immenses travaux publics, une production
d’art extrêmement abondante en vers et en prose, en statuaire et en ciselure,
en temples et en villas, sans aucun de ces artistes dont l’histoire inscrit
le nom sur son livre d’or. En outre, des mœurs douces, l’esprit de
bienfaisance et une religion officielle, objet de respects extérieurs à titre
de moi en de gouvernement ; mais aussi le dogme ébranlé par le scepticisme
des philosophes, l’indifférence des lettrés et les railleries des poètes,
profondément altéré par les importations étrangères, et cependant soutenu par
l’adhésion intéressée des politiques et par la foi touchante des classes
inférieures ; enfin, les natures délicates cherchant leur voie entre le fier
néant des stoïciens et les folies impures de certains cultes, dérivant même
jusqu’au mysticisme qui leur ouvre une route éclairée de lueurs confuses où
l’on croit voir des prodiges et entendre des paroles de salut.
Que nous sommes loin, avec toutes ces choses, de la
vieille Rome et que nous sommes près d’une révolution, puisque la société
sort des sentiers battus par vingt générations d’aïeux ! Jadis le dévouement
à la cité faisait toute la morale, le respect de ses dieux toute la religion.
A présent, la dignité n’est plus mise dans les consulats ni dans les triomphes,
elle est dans la vertu ; l’orgueil du philosophe a remplacé celui du
patricien, et Juvénal’[26] demande au
sénateur, au lieu des mérites civiques, ce qu’il appelle d’un nom que la
république ne con-naissait pas, le sensus communis.
En face de tant d’intérêts qu’il fallait concilier, de tant de nations qu’il
fallait unir, on avait pris des vues plus larges sur la société. L’horizon des
esprits s’était agrandi, et comme du sein de la foule dés dieux se dégageait
l’idée de l’unité divine, du sein de cet empire devenu la cité universelle se
dégageait l’idée de l’humanité. Une inscription de Trajan porte : Conservatori generis humani[27]. Les philosophes
s’appellent les citoyens du monde[28] et feraient
volontiers disparaître les frontières des États. Combien
sont ridicules, s’écrie Sénèque[29], ces limites marquées par les hommes ! A
l’ancien droit qui disait : Hospes hostis,
l’ennemi, c’est l’étranger, le nouveau répond : L’étranger est un frère[30]. Térence a gagné
sa cause : l’homme est trouvé.
Voilà ce que les littérateurs du temps ne montrent que
d’une manière très imparfaite. Pour savoir de quel côté la société penchait,
il faut consulter d’autres hommes, étudier d’autres faits et se rendre
compte, fût-ce en peu de mots, du mouvement philosophique et religieux qui
entraînait ces hommes vers des cieux nouveaux.
II. — L’ÉDUCATION, LES
JURISCONSULTES ET LES PHILOSOPHES.
Quand on écrit l’histoire du christianisme, on ne voit que
lui et l’on ne fait pas attention au grand travail de rénovation qui
s’opérait au sein de la société païenne. Puisque ce sont les idées et les
mœurs de cent millions d’hommes que nous étudions dans leur diversité,
cherchons ce que les contemporains de Néron et d’Hadrien croyaient le
meilleur pour la conduite de la vie et comment ils l’enseignaient.
Pour l’enfance, l’éducation était encore régie par les
anciens procédés. Il n’y avait ni écoles de l’État ni écoles du clergé.
L’enseignement restait absolument libre. Les études se divisaient, comme de
nos jouis, en ce que nous appelons classes de grammaire et classes
d’humanités. Dans les premières, on étudiait les poètes ; dans les secondes,
les orateurs : plus tard venaient les jurisconsultes et les philosophes.
En ce temps, on était affolé de poésie ou du moins de
versification. Tout le monde, même Trimalcion, faisait des vers ou en lisait
; on en gravait jusque sur les tombeaux. Ce qui était une mode dans le public
devenait une obligation dans l’école. On voulait mettre ses enfants en état
de briller un jour dans les récitations ou dans les concours du Capitole, de
gagner des couronnes, des applaudissements, de la gloire, fût-ce pour un
moment. Si le poète arrivait bien rarement à la fortune, les Mécènes étaient
nombreux, peu exigeants, et l’on tirait toujours quelque chose d’une silve
louangeuse, d’une épigramme servant la colère ou la vanité d’un patron. Mais
la poésie, c’est l’image, la couleur, la forme, le rythme ; les facultés
qu’elle met en jeu sont le sentiment et l’imagination : facultés à la fois charmantes
et dangereuses, si elles ne sont contenues et dirigées par d’autres plus
sévères. Au service d’une grande intelligence, elles font le grand poète.
Pour le vulgaire des esprits, cette étude prolongée des poètes, ces exercices
répétés d’imitations prosodiques, énervent l’intelligence, l’attachent aux
apparences et lui font prendre, pour la pensée, la couleur qui éblouit,
l’harmonie sonore qui étonne, la forme qui ne recouvre que le vide.
Dans l’étude de la rhétorique, on proposait, pour aiguiser
l’esprit, des sujets ridicules, comme l’éloge de la puce et du perroquet par
lesquels débuta Dion Chrysostome[31], et des thèses
bizarres prises en dehors de la réalité ou traitées en dépit de la vérité
historique. L’élève, transporté dans un monde de fantaisie, se trouvait au
milieu de mœurs imaginaires et de personnages qui étaient d’insaisissables
fantômes. On n’y parlait que de catastrophes impossibles, de fléaux déchaînés
par la colère des dieux, de l’immolation d’une victime réclamée par l’oracle,
et toujours revenaient les plus tragiques aventures : une ville affamée
mangeant les cadavres, un tyran forçant un fils à décapiter son père, des
vierges de noble maison livrées à d’infâmes spéculateurs, des bandits
embusqués au coin de chaque bois, des pirates sur chaque rivage, agitant d’un
air terrible les fers dont ils vont enchaîner le fils d’un sénateur ou les
époux surpris au milieu de la fête des fiançailles. On dit que Néron, en face
de Rome en flammes, saisit sa lyre et chanta la ruine de Troie. La chose est
douteuse, mais quantité de gens auraient été capables de cette folie.
Ces exercices assidûment pratiqués à l’école, continués
longtemps encore dans les déclamations publiques, faussaient bien des esprits
; il en restait dans la vie quelque chose d’exagéré, de théâtral, qui parfois
passait des paroles aux actes. On en trouve la trace jusque dans les plus
beaux caractères.
Heureusement tous les maîtres n’étaient pas aussi
insensés. Qu’on lise la lettre de Pline le Jeune à Corellia[32], ou le premier
livre des Pensées de Marc-Aurèle,
et l’on verra quelle était, dans les grandes maisons, l’éducation des
enfants. Nous savons même, par les fragments de Dosithée, qu’il existait dans
les écoles publiques des ouvrages analogues à nos traités de morale en
action. La nature humaine est la même dans tous les temps. On peut donc être
sûr que les pères, tout en cédant au goût du jour, ne se contentaient pas,
pour leurs enfants, de ces frivolités, et que le maître, dans l’explication
des poètes et des orateurs, savait aller là où il se plaît toujours, à ces
belles sentences, à ces nobles pensées, sans lesquelles orateurs et poètes
n’auraient pas vécu. Juvénal, si souvent impudique, n’a-t-il pas lui-même
réclamé le respect de l’enfance ? D’ailleurs, au sortir de l’école, le jeune
homme trouvait d’autres enseignements : la vie de chaque jour, qui le
replaçait dans le grand courant de la réalité ; la Jurisprudence et
la philosophie, qui lui apprenaient les devoirs du citoyen et de l’homme.
Ce que les grands jurisconsultes, qui se succédèrent sans
interruption d’Hadrien à Alexandre Sévère, ont fait pour la société romaine,
nous l’avons montré dans le cours de cette histoire et aux deux chapitres de
la famille et de la cité : nous n’y reviendrons pas.
Leur immense travail consista surtout à remplacer par une
règle d’équité une ancienne règle de droit civil qu’ils faisaient par là tomber
en désuétude, sans que le législateur eût besoin d’intervenir. Aussi peut-on
résumer leur œuvre en quelques mots :
Ils ont élargi, en l’adoucissant, la loi étroite et dure
d’un petit peuple agriculteur et guerrier, de façon à faire de l’univers
civilisé une seule communauté, régie par de justes lois, que dictait la
raison générale et non plus l’intérêt d’une classe ou d’une cité.
Ils ont pris en main la cause des faibles. Pour détruire
l’usage invétéré de l’avortement et de l’exposition, ils ont déclaré que
c’était un meurtre d’étouffer ou de rejeter le
nouveau-né, de refuser des aliments à son enfant, et de compter sur la
commisération des autres alors que soi-même on n’en avait pas[33].
Ils ont donné des droits à ceux qu’on avait si longtemps
regardés comme incapables d’en recevoir : le fils, l’épouse, la mère, tous
les déshérités de la nature, de la famille et de la loi, le spurius, l’affranchi, l’esclave et jusqu’au fou
qu’ils cherchèrent à protéger contre lui-même.
A l’enfant abandonné et recueilli par un marchand
d’esclaves, ils ont rouvert la porte de la liberté. A celui qu’une adoption
ou le droit de cité avait séparé des siens, ils ont rendu sa famille
naturelle ; et lorsque Hadrien changea, pour les pueri
alimentarii, l’âge de la puberté, afin de pouvoir les secourir
plus longtemps, ils justifièrent cette dérogation au droit ordinaire par le sentiment pieux qui l’avait inspirée, pietatis intuitu[34].
Dans l’ordre administratif, ils ont fait de la cité et du collège,
cette autre cité comprise dans la grande, des personnes civiles, afin qu’ils
pussent recevoir des donations, et ils ont imposé aux gouverneurs de province
la protection des petits.
Dans l’ordre judiciaire, ils n’ont pas suivi les philosophes
qui leur disaient : La société se défend en
punissant ceux qui violent ses lois, elle ne se venge pas ; l’atrocité des
peines est une cruauté inutile, et la torture une horrible absurdité.
Du moins ils ont introduit le grand principe de droit pénal qui exige
l’identité du délinquant et du condamné[35] ; ils n’ont pas
admis l’accusation contre l’absent, parce que,
mieux vaut laisser échapper un coupable que condamner un innocent[36] ; et Hadrien
défendit de recourir à la question, si ce n’est quand il y avait de sérieux
motifs de croire qu’on n’arriverait pas autrement à la vérité[37]. Ulpien écrivit
même : .... la question, chose fragile et périlleuse,
qui souvent trompe le juge[38].
Dans l’ordre financier, ils ont voulu, dix-huit siècles
avant notre révolution, l’égalité à l’égard des charges publiques, et, par la
bouche d’Antonin, ils ont déclaré que l’impôt devait être proportionnel à la
fortune[39].
Dans l’ordre politique, ils ont aidé de leurs conseils le
gouvernement à substituer aux pillages organisés par les traitants et les
proconsuls de la république la justice que les légats impériaux mirent dans
l’administration.
Enfin c’est à eux que revient l’éternel honneur d’avoir
créé la science du droit et de l’avoir enseignée au monde.
Il y a sans douté beaucoup de réserves à faire au sujet de
ces codes qu’on a appelés la raison écrite, et de ces hommes qui se disaient
les prêtres du droit. Ainsi le grand monument des Pandectes n’est souvent qu’un tissu de contradictions, où l’on
sent l’effort fait par les juristes pour sortir de l’ancienne loi tout en
paraissant y rester. Ils admettaient la commune origine des hommes, et ils
ont conservé l’esclavage ; ils estimaient que l’égalité est de droit naturel,
et ils ont laissé à la société son caractère aristocratique avec d’atroces
pénalités contre le pauvre. Mais a-t-on le droit de leur reprocher de n’avoir
pas contraint les mœurs à se modifier suivant leurs théories ? La loi ne fait
jamais table rase qu’au prix de terribles convulsions, et les Romains, hommes
tout à la fois de tradition et de progrès, n’ont pas voulu chasser violemment
le passé du présent. En quoi ils ont eu raison.
Cette œuvre de rénovation a-t-elle été accomplie en vertu
de certaines idées philosophiques ? On l’a dit et on a donné au stoïcisme
l’honneur de ces réformes. Il a certainement contribué à les faire. Mais les
jurisconsultes, par la nature même de leur rôle social, sont restés bien en
deçà des philosophes, et ils ont moins obéi à l’influence des doctrines qu’à
celle du temps. La philosophie, en effet, est plus souvent une résultante
qu’une cause, et elle ne devient cause à son tour, comme tous les faits
humains, qu’après avoir été conséquence. L’adoucissement des mœurs, les
progrès de la raison publique, la vie en commun, au sein d’une paix profonde,
le besoin où chacun était de tous, par suite du développement de l’industrie
et du commerce, ont conduit les juristes à une nouvelle conception des
rapports que les hommes devaient avoir entre eux. Tous ces petits, dont on a
vu les sentiments fraternels, ne philosophaient pas, et, s’ils avaient
philosophé, ce n’est ni Platon ni Aristote qui les eussent inspirés, car, sur
la question de l’esclavage, par exemple, ces puissants esprits leur auraient
enseigné la légitimité de la servitude. Comme la lumière se l’orme de rayons
épars, chaque époque a, en politique ou en religion, une pensée générale
faite d’un grand nombre de pensées particulières inclinant dans le même sens.
La philosophie, qui souvent a jeté dans le monde le germe de ces idées
nouvelles, accroît, en les précisant, leur puissance et donne leur formule à
celles qui naissent spontanément des leçons de la vie. Le législateur ensuite
s’en empare et une révolution pacifique est faite.
Les préteurs et les jurisconsultes de la Rome impériale ont su comprendre
ces besoins et y satisfaire dans la mesure que les mœurs publiques
permettaient[40].
Nous allons voir les philosophes, prédécesseurs nécessaires des légistes,
agir sur la société, par les conceptions hardies d’hommes qui n’ayant à
compter qu’avec eux-mêmes, en étaient plus libres dans leurs paroles.
Toute la morale individuelle se ramène au précepte suivant
arriver au respect de soi-même par le gouvernement viril de ses passions,
sous l’œil attentif du juge intérieur, la conscience. Toute la morale sociale
se résume en ces mots : respecter les biens, l’honneur et la personne
d’autrui, vertu négative ; mais de plus : faire à autrui ce que nous
voudrions qu’on nous fit à nous-mêmes, vertu active.
La philosophie a-t-elle enseigné cette morale ?
En prêchant aux hommes une loi révélée, par conséquent
d’autorité divine ; le péché originel qui rend un médiateur et la rédemption
nécessaires ; le salut par la grâce, c’est-à-dire la subordination de la
raison à la foi ; enfin l’espérance de la vie à venir, qui fait de celle
d’ici-bas une épreuve pour gagner ou perdre l’autre, le christianisme a
changé les pôles du monde moral. Les païens croyaient surtout à cette vie et
espéraient en trouver la règle en eux-mêmes, à force d’éclairer leur raison
et de rendre leur conscience exigeante. Le but de leurs efforts était donc
d’arriver à ce que Satan avait offert, comme une tentation perfide aux
premiers-nés du monde, la science du bien et du mal.
Ce sont deux systèmes absolument contraires, bien que se
touchant par mille points[41]. Le premier a
tué le second, mais celui-ci, avant de périr, a fait pour se sauver de nobles
efforts qu’on a longtemps méconnus et qu’il faut montrer, car ils honorent
l’humanité et ils ont préparé le triomphe du vainqueur. Que Bossuet a raison
de présenter les conquêtes de Rome comme le préliminaire indispensable des conquêtes
du Christ ! Surtout si l’on ajoute aux victoires des légions, qui avaient
réuni tant de peuples sous une même loi politique, celles des philosophes qui
cherchaient, pour ces multitudes, une même loi morale. La religion de la
nature, qui, de l’Inde à la Grèce, d’Athènes à Rome et jusqu’au fond de
l’Occident, avait si longtemps bercé la race aryane de ses poétiques
rêveries, avait perdu son empire sur les esprits d’élite ; de sorte que, bien
avant que le Dieu unique des Sémites eût été révélé à la société romaine, un
grand travail s’était fait pour dégager du fond de la conscience religieuse
l’idée de l’unité divine, pour transformer le polythéisme et remplacer ses
légendes, si pleines de dangereuses séductions, par un enseignement moral.
Nous avons été sévère à l’égard de Sénèque, ministre de
Néron ; on le serait encore pour Sénèque philosophe, à cause de ses
contradictions et de ses incertitudes. Toutefois, s’il ne sait trop ce qu’il
faut penser de Dieu, de la
Providence, de l’âme humaine et de la vie future,
incertitudes que le théologien ne connaît pas, mais qui troublent la pensée
du philosophe, il sait bien ce qu’il faut faire en la vie présente.
Et d’abord pour le perfectionnement de soi-même.
Tertullien a dit de Sénèque : Il est souvent des nôtres[42]. Dans ses
traités, dans ses lettres, on trouve, en effet, le mépris de la richesse, de
la douleur et de la mort. La vie est une peine que nous subissons ; la mort,
une délivrance. — Nous avons un ulcère qui nous ronge, le péché ; avant tout,
il faut en guérir. — Le commencement du salut est de reconnaître son péché,
et la guérison de l’âme est la grande œuvre de la philosophie[43]. On y arrive par
le développement en soi de la vie spirituelle, et en suivant les conseils de
la philosophie.
Ces préoccupations spirituelles se marquaient, dans la
conduite de la vie, par l’horreur du mal et l’amour du bien, avec
quelques-unes des délicatesses et des sévérités extrêmes du christianisme.
Les stoïques, même les épicuriens et les cyniques, conseillaient, comme saint
Paul, le célibat[44] ; ils
condamnaient les ardeurs des sens, honoraient la continence, la pudeur, et
avaient pour l’adultère toutes les rigueurs de l’Église[45], pour les joies
ou les douleurs du corps un parfait dédain. Ils se plaisaient aux
abstinences, aux macérations ; on se rappelle qu’il fallut contraindre Marc-Aurèle,
malade, à y renoncer. La félicité,
disait Démonax[46],
n’appartient qu’à l’homme libre, et celui-là seul
est libre qui ne craint et n’espère rien.
Les cyniques ne voulaient rien posséder en propre et
mendiaient par les rues. D’autres, plus austères, attendaient l’aumône, comme
ce Démétrius qui avait refusé, de Caligula, 200.000 sesterces et bravé la
colère de Néron. Sénèque, qui recherchait sa conversation, disait de lui : Je ne doute pas que la nature ne l’ait suscité pour qu’il
servit, à notre âge, d’exemple et de reproche vivant[47]. Quand je le vois nu et couché, peu s’en faut ; sur la
paille, il me semble que la vérité a en lui, non plus un interprète, mais un témoin.
C’était un confesseur de la philosophie[48]. Au siècle
suivant, Démonax menait à Athènes la même existence, et Lucien, si dur pour
les cyniques, fait de lui le plus grand éloge. Il
prodiguait, dit-il, son incomparable
sagesse à tous, en public et en particulier, pacifiait les querelles et
calmait les irritations populaires. Les magistrats se levaient sur son
passage, et les Athéniens lui firent des funérailles aux frais de l’État[49].
Tous les cyniques n’étaient donc pas a des aboyeurs n. Par
leur détachement des biens temporels, ils avaient commencé contre le
sensualisme cette guerre que continueront les anachorètes chrétiens. Dès le
règne de Tibère on vit de jeunes efféminés que des philosophes convertissaient
aux rigueurs de l’ascétisme[50].
Toutes les précautions pour tenir à la fois l’âme en éveil
et en bride étaient déjà trouvées ; par exemple : chaque jour, la prière et
la méditation d’une pensée choisie, ou la lecture, pour s’édifier, de la vie
d’un philosophe ; chaque soir, un examen de conscience. Les pythagoriciens
avaient depuis longtemps mis en usage ce puissant moyen de réformation.
Horace en parle[51]
; Sénèque y insiste. Retiré dans sa chambre pour
le repos de la nuit, Sextius, dit-il, interrogeait
son âme : De quelle maladie t’es-tu guéri aujourd’hui ? Quel vice as-tu
combattu ? En quoi es-tu meilleur ? Moi aussi j’exerce cette magistrature et
me cite chaque jour à mon tribunal. Quand on a enlevé la lumière et que ma
femme, qui sait mon usage, s’est renfermée dans le silence, je repasse ma
journée entière et reviens sur toutes mes actions et toutes mes paroles[52]. Les Pensées de Marc-Aurèle
ne sont qu’un dialogue avec son âme ; et les philosophes avaient si bien
répandu cette habitude, qu’Épictète, par raillerie, nous fait assister à
l’examen de conscience d’un plat courtisan qui, la nuit venue, se demande
s’il a bien employé sa journée ; s’il a suffisamment commis de bassesses ;
s’il ne doit pas mieux flatter, mieux mentir, pour mieux assurer sa fortune[53].
On pourrait même dire qu’ils avaient leurs commandements
de Dieu, et Épictète les montrait gravés dans la conscience, livre plus sûr
qu’une table de pierre ou d’airain, si tout le monde savait lire et se conformer
à ses préceptes. Jupiter t’a donné ses ordres lorsqu’il
t’a envoyé ici : Ne pas désirer le bien d’autrui, aimer la fidélité, la
pudeur, la justice, les hommes. Suis ces commandements, tu n’as pas besoin
d’autre chose[54] ; ta conscience sera vraiment le temple où Dieu lui-même
est descendu[55]. — Qu’est-ce que se réunir à Dieu ? dit encore
Épictète. C’est vouloir ce qu’il veut et éviter
de faire ce qu’il ne veut pas. — Comment
y arriver ! En comprenant bien ses commandements[56]. Sénèque a dit :
Un profond repentir rend presque l’innocence,
et Juvénal : Le péché qu’on veut commettre
est un péché commis. Ce sont paroles chrétiennes. On croyait même
à la réversibilité des fautes, à la peine du crime retombant sur un héritier
innocent :
Delicta
majorum immeritus lues[57].
Les jurisconsultes heureusement ne l’appliquaient pas. Au
reste, cette morale était celle d’Abraham : Tu
seras récompensé ou puni dans ta postérité jusqu’à la septième génération
; et il se pourrait que cette morale fût encore la meilleure, puisqu’elle
établirait un lien d’étroite solidarité entre les générations.
En morale sociale, Platon et Aristote avaient commis deux
grandes erreurs : ils acceptaient le despotisme de l’État et l’esclavage[58]. Rome conserva
l’un et l’autre, mais avec de profondes modifications. L’État était devenu si
grand, que le citoyen s’y perdit et que l’homme s’y retrouva, avec le
sentiment de la dignité humaine supérieur à toute loi positive, et celui de
la vraie liberté se soumettant à la raison universelle. Alors, au-dessus de
la cité qui tenait encore ses membres étroitement asservis, il se forma une
patrie morale, où nous allons voir que plusieurs habitèrent en esprit et en
vérité.
Quant à l’esclavage, les plus belles paroles touchant la
commune origine des hommes sont dans les livres de Sénèque et dans les discours
de Dion Chrysostome. Pour eux aussi la vertu n’est
interdite à personne ; tous y sont appelés, libres, affranchis, esclaves....
car nous avons tous le même père, le Ciel
; et Dionysius Caton écrit : Quand tu
achètes un esclave, souviens-toi qu’il est homme[59].
On a vu la charité dans la vie de la cité, dans la
pratique du gouvernement et dans les sentiments exprimés par les inscriptions
funéraires ; la voici dans les thèses des docteurs : Ce n’est pas assez d’être juste, il faut être bienfaisant,
même envers les esclaves, même envers son ennemi : il faut aimer qui vous
frappe.
Entendez ce cri tout chrétien : Le malheureux est chose sacrée[60] ; il porte la livrée sainte de la misère[61]. — C’est peu de chose de ne pas nuire aux autres. Oh ! la
belle louange pour un homme qu’on dise de lui qu’il est doux envers son
semblable ! Est-ce qu’il est nécessaire de répéter qu’il faut tendre la main
au naufragé, montrer son chemin à qui s’égare, partager son pain avec celui
qui a faim ? A quoi bon tant de paroles, lorsqu’un mot suffit pour enseigner
tous les devoirs Nous sommes membres d’un même corps, membres de Dieu ?[62] La rude voix de
Juvénal s’adoucit en parlant des afflictions d’un ami, et les larmes lui
viennent aux yeux à la rencontre du cercueil de la vierge enlevée en son printemps,
à la vue de la tombe où le petit enfant est couché sous la terre froide et
sombre. Il se demande ce qui nous sépare des bêtes, et il répond : C’est que l’homme de bien ne regarde pas les maux d’autrui
comme lui étant étrangers[63].
Quelle secte,
disait encore Sénèque, en parlant du nouveau stoïcisme ; quelle secte est plus amie des hommes, plus attentive au
bien général ?[64] Et Montesquieu
pense comme Sénèque.
Le premier principe de la morale publique est l’obéissance
à la loi ; personne n’en a parlé en termes plus magnifiques que ces
philosophes dont on a voulu faire des révoltés contre l’autorité impériale.
Quelques-uns sans doute ont conspiré, et beaucoup, comme tant d’autres, ont
détesté la tyrannie. Sous Vespasien, sous Domitien, on en a vu chassés de
Rome ou même exécutés. Ce n’était pas persécution contre la liberté
philosophique, mais affaire de police à l’égard de mécontents qu’on eut le
tort de croire dangereux.
En réalité, la préférence des stoïciens était acquise au gouvernement
d’un seul[65].
S’il est tout naturel que Sénèque témoigne de son respect pour les puissances[66], Épictète, de
son dédain pour les grandeurs, n’oublions pas qu’il était dans l’esprit de la
secte de ne point s’occuper des affaires publiques, et dans sa doctrine de
tout soumettre à la loi : sans doute à la loi révélée par la conscience et la
raison ; mais aussi à celle que la force des choses avait établie. C’est la
définition donnée par un d’entre eux que Justinien a mise en tête de ses
Pandectes. La loi est la souveraine maîtresse des
choses divines et humaines, le juge du bien et du mal, la règle du juste et
de l’injuste ; elle prescrit ce qu’il faut faire, elle empêche ce qui ne doit
pas être fait[67]. Ces nobles
paroles dépassent l’idée de la justice ordinaire. Chrysippe, comme Cléanthe,
songe à la loi commune de tous les êtres[68], au Cosmos
harmonieusement ordonné qui comprend Dieu, la nature et l’homme, tous soumis
à la loi, et cette soumission
fut la foi de Marc-Aurèle. Cependant le sage couronné n’avait aucun doute sur
son pouvoir, l’ordre ici-bas lui semblant faire partie de l’ordre universel.
Les stoïciens ne portaient si haut la tête que parce
qu’ils croyaient posséder une émanation de la raison universelle, une
étincelle du Verbe divin. Notre corps,
disaient-ils, nous est commun avec les animaux,
mais notre âme est une parcelle de l’âme divine. Nous sommes fils de Jupiter
et un dieu est en nous[69]. Saint Paul
avait exprimé la même pensée en renversant les termes : Nous sommes en Dieu, et Malebranche la
reprendra pour en tirer toute sa philosophie[70].
Au fond, l’école stoïque, malgré les différences profondes
qui la séparent du christianisme, faisait, comme lui, prédominer l’âme sur le
corps ; comme lui, elle prêchait le détachement des choses périssables, et
elle exigeait l’exercice des plus austères vertus. C’était une doctrine de
renoncement et d’abstention, άνέχου
xαί άπέχου, qui, pour
idéal, avait la sérénité immobile, la plénitude de la puissance sur soi-même,
l’âme supérieure à toute émotion, άταραξίς.
Mais cette doctrine virile, άνδρωδεστάτη,
si habile à tracer la théorie des devoirs, et qui porta si haut le sentiment
de la dignité humaine, dépassait le but en dépassant la nature. Elle
commandait trop de sacrifices inutiles et pas assez d’actions nécessaires.
L’homme doit à Dieu le développement de l’intelligence et de l’activité qu’il
a reçues de lui. Le stoïcisme, propre à faire des solitaires et des martyrs,
en a fait ; il a même indirectement préparé des âmes à être martyres d’une
autre cause ; mais, s’il était devenu la loi de la cité, il n’eut point formé
de citoyens[71].
Règle excellente pour l’individu et pour la vie intérieure, cette philosophie
du dédain aurait été une règle détestable pour la société et la vie de
relation. Le christianisme a eu des institutions qui ont présenté le même
caractère et produit les mêmes effets. Cependant, si les meilleures doctrines
sont celles qui font à la fois l’homme et le citoyen, il sera bon, dans tous
les temps, qu’une voix, un livre, une école, nous rappelle au dédain de la
richesse, des honneurs, du pouvoir et à l’estime des vrais biens, ceux de
l’esprit et de la conscience.
Heureusement la nature ramène à l’inconséquence les
esprits révoltés contre elle, et la société reprend ses droits. Les stoïciens
de l’époque impériale n’enfermèrent point leur âme dans une solitude altière.
Ils voulurent gagner le monde et allèrent à lui pour l’amener à eux. L’œuvre
presque entière de Sénèque est une prédication continuelle, et Perse s’écrie
: Accourez, jeunes et vieux ; venez apprendre de
celui qui me l’a enseigné le but réel de l’existence ; venez faire provision
pour le voyage de la vie[72].
Il nous reste un entretien d’Épictète avec un jeune homme
qui se préparait à cet apostolat : Avant tout,
lui dit-il, il faut que le futur précepteur du
genre humain s’entreprenne lui-même, qu’il éteigne en lui les passions et se
dise : Mon âme est la matière que je dois a travailler, comme le
charpentier le bois, comme le cordonnier le cuir. Ainsi préparé, il doit
savoir encore qu’il est un envoyé de Jupiter auprès des hommes. Il faut qu’il
prêche d’exemple et qu’aux déshérités qui se plaignent de leur sort il puisse
dire : Regardez-moi : comme vous, je suis sans patrie, sans maison, sans
biens, sans esclave. Je couche sur le sol nu ; je n’ai ni femme ni enfant, je
n’ai que la terre, le ciel et un manteau[73]. Aussi, pour
type divin, le stoïcisme avait choisi, parmi les maîtres du vieil Olympe,
Hercule, le destructeur des monstres, le dieu de la force, mais de la force
employée au bien. Transformé en héros moral, le fils d’une mortelle et du
père des dieux devait aider les hommes de bonne volonté à détruire la bête
qui est en nous : la passion, l’égoïsme, la colère, la cruauté. Tu portes au dedans de toi, disait Épictète, le sanglier d’Érymanthe et le lion de Némée : dompte-les.
Cette image était familière aux prédicateurs populaires ; on la retrouve dans
un discours de Dion[74].
Ainsi, le stoïcisme avait pris avec le temps une vertu active
; il s’était animé de l’esprit de prosélytisme, et, en se répandant parmi la
foule, il avait nécessairement perd de sa fausse rigueur. Ce courant de
philosophie morale qui pénétra au fond de tant d’âmes y laissa comme une
alluvion féconde, un grand principe d’honneur et de salut, le respect de
soi-même et des autres, avec cette pensée qui est la religion des esprits
supérieurs : Je ne veux pas violer en ma personne
la dignité de la nature humaine. Par là, il a mérité à son tour le
respect de la postérité. En ce temps-là,
dit Montesquieu, la secte des stoïciens
s’étendait et s’accréditait dans l’empire. Il semblait que la nature humaine
eût fait un effort pour produire d’elle-même cette secte admirable, qui était
comme ces plantes que la terre fait naître dans des lieux que le ciel n’a
jamais vus. Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs[75].
La morale est éternelle, mais la connaissance de la morale
ne l’est pas, de sorte que le progrès consiste moins dans la découverte de
principes nouveaux, que dans le développement des principes naturels au sein
de foules de jour en jour plus nombreuses. C’est l’œuvre que la philosophie
avait entreprise, et nous allons voir en quelle mesure elle y réussit.
La morale du Portique, transformée par l’esprit nouveau de
la cité universelle, a été écrite, et, ce qui vaut mieux, pratiquée par deux
hommes dont l’un fut peut-être l’ami d’un empereur, et l’autre devint
empereur lui-même. Marc-Aurèle et Épictète sont les vrais héros du stoïcisme
dont Sénèque n’a été que le prédicateur élégant, car tous deux ont conformé
leur vie à leur doctrine. Nous avons longuement parlé du premier et de ses Pensées,
parce qu’il n’était point possible de séparer sa vie morale de sa vie
politique, et l’on connaît le jugement que Pascal a porté du second, dont le
livre était une de ses lectures favorites[76]. Ce grand esprit, dit-il, a si bien connu les devoirs de l’homme, qu’il mériterait
d’être adoré s’il avait aussi bien connu son impuissance.... Comme il était terre et cendre, après avoir si bien
compris ce qu’on doit, voici comment il se perd dans la présomption de ce que
l’on peut. Il dit que Dieu a donné à tout homme les moyens de s’acquitter de
toutes ses obligations ; que ces moyens sont toujours en notre puissance ;
qu’il faut chercher la félicité par les choses qui sont en notre pouvoir,
puisque Dieu nous les a données à cette fin : il faut savoir ce qu’il y a en
nous de libre ; que les biens, la vie, l’estime, ne sont pas en notre
puissance, et ne mènent donc pas à Dieu ; mais que l’esprit ne peut être
forcé de croire ce qu’il sait être faux, ni la volonté d’aimer ce qu’elle
sait qui la rend malheureuse ; que ces deux puissances sont donc libres, et
que c’est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits ; que l’homme peut,
par ces puissances, parfaitement connaître Dieu, l’aimer, lui obéir, lui
plaire, se guérir de tous ses vices, acquérir toutes les vertus, se rendre saint
et ainsi compagnon de Dieu[77].
Ces principes qui, pour Pascal, sont d’une diabolique superbe, étaient pour les
païens la bonne nouvelle, car elle
leur enseignait que l’homme peut s’élever par ses propres forces au plus haut
degré de perfection morale. Aussi la popularité de l’Enchiridion était
immense : Tout le monde le lit, disait
Origène au troisième siècle, et saint Nil, au quatrième, en faisait la règle
de ses moines. C’était justice, car, en recommandant le célibat aux
philosophes, Épictète avait préparé celui des moines, et son livre commençait
cette science de la vie intérieure dont le christianisme a donné les règles
dans un autre beau livre, l’Imitation de Jésus-Christ, qui a sauvé et
perdu tant d’âmes généreuses.
Marc-Aurèle donna encore à cette philosophie déjà si pure
un autre caractère : il la rendit indulgente. Il mit la force dans la douceur
et trouvait quelque chose de mâle dans la bonté. Aime
les hommes, dit-il, d’un amour
véritable, et il se reproche de ne pas encore assez les aimer. Il
ne lui suffit pas de pardonner les injures, il
faut aimer ceux qui nous offensent.... Contre l’ingratitude, la nature a
donné la douceur.... Si tu le peux, corrige-les ; sinon, souviens-toi que
c’est pour l’exercer envers eux que tu as la bienveillance, et que faire du
bien aux autres est s’en faire à soi-même.
Dans le cœur de Marc-Aurèle, le stoïcisme devenait une loi
d’amour : aussi a-t-on pu dire que, par lui, la
philosophie profane avait été conduite jusqu’aux confins du christianisme[78].
L’humanité a de ces âmes qui prennent leur vol bien
au-dessus des intérêts humains. Six siècles auparavant, Çâkyamouni avait
montré dans l’Inde le même esprit d’universelle charité[79], fait entendre
les mêmes paroles de mansuétude et d’amour, et donné la pureté morale pour
unique fondement à sa religion sans dogme ni théologie, comme celle de Marc-Aurèle,
et, comme elle aussi, malheureusement impuissante.
Plutarque n’était pas du Portique ; ses attaches les plus
fortes sont avec l’Académie. Du reste, il importe peu. Les doctrines étaient
alors si bien mêlées, que les chefs d’école n’auraient pu reconnaître leurs
disciples. Plutarque n’a pas de système, et les inania
regna de la métaphysique ont peu d’attrait pour lui. Sa philosophie
se borne et se complaît aux détails de la morale pratique, et il prend de
toutes mains ce qui peut aider à bien régler la vie. L’histoire ne lui sert
pas à autre chose : ses Vies sont une morale en action. La spéculation
pure, qui bientôt se ranimera, était pour un moment arrêtée ; mais ce moment
fut marqué par un viril effort pour mettre l’humanité dans une voie meilleure
grande entreprise dont Plutarque fut un des plus laborieux ouvriers. Sa vie
n’a été qu’un long enseignement ; par la parole, tant qu’il professa ; par ses
écrits, tant qu’il put écrire.
La philosophie,
dit-il, ne se propose pas, comme la statuaire, de
représenter des personnages qui, sur une base immobile, soient des marbres
inanimés ; elle veut donner la vie à ce qu’elle touche ; elle veut faire des
créatures propres à l’action[80]. Comme le christianisme
le faisait déjà, il prédit l’immortalité. Épicure,
dit-il, sape nos espérances ; et pourtant si
vivaces sont-elles que tous tenteraient de remplir le tonneau des Danaïdes
plutôt que d’y renoncer[81]. De Chéronée
partaient incessamment des conseils, des consolations, des directions, même
pour la vie publique. Les Égyptiens,
dit-il, exposaient le malade devant sa maison,
pour que les passants lui indiquassent comment ils s’étaient guéris.
Il aurait voulu que chacun fit, de même, profiter les autres de son
expérience pour la guérison des maux de l’âme[82].
Ainsi, dans une petite ville de la Béotie et dans la capitale de l’univers, au
palais du prince, ou sous les lambris dorés d’un ministre et dans l’humble
demeure d’un philosophe, s’agitaient les mêmes pensées, ici écrites en latin,
là cri grec, mais courant également le monde. Comme en toute société
civilisée se retrouve à peu près une somme égale de faiblesses humaines, c’est
par l’idéal qu’un peuple se propose, bien mieux que par les défaillantes
individuelles que se marque le niveau de la moralité d’une nation. Pour l’histoire,
les responsabilités personnelles subsistent. Mais cet idéal est-il élevé ;
a-t-il une vertu qui séduise et attire : réglez en assurance votre jugement
sur lui, malgré les faits contraires. Est-ce d’après Torquemada ou d’après l’Évangile
que vous jugerez le christianisme ?
Les philosophes plaçaient haut leur idéal[83], et ils avaient
la volonté d’y amener les âmes, puisqu’ils s’étaient donné la charge de faire
la haute éducation de la société romaine.
La philosophie avait, comme l’Église aujourd’hui, trouvé
quatre moyens d’agir sur le monde. Elle fournissait aux grandes familles des
directeurs de conscience et des précepteurs. Pour ceux qui ne pouvaient se
donner le luge d’un philosophe à demeure, elle avait des directeurs de
conscience qui attendaient qu’on les vînt consulter et des maîtres qui
ouvraient des écoles ; pour la foule, ses missionnaires couraient le pays,
et, dans les grandes circonstances, ses prédicateurs en renom se chargeaient
d’édifier la cour et la ville. Qu’on ne s’étonne pas de ces mots. S’ils appartiennent
à la discipline de l’Église, ce qu’ils désignent était fort en usage dans la Rome païenne.
Le philosophe à demeure, l’ami,
comme le nomme une inscription[84], le monitor, le gardien de l’âme[85], que parfois on
appelait mon père[86], se trouvait
dans toutes les grandes maisons, et Perse a montré en termes magnifiques
quelle influence morale il y pouvait exercer[87]. Autrefois, on
mourait, comme Caton d’Utique, en lisant le Phédon. Maintenant on
avait bien le Phédon dans sa bibliothèque, mais de plus on avait près
de soi quelqu’un qui pût le commenter en toute circonstance, comme ce Canus
dont j’ai montré l’étrange tranquillité d’âme et qui, marchant au supplice,
s’était fait accompagner de son philosophe.
Plautus, Thrasea, au moment suprême éloignent les femmes, les parents, et
s’entretiennent avec un philosophe des graves questions qui occupent alors la
pensée, comme nous appelons un prêtre à notre chevet pour prendre quelque
assurance au dernier passage.
Sénèque marque bien ce caractère nouveau de la philosophie
qui évite les discussions d’école[88]. Ah ! ce n’est pas le temps de s’amuser à des jeux de
dialectique : philosophe, ce sont des infirmes et des misérables qui
t’appellent. Tu dois porter secours aux naufragés, aux captifs, aux
indigents, aux malades, à ceux qui ont déjà la tête sous la hache : tu l’as
promis. A tous les beaux discours que tu peux débiter, ces affligés en
détresse ne répondent qu’une close : secours-nous. C’est vers toi qu’ils
tendent les mains ; c’est de toi qu’ils implorent assistance pour leur vie
perdue ou qui va se perdre ; c’est eu toi seul que sont leurs espérances. Ils
te supplient de les tirer de l’abîme où ils s’agitent, et de faire luire,
devant leurs pas errants, la salutaire lumière de la vérité.
La philosophie avait même l’ambition glu pénétrer à la cour.
Plutarque l’y poussait. Si le sage,
dit-il, dont le commerce se borne à des particuliers,
leur donne la sérénité, le calme et la douceur, celui qui mettra l’âme d’un
prince dans la bonne direction étendra sur tout un peuple le bienfait de sa
philosophie[89]. Longtemps avant
lui, elle avait réussi à s’y produire. Auguste avait son philosophe, Arcus, le confident de toutes
ses pensées, de tous les mouvements de son âme.
Quand Livie perdit son fils Drusus, c’est à lui qu’elle demanda des
consolations pour sa douleur’[90]. Néron eut
Sénèque, qui contint quelque temps son naturel pervers, et beaucoup d’autres
dont Tacite prétend qu’il se plaisait à exciter les disputes[91]. Nerva, Hadrien,
Antonin, Marc-Aurèle, étaient entourés de philosophes qui avaient une
position officielle, étaient comptés parmi les amis du prince (comites) et, comme eux, recevaient un traitement,
d’où Lucien prend naturellement prétexte pour les accuser d’avidité[92]. On dirait les
aumôniers de nos rois. Il semble que sous Trajan la place ne devait pas être
fort lucrative. Cependant ce prince voulut entendre le plus illustre d’entre
eux, Dion Chrysostome. Nous avons encore le discours que le philosophe lui
adressa sur les devoirs de la royauté et que le pape Nicolas V fit traduire en
latin pour son usage.
Beaucoup tenaient des écoles, que les uns faisaient
payantes, les autres gratuites[93]. Les premiers
tiraient de leur savoir un gain que trous trouvons légitime, mais que les
austères blâmaient. Ce ne sont, disait
Nigrinus, que magasins et boutiques, ces écoles
où la sagesse se vend et se débite comme marchandise[94].
D’autres, à l’exemple d’Épictète et de Nigrinus, un des
rares philosophes qui aient trouvé grâce devant Lucien, se tenaient en de
pauvres demeures, philosophant tout seuls ou avec ceux que leur renommée
attirait et qui venaient leur soumettre des cas de conscience.
Aulu-Gelle, chargé par le préteur de juger un procès difficile, se trouve
fort embarrassé : les preuves manquaient ; fallait-il décider d’après
les mœurs bien connues des deux adversaires ? Il remet l’affaire et court
consulter son maître Favorinus[95]. Ce même Favorinus
n’attendait pas qu’on vint à lui. Un jour on lui annonce que la femme d’un de
ses élèves est accouchée : il sort aussitôt et, au nom de la nature et de la
philosophie, s’en va commander au mari que sa femme allaitât son enfant[96].
On les appelait dans les afflictions, et Dion se plaint
qu’on attende si tard. Comme on n’achète les
remèdes que dans une grave maladie, ainsi on néglige la philosophie tant
qu’on n’est pas trop malheureux. Voilà un homme riche, il a des revenus ou de
vastes domaines, une bonne santé, une femme et des enfants bien portants, du
crédit, de l’autorité ; eh bien, cet homme heureux ne se souciera pas
d’entendre un philosophe ; mais qu’il perde sa fortune ou sa santé, il
prêtera déjà plus facilement l’oreille à la philosophie ; que maintenant sa
femme, ou son fils, ou son frère, vienne à mourir, oh ! alors il fera venir
le philosophe ; il l’appellera pour en obtenir des consolations, pour
apprendre de lui comment on peut supporter tant de malheurs[97].
Enfin la philosophie avait ses missionnaires nomades qui
la portaient avec l’éloquence et l’ardeur de l’apostolat sur tous les points
de l’empire, auprès des petits comme auprès des grands, même à l’oreille des
femmes et des esclaves[98]. Souvent on
voyait au cirque, au théâtre, dans les assemblées, un sophiste apparaître et
réclamer le silence au nom de la nature
immortelle dont il était le véridique interprète. On le croyait un messager divin, comme ces prédicateurs
chrétiens que Bossuet appelle magnifiquement a les ambassadeurs de Dieu e, et
il disait à la foule bruyante : Écoutez-moi, vous
ne trouverez pas toujours un homme qui vienne à vous avec de libres vérités,
sans souci de gloire ou d’argent, sans autre mobile que sa sollicitude pour
vous et résolu à supporter, s’il le faut, les moqueries, le tumulte et les
clameurs[99]. Ce n’était pas
la satisfaction d’une vanité puérile que ces orateurs populaires devaient
chercher. Musonius aimait à répéter : Lorsqu’un philosophe
exhorte, avertit, consulte et blâme, ou donne une leçon de morale, si les auditeurs,
ravis des grâces de son style, lui jettent à la tête des louanges banales,
soyez sûr qu’alors tous perdent leur temps. Je ne vois plus un philosophe qui
enseigne les âmes, mais un joueur de flûte qui amuse les oreilles....
Quand la parole est utile et salutaire, on
l’écoute en silence[100]. Ne dirait-on
pas les sévères exigences d’un sermon chrétien ?
Les plus fameux de ces prédicateurs nomades furent Dion
Chrysostome et Apollonius de Tyane. Le dernier a mauvais renom aujourd’hui :
on l’a appelé le don Quichotte de la philosophie,
chevauchant par le monde en quête de luttes et d’aventures[101], et Philostrate
a semé sa route de miracles qui nous font sourire. Mais, en débarrassant ce
personnage du merveilleux dont les générations suivantes l’ont enveloppé pour
l’opposer au Dieu des chrétiens, il reste un illuminé peut-être, à coup sûr
un homme qui, par son ascétisme et sa moralité, se rapproche beaucoup
d’Épictète et de Marc-Aurèle. Il allait,
dit son biographe, redressant le mal sur son
passage et tenant partout des discours salutaires à ceux qui les entendaient[102].
Dion, qui n’avait d’abord été qu’un rhéteur avide d’applaudissements,
une fois converti à la philosophie, la porta partout, jusque dans le palais
de Trajan, où il parla avec la fierté légitime que lui donnaient son exil, sa
vie laborieuse au milieu des Barbares et toujours militante en faveur des
vérités morales.
Ne craignez pas,
disait-il[103],
que je veuille vous flatter. Autrefois, quand
tout le monde se croyait obligé de mentir, moi seul je n’ai pas craint de
dire la vérité au péril de ma vie ; et maintenant qu’il m’est permis de
parler avec liberté, je serais assez inconséquent pour renoncer à ma
franchise alors qu’on la tolère ! Et pourquoi mentir ? Pour obtenir de
l’argent, des louanges, de la gloire ? Mais de l’argent, je n’ai jamais
consenti à en recevoir, et ma fortune, je l’aie donnée.
Et lorsqu’on le voit mettre la bienfaisance au premier
rang des devoirs de la royauté, on se souvient que Trajan fut l’auteur de
l’institution alimentaire, et que les Antonins ont modifié dans le sens le
plus humain toute la législation de l’empire. Il nous reste quatre-vingts
discours de Dion, où se révèlent l’honnête homme, le bon citoyen, l’élégant
orateur et le moraliste irréprochable.
Ulpien dira bientôt des jurisconsultes : ils sont les prêtres
du droit. Sénèque avait dit déjà des philosophes : ils sont les prêtres de la
vérité[104],
vrais prophètes[105], véritables
inspirés ; et l’on tenait si bien à ce rôle, que Plutarque répétait le mot.
Est-on autorisé à penser que ce grand travail a été inutile, que ce vigoureux
effort pour entraîner la société dans une voie meilleure ne l’y a point fait
marcher ? La prédication doucement commencée dans Rome par Cicéron au nom du
devoir, par Vorace au nom du bon sens, si brillamment continuée par tout
l’empire, de Thrasea à Marc-Aurèle ; au nom de la dignité humaine et des
sentiments les plus élevés de notre nature, a produit la réaction morale que
tant de faits nous ont montrée. Les sermonnaires
romains des deux premiers siècles ont certainement opéré de nombreuses
conversions. Toutefois, au milieu de cette société troublée par tant de
religions différentes, le désaccord, toujours si grand entre les doctrines et
les mœurs, resta plus sensible qu’il ne l’a été à d’autres époques où régnaient
une même croyance et une seule discipline.
Ce clergé, en effet, d’une espèce particulière, sans
hiérarchie, ni règle, sans dogme ni théologie, allait à l’aventure, selon
l’inspiration et les goûts de chacun. Beaucoup de charlatans s’y mêlaient, trouvant
à ce métier le moyen de vivre paresseusement[106]. On y voyait même
des illuminés, des fous comme ce Peregrinus qui, par vanité, monta sur un
bûcher à Olympie[107]. Aussi, ne
faut-il pas s’étonner que les philosophes aient excité la verve de Lucien,
comme les moines celle d’Érasme et de Hutten. Un chrétien qui finit en hérésiarque,
Tatien, disait d’eux : Qu’est-ce que vos
philosophes ont de si grand ? Je ne leur vois rien d’extraordinaire, si ce
n’est qu’ils laissent pousser leurs cheveux, soignent leur barbe et ont des
ongles aussi longs que les griffes des bêtes. Ils publient qu’ils n’ont
besoin de personne ; il leur faut pourtant un corroyeur pour leur besace, un
tourneur pour leur bâton, un tailleur pour leur manteau, des riches et un bon
cuisinier pour leur gourmandise. Ce grand philosophe déclame avec assurance,
insulte ceux qui lui refusent, et, si on lui fait tort, se venge lui-même[108].
La satire, en, vérité, n’est pas cruelle, et nous
admettons qu’il y a eu plus de ridicules, même de vices, que Tatien n’en
montre. Lucien en a dit bien davantage[109]. Mais on ne
frappe pas les morts, et il faut que la philosophie ait été singulièrement
vivante à cette époque pour que le satirique de Samosate ait si souvent pris
les philosophes à partie. D’ailleurs, il est l’ennemi de certains
philosophes, mais non pas de la philosophie. Il l’appelle la fille de Jupiter
et lui fait dire : La plupart des hommes, le gros
du peuple, me tiennent en grand honneur et m’admirent ; peu s’en faut qu’ils
ne m’adorent, tout en ne me comprenant pas beaucoup. Puis elle
explique qu’en voyant la multitude témoigner le plus profond respect à ses
véritables disciples, tolérer leur franchise, rechercher leur amitié, écouter
leurs conseils, céder à leur plus léger reproche, une
foule d’hommes méprisables avaient pris le manteau des philosophes, comme si
cela suffisait pour arriver à tout[110]. Le rieur
impitoyable affirme donc lui-même l’importance de cet enseignement, à la fois
populaire et relevé, qui tenait la place de celui que les prêtres ne donnaient
lias. Durant deux siècles, la philosophie a été à Rome, comme en France après
Louis XIV, la
religion de la société polie, et les empereurs en reconnaissaient si bien
l’utilité, qu’ils accordèrent aux philosophes des immunités officielles[111].
Ainsi, soit que les Romains eussent répandu parmi les
provinciaux leur esprit organisateur, soit qu’en l’anarchie des choses
divines les peuples eussent cherché un point fixe où la conscience troublée pût
s’affermir, il se trouva que la raison générale élaborée au fond de la pensée
de quelques hommes supérieurs avait dégagé de l’amas des légendes et des
métaphysiques une morale, des règles de conduite, une religion tout humaine,
sans dieux bien certains, mais non sans efficacité. Un écrivain autorisé a
dit : La philosophie était devenue si pratique,
si attentive aux besoins les plus délicats de l’âme, si amoureuse de
perfection intérieure, que son enseignement, malgré la diversité des dogmes,
mérite l’honneur d’être rapproché de la direction chrétienne[112].
Les philosophes avaient donc bien vu qu’il fallait d’abord
s’attacher à l’œuvre du perfectionnement moral de l’individu, et qu’on ne
pouvait améliorer la société qu’en commençant par améliorer les hommes[113]. Toute la
réforme sociale était pour eux, comme elle devrait l’être pour nous, une
question d’éducation. Leur prédication, se combinant avec les efforts faits
dans. le même sens par les Flaviens et les Antonins, avait ramené en beaucoup
de maisons cette sévérité de mœurs dont Tacite atteste le retour, et qui nous
a fait retrouver une société honnête là où l’on ne voulait voir que débauches
et corruption. L’humanité cherchait donc elle-même son salut, et, de Socrate
à Marc-Aurèle, quelques-uns l’avaient trouvé, ceux que leur âme naturellement chrétienne rapprochait
des sages à qui la tradition de l’Église a promis la vie bienheureuse[114].
III.- LA RELIGION OFFICIELLE.
L’homme est un être religieux, parce que sa raison lui
montre, sous les phénomènes, une loi ; dans la loi, une cause et une
conséquence, c’est-à-dire un principe et une fin, deux choses qui se
confondent pour constituer l’ordre, lequel suppose un ordonnateur qui
ait fait concourir les propriétés de la matière à produire un effet
déterminé. Cet enchaînement des choses, le sauvage même le voit confusément,
niais d’une manière qui s’impose à son esprit, et toutes les religions
résultent de cette sorte de réflexion inconsciente. Cæli enarrant gloriam Dei, voilà le cri
involontaire de l’humanité ; toute la métaphysique des philosophes est
contenue dans ces quatre mots.
En face de l’incompréhensible s’est donc éveillée de bonne
heure une curiosité insatiable, comme de la mort est né l’effroi de la
destruction. D’une part, l’homme a voulu savoir ; de l’autre, il a voulu
survivre ; même quand il n’a pas eu la vue nette de cet avenir immortel, il a
encore cherché à s’assurer, pour les luttes de la vie, l’assistance d’êtres
divins en gagnant leur faveur par le culte qu’il leur rendait. Les religions
sont nées, dés les premiers jours du monde, de ce besoin, de cette terreur et
de ces calculs intéressés[115]. Le sentiment du
divin, avec les espérances qu’il donne de salut[116] ici-bas ou dans
une autre existence, se trouve au fond de la nature humaine, et l’impuissante
mais noble recherche de ce qui précède et de ce qui suit l’existence[117] est le signe
caractéristique de l’humanité. Ensemble ont commencé la douleur et la religion
; ensemble elles finiront.
Ce grand fait humain i eu deux conséquences : l’une pour
la société, l’autre pour l’individu. Le sentiment religieux étant fort complexe,
il s’y trouve de la crainte et de l’autour, du calcul et de l’abandon[118], de l’égoïsme
et du dévouement, de l’orgueil et de l’humilité. Selon qu’un de ces éléments
a dominé, on a eu les caractères très différents qu’ont offerts dans les
divers pays les classes sacerdotales, depuis le pénitent timoré jusqu’au pontife
implacable qui règle tout dans l’État, en prenant ses propres pensées pour
des inspirations d’en haut. D’autre part, l’élément essentiel d’une religion
est le merveilleux, puisque l’inconnu et l’inaccessible sont le domaine
réservé aux dieux. Il s’en est suivi que, dans tous les temps, même en plein
âge scientifique, sous toutes les formes, même sous les plus bizarres, la fui
au surnaturel s’est produite. Le grave Strabon disait : Les poètes n’ont pas été seuls il inventer les légendes ;
les magistrats, les législateurs, en ont aussi, dans l’intérêt commun, répandu
parmi les peuples ; plus elles sont merveilleuses, plus ou les aime....
Les femmes et la foule, ne louvant être amenées à
la piété par la philosophie, sont conduites par la superstition ; et celle-ci
n’a d’efficacité que par les fables et les miracles qu’on y mêle[119]. Strabon se
trompe : les peuples font eux-mêmes leurs légendes, comme ils font leur
idiome, et les poètes, les inspirés, les croyants habiles, ne servent plus
tard qu’il les coordonner.
Or les philosophes de l’empire, qui voulaient fonder une
religion, ceux surtout de l’école dominante, manquaient absolument de ce moyen
d’action. Avec son ciel désert, puisque ses dieux ne sont qu’une force
aveugle et fatale, avec sa virile doctrine du devoir, sans autre récompense
que celle de la conscience satisfaite, sa fière attitude en face du destin
auquel il ne demandait rien et en face du néant qu’il regardait sans
trembler, le stoïcisme était fait pour des âmes d’élite et non pour la foule.
Deux choses, disait Kant, me remplissent d’une crainte respectueuse, le ciel étoilé
et le sentiment de la responsabilité morale de l’homme. De ces
deux choses, les stoïciens ne regardaient que la seconde, encore d’une
certaine manière. Aussi cette morale sans dogme, cette philosophie sans
métaphysique, cette raison sans merveilleux, qui se contentait d’outrer la
nature, n’avait pas de prise sur les esprits incultes ou paraissait
insuffisante aux âmes que tourmentait le besoin d’un idéal supérieur. Saint
Paul avait dit dans l’Épure aux Romains : La foi
est la démonstration puissante des choses que l’on ne voit pas, et
l’on a résumé la doctrine de Tertullien en un mot profond : Credo quia absurdum[120], je crois, bien
que je ne comprenne pas. Dans le stoïcisme tout se comprenait ; il ne pouvait
donc amener le monde à lui, et., s’il entrait en lutte arec une doctrine
religieuse qui ouvrit le, ciel fermé par Aristote, Épicure et Zénon, il était
d’avance vaincu.
Le polythéisme conservait-il au moins assez de force pour
garder cette société qu’il avait tenue durant tant de siècles et par de si
puissantes attaches, ou son merveilleux était-il usé par ce long emploi ?
L’hellénisme avait longtemps bercé l’enfance de pieux
récits ou de légendes terribles, charmé l’imagination et les sens par la
pompe des cérémonies, et retenu les cœurs par cette poésie du ciel qui répond
si bien à notre instinct. de l’idéal, ou maîtrisé les esprits par les
épouvantements de l’Érèbe. Mais un moment arriva où les vagues plaisirs des
Champs élyséens parurent insuffisants, et la foudre de Jupiter bien aveugle.
Ce grand dieu de la race aryane perdait ses adorateurs, et les statues des
autres dieux chancelaient comme la sienne au parvis des temples. La solitude
et le silence se faisaient autour de ces anciens maîtres du monde, et l’herbe
poussait sur les voies sacrées. Cependant, avant de passer de la vie à la
mort, une religion traverse toujours un état intermédiaire qui peut durer des
siècles. Déjà mortellement atteinte par le doute, elle semble vivre encore
dans les habitudes. L’homme s’éloigne peu à peu avec sa raison, ou n’accorde
plus, comme le politique, qu’une adhésion de convenance. La femme, qui est
tout sentiment, reste au temple avec sa foi et y retient l’enfant. Dans
toutes les religions, le cœur a fait des femmes les prêtresses de la première
et de la dernière heure.
Le paganisme en était là depuis longtemps pour les
lettrés, même pour le vulgaire, est
tout près de dire Juvénal[121]. N’ayant pas,
comme les Juifs, une doctrine très précise enfermée dans un livre, ni, comme
l’Égypte et l’Inde, un clergé qui la conservât et la défendit, le polythéisme
avait vu la société nouvelle, qui demandait qu’on lui enseignât quelque
chose, déserter ses temples vides et froids où l’on n’enseignait rien. Alors
s’était produit le magnifique essor de l’esprit philosophique qui ne laissa
pas, sans y entrer, une seule des voies par où l’on espérait atteindre la
vérité et qui les parcourut, il faut bien le reconnaître, en toute liberté,
sans que jamais le prince se soit inquiété des témérités philosophiques. A la
fin, fatigué de tant de recherches vaines, ce puissant esprit renonça aux
théories ambitieuses, comme il avait renoncé aux croyances populaires, et il
s’affaissa dans le doute. On sait quelle avait été la religion de Lucrèce, de
Cicéron, de César et ce que pensaient du culte officiel le grand pontife
Scævola et Varron. Pline l’Ancien est franchement athée. Pour lui, Dieu, s’il
existe, est le destin, ou ce qu’il appelle la puissance de la nature ; et il
fait des hommes deux parts : ceux qui ne tiennent aucun compte des dieux et
ceux qui s’en font une idée honteuse[122]. Le culte
touchant des morts ne peut même émouvoir cette âme aride : Notre vanité fait durer notre être par delà le tombeau ;
nous accordons le sentiment aux mânes, et nous faisons dieu ce qui a cessé
d’être homme[123].
Juvénal[124] traite fort mal
la tourbe des dieux et certains de
leurs adorateurs. Tacite hésite entre des doctrines contraires, mais Pline le
Jeune n’hésite pas, et, si son ami nous avait laissé des lettres au lieu
d’histoires qui exigeaient le langage conventionnel, nous y verrions sans
doute la même indifférence religieuse. Chose remarquable, dans les deux cent
quarante-sept lettres de Pline[125], il n’est pas
une seule fois, sérieusement question des dieux. La religion, en tant
qu’influence morale, n’existe pas pour lui. Il achètera bien une statue pour
en décorer une place de Côme ; il relèvera près de ses domaines un sanctuaire
écroulé ; il bâtira un temple à Tifernum pour faire montre de sa munificence
; mais du gouvernement du monde par les dieux, du rôle de la religion dans la
vie, il ne prend nul souci, et il dirait volontiers avec Lucain : Parler de la royauté de Jupiter, c’est mentir ; il n’est
point de dieu qui ait le soin des affaires humaines[126]. Pline croit
aux belles-lettres, à l’honneur, à la probité, à toutes les vertus civiques,
et il laisse les immortels végéter sur l’Olympe. Il ne les discute point en
philosophe ; il ne les honore pas en croyant. Pour lui, ils sont comme s’ils
n’étaient pas, à moins qu’il n’ait quelque fonction publique à remplir, parce
que, dans ce cas, ils font partie du cérémonial traditionnel. Horace, en ses Odes,
se montre zélé païen : la piété mythologique est une des conditions du genre
; mais, quand il pense pour lui-même, ses dieux font triste figure, virant à
l’égard des hommes dans une paisible indifférence[127], et il voit
sans tristesse leurs vieux sanctuaires qui s’écroulent[128].
L’auteur de l’Art
d’aimer s’était mis, en un jour de pénitence, à écrire les Fastes
; il ne peut cependant se garder de rire des dévots qui, avec quelques
gouttes d’eau lustrale, croient effacer leurs
parjures[129] et, pour
raconter, comme le fait Ovide, les métamorphoses des dieux, il fallait
avoir le vers bien facile et la piété bien légère. Une sorte de mystique,
Apulée, avoue que la niasse des ignorants manque de respect aux dieux, en les
révérant avec superstition, ou en montrant à leur égard un insolent dédain[130]. Pétrone va plus
loin : il sait comment on a fait les maîtres de l’Olympe, et le récit en est
peu édifiant. La crainte, dit-il, fut dans l’univers l’origine des dieux. Les mortels avaient
vu la foudre, tombant du haut des cieux, renverser les murailles sous ses
carreaux enflammés et mettre en feu les sommets de l’Athos ; le soleil, après
avoir parcouru la terre, revenir vers son berceau ; la lune vieillir et
décroître, pour reparaître dans sa splendeur. Dés lors les images des dieux se
répandirent partout. Le changement des saisons qui divisent l’année accrut
encore la superstition ; le laboureur, dupe d’une erreur grossière, offrit à
Cérès les prémices de sa moisson et couronna Bacchus de grappes vermeilles. Palès
fut décorée par la main des pasteurs ; Neptune eut pour empire l’étendue des
mers, et Diane réclama les forêts[131]. Les dieux sont
donc de création humaine, et c’était de la terre qu’on montait au ciel. Ici,
du moins, Pétrone est brave en son impiété ; ailleurs, il est bien
irrévérencieux. Quand Eumolpe, un de ses héros, donne à la vieille dont il a
tué l’oie deux pinces d’or, il lui dit : Avec
cela, tu pourras acheter des oies et des dieux tant que tu en voudras.
Aussi beaucoup bornaient leurs espérances à souhaiter pour eux-mêmes ce qu’un
homme de Macédoine souhaitait aux passants du fond de son tombeau : Vis et porte-toi bien[132].
Une école considérable, celle d’Épicure, niait absolument l’existence
d’êtres divins et donnait la paix à l’âme en la
délivrant des frayeurs qu’inspirent les prodiges et les fantômes, en bannissant
les espérances chimériques et les désirs insensés[133]. Une autre,
celle de Zénon, distinguait fort mal Dieu de la nature, ou plutôt
l’identifiait avec le monde dont il était l’âme invisible, et des poètes,
Manilius, dans ses Astronomiques, peut-être le pieux Virgile[134], adhéraient à
cette puissante doctrine du panthéisme qui s’est produite à tous les âges du monde,
pour expliquer l’inexplicable problème de la métaphysique : l’accord du fini
et de l’infini, de la nature et de Dieu, de la liberté humaine et de la
providence divine. Hadrien sans doute en était là, lui qui bâtissait des
temples sans images et sans nom : signe de son mépris pour la mythologie
officielle, de son respect pour le dieu impersonnel répandu dans tout
l’univers, qui pourtant ne lui révéla pas, à la dernière heure, le secret du
tombeau[135].
Au fond, Platon, Aristote et toutes les philosophies avaient battu en brèche
avec plus ou moins de prudence le polythéisme officiel. Mais leurs œuvres
étaient de celles qui vont aux esprits d’en haut ; elles ne descendent point
à ceux d’en bas : les petits dialogues de Lucien allèrent partout. Cet élève
d’Épicure s’était donné pour mission de poursuivre sans relâche les
charlatans, les imposteurs et les superstitieux. Lorsqu’il faisait si rude
guerre aux vieilles divinités qui s’en allaient, comme à celles qui
prétendaient les remplacer, il était certainement un écho, et nous savons
qu’on lisait avidement ses livres. Il n’a pas la critique implacable et
froide de Kant qui ruine les systèmes et détrône Dieu respectueusement. Lucien
est de cette famille d’esprits audacieux et alertes qui détruisent en riant.
Écoutez ce qu’il fait dire à Jupiter par Timon (Timon, 4) : On ne t’offre plus de sacrifices,
on ne couronne plus tes statues, si ce n’est quelquefois, par hasard, à
Olympie ; encore celui qui le fait ne croit-il pas remplir un devoir
rigoureux, mais simplement payer tribut a un antique usage. Avant peu l’on ne
verra en toi, qui es le plus grand des dieux, qu’un Saturne qu’on dépouillera
de tous ses honneurs. Je ne dis pas combien de fois les voleurs ont pillé tes
temples ; ils ont été jusqu’à porter les mains sur toi-même à Olympie, et
toi, qui fais là-haut tant de tapage, tu ne t’es pas donné la peine
d’éveiller les chiens ni d’appeler les voisins, qui, en accourant à tes cris,
eussent arrêté les voleurs faisant leurs paquets pour la fuite. Mais, en vrai
brave, toi, l’exterminateur des géants, toi, le vainqueur des Titans, tu es
demeuré assis, laissant tondre tes cheveux d’or par les brigands, et cela quand
tu avais une foudre de dix coudées à la main droite.
Rabelais, l’Arioste, Cervantès, achevèrent aussi par la
moquerie le moyen âge expirant ; Voltaire et Beaumarchais, l’ancien régime
qui allait mourir. Venus trop tôt, ces rieurs implacables eussent été incompris,
mis au pilori ou brûlés ; arrivés à temps, ils accomplissent dans la société
la fonction que la nature confie aux ferments chargés par elle d’accélérer la
décomposition des corps. Mais la vie sort de la mort : les Dialogues
de Lucien, mortels au paganisme, ont aidé à déblayer la place pour une foi
nouvelle[136].
Il ne se peut pas, en effet, que cette audacieuse
raillerie des croyances populaires ne les ait pas fortement ébranlées[137]. Les
sculpteurs, les peintres, exploitaient bien encore le vieux personnel des
légendes helléniques, parce que ces personnages, avec leurs aventures, leurs
traits, leurs costumes, se prêtaient admirablement aux représentations
plastiques : l’art faisait vivre pour les yeux la foule olympienne. Les poètes,
moins heureux, ne charmaient plus personne avec les fadaises mythologiques.
Cependant on continuait à bâtir des temples, mais par raison architecturale,
pour embellir une cité ou décorer une place ; on offrait des sacrifices, et,
comme Hérode Atticus, jusqu’à des hécatombes, mais par gloriole et pour avoir
un prétexte de donner un festin au peuple entier ; on accomplissait les rites
anciens, mais par esprit d’obéissance à la tradition. Le sceptique même, dans
une heure d’effroi, reprenait pour un moment les sentiments du dévot, et, par
raison d’État, le politique les gardait[138].
A ces époques de rénovation, la foule des timides et des
simples forme une masse réfractaire aux nouvelles idées. Dans son dialogue, Minucius
Felix montre un interlocuteur païen qui entend rester fidèle aux coutumes
nationales, par habitude, par respect de la loi, et aussi parce que, sachant,
comme Socrate, qu’il ne sait rien, il ne veut pas innover en matières si
douteuses, ni raisonner sur des sujets qui se dérobent au raisonnement. Voilà
l’homme prudent. Les simples, paysans au fond des campagnes, petits bourgeois
dans les villes, pauvres diables partout, restaient fidèles à la vieille foi
nationale, à leurs pénates, témoins discrets de la vie domestique, aux mânes
protecteurs de ceux qu’ils avaient perdus, aux anciennes et tranquilles
divinités du pays auxquelles une piété intéressée ou craintive mêlait les
Augustes, dieux nouveaux de l’empire. Lorsqu’ils passaient devant les temples
des villes, les chapelles des bourgades, les lieux saints épars le long des
chemins, que ce fût une pierre rustique ayant servi d’autel, ou un arbre
consacré dont les branches portaient les toisons des agneaux immolés, ils
s’arrêtaient pour faire leurs dévotions, ou, s’ils étaient pressés, ils
envoyaient de la main un baiser et murmuraient une prière. Les impatients,
trouvant sourds leurs dieux de bois et de pierre, se dédommageaient avec les
astrologues et les devins, engeance qui prospère au milieu des ruines, et les
exaltés, ceux qu’entraînait la passion du divin, allaient à des rites
étranges venus de l’Orient et qui troublaient profondément les âmes.
IV. — INVASION DES CULTES
ORIENTAUX.
D’ailleurs, au milieu de sa prospérité, le siècle était
malade de la maladie des gens heureux qui, délivrés des soucis de la lutte
pour l’existence, ont tout loisir de songer, même à la mort. Ces hommes de
nature turbulente, faits pour l’action et qui durant des siècles avaient si
terriblement agi, étaient fatigués de repos, rassasiés de bien-être et,
n’agissant plus, pensaient. Longtemps absorbés par le monde extérieur où le
génie grec et romain avait vécu dans l’adoration de la forme, ils se
repliaient sur eux-mêmes, dans le monde intérieur, et ils étaient troublés
par des questions dont jamais ne s’étaient inquiétées les vieilles races du
Latium. D’où venons-nous ? Où allons-nous et pourquoi l’existence ? Mais
l’humanité n’était pas mûre encore pour la froide analyse de ces problèmes
redoutables. Ce n’était pas la raison maîtresse d’elle-même qui les posait et
qui voulait les résoudre. Restée, malgré beaucoup de révoltes, sous la
domination du sentiment religieux, la pensée vacillante, indécise, cherchait
à tâtons des dieux nouveaux. On pénétrait dans les régions vagues, dans les
ténèbres visibles, à la recherche du surnaturel. C’était le commencement de
la rupture avec l’ancienne civilisation : aux relirions de la lumière et de
la joie allait succéder la religion des catacombes et des larmes. Comme
transition de l’une à l’autre, se place l’invasion des cultes orientaux.
On est resté longtemps sans voir les transformations de la
pensée religieuse dans la société païenne, et l’on ne mettait rien entre la
mythologie d’Homère et le symbole de Nicée, de sorte que le monde paraissait
avoir changé de face par une révolution soudaine. D’importants travaux sur
l’histoire des doctrines religieuses et philosophiques ont montré qu’après
les grands ébranlements causés par les conquêtes d’Alexandre et de Rome, des
idées nouvelles avaient circulé dans le ciel de l’Asie, de l’Égypte et de la Grèce, s’y combinant incessamment en
proportions différentes et finissant par former un courant d’idéalisme
absolument contraire à celui qui avait porté la civilisation gréco-latine.
C’était un âge nouveau du monde, dont les philosophes avaient été les
précurseurs : la fin des religions naturalistes et le commencement des
religions morales.
En tout temps, il avait été de la politique de Rome et
dans le caractère de sa religion de donner le droit de cité aux dieux des
vaincus, quand même le sénat le refusait à leurs adorateurs. Sous l’empire,
la fréquence et la sûreté des communications facilita cette propagande
religieuse. L’Olympe se peupla de divinités que Caton n’avait pas connues ;
les empereurs y montèrent, les génies parurent en descendre ou en occuper les
avenues, et Rome, capitale religieuse du monde, comme elle en était la
capitale politique, s’appelait déjà la cité
sacro-sainte[139].
Ces nouveaux dieux, on les chercha du côté où penchait le
monde. Le commerce, les arts, les lettres, la philosophie, la langue même qu’on
aimait à parler, tout allait à l’Orient. L’esprit religieux prit aussi cette
direction, les princes nièmes l’y poussèrent ; Marc-Aurèle remplit Rome de cultes étrangers[140]. Commode,
Élagabal, Alexandre Sévère, accéléreront ce mouvement ; dans son livre des
Erreurs du paganisme, écrit sous Constance, Firmicus Maternus paraît
avoir oublié l’ancienne religion de Rome et ne connaître qu’Isis, Cybèle, la Vierge céleste[141] et Mithra. Les
dieux morts, en effet, ne renaissent pas : ils laissent à d’autres leur empire.
Mais l’âme de l’Orient, c’est le mysticisme ascétique ou
sensuel ; c’est la religion née de l’enthousiasme divin, de l’extase et de la
foi, en dehors de toute conception rationnelle. La pensée grecque, je n’ose
dire romaine, s’y plongea[142]. Au temps où, sur
les bords du Tibre, les dieux du Capitole conservaient encore tout leur
crédit, la Grèce, depuis longtemps, avait attaqué les
siens. Mais, comme elle avait devancé Rome dans le scepticisme, elle la
devança dans les nouvelles voies religieuses. Tous les écrivains grecs du
second siècle, Lucien excepté, sont des croyants. Plus voisine de l’Asie,
elle avait été la première touchée de son souffle, et ce fut par des Grecs de
la Syrie, de
l’Asie Mineure et de l’Égypte que les cultes de l’Orient se répandirent dans
toutes les provinces de l’empire. Les anciens dieux en furent un moment
ranimés. Des oracles depuis longtemps fermés se rouvrirent : la Pythie delphienne
recouvra la voix ; et Dioclétien consultera pieusement l’Apollon Didyméen. On
rechercha les honneurs sacerdotaux ; on multiplia le nombre des prêtres :
dans l’album des décurions de Canusium pour l’année 237, on ne trouve pas un
nom de flamine ; celui de Thamugas, rédigé un siècle plus tard, en est
rempli.
Mais ces religions de l’Orient arrivaient avec leur
cortège habituel d’incantations, de purifications expiatoires et de dévotions
extravagantes, que la Grèce et Rome n’avaient point connues.
Bruyantes, théâtrales et se plaisant aux émotions tragiques, elles allaient
transformer la foi simple des provinces occidentales[143]. Tels étaient
les cultes des dieux solaires, adonis et Atys, dont la mort et la
résurrection, images du renouvellement des saisons, donnaient lieu à des
fêtes où les populations orientales portaient toutes les exagérations de la
douleur et de la joie : le jeûne, les lamentations funèbres, la flagellation,
avec une discipline dont les cordes étaient garnies d’osselets ; même du
sang, des blessures, d’horribles mutilations ou des hymnes joyeux, des danses
orgiastiques et des chants obscènes ; tels encore certains rites du culte de
Cybèle et de Mithra, surtout le taurobole.
Prudence décrit[144] un de ces
sacrifices faits à la Grande Mère, Cybèle. Il montre la foule accourant
de loin à la fête, car celui qui la donnait y déployait toutes les splendeurs
que lui permettait sa fortune, et le clergé y montrait toutes ses pompes.
Dans le voisinage du temple, on creusait une fossé, et, au son des
instruments sacrés, le néophyte y descendait, revêtu d’habits magnifiques, le
front entouré de bandelettes et la tête ceinte d’une couronne d’or. Au-dessus
de la fosse, recouverte d’un plancher à claire-voie, on amenait un taureau
dont les cornes étaient dorées et les flancs à demi cachés sous des guirlandes
de fleurs. Les servants du temple le faisaient tomber sur les genoux, et un
prêtre armé du couteau victimaire ouvrait une large plaie par où le sang
s’écoulait à flots. La fosse s’emplissait d’une chaude vapeur ; l’initié, les
bras étendus, la tête renversée en arrière, tâchait que pas une goutte de ce
sang n’arrivât à terre avant de l’avoir touché. Ses oreilles, ses yeux, ses
lèvres, sa bouche, tout son corps, devaient en être inondés. Quand il
reparaissait, ruisselant de la pluie vivifiante,
au lieu d’être un objet de dégoût et d’horreur[145], il était
regardé comme un bienheureux régénéré pour
l’éternité[146]. Et l’on
portait envie à ce riche, achetant par un sacrifice hideux le repos d’une
conscience peut-être coupable et la faveur des dieux, qu’on ne gagnait plus
avec l’offrande d’une colombe, quelques grains d’encens et une vie honnête[147].
Les prêtres de ces cultes n’étaient plus, comme ceux de
Rome, des hommes chargés de prier au temple pour la république, et
redevenant, hors des temples, citoyens et magistrats. Consacrés au service du
dieu ou de la déesse, ils formaient un clergé véritable qui prétendait
n’avoir souci que des choses divines, et ils portaient un costume particulier
que l’Église a imité avec la même habileté heureuse qui lui a fait conserver,
sous des noms chrétiens, tant de fêtes, de cérémonies et de coutumes païennes[148]. Après le
baptême sanglant du sacrifice taurobolique, l’officiant devenait le père
spirituel de l’initié qu’il marquait au front d’un signe pour le consacrer au
dieu[149].
L’Égypte avait déjà des cloîtres où s’enfermaient les serviteurs de Sérapis[150], et ceux de Mithra,
d’Isis, etc., se réunissaient en confréries religieuses où l’on était soumis
à des degrés divers d’initiation[151]. La vie
monacale, même érémitique, avait commencé dans les solitudes voisines du
Jourdain et du Nil : les esséniens, qui mettaient tout en commun et pratiquaient
l’abstinence, ne permettaient pas aux femmes l’approche de leurs demeures ;
les thérapeutes vivaient au désert dans le jeûne. la méditation et la prière,
au milieu des illuminations de l’extase[152].
C’est la guerre d’Actium qui
recommence, s’écriait plus tard un philosophe, en maudissant ces
religions d’Orient avec lesquelles il confondait le christianisme. Les monstres d’Égypte osent lancer leurs traits contre les
dieux de Rome, mais ils ne prévaudront pas[153]. Le gouvernement
s’inquiétait aussi de ces cultes violents qui troublaient les âmes[154] et attiraient
d’autant mieux celles que la froide sévérité des anciens rites laissait
maintenant insensibles. Ces émotions, demandées par les matrones aux
nouvelles religions, on ne les leur épargnait pas : spectacles effrayants,
pompes sacrées, paroles mystérieuses, promesses infinies, même rudes
pénitences, tout remuait ces âmes craintives et les attachait. Voyez, dans
Juvénal[155],
comme elles courent aux superstitions orientales et quelle est leur docilité.
Celle-ci, au plus fort de l’hiver, va, sous la
menace de ses prêtres, briser la glace du Tibre, pour s’y plonger trois fois,
puis elle se traîne sur ses genoux ensanglantés, autour du champ de Tarquin
le Superbe. Celle-là, si la blanche Io l’ordonne, ira aux extrémités de
l’Égypte puiser dans la brûlante Méroé l’eau dont elle reviendra arroser,
près du berceau de Romulus, le sanctuaire d’Isis. A-t-elle commis
ce que le prêtre considère comme une impiété : des larmes et certaines
paroles qu’elle murmure obtiennent qu’Osiris lui pardonne ; après quoi, elle
peut recommencer, car la rémission des fautes est promise, non pas à ce que
les chrétiens appelleront la circoncision du cœur, mais à l’usage de certains
exercices religieux. La dévotion prenait toutes les formes. On voyait des
rigueurs de piété qui font penser aux richis
de l’Inde ou à certains moines du moyen âge[156], et des danses
convulsives, comme celles des derviches tourneurs.
D’autres matrones consultent le Juif, le Chaldéen,
l’augure de Phrygie. Il leur en coûte, mais elles donnent volontiers pour le
prêtre, pour le temple, pour l’idole qu’elles décorent de somptueux habits,
sauf à la traiter, si elle n’exauce pas leurs vœux, comme le lazzarone
napolitain traite les saints dont il n’est pas content, en les accablant
d’injures et de coups. Il y avait déjà longtemps qu’un personnage de Ménandre
s’était plaint, sur le théâtre d’Athènes, que les dieux ruinaient les maris. A nos femmes, disait un autre, il faut jusqu’à cinq sacrifices par jour[157].
Pour l’initiation à ces mystères, Mithra[158], le médiateur
entre le Dieu suprême et les hommes, exigeait un jeûne de cinquante jours,
plus long que le ramadan de l’islam, dix-huit jours consacrés à des épreuves
ou à des pénitences diverses, et deux aux flagellations. Les prêtres de l’Enyo
de Comane, pareils aux aïssaoua
d’Algérie, jonglaient avec des épées et se faisaient de cruelles blessures ;
les galles de Cybèle s’émasculaient, ainsi que font aujourd’hui les scoptzi russes, et une foule de vagabonds
qui se disaient prêtres de quelque divinité, mais exerçaient en réalité des
métiers suspects, mendiaient en débitant des prières, des talismans, des
philtres et de plus, comme les compagnons de Tetzel, des indulgences pour la
rémission des péchés. Jamais bande de gitanos n’a excité autant de dégoût que
les prêtres de la déesse syrienne dont Apulée nous a laissé la hideuse
peinture[159].
Il y avait donc alors, ce qui se voit souvent, beaucoup de
religiosité et peu de religion. L’obéissance aux prescriptions d’un rituel,
surtout l’accomplissement des cérémonies expiatoires, qui étaient le
principal caractère des cultes orientaux, paraissaient suffire pour
contraindre la volonté des dieux, leur donner satisfaction et calmer tous les
remords. Il en résultait que les exercices de piété ne tournaient pas
toujours au profit des mœurs, parce que la religion qui se borne aux
observances extérieures, au lieu d’aller droit à l’âme, se concilie parfaitement
avec le désordre. Dans les légendes du vieux culte, les scènes de rapt ou de
surprises que l’histoire des dieux grecs raconte avec tant de complaisance,
ces récits si peu édifiants, ces représentations qui auraient exigé un autre
voile que celui du symbole, fournissaient aux impudiques des exemples sacrés
dont ils s’autorisaient. D’autre part, certains cultes orientaux faisaient du
déchaînement des passions une œuvre pie, de sorte qu’à côté de l’ascétisme et
des macérations on voyait les plus honteux déportements[160].
Cependant une âme vraiment religieuse trouvait un moyen de
perfectionnement moral dans la préoccupation des choses divines ; et les
extravagances ne l’en détournaient pas plus que ‘nos fabliaux, la fête des
fous, celle de l’âne et quelques sculptures étranges de nos églises ne
détournaient, au moyen âge, les fidèles des enseignements élevés de la chaire
catholique. Les délicats s’éloignaient des rites obscènes ou grossiers de
Dionysos et d’Aphrodite, de Sabazios et de la déesse syrienne, pour se faire initier
aux mystères où un lent travail de l’esprit religieux avait épuré l’idée de
la divinité, en la dégageant des anciennes conceptions naturalistes. Les
prêtres n’y révélaient plus rien qu’on ne sût au dehors, mais ils y avaient
conservé une mise en scène qui frappait l’imagination et laissait dans l’esprit
une impression profonde. Voyez comme Apulée devient grave après son initiation
aux mystères d’Isis. Prosterné devant la déesse,
la face sur ses pieds divins, je les arrosai longtemps de mes larmes, et,
d’une voix étouffée plus d’une fois par les sanglots, je lui adressai cette
prière :
Divinité sainte, source
éternelle de salut, protectrice adorable des mortels, qui leur prodigues dans
leurs maux l’affection de la plus douce des mères, pas un jour, pas une nuit,
pas un moment ne s’écoule qui ne soit marqué par un de tes bienfaits. Sur la
terre, sur la mer, toujours tu es là pour nous tendre une main secourable,
pour débrouiller la trame inextricable des destins, et conjurer la maligne
influence des constellations. Tu es vénérée dans le ciel, respectée aux
enfers, et par toi le globe tourne, le soleil éclaire, l’univers est régi,
l’enfer contenu. A ta voix, les sphères se meuvent, les siècles se succèdent,
les immortels se réjouissent, les éléments se coordonnent. Un signe de toi
fait souffler les vents, gonfler les nuées, germer les semences, éclore les
germes. Ta majesté est redoutable à l’oiseau volant dans les airs, à la bête
sauvage errant sur les montagnes, au serpent caché dans le creux de la terre,
au monstre marin plongeant dans l’abîme sans fond. Hais mon génie n’est pas à
la hauteur de tes louanges, je ferai du moins ce qui est possible au cœur
religieux. Ton image sacrée restera profondément gravée dans mon âme et
toujours présente à ma pensée[161].
On voit quelle direction prenait le sentiment religieux.
Sous le double effort des philosophes et des prêtres des nouveaux cultes,
poussant. la société par des voies différentes vers un but commun, il se
ranimait et se manifestait chez les uns par la violence de dévotions
charnelles, chez d’autres par une piété extatique. A l’ancien merveilleux,
qui périssait, se substituait un surnaturel nouveau. L’air pur qui avait si
longtemps baigné l’Olympe hellénique se chargeait de brouillards, le ciel bas
et lourd, mais honnête et bien réglé des divinités latines, devenait confus
et désordonné. La bigarrure que Lucien nous montre dans l’assemblée des
dieux, où Anubis à tête de chien siège à côté du radieux Apollon, se
retrouvait dans les croyances. C’était la plus étrange mêlée de doctrines, de
rites et de dévotions bizarres : anarchie au sein de laquelle, la sensibilité
religieuse surexcitée fournissait aux illuminés, aux fanatiques, aux
charlatans, les moyens d’exercer leur zèle ou leur industrie. Apulée a bien
raison d’écrire alors le mythe gracieux et triste de Psyché. Comme la fiancée
d’Éros, la société païenne, prise d’une curiosité impatiente, veut percer les
ombres qui lui voilent l’époux divin. Une aspiration ardente emporte beaucoup
d’âmes vers l’inconnu, et elles en demandent la route à ceux qui prétendent y
conduire. Tout le monde, païens, chrétiens et juifs, croyait aux magiciens[162], à commencer
par le gouvernement, qui en avait grand-peur. Contre eux la loi était atroce
: elle condamnait au feu ceux qui pratiquaient la magie ; aux bêtes ceux qui
l’étudiaient[163].
Sa vogue n’en était que plus grande, et ses mystères, ses mensonges,
ajoutaient à la confusion des esprits. Aussi les prodiges n’étaient-ils pas
moins nombreux qu’aux plus beaux jours de la crédulité romaine. Les plus
sceptiques traînaient après eux la superstition comme une partie de leur
propre dépouille. Pline l’Ancien, qui ne croit pas à Dieu, bien qu’il croie à
la vertu, accepte les présages, les miracles, et les raconte avec une
imperturbable gravité. On continuait donc à examiner sérieusement les entrailles
des victimes. On cherchait dans les songes les révélations de l’avenir[164], et les
Chaldéens construisaient des thèmes de nativité,
qui parfois devenaient des sentences de mort, quand ils promettaient une
haute fortune à des contemporains de Tibère, de Domitien ou de Caracalla. Les
prédictions astrologiques et les vers sibyllins supposaient que le destin
avait à l’avance tout arrêté ; l’oracle, au contraire, donnait à penser que
les dieux intervenaient librement dans les choses de ce monde. Le même homme
n’en recourait pas moins, tel jour aux Chaldéens, tel autre à l’oracle
d’Abonotichos dont Lucien nous a conservé la scandaleuse histoire[165].
Les lois immuables de la nature suivaient leur cours, et
pourtant beaucoup croyaient voir des miracles. Comme les plus recherchés
étaient ceux qui donnaient la santé, les intéressés multipliaient et ornaient
les récits qui en couraient. Et, de fait, quelques-uns semblaient réussir.
Dans les temples d’Esculape, les cérémonies préparatoires, jeûnes prolongés,
purifications, sacrifices, remèdes étranges, et, en certains cas, efficaces,
enfin, la nuit passée au milieu des serpents sacrés, en présence du dieu, qui
ne manquait point d’apparaître dans les songes du malade, ou de lui parler
dans le demi-sommeil, causaient à l’imagination un ébranlement salutaire[166]. Alors la foi,
la surexcitation nerveuse et quelque médicament mystérieux y aidant, il
survenait des phénomènes que la science de ce temps ne pouvait expliquer et
qu’il fallait bien alors attribuer à l’action divine. Un certain Euphronios, dit Élien[167], s’était laissé prendre aux inepties d’Épicure et par là
était tombé en deux grands maux, l’impiété et la scélératesse. Saisi un jour
d’une maladie que les médecins ne purent guérir, il fut porté par ses proches
dans le temple d’Esculape, et la nuit, durant son sommeil, il entendit une
voix qui disait : Pour cet homme, il n’est qu’un moyen de salut, c’est de
brûler des livres d’Épicure, de pétrir avec de la cire cette cendre sacrilège
et d’en couvrir le ventre et la poitrine. Il exécuta l’ordre
du dieu et fut du même coup guéri et converti. Élien raconte
imperturbablement quantité d’autres cures merveilleuses[168]. L’eau de la
fontaine d’Esculape à Pergame était souveraine pour beaucoup de maladies, et
des ex-voto, suspendus dans les asclépiéions, mains, bras ou jambes d’argile,
comme on en voit de cire dans certaines de nos églises ; des pièces d’or et
d’argent jetées dans les sources consacrées, attestaient les miracles[169]. Des
inscriptions nous conservent encore le souvenir reconnaissant de ceux qui,
par la faveur du dieu, avaient recouvré la santé ou la vue. Aussi la divinité
secourable avait des temples partout, même à Paris, au lieu où s’est élevée
la cathédrale chrétienne, et elle semble avoir pris, dans l’adoration des hommes
de ce temps, la place de Jupiter. Sérapis, à Alexandrie, était un autre grand
dieu guérisseur. Toutes les divinités, même des héros qui n’avaient pas été
admis aux suprêmes honneurs du ciel, possédaient ce privilège ou plutôt
l’avaient reçu de leurs confiants adorateurs.
Par contre, les dieux se vengeaient en envoyant aux
sacrilèges la ruine, la maladie, les infirmités ou la mort. Isis rendait
aveugles ceux qui se parjuraient en son nom, et Ovide vit à Tomes de ces malheureux
qui erraient par la ville en confessant leur faute et le juste courroux de la
déesse[170].
Les prêtres, qui entretenaient soigneusement toutes ces
crédulités et souvent les partageaient, s’attribuaient quelquefois le don des
miracles. Certains prétendaient chasser les démons et délivrer les possédés ;
d’autres, par des charmes secrets, guérissaient les malades ; on disait même
que les prêtres de Sérapis ressuscitaient les morts. Quelques scènes bien
ménagées, parfois bien réussies, transformaient en prodiges des effets très
naturels : un cataleptique se réveillant était un mort qu’on rendait à la
vie. Alors tout devenait possible pour la crédulité du prêtre et du fidèle.
Les sages avaient cru délivrer le monde des terreurs du surnaturel, le
ramener à la froide raison, à la recherche des meilleures conditions de la
vie présente, et le monde, leur échappant, allait c à la folie du divin[171].
Le dix-huitième siècle à vu un état des esprits à certains
égards semblable : l’ancienne foi défaillante et, sous les yeux des
philosophes triomphants, les guérisons miraculeuses du diacre Pâris, les
visions des illuminés et le baquet magnétique de Mesmer. Dans le nôtre, en
face de la science attestant la permanence des lois générales, le
somnambulisme, les tables tournantes, les spirites, les esprits frappeurs et
l’eau merveilleuse de la
Salette ont trouvé d’innombrables adeptes. On vantait à
Voltaire un ouvrage ayant pour titre : Des erreurs et de la vérité. S’il est bon, répondit-il, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la
première partie et une demi page sur la seconde. Nous avons
allongé la demi page, mais avec quelle lenteur !
V. — EFFORTS DES PHILOSOPHES POUR
DONNER SATISFACTION AU SENTIMENT RELIGIEUX.
Le temps n’était pas encore venu où l’homme devait
reconnaître que le double mystère de l’essence divine et de la création est
aussi bien au-dessus de sa compréhension qu’il est au-dessus de ses forces de
voler an haut des airs ou de nager, au fond de l’Océan. Les philosophes ne
renonçaient donc pas à faire sortir le monde de l’anarchie intellectuelle où
il se débattait douloureusement, et ils pensaient y réussir : les uns en
rejetant ces dieux qui gouvernaient si mal
; les autres en construisant une théodicée acceptable pour les esprits que
n’avait pas encore saisis l’ivresse du mysticisme[172]. Nous connaissons
les premiers ; voyons les seconds s’efforcer d’affermir et d’étendre la
croyance à l’unité divine et à l’immortalité de l’âme, à des peines et à des
récompenses en une autre vie, à des relations en celle-ci avec la divinité
par l’intermédiaire des Génies.
Le monothéisme, vaguement entrevu par les peuples
primitifs, qui est au fond des Védas comme au fond de l’hellénisme ; et que
les Sémites avaient naturellement conservé dans leur double désert du ciel et
de la terre d’Arabie, avait été, dans l’Inde et la Grèce, recouvert et caché sous les riches
draperies que les poètes avaient tendues à la porte des sanctuaires.
Anaxagore le retrouva dans Athènes, Cicéron à Rome. Interprète des
spéculations les plus pures de la pensée grecque, Cicéron était arrivé à
l’idée de l’unité divine et de l’immortalité de l’âme, non par suite des
déductions rigoureuses d’un philosophe qui construit un système où tout
s’enchaîne, mais par un noble élan du cœur. Les stoïciens avaient remplacé le
Dieu incompréhensible de Platon, le Dieu solitaire d’Aristote, par un Dieu
vivant, qui pénétrait et remplissait l’univers de sa propre vie[173], et ils
aimaient à répéter les vers magnifiques[174] où Cléanthe
montre une foi si ardente en la raison éternelle. Mais leur âme du monde, ne
se distinguant pas de l’univers, n’était qu’une force, et leur Providence, enchaînement
nécessaire des causes et des effets, n’était que le Destin. Or les cœurs
tendres demandaient un Dieu plus personnel, moins inaccessible à
l’imagination, à la prière, et beaucoup commençaient à le trouver. Quelle
influence a exercée l’idée juive de ce Jéhovah qui ne souffrait point de
rival ? On ne saurait le dire, les Juifs se glissaient partout ; les
prosélytes de la porte, qu’ils avaient convertis, ont dû aider à l’évolution
commencée au sein du paganisme par les doctrines platoniciennes et qui menait
le polythéisme au déisme. On ne saurait s’étonner que le Juif Philon, qui est
si grec, tout en restant très oriental, sépare Dieu du monde, a comme
l’artiste est distinct de son œuvre n ; mais un vrai païen, Plutarque,
arrivait à la même doctrine. Plutarque était alors le plus illustre
représentant de l’Académie. Il avait reconnu les deux courants qui
entraînaient les esprits, l’un à l’athéisme, l’autre à la superstition[175]. Il se plaça
entre les humbles et les superbes, essaya de relever ceux-là de leur lâche
abandon et de ramener ceux-ci à la conception du Dieu bon et juste du Timée
de Platon : Dieu unique, immuable, créateur des mondes qu’il a organisés et
qu’il conserve en présidant du haut des cieux à leurs révolutions. Jupiter, dit-il, n’a
pas été nourri dans les antres odoriférants de la Crète, et Saturne
n’a point dévoré une pierre au lieu de son fils. Principe et cause de son
éternelle existence, il était dès le commencement et il sera toujours. Rien
n’échappe à ses regards, ni les sommets des montagnes, ni les sources des
fleuves, ni les villes, ni le sable de la mer, ni l’infinie multitude des
astres. Il nous a donné tout ce qui nous appartient ; en lui sont le commencement
et la fin, la mesure et la destinée de chaque chose[176].... Enveloppée d’un corps, l’âme n’a point de commerce
véritable avec Dieu ; mais elle peut le toucher légèrement, comme en songe,
par la philosophie. Nous voilà déjà sur la route qui mène à la contemplation
et à l’extase, et Numenius y tombe[177].
A la porte du sanctuaire, Platon avait écrit : Il est difficile de découvrir l’auteur et le Père du
monde, et, quand on l’a trouvé, il est impossible de le faire connaître aux
hommes. Malgré cette désespérance, la doctrine de l’unité divine
s’était peu à peu répandue hors du sanctuaire. On la voit poindre à Rome aux
derniers jours de la république ; sous l’empire, elle fit beaucoup de chemin
dans les esprits. Les peuples y venaient comme les philosophes, car l’unité
du principe divin se trouvait au fond des religions orientales, qui prenaient
tant d’empire. L’Isis d’Apulée[178] est la divinité
suprême qu’on adore sous mille noms : Isis
myrionyma[179] ; le Sérapis de
Sévère et de Caracalla[180], le Dieu-Soleil
d’Élagabal et d’Aurélien, le Bon, le Miséricordieux des Palmyréens,
l’Ahoura-Mazda des Persans, surtout Mithra, le
soleil invincible qu’on adore partout, sont, chacun pour ses
fidèles, le Seigneur du monde qui doit être béni
dans l’éternité. Aussi Maxime de Madaure sera l’écho de beaucoup
d’âmes païennes lorsqu’il écrira dans sa belle lettre à saint Augustin : a
Quel est l’insensé, l’homme à ce point privé de raison, qui ne regarde pas comme
absolument certaine l’existence d’un Dieu unique, qui, sans commencement et
sans avoir rien engendré de semblable à lui-même, soit néanmoins père de
toutes les grandes choses de l’univers ?[181]
Le Romain comptait avec ses dieux. Il leur rendait un
culte, à charge pour eux de lui rendre des services. A leur égard, il avait
tau respect, de la crainte et point d’amour[182]. Mais
l’humanité recueille le long de la route où elle poursuit sa lente évolution
intellectuelle et morale, des idées, des sentiments, que d’abord elle n’avait
point, ou qu’elle n’avait que confusément. Le respect, la crainte, le calcul,
ne font pas le sentiment religieux véritable. A certaines âmes détachées de
la terre par la souffrance ou la méditation, il faut le plaisir, mystérieux
que l’homme éprouve à se rapprocher par l’adoration de la Toute-Puissance
et l’orgueil que donne cette communion avec Dieu. Cet amour divin, les
Romains vont le connaître ; par là encore, ils s’approchent du christianisme
qui a fait de ce ‘sentiment le gage de la foi, la garantie du salut. Un
esprit positif, un savant, le médecin Galien, disait : Pourquoi disputer avec ceux qui blasphèment ? Ce serait
profaner le langage sacré qui doit être réservé pour l’hymne ait Créateur. La
piété véritable ne consiste pas à lui immoler des centaines de victimes et à
lui offrir des parfums délicieux, mais à reconnaître et à proclamer sa
sagesse, sa puissance et sa bonté.... Il
a prouvé sa bonté par les bienfaits dont il a comblé ses créatures, sa
sagesse par l’ordre qu’il a mis en toutes choses pour les faire subsister, sa
puissance en créant chaque être parfaitement conforme à sa destination.
Élevons donc nos hymnes et nos chants en l’honneur du Maître de l’univers[183].
Ce Dieu, Épictète veut qu’on l’aime et qu’on célèbre
incessamment ses bienfaits : Puisque vous êtes
aveugles, vous, le grand nombre, il faut que quelqu’un répète pour tous
l’hymne à la divinité. Si j’étais le rossignol, je chanterais ; homme, je
loue Dieu. C’est ma tâche, et, cette tâche, je l’accomplirai tant que je
pourrai la remplir. Dites avec moi : Dieu est grand. D C’est
l’esprit de nos psaumes, Laudate Dominum[184].
Voici donc des païens qui arrivent à l’idée de l’unité
divine, de la Providence
et au culte d’adoration qui lui est dû. Mais comment conciliaient-ils cette
idée avec leur paganisme ? Très facilement. Sénèque avait dit : Dieu a autant de noms qu’il accomplit d’actions diverses.
Ainsi, il est Bacchus, comme père de toutes choses ; Hercule, attendu sa
puissance invincible ; Mercure, puisqu’il est la raison, le nombre, l’ordre
et la science[185]. Et trois
siècles plus tard Maxime de Madaure répète que les divinités secondaires ne
sont que les vertus du Dieu suprême, répandues à travers le monde et honorées
sous différents noms parce qu’on ignore le nom même du Dieu unique. En leur
adressant des prières, c’est lui-même qu’on adore.
Une de ces vertus divines prenait de jour en jour un
caractère plus élevé. Minerve, qui, dans l’ancien naturalisme, avait
représenté l’air et l’eau, la matière subtile et pure, avait ensuite
personnifié l’intelligence. Après Jupiter,
dit Horace, Pallas a les premiers honneurs[186]. Pour le poète,
l’Olympe est encore une cour où la déesse siège aux côtés du souverain. Les
philosophes allant plus loin dans la spiritualité, firent d’elle la pensée du
Dieu unique. La vierge céleste, née de Jupiter, devint la sagesse immaculée,
le Verbe du maître de l’univers. Saint Justin s’en étonne, le Verbe ne pouvant être une femme[187]. Mais le
rhéteur Aristide, son contemporain, explique sans beaucoup de peine le mythe
profond où le λόγος
θεϊος, de Platon se cachait sous la
légende[188].
Jupiter se retirant en lui-même, conçut en soi la
déesse et l’engendra de sa substance. Elle est sa véritable fille, d’une
origine absolument identique et égale. Ne quittant jamais son père, elle vit
en lui et avec lui, comme si elle lui était consubstantielle.... Ainsi que le
soleil apparaît avec tous ses rayons, Minerve sortit de la tête paternelle
tout armée de ses dons. Dans l’assemblée des dieux, sa place est la plus
voisine de Jupiter. Tous deux n’ont sur toute chose qu’une même volonté. Si
l’on en conclut que Minerve est la forme de Jupiter, on ne se trompera pas,
puisque tout ce que fait Jupiter, Minerve le fait avec lui. Aussi peut-on lui
attribuer toutes les œuvres de son père[189]. L’Isis de
l’époque alexandrine avait le même rôle auprès d’Ammon. Elle était la sagesse,
la justice, l’âme de l’Être suprême, le médiateur entre le monde et lui[190].
Philon, dont l’influence a été si considérable sur l’école
d’Alexandrie, même sur certains Pères de l’Église, avait développé, dès le temps
d’Auguste et de Tibère, la théorie du Dieu triple et cependant unique que
l’Égypte, la Chaldée,
la Perse,
l’Inde, la Grèce pélasgique et la Gaule avaient adoré. Du
sein de l’Éternel, retiré dans les impénétrables profondeurs de son essence, était sorti, par une première
émanation, le fils aîné de Dieu et le plus ancien
des anges, que Philon appelle aussi l’homme
divin, parce que l’homme de la terre avait été créé à son image.
Ce premier-né du Dieu créateur de l’univers est le Verbe
intérieur ou la Sagesse
divine qui gouverne le monde. A son tour, il engendra le Verbe prononcé ois
la parole, l’Esprit qui vivifie les êtres par la grâce, Vierge céleste servant de médiatrice entre Dieu qui offre
et l’âme qui reçoit. Comme ce Juif platonicien, qui réveille une
des plus vieilles croyances de la race aryane, est loin du Jéhovah de Moïse,
mais aussi comme il prépare l’alliance entre les hommes de l’ancienne loi et
ceux de la loi nouvelle[191] ! Numenius, qui
disait du grand Juif alexandrin : Est-ce
Philon qui platonise ou Platon qui philonise ? admettait une
trinité analogue, formée par émanation du Dieu suprême[192].
Le Dieu des stoïciens perdu au sein de l’univers devenait
donc le Dieu personnel, incréé, éternel, qui a tout produit et qui gouverne la
création par son Verbe, comme César gouverne l’empire par sa sagesse[193] : un seul Dieu,
un seul prince, les deux croyances s’attiraient ; plus tard on dira : une loi, un roi.
Cette conception qu’on trouve au commencement de notre ère
à Alexandrie, que proclament avec des variantes, en ce moment négligeables,
Plutarque sous les Flaviens, Aristide sous les Antonins, Maxime de Madaure
sous Théodose, les platoniciens à tous les âges, se continue donc à travers
les quatre premiers siècles de l’empire. Elle peut se ramener à ces termes
qui faisaient le fond de l’enseignement théologique dans l’école de Platon :
Dieu, inaccessible pour nous dans son essence, se manifeste, dans le monde
extérieur, par l’harmonie de la création ; dans le cœur de l’homme, par la conscience
; dans le monde des idées, par le Verbe archétype du Vrai, du Beau et du Bien,
vérité éternelle qui éclaire les hommes, médiateur divin entre l’humanité et
Dieu. En un mot, deux grandes conceptions s’élevaient au-dessus des croyances
désordonnées : celle d’un premier principe, le Dieu unique, et celle du λόγος, à la fois
providence de Dieu et lumière des esprits[194]. Ces idées
prenaient tant d’empire, que saint Justin considérait la philosophie païenne
comme le reflet inconscient et obscur du Verbe divin, dont le Christ avait
été la révélation éclatante et complète[195]. Sous la forme
chrétienne des trois hypostases d’une seule et même nature suprême : le Père,
ou l’essence divine ; le Fils, ou son intelligence créatrice ; l’Esprit, ou
sa puissance vivifiante, la croyance au Dieu unique et à son Verbe allait
exercer un prodigieux empire.
Ce Dieu tout-puissant, père des hommes, leur doit justice.
Pour montrer que cette justice leur était faite, il fallait admettre un autre
dogme, celui de l’immortalité de l’âme. Dans la Grèce d’Homère et dans la Palestine des anciens
jours, cette croyance était obscure. Les morts des Grecs et des Romains
avaient, aux champs élysées, une vie moins incertaine que les réphaïm des Juifs dans leur schéol[196]. Mais, quoique
cette ombre de vie fût une misérable récompense, certains philosophes des
derniers temps de la Grèce avaient trouvé que c’était encore
accorder trop à la nature humaine. Les épicuriens, pour qui les dieux
n’étaient que des fantômes, qu’il fallait chasser de l’imagination des
hommes, terminaient naturellement nos destinées ici-bas. Les cyniques
pensaient de même : L’âme est-elle immortelle ?
demandait-on à Démonax. — Oui,
répondit-il, comme tout le reste ; et l’on
a vu sa définition de l’homme libre : Celui qui
ne craint et n’espère rien. Pline l’Ancien ne croyait pas à une
autre vie[197],
et son neveu faisait consister l’immortalité à vivre dans la mémoire des
hommes[198].
Les péripatéticiens étaient dans le même sentiment. L’homme qu’au troisième
siècle on appela le second Aristote, Alexandre d’Aphrodisias, soutenait que
son maître ne pensait pas autrement. Bon nombre de stoïques en étaient là, à
l’exemple de Zénon, et le plus parfait d’entre eux, Marc-Aurèle, ne savait
point si tout ne finissait pas à la mort[199]. Galien, qui
parle si bien du Dieu unique reste indécis sur la question de l’immortalité :
Connaissance, dit-il, qui n’est pas absolument nécessaire pour l’acquisition de
la santé ou de la vertu. Tacite aussi voudrait croire, avec l’auteur
du Songe de Scipion, qu’il est un lieu réservé
aux hommes vertueux et que les grandes âmes ne s’éteignent pas avec le corps
; cependant il ne trouve pour le suprême adieu que ces mots : Repose en paix, qui n’expriment pas, comme le Requiescat in pace des chrétiens, le repos
précurseur de la résurrection[200].
On n’est jamais sûr de saisir la pensée ondoyante de
Sénèque ; il disait bien : Me défendras-tu de
chercher à pénétrer les secrets du Ciel et veux-tu que j’aie toujours la tête
penchée sur la terre ? Je suis de trop bon lieu et né pour de plus grandes
choses (Epist.
65). Alors, Platon
l’emportant sur ses ailes, il voit les âmes des justes séjourner quelque
temps au-dessus de nos têtes pour se purifier de toute souillure, puis
s’élancer dans la sphère éthérée et se mêler à la troupe sacrée des
bienheureux qui puisent toute science à la source du Vrai (Ad Marc., 25). Par malheur, il
venait de dire dans le même traité : Persuade-toi
bien que les morts n’éprouvent aucune douleur. Cet enfer qu’on nous a peint
si terrible n’est qu’une invention des poètes. La mort est la délivrance ;
elle nous rend au tranquille sommeil dont nous jouissions avant de naître[201].
Ces idées étaient plus répandues qu’on ne le pense : Tu le sais, dit Plutarque à sa femme, il en est qui persuadent au vulgaire que la mort est la
délivrance de tout mal[202]. Des
inscriptions en parlent comme du repos éternel, de l’éternelle sécurité[203]. Autrefois, je n’étais pas ; aujourd’hui, je ne suis plus ;
mais je n’en sais rien et peu m’importe[204].
En voici une qui est sans doute d’un lettré : Dans l’Hadès, on ne trouve ni barque, ni Caron, ni Éaque,
ni le portier Cerbère. Nous tous que la mort y envoie, nous ne sommes
qu’ossements et cendres[205]. D’autres
rappellent les joies brutales de la vie et conseillent d’en user : Vous qui vivez encore, mangez, buvez, amusez-vous, puis
venez ici[206] ; — où, dit une autre, il
n’y a plus ni rire ni joie[207]. — Tant que j’ai vécu, j’ai vécu ; ce que j’ai bu et mangé,
cela seul est maintenant avec moi[208]. Cette
inscription est d’un soudard ; celle que le pape Urbain VIII fit briser était
encore plus ignoble[209]. Certains
païens n’avaient pas plus de pudeur dans la mort que dans la vie, et il y a
toujours de ces âmes immondes que la foi disparue laisse en proie aux plus
bas instincts.
Cependant, bien plus’ grand était le nombre des esprits à
qui le ciel vide et le Dieu-Nature ne suffisaient pas. Sur une stèle
funéraire, on voit Œdipe et le Sphinx : la vie demandant le secret de la
mort. Mais la Mort
ne livre jamais son secret, et, en face de ce néant que quelques-uns acceptaient,
d’autres se révoltaient, jusqu’à nier la vie. Mourir,
disaient-ils après Héraclite, mourir, c’est se
réveiller.
Deux écoles offraient un refuge à ces esprits amoureux de
spiritualité : le pythagorisme avec sa grande doctrine de la migration des âmes,
par conséquent, des épreuves et des purifications successives, le platonisme
avec ses espérances d’immortalité, encore incertaines chez le maître, mais
que, déjà, les disciples précisent et affirment. Toutes deux allaient se
réunir dans l’école d’Alexandrie, qui s’efforcera de rendre une vie nouvelle
au polythéisme : d’une part, en l’expliquant par des allégories et de la
métaphysique ; de l’autre, en ramenant, par un puissant effort d’éclectisme,
les traditions religieuses de tous les peuples sous le contrôle supérieur de
la philosophie : distinctions subtiles, interprétations ingénieuses,
rapprochements forcés, bons pour des esprits raffinés, insaisissables pour la
foule et par conséquent sans action sur elle. Mais cette école ne commence
que vers 193, avec Ammonius Saccas ; son histoire appartient donc à la
période suivante.
Plutarque, qui procède surtout de Platon, fit un vigoureux
effort pour défendre le dogme du Dieu unique, de sa Providence et de
l’immortalité de l’âme. Aux épicuriens qui, pour délivrer l’homme des
terreurs de l’enfer, lui ôtaient l’espoir de l’éternité, le sage de Chéronée
répondait : Malheureux qui fermez les portes
d’une autre vie ! Vous ressemblez au passager battu par la tempête, qui
disait à ses compagnons de voyage : Nous n’avons plus de pilote pour nous
conduire et nous ne pouvons compter sur les Dioscures pour apaiser les vents
; qu’importe ! Bientôt nous serons brisés contre les écueils et engloutis
dans l’abîme. Un autre platonicien, Maxime de Tyr, écrivait : L’âme généreuse verra sans regret la décadence et la
dissolution du corps, comme un captif verrait s’écrouler sa prison et venir
la lumière avec la liberté[210].
Les cœurs aimants n’avaient pas attendu les philosophes
pour douter de cet anéantissement. Certaines inscriptions portent ces mots où
se lisent à la fois la résignation et l’espérance : Pluton n’est pas si méchant[211]. Quand tu meurs, tu n’es pas mort, dit une autre
malheureusement très fruste[212]. — Non, écrit un père sur le tombeau de son fils,
mort au fond de la Numidie,
non, tu ne descends pas au séjour des mânes, tu
t’élèves vers les astres du ciel[213]. A l’autre bout
du monde romain[214], une mère fait
graver sur la pierre sépulcrale de son enfant : Nous
sommes accablés par une cruelle blessure ; mais toi, renouvelé dans ton être,
tu vis dans les champs élyséens. Les dieux ordonnent que celui-là revienne
sous une autre forme qui a bien mérité de la lumière du jour ; c’est une
récompense que t’avait acquise.... ta simplicité docile. Maintenant, dans un
pré en fleur, l’initiée marquée du sceau sacré t’agrége à la troupe de
Bacchus, où les naïades qui portent les corbeilles saintes te réclament comme
leur compagnon, pour conduire à la lueur des torches les processions
solennelles[215].
On peut suivre le développement de cette idée dans les
transformations successives d’un mythe charmant, celui de Psyché ; l’âme
humaine qui, purifiée par l’amour et la douleur, devient immortelle.
La philosophie et bien des âmes étaient donc en possession
de cette double idée : l’unité divine et la vie future ou la résurrection. On
pouvait reprendre alors avec plus de force la question des récompenses et des
peines et arriver à une conception plus nette de l’existence d’outre-tombe.
Plutarque y consacra surtout deux traités, ceux de la Superstition
et des Délais de la justice divine,
qui comptent parmi ses meilleurs ouvrages[216]. Un mot du
dernier résume pour lui le rôle de la Providence : Tout
coupable est un prisonnier de la justice divine. Tôt ou tard,
ici-bas ou dans l’autre vie, en sa personne ou dans sa postérité, il reçoit
son châtiment.
Les païens n’admettaient pas plus que les premiers
chrétiens la pure spiritualité de l’âme[217]. Les ombres,
matière subtile et insaisissable, éprouvaient encore les besoins de
l’humanité, ses plaisirs et’ ses peines. Elles avaient faim et soif : de là
les libations et les offrandes faites près des tombeaux ; les repas funèbres
qu’on y célébrait, sorte de communion avec le mort[218] ; les objets
qu’il avait aimés, déposés près de lui ; même les sacrifices d’êtres animés,
un cheval, un esclave, qui le serviraient dans son autre existence. Achille
immole des captifs pour faire à Patrocle un cortége d’honneur dans les champs
élyséens, comme on enterre le guerrier des Prairies avec ses armes et son
cheval de guerre. A côté du monde des réalités se trouvait le monde, tout
aussi réel pour le païen, des spectres et des fantômes, bienveillants ou
terribles.
Ces ombres pouvaient aussi éprouver des joies morales et’
souffrir des douleurs physiques, puisque la croyance à une autre vie conduisait
ceux qui l’acceptaient à admettre des peines et des récompenses.
L’imagination populaire, si riche pour les tourments de l’enfer, a toujours
été fort pauvre quand il s’est agi des béatitudes de l’Élysée. Les bienheureux d’Homère et de Virgile ont une
assez triste existence : Ne me console pas de la
mort, dit Achille à Ulysse ; j’aimerais
mieux cultiver la terre au service de quelque laboureur que de régner ici sur
toutes les ombres des morts. Ceux de la foule avaient des joies
encore plus vulgaires qui se ressentaient du sensualisme païen. Pour les
maudits, on avait trouvé mieux ; mais que Plutarque, dans sa description du
séjour des damnés, reste loin de la terrible grandeur du poète florentin[219] ! A force
de vivre, l’humanité a connu plus de torturés, et ses poètes ont pu varier
les supplices des réprouvés. Malgré cette indigence relative, le mythe des
Furies vengeresses faisait trembler bien des croyants, et, tout incomplète
que fût cette sanction morale, c’en était une.
Tout pécheur ne tombait pas en leurs mains redoutables.
Au-dessous de la région supérieure où les âmes vertueuses vivaient dans une
éternelle sérénité, mais au-dessus de l’abîme où retentissaient les cris de
douleur des damnés, s’agitaient, emportées par un tourbillon perpétuel, les âmes
dont la perversité n’était pas inexpiable. L’abîme avait lui-même trois
cercles, trois degrés de supplices, les uns plus doux, les autres plus
terribles. A l’un présidait Pœna ou le
Châtiment ; à l’autre, Diké ou la Justice ; au troisième, Erinys ou la Vengeance.
Cette page du traité des Délais de la justice de Dieu
(§ 22) fait
penser à la Divine
comédie de Dante et au purgatoire des chrétiens. Le poète le plus
populaire de l’antiquité romaine, Virgile, avait une doctrine analogue. Certaines âmes, dit-il (Æn., VI), sont battues
incessamment des vents, d’autres s’épurent par le feu. Après mille ans, elles
sont délivrées des souillures de la terre, mais c’est pour revenir habiter de
nouveaux corps. La ressemblance ne va pas plus loin. Pour le
chrétien, l’autre vie est la vie véritable ; pour le païen, celle-ci était la
plus sûre, et, dans la pensée du plus grand nombre, la meilleure. Aussi
beaucoup ressentaient de véritables terreurs à l’approche de ce moment où le
remords vous saisit[220]. Par
l’initiation aux mystères, on cherchait à se mettre en état de grâce, et par
des purifications, des prières, on espérait s’affranchir des expiations
d’outre-tombe.
Il n’appartient pas à l’historien de dire ce qu’il peut
manquer à toutes ces philosophies de rigueur scientifique, mais il est obligé
de rechercher quelle a été leur influence sur la société. La logique ne
gouverne pas le monde, et de belles paroles, allant éveiller au fond du cœur
les sentiments qui s’y cachent, ont plus d’effet que les syllogismes les
mieux construits : témoin Sénèque et Plutarque, qui ne sont pas de grands
philosophes et qui, pourtant, ont exercé une puissante action sur l’éducation
générale. Or les inscriptions des tombeaux, les images qui s’y trouvent, les
représentations mythologiques qu’on se plaisait à y tracer : Proserpine
rendue à la lumière du jour, Alceste attendant son époux, Hercule triomphant
de la mort, et les scènes joyeuses ou la tranquille félicité de la vie
élyséenne, que reproduisaient tant de bas-reliefs funéraires[221], attestent la
préoccupation d’une autre existence.
Cette croyance entraînait celle de communications
habituelles entre le monde des vivants et le monde des morts. Dans la veille
ou le sommeil, surtout la nuit ou à l’ombre des bois, on croyait voir
l’esprit de ceux qu’on avait aimés, les spectres funèbres, larves ou lémures,
dont on redoutait la sinistre influence, et l’âme irritée de ceux qui, ayant péri
de mort violente, n’avaient pu trouver un tombeau. Dans cette autre
existence, ils semblaient avoir pris un pouvoir redoutable ou bienfaisant :
aussi, pour apaiser les mânes, on célébrait chaque année trois fêtes, le 24
août, le 5 octobre et le 8 novembre, en ouvrant le mundus, fosse
profonde consacrée aux divinités infernales et par où sortait alors la troupe
des esprits silencieux[222]. Dion Cassius,
Philostrate, Pausanias, voyaient partout des spectres, et Pline le Jeune
croyait aux revenants (Lettres,
VII, 27).
Ces morts au milieu desquels on vivait, puisque les
tombeaux étaient placés à l’entrée des villes, le long des grandes voies
publiques ; ces génies qui rôdaient incessamment autour des hommes, on
voulait les interroger, et, par eux, pénétrer l’avenir. De là les évocations,
les charmes, les sacrifices magiques, qui parfois étaient d’abominables
forfaits, comme ces immolations d’enfants que firent plusieurs empereurs[223] et dont on
accusait faussement les chrétiens. Le roman d’Apulée, qui met en action l’art
infernal des sorcières de la
Thessalie, montre combien les hommes de ce temps étaient
préoccupés des mystères d’outre-tombe et du monde des esprits.
Il ne faut pas chercher dans cette croyance un dogme bien
défini, quoiqu’elle datât de loin, puisque Platon[224] et Pythagore
l’enseignaient, et qu’on peut la faire remonter plus haut. La répugnance à
l’anéantissement et le besoin d’expliquer le mal, sans trop compromettre les
dieux, avaient peuplé le monde inférieur et l’espace entre ciel et terre
d’êtres innombrables[225] : âmes des
justes ou génies tutélaires, âmes des méchants ou démons malfaisants. De
cette croyance vague et flottante, mais d’autant plus populaire, la
philosophie avait tiré la théorie des Génies, doctrine commode pour concilier
l’idée de l’unité divine avec le respect de la religion officielle.
Exécuteurs des arrêts de la
Providence, ces Génies ou démons étaient en relation
constante avec la terre, fortifiant les bons, comme les anges gardiens de
l’Église, terrifiant les réprouvés et présidant à tous les actes de la vie
civile et religieuse[226]. Il semblait
qu’on pût rendre compte du bien et du mal par l’action de cette armée peu
disciplinée dont le chef résidait au fond de l’empyrée, tranquille en ses
desseins impénétrables. Les récriminations de la terre n’arrivaient plus
jusqu’à lui, auteur de tout bien ; elles s’arrêtaient aux Génies malfaisants,
auteurs de tout mal ; et qui devaient un jour en répondre devant le juge
suprême.
Maxime de Tyr, qui fut peut-être un des précepteurs de Marc-Aurèle,
avait, comme Dion Chrysostome, beaucoup voyagé et, comme lui, beaucoup
discouru, en répandant par ses discours les préceptes d’une saine morale et
la croyance à l’immortalité de l’âme. Il revient souvent sur cette théorie
des Génies. Les âmes, dit-il, devenues des démons, tout en conservant un triste souvenir
de leur existence passée, sont heureuses de celle qu’elles ont retrouvée.
Elles s’affligent du sort de leurs sœurs qui sont encore ballottées sur les
flots de la vie, et se plaisent prés d’elles pour les retenir ou les relever
quand elles glissent sur la pente du mal. La divinité leur a donné la mission
de venir en aide aux bons, de secourir ceux qui souffrent et de punir ceux
qui font mal[227].
Je vais, dit-il
encore, t’éclaircir par une image ce que je veux
dire. Figure-toi quelque grand royaume ou quelque puissant empire, dans
lequel tout le monde conforme spontanément ses actes à la volonté d’un roi
unique et supérieur à tous en pouvoir et en majesté. Les limites de cet empire
ne sont ni l’Halys, ni l’Hellespont, ni le Palus-Méotide, ni l’Océan, mais en
haut le ciel et en bas la terre. Dans la partie la plus élevée de ce royaume,
le roi siège immobile, comme la loi et la règle souveraine ; il distribue aux
peuples. la vie et le salut qui dépendent de sa puissance. Niais ce dieu a
pour compagnons de son empire des dieux innombrables, dont les uns,
invisibles et immobiles, plus rapprochés du roi par leu : nature, se tiennent
aux portes du sanctuaire, tandis que d’autres, mobiles et visibles, leur
obéissent comme des ministres, à qui d’autres encore sont soumis. Tu vois
ainsi par la pensée cette hiérarchie et cette chaîne sans fin qui du ciel
descend jusqu’à la terre.... Oui, dans
ce conflit et cette diversité des opinions sur la nature divine, toutes les
législations et toutes les croyances de la terre conviennent en ce point,
qu’il y a un seul Dieu, père et maître de l’univers, et que beaucoup d’autres
êtres divins lui sont subordonnés, qui sont les fils et comme les ministres
de ce roi suprême[228].
Apulée pensait de même[229]. Mais, si les
dieux honorés sous tant de noms n’étaient que la personnification des forces
mises en jeu par la puissance divine, il n’y avait point de raison, cette
interprétation admise, de leur refuser un hommage qui remontait à leur maître
commun. Aucune des écoles philosophiques n’attaquait donc directement le
culte établi, pas plus celle d’Épicure que celle de Zénon[230]. Comme Socrate,
ses élèves, quelque nom qu’ils prissent, sacrifiaient sur tous les autels,
et, par là, ils échappaient au péril que les chrétiens rencontrèrent. Ils n’y
mettaient point d’hypocrisie. Plutarque, le grand prêtre d’Apollon, remplissait
ses fonctions sacerdotales avec le zèle d’un vieux croyant. Il y trouvait une
grande douceur, sans aucun embarras pour sa conscience. Les Génies lui
expliquaient tout ; ils sauvaient pour lui le dogme du Dieu unique et bon.
Aussi un des premiers adversaires dogmatiques des chrétiens, le philosophe
Celsus, déclarait ne voir aucune différence entre les anges de la nouvelle doctrine
et les démons de Platon[231]. Les Pères de
l’Église accepteront même la démonologie platonicienne, mais en la retournant
contre le polythéisme ; ils expliqueront par cette puissance satanique les
oracles et les miracles dont le paganisme s’autorisait[232].
On n’a point encore parlé des gnostiques. Il fallait
réserver pour la fils de notre revue le fait intellectuel qui caractérise le
mieux l’époque que nous étudions : la mêlée des systèmes. Grâce à la paix romaine, les peuples ne se combattent
plus ; mais les philosophies, les religions, luttent les unes contre les
autres, chacune brisant, contre un adversaire, ses formes particulières, et
toutes échangeant leurs idées, leurs rites, même le costume de leurs prêtres,
jusqu’au moment où presque toutes aussi se réuniront dans la catholicité,
c’est-à-dire dans l’universel.
La gnose, l’expression la plus complète de cette
confusion, en fut le produit naturel. Faite d’éléments empruntés aux
doctrines alors dominantes dans l’empire, juives, chrétiennes, polythéistes,
même aux religions de la
Chaldée, de la
Perse et peut-être de l’Inde, elle n’était ni une
philosophie ou un système rationnel, ni une religion, c’est-à-dire, une loi,
un livre, un texte sacré. L’imagination y jouait le rôle principal et y
faisait courir à l’esprit toutes les aventures. Adeptes d’une science
mystérieuse qu’ils disaient une émanation directe de la divinité, les gnostiques
n’avaient point de corps de doctrine et n’étaient par conséquent réunis ni
par le lier d’un même dogme ni par la discipline d’une même église : aussi la
gnose a-t-elle mille faces. A côté des pratiques les plus grossières, on y
voit la spiritualité la plus haute ; au fond, c’était une école de
mysticisme, c’est-à-dire de désordre religieux, parfois d’immoralité, à
raison de son orgueilleuse indifférence pour les œuvres. Ainsi Basilide
enseignait que les parfaits s’étaient, à force de piété, élevés au-dessus de
toute loi et qu’aucun vice n’était pour eux une souillure. La gnose devait
être et elle fut la mère d’hérésies nombreuses qui, après avoir troublé
l’empire, reparaîtront menaçantes en plein moyen âge[233].
Voilà bien des systèmes différents ; ils, ont pourtant une
tendance commune : le mépris de la chair, le culte de l’esprit et la
croyance, de jour en jour mieux affermie, d’une divine Providence. Toute
philosophie tend alors à l’idéalisme, toute religion au mysticisme. Le monde
marche vers l’avenir par ces deux voies qui souvent se confondent ; et, parmi
les héritiers de Caton et de Fabricius, dans ce peuple de laboureurs
intéressés ou d’usuriers avides, beaucoup sont déjà possédés des mystiques
ardeurs. Les populations des provinces orientales, où l’exaltation religieuse
est endémique, en avaient été agitées les premières ; celles de l’Occident y
cédaient peu à peu. Alors on comprend qu’il sera possible de faire abandonner
à ces hommes la terre, qu’ils aimaient tant à tenir, pour le ciel qui va leur
être donné en espérance. On voit comment se faisait, par le courant du
siècle, la préparation évangélique ; comment tout s’ordonnait peu à peu dans
le monde païen pour le triomphe des idées spiritualistes qui s’étaient fait
jour dans l’enseignement d’Anaxagore, de Socrate et de Platon, d’une manière
philosophique ; dans les mystères, sous l’enveloppe des symboles, et dont le
christianisme sera la forme religieuse, c’est-à-dire populaire. Il en va
toujours de même. Dans l’histoire, pas plus que dans la nature, il n’y a de
révolution soudaine. Les croyances qui meurent se rencontrent avec celles qui
arrivent à la vie. Comme les continents changent lentement leurs formes ;
lentement aussi les idées font leur chemin dans l’humanité, et ceux qu’une
doctrine nouvelle considère, après son triomphe, comme des ennemis, n’ont été
souvent que des précurseurs[234].
VI. — LE CHRISTIANISME.
Si nous avions à faire l’histoire interne du
christianisme, nous devrions reconnaître et suivre d’autres courants d’idées
qui ont contribué à former le fleuve immense. Ce n’est pas impunément que les
Juifs avaient vécu parmi les sectateurs de l’Avesta et qu’ils se trouvaient
au milieu d’un monde si agité par la pensée religieuse. Depuis Alexandre,
tout l’Orient hellénique était en travail de renouvellement. Dans la vieille
Égypte, même en Palestine, on usait du procédé dont les philosophes grecs
s’étaient servis pour l’explication des légendes religieuses[235]. La Bible n’était plus un
texte impératif ; les Juifs de l’école de Tibériade, ceux d’Alexandrie
surtout, pratiquaient la maxime de saint Paul : La
lettre tue, l’esprit vivifie, et Philon nous a montré combien ces
libres interprétations faisaient apparaître de nouveautés. Mais l’étude des
origines chrétiennes et l’exégèse du Nouveau Testament ne sont pas du ressort
de l’histoire politique. Celle-ci n’a le droit de s’occuper du christianisme
qu’après qu’il est devenu un fait social, c’est-à-dire lorsqu’il intéresse
une partie du peuple et qu’il attire l’attention des pouvoirs publics. C’était
au contraire un devoir pour elle d’étudier l’évolution produite par
l’influence de la philosophie grecque dans le sein de la société romaine. Il
importait de montrer combien de choses concouraient alors à créer l’esprit
nouveau qui, sous la direction de l’Église, allait conduire le monde
gréco-latin en des voies où il n’avait pas encore marché.
Au cours du précédent volume, on a vu l’apparition confuse
du christianisme dans la capitale de l’empire dès le temps de Néron et de
Domitien ; la preuve, à l’époque de Trajan, des progrès qu’il accomplissait
sourdement ; enfin, sous Hadrien et Antonin, le courage de ses apologistes ;
sous Marc-Aurèle, celui de ses martyrs.
A la mort de ce prince, le christianisme comptait un
siècle et demi d’existence, qu’il avait employé à préciser la doctrine du
Dieu personnel et multiple, du Verbe incarné révélateur de la parole divine
et rédempteur de l’humanité déchue, de l’Esprit qui éclaire les âmes par la
grâce, de la foi qui les sauve, de la résurrection de la chair pour la récompense
des bons et le châtiment des méchants. Il avait rédigé ses écrits canoniques,
réglé son culte et la discipline de sa première phase d’existence. Par le
dogme de la communication de l’Esprit-Saint à l’Église, il avait préparé ses
développements ultérieurs et constitué le pouvoir doctrinal des évêques, qui
se trouvaient revêtus de la double autorité donnée par l’élection populaire
et par la consécration religieuse. Le nombre des ouvrages que l’Église
déclarait apocryphes, celui des hérésies qu’elle avait déjà combattues[236], prouvent sa
vitalité. Longtemps la foi ne s’était propagée que dans les couches
inférieures de la population[237], où elle
portait des consolations pour toutes les misères et cette vertu, la charité,
qu’avaient enseignée, dès l’origine, le Christ et saint Paul[238]. Elle
condamnait la richesse qui lui semblait « un fruit d’iniquité ou un
héritage d’injustices[239] ; et elle
aimait la pauvreté, la souffrance comme la condition du rachat de la vie
terrestre. Les philosophes, qui ouvraient leur ciel aux seules âmes d’élite,
lui reprochaient cette sollicitude pour les humbles. Tandis, disait l’un d’eux, que les autres cultes appellent à leurs cérémonies ceux
dont la conscience est pure, les chrétiens promettent le royaume de Dieu aux
pécheurs et aux insensés, c’est-à-dire à ceux qui sont les maudits des dieux[240]. Celse, en
parlant ainsi, marquait bien le point essentiel : la rédemption dans l’Église
et non pas hors de l’Église, par la foi commune et non plus seulement par
l’effort individuel[241].
Combien, au contraire, étaient douces aux oreilles des
déshérités ces paroles d’égalité devant Dieu, du rachat des âmes par le Fils
de l’Éternel insulté, bafoué, battu de verges et mort sur la croix des
esclaves ! La passion du Christ était leur propre histoire et la Bonne Nouvelle
paraissait apportée surtout aux petits. Le héros des anciens jours avait été
le fort et le vaillant, Hercule ou Thésée, puis le sage ; le héros des temps
nouveaux allait être le saint, et chacun pourra le devenir, car c’était par
le sentiment, non par la science, que le christianisme entendait conquérir le
monde.
Pour l’enseignement ordinaire, point, à cette époque ;
d’ambitieux systèmes ni de discussions subtiles sur l’essence des choses ;
point de minutieux préceptes ni de loi difficile à comprendre. Le salut,
c’est la foi en celui qui s’est rendu
visible afin d’amener les hommes à l’amour des choses invisibles[242], et l’Esprit
qui souffle où il lui plaît la donne par la grâce. La loi,
c’est le Sermon sur la montagne, avec les adorables paraboles dont il a été
dit : le ciel et la terre passeront, mais mes
paroles ne passeront point. Pour obtenir le ciel, il ne faut que
croire et aimer. Platon était arrivé au même point que le christianisme,
lorsqu’il avait mis la règle de la morale dans l’imitation de Dieu, Όμοίωσις
τώ Θεώ. Mais son Dieu n’est pas un homme,
et l’idéal qu’il propose est inaccessible. Tertullien, au contraire, put dire :
Après Jésus, nous n’avons rien à apprendre ;
après l’Évangile, nous n’avons rien à chercher[243]. Voilà le modèle
et la règle.
La théologie chrétienne, malgré les obscurités où saint
Paul l’avait engagée, était pleine de vie et de lumière. Elle se
personnifiait en un Dieu séparé absolument de la nature, où Marc-Aurèle
l’enveloppait encore ; et en l’Homme-Dieu, vainqueur du mal et de la mort,
montré aux hommes comme type de perfection ; plus tard sera proposée aux
femmes l’imitation de la Vierge Mère et de son amour infini. Métaphysique
sans ombre, où pourtant de puissants esprits trouvaient matière aux plus
hautes spéculations ; ciel sans nuage, où il semblait que tout pût se voir,
se toucher et se comprendre. Or, dans la lutte entre des croyances, la
victoire est toujours à celle qui a les formules les plus précises et les
symboles les mieux arrêtés. Le dieu suprême de la race aryane, Jupiter, avait
été le Ciel Père[244], le christianisme
le remplaçait par Notre Père qui est au ciel,
et ce changement était toute une révolution.
Le culte était pur ; point de sacrifice sanglant et rien
qui ne tendit à éveiller les meilleurs sentiments de notre nature : des
chants, des prières, la lecture de l’Évangile et le grand acte de la
communion directe avec Dieu. Si quelques-uns, qui faisaient déjà du
christianisme la religion du Dieu des vengeances divines, voulaient lui
donner des dehors tristes et lugubres, pour le plus grand nombre il était la
religion du Bon Pasteur qui veille sur son troupeau, qui le défend contre les
loups ravisseurs et qui rapporte sur ses épaules la brebis égarée. Cette
image de grâce, de bonté et d’amour, fréquentent répétée dans les plus anciennes
catacombes de Rome[245], était alors le
symbole préféré de la foi chrétienne. Comme en celle-ci, tout était
espérance, tout, même dans la mort respirait le calme et la sérénité. Une
colombe représentait l’âme s’élevant vers les cieux ; un agneau, la troupe
des fidèles ; une seule vigne couvrant les murs de la chambre sépulcrale de
ses rameaux nombreux et de ses grappes vermeilles montrait, par un symbole
gracieux encore, l’unité de l’Église, ses progrès et les fruits abondants et
doux de la foi. La croix, le signe du Seigneur[246], que le moyen
âge mettra partout, avec les plaies saignantes et la tragique figure du
crucifié, est rare dans les catacombes, mais tout y faisait songer : le
fidèle qui les mains étendues élève à Dieu sa
pensée pure[247] ; le navire
glissant sur l’onde avec ses voiles gonflées que portent le mit et les
vergues ; l’oiseau qui monte dans les airs sur la
croix de ses ailes et qui semble porter à Dieu une prière[248]. La symbolique
chrétienne est née des pastorales évangéliques et du besoin de cacher sur les
tombeaux, aux yeux des païens, la foi qui restait visible pour les croyants.
Ainsi, simple et profonde dans son dogme, pure dans sa
morale, miraculeuse dans ses traditions et apparaissant aux hommes sous la divine
figure du doux Maître de Galilée, cette doctrine avait tout à la fois le
merveilleux nécessaire aux esprits amoureux de surnaturel et l’élévation
réclamée par ceux qui entendaient raisonner leur foi tout en y cédant. Aux
âmes inquiètes ou malheureuses, elle apportait ce que celles-ci ne trouvaient
pas ou ne trouvaient qu’imparfaitement dans les cultes orientaux et dans les
philosophies : une promesse de salut, par conséquent, une espérance. L’esprit
du temps voulait des prophéties, des exorcismes, des miracles ; l’Église en
faisait, car le ciel en fait toujours quand la conscience des multitudes le
demande. Les disciples de Jésus, dit
saint Irénée, ont reçu de leur maître le don des
miracles ; ils exorcisent les démons, prédisent l’avenir, guérissent les malades
et ressuscitent les morts[249].
Quel était leur nombre vers la fin de la période antonine
? Tertullien, avec son imagination ardente, voyait les chrétiens remplissant
les cités et les bourgs, les camps et les tribus, le forum et le sénat[250]. Mais le païen
de l’Octavius les appelle encore le peuple
des ténèbres[251]. En réalité,
ils étaient une très faible minorité comparés à la masse des habitants de
l’empire. Le premier devoir des chrétiens était le soin des pauvres. Or une
lettre du pape Corneille en l’année 251, où il est dit que l’Église de Rome
avait à secourir quinze cents indigents, veuves et malades, ne permet pas de
supposer que cette communauté fût bien considérable[252]. Soixante ans
plus tard, la grande cité, gardienne de ses vieilles divinités, était pleine
encore de païens ; Constantin ne trouvera pas un chrétien dans le sénat, et,
à la fin du quatrième siècle, Symmaque en comptera bien peu dans les grandes
familles romaines ; mais à quoi bon des calculs et des hypothèses sur le
nombre des chrétiens ? Ce sont les minorités ardentes qui font les
révolutions, et l’ardeur ne manquait pas aux chrétiens qui, après l’édit de
tolérance de Gallien, en 260, se multiplièrent rapidement.
Les lettrés et la haute société romaine ne connaissaient
pas, au deuxième siècle, le christianisme, ou le connaissaient fort mal :
témoin Tacite, Suétone, Juvénal, Pline le Jeune, Plutarque, Lucien, Hadrien
et Marc-Aurèle lui-même. Dans les œuvres d’Apulée, un contemporain, un
compatriote de Tertullien et un homme curieux des
choses divines, il ne se trouve pas un mot d’où l’on puisse
conclure qu’il en ait soupçonné l’existence[253]. Quelques-uns
le prenaient pour une des innombrables sectes philosophiques. Quand Novatius
sortit de l’Église : Je passe, dit-il,
à une autre philosophie[254]. Mais chaque
jour sa force augmentait, parce que, seul, il guérissait de cette maladie
inconnue des générations sceptiques et joyeuses, que l’auteur des
Pseudo-Clémentines exprimait d’un mot : J’ai mal
à l’âme[255] ; et comme il
donnait confiance dans l’avenir d’outre-tombe, il animait d’un ardent esprit
de prosélytisme tous ceux qui venaient à lui. Dès qu’une communauté de
fidèles s’était formée, elle ne tardait pas à s’accroître comme la grange s’emplit de bon grain au temps de la
moisson[256], et il s’y
trouvait bien vite quelqu’un qui acceptait comme un ordre donné à tous cette
parole du maître : Ite et docete gentes.
Il prenait le bâton de voyage, partageait son bien entre les pauvres, sûr
d’être assisté partout on il rencontrerait des frères, et s’en allait fonder
une chrétienté nouvelle. Rien n’arrêtait les missionnaires de la foi, ni la
longueur du chemin ni la colère des populations blessées par ces contempteurs des dieux dans les habitudes
et les affections de leur vie publique et privée. Si jamais hommes ont paru à
leurs contemporains d’irréconciliables ennemis de l’ordre établi, ce furent
assurément ces chrétiens qui, à chacun de leurs pas au milieu de cette
société, se heurtaient contre une idole qu’ils voulaient briser ou contre une
coutume qu’ils appelaient sacrilège. Quelques-uns périssaient dans les
tumultes populaires ou, depuis Trajan, étaient, comme rebelles, envoyés par
le magistrat aux carrières et aux mines ; un petit nombre, judiciairement
condamné, avait péri dans les amphithéâtres ou sous la hache du bourreau.
Cependant l’Église commençait à sortir de l’ombre qui
avait protégé ses débuts ; déjà quelques docteurs païens étaient passés dans
ses rangs, et Justin venait de la produire audacieusement au grand jour. Elle
allait grandir rapidement et, à partir du règne de Commode, pénétrer
réellement dans la haute société romaine. La puissante et simple originalité
de son dogme lui donnait une grande force d’attraction, et cette organisation
épiscopale que le sacerdoce païen n’avait pas connue, lui permettait de
mettre l’unité dans son action et dans ses conseils, comme de soutenir la
propagande de chacun par les efforts de tous.
Pour les esprits cultivés, le vieux naturalisme était
mort, et les philosophes arrivaient à une nouvelle conception du divin, qui,
par son principe et ses applications, était un grand progrès dans la genèse
religieuse de l’humanité. Cette conception se rapprochait singulièrement de
celle des chrétiens. En outre, le Nouveau Testament n’est, en son entier,
qu’une prédication morale qui laisse fort peu de place à la prédication
dogmatique ; la philosophie, de son côté, renonçait aux ambitions
métaphysiques des anciennes écoles. Le christianisme trouvait donc, dans la
société païenne, une foule d’éléments qu’il pouvait revendiquer comme
conformes à sa nature, et qui lui servaient à entrer au cœur des populations
pour l’incliner doucement vers lui :
La pure morale de Sénèque, d’Épictète et de Marc-Aurèle,
avec tous leurs préceptes d’examen de conscience, de direction et de
prédication ;
L’idée de la commune origine des hommes et du sentiment
nécessaire de la fraternité ;
La charité, comme vertu essentielle ;
Le dédain des choses de la terre et des plaisirs du corps,
comme principal moyen de perfectionnement moral ;
L’amour dé la pauvreté, même celui de la mort, qui
poussait tant de stoïciens au suicide et tant de martyrs au sacrifice
volontaire ;
La théodicée de Philon, de Plutarque, des platoniciens et
de Maxime de Tyr, avec leurs esprits intermédiaires entre l’homme et Dieu ;
L’idée de l’unité divine avec la croyance aux peines et
aux récompenses ;
La régénération enfin par l’initiation aux mystères, par
le baptême sanglant du taurobole ou le baptême de l’eau, par l’oblation du
pain et du vin, par l’onction sainte au front des mystes[257]. Votre religion, disait saint Justin aux
adorateurs des dieux, n’est qu’un christianisme
incomplet ; et Clément : Comme les
Bacchantes ont dispersé les membres de Penthée, les sectes philosophiques ont
divisé à l’infini l’indivisible lumière du Verbe[258] ; et il
présentait la nouvelle doctrine comme l’achèvement de l’œuvre commencée par
la raison humaine. Tertullien, qui rompt si fièrement avec la philosophie, a
écrit la phrase célèbre : Testimonium animæ
naturaliter christianæ ; quantité de pères et de docteurs ont
partagé ce sentiment, dont saint Augustin a donné la formule la plus complète
: Si les platoniciens changeaient un petit nombre
de mots et de pensées, on les prendrait pour des chrétiens[259].
Ce christianisme philosophique semble même, par un signe
extérieur, se rapprocher des anciennes philosophies et vouloir, aux yeux de
la foule, se confondre avec elles. Des chrétiens prenaient le manteau des
philosophes ; comme eux, ils venaient sur la place publique gourmander le
peuple, lui reprocher ses vices, annoncer le Dieu unique et subsistant par
lui-même, Celui qui dans la
Bible se définit : Ego sum qui
sum, et qu’à Delphes on honorait d’un seul mot : εϊ, tu es. Si l’on s’étonnait de trouver
quelques nouveautés dans leurs discours, ils répondaient : Nous n’enseignons rien de nouveau ni d’extraordinaire,
rien que ne recommandent les livres des écoles et la commune sagesse[260].
L’art chrétien naissant se greffait aussi sur l’art antique,
qui allait mourir. Mais il faut bien le reconnaître au risque de contredire des
enthousiasmes faciles à s’exalter, les peintures des catacombes ne sont que
des essais informes. Ces débuts de l’art chrétien sont à l’art véritable ce
que les vagissements d’un nouveau-né sont à la voix virile qui remplit le
sanctuaire. On voit bien que ces fresques furent l’œuvre de pauvres artistes
travaillant pour de très pauvres clients. Deux choses s’y marquent qui
dureront : le symbolisme et le mépris de la forme.
Dans les plus anciennes catacombes, nombre de décorations
sont empruntées à des sources païennes, mais détournées de leur sens antique
pour répondre à des sentiments nouveaux. On y voit Orphée jouant de la harpe
devant les bêtes sauvages ; c’est le Christ qui apaise les instincts
farouches ; Bacchus est le dieu de la vendange céleste ; Psyché, l’amour
divin ; le Jourdain, le dieu des fleuves. Le Bon Pasteur qui porte sur ses
épaules l’agneau fatigué, figurant l’humanité souffrante, pourrait être pris
pour l’Hermès Kriophoros ou pour le Pan rustique. Ulysse attaché au mât de
son navire, afin de n’avoir rien à craindre des dangereuses chansons des
sirènes, c’était l’Église traversant, sans y succomber, les tentations du
monde[261].
Le grain de blé qui renaît à la vie après avoir pourri dans la terre, le
raisin foulé au pressoir d’où le vin s’écoule, avaient été, dans les mystères
d’Eleusis, des symboles de résurrection ; ils le furent encore pour le
chrétien. Le poisson, si souvent représenté, n’appartient pas à la mythologie
gréco-latine[262]
; mais, autour des représentations symboliques de la foi nouvelle, les
guirlandes de feuillage, les vases de fleurs et de fruits, les oiseaux, etc.,
rappelaient l’art décoratif des païens[263]. Rien, en
effet, dans l’éternelle transformation des choses, ne s’improvise. Pour exprimer
des croyances nouvelles, les premiers artistes chrétiens prenaient des formes
anciennes, comme les premiers Pères de l’Église ont si souvent pris le
langage de Sénèque et de Platon. Niais ce double hommage au passé sera vite
oublié. Les théologiens combattront les philosophes, et l’art nouveau
achèvera de tuer l’art ancien. Celui-ci avait réalisé la plus parfaite
harmonie entre le corps et l’âme. A Jupiter, Phidias donnait la majesté, avec
une forme puissante et fière qui est restée le type de la beauté virile. Le christianisme,
ennemi de la chair, la réduira à n’être qu’une enveloppe transparente et
fragile, et sur ces corps émaciés on ne retrouvera plus la beauté idéale en
laquelle le Créateur doit se complaire, puisqu’elle est l’œuvre de ses mains.
L’art chrétien ne sera un art véritable que le jour où, avec Raphaël, il
redeviendra païen, en joignant au culte de l’expression celui de la forme.
VII. — RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
La conquête du monde par les Romains a eu pour
conséquences nécessaires quatre révolutions.
Une révolution politique : la cité, devenant un
univers, a dû remplacer le gouvernement de plusieurs par celui d’un seul.
Une révolution sociale : les vaincus ont pris la
place des vainqueurs par la puissance du nombre, du travail, de
l’intelligence, et les lois étroites et dures de la république sont devenues
les lois générales et humaines de l’empire.
Une révolution philosophique : les diverses écoles
se sont mêlées, comme se mêlaient tous les peuples, et leurs systèmes ont
abouti à une grande synthèse. Au lieu de la métaphysique qui divise, parce
qu’elle provient de vues particulières de l’esprit, elles n’ont plus étudié
que la morale qui réunit, parce qu’elle sort de la nature humaine, laquelle
est la même partout.
Une révolution religieuse : d’abord, aux cultes locaux
Rome impose celui de Rome et des Augustes ; il n’est pas une ville où ne
s’élève leur autel : c’est la religion nationale. Mais voici venir la
religion universelle. Pour la première fois, le monde verra un culte qui ne
tient ni à une cité, ni à un peuple, ni à un empire : une religion sans
patrie, qui, du moins, n’en voudra d’autre que celle du genre humain[264].
De ces quatre révolutions, la première a été l’objet de
nôtre récit depuis les Gracques jusqu’à Tibère ; la dernière, commencée en
même temps que les trois autres, ne s’accomplira que longtemps après les
Antonins ; la seconde et la troisième sont exposées dans le tableau qui vient
d’être tracé de la société romaine aux deux premiers siècles de notre ère.
Si ce tableau est vrai, on sera forcément amené à croire
que cette société avait, dans ses institutions civiles et dans ses mœurs, des
forces de conservation ; dans ses idées, des forces de renouvellement. Qu’on
réfléchisse à l’habileté de son gouvernement où s’étaient succédé plus de
princes sachant accomplir les devoirs de leur charge que les monarchies
absolues n’en présentent pour un même espace de temps[265], à la
discipline de ses légions, à la vie active et large de ses populations, à la
forte constitution de la famille et de la cité, à la sagesse de ses grandes
écoles de législation et de philosophie dont le dernier mot était l’unité de
la raison, du droit, de l’humanité et du principe immatériel de l’univers :
alors on reconnaîtra que l’empire des Antonins était un corps robuste dont la
vie intellectuelle avait de la grandeur.
Il est vrai que les Romains conservaient trois iniquités :
l’esclavage, l’abominable dureté des lois pénales et l’outrageante
distinction qui séparait l’humilior de
l’honestior. En outre, le désaccord
entre les doctrines des sages et la vie de la foule était grand dans cette
société avide de plaisirs, qui tenait, comme tant d’autres, bien plus à ses
vices qu’à ses croyances. Mais l’esclavage, avec sa conséquence naturelle,
l’atrocité des peines, était une institution du droit des gens que le christianisme
n’a pas supprimée, parce que le temps seul et les progrès de la pensée
humaine pouvaient en avoir raison ; la contradiction entre les mœurs et
l’idéal enseigné est d’ailleurs de toutes les époques. Si l’empire n’avait
pas renfermé d’autres causes de ruine, il n’aurait pas succombé à ces maux.
Malheureusement, dans cette société aristocratique, il ne se trouvait pas
d’aristocratie capable de défendre et de contenir son chef tout-puissant, et
ce chef ne comprenait pas qu’au lieu de considérer l’empire comme un domaine
héréditaire, il devait, à l’exemple de Nerva, de Trajan, d’Hadrien et
d’Antonin, le léguer au plus digne. Les droits du sang l’emportaient sur ceux
de l’État. Marc-Aurèle s’est choisi un successeur impropre, par son âge et
par ses vices, à l’exercice du pouvoir absolu ; et ce pouvoir sans limites,
Septime Sévère le donnera au fils qui aura voulu l’assassiner, de sorte que
les orgies du despotisme recommenceront. Sous la pression administrative, la
vie cessera de circuler librement dans le corps social qui s’affaissera,
tandis que l’armée, de jour en jour plus étrangère à la population civile,
troublera l’État par de continuelles révolutions et ruinera ses finances,
tout en perdant elle-même, dans l’universel désordre, sa discipline et sa
force. Enfin la crise religieuse approche.
Il semble que chrétiens et païens auraient pu s’entendre,
puisque, par certains côtés, le christianisme était la formule religieuse des
philosophies païennes. Mais d’une extrémité du
monde social à l’autre, les vérités se rencontraient sans se reconnaître[266], et la passion
populaire rendit inutile la bonne volonté des évêques et des princes. Si la
tourbe des grandes villes criait : Les chrétiens
aux lions !..., si les beaux esprits les poursuivaient de
sarcasmes insultants et de caricatures qui devaient leur paraître une
abomination[267],
dans les rangs du nouveau peuple se trouvaient aussi des violents qui, au
lieu de chercher, comme Justin et Clément d’Alexandrie, à réunir les fidèles
de Platon aux disciples du Christ, creusaient entre eux un abîme. Hermias
essayait de prendre la verve de Lucien pour livrer, dans un pamphlet pieux,
les philosophes à la dérision, en faisant ressortir les contradictions de
l’ancienne métaphysique[268]. Tout en vous, leur dit-il, n’est que ténèbres, nuit trompeuse, perpétuelle illusion,
abîme d’ignorance. Philosophes, voyez comme l’objet de votre poursuite
ardente fuit devant vous d’une fuite éternelle ; combien la fin que vous vous
proposez est inexplicable et vaine. Ce ne sont pas les croyances seules,
c’est l’esprit même de la société païenne que l’Église se propose de changer.
La liberté philosophique de la Grèce, avait créé la science ; l’idéalisme
mystique, qui va, pour des siècles, prendre possession des intelligences
supérieures, n’aimera que les spéculations théologiques. En tête de son
livre, Hermias avait mis le mot de saint Paul[269] : La sagesse de ce monde est folie devant Dieu,
et Tertullien le répète avec colère. Cette civilisation que les sages
auraient voulu sauver en la pénétrant doucement de l’esprit nouveau, il la
maudit ; les compromis, il les repousse avec horreur ; il ne veut même pas
que le chrétien accepte d’être magistrat ou soldat, qu’il célèbre la victoire
ou la fête de l’empereur. Lui, du moins, se contente de cette désertion des
devoirs civiques, mais il en est qui crient : Malheur aux riches ! et
qui appellent de leurs vœux la destruction de l’empire. Vers l’an 250, un
autre Africain, Commodianus, laisse éclater sa joie à l’annonce d’un
formidable assaut que les Goths et les Perses vont donner aux provinces
romaines. Qu’enfin, s’écrie-t-il, disparaisse cet empire de l’iniquité ! Il croit
Rome déjà tombée et la voit pleurant dans
l’éternité, elle qui se vantait d’être éternelle ![270]
Rome n’est pas seule condamnée ; le monde même va périr.
Dans le peuple circulaient les oracles irrités de la Sibylle. a Malheur aux
femmes qui verront ce jour ! Une nuée sombre entourera le monde immense. Les
flambeaux célestes se heurteront les uns contre les autres, et les étoiles
tomberont dans la mer. Un fleuve de feu coulera du ciel, il consumera la terre,
et les hommes grinceront des dents, lorsqu’ils sentiront le sol s’enflammer
sous leurs pieds.... Tous, pères, mères, enfants, viendront brûler dans la
fournaise divine, et l’on entendra mugir le vaste Tartare. Au milieu de leurs
tortures, ils appelleront la mort, mais la mort ne viendra pas[271]. n Tertullien,
qui était né dans les derniers jours d’Antonin, répète ces paroles funestes :
Ah ! que je rirai ! Quel bonheur, quel transport
pour moi de voir ces puissants dont on a fait des dieux, et leurs courtisans,
et leurs magistrats persécuteurs, et ces sages philosophes brûlant pêle-mêle
avec leur Jupiter dans un feu vengeur ! Alors l’acteur tragique poussera de
vrais cris dans sa propre détresse, le comédien amolli fondra dans les
flammes, et le cocher du cirque paraîtra sur un char de feu, tout rouge
lui-même des flammes éternelles[272]. Sombres
images, cris désespérés et menaçants qui devaient jeter la terreur et la
haine dans le cœur des païens.
D’autre part, le polythéisme, religion officielle de
l’État, ne voulait pas abdiquer aux mains de ces mendiants
du Christ ; et, comme l’Hercule revêtu de la tunique fatale, Rome
ne pourra l’arracher de son flanc qu’en déchirant sa chair. Aussi la défiance
et la haine diviseront les citoyens ; à une persécution cruelle succédera une
demi tolérance ; le sang va couler à flots, et le glorieux esprit qui avait
fait les civilisations grecque et latine se voilera pour des siècles. Alors
cet empire qui avait été pour tant d’hommes une bénédiction, affaibli par la
guerre religieuse, au moment où tout le monde barbare s’agite pour de
formidables invasions, sera ensanglanté jusqu’au fond de ses provinces par la
guerre étrangère, et les peuples, qui avaient si longtemps vécu tranquilles à
l’ombre de leur vigne et de leur figuier, verront les feux ennemis s’allumer
au milieu de leurs campagnes.
C’en est fait pour toujours de la paix romaine et, pour bien des siècles, de
la science et de l’art ; mais il allait être donné au monde une grande
espérance.
|