I. — L’EMPEREUR ET LA NOUVELLE NOBLESSE.
En racontant l’histoire de l’empire depuis Auguste, nous
avons mis ce gouvernement en action et montré les rouages fort simples qui
composaient l’immense machine. Il suffira donc de quelques mots pour résumer les
détails épars dans le récit[1].
Les Romains n’étaient point des théoriciens, et ils
n’auraient rien compris à nos dissertations sur le contrat social. La cité,
l’État, ou, comme les anciens l’appelaient, la république, avait été
organisée à l’origine dans un but de défense mutuelle contre l’ennemi du
dehors, et non avec le désir d’assurer à chacun la vie la plus indépendante.
Il en avait été de même, dans la famille et dans la tribu, où le père et le
chef de clan disposaient de tout. Le premier besoin est de vivre, et aux
temps anciens on ne pouvait vivre sans une forte discipline de famille et de
cité. Plus qu’aucun autre peuple, les Romains furent forcés, par les
circonstances historiques de leur existence nationale, d’établir cette
énergique discipline et de la conserver. Le citoyen avait donc fait abandon
de tout droit à l’État en échange de la sécurité, ou plutôt il s’était trouvé
naturellement subordonné, sous la république, au pouvoir absolu des
magistrats, même pour sa vie privée où le censeur pénétrait, comme il le fut
sous l’empire au pouvoir absolu du prince. Il semble que, dans le premier
cas, la liberté existât parce qu’elle pouvait passer et se mouvoir entre ces
divers magistrats annuels qui, étant toujours deux au moins dans la même
charge, avec le droit d’intercession l’un contre l’autre, se faisaient
équilibre. Ce fut, en effet, ce qui eut lieu aux beaux jours de la république
romaine. Mais ces magistrats, égaux en autorité, pouvaient aussi s’entendre
au lieu de se contenir ; il en arriva ainsi depuis les Gracques, lorsqu’une
aristocratie étroite confisqua toutes les fonctions publiques, même le veto tribunitien. Cette déviation du principe
constitutionnel devint la loi de l’empire. Les prérogatives, autrefois
divisées et données pour un temps fort court, furent, après César, réunies et
abandonnées au prince pendant sa vie entière, de sorte qu’il ne fut permis à
personne d’arrêter un acte de celui qui n’avait pas de collègue, et que ses
sentences comme juge furent irréformables, puisque la provocatio ad populum était impossible contre
le tribun perpétuel qui, représentant du peuple entier, agissait en soir lieu
et place. La suppression du double droit de veto
et d’intercessio constitua le pouvoir
absolu, et ce fut la seule différence entre le régime républicain et le
régime impérial. Au fond, l’idée de la toute-puissance de la cité ou de
l’État se retrouve, dans l’un comme dans l’autre, représentée à l’époque des
Catons par plusieurs, au temps des Césars par un seul. Aussi l’empire ne
sembla-t-il d’abord qu’une forme de la république, comme nos pères purent le
croire un instant, quand ils lurent sur les monnaies la double légende :
République française, Napoléon empereur.
Une fois, en effet, que cette réunion de tous les pouvoirs
dans la même main, c’est-à-dire la permanence de la dictature temporaire de
l’époque républicaine, eut été admise par les uns comme la fin des discordes
civiles, imposée aux autres par les quarante-cinq légions d’Octave, il n’y
eut pas, à l’établissement du principat, un grand étonnement dans le monde
romain, ni un changement considérable dans ses lois. Cependant, si petite que
la différence parût aux contemporains, elle était profonde. Un écrivain du
second siècle, Appien, le dit en sa préface : César
garda le nom et les formes de la république, mais s’empara de tout le
pouvoir, et ses successeurs ont conservé ce qu’il avait pris. Ils s’appellent
empereurs : en vérité ils ont l’autorité d’un roi. Les
jurisconsultes parlent de même, avec leur habituelle rigueur. Comme les circonstances avaient donné le pouvoir à un
petit nombre, dit Pomponius, il
arriva, grâce aux factions, qu’il fut nécessaire de confier à un seul le
gouvernement de la république, quand le sénat se trouva incapable
d’administrer honnêtement les provinces. Ce pouvoir fut celui du
roi le plus absolu, puisqu’il ne se trouvait dans ce gouvernement ni corps
héréditaires ayant les mêmes intérêts que le prince, et cependant capables de
le contenir, ni les fortes croyances qui, tout en enveloppant la personne
royale d’un religieux respect, lui imposent certaines réserves. Les
jurisconsultes avaient même eu l’attention d’épargner au prince toute
hésitation sur son omnipotence, en lui fournissant des formules de droit très
logiquement déduites du principe de la souveraineté nationale[2], et qui faisaient
de la raison individuelle d’un homme la raison collective de la nation
entière, de la volonté du prince la loi du peuple. Le prince, disaient-ils, n’est
pas tenu d’observer la loi[3] ; et la loi est
son bon plaisir, tout comme la justice, car il casse les arrêts et il les
réforme[4].
Autrefois, quand le peuple réuni en centuries voulait faire
acte de législateur, il fallait le forum ou le Champ de Mars, la consécration
des pontifes, la convocation indiquée trente jours à l’avance, dies justi, le drapeau sur le Janicule[5], la proposition
d’un magistrat qui ne laissait à la nation souveraine que le choix entre un
oui ou un non, et la loi faite était encore soumise au veto des dieux exprimé
par les augures. Pour rendre un arrêt irrévocable, comme juge suprême, pour
établir une prescription qui commande l’obéissance absolue, le prince n’est
gêné par aucune de ces formalités qui donnaient à la réflexion le temps de se
produire, à la sagesse le moyen de revenir sur un acte précipité. Le ciel
même ne peut contrarier ses desseins, car il est grand pontife et il fait au
besoin parler les dieux suivant sa volonté[6]. Un décret, un
édit, une lettre, une parole, suffisent, et il n’est pas seulement le maître
absolu de la loi, dominus legum[7], il l’est encore
des biens et de la personne de ses sujets[8]. Enfin chaque
année, à l’anniversaire de l’avènement du prince, les gouverneurs font
renouveler par les soldats et par les peuples le serment d’obéir à cette
volonté sans limite et à ce pouvoir sans contrôle[9]. Caligula avait
déjà dit l’équivalent du mot fameux : L’État,
c’est moi ![10]
Les parents de l’empereur n’avaient aucun privilège,
excepté le César ou héritier présomptif dont nous allons parler.
L’impératrice était seulement la première des matrones, et, pour confondre en
elle la majesté du rang avec la pureté de la vie, au théâtre, c’était au
milieu des vestales que l’Augusta
allait s’asseoir[11].
L’empereur qu’on appelle Votre Éternité[12], ou Votre
Sainteté, veut être obéi, même après sa mort. S’il a un fils, ce fils lui
succède. S’il n’en a pas, l’adoption lui en donne un qu’il nomme César et
prince de la jeunesse, c’est-à-dire chef des chevaliers ; qu’il investit de
la puissance tribunitienne et consulaire, et à qui passent, sans difficulté,
le jour où l’Éternité meurt, le reste
des titres et des pouvoirs. C’est un sénatus-consulte qui les lui donne, et
ce décret des Pères, on l’appelle la loi royale.
En fait, tant qu’il a des enfants, c’est-à-dire des héritiers naturels ou
d’adoption, l’hérédité existe, sous la garantie du donativum aux soldats et avec la formalité de l’assentiment
sénatorial[13].
En droit, l’élection est le principe constitutionnel, et ce principe est
appliqué par le sénat, plus souvent par les légions qui, uniquement composées
de citoyens, semblaient représenter le vrai peuple romain ; une fois même, pour
Gordien III,
il le fut par la populace de Rome. Mais cette élection, résultat d’une surprise,
d’une violence ou de la corruption, est toujours l’œuvre de quelques hommes entreprenants,
jamais celle de la nation qui n’a aucun moyen d’intervenir dans le choix de
son maître, ni par elle-même, puisqu’elle est dispersée sur toute la surface
de l’empire, ni par ses représentants, puisqu’elle n’en nomme pas, et qui
d’ailleurs aime l’autorité impériale, sans même se soucier de savoir qui la
détient.
Tacite disait, à propos des retards de la flotte
frumentaire, que la vie de Rome était à la merci des vents et des flots.
C’est de l’empire tout entier qu’il faut dire que son repos et sa sécurité
dépendaient du double hasard des circonstances et des hommes. Ce peuple, si
prévoyant sous la république, n’avait rien su prévoir sous l’empire, et cent
millions d’hommes confiaient leur sort à la
divinité aveugle. On a élevé mille
temples à la Fortune,
dit Fronton à Marc-Aurèle, et, pas un à la Raison[14].
Cette raison, d’ailleurs, qu’aurait-elle conseillé ?
Beaucoup de closes sans doute que l’histoire aperçoit, mais que les
contemporains ne voyaient pas. Si quelques hommes, sous les premiers Césars,
avaient regretté la république, c’est-à-dire la toute-puissance de deux cents
familles sénatoriales, leur opposition n’avait pas été populaire. Tacite
lui-même ne demandait pas une organisation nouvelle du pouvoir, et il était
bien près de blâmer Thraséa de son sacrifice inutile[15]. La philosophie
reprenait la thèse de Platon : elle estimait que le meilleur des
gouvernements était celui d’un homme, représentant des dieux sur la terre et
réglant toute chose avec sagesse[16]. Dans l’empire,
ce qui charme Aristide, comme tous les écrivains provinciaux, c’est le rôle
que l’empereur remplit de grand justicier, διxαστής
μέγας, protégeant la fortune, l’honneur
de chacun et de tous[17]. Philon avait
dit dès le temps de Caligula : Il n’est pas bon
que le pouvoir appartienne à plusieurs. Bossuet ne parlera pas
autrement sous Louis XIV.
C’est que, à certains égards, les deux pouvoirs se ressemblent. Comme nos
rois ont pris la place des seigneurs féodaux, les empereurs avaient pris
celle des proconsuls républicains : révolution qui, aux deux époques, fut
bénie des populations. Les provinciaux savaient bien que la monarchie absolue
a aussi ses dangers, et au troisième siècle ils voudront se détacher de
l’empire qui ne saura plus les défendre ; mais jusqu’à présent ils l’ont
considéré comme la meilleure garantie de leurs intérêts[18].
Aussi ce gouvernement n’avait besoin, pour se faire obéir,
ni de soldats dans les cités, ni d’innombrables agents dans les provinces.
Ses armées étaient à la frontière, en face de l’ennemi, et l’on verra tout à
l’heure combien ses fonctionnaires étaient peu nombreux.
En réalité, jamais gouvernement n’a rencontré moins
d’adversaires, quoiqu’il ait été l’objet d’innombrables compétitions.
Personne, depuis Chéréa, n’a songé à changer l’empire ; mais beaucoup ont
réussi à changer l’empereur. Qu’un homme, en effet, se fasse dieu sur la
terre, sans être protégé, dans cette usurpation, par l’absolue confiance des
sujets en sa nature particulière, et il donnera la tentation aux audacieux de
le renverser pour prendre une si belle place. L’empire aura donc la vie qu’il
mérite : une suite de révolutions, non de doctrines politiques, mais de personnes.
L’heureux intermède des Antonins a été une accalmie qui ne se reproduira
plus, parce qu’on ne pouvait compter deux fois sur ce miracle d’une
succession d’hommes supérieurs qui, par sagesse, s’imposeraient la modération
que les institutions ne leur commandaient pas. Aussi les convulsions qui
avaient précédé les règnes de Vespasien et de Trajan reparaîtront après Marc
Aurèle avec une plus désastreuse énergie : à l’avènement de Dioclétien, sur
quarante-neuf empereurs, sans parler des trente tyrans, on n’en pouvait
compter que onze ou douze qui eussent atteint naturellement le terme de leur
existence.
Qui aurait conjuré ces désordres ? Était-ce le sénat ?
Cette assemblée avait été renouvelée par les Flaviens et les Antonins. Les
vieilles familles romaines, décimées par mille causes, disparaissaient
rapidement. Le second triumvirat à lui seul avait coûté la vie à trois cents
sénateurs et à deux mille chevaliers : voilà pour la guerre civile. Sous
Claude, trente-cinq sénateurs et trois cents chevaliers périrent. Mais
comment compter les victimes de Caligula, de Néron, de Domitien, et de la
meurtrière anarchie des années 68 et 69 ? Dès le temps d’Auguste et de
Tibère, on manquait de patriciens pour les fonctions religieuses, et presque
à chaque règne les empereurs étaient obligés d’en faire. Afin de combler les
vides dans la curie dépeuplée, Claude l’ouvrit aux Gaulois, Vespasien aux
nobles de tout l’empire. Ce n’était point caprice, mais nécessité, car les
deux ordres équestre et sénatorial, d’où sortaient tous les agents de
l’administration publique, ne comptaient plus alors que deux cents gentes.
Pour reconstituer le corps aristocratique épuisé, le premier des Flaviens
appela dans Rome, du fond des provinces, mille familles municipales.
Ce que Vespasien faisait pour la haute administration, il
fallut le faire pour la judicature. A Rome, les cinq décuries de juges,
composées de chevaliers et de ducénaires, se dépeuplaient comme le sénat ; on
les compléta avec des chevaliers provinciaux. Pline, vieil Italien qui ne
comprend ni cette politique nécessaire ni cette loi de l’histoire que les
aristocraties fermées ne se conservent pas, s’écrie avec douleur (XXIX, 8) : Aujourd’hui on appelle un homme de Cadix ou des colonnes
d’Hercule pour juger une affaire d’un écu.
Ainsi, cent vingt-huit ans après Actium, les provinciaux
avaient tout envahi, même le pouvoir suprême, et pas un Romain d’origine ne
rentrera plus en maître dans le palais des Jules et des Claudes. Cicéron avait
dit en plein sénat (Philipp.,
III, 6) : Combien s’en trouve-t-il parmi nous qui ne soient pas
sortis des municipes italiens ? C’est de tous ceux qui étaient
quelque chose à Rome et dans l’empire qu’on pouvait dire à présent : Combien sont-ils qui ne viennent pas des cités
provinciales ? Sic vos non vobis
: Virgile n’avait pas prévu que les Romulides
auraient si vite leurs sujets pour héritiers.
Ces Espagnols[19], ces Gaulois,
siégeant au Palatin, continuèrent la politique du prince qui avait fait leur
fortune. Trajan donna la toge consulaire à un chef maurétanien, Lusius
Quietus ; Hadrien, au descendant d’un tétrarque de Galatie[20] ; Marc Aurèle, à
plusieurs Africains[21]. Deux Numides,
Fronton et Proculus, reçurent la province que l’on considérait comme le
premier gouvernement de l’empire, celle d’Asie[22]. Le proconsulat
d’Afrique était le second : vers l’an 146, il fut donné à un Paphlagonien,
qui lui-même prit pour assesseur ou membre de son conseil un décurion
d’Amastris, sa ville natale[23]. De cette même
province d’Afrique allaient sortir coup sur coup trois empereurs et un grand
jurisconsulte.
On se défiait des Égyptiens et des Grecs, qui avaient, à
Rome, mauvais renom, et arrivèrent tard à la curie[24] : les premiers
sous Caracalla ; les seconds sous les Antonins, princes à demi grecs qui
s’entouraient volontiers de gens dont ils parlaient la langue. Arrien, Hérode
Atticus, les Quintilii[25], Quadratus de
Pergame, bien d’autres encore, obtinrent alors le consulat. Le père de Dion
Cassius, un Bithynien, gouverna la
Cilicie et la
Dalmatie ; celui d’Avidius Cassius, un Syrien, eut la
préfecture d’Égypte qu’un Juif, Tibère Alexandre, et un descendant des rois
de la Commagène,
Balbillus, avaient tenue[26] ; enfin Marc
Aurèle donna une de ses filles à un chevalier d’Antioche. Ainsi s’opérait le
mélange des nations.
Martial et Juvénal, oublieux de leur naissance obscure, se
plaignaient amèrement de l’invasion de ces
chevaliers accourus à Rome du fond de la Syrie, de la Cappadoce et de la Bithynie : fils
d’esclaves qui ne laissaient ni place ni fortune à la vraie descendance de
Numa[27].
Qu’auraient-ils dit, s’ils avaient vu la région illyrienne fournir plus tard
son contingent de généraux, de pères conscrits et d’empereurs ? Ainsi, par
une loi fatale que produisait le rayonnement de la civilisation romaine
autour de l’Italie et par l’effet de la prospérité générale, il arrivait,
pour chaque province, un moment où les hommes que le maniement des affaires
municipales avait formés, ou que le commerce avait enrichis, étaient naturellement
revendiqués par l’État pour ses divers services. Au second siècle, cette
nouvelle noblesse remplissait, à Rome, le sénat ; à l’armée, le prétoire ;
partout, la haute administration. Ses mœurs étaient meilleures, ses idées
plus justes : elle ne regardait pas l’empire comme une usurpation sur ses droits,
et les vœux de son grand interprète, Tacite, n’allaient qu’à demander aux
dieux de donner au monde des princes tels que Trajan.
Rome, au temps des Antonins, n’avait donc plus, comme sous
les Césars et les Flaviens, ces continuelles intrigues contre l’empereur, ces
égorgements de conspirateurs maladroits ou de victimes innocentes. La
nouvelle aristocratie ne conspirait plus, si ce n’est à de longs intervalles
et par un reste d’habitude pris dans les traditions de ceux à qui elle
succédait. Tout au plus laissait-elle courir de petites médisances au sujet
des soupers de Trajan, des amitiés d’Hadrien ou de l’orgueil des deux
Faustine. Sénèque dit que l’Égypte mettait son esprit à commettre une foule
d’impertinences contre ceux qui la gouvernaient[28]. Rome, à cet
égard, n’était pas en reste avec Alexandrie. Ces méchants propos, que
l’esprit frondeur des grandes capitales colporte chaque jour de maison en
maison, sont la rançon du pouvoir, de la beauté, de la vertu, quelquefois le
châtiment du vice, et cette rançon, les princes intelligents la payent sans
en être troublés. Sortis des rangs de la nouvelle noblesse, les Antonins la
connaissaient bien, et, sachant qu’ils n’avaient rien à craindre d’elle, ils
lui montraient une confiance et des égards qui maintenaient une paix cordiale
entre le palais et la curie.
Ainsi, dans les provinces, des institutions locales qui,
par le double jeu d’une liberté suffisamment large et d’une responsabilité
très étroite, formaient des magistrats, dont l’État pouvait ensuite utiliser l’expérience,
et un courant constamment alimenté qui portait les plus habiles et les plus
forts aux charges publiques, aux honneurs de Rome, au sénat, même au pouvoir
suprême. Telle est la situation qui s’était produite par la force des choses
et qui avait, pour la prospérité de l’empire, les conséquences heureuses
qu’avait eues, pour la grandeur de la république, l’invasion des nobles du
Latium et de l’Italie dans la cité romaine. Ce grand mouvement de rénovation
aboutit aux Antonins. C’est parce que ces princes représentaient l’avènement
des provinciaux à l’empire et l’alliance entre l’aristocratie nouvelle et les
nouveaux empereurs, que leur domination fut à la fois paisible et forte. On
n’attribue d’ordinaire cette prospérité qu’à leurs qualités personnelles. Il
faut en tenir compte assurément, niais aussi reconnaître que ces qualités,
ayant été la condition de leur fortune, avaient dû la précéder pour la rendre
possible. Trajan fut choisi comme le plus méritant, et l’on a vu les longues
perplexités d’Hadrien, avant de désigner ceux qu’il chargea de continuer son
œuvre.
Mais au sein de cette noblesse se trouvait un germe
corrupteur les affranchis s’y étaient glissés en grand nombre. Curtius Rufus,
consul sous Tibère, était né d’un gladiateur ; Vitellius passait pour le
petit-fils d’un esclave, et, dès le temps de Néron, on disait que beaucoup de
sénateurs, la plupart des chevaliers, n’avaient pas d’autre origine[29]. Lorsque de
vieux Romains, dans leur orgueil blessé, objectaient la basse extraction d’un
de ces parvenus, l’empereur répondait : Il est le
fils de ses œuvres[30]. C’était le mot
de la politique nouvelle. Malheureusement, si, parmi ces anciens esclaves
arrivés à force d’intelligence, quelquefois aussi par d’indignes moyens, à la
liberté et à la richesse, il s’en trouvait qui pussent l’aire d’excellents
administrateurs, très peu étaient capables de fonder une de ces maisons où
des traditions de vertu et de respect de soi-même préparent à l’État de bons
citoyens. Ils comprenaient les affaires et les conduisaient bien, mais les
sentiments s’étaient rarement élevés avec la fortune : à la souplesse de
l’esprit répondait celle de la conscience, et le sens moral, le souci de la
dignité personnelle, manquaient bien souvent à des hommes qui, ayant trouvé
dans l’héritage paternel le souvenir des humiliations de la servitude, étaient,
comme le Rufus de Tacite, lâches adulateurs
envers les puissants, hautains pour les inférieurs, difficiles avec les égaux.
Voilà comme le sénat des Antonins, plus honnête politiquement que celui des
derniers temps de la république et du premier siècle de l’empire, mais
mélangé d’éléments impurs, avait à la fois tant d’expérience pour les
affaires et tant de bassesse pour le prince.
II. — LE SÉNAT ET LES CHEVALIERS.
A se contenter des apparences, le sénat occupait sur la
scène politique une large place, et ses membres semblaient si indispensables
pour la bonne conduite des affaires, ou plutôt leur résidence dans les
provinces paraissait si dangereuse, qu’ils ne pouvaient sortir d’Italie sans
la permission du prince. Il nommait aux charges et rendait des jugements[31] ; il
administrait et légiférait ; il veillait sur la religion et sur le trésor
public, ærarium ; il faisait de la
police la plus minutieuse et de la politique la plus grave par ses
conséquences : aujourd’hui recevant des ambassadeurs étrangers, ou déclarant
le Décébale ennemi public et commençant une grande guerre ; demain autorisant
un particulier à établir une foire sur ses terres[32], ou interdisant
aux avocats de rien prendre de leurs parties[33]. Les sénateurs
se disaient tout bas qu’ils étaient les héritiers de la souveraineté
nationale, qu’ils avaient plus de prérogatives que le sénat républicain,
qu’enfin ils étaient la source de toute autorité, même pour l’empereur, lex regia. Ils voyaient le prince réclamer
d’eux la confirmation de son titre, siéger à leurs côtés comme un collègue et
prendre un nom qui ne signifiait que le premier du sénat : princeps. Ils partageaient avec lui le droit
régalien de battre monnaie. Si le prince s’était réservé le privilège
d’émettre la monnaie d’or et d’argent, les pièces de bronze étaient frappées
par le sénat et portaient sa signature, S. C.[34] Enfin, à la mort
de l’empereur, les Pères décrétaient pour lui le ciel ou les gémonies ; ils
le proclamaient dieu ou tyran et cassaient ses actes ou les confirmaient. La
curie était en outre la grande école des fonctionnaires de l’empire : pour
être mis à la tête d’une légion ou d’une province, il fallait appartenir au
sénat. Certains commandements avaient même été réservés aux consulaires, et
c’était une des raisons qui obligeaient maintenant de faire chaque année
huit, même douze consuls, désignés par l’empereur et nommés par le sénat qui
leur donnait la chaise curule et le bâton d’ivoire[35]. Les termes de
l’ancienne politesse devenaient des titres officiels, et l’Ordre Magnifique n’était plus composé que de
très illustres personnages, les Clarissimes.
Leurs enfants, même les filles, étaient ainsi salués[36].
Quelle pompe dans les formules ! Quelle splendeur dans les
apparences ! Et qu’il devait se croire un puissant personnage le sénateur de
Rome qui se prenait assez au sérieux pour ne pas rire, comme l’augure, à la
rencontre d’un collègue ! Mais le sénat n’est qu’une machine commode, et
Pline, qui appelle la plus respectée des anciennes magistratures une ombre
vaine, inanem umbram et sine honore nomen[37], nous a montré,
dans son libéral empereur, un maître absolu, même des biens de ses sujets[38].
Cependant entrons un instant à la curie et voyons agir ces
hommes qui portent un si grand titre ; le Journal officiel de ce temps-là
nous permet d’assister à une séance. Nous sommes en l’année 222. Élagabal
vient d’être égorgé, traîné au croc par la ville, jeté au Tibre, et les
soldats ont proclamé Alexandre
Extrait des actes de Rome,
veille des nones de mars. L’assemblée est nombreuse ; elle invite
le prince à se rendre à la curie, et, à son entrée, le salue de ces
acclamations :
Vertueux Auguste, que les
dieux vous protègent !
Empereur Alexandre, que les
dieux vous protégent !
Les dieux vous ont donné à
nous ; que les dieux vous conservent !
Les dieux vous ont arraché des
mains d’un impudique ; que les dieux veillent sur vos jours !
Vous avez souffert comme nous
sous un impur tyran, les dieux l’ont exterminé ; que les dieux vous protègent
!
Nous serons heureux sous votre
empire ; la république sera heureuse ; que les dieux donnent longue vie à
Alexandre !
L’empereur ayant remercié l’assemblée, elle s’écrie de
nouveau :
Antonin Alexandre, que les
dieux vous protègent !
Antonin Aurèle, que les dieux
vous protègent !
Antonin le Pieux, que les
dieux vous protègent ! Nous vous supplions de prendre le nom d’Antonin.
En vous est notre salut, en
vous notre vie, en vous notre félicité !
De longs jours à Antonin
Alexandre ! Pour notre félicité, qu’il porte le nom d’Antonin !
Qu’un Antonin consacre les
temples des Antonins !
Qu’un Antonin triomphe des
Parthes et des Perses !
En vous, Antonin, nous avons
tout ; par vous, nous avons tout !
Le prince résiste ; sept ou huit fois, les sénateurs, sans
se lasser, répètent en chœur les mêmes acclamations, et, ne pouvant triompher
de l’honnête opiniâtreté d’Alexandre à refuser un nom qui lui semble trop
difficile à porter, ils imaginent soudain une autre manœuvre qui s’effectue
avec le même ensemble, pour forcer ce jeune homme qui n’a encore rien fait,
mais qui s’appelle Alexandre, à prendre le titre de Grand, donné au héros macédonien après la
conquête de l’Asie. Les clameurs recommencent ; je ne les répète pas, car le
lecteur moderne ne pourrait supporter ces litanies de plates adulations. Le
prince persistant à ne point céder, elles reprennent une dernière fois pour
vanter sa modération et, sur ce thème, continuent encore longtemps, selon l’usage, dit l’historien, ex more[39].
On dira que le sénat d’Alexandre Sévère avait passé par de
si terribles mains qu’il devait en avoir perdu toute dignité de caractère ;
mais voici le sénat que Marc Aurèle avait légué à son fils, le sénat des
Antonins. C’est un témoin, un consulaire qui parle[40] : Les jeux durèrent quatorze jours ; l’empereur y figura
comme acteur. Nous tous, sénateurs, nous ne manquâmes pas d’y assister avec
les chevaliers. Le vieux Claudius Pompeianus seul s’en dispensa. Il y envoya
bien ses deux fils, mais il ne vint jamais lui-même : il aima mieux être puni
de son absence par une mort violente que de voir le chef de l’empire, le fils
de Marc Aurèle, se livrant à de pareils exercices. Ainsi que nous en avions
reçu l’ordre, nous faisions entendre diverses acclamations et nous répétions
sans cesse celles-ci : Vous êtes notre maître, à vous le premier
rang ! Vous êtes le plus heureux des hommes ! Vous êtes
vainqueur ! Vous le serez ! De mémoire d’homme, seul vous êtes
vainqueur, ô Amazonius ! Et un peu plus loin : L’empereur fit encore une chose qui semblait présager aux
sénateurs une mort certaine. Après avoir tué une autruche, il lui coupa la
tête, et s’avança vers les places où nous étions assis. Il tenait de la main
gauche cette tête, de la droite l’épée encore sanglante et dont il tournait
la pointe vers nous. Il ne proférait pas une parole, mais, secouant sa tête
et ouvrant une large bouche, il faisait entendre qu’il nous traiterait comme
l’autruche. Il y avait de quoi trembler. Cependant quelques
sénateurs, moins frappés du danger qu’ils couraient que de l’aspect grotesque
de ce vainqueur d’un pacifique oiseau dont il portait triomphalement la tête,
s’oublièrent jusqu’à sourire. L’empereur les
aurait tués à l’instant avec son épée, si je n’avais engagé ceux qui étaient
près de moi à détacher de leur couronne des feuilles de laurier et à les
mâcher, comme je mâchais les feuilles de la mienne, afin que le mouvement
continuel de notre bouche l’empêchât d’avoir la preuve que nous avions ri.
Il n’est pas besoin d’autres témoignages pour attester
l’humilité servile du sénat. Par contre, on pourrait citer, de la part de
plusieurs princes, nombre de paroles respectueuses et d’actes de déférence
extérieure à l’égard de la haute assemblée. Simple affaire de politesse ! Les
plus courtois des empereurs n’abandonnaient aucun de leurs droits utiles. En
réalité, sous l’empire, le sénat n’eut point de rôle politique ; du moins il
n’eut jamais que celui qu’il plaisait au prince de lui donner.
Des savants, qui joignent beaucoup d’imagination à
beaucoup de science, ont voulu voir dans l’histoire de l’empire une lutte de
trois siècles entre le césarisme et le sénat, jusqu’à la réforme de
Dioclétien. C’est donner aux formules plus d’importance qu’elles n’en méritent.
Les sénateurs ont conspiré contre les empereurs ; entre eux et le prince, il
n’y a jamais eu de lutte politique.
Nous connaissons les attributions judiciaires et
administratives des magistrats annuels qui siégeaient dans cette assemblée :
les huit[41]
consuls, les dix-huit préteurs[42], les dix
tribuns, les six édiles[43] et les vingt
questeurs. Leurs prérogatives, encore considérables, étaient sans
indépendance ; de sorte que ces titulaires des magistratures qui avaient été
le pouvoir exécutif de la république, tout en occupant une place fort
importante dans l’administration, n’en avaient qu’une très petite dans le
gouvernement. Il serait inutile de s’arrêter plus longtemps devant ces ombres
pour en dessiner lès contours fuyants. L’histoire générale a le culte des
morts, mais des morts qui ont vécu.
Si l’insignifiance politique du sénat et de ses
dignitaires n’est que trop démontrée, si la bassesse du caractère était un
héritage que beaucoup de pères conscrits d’origine servile avaient trouvé
dans la succession paternelle, il faut cependant considérer cette assemblée
comme la plus grande école d’administration qui ait jamais existé. A dix-huit
ans, quand la vie active le saisit, le jeune noble qui veut courir la
carrière des hautes fonctions se rend à l’armée, où il passe les années
orageuses de la jeunesse, dans les milices équestres qui font son
instruction militaire[44] ; puis il entre
au vigintivirat[45]
et achève dans les tribunaux son éducation juridique commencée auprès de
quelque jurisconsulte en renom. Après ce double enseignement pris au Forum et
dans les camps, il est nommé à une des vingt places de la questure et entre
au sénat. Il n’a que vingt-cinq ans et cependant il sait déjà beaucoup de la
vie pratique : il connaît la loi civile et les règlements militaires ; il a
obéi et il a commandé. Questeur de l’empereur, il porte ses messages à la
curie et entend les discussions qui s’y élèvent ; questeur d’un des consuls, il devient comme
son fils, reçoit ses conseils et écoute ses récits de guerre ou
d’administration ; questeur d’un proconsul, le voilà agent financier, au besoin
judiciaire, et il prend large part au gouvernement de la province. Plus tard,
il est fait édile avec la surveillance des rues, des marchés et des bains
publics de Rome, ou tribun du peuple avec le droit de faire des propositions
dans le sénat et d’opposer son veto aux décrets de la curie[46]. Quelle maturité
précoce devait développer cette continuelle application des facultés d’un
homme aux services les plus divers ! A trente ans, il arrive à la préture ; à
trente-trois, il peut obtenir le consulat : ce sont les grandes magistratures,
les suprêmes honneurs. Mais l’État ne le tient pas quitte encore des devoirs
publics. Entre ces deux charges, on lui a donné une légion à conduire[47] ou une province
à administrer, et, après son consulat, on lui confie un autre gouvernement ou
une armée, sans parler des fonctions sacerdotales et des grandes préfectures
ou curatelles auxquelles il peut être appelé[48]. Sa vie se passe
ainsi, moitié dans les conseils où les affaires se discutent, moitié dans les
fonctions où elles s’accomplissent. Jurisconsulte et juge ; administrateur et
général, ingénieur construisant des routes ou jetant des ponts sur les
fleuves, il est tout cela, tantôt successivement, tantôt à la même heure, et
sur un théâtre changeant dont la scène s’agrandit chaque fois qu’il s’élève
dans la hiérarchie[49]. Enfin il connaît
un des secrets du bon administrateur : Ne jamais
se mettre en colère, parler peu, écouter beaucoup[50], et quelques-uns
profitent du conseil.
Cette carrière est celle que presque tous les sénateurs
parcourent, et que leurs enfants suivront. Les dignités sont en effet comme
héréditaires dans les familles sénatoriales, d’abord parce que les pères
conscrits sont à peine assez nombreux pour fournir des titulaires aux charges
d’État, ensuite parce que le prince ne peut donner de hautes fonctions, les
deux préfectures de l’Égypte et du prétoire exceptées, qu’à ceux qui portent
le laticlave. Aussi est-il souvent obligé d’appeler, parmi les questeurs et
les préteurs sortis de charge, des citoyens qui n’ont géré ni la questure ni
la préture[51]
et qui, à leur tour, feront souche de fonctionnaires publics. Mais, avec
cette prérogative, l’empereur avait le moyen de réserver des places au mérite
: c’était notre nomination au choix, qui, bien faite, remédie aux inconvénients
de l’avancement à l’ancienneté.
On remarquera encore que l’arbitraire du prince était singulièrement
gêné par ce système qui faisait arriver chaque sénateur, à son rang, aux
grandes dignités de l’État et au gouvernement des provinces sénatoriales.
L’empereur, du moins, ne pouvait troubler l’ordre régulier du cursus honorum, si ce n’est en des
circonstances graves qu’un prince intelligent évite avec soin de provoquer.
La société moderne part d’un autre principe : la division
du travail et la spécialité des fonctions. C’est excellent pour produire
beaucoup dans l’ordre de chaque fonction : le système romain valait mieux
pour former des administrateurs éminents, et il en forma. Mais les
institutions politiques de l’empire n’étaient propres ni à faire des citoyens
ni à préparer des caractères ; c’est pourquoi ce sénat si riche d’expérience
était si pauvre de courage et de vraie dignité.
Dans l’ordre équestre on voyait le chevalier de race et le
chevalier de rencontre, les vieux domaines héréditaires et les récentes
fortunes industrielles des banquiers, négociants, usuriers, entrepreneurs de
travaux publics ou fermiers d’impôts indirects, de tous ceux enfin qui
avaient su faire travailler avec profit leur intelligence et leurs capitaux.
Les premiers remplissaient, surtout depuis Hadrien, l’administration[52] ; les seconds
voulaient les y suivre et monter aux honneurs après être arrivés à la richesse.
Tibère avait bien exigé des citoyens qui prétendaient à l’anneau d’or la
preuve que leur père et leur aïeul, tous deux de condition libre, avaient
possédé le cens nécessaire. Mais déjà Pline l’Ancien disait : A présent, on ne fait qu’un saut de l’esclavage à l’ordre
équestre[53].
Pour avoir l’anneau d’or, l’angusticlave, une place
réservée au théâtre ou dans les solennités, et se donner, si on y avait goût,
le droit de toutes les insolences, il suffisait donc d’avoir gagné, frît-ce
dans le métier le plus vil, de quoi acheter la cité romaine. On ne manquait
pas de protecteurs complaisants qui en procuraient la concession et faisaient
fermer les yeux sur la question d’origine ; alors, par la vertu des 400.000
sesterces, le nouveau citoyen s’élevait au rang des chevaliers[54]. Cependant un
acte déshonorant, une condamnation judiciaire, un revers de fortune, en
faisaient descendre. A force de donner des
anneaux d’or aux jeunes filles, dit Martial à un débauché, tu as perdu le tien. Claude, durant sa censure,
l’ôta à quatre cents individus qui le portaient illégalement et fit vendre
comme esclaves les affranchis qui l’avaient usurpé[55]. De vieux
soldats arrivés par leur mérite au premier centurionat de la légion ou au
tribunat militaire[56] obtenaient aussi
parfois, après l’honesta missio,
l’anneau d’or avec une gratification qui leur donnait le cens équestre.
Mais ces parvenus de la fortune ou de l’armée, si
dédaigneux de la plèbe, étaient l’objet d’un même dédain de la part des
chevaliers de grande maison, de ceux qui, ayant reçu du prince le cheval
d’honneur, equum publicum[57], formaient dans
l’ordre une classe à part, celle des illustres.
Ce n’est ni l’or ni la milice, dit
Ovide[58], qui m’a fait chevalier. Dans cette splendide milice se trouvaient les candidats
aux dignités de la curie, aux charges du palais, aux procuratures
provinciales et à diverses préfectures dont les plus importantes étaient
celle de l’annone, à laquelle était attribuée la juridiction civile pour
toutes les affaires frumentaires, la vice-royauté d’Égypte, et surtout la
préfecture du prétoire, qui allait devenir le premier emploi de l’État.
L’ordre sénatorial appartenait exclusivement à Rome et à l’Italie, où les
sénateurs devaient fixer leur demeure et avoir le tiers ou le quart de leurs
biens-fonds ; l’ordre équestre, au contraire, formait la noblesse des
provinces. Chaque grande ville avait des chevaliers, et ce caractère est bien
marqué par une inscription de Narbonne qui, parlant de trois riches colons de
cette ville, les appelle equites romani a plebe.
Ces chevaliers de province pouvaient être appelés à Rome pour siéger dans les
décuries de juges[59].
Mais, par l’invasion des affranchis et des gens
d’affaires, l’ordre perdait chaque jour, même à Rome, de sa considération. On
le voit déjà par un rescrit d’Hadrien qui parle de libertin ayant reçu l’anneau
d’or[60] ; Septime Sévère
le donnera bientôt à tous les soldats, et sous Constantin il ne sera plus
question de chevaliers.
III. — LE PEUPLE. — DISTRIBUTIONS
ET JEUX.
Comme en parlant de l’État on disait encore la RÉPUBLIQUE,
comme il y avait des semblants de comices, des apparences d’élections et
l’ombre des vieilles magistratures républicaines, comme enfin on lisait
partout l’antique formule : Senatus Populusque
Romanus, rien n’empêchait les Romains de se croire toujours le
peuple-roi, maître de la terre et de lui-même. Mais il ne se faisait point
d’illusion sur sa royauté ; il savait bien où était la force, et il s’y
soumettait sans murmure. Cependant son nombre s’était singulièrement accru,
car il comprenait l’ensemble des habitants de Rome et de l’empire jouissant
du droit de cité. Chacun d’eux était inscrit dans une des trente-cinq tribus,
simple formalité, car, si les citoyens habitant. Rome n’avaient plus de
droits politiques, ceux qui vivaient au delà des monts et des mers n’avaient
pas même l’avantage d’utiliser leur titre, en se faisant amuser et nourrir par
l’empereur et les riches. Ils gardaient cependant un privilège important,
celui d’assurer à leur propriété le caractère d’un domaine italique,
c’est-à-dire l’exemption de certains impôts[61]. De jour en
jour, l’idée de la cité romaine allait s’affaiblissant, étouffée qu’elle
était sous les riches développements de la vie municipale. Le Gaulois, l’Asiatique,
qui avaient le jus civitatis,
appartenaient de nom à une tribu romaine ; de fait ils étaient citoyens d’un
municipe provincial.
Seules, les tribus urbaines restèrent organisées et
vivantes, non pour les droits politiques, on a vu ce qu’Auguste et Tibère en
avaient fait, mais pour les avantages assurés aux pauvres de Rome. Les
empereurs avaient changé en institution permanente l’usage, souvent
interrompu sous la république, de faire délivrer, tous les mois, aux
citoyens, par les magasins de l’État, du blé à un prix dérisoire. On donna
même aux plus pauvres des cartes gratuites qui représentaient les bons de
pain de nos bureaux de bienfaisance, et tout le monde finit par en avoir. En
l’an 58 av. J.-C., Clodius avait établi la gratuité absolue des distributions[62]. Comme il se
trouvait dans la ville des citoyens appartenant aux trente-cinq tribus, les
pauvres qui avaient obtenu la tessera
de gratuité, inscrits sans doute, pour plus de régularité, selon l’ordre des
tribus, formèrent trente-cinq corporations nouvelles. Ces divisions gardèrent
l’ancien et glorieux nom qui désignait autrefois le peuple romain tout
entier, et qui, par une étrange fortune, ne s’appliqua désormais qu’aux plus
misérables. Pour Martial et Stace[63], les mots de tribulis et de pauper
sont déjà synonymes, et, dans cette société qui a tant d’estime pour l’or,
ceux qui portent l’un ou l’autre de ces deux noms sont l’objet du même
mépris.
La plèbe avait pourtant ses millionnaires que Martial nous
montre, les entrepreneurs de constructions, de transports et de funérailles,
les crieurs publics, les fermiers de certains impôts et les industriels de
toute sorte qui avaient spéculé sur les vices ou vécu des plaisirs du riche.
La loi déclarait infâmes quelques-unes de ces professions, et sur ces
fortunes-là il restait une tache, même aux yeux de certains pauvres. Mais ces
parvenus se souciaient peu de l’estime ou du mépris, étant presque tous d’origine
servile[64]
; depuis des siècles, la population se recrutait d’étrangers, de sorte qu’il
n’y avait pas plus de Romains à Rome qu’il n’y a de Parisiens à Paris.
Nous assistions tout à l’heure à une séance du sénat :
veut-on connaître le peuple ? Voici une lettre qu’Aurélien lui adressa après avoir
renversé en Égypte l’usurpateur Firmus : Aurélien
Auguste au peuple romain qui l’adore, salut ! Après avoir pacifié l’univers,
nous avons encore vaincu, pris et mis à mort le voleur égyptien, Firmus.
Vous, dignes enfants de Romulus, vous n’avez donc plus rien à craindre. Le
blé d’Égypte, que ce brigand arrêtait, vous arrivera sans qu’il y manque un
grain, si vous vivez en paix et en bonne amitié avec le sénat, les chevaliers
et les prétoriens. Je saurai préserver Rome de toute inquiétude ; allez donc
aux spectacles, allez au cirque : les nécessités publiques sont nos affaires
; les vôtres sont le plaisir[65]. On voit que
nous n’avons pas dépassé la mesure légitime du mépris pour cette populace qui
traînait dans la boue le plus grand nom du monde et qui avait remplacé les
nobles sentiments par les appétits, le cœur par le ventre. Grâce à ceux qui
ne regardent qu’à la surface des choses, on a fait à cette populace l’honneur
de croire qu’elle avait joué un rôle quelconque dans la fondation et le
maintien de l’empire. Le peuple accomplit son dernier acte de souveraineté
lorsque, en pleine république, mais sous la pression des premiers triumvirs,
il donna à César le proconsulat des Gaules ; à partir de ce jour, trente ans
avant Actium, les soldats firent tout, et ils firent ce que voulut leur chef
victorieux. Quelle part prit le peuple à l’avènement de Tibère et de Claude,
à la mort de Caïus et de Néron, même à la lutte des Vitelliens et des
Flaviens ? Celle de curieux qui assistaient au duel du prince et de
l’aristocratie, ou aux rivalités meurtrières des empereurs, avec autant de
plaisir et de tranquillité qu’aux luttes des gladiateurs dans l’arène.
En témoignage de la souveraineté populaire subsistante, on
a dit que le Forum désert et la tribune silencieuse avaient été remplacés par
le cirque et le théâtre, où parfois des clameurs s’élevaient. Certains
empereurs, à façons populacières ou par complaisance banale, ont, en effet,
quelquefois cédé aux vœux, fort peu politiques, de la foule rassemblée au théâtre
; mais d’autres y répondaient par un mépris hautain, et, si les clameurs
persistaient, faisaient apparaître les soldats, les piques, et aussitôt tout
se taisait[66].
Il faut être juste, même envers la plèbe de Rome. Les
distributions de blé qu’elle recevait nous scandalisent, et les économistes y
voient justement une mesure détestable. Mais l’historien est forcé d’y
reconnaître, au lieu d’un moyen de corruption habilement employé par les
empereurs, une des plus vieilles coutumes de Rome, et, d’après les idées des
anciens, une institution très naturelle. Le roi Ancus donnait déjà des
congiaires, et, dès le premier siècle de la république, le sénat, en temps de
disette, achetait du blé qu’il distribuait gratuitement ou vendait a bas prix.
Quand le peuple romain eut acquis par les armes la propriété du sol
provincial, il en assigna une partie à certains de ses membres par la
fondation de colonies ; sur le reste, il établit des impôts en argent pour
payer les services publics, et des impôts en nature pour nourrir le peuple,
les armées et les gouverneurs de province avec leur suite. Puisque les
anciens croyaient que tout appartient au vainqueur, on comprend que les
distributions de blé à Rome aient eu pour principaux auteurs les Gracques,
chefs du peuple, puis Caton, un des chefs de l’aristocratie républicaine.
Si, en Algérie, nous avions mis sur les Arabes un impôt en
nature, au lieu d’un tribut en argent, le blé qu’ils auraient donné eût servi
u nourrir notre armée d’Afrique, comme le bétail pris dans les razzias sert à
améliorer l’ordinaire des troupes. Or, à Rome, quand la république constitua
la permanence des distributions de blé, l’armée était encore le peuple ;
aussi l’on n’admettait au partage, même après Auguste, que les citoyens pleno jure : les vigiles,
par exemple, qui avaient à Rome un très important service, mais qui se
recrutaient parmi les affranchis, n’obtenaient qu’après trois ans la tessera frumentaire. Il ne faut donc voir dans
ces libéralités que les bénéfices de la victoire conservés par les héritiers
des conquérants. Sous une forme ou sous une autre, cela s’est fait dans tous
les temps et se fera tant qu’il y aura des vainqueurs et des vaincus.
On a vu qu’Auguste avait déterminé la quantité de blé
nécessaire à la consommation du palais, des soldats et de deux cent mille
citoyens[67],
et que la dépense annuelle, pour les distributions gratuites et pour la vente
à bas prix, pouvait aller à 11 ou 12 millions de francs[68]. Encore faut-il
défalquer de ce chiffre un cinquième pour le blé fourni, depuis Néron, aux
soldats présents à Rome et dans ses environs, que l’État avait le devoir de
nourrir, de sorte que la dépense pour les pauvres était de moins de 10
millions. Quelque incertitude qu’il reste sur ce chiffre, on est forcé
d’admettre que ces largesses n’étaient ni coupables pour celui qui donnait,
ni honteuses pour ceux qui recevaient[69].
Au moyen âge et jusqu’en 1830, le peuple, à certaines
fêtes, avait aussi ses distributions de vivres : les fontaines de vin coulant
dans les rues, les pains, les cervelas, les jambons jetés à tour de bras au
plus épais de la foule, qui, avec de grands cris, se ruait dans la boue pour
attraper un morceau. Ces libéralités grossières provenaient d’un autre
principe et se renouvelaient moins souvent. Je ne puis cependant m’empêcher
de leur préférer la sévère et silencieuse ordonnance de l’annone romaine[70].
Aux distributions de vivres s’ajoutaient, de temps à
autre, celles d’argent. Antonin donna en moyenne 155 sesterces par tête et
par an. Sous les Césars, depuis le dictateur jusqu’à Claude, cette moyenne
n’avait été que de 43. En vérité, cela ne valait pas la peine qu’on tendit la
main ; mais nous savons que, dans cette société, personne ne refusait, si
petit que fût le cadeau, si haute que fût la condition de celui qui recevait[71].
En somme, les distributions de blé et d’argent à la plèbe
romaine coûtaient peut-être annuellement 15 à 16 millions de francs.
Les jeux publics étaient encore moins onéreux à l’État.
D’après un document de l’année 51 après J.-C., il sortait à peine chaque
année du trésor, pour les plus importants, une somme totale de 500.000 francs[72]. Nous en donnons
800 000 au seul théâtre de
l’Opéra, qui ne s’ouvre point aux pauvres, tandis qu’au Grand Cirque trois
cent quatre-vingt-cinq mille spectateurs assistaient gratuitement à la fête.
On doit, il est vrai, ajouter à cette dépense celles que s’imposaient les
magistrats ordonnateurs du spectacle, les préteurs[73] et les consuls,
contraints, de par leur charge, à célébrer certaines solennités nationales ;
celles enfin des particuliers qui voulaient faire honneur à leur nom ou à
leur fortune[74].
Comme la vanité s’en mêlait et qu’il y avait émulation entre les donneurs de
spectacles, quelques-uns s’y ruinaient. C’était une grande fortune qui se
divisait en passant à d’autres mains ; l’État y perdait seulement le bien que
ces millionnaires auraient pu faire en employant mieux leur argent. Mais les
anciens croyaient que le dépenser ainsi, c’était le très bien dépenser. Il
leur semblait que les riches avaient la richesse dans l’intérêt des services
publics, et ceux qui la possédaient partageaient cette pensée. Les liturgies
à Athènes, les murera dans les villes romaines, étaient des obligations
onéreuses mises par la loi et la coutume il la charge de ceux qui briguaient
les honneurs ou la considération publique. Comme nous avons changé ces mœurs,
nous ne comprenons pas des fonctions qui coûtent au lieu de rapporter. Il
faut pourtant bien admettre une vérité de fait dont toute l’antiquité dépose,
et accepter cette règle de critique historique et de stricte équité qui veut
que. pour juger les choses anciennes, on tienne compte des anciennes idées.
En outre, dans l’origine, les spectacles, les jeux
scéniques, même les combats de gladiateurs, étaient, comme nos anciens
mystères, des actes religieux, auto da fe,
et, dans l’empire païen, ils gardèrent officiellement ce caractère : à
quelques-uns, on portait toujours les statues des dieux. Sous Domitien
encore, la loi de Genetiva Julia
imposait aux duumvirs le soin des jeux du cirque et des banquets religieux,
au même titre que la surveillance des édifices sacrés[75]. Aussi le
patriotisme, qui se confondait alors avec la religion, n’hésitait devant
aucun sacrifice, pour que ces fêtes fussent célébrées d’une manière cligne des
dieux et de la cité.
A l’anniversaire de sa naissance, Hadrien donna des jeux
gratuits[76] :
il y en avait donc qui ne l’étaient pas. C’était une industrie fort répandue,
qui ne coûtait rien à l’État. Nous le savions par Tacite, Pétrone et Dion ;
des inscriptions nous le confirment[77].
Il résultait de ces habitudes que, les citoyens faisant
tout, l’État n’avait à peu prés rien à faire. On voit ce qu’il faut entendre
par le panem et circenses, et dans
quelle proportion il convient de réduire les sacrifices demandés à la
communauté par cette foule qui voulait, dit-on, être amusée et nourrie aux
dépens de l’empire.
Cependant, si la somme inscrite, pour les plaisirs
populaires, au budget officiel n’imposait au trésor, ærarium, qu’une bien faible charge, le trésor du
prince, fiscus, ou ce qu’on pourrait
appeler sa liste civile, en supportait une beaucoup plus lourde. Soumis par
la coutume aux mêmes obligations que les magistrats et les citoyens riches,
l’empereur donnait des fêtes que le calendrier des pontifes n’avait point
prévues, et souvent aidait ses amis, ses proches[78], à bien faire
les choses, quand ils avaient à offrir au peuple un spectacle. Les mauvais
princes s’y ruinaient, les bons savaient n’y dépenser que leur superflu.
Auguste leur avait donné l’exemple de ces libéralités que les mœurs rendaient
nécessaires, mais qu’une sage fermeté pouvait contenir en de justes limites[79].
Au commencement de l’empire, les jeux publics prenaient
soixante-six jours par an, dont seize pour les courses de l’hippodrome,
quarante-huit pour les représentations scéniques, où venait peu de monde[80], et deux pour
les festins qui suivaient les sacrifices. Nous avons par an cinquante-deux
dimanches ; en y ajoutant les fêtes, nous arriverons à peu prés au même
chiffre pour les jours de repos public, sans compter tous ceux que nos
ouvriers s’accordent : la statistique officielle ne donne, pour la France entière, qu’une
moyenne de deux cent vingt-six journées de travail[81]. En outre nos
villes ont fête chaque soir : Paris seul possède trente-huit théâtres ou
cirques et quantité d’autres lieux de plaisir. Nous sommes certainement plus
amusés, ou croyons l’être, que le peuple romain ne l’était habituellement ;
du moins, avons-nous le droit de le vouloir, car, en somme, nous travaillons
davantage.
Avec le temps, les Romains de Rome et les Grecs de
Constantinople multiplièrent les jeux jusqu’à compter cent soixante-quinze
jours de fête par an. C’est le chiffre que donne un document de l’année 354 ;
mais, à cette date, nous sommes en plein empire byzantin, et, malgré l’horreur
de l’Église pour les spectacles, on les aime plus qu’au temps de Trajan. On y
dépense même davantage : 2.000
livres[82] d’or pour les
seuls jeux consulaires.
Dans la Rome
impériale, les plaisirs du peuple furent aussi des factions, sans danger, il
est vrai, mais honteuses. La passion, n’ayant plus de grands objets,
s’attachait aux petits. Au cirque, les Bleus et les Verts partageaient la
foule, et les disputes soulevées à leur occasion agitaient la ville entière.
Un homme, victime volontaire d’une admiration de bas étage, se jeta dans un
bûcher qui consumait le corps d’un cocher fameux[83], et Juvénal osa
écrire : Si les Verts étaient battus, Rome serait
dans la même consternation qu’après la défaite de Cannes[84]. De Rome cette
passion gagna Constantinople, où elle devint plus vive et survécut à
l’invasion des Barbares[85]. L’empire
chrétien fut encore moins sage pour les circenses
que ne l’avait été l’empire païen ; et les modernes, à certains égards, ont
renchéri sur les anciens, ce qui devrait nous imposer au moins pour ceux-ci
quelque indulgence. Ne pouvaient-ils dire, comme les gens graves mêlés aux
cent mille spectateurs de nos courses, que les vainqueurs du cirque donnaient
à l’armée des chevaux rapides et amélioraient le sang des races industrielles
?
Que de choses à changer dans cette vieille histoire qui de
nos jours seulement commence à être étudiée, non plus avec les procédés de la
rhétorique ancienne ou de la passion politique, mais avec la méthode sévère
de la science qui replace les faits dans le milieu où ils se sont produits,
et qui cherche la vérité sans souci des résultats auxquels cette vérité
pourra conduire.
IV. — LES FONCTIONNAIRES ET LES
BUREAUX.
La république n’aimait pas à multiplier les fonctions
d’État et elle n’avait eu qu’un très petit nombre d’administrateurs
temporaires. Comme elle donnait à ferme la levée des impôts et l’exécution
des travaux publics, tout se réduisait pour le sénat à décider quelle somme
il voulait recevoir des provinces, quelle il entendait dépenser pour les
œuvres d’utilité générale. Les publicains versaient la première au trésor,
déduction faite de leurs frais de perception ; l’autre était mise par les
censeurs ou par les pères conscrits à la disposition des entrepreneurs. En un
mot, Rome républicaine gouvernait, elle n’administrait pas, si ce n’est ses
propres affaires. Ainsi, pour la comptabilité de l’ærarium, pour les distributions au peuple de la ville (annona), pour la fabrication de ses monnaies (IIIviri monetales) et le bon entretien de ses rues (IViri viarum curandarum), elle avait certainement des
bureaux permanents.
L’empire agit d’abord de même. Longtemps les
fonctionnaires d’État furent peu nombreux ; dans les provinces, quarante-cinq
gouverneurs[86],
les légats de trente légions, quelques procurateurs administrant des
districts avec le jus gladii[87], d’autres pour
la perception des revenus du fisc impérial ; à Rome, les préfectures du
prétoire, de la ville, de l’annone et des vigiles, les charges du
vigintivirat et celles dont les titulaires siégeaient à la curie[88]. Toutes ces
fonctions étaient temporaires. ou à courte échéance[89], excepté les
préfectures urbaines. Souvent le préfet de la ville resta en place jusqu’à sa
mort, et l’on gardait le commandement des prétoriens et des vigiles aussi longtemps
que l’on conservait la confiance du prince[90]. Ainsi, même au
premier siècle de l’empire, Rome répugnait à la pensée de constituer un grand
corps administratif.
Mais peu à peu les serviteurs du prince devinrent des
fonctionnaires publics ; les bureaux (officia) se
multiplièrent, et la centralisation administrative commença. Ce fut comme un
empire nouveau qui reçut de Dioclétien son vrai caractère, mais qui avait son
principe dans le principe même de l’empire.
La première administration publique, au sens moderne du
mot, date d’Auguste, qui organisa la poste, avec ses nombreux courriers, les tabellarii ; ce service, bien que fait par les
villes, dut avoir, prés du prince, un bureau central et déjà peut-être, dans
les provinces, des inspecteurs (curiosi) pour en
assurer la régularité. La seconde fut le service des eaux de Rome, institué
par Agrippa ; il y employa d’abord sa fortune personnelle et constitua toute
une familia de deux cent quarante aquarii, esclaves qui, à sa mort, passèrent au
service de l’État[91]. Pour la
perception de l’impôt du vingtième sur les legs, les héritages et les
affranchissements ; pour celle du quarantième sur les entrées[92] ; pour le
recrutement des légions et l’institution alimentaire de Trajan,
l’administration des domaines du prince, celle des biens des condamnés, etc.,
il existait des agents spéciaux et permanents dont le ressort comprenait
souvent plusieurs provinces[93].
Ces fonctionnaires recevaient un traitement de 60, 100,
200, 500.000 sesterces[94] ; les proconsuls,
une indemnité d’un million[95] et des frais de
route, des allocations de diverses sortes pour faire face aux charges
nombreuses qui leur incombaient. Le principe républicain avait été la
gratuité des fonctions publiques, sauf indemnité pour le cas de dépenses à
faire par le magistrat dans l’intérêt de l’État. Le principe du gouvernement
impérial fut au contraire la rémunération, au moyen d’un traitement annuel,
des services rendus par le fonctionnaire. Les deux systèmes furent
concurremment suivis : la gratuité pour ceux qu’on appelait encore les magistrats du peuple romain, le traitement
fixe pour les agents du prince. Mais ceux-ci se multiplièrent à l’infini,
sans que le nombre des anciennes magistratures républicaines augmentât ; et
bientôt il n’y aura plus, le consulat, la préture et la questure exceptés,
d’autres charges gratuites dans l’empire que celles des officiers municipaux[96].
Il est, à ce sujet, une autre remarque à faire. L’exemple
de Cicéron, honnête homme pourtant, qui, durant son gouvernement de Cilicie,
put économiser 2.200.000 sesterces, montre les effets de la gratuité
républicaine. On pouvait donc, sous la république, faire fortune, dans les
fonctions publiques, par des exactions sur lesquelles le sénat fermait les
yeux ; on ne le pouvait plus sous l’empire, à cause du prince, juge d’autant
plus inexorable des concussionnaires, qu’il était intéressé à ce qu’on ne
pressurât pas les sujets.
Le centre où aboutissaient toutes les affaires était le
palais du prince ; aussi avait-il été de bonne heure encombré d’une multitude
d’esclaves et d’affranchis : les uns chargés des soins domestiques[97], les autres
constituant des bureaux d’administration où les comptes étaient réglés en
recettes et en dépenses, les dépêches reçues et examinées, les réponses
faites et certaines affaires instruites pour être rapportées au sénat, au
conseil de gouvernement qu’Auguste avait fondé et au tribunal où l’empereur
jugeait les appels et les causes réservées.
A la tête de tous ces bureaux se trouvaient des affranchis
qui prirent rapidement une grande influence, car, lorsque le prince est tout,
quand l’empire entier tient dans sa demeure, il est parfois quelque chose de
plus puissant que lui-même, son entourage qui domine ou dirige sa volonté.
Sous Auguste et Tibère, ces affranchis avaient été retenus dans la modération
et l’obscurité ; mais, de Caligula à Vespasien, ils gouvernèrent le palais et
l’empire. Hélios, en l’absence de Néron, condamnait même des sénateurs à la
confiscation, au bannissement, à la mort[98]. Ramenés dans
l’ombre par les deux premiers Flaviens, ces affranchis retrouvèrent, avec le
troisième, leur puissance, et Pline le Jeune put dire : La plupart de nos princes, ces maîtres des citoyens,
étaient les esclaves de leurs affranchis. Ils n’entendaient, ils ne parlaient
que par eux ; et par eux étaient donnés les prétures, les sacerdoces, les
consulats[99]. Cependant le
singulier respect dont il use lui-même envers des affranchis de Trajan, qu’il
déclare en plein sénat dignes de tous les égards des sénateurs[100], montre le
crédit que ces gens gardaient sous les meilleurs princes. Ils formaient une
sorte de corps permanent où se conservait la tradition de toutes les
habiletés avec lesquelles on captivait un maître. L’empereur mourait : les
affranchis, eux, ne mouraient pas, ou du moins leur influence se perpétuait.
Ils passaient avec les meubles du palais au service du successeur : Claudius
Etruscus avait servi dix Césars[101].
La tache de leur naissance se cachait sous des honneurs :
beaucoup obtenaient l’anneau d’or ou des distinctions militaires ; Narcisse
eut les ornements de la questure, un autre ceux de la préture, et Claude les
amenait avec lui au sénat. Quelques-uns firent d’illustres mariages ou
achetèrent de glorieuses généalogies. Pallas devint ainsi le plus noble
personnage de Rome, quand on eut démontré qu’il descendait des anciens rois
d’Arcadie, fondateurs, par Évandre, de la Ville éternelle. Aussi son insolence égalait
ses richesses : pour ne pas souiller sa bouche en parlant à des esclaves, cet
affranchi leur commandait par signe ou par écrit.
C’est un poète, Stace, qui, dans l’éloge d’Etruscus, donne
les renseignements les plus exacts sur quelques-unes des charges remplies par
les affranchis du palais. A toi seul sont confiés
les trésors sacrés du prince, les richesses éparses chez les nations et les
tributs que nous paye l’univers. Ce que l’Espagne tire de ses mines d’or et
ce qui brille dans les monts de Dalmatie, les moissons de l’Afrique, le blé
que l’Égyptien broie sur son aire, les perles que le plongeur va chercher au
fond des mers orientales, les toisons apportées des pâturages qu’arrose le
Galèse et la glace transparente du cristal, le titre de la Maurétanie,
l’ivoire de l’Inde, enfin ce que nous amènent les vents du midi, de l’orient et du septentrion, tout
cela est commis à ta vigilance. Tu juges ce qu’il faut chaque jour aux
légions, au peuple ; tu sais les dépenses à faire pour les temples, pour les
digues qui arrêtent les grandes eaux, pour les voies militaires. Tu as le
compte de l’or qui brille sur les lambris de César, de celui qui forme les
statues des dieux ou la monnaie marquée de l’image du prince[102]. Etruscus,
le comptable (a rationibus), avait donc ce que nous
appellerions quatre ministères : ceux du commerce, des travaux publics, des
finances et de la maison du prince.
Le même poète fait connaître un autre affranchi,
Abascantus, qui avait la charge des dépêches (ab epistulis).
Envoyer par toute la terre les ordres du maître
de Rome ; tenir en sa main les forces de l’empire et en diriger l’emploi ;
savoir quels lauriers nous arrivent du Nord, quels étendards flottent aux
bords de l’Euphrate, du Danube et du Rhin, de combien les confins du monde
ont reculé devant nous, vers Thulé à la ceinture de flots rugissants, voilà
quelques-uns de ses devoirs. Faut-il réunir des épées fidèles : il désigne le
plus capable de commander à cent cavaliers ou à une cohorte, celui qui mérite
le titre glorieux de tribun, ou qui conduira le mieux les escadrons rapides.
Que ne fait-il pas encore ? Il doit savoir si le Nil a inondé les campagnes,
si l’Auster a, de ses pluies fécondes, arrosé la Libye aride. Moins active
est la messagère de Junon ; moins prompte est la Renommée sur son
char rapide[103]. On pourrait
dire que le secrétaire des dépêches jouait le rôle d’un ministre de la guerre,
de l’intérieur et des affaires étrangères.
Ses bureaux, où travaillaient les esclaves intelligents
que la liberté attendait comme récompense de leurs services, étaient partagés
en deux divisions : l’une pour les pays de langue grecque, l’autre pour les
provinces de langue latine[104]. On y attachait
de savants hommes et des gens de lettres capables de faire honneur, par leur
science et par leur style, à la chancellerie impériale. Nous avons les
ouvrages d’un d’entre eux, et ils ont dû à la précision de la forme, à la
propriété de l’expression, de prendre rang parmi les meilleurs de la
littérature romaine, je veux parler des biographies de Suétone[105]. On soignait le
style, latin ou grec, mais aussi l’écriture : les dépêches étaient des œuvres
de calligraphie[106].
Le secrétaire des placets (a libellis)
et des informations (a cognitionibus) avait à entendre la
foule des solliciteurs et des plaignants, à lire les requêtes de ceux qui, de
tous les points de l’empire, demandaient une place, un titre, une faveur, et
qui en appelaient à la justice ou à la clémence du prince. Il était supposé
rendre compte de tout à l’empereur, qui décidait. Le secrétaire des
informations, probablement institué par Claude, faisait l’instruction
préalable des affaires que l’empereur devait juger lui-même ou renvoyer soit
au sénat, soit aux magistrats ordinaires[107].
Ces quatre secrétaires, des comptes, de la correspondance,
des requêtes et des informations, font penser à l’organisation ministérielle
que la France
a eue longtemps, sous l’ancienne monarchie, avec ses quatre secrétaires
d’État dont les attributions étaient aussi enchevêtrées que celles des
secrétaires romains, et qu’il était de principe, à Versailles comme à Rome,
de choisir parmi les hommes sans naissance, ce qui n’empêchait pas ces
petites gens de devenir parfois de grands hommes. Les deux gouvernements
avaient été amenés par l’analogie de situation à agir de même, et ils ont
sans doute tiré de cette conduite semblable des avantages pareils. Malgré le
mauvais renom des affranchis impériaux, je crois qu’avec de meilleurs
renseignements nous trouverions que tous n’ont pas été funestes à leur prince
et inutiles à l’empire.
Je remarque qu’ils ne s’étaient pas abandonnés à l’esprit
de camaraderie, si dangereux dans les fonctions publiques. L’administration
provinciale n’était pas remplie de leurs compagnons de servitude ou de
liberté : sur quatre-vingts procurateurs de finance que les inscriptions nous
font connaître, on trouve seulement huit affranchis, encore sont-ils tous des
premiers temps de l’empire[108]. Cependant
mieux valaient, pour les hautes fonctions de l’État, des hommes plus
respectés de l’opinion et ne sortant pas de la domesticité impériale. On a vu
Hadrien opérer ce changement en confiant les secrétariats à des membres de l’ordre
équestre. Plusieurs empereurs l’avaient précédé dans cette voie, sans faire,
comme lui, de cette réforme une règle de gouvernement[109]. Ses
successeurs la suivirent, et l’administration en devint meilleure ; mais ce
fut le commencement de cette hiérarchie qui, poursuivie jusqu’au classement
le plus minutieux, enlaça la société de tant de liens, qu’elle resta sans
mouvement et sans vie ; de sorte qu’il faut placer au siècle le plus brillant
de l’empire le germe des institutions qui en minèrent la force et en
préparèrent la chute.
Les esclaves et les affranchis dont il vient d’être parlé
vivaient dans le palais, où des hommes de naissance libre venaient chaque
jour leur disputer l’influence. Sous la république, les grands ouvraient
leurs maisons à quantité d’individus se disant leurs amis, et qui, dans tous
les cas, étaient leurs clients pour la sportule, leurs partisans pour un coup
de main. Le général à l’armée, le gouverneur dans la province, avait aussi sa
cohorte de jeunes gens attachés à sa fortune et d’amis qui formaient son
conseil, portaient ses ordres ou veillaient à leur exécution. Caïus Gracchus
et Livius Drusus avaient introduit l’usage de mettre un certain ordre dans
cette foule. Ils avaient les amis du premier, du second et du troisième
degré, qu’ils traitaient en conséquence : ceux-ci attendant dans la rue un
salut dédaigneusement donné ; ceux-là admis à toucher la main du patron ; les
autres à vivre dans son intimité : preuve singulière de la facilité des
Romains à accepter la subordination et la discipline. Les empereurs gardèrent
ces usages comme tant d’autres de la république ; ils eurent aussi leurs amis
de différentes catégories, depuis les amis du cœur vivant prés d’eux, sans
titre ni charges[110], jusqu’à ceux
qui, simplement agréables, se distinguaient à peine de la domesticité, à
moins qu’ils ne fussent des savants, des artistes et d’éloquents ou
spirituels personnages avec qui Trajan, Hadrien et Marc Aurèle aimaient à converser.
Sous un gouvernement personnel, quelques-uns de ces amis
du prince, compagnons de ses voyages ou de ses festins[111] et habitués du
palais, prenaient une grande influence[112]. Auguste avait
choisi parmi eux les membres de son conseil privé[113], véritable
conseil de gouvernement qui examinait les affaires rapportées, sur l’ordre de
César, par les secrétaires d’État. Pour ses fonctions judiciaires, l’empereur
se faisait assister des personnages qu’il jugeait bon d’appeler ; on a vu
sous Trajan[114]
un exemple de ces assises impériales qui dispense de tout commentaire.
Amis du prince, affranchis du palais, esclaves même, ces
habitués de l’antichambre impériale n’étaient pas toujours de discrètes personnes
; quelques-uns vendaient au dehors leur crédit réel ou faux, les nouvelles
vraies ou supposées, ce qu’ils avaient entendu derrière la porte ou
feignaient d’avoir porté jusqu’à l’oreille du prince. On vend l’empereur, disait Dioclétien avec
colère ; et Alexandre Sévère fera mourir asphyxié un de ses familiers qui
avait exploité la crédulité des solliciteurs. Pendant l’exécution, un héraut
criait : Ainsi périsse, par la fumée, celui qui a
vendu de la fumée !
V. — L’ARMÉE.
Il est inutile de parler encore de l’activité déployée par
tout l’empire pour les travaux publics : les monuments municipaux, temples, cirques,
amphithéâtres, égalant parfois ceux de Rome en beauté, même en grandeur[115], les ponts sur
les fleuves, les canaux dans les plaines[116], les aqueducs
au-dessus des vallées[117], les routes au
travers des montagnes, les phares sur les promontoires, enfin l’immense
réseau des voies militaires dont les principales se développaient sur une
longueur de 77
000 kilomètres[118]. Les chapitres
précédents ont montré cette grande œuvre de civilisation que les modernes
n’ont surpassée que de nos jours.
Cet éclat de la vie civile se fût bien vite dissipé sans
l’armée qui, établie à demeure entre l’empire et les Barbares, protégeait
l’immense travail accompli derrière elle. Sous les Antonins, elle fut
formidable, et nous devons en parler avec quelques détails, car, des deux
grandes originalités de Rome, son droit et son organisation militaire,
celle-ci est bien longtemps restée incomparable.
Sous la république, la guerre finie, les soldats étaient
licenciés ; mais, depuis la rivalité de Marius et de Sylla, il y eut toujours
quelque chef qui trouva le moyen d’avoir une armée a lui. Octave hérita de
toutes ces forces ; au lendemain d’Actium, il se trouva à la tête de
soixante-seize légions : il en garda vingt-cinq et congédia le reste ;
Vespasien en eut trente, chiffre auquel on s’arrêta longtemps.
Auguste déclara ces vingt-cinq légions permanentes, et il
les établit dans les provinces frontières sous les ordres de légats nommés par
lui et révocables à volonté. Pour les solder, il créa de nouveaux impôts et
constitua, à côté du trésor public, une caisse militaire qui fit toutes les
recettes et toutes les dépenses nécessaires à l’armée.
D’après le tableau des forces de l’empire présenté au
sénat par Tibère, les vingt-cinq légions étaient réparties de la manière suivante
: huit le long du Rhin, trois en Espagne, deux en Afrique, deux en Égypte,
quatre sur l’Euphrate et six sur les bords du Danube ou de l’Adriatique[119].
Ainsi toutes les forces militaires, moins la garnison de
Rome, étaient établies à demeure entre l’empire et les Barbares, loin des
villes où la discipline se relâche. Les camps, les postes fortifiés que reliaient
entre eux d’immenses lignes de défense, servaient de base d’opérations ; et
comme on ne distinguait pas le pied de paix et le pied de guerre, comme les
légions étaient à portée de leurs magasins ou arsenaux et que derrière elles
s’étendait leur territoire principal de recrutement[120], elles étaient
toujours prêtes à entrer en action.
La conception était nouvelle et grande, et c’est un
merveilleux spectacle que celui de cet empire armé d’une manière formidable
sur ses frontières et régi à l’intérieur sans un soldat.
Cependant beaucoup de provinciaux étaient des vaincus de
la veille qui gardaient encore le souvenir de la liberté perdue. Mais les
Romains n’avaient pas une préoccupation qui chez nous est fort grande, celle de
l’ordre public. Ils distinguaient ce qui était d’intérêt général de ce qui
n’avait qu’un intérêt de localité ou de personne. Il se pouvait donc que
toutes les routes ne fussent pas sûres, toutes les cités paisibles ; il
arriva même dans les commencements que, par rivalité municipale, des guerres
privées éclatèrent parfois entre deux villes ; le gouvernement s’en
inquiétait peu : c’était aux intéressés à se tirer d’affaire. Mais malheur à
l’aventurier et à la cité qui compromettaient l’ordre général ou qui s’armaient
contre l’empire ! Quelques cohortes se détachaient de la plus prochaine
frontière, et la répression était aussi prompte que terrible.
Nous qui sommes depuis si longtemps habitués à demander à l’État
de veiller et d’agir à notre place, nous avons multiplié à l’infini les
petites garnisons qui détruisent l’esprit militaire, mais sont fort
avantageuses aux villes qui les reçoivent. Aussi nous mettons des soldats
partout, au risque que l’armée s’émiette et que sa discipline se relâche. Les
Romains n’en mettaient nulle part, si ce n’est en face de l’ennemi. Leurs
légionnaires n’avaient qu’une fonction, la guerre, qu’un genre de vie, celle
des camps, et c’est ainsi qu’ils étaient devenus les premiers soldats du
monde.
Aussi n’était-ce que par exception qu’ils en plaçaient
dans certaines villes. Quand on se fut aperçu qu’à Antioche, au milieu de
cette population vaniteuse et insolente, également incapable de rester sans maître
et d’en harder un, on ne pouvait tenir un soldat trois mois sans faire de lui
un efféminé ou un séditieux, on Supprima la garnison d’Antioche, quoique
cette ville fût un point important pour la défense de la Syrie.
La légion comptait six mille fantassins et sept cent
trente cavaliers, tous citoyens romains ; à diverses époques, son effectif
varia, mais sans s’écarter beaucoup, en plus ou en moins, de ces nombres
qu’on peut considérer comme réglementaires[121]. Elle était
partagée en dix cohortes, la cohorte en six centuries, excepté la première
qui en avait dix comprenant l’élite de la légion. Les sept cent trente
cavaliers se divisaient en vingt-deux compagnies (turmæ)
de trente-trois hommes. Chaque centurie avait son étendard, qui, dans la
mêlée, servait de point de ralliement. Des speculatores
et des exploratores faisaient le
service d’éclaireurs.
Les Italiens étaient exemptés du service militaire[122] ; il y en avait
cependant qui voulaient suivre la carrière des armes. Pour eux et pour les
citoyens qui n’avaient pu se faire admettre dans le service légionnaire, on
forma des corps particuliers, cohortes civium
Romanorum. Le service y était moins dur que dans les légions, les
armes moins lourdes, les récompenses moins tardives. Les provinciaux, non citoyens,
et les rois ou peuples alliés fournissaient les auxiliaires, dont le nombre,
variant selon les besoins, tuait à peu prés égal à celui des légionnaires.
Ces escadrons (alæ) et ces cohortes auxiliaires
portaient habituellement le nom de la province ou du peuple qui les avait
fournis.
Chaque légion, comptant avec ses auxiliaires de douze à
treize mille hommes, avait son infanterie de ligne et son infanterie légère,
qui répond à nos tirailleurs ; sa cavalerie et ses machines pour lancer des
traits ou démolir des remparts, c’est-à-dire une artillerie de campagne et
une artillerie de siège : c’était une armée complète, et nos divisions sont
encore organisées, avec des moyens différents, de la même manière. Mais il
importe de remarquer que l’armée romaine était toujours endivisionnée,
puisque la seule formation qu’elle connût était la légion, qui représente une
division française.
L’aigle d’or qui lui servait d’étendard était le symbole
de la patrie, du devoir, de l’honneur, et les soldats lui rendaient un culte
véritable. Les aigles, dit Tacite, sont les dieux des légions[123].
Les ouvriers, fabri,
que nous appelons le génie militaire, ne faisaient partie d’aucune légion.
Ils étaient répartis par provinces militaires, sous l’autorité supérieure du
général qui nommait lui-même leur chef, præfectus
fabrum, de sorte que si la légion n’avait pas d’ouvriers pour
construire ses machines et faire ses travaux de défense ou d’attaque, il s’en
trouvait un corps dans chaque gouvernement militaire, et ces gouvernements
comprenaient toutes les provinces frontières où les armées résidaient.
Cette organisation mérite attention. Comme, chaque soir,
en pays ennemi ou au voisinage de l’ennemi, les légionnaires faisaient
eux-mêmes leur camp, avec fossé et parapet palissadé, ne fût-ce que pour y
passer une nuit, ils n’avaient pas besoin d’hommes spéciaux pour ouvrir une
tranchée ou creuser une mine : c’est un caractère qui distingue le soldat
romain du nôtre.
Le premier était propre à tout, parce qu’il avait été
exercé à tout faire, même des ouvrages d’utilité civile, quand la guerre
chômait. Ainsi Marius avait, il y a deux mille ans, par la fossa Mariana, corrigé les bouches incorrigibles du Rhône, et nous
venons à peine de renouveler cette entreprise en créant le canal Saint-Louis
qui, jusqu’à présent, rend moins de services. Pour tourner la Germanie par le Nord,
les soldats de Drusus jetaient une partie du Rhin dans le lac Flevo, et la fossa Drusiana est devenue l’Yssel ; ceux de
Corbulon creusaient un canal entre la Meuse et le Rhin, pour rendre moins dangereuses
les inondations de l’Océan ; Rufus ouvrait des mines ; un lieutenant de Néron
voulait couper le plateau de Langres pour unir la Moselle et la Saône par un canal
qui ne sera achevé que dix-huit siècles après qu’un Romain en a eu l’idée. Et
je ne parle ni des routés et des ponts construits par tout l’empire, ni des
ports creusés sur toutes les mers, ni des marais desséchés et des collines
plantées de vignes par leurs mains, ni de ces immenses fortifications dont
ils avaient couvert 2000 lieues de frontières.
Ces travaux continuels, dont les histoires et les
inscriptions fournissent mille preuves, étaient le grand moyen disciplinaire
des Romains ; les généraux redoutaient à tel point l’oisiveté du soldat, qu’ils
lui commandaient des travaux inutiles. Ainsi l’auteur des Stratagèmes,
Frontinus, loue le consul Nasica d’avoir, durant un hiver, occupé ses légions
à construire une flotte dont il n’avait pas besoin[124].
L’armée romaine s’appelait exercitus,
c’est-à-dire les hommes qui travaillent, et elle a conquis le monde autant
avec la pioche qu’avec l’épée.
En résumé, le peuple le plus militaire de l’antiquité
avait été conduit par l’expérience des siècles à établir les principes
suivants :
1° Point de petites garnisons ;
2° Réunion des soldats de toutes les armes en vingt-cinq
ou trente corps d’armée dont chacun était composé d’une légion et de ses
auxiliaires ;
3° Établissement des légions sur la frontière, en face et
à proximité de l’ennemi, dans des camps retranchés dont la place avait été si
bien choisie, que beaucoup de ces camps sont devenus des villes importantes[125], et que cette
armée de trois cent soixante mille hommes put, durant trois siècles, rendre
infranchissable une frontière immense, bordée de Barbares avides, même de
royaumes puissants.
4° Travaux continuels d’utilité civile ou militaire imposés
aux soldats pour entretenir leur force et chasser du camp l’oisiveté,
l’ennui, avec l’indiscipline, qui en est la conséquence.
5° Enfin, importance chaque jour croissante de ce que nous
sommes forcés d’appeler l’artillerie de siège et de campagne. On a dit : Chez les Romains, l’usage des machines devint plus commun
à mesure que la valeur personnelle et les talents militaires disparurent dans
l’empire ; lorsqu’il ne fut plus possible de trouver des hommes, il fallut
bien y suppléer par des instruments de différente espèce. Du temps
de Gibbon, cette observation paraissait juste : elle ne l’est plus
aujourd’hui. L’héroïsme à la guerre change de forme sans changer de nature,
selon que la lutte se fait corps à corps ou à distance, comme il arrive avec
les machines. Avec celles-ci, il faut au soldat des qualités souvent plus
difficiles que l’audace et l’élan. Les progrès de l’artillerie chez les
Romains n’accusaient donc pas l’affaiblissement de l’esprit militaire, mais
les progrès de la science appliquée aux choses de la guerre : la Poliorcétique
d’Apollodore en est la preuve[126].
A Rome, dans les beaux siècles qui ont fait la grandeur de
l’État, le service militaire était obligatoire. On n’aurait pas compris que
la chose de tous, res publica, ne fut
pas défendue par tous. Le citoyen ayant la pleine jouissance des droits de
cité était tenu de s’armer et de combattre toutes les fois que la patrie
l’appelait, et cette obligation commençait pour lui dès qu’il avait atteint
sa dix-septième année[127]. Le refus de
servir entraînait la perte des biens et de la liberté, quelquefois la mort.
Sous Auguste, un chevalier romain qui avait mutilé ses deux fils pour les
soustraire au service fut vendu comme esclave, et des réfractaires furent
frappés de la hache.
La république avait établi une autre sanction : on ne
pouvait briguer une fonction publique qu’après avoir passé dix ans au moins
sous les drapeaux. L’empire garda pendant deux siècles et demi ce principe,
mais en réduisant beaucoup la durée du service[128].
Aux yeux des Romains, l’armée était si bien la patrie,
qu’ils avaient organisé celle-là à l’image de celle-ci. L’esclave ne comptait
pas dans la société civile ; il resta aussi en dehors de la société
militaire, et celui qu’on découvrait dans les rangs de la légion était puni de
mort. Une classe de citoyens était même anciennement exclue du service : les
prolétaires, qui, ne payant pas d’impôt, n’avaient que des droits politiques
illusoires. Cela était très juste, dit
Denys d’Halicarnasse, car on ne doit pas confier
des armes aux citoyens dont l’indigence n’offre aucune garantie à l’État.
Cette condition tomba au commencement des guerres civiles qui tuèrent la
république, et Auguste ne rétablit pas la dispense ou plutôt l’exclusion dont
les prolétaires avaient été frappés.
Il conserva la distinction entre les légionnaires, qui
devaient être citoyens, et les corps auxiliaires composés de pérégrins. En
droit, tous ceux qui avaient le jus civitatis,
excepté les Italiens, étaient soumis au service militaire, et les nombreuses
cohortes[129]
qu’ils ont formées prouvent que les volontaires étaient assez nombreux pour
que, en temps ordinaire, les vides annuels des légions fussent aisément
comblés[130].
Quant aux provinciaux, le gouvernement déterminait, suivant les besoins,
combien de soldats telle province devait fournir[131], et, comme il
fallait une base pour la répartition, on prit celle qui était le grand moyen
administratif des Romains, le cens. Le recrutement devint un impôt que les
propriétaires durent payer : tant de soldats pour tant de fortune. Un riche
pouvait être taxé à plusieurs recrues ; plusieurs pauvres pouvaient être
réunis pour en fournir une ; les femmes mêmes contribuaient.
Ce système provenait de coutumes anciennes. Avant que la
domination romaine se frit étendue hors d’Italie, les Italiens étaient tenus
d’armer un nombre déterminé d’auxiliaires, et Polybe nous a conservé le
chiffre des contingents qui étaient prêts, en 225 avant J.-C., à rejoindre
l’armée romaine pour arrêter l’invasion gauloise. Dans les mauvais jours de
la seconde guerre Punique, les citoyens avaient été imposés, chacun suivant
sa fortune, à un ou plusieurs soldats, et Auguste recourut deux fois à ce
moyen. Il obligea les riches, hommes et femmes, à donner la liberté à
quelques-uns de leurs esclaves, afin de pouvoir enrôler aussitôt ces
affranchis dans les cohortes[132]. La république
avait donc légué à l’empire l’usage de lever des soldats parmi les sujets et
le moyen de rendre ces levées moins onéreuses en trouvant pour elles un ordre
régulier, ex tenu. Auguste rédigea, sans doute à cet effet, un règlement
général. L’État vérifiait l’âge, la taille, la force physique du conscrit :
on ne prenait que les plus vigoureux ; Dion ajoute : et les plus pauvres[133].
Chaque légion était commandée par un légat de rang
prétorien. Après lui venaient les tribuns, chefs des dix cohortes ; le préfet
du camp, faisant fonction de commandant de place dans les castra et de major dans les expéditions ;
soixante-quatre centurions ou officiers d’infanterie ; vingt-deux décurions
ou officiers de cavalerie ; enfin huit ou neuf grades inférieurs dont les
titulaires portaient des noms différents sous la désignation commune de principales[134] : ce sont nos
sous-officiers. Le service religieux était représenté par les victimaires et
les aruspices ; le service de santé, par des médecins et des vétérinaires ;
chaque camp avait une ambulance (valetudinarium)[135].
La solde était de 10 as par jour, ou de 225 deniers par
an, 500 depuis Domitien, sur quoi il fallait se procurer et entretenir les
vêtements, les armes et la tente ; l’État ne fournissait que les vivres ;
plus tard, il donna aussi le vêtement et les armes[136]. Chaque cohorte
avait une caisse d’épargne administrée par les librarii
ou comptables sous la surveillance du tribun. Le soldat y mettait les économies
qu’il faisait sur sa solde, sa part de butin et le donativum ou gratification accordée par l’empereur à son avènement.
Les biens du soldat mort sans héritier étaient dévolus à la légion, comme
ceux du décurion l’étaient à la curie. Il a été question précédemment des collèges
militaires et de leur caisse de secours.
Au temps de Polybe, le centurion ne recevait que le double
du légionnaire, et le tribun le quadruple ; au second siècle, la solde de
celui-ci est de 25.000 sesterces, et nous verrons Aurélien toucher, à ce
titre, bien davantage.
Sous la république, le serment militaire était prêté en
ces termes. : A l’armée et à 10 milles à la
ronde, seul ou avec plusieurs, je ne prendrai rien dont la valeur excède un
sesterce. Quand je trouverai hors du camp un objet valant, plus d’un
sesterce, je le remettrai dans les trois jours aux chefs. Jamais la peur ne
me fera quitter le drapeau, et je ne sortirai du rang que pour ramasser un
javelot, frapper un ennemi ou sauver un citoyen[137].
Sous l’empire on jura d’exécuter sans hésitation ni crainte
tous les ordres de l’imperator, de ne
point déserter, de mourir, s’il le fallait, pour le peuple romain, et de ne
rien faire de contraire aux lois[138]. Ce serment
était renouvelé tous les ans au 1er janvier et fidèlement tenu ; car,
si l’on excepte les deux années d’anarchie (68-69) où les légions firent trois
empereurs, on ne trouve, dans l’espace de plus de deux siècles, que trois
insurrections militaires, dont aucune ne réussit[139]. Il faut, bien
entendu, mettre les prétoriens à part.
Arrivé au camp, le jeune soldat recevait un signaculum, ou médaille ordinairement de plomb,
que chaque soldat portait au cou et qui servait à le faire reconnaître ; puis
il était remis aux instructeurs et aux maîtres d’armes (doctores armorum et lanistæ). Son armure était
pesante ; durant les exercices, On lui donnait des armes plus lourdes que
celles de combat, et on l’habituait à frapper d’estoc, jamais de taille. Il faut pointer, dit Végèce, et ne pas sabrer. Il était encore exercé au
saut, à la nage, même à une certaine danse guerrière que l’on croyait propre,
par ses évolutions rapides, à étonner et à intimider l’adversaire. Il devait
s’habituer à franchir les fossés et les haies, à gravir les pentes rapides et
à pousser le cri de guerre, ce terrible barritus,
capable à lui seul, dit César, d’animer une armée et d’effrayer l’ennemi. Le
pas ordinaire était de 6 kilomètres à l’heure, le pas accéléré de 36 kilomètres
en cinq heures ; trois fois par mois avaient lieu de grandes promenades
militaires.
On pratiquait, comme chez nous, l’école de soldat, de
peloton et de cohorte, la cohorte étant pour eux l’unité tactique, comme le
bataillon l’est pour nous ; ils faisaient même ce que nous appelons la petite
guerre, et toutes les évolutions étaient réglées par les ordres des chefs,
les mouvements des enseignes, les sons de la trompette. Les manœuvres avaient
lieu deux fois par jour pour les recrues, une fois pour les anciens soldats,
et nul n’avait le droit de s’en dispenser, excepté les vétérans. Jamais, dit Josèphe, ils ne suspendent leurs exercices ; on croirait qu’ils sont nés avec
leurs armes. Le nom même de l’armée, exercitus,
le disait aux soldats.
Cette gymnastique, la plus complète éducation de l’homme
physique, donnait au soldat toute sa valeur individuelle, en même temps que
la cohorte y gagnait, par la précision des mouvements, une cohésion
incomparable[140].
Mais la grande force des légions était leur discipliné,
que Valère Maxime appelle la très sainte
discipline des camps[141]. L’obéissance
du soldat était absolue, et ce respect de la loi militaire remontait du
dernier des légionnaires au chef de l’armée. Un jour, Trajan appelle dans sa
tente un centurion, qui devint plus tard l’homme le plus considérable de
l’empire après l’empereur. Des tribuns étaient réunis aux abords de la
demeure impériale pour y être introduits. Au lieu de se prévaloir de cette
faveur, le centurion dit au prince : C’est une
honte, César, que tu t’entretiennes avec un centurion quand des tribuns sont
debout à ta porte et attendent. Le détail est petit, mais l’esprit
qu’il montre est grand.
Les peines disciplinaires étaient la réprimande, une
retenue de solde, la corvée, la relégation dans un service ou dans un grade
inférieur, l’expulsion de l’armée. Ainsi César chassa un tribun qui, pour
l’expédition d’Afrique, avait encombré un navire de ses bagages, au lieu d’y
mettre des soldats.
La discipline romaine admettait les peines corporelles, et
bien souvent le cep du centurion tombait sur les épaules du légionnaire. Les
cas de peine capitale étaient nombreux, les sentences prononcées sans
faiblesse et exécutées sans retard. Les Romains savaient que la victoire
dépend de la discipline, la discipline de la rigoureuse observation des
règlements, et que, pour ne pas avoir des soldats hésitants, c’est-à-dire la
certitude de la défaite, il faut placer, derrière ceux qui reculent, la loi
avec toutes ses sévérités. On décimait la troupe qui avait fui, et le lâche
était passé par les verges ou frappé de la hache ; le transfuge, jeté aux
bêtes ou renvoyé les mains coupées.
La désobéissance et la trahison recevaient le même
châtiment. Un jour, sous Antonin, à une époque cependant où la décadence
commençait, quelques cohortes surprennent un corps de Barbares et le
détruisent. Elles avaient combattu sans ordre, le chef de l’armée fait mettre
les centurions en croix. On s’irrite de celle sévérité : une sédition éclate
et l’armée entoure, menaçante, le prétoire du général. Il en sort sans armes
: Frappez-moi, dit-il, et ajoutez ce crime à celui du renversement de la
discipline. Tout rentra dans l’ordre ; l’écrivain de qui nous
tenons ces détails ajoute : Il mérita d’être
craint, parce qu’il ne craignait pas.
Par une étrange inconséquence, les Romains ne faisaient
pas un crime au général de son impéritie ; ils croyaient trop à la Fortune, au Destin, au
Hasard, divinités complaisantes à la faiblesse humaine, pour ne pas mettre
sur le compte des dieux ce qui provenait de l’incapacité des hommes.
Ainsi le citoyen romain, si libre et si fier sous la
république, dont le foyer était inviolable et la vie sacrée, qui ne pouvait
être battu de verges ni mis à mort, même par une sentence du peuple tout
entier, s’était imposé, dans l’intérêt de la patrie, la plus sévère des
législations militaires.
Je passe sur le système des récompenses ; elles étaient de
deux sortes : on donnait aux soldats de l’argent, donativum,
ou des armes, des colliers d’honneur, des médaillons qui rappellent nos
décorations, usage fort ancien, puisqu’il aurait fallu plusieurs hommes pour
porter celles qui avaient été accordées à Sicinius Dentatus, une des victimes
des décemvirs[142].
Sous la république, les légionnaires pouvaient se marier,
parce qu’on était citoyen avant tout et soldat par circonstance ; mais
l’entrée du camp était interdite aux femmes. Sous l’empire, cette défense
subsista, et, comme les soldats restaient alors toute leur vie, ou peu s’en
faut, sous les armes, elle entraîna l’interdiction même du mariage, du moins
de ce que les Romains appelaient les justes
noces, qui seules avaient des effets civils et permettaient au
fils d’hériter des droits du père. En dédommagement, Claude accorda aux
soldats les privilèges établis par Auguste en faveur des pères de famille qui
avaient trois enfants. Mais la nature réclamait ; beaucoup d’unions illégales
se formèrent et furent tolérées. Ce n’était, toutefois, qu’après avoir obtenu
son congé que le vétéran pouvait transformer le concubinatus
en justum matrimonium ; sa femme
devenait une matrone, ses enfants des citoyens.
La vétérance n’était obtenue dans les légions qu’après
vingt, plus tard vingt-cinq[143] années de
service. Alors le vétéran recevait une somme de 12.000 sesterces, environ 3.000
francs : c’était notre pension de retraite qui charge plus lourdement le
budget. Il avait le droit de porter le cep de vigne des centurions,
l’exemption de certains impôts et de toutes les charges personnelles, qui
étaient fort nombreuses dans les cités. S’il était accusé, on lui accordait
dans la prison une place à part et meilleure ; il ne pouvait être mis à la question,
condamné aux verges ou jeté aux bêtes de l’amphithéâtre[144].
Au lieu d’argent, souvent on lui donnait, sur la
frontière, une terre, une maison, avec les esclaves, les animaux nécessaires
à l’exploitation : nous avons fait même chose en Algérie et nous devrions le
faire davantage. Plusieurs écrivains ont vu, à tort, dans ces concessions,
l’origine des fiefs. Parfois les cités honoraient ces défenseurs de l’empire
par une libéralité municipale. Une inscription de Mines rappelle que les
décurions ont gratifié un vétéran d’un champ près des murailles, de 50 modii de blé pour l’ensemencer et de l’entrée gratuite
aux bains de la ville[145].
Les légions avec leurs auxiliaires représentaient l’armée
de ligne ; les dix cohortes prétoriennes, ou garde impériale, sous les ordres
d’un ou de deux préfets, et les cohortes urbaines[146], commandées par
le préfet de la ville, en étaient comme la réserve. Les cohortes prétoriennes
étaient formées, au commencement de l’empire, de volontaires venus de
l’Étrurie, de l’Ombrie, du Latium et des plus anciennes colonies romaines ;
plus tard, on les prit dans toute l’Italie, dans les colonies d’Espagne et
dans celles des belliqueuses provinces de Macédoine et dut Norique[147]. A partir de
Septime Sévère, elles furent composées de l’élite des légions qui, on l’a vu,
se recrutaient dans toutes les provinces. Aussi ces soldats, choisis au sein
des populations rattachées les premières à la fortune de Rome ou sorties de
son sein, étaient, dans l’armée impériale, l’élément le plus romain ; et comme
dans leurs rangs se trouvait l’élite des légionnaires, les légions
elles-mêmes les acceptaient pour les représentants de l’armée, bien qu’ils
n’en partageassent ni les rudes travaux ni les dangers. Après la mort de
Néron, les légions de Germanie avaient envoyé aux prétoriens de secrets ambassadeurs
avec ce message : Choisissez un empereur que nous
puissions prendre. Ce droit d’élection à l’empire exercé par la
garde impériale comme une délégation de l’armée ne blessait pas alors, parce
que, les légions n’admettant que des citoyens, il semblait que la meilleure
partie du peuple était celle qui se trouvait sous les enseignes.
Les prétoriens avaient une solde trois fois plus forte que
celle des légionnaires : 2 deniers par jour, ou 32 as au lieu de 10[148], et une durée
de service moins longue : seize années au lieu de vingt ; mais ils n’eurent
pas d’abord de rations gratuites. Néron leur en donna, et Domitien augmenta
pour tous la solde d’un tiers[149]. La paye, des
gardes urbaines était inférieure de moitié a celle des prétoriens. Ces
troupes gardaient le prince, Rome et l’Italie, où l’on tonnait plusieurs
stations de prétoriens. Aussi l’opinion les plaçait au-dessus des légions ; mais
les sept cohortes des vigiles[150], chacune de
mille hommes, peut-être de quinze cents, étaient mises au-dessous, parce
qu’elles n’étaient composées que d’affranchis[151]. En joignant à
ces troupes des vétérans, evocati,
restés au service ; des cavaliers germains et bataves, garde personnelle du
prince ; des singulares ou l’élite de
la cavalerie auxiliaire ; des soldats de marine ; des frumentarii empruntés à toutes les légions et
mis en subsistance à Rome pour y remplir divers offices, on verra que la
capitale de l’empire avait une garnison considérable et toute une armée prête
à courir aux Alpes, si quelque danger s’y montrait.
Les deux flottes prétoriennes de Misène et de Ravenne
surveillaient la mer de Toscane et l’Adriatique, et combinaient, au besoin,
leur action avec deux divisions de la flotte impériale dont Fréjus et Aquilée
étaient les ports d’armement. L’Euxin était gardé par quarante vaisseaux que
montaient trois mille hommes ; la mer des Cyclades, les côtes de Syrie et
d’Égypte, le détroit de Gaule, par les flottes de Carpathos, de Séleucie,
d’Alexandrie et de Bretagne. Le Rhin et le Danube avaient de puissantes
flottilles, et quelques navires légers stationnaient sur le Rhône, la Saône, la Seine, même sur les lacs
de Côme, de Neufchâtel, etc. Les navires de la flotte étaient des galères
dites à trois, quatre et cinq rames, trirèmes,
quadrirèmes et quinquérèmes, selon le nombre des rangées de
rames superposées ou celui des hommes employés sur chaque rame. Elles étaient
mises en mouvement par une chiourme d’affranchis et de peregrini, recrutés dans les contrées voisines
de la mer et des fleuves, qui n’obtenaient leur congé, avec le droit de cité,
qu’après vingt-six années de service. Ces galères avaient pour gouvernail
deux grandes rames agissant des deux côtés de l’arrière[152], et à l’avant
un éperon. Lorsqu’elles devaient combattre, des légionnaires montaient à bord
; toute la manœuvre était celle à laquelle revient la marine moderne,
l’abordage par l’éperon pour couler l’ennemi[153].
On verra plus tard cette armée si longtemps victorieuse
devenir incapable de résister aux Barbares. Dès maintenant nous pouvons constater
que la séparation établie par Auguste entre la société civile et la société
militaire avait eu ses conséquences inévitables. D’abord il avait fallu
accorder aux soldats des privilèges en matière de pécule, de testament, de
mariage, sans parler des gratifications que leur valaient les changements de
règne, les adoptions, tous les grands événements de la vie du prince. Au
second siècle, ils étaient déjà pour le rhéteur Aristide une classe
particulière qu’il comparait à celle des guerriers sous les Pharaons. Juvénal
a énuméré ces avantages de la vie militaire, et il n’exagère pas lorsqu’il
montre l’homme en toge demandant en
vain justice aux centurions contre le soldat qui lui a brisé les dents ou
arraché un œil. En Thessalie, un légionnaire rencontre un jardinier monté sur
un âne et lui adresse, en latin, une question que ce Grec ne comprend pas.
L’autre se fâche, le frappe et le jette à terre, puis veut s’emparer de la
monture. Pour le coup, le paysan reprend courage ; il saute à la gorge du
soldat, le renverse et le bâtonne si bien, qu’il pense l’avoir tué. Il court
se cacher chez un ami dans la ville prochaine. Mais le soldat, revenu à lui,
ameute ses camarades ; ils accusent le jardinier d’avoir volé un vase
d’argent ; on le prend, on le juge et il est exécuté[154]. Ce récit, où
Apulée a voulu peindre l’insolence de la soldatesque, doit être véridique
comme le tableau de Juvénal. La même chose s’est produite partout où l’armée
a eu dans l’État une situation prépondérante.
VI. — LES FINANCES.
Avec quelles ressources élevait-on les monuments dont
l’empire se couvrait ? Comment faisait-on face aux dépenses de la cour, de
l’administration et de l’armée ? Nous savons où les villes prenaient leurs
revenus et l’emploi habituel de cet argent ; mais nous ne saurions donner
aucun chiffre des recettes et des dépenses. Le budget de l’État est aussi
impossible à établir, pour l’époque des Antonins, qu’il l’était pour celle
d’Auguste. On peut affirmer seulement que, quand le trésor[155] n’était point
vidé par les prodigalités insensées ou honteuses de Néron et de Vitellius, il
se remplissait rapidement et permettait au prince, après la dotation de tous
les services, de satisfaire largement aux dépenses nécessaires à la splendeur
de l’empire.
Nous avons déjà montré cette organisation financière ;
nous n’aurons besoin d’y revenir qu’à l’époque où l’impôt, si légèrement
porté durant trois siècles, sera devenu intolérable. Pour le haut empire,
elle n’a pas d’intérêt politique, et, au point de vue administratif, une
brève énumération suffira.
Le service religieux coûtait peu. Les temples et les
prêtres étaient entretenus par des fondations dont le revenu couvrait les
dépenses ordinaires du culte : achat des victimes et festins sacrés. L’État
n’avait que des subventions à fournir pour faire célébrer plus dignement les
fêtes solennelles, surtout les jeux publics qui, à l’origine, étaient des
actes religieux, et l’on a vu combien cette subvention était légère.
Il n’avait ni corps judiciaire ni corps diplomatique à payer,
et sa participation aux frais de l’instruction publique, service essentiellement
municipal[156],
se bornait à la dotation de quelques chaires, à l’entretien des bibliothèques
de Rome et d’Alexandrie. Les particuliers faisaient le reste. L’État
dépensait davantage pour l’assistance donnée, par l’annone et les congiaires,
à la plèbe de la capitale[157], par
l’institution alimentaire, aux enfants pauvres de l’Italie. S’il n’avait
point, comme nous, d’énormes intérêts à payer pour la dette publique, il
était contraint, alors comme aujourd’hui, de consacrer aux travaux d’utilité
générale ou d’embellissement, surtout à l’administration et à l’armée,presque
toutes les ressources du trésor.
Chaque prince, se faisait un point d’honneur Temple de
Rome, sur une de décorer Rome d’un monument où la postérité lirait son nom,
d’exécuter en Italie des travaux utiles, de secourir les villes provinciales
ravagées par quelque fléau ou de les aider, par une allocation, à
l’achèvement d’une entreprise[158]. Les
inscriptions en fournissent mille preuves. Une d’elles nous donne même, à
propos d’une subvention d’Hadrien pour la réfection d’une route, le coin de
ce travail, 100.000 sesterces par mille[159]. De loin en
loin les empereurs faisaient des libéralités d’une autre sotte : Hadrien, en
une fois, renonça à un arriéré d’impôt de 900 millions de sesterces.
Bien que nous connaissions le chiffre de la solde et à peu
prés le nombre des soldats, trop d’éléments nous manquent pour qu’il nous
soit possible de dire ce que coûtait l’armée. Dans nos budgets, on inscrit
environ 1 million de francs pour mille hommes sous les drapeaux ; il est
probable que le rapport entre ces deux chiffres était à peu près le même dans
l’empire romain[160].
Les traitements ou indemnités aux fonctionnaires publics
de tout ordre devaient prendre des sommes importantes[161]. Que dépensait
la cour ? Moins sous les bons princes, davantage sous les mauvais ; mais
toujours beaucoup, car le palais nourrissait un peuple entier de serviteurs
et de familiers, et nous savons que le médecin de Claude recevait 500.000
sesterces en honoraires ; le précepteur des petits-fils d’Auguste, 100.000.
Les Romains disaient, comme nous, que, pour subvenir aux dépenses
d’intérêt commun, l’État avait le droit de mettre un impôt sur tout ce qui
procurait un bénéfice ou un plaisir, et, de plus, que les sujets devaient le tribulum soli, pour la rançon des terres que la
victoire avait livrées à leurs vainqueurs[162]. C’était la
théorie des contributions directes et indirectes. Mais, tandis que les
modernes tirent leur plus gros revenu de celles-ci, les Romains le
demandèrent à celles-là : ils imposaient surtout la propriété foncière, qui
eut à fournir, outre le tribut en argent et les corvées, d’énormes
prestations en nature pour nourrir le palais, l’administration et l’armée.
Aussi forent-ils conduits à concéder aux possessores
des privilèges en échange des charges dont ils les accablaient ; de sorte que
l’organisation financière de cette société devint une,cause nouvelle de
séparation entre les classes de citoyens.
1° L’impôt foncier.
— Les terres étaient réparties, suivant leur produit, en diverses catégories[163] : terres de
première et de seconde classe, prés, forêts à glands, forêts ordinaires,
pâturages, étangs, salines, etc. Au rôle, renouvelé tous les dix ans, étaient
consignés le nom du domaine, ceux du canton et de la cité où il se trouvait ;
la quantité d’arpents labourables ; le nombre des arbres, des plants de
vignes, d’oliviers qu’il contenait ; l’étendue des prairies et des pâturages,
la nation, l’âge, le service des esclaves établis sur la propriété[164].
L’impôt foncier était payable en trois termes ; au 1er
septembre, commencement de l’année financière, au 1er janvier et
au 1er mai[165].
Le blé demandé pour l’annone civique qui nourrissait Rome
et pour l’annone militaire fournie à l’armée et aux fonctionnaires de l’État
n’était en réalité qu’une partie de l’impôt foncier. Il en était de même pour
les cellaria ou livraisons de vin,
viande, huile, vinaigre, bois, fourrage et vêtements.
Les Romains fixés dans les provinces devaient le tributum soli, qui était établi sur la terre,
non sur la personne[166], mais l’Italie
ne le devait pas.
2° La capitation.
— Elle frappait, d’une part, les marchands, les industriels, les banquiers et
tous ceux qui, sans être propriétaires fonciers, avaient des capitaux ou des
biens mobiliers ; d’autre part, ceux qui les aidaient à conserver ces biens
ou à les accroître, la femme, l’enfant majeur, le colon, l’esclave. Pour les
premiers, la capitation était proportionnelle à l’avoir ; pour les autres,
elle n’était qu’une contribution personnelle. En Syrie, d’après un texte
d’Ulpien, les filles au-dessous de douze ans, les garçons au-dessous de
quatorze, les vieillards au delà de soixante-cinq, étaient exemptés de la
capitation[167]
; mais, s’il fallait en croire Dion (LXVI, 8), les mendiants
devaient prélever quelque chose sur leur industrie pour le fisc ; sans doute
il s’agissait de ces mendiants dont parle Lucien, dans la besace desquels on trouvait
des pièces d’or, des miroirs, des parfums et des dés[168].
3° Le vingtième sur les
héritages et les legs. — Cette contribution était pour
l’Italie et les citoyens romains le rachat de l’impôt foncier et de la
capitation. Aussi, lorsque la succession d’un citoyen comprenait un domaine
provincial, il est probable que ses héritiers n’étaient pas soumis, pour
cette partie de l’héritage, au droit du vingtième, puisque ce bien avait déjà
payé le tributum soli.
4° Les revenus du domaine.
— L’ancien ager publicus avait été
très réduit par les ventes et les fondations de colonies ; cependant les
domaines du fisc, qui faisaient comme la dotation de la couronne, étaient
encore considérables, et leurs revenus s’ajoutaient à ceux que donnait au
prince sa fortune particulière accrue de celle qu’avaient laissée ses
prédécesseurs[169]. Ainsi Auguste
avait pris en Égypte, pour sa part de conquête, le domaine royal des
Ptolémées. Presque toutes les mines, carrières et salines appartenaient au
prince, et ses procurateurs en affermaient l’exploitation à raison de 10 pour
100 du produit[170]. Le fisc
trouvait une ressource d’une certaine importance dans la vente de ce qui
restait en magasin de blé du tribut, après les distributions réglementaires,
et dans le monnayage des pièces d’argent et d’or devenu un droit utile. Les
empereurs ne l’avaient laissé qu’à un petit nombre de cités helléniques[171]. Dans la
législation du haut empire, il n’y eut jamais prescription pour les choses
sacrées, ni pour le domaine public du peuple romain ou des cités[172], et la créance
du fisc primait toutes les autres ; mais on a vu à plusieurs reprises que ces
biens n’étaient pas inaliénables, comme prétendit l’être notre domaine royal.
5° Les impôts indirects.
— Ils frappaient la circulation des denrées ou marchandises, la mutation de
certaines propriétés et quelques actes de droit civil. Les principaux étaient
: la douane, qui prélevait habituellement, aux frontières de l’État et de
certains groupes de provinces, à l’entrée et à la sortie, 2 ½ pour 100 ad valorem sur les marchandises[173], même sur les
eunuques et sur les bêtes fauves destinées aux combats de l’amphithéâtre ; 1
pour 100 de toute chose vendue, excepté pour les denrées de consommation
achetées aux marchés de Rome ; 2 pour 100 du prix des esclaves ; 5 pour 100
du prix des affranchis ; les droits perçus sur les marchés ouverts par autorisation
du prince ou du sénat[174] et sur les
ponts et les routes[175] ; quantités
d’autres impôts de peu d’importance qui varièrent souvent ; enfin les biens
caducaires ou tombés en déshérence, les legs testamentaires, le produit des
amendes, des confiscations, des mines, carrières et salines, possédés par
l’État ou par des particuliers[176].
6° L’or coronaire
offert par les villes à l’empereur en don de joyeux avènement ou à l’occasion
d’une victoire, comme, sous la république, elles l’offraient aux proconsuls.
Souvent les bons princes le refusaient ; les mauvais, au contraire,
imaginaient, comme Caracalla, des triomphes sur les Barbares, pour l’exiger
plusieurs fois[177].
7° Les prestations en
nature ou le blé pour l’annonce,
et les cellaria, que nous avons
comptés dans le tributum soli, les
chevaux et voitures pour la poste publique, l’hébergement des soldats et
fonctionnaires voyageant par ordre du prince, l’entretien des routes, la
réparation des aqueducs[178], le curage des
canaux, le transport par terre des vivres à destination de l’armée, etc.
Personne ne saurait dire ce que produisaient tous ces
impôts. Mais il importe peu de connaître le chiffre exact du revenu public,
parce que ce chiffre, qui n’a jamais qu’une valeur relative, est très faible
chez les peuples misérables et peut être très élevé dans un État riche. Il
suffit de constater que, dans les deux siècles que nous étudions, on ne voit
aucune réclamation sérieuse se produire[179], ce qui
signifie que les impôts n’étaient pas disproportionnés aux ressources des
contribuables, et que la richesse publique se développait sous les mille formes
qu’elle peut prendre clans un grand État civilisé. Enfin nous savons qu’un
prince économe pouvait faire en quelques années des réserves considérables. A
plus d’un siècle de distance, Tibère et Antonin laissèrent dans le trésor à
peu près la même somme, 745 millions de francs[180].
Le système financier qui vient d’être exposé diffère
beaucoup du nôtre, quoiqu’il nous ait légué bien des usages. On voit d’abord
qu’il ne faut point songer à des impôts consentis par les contribuables, et
sévèrement, contrôlés pour la répartition, la levée et l’emploi, par des
pouvoirs distincts et indépendants. Les impôts restèrent, sous le haut
empire, ce qu’ils avaient été sous la république, une conséquence de la
victoire, un droit de la conquête. Aussi le sénat, puis l’empereur, en
eurent-ils la libre et absolue disposition dans l’intérêt du peuple
conquérant, qui constitua longtemps, au milieu des nations soumises, une
nation privilégiée. Ceci explique que la république ait transmis à l’empire
son double système d’impôts en argent et en nature, établi sur la propriété
foncière des provinciaux, qu’il finira par écraser.
Autre différence : l’État moderne ne demande aux
contribuables que de l’argent, et, avec cet argent, il fait tous les services
publics ; deux seulement restent personnels : celui du jury et celui de
l’armée. L’État romain prenait bien l’argent des sujets, niais il était dans
les mœurs municipales de la vieille Italie et de l’antiquité tout entière de
laisser à la charge personnelle des citoyens une foule d’obligations
d’intérêt commun, depuis certaines fonctions publiques auxquelles bientôt on
ne sera plus libre de se soustraire jusqu’aux prestations, aux corvées, qui se
multiplieront au point de changer l’empire en un immense atelier d’ouvriers
indolents et héréditaires. Ce système paraîtra simplifier tout, en forçant
chacun à faire le travail et à fournir les denrées nécessaires aux besoins
publics, et on le croira très économique : il produira, au contraire, une
extrême confusion, un immense gaspillage de forces et de matières, une
répartition très inégale des charges et, pour beaucoup, la confiscation de la
liberté individuelle.
A l’époque dans laquelle nous nous enfermons, le système
financier de l’empire n’avait pas encore eu de funestes résultats. On
trouvait moyen de satisfaire à tous les besoins par des impôts qui ne
détruisaient pas la matière imposable à force de la charger, et les
prestations étaient tolérables, la liberté de chacun respectée. Dans les
provinces étaient des cités prospères ; sur les frontières, une armée
formidable ; les peuples prêtaient volontairement obéissance, et leur culte
de Rome et des Augustes était plus sincère que ne l’a été, dans notre
ancienne monarchie, la religion de la royauté. Formés de la même manière, par
la substitution du pouvoir d’un seul à celui de plusieurs, les deux
gouvernements furent terribles aux grands, doux aux petits, avec des
alternatives, dans l’un comme dans l’autre, de bons et de mauvais princes.
Pour l’empire, les bons viennent d’y régner durant près d’un siècle ; mais
les fous ou les incapables reviendront bientôt et prendront ce pouvoir absolu
si dangereux aux mains des violents. Dans quelques générations, les libres
institutions des cités auront été détruites ; l’admirable machine de guerre
des Antonins sera détériorée jusqu’à devenir impuissante ; le fisc tarira les
sources de la richesse publique ; et quand se lèveront les jours de malheur,
il ne se trouvera, dans cette cohue affolée de peur, ni un homme ni un
soldat. Alors, en voyant le colosse brisé couvrir le monde de ses ruines, il
faudra bien reconnaître que les peuples, comme les individus, sont les
artisans de leurs destinées ; que, pour les uns comme pour les autres, la
fortune est faite de sagesse, et le malheur d’imprévoyance.
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