I. — PROSPÉRITÉ DES PROVINCES ;
PROGRÈS ACCOMPLIS DANS L’OCCIDENT ET SUR LA RIVE DROITE DU
DANUBE.
Les tempêtes qui semblent bouleverser l’Océan jusqu’au
fond de ses abîmes n’en troublent que la surface ; à quelques mètres
au-dessous des vagues furieuses, les eaux sont calmes et les sables
immobiles. De même dans l’empire : les orages de. Rome, les guerres sur le
Rhin, le Danube ou l’Euphrate, n’altéraient pas la sérénité des provinces
intérieures. Pendant qu’on s’égorgeait dans la capitale, chez les Daces ou au
delà du Tigre, les nations pacifiées développaient l’industrie et le
commerce, ouvraient des routes et des écoles, emplissaient leurs villes de
monuments et de richesses. Les vaincus, dit Ælius Aristide, se félicitaient
de leur défaite, et, perdant jusqu’au souvenir de l’ancienne indépendance,
confondaient leur existence avec celle de l’empire. On avait la sécurité et
le bien-être de la vie ; on jouissait librement des fruits de son travail, et
la voie des honneurs n’était fermée à personne.
Plutarque, qui avait vu tant de révolutions ensanglanter
la ville des Césars, n’en appelle pas moins Rome une
déesse sacrée et bienfaisante et, ailleurs, l’ancre immobile qui arrête et fixe les choses humaines au
milieu du tourbillon par lequel elles sont emportées. Il disait
vrai : Rome avait calmé le monde et attiré sur elle seule les orages qui
éclataient encore. Aristide est un païen, un dévot d’Esculape, Tertullien, un
chrétien rigide ; tous deux parlent de même. Les
hommes, s’écrie le rhéteur, ont quitté les armures de fer pour les
habits de fête, et vos provinces se sont couvertes de riches cités, joyaux de
votre empire, qui brillent comme le collier précieux sur le sein d’une femme
opulente. La terre n’est plus qu’un immense jardin[1]. La sombre
imagination du chrétien s’éclaire et s’adoucit au riant spectacle de l’empire
: Le monde est chaque jour mieux connu, mieux
cultivé et plus riche. Les routes s’ouvrent au commerce. Les déserts sont
transformés en domaines féconds : on laboure où s’élevaient des forêts, on
sème où l’on ne voyait que roches arides ; les marais sont desséchés, et les
troupeaux ne craignent plus la bête fauve. Maintenant plus d’île qui inspire
l’horreur, plus de rochers qui effrayent ; partout des maisons, des peuples,
des cités, partout la vie ![2] La rhétorique n’enfle
pas la voix d’Appien comme celle d’Aristide ; mais, le témoignage du froid et
sagace historien est le même : Voilà deux cents
ans, écrit-il, que le régime impérial
subsiste ; dans cet espace de temps, la ville s’est embellie d’une façon
merveilleuse, les revenus de l’empire se sont accrus, et, par le bienfait d’une
paix constante, les peuples sont arrivés au comble de la félicité[3].
Il est facile, en effet, d’imaginer ce que dut produire la
cessation de la guerre durant deux siècles pour des peuples qui n’avaient eu jusqu’alors
qu’une vie de combats, et quelle prospérité développèrent la paix dans les
provinces, la liberté dans les villes. Voilà ce que cachent les tragédies de Rome
et ce qu’il faut montrer.
Ce n’est pas que les Romains aient voulu, de propos
délibéré, se faire les bienfaiteurs des provinciaux. Chez eux, il ne s’ajoutait
pas, comme chez quelques-uns des modernes, à l’idée de conquête celle d’amélioration
du sort des vaincus. Ils avaient soumis le monde par esprit d’orgueil et d’avidité,
pour n’avoir point d’égaux et pour posséder la richesse, sans se donner le
souci de la créer : aussi la province : était avant tout, à leurs yeux, un prædium, une ferme d’un revenu déterminé, et,
en l’organisant, ils ne s’étaient préoccupés que d’assurer le recouvrement du
tribut. Le reste, liberté municipale et sécurité des personnes, indépendance
de ceux-ci ou assujettissement de ceux-là, leur importait peu. Cette
politique avait été celle du sénat républicain ; les premiers empereurs la
suivirent. Les uns et les autres ne trouvaient que des avantages à ce que les
sujets fissent eux-mêmes leurs affaires, pourvu qu’ils payassent exactement l’impôt
et que l’ordre général qui en garantissait la rentrée ne fût point troublé.
De la, au moins, dans les premiers temps, leur dédaigneuse indifférence pour
les franchises locales, pour la demi indépendance de cités, de tribus, de dynastes
ou de rois, qui parfois se nommaient eux-mêmes les procurateurs du peuple
romain et en remplissaient l’office. En un mot, ils entendaient gouverner de
haut et de loin, ce qui était exercer l’empire utile, et ils ne voulaient pas
administrer de trop près, pour n’avoir point les embarras d’une tutelle
laborieuse. Tibère montra bien, par sa vigilance à contenir ses proconsuls,
cette politique sans entrailles, mais non sans clairvoyance, qu’il résuma d’un
mot : Un bon pasteur tond ses brebis, il ne les
écorche pas. A cet égard, Claude et les Flaviens furent de son
école. Les Antonins imprimèrent au gouvernement un caractère nouveau. Ils se
regardèrent non seulement comme les maîtres, mais comme les pères de l’empire.
Ils en adoucirent les lois ; ils fondèrent des institutions charitables, et
le bonheur de leurs sujets les préoccupa plus que les intérêts du fisc.
Ainsi, par des motifs différents, les princes, dans le haut empire,
exercèrent sur les provinces une action bienfaisante, et cette action, se
combinant avec les heureux effets du régime municipal que nous avons décrit,
amena la prospérité dont un rapide voyage à travers l’empire va nous fournir
la preuve.
Depuis Auguste, le domaine de Rome s’était accru : sous
Claude, de la Bretagne
; sous Trajan, de la Dacie
; sous Marc-Aurèle, d’une partie de la Mésopotamie, possession incertaine et précaire,
théâtre de continuels combats[4]. En exceptant la Bretagne et les
acquisitions des deux Antonins, qui étaient moins des provinces que des
postes avancés, les successeurs d’Auguste n’avaient point dépassé les limites
que la nature et lui-même avaient fixées à l’empire : l’Atlantique, le Rhin,
le Danube, l’Euphrate vers le milieu de son cours, les cataractes du Nil et
les déserts de l’Afrique.
L’ancien partage fait entre l’empereur et le sénat
subsistait, mais de nouvelles provinces avaient été formées soit par les
conquêtes, soit aux dépens des anciennes et des pays alliés. Il y en avait eu
vingt-six sous Auguste : sous Marc-Aurèle, on en compte quarante-cinq, dont
six étaient restées au sénat.
Ainsi le nombre des provinces avait presque doublé, sans
que le territoire se fût beaucoup accru. C’est que les empereurs avaient déjà
pratiqué le système qu’on n’attribue d’ordinaire qu’à Dioclétien, de morceler
les gouvernements pour diminuer la puissance des gouverneurs et rendre plus
facile l’action de l’empire sur les sujets.
Bretagne, Gaule et Espagne.
— La Bretagne
ne formait encore qu’une seule province, si bien protégée par la double ligne
de défense d’Hadrien et d’Antonin, que les Pictes et les Scots avaient
rarement troublé l’œuvre de civilisation qui s’y accomplissait[5]. La toge avait
partout remplacé la laie barbare ; des temples, des portiques et de belles
villas s’élevaient aux lieux où l’on ne voyait naguère que huttes de chaume
et autels druidiques ; et ces Bretons, dont la plupart, au temps d’Auguste,
ne savaient point encore cultiver la terre ni utiliser le lait de leurs
troupeaux, exportaient maintenant du blé pour la Gaule. Les écoles se
multipliaient avec les villes, et la langue celtique reculait, comme les
vieilles mœurs, devant le nouvel idiome. Les nobles bretons parlaient latin ;
les descendants de Cassivellaun et de Caractac venaient au tribunal du
proconsul pratiquer toutes les règles de Quintilien et rivaliser avec la
verbeuse éloquence des avocats de Bordeaux et d’Autun. Déjà, dit Juvénal, Thulé
parle de gager un rhéteur, et Martial pouvait se vanter que ses
poésies, faites pour les élégants de Rome, étaient lues jusque dans l’île,
dernière limite du monde habitable[6].
Quelques patriotes avaient bien porté leur liberté et
leurs ressentiments dans les montagnes des Pictes, d’où ils redescendront
pour faire reculer à son tour cette civilisation servile. Mais la masse de la
nation, moins la valeureuse tribu des Brigantes, entrait avec joie dans la
vie nouvelle et se laissait enlever les meilleurs de ses enfants pour aller
servir au loin dans les armées romaines. Ainsi des Bretons tenaient garnison
en Pannonie, tandis que des Germains venaient en Bretagne, comme des Bataves
étaient envoyés en Illyrie et des Espagnols sur le Rhin.
La Gaule
était entrée plus vite et plus avant dans la civilisation romaine. Elle en
recevait de plus près le rayonnement, surtout cette zone de notre territoire
que baigne la mer italienne et qu’échauffe le même soleil. Le gouvernement
impérial, dont la Gaule
était par sa position géographique la plus importante province, s’était
appliqué à gagner le cœur de ses habitants. Dans la Narbonnaise, on
comptait sept colonies, vingt-neuf villes latines, deux peuples alliés ; dans
les provinces chevelues, dix peuples libres, huit colonies, quatre villes
fédérées, quantité de cités latines et une foule d’hommes ayant reçu
individuellement le jus civitatis.
Lyon avait gravé sur le bronze, pour qu’il restât toujours exposé aux veux de
la Gaule, le
discours où Claude montrait la politique libérale qui avait fait la fortune
de Rome et le bonheur des provinces. Galba, Othon, par des motifs intéressés,
Trajan, Hadrien, par intelligence des besoins de l’empire,, avaient agi de
même, et la Gaule,
heureuse du sort que la guerre lui avait fait, ne songeait point à le
changer. On a vu quel rôle elle joua dans les révolutions de l’empire. C’est
de son sein qu’était parti le cri de dégoût et de révolte contre Néron, là
que Galba et Vitellius avaient été proclamés, là aussi que Civilis et Sabinus
avaient agité devant les regards étonnés des nations transalpines l’étendard
de l’empire gaulois : tentative prématurée ! La Gaule elle-même avait
déserté son drapeau et son César provincial. Elle avait bien autre chose à
faire que de fonder des maisons royales. Ses plus nobles enfants
ambitionnaient le laticlave sénatorial[7]. Quant au peuple,
entraîné par le mouvement général vers les travaux de la paix, il dépensait à
la recherche du bien-être l’activité qu’il mettait jadis aux guerres
intestines : De batailleurs, disait
déjà Strabon (IV, 1, 2 et 14), ils se sont faits laboureurs. Les forêts
druidiques tombaient sous la hache des défricheurs ou étaient percées de
routes qui portaient la lumière et la vie jusque dans leurs plus sombres profondeurs.
Partout on honorait le commerce, et déjà Lyon mettait ses négociants en vin
au même rang que ses chevaliers et ses sévirs augustaux[8]. Sa puissante
corporation des bateliers de la
Saône et du Rhône avait partout des agents pour la
navigation sur les fleuves gaulois : à l’amphithéâtre de Nîmes, quarante
places leur étaient réservées.
Naguère les plus florissantes cités se trouvaient aux
points par où la Gaule
touchait à l’Italie, et ce coin de notre territoire porte encore plus de
ruines romaines que n’en a aucune des anciennes provinces de l’empire. A
Narbonne, il n’est pas resté debout un seul monument romain, mais l’on ne
peut y abattre un mur ou donner un coup de pioche dans le sol sans y trouver
des fragments de frises, de bas-reliefs et de tombeaux qui attestent son
ancienne grandeur. Par la beauté sévère de ses filles, Arles était une cité
grecque ; par la splendeur de ses monuments, une ville romaine. La culture,
la richesse, autrefois concentrées en cette Italie
transalpine, étaient remontées de la frontière dans l’intérieur,
et ce déplacement de l’activité sociale indiquait la prospérité générale du
pays. Toulouse faisait oublier Narbonne. Nîmes[9], embellie par les
Antonins ou par elle-même de monuments qui commandent encore l’admiration,
éclipsait l’antique cité phocéenne, qui, perdant ses mœurs sévères, laissait
s’établir le proverbe qu’on répétait à tous les efféminés : Tu fais voile vers Marseille[10]. Alors, comme aujourd’hui,
le commerce amassait de l’or dans cette ville, et cet or, elle le dépensait
aux plaisirs qui passent, au lieu de le donner, comme Nîmes, à l’art qui
reste. Grâce à ses eaux thermales, Aix était le rendez-vous des riches
massaliotes et un des lieux de plaisance de la province. Lyon, l’ancienne métropole,
voyait croître deux rivales dans la ville, des Rèmes et dans celle des
Trévires, d’où les gouverneurs de la Belgique et de la basse Germanie surveillaient
les Barbares, comme de Lyon ils avaient longtemps surveillé la Gaule, quand la Gaule menaçait encore.
Vienne, le lieu d’exil des rois destitués ou des gouverneurs coupables, Autun
avec ses écoles, Arras avec ses manufactures de draps rouges qui égalaient la
pourpre d’Orient ; Langres et Saintes avec leur industrie des caracalles[11], qu’elles
envoyaient dans toute l’Italie ; Bordeaux, le port principal pour l’Espagne
et l’île des Bretons, Juliobona (Lillebonne, près de l’embouchure de la Seine) où tant de
ruines romaines ont été trouvées, etc., montraient la vie se répandant
partout, au centre comme à la circonférence, sur le Rhin, l’Atlantique et la Manche, comme aux bords
de la
Méditerranée. Quoique le sénat n’eût établi dans les
provinces chevelues qu’un très petit nombre de colonies, la vie romaine avait
changé la langue, la religion, les coutumes et répandu le luxe avec la
richesse. De somptueuses villas s’élevaient en des lieux naguère sauvages,
décorées de marbres rares, de mosaïques dont nous retrouvons les traces et d’objets
précieux par la nature et le travail, comme la belle collection des vases de
Bernay qu’une heureuse découverte nous a rendus[12].
Les dieux gaulois étaient à présent des dieux romains, et
les peuples leur élevaient des temples magnifiques, comme celui dont on vient
de retrouver les restes imposants sur le sommet du Puy-de-Dôme. Quant au
culte druidique, il avait pris la dernière forme par laquelle les religions
passent avant de s’éteindre : il était païen, paganus
; on ne le retrouvait plus que dans les campagnes reculées où se cachaient
les derniers prêtres de Teutatès. Ainsi en sera-t-il de la religion
officielle après Constantin, quand Jupiter, à son tour, chassé des lambris
dorés, ne conservera que l’autel rustique dressé par des paysans au fond des
bois. A l’honneur de Rome, cette conversion s’était faite sans violence. L’adroite
politique d’Auguste et de Tibère avait donc réussi : ces dieux gaulois,
associés dans les mêmes temples au culte de Rome et des Césars, étaient
devenus de zélés serviteurs de l’empire.
Cette attraction d’une civilisation supérieure s’exerçait
également sur l’idiome celtique, qui ne se défendait pas mieux que la
religion des druides. Lui aussi quittait les cités et les bourgs où les
affaires d’administration, de justice et de négoce se traitaient en latin, et
les descendants des bardes gaulois, lecteurs assidus de Catulle, d’Ovide et
de Martial, cherchaient à imiter les poètes et les orateurs du peuple-roi.
Déjà Rome avait inscrit parmi ses grands noms littéraires ceux du grammairien
et poète Valerius Caton, la sirène latine,
d’Antonius Gniphon, qui avait enseigné dans la maison de César et compté
Cicéron parmi ses auditeurs ; de Varro Atacinus, poète didactique, de
Cornelius Gallus, l’ami de Virgile ; de Trogue-Pompée, le premier auteur
latin d’une histoire universelle ; de Domitius Afer, le maître de Quintilien
et l’orateur le plus éloquent que celui-ci ait entendu, mais qui déshonora
son génie par sa bassesse. Pétrone aussi souilla les muses latines par son Satiricon,
tableau immoral d’une société dont il ne montre que les vices. Mais Marcus
Aper a eu l’honneur de passer pour l’auteur du dialogue qui porte le nom de
Tacite. Plus tard encore, sous Hadrien, brilla le sophiste Favorinus qui s’étonnait
de trois choses : la première, étant Gaulois, de parler grec ; la seconde de
vivre, étant mal avec l’empereur ; je passe la troisième. Favorinus était d’Arles,
Pétrone de Marseille, Gallus de Fréjus, Trogue-Pompée du pays des Voconces,
Varron des bords de l’Aude ; tous, on le voit, sortaient de la Narbonnaise.
La Gaule
chevelue avait aussi des poètes et des orateurs ; mais les muses
provinciales, comme les dieux indigènes, restaient inconnues hors des murs de
la cité, et les concours de Lyon étaient plus célèbres par la bizarrerie de
leurs règlements que par la gloire des vainqueurs couronnés. La Gaule méridionale, qui
donnait à Rome tant de gens de lettres, lui fournissait aussi des généraux et
des consuls : le Viennois Valerius Asiaticus, qui eut deux fois les
faisceaux, le Toulousain Vindex, Agricola, de Fréjus, etc.
Ce travail des bras et de l’intelligence auquel la Gaule s’était mise avec
tant d’ardeur avait été favorisé par la paix, qui depuis Civilis régna sur
les bords du Rhin. La
Barbarie, comme fatiguée d’avoir depuis deux siècles fait
inutilement effort dans, cette direction, s’était retournée vers le Danube.
Il y eut alors pour la Gaule,
entre la ligue des Chérusques et celle des Francs, entre Hermann et les
premiers Mérovées, près de deux siècles de répit. On vient de voir comme elle
en profita !
L’Espagne, encore mieux abritée des Barbares, était allée
plus vite dans les voies où Auguste l’avait poussée. Pour l’arracher à la barbarie,
les Romains y avaient de bonne heure multiplié les villes. Pline compte
quatre cents cités importantes, sans parler de deux cent quatre-vingt-treize
autres qui leur étaient subordonnées : c’était cinq ou six fois autant qu’en
Gaule. Ici donc se trouve un des contrastes les plus durables entre les deux
pays. Le régime municipal, en effet, prit si pleinement possession de la
terre ibérienne, que quinze siècles n’ont pu l’en arracher. A cette heure
même, grâce à ces vieilles institutions si parfaitement d’accord avec le
caractère géographique de la péninsule, il y a bien en Espagne des villes et
des provinces, mais comme la formation d’un peuple espagnol est laborieuse !
Au reste le système d’Auguste eut les résultats que ce
prince eu attendait. Chacune de ses nombreuses cités fut un foyer de
richesses et de lumières ; dès le temps de Strabon, la Bétique et une partie de
la Tarraconaise
étaient déjà toutes latines. A la chute de la maison de César, deux de ses
gouverneurs arrivèrent successivement à l’empire, et Vespasien l’estima assez
romaine pour lui donner le jus Latii.
On marque sous ce prince l’établissement à Mérida d’une troupe nombreuse de
Juifs, souche de cette race qui pullula bientôt dans la presqu’île. Domitien
continua à l’Espagne les faveurs de sa maison. Il y encouragea l’essor des
travaux publics et laissa Pline le Jeune faire condamner un gouverneur de la Bétique redouté pourtant
à Rome comme délateur officiel. Sous Trajan, même exemple de justice : les
biens du gouverneur infidèle servirent à dédommager les victimes. Hadrien,
qui visita avec amour sa terre natale, y porta son active surveillance et
souffrit qu’une assemblée générale lui refusât des levées qu’il demandait
pour recruter les légions des frontières. Ce fait est grave, car il prouve la
répugnance que les populations les plus belliqueuses avaient dès lors pour le
service militaire.
Les principales cités espagnoles étaient toujours : Italica, la patrie de deux empereurs ; Cordoue,
l’Athènes ibérienne ; les villes de la côte, qui commerçaient avec l’Italie
et l’Afrique : Tarragone, ou se réunissaient les députés de l’Espagne
Citérieure et où était né le meilleur lieutenant de Trajan, Licinius Sura ;
Gadès, fameuse pour ses cinq cents chevaliers, mais aussi pour les danses
lascives de ses mafiolas[13]. Ses flottes allaient
trafiquer au Sénégal, peut-être plus loin encore, et elle prétendait
irrévérencieusement garder dans son temple d’Hercule les ossements du dieu,
comme la Crète
montrait le tombeau de Jupiter.
On sait que Trajan et Hadrien étaient d’Italica ; l’Espagne avait donc eu l’honneur de
donner les deux premiers empereurs provinciaux. Cela veut dire qu’elle n’était
plus elle-même une province, une terre étrangère. Avant de faire entrer dans
le palais des Césars des princes dont la famille était née sur les bords du
Bætis, elle avait envoyé à Rome toute une colonie de poètes et de rhéteurs ;
elle avait conquis la ville éternelle par la parole, avant de la conquérir
par les glorieux services de ses enfants. Les deux Sénèque, Lucain, Pomponius
Méla, Columelle, Quintilien, Martial, Silius Italicus, Hygin, peut-être Florus,
étaient Espagnols. On se souvient du dédain de Cicéron pour ces poètes de
Cordoue qui osaient faire parler les muses latines : qu’aurait dit le grand orateur,
s’il avait vu ces provinciaux ouvrir maintenant école et tenir le sceptre de
la nouvelle éloquence ? Les Sénèque règnent à Rome ; le dernier des grands poètes
romains est leur neveu, et c’est un Calagurritain qui se fait le législateur
des lettres latines ! Ailleurs nous
apprécierons l’effet de cette importation provinciale ; ici nous ne voulons
tirer que cette conclusion : au temps des Antonins l’éducation de l’Espagne
est faite, et Rome n’a plus rien à lui apprendre, car elle lui a donné tout
ce qu’elle-même sait et possède : la vie sociale et le goût des lettres, avec
un immense mouvement de travaux et d’affaires ; mais aussi ses plaisirs
sanguinaires, les jeux du cirque auxquels l’Espagne ajoute les combats de
taureaux.
Les trois pays que nous venons de parcourir formeront un
jour une des quatre préfectures de l’empire, celle à laquelle la Gaule donnera son nom, car
dès maintenant elle entraîne les deux provinces qui la touchent dans sa
sphère d’activité politique, et cette prépondérance ne fera que croître à
mesure que la frontière qu’elle garde sera plus menacée.
Illyricum. —
Les pays montueux qui s’étendent des Alpes au Danube étaient divisés en cinq
provinces : la Rhétie
jusqu’à l’Inn ; le Norique jusqu’au Kahlenberg (Cetius mons)[14] ; la Pannonie jusqu’à la Save ; l’Illyrie et la Dalmatie, de l’Arsia au
Lissus ; la Mœsie,
de la Drina
au Pont-Euxin. On laisserait volontiers à cette vaste région le nom général d’Illyricum que lui donne Appien[15] ; car la
physionomie du sol, le caractère et la civilisation des habitants, malgré des
différences nombreuses, offraient des traits généraux de ressemblance. Autant
la vie romaine se développait avec richesse et fécondité dans le groupe des
provinces occidentales, autant, sur cette pente des Alpes et de l’Hæmus qui
descendait au Danube, vers la barbarie germanique et slave, les mœurs étaient
encore grossières et violentes. Peu de villes, de colonies et de cités
privilégiées, mais des camps, des forteresses, et, dans les peuplades
indigènes, l’habitude des armes rendue nécessaire par le voisinage de l’ennemi[16].
Cependant la conquête de la Dacie et la translation
dans cette province d’une nombreuse population romaine venaient d’ouvrir,
pour ces régions, une ère de prospérité. Le grand fleuve qui coule désormais
entre deux rives romaines se couvrira de cités florissantes, et l’Illyricum deviendra une des parties vitales de
l’empire, parce que ses habitants conserveront des mœurs guerrières au milieu
des travaux de la paix. De là, en effet, sortiront les seuls grands princes,
Théodose excepté, qui arrêteront quelque temps la décadence romaine et le
plus illustre des empereurs du Bas-Empire, Justinien[17].
La Rhétie
comprenait alors tout le pays des Vindéliciens. Afin de porter vers le Danube
l’attention et les forces de ces valeureuses peuplades, trop habituées à
regarder vers la haute Italie qu’elles avaient longtemps ravagée, le premier
empereur leur avait donné pour principale ville Augusta
Vindelicorum sur le Lech (Augsbourg)[18].
Dans le Noricum et la Pannonie, la race
indigène avait été presque entièrement exterminée par les Cimbres, les Daces
et les Romains. Cependant le désert des Boïes, qui occupait une partie de ces
deux provinces[19],
commençait à se repeupler, et Claude y avait envoyé la colonie de Savaria (Stein am Anger), où s’éleva, comme à Lyon,
un autel d’Auguste entouré de statues qui représentaient les autres cités de
la province[20].
Une ville, Scarabantia (Œdenburg), qui
portait le surnom de Julia ou de Flavia, en témoignage de quelque faveur
impériale, servait d’étape entre Savaria
(Stein am Anger)
et la grande place d’armes des Romains sur le Danube, Carnuntum (Petronell). Un peu plus haut sur le
fleuve, à Lauriacum (Lorch), une
nombreuse garnison et une flottille défendaient l’entrée du Norique, et, plus
bas sur le fleuve, Vindobona (Vienne) avait été
déjà fondée, peut-être par Vespasien. Noreia
(Neumark), l’ancienne
capitale des Taurisques, achevait de s’éteindre ; mais elle était
heureusement remplacée par quatre colonies que les Romains, avec leur
habileté ordinaire, avaient jetées en avant des Alpes Juliennes, la partie la
plus vulnérable des frontières de la Cisalpine. L’une, Virunum
(Mariasaal, au nord
de Klagenfurt), s’élevait au point de rencontre des routes du Norique
et de la Pannonie
; les trois autres[21] dans les hautes
vallées de la Save
et de la Drave,
de manière à couvrir ce riche coin de l’Italie où s’accumulait chaque année
plus de population et de richesses, où Pola comptera bientôt trente mille
habitants et Aquilée cent mille, où Padoue voit déjà cinq cents de ses
citoyens décorés de l’anneau d’or des chevaliers[22].
Ces précautions n’avaient pas paru suffisantes. Afin de
mieux garder les deux grandes routes que la Save et la Drave ouvrent à travers la Pannonie, depuis le
pays des Daces jusqu’aux Alpes Juliennes, les Romains y doublèrent leurs
postes militaires. Aquincum (Alt-Ofen), sur le
Danube, et Mursa (Eszeg), sur la Drave, furent colonisés,
la dernière par Hadrien. Les fortifications de Taurunum
(Semlin), à l’embouchure
de la Save,
firent de cette place comme le poste avancé et le boulevard de la grande
ville de Sirmium (Mitrovic), située
quelques lieues en arrière. Sirmium, plus rapprochée des Barbares, éclipsait
maintenant Siscia (Sziszek), ancienne
colonie et place d’armes de Tibère. Une voie militaire, qui, à la hauteur de Servilium (Gradiska), se bifurquait pour envoyer un
embranchement à l’Adriatique, longeait la Save et reliait les unes aux autres les
forteresses établies sur ses rives. On voit que les Romains n’avaient pas
perdu les leçons données par les révoltes des Pannoniens sous Auguste et par
les terreurs que les Daces avaient causées sous Domitien.
Pline, si inégal dans ses descriptions, est moins bref que
de coutume sur l’Illyrie et la Dalmatie. Il montre cette province divisée en
trois ressorts judiciaires, dont les chefs-lieux étaient Scardona et Salona
qui ont gardé leur nom, et Narona (Viddo). Dans le
premier étaient compris les Japodes, quatorze cités liburniennes, dont six
gratifiées du jus Italicum, et
une septième qui avait de plus le titre et les avantages de l’immunité. Dans
le second ressort se trouvaient la cité romaine de Tragurium (Trau), célèbre par ses marbres, la colonie de Sicum et celle de Salona,
le poste principal des Romains, dans l’Illyrie, enfin différents peuples
dalmates divisés en neuf cent vingt-quatre décuries. Le troisième renfermait
trois colonies, sept villes romaines et dix peuplades partagées en quatre
cent soixante-trois décuries[23].
Pline ne nous avait pas encore parlé de ces subdivisions
dont les analogues existaient en Thrace et en Cappadoce sous le nom de
stratégies. Comme cette région montagneuse et coupée d’innombrables vallées
possédait peu de villes, les Romains avaient réparti ces remuantes tribus en
de petites circonscriptions territoriales, à chacune desquelles était préposé
un chef indigène, qui répondait sur sa tête du maintien de l’ordre dans son
ressort. Pour les surveiller et les contenir, pour leur ôter la vue de la
mer, qui rappelait à ces anciens pirates tant de souvenirs et de si
dangereuses tentations, une foule de colonies et de villes romaines s’étaient
interposées, le long du rivage, entre eux et l’Adriatique.
Dacie, Mœsie et Thrace.
— Trajan portait dans son administration la grandeur et la rapidité de ses
entreprises militaires. Quand il eut donné les monts Carpates pour frontière
à l’empire, il comprit que quelques rares garnisons éparses dans cette vaste
province ne suffiraient pas à contenir les Daces, et que la barbarie refoulée
reviendrait sur elle-même à mesure que l’armée victorieuse se retirerait :
aussi avait-il appelé des anciennes provinces un peuple tout entier. Malgré
quinze cents ans de misères, les Roumains sont aujourd’hui douze millions
d’hommes. Trajan avait fait en quelques années l’œuvre d’un siècle.
Ce vaste foyer de vie romaine, établi au delà du Danube,
fit sentir son heureuse influence sur les provinces voisines. La Mœsie était restée inculte
et sans villes, la civilisation, en la traversant, y laissa tomber
quelques-uns des germes de prospérité qu’elle portait dans la Dacie[24]. Ratiara (Arzar-Palanca), Viminacium (Kostolacz) et Nicopolis
qui garde encore son nom, luttèrent bientôt de prospérité avec les vieilles
cités grecques de la côte : Tomi (Kustendjé) et Odessus (Varna). Avant un siècle, la rive droite du
Danube sera couverte de cités plus nombreuses qu’elle n’en a aujourd’hui.
Widdin, Sistova, Nicopolis, ses plus grandes villes, sont d’origine romaine,
et de ces régions naguère barbares sortiront les derniers défenseurs de l’empire.
La Thrace
avait mauvais renom ; on l’appelait la mère des plus redoutables nations :
aussi Claude l’avait-il mise sous une double surveillance ; il en avait fait
une province (46)
administrée par un procurateur, et il avait subordonné ce procurateur au
gouverneur de la Mœsie,
qui était toujours à la tête de forces considérables. La vie romaine s’y
développa peu ; on ne comptait en Thrace que trois ou quatre colonies ; mais,
sur les côtes et le long de la grande voie militaire qui courait d’Amphipolis
à Byzance, il y avait quantité de cités grecques. Vespasien, Trajan et
Hadrien, obéissant au mouvement qui, dès cette époque, entraînait l’empire à l’orient,
y avaient fondé ou agrandi plusieurs villes : Trajanopolis
(Orikova ?), Plotinopolis (?) et Andrinople, dont l’emplacement avait
été si bien choisi qu’elle est restée depuis ce temps une des grandes cités
de l’Europe.
Comme dans la
Dalmatie, on ne trouvait point de villes dans l’intérieur
de la Thrace. Les
Romains avaient cependant groupé ses peuplades éparses en stratégies :
grossière ébauche de la vie municipale. Avant Pline l’Ancien, on en
connaissait cinquante ; Ptolémée n’en trouvait plus que quatorze : preuve du
progrès de la vie urbaine dans cette région[25]. Nous avons vu
le même fait se produire en Espagne, et nous pourrions le constater partout :
Pergame avait cent vingt mille habitants, Césarée de Cappadoce, quatre cent
mille.
II. — L’ITALIE ET LA GRÈCE.
Le difficile travail d’assimilation, qui était le but, la
vie même de l’empire, et qui doit rester sa justification devant l’histoire,
avançait dans la vallée du Danube, moins rapidement sans doute que dans celle
du Rhin, parce que les populations y étaient plus diverses et plus barbares,
mais assez vite encore pour que l’on frît en droit d’espérer que l’Illyricum couvrirait efficacement l’Italie et la Grèce contre les invasions
des Barbares du Nord.
Elles avaient besoin de compter sur ce rempart, ces deux
vieilles reines du monde que la force et la vie abandonnent. Objet du respect
persévérant des nations, elles voient leurs capitales s’embellir encore :
Hadrien vient d’achever à Athènes le temple de Jupiter, et les Flaviens, les
Antonins, ont fait de Rome la cité des merveilles. Mais on trouver les fortes
populations qui, par les armes ou la pensée, leur avaient asservi l’univers ?
Si vous exceptez Rome, où accourent tous les mendiants de l’Italie, l’Étrurie
méridionale[26]
que l’ordre et la paix font revivre, et quelques villes placées sur la route
de Brindes, qui mène à l’Asie, sur celle d’Aquilée, qui conduit au Danube, qu’y
a-t-il hors des voies Flaminienne et Appienne ? Chaque jour le désert s’étend.
Pour une ville qui prospère, combien qui déclinent ! Capoue, Otriculum, Tuder,
Rimini, Bologne, Vérone et Pola élèvent bien des amphithéâtres dont les
ruines nous étonnent et nous charment[27] ; Ferentinum, un
théâtre ; Bénévent, Ancône, Rimini, Suse, des arcs de triomphe qui sont
encore debout[28].
Gabies doit à ses eaux sulfureuses de renaître plus riche qu’elle ne l’avait
été : dans ses ruines on a trouvé, parmi nombre de chefs-d’œuvre, une des
plus belles statues de l’antiquité, la Diane qui porte son nom. Mais la Grande-Grèce, la
région centrale et ces douze cents villes dont parlent les anciens, que sont-elles
devenues ?
Il a été trouvé une pierre sépulcrale sur laquelle était
gravée une figure de lion et plus bas un nom de soldat italien : rien de
plus. Telle sera bientôt l’Italie : tombeau vide, mais au-dessus une
grande image[29].
On a vu le triste tableau fait par Columelle des campagnes
de l’Italie moins d’un siècle après les Géorgiques de Virgile ; malgré son
pressant appel, bien peu étaient retournés à la charrue, et la grande
propriété avait continué la lutte contre la petite. Mais pourquoi cette constitution
nouvelle de la propriété n’avait-elle pas, au moins, sauvé l’agriculture
italienne et produit dans la péninsule la révolution heureuse que le même fait
a produite en Angleterre ? C’est qu’ici les landlords repoussèrent longtemps
par leurs tarifs la concurrence des blés étrangers, au lieu que la politique
força les empereurs de livrer le marché italien à ceux qui importaient les
blés de l’Afrique, de la
Sardaigne et de l’Égypte. L’Angleterre, d’ailleurs, a trois
sources de richesse : l’industrie, le commerce et l’agriculture, où son
aristocratie puise largement, parce que, après les avoir ouvertes par son
intelligence, elle les alimente par ses capitaux. L’aristocratie italienne n’en
avait qu’une, la terre, et il vient d’être dit pourquoi il eût été ruineux de
faire rendre à cette terre des moissons. Le peuple se nourrissait comme il
pouvait de quelques maigres récoltes poussant çà et là ; or le chiffre de la
population est en rapport avec celui des subsistances ; celles-ci étant
insuffisantes, celle-là diminuait. Les faits économiques expliquent donc la
décadence continue de l’Italie, alors que les provinces prospéraient autour d’elle.
La Grèce
est encore moins heureuse. Pour peupler Nicopolis, Auguste y avait réuni les
habitants de toutes les cités voisines. La fondation d’une seule ville avait
ruiné deux provinces : l’Acarnanie et l’Étolie étaient désertes[30]. En beaucoup de
lieux, on n’avait d’autre industrie rurale que l’élève des chevaux, sûr
indice que la population n’était ni riche ni nombreuse. Ce n’est pas
cependant que le gouvernement impérial eût été dur pour la Grèce : il lui avait
assuré une paix profonde ; en retour de ses applaudissements, Néron l’avait
même affranchie d’impôts. Vespasien jugea, il est vrai, que la récompense
dépassait le service, et, profitant de quelques désordres pour dire que les Grecs
avaient désappris la liberté[31], il les replaça
sous l’autorité prétorienne ; Plutarque en gémissait encore au temps d’Hadrien.
Pourtant il laissa subsister dans la Macédoine, l’Épire, l’Achaïe et les îles, dix
colonies, seize peuples libres, deux cités exemptes de tribut, une ville
romaine, Stobi, près du confluent de l’Axios et de l’Érigon, et, comme aux
jours de l’indépendance, les Amphictyons continuaient à se réunir au
sanctuaire de Delphes ; Olympie gardait aussi ses solennités[32].
Ce n’était donc pas une certaine dose de liberté et l’ordre
qui manquaient à la Grèce,
c’étaient les hommes.
Dans un passage des Histoires de Polybe qu’il
serait opportun pour nous de méditer, ce sage politique recherche les causes
de la ruine de la Grèce.
Il n’accuse pas, comme le ferait un esprit vulgaire, la
fortune et les dieux, mais son peuple : Nous n’avons
eu, dit-il, ni contagion ni guerre de
longue durée, et cependant nos villes se dépeuplent ! Ne nous en prenons pas
aux dieux et n’allons pas consulter les oracles : le remède est en nous,
comme le mal. Dans nos cités, par débauche et paresse, on fuit le mariage,
et, si des enfants naissent d’unions passagères, on n’en garde qu’un ou deux,
afin de les laisser riches comme on l’a été soi-même. Mais, de ces deux
enfants, que la maladie frappe l’un, que la guerre enlève l’autre, et la
maison deviendra déserte. Ainsi dépérissent nos cités[33]. Et malheureusement
nous pourrions dire comme lui : Ainsi se
dépeuplent nos campagnes. Singulier rapport entre deux
civilisations si différentes où la même préoccupation du bien-être a produit
les mêmes effets !
Le mal signalé trois siècles auparavant par Polybe n’avait
fait que s’étendre. Ce qui était vrai alors de la Grèce l’est maintenant de
l’Italie. On a vu les récompenses assurées par Auguste aux chefs des familles
nombreuses ; vains efforts : tout échouait contre l’égoïsme de ces grands qui
maintenant vivaient pour le plaisir. Un vice honteux, la plaie de l’Orient à
toutes les époques[34], et le crédit qu’assurait
même auprès d’importants personnages une fortune libre des prétentions d’un
héritier naturel, augmentèrent chaque jour le nombre des hommes qui fuyaient
les charges de la paternité. Parmi ceux mêmes que la loi frappait,
quelques-uns éludèrent ses coups et usurpèrent les prérogatives qu’elle
réservait aux citoyens utiles. On vit des célibataires réclamer une place d’honneur
au théâtre en vertu du jus trium liberorum
; de sorte que la loi Julia Poppæa
se trouva n’avoir fait que mettre à la disposition du prince un privilège de
plus pour l’égoïsme et la vanité. Aujourd’hui,
dit Pline, on ne vante que les épouses stériles,
on ne veut même pas d’un fils unique. On
renie les siens, dit encore Sénèque[35] ; on les abandonne, ajoute Tacite.
Ces habitudes de l’aristocratie tournaient contre
elle-même ; elle était décimée par ses vices plus sûrement que par la main du
bourreau : de César à Marc-Aurèle, les plus illustres maisons disparurent
presque toutes. César, Auguste, eurent beau faire de nouveaux patriciens ;
sous Claude, il n’en restait déjà plus[36].
Une des causes de la puissance coloniale de l’Angleterre
est certainement sa fécondité. Elle est riche en
hommes, et ses nombreux enfants, qui croissent comme l’herbe
épaisse et serrée de ses campagnes, débordent incessamment par toutes les
grandes routes du monde, sur l’Amérique, l’Inde et l’Océanie. Ainsi s’était
répandue la Grèce
ancienne sur tous les rivages de la Méditerranée, et l’Italie sur les contrées de l’Occident.
Mais, dans ces lieux d’où tant de colonies avaient émigré, il y a maintenant
disette d’hommes, όλιγανδρία,
suivant le mot de Polybe ; et, connue l’homme est le meilleur et le plus sûr
instrument de force productive, qu’il l’était surtout dans l’antiquité, où
les machines ne le remplaçaient pas : lui manquant, tout s’affaissa. La Grèce de nos jours, dit Plutarque, ne pourrait pas mettre sur pied trois mille hoplites[37]. C’est le nombre
de soldats que la seule ville de Mégare avait armés contre les Perses.
En outre, comme un fleuve qui s’épuise. en s’épandant par
mille canaux hors de son lit, le génie hellénique s’était affaibli et lassé à
force de s’étendre, et la nature, devenue marâtre pour son peuple favori, ne
lui donnait plus de grands hommes, parce que les circonstances faisaient aux
Grecs une vie trop facile. Eux qui autrefois se plaisaient à suivre les maîtres
de la pensée sur les hauts sommets que l’idéal illumine, n’étaient plus
occupés qu’à aller vendre ou louer, à beaux deniers, ce qui leur restait de l’esprit
et de l’art de leurs pères. Chaque jour on voyait partir pour Rome, de la Hellade et de l’Asie,
quelque entrepreneur d’éducation ou de tableaux, de poésie ou de statues, de
philosophie ou de religion. Les esclaves nés dans la Grèce asiatique étaient
nombreux dans la capitale de l’empire ; mais ces hommes à l’esprit souple et
à la parole dorée ne restaient guère en servitude. Bientôt affranchis, ils
gouvernaient leur maître[38], et, quand ce
maître était l’empereur, ils gouvernaient l’empire[39]. Ainsi, depuis
quatre-vingts ans, les habiles parleurs de nos provinces méridionales font
nos révolutions et nos ministères. Artistes ou rhéteurs, médecins ou
astrologues, affranchis de grande maison ou industriels de bas étage, tous
ces Grecs s’entendaient merveilleusement à exploiter le Romain en donnant
beaucoup à sa vanité nationale. Comme le Bédouin, sous ses guenilles, n’a que
du mépris pour nous, le Grec n’avait dans le cœur que du dédain pour ces
esprits qui lui paraissaient lourds et pour ces mains pesantes qui avaient
enchaîné sa patrie. De Denys d’Halicarnasse à Libanius, on ne trouve pas un
Grec qui ait parlé d’Horace ou de Virgile[40].
Par contre, avec quelle ardeur aux bords du Tibre où tant
de Grecs enseignaient, sur les rives de l’Illissus et du Mélès, ils répètent
les grands noms et les hauts faits de leurs aïeux ! Perdus dans l’immensité
de l’empire romain, ils s’étaient mis à raviver les souvenirs de la patrie.
Ils célébraient, comme au temps d’Aristide et de Cimon, à l’anniversaire de
la bataille de Platées, la fête de la Délivrance[41], et les
guerriers de Marathon étaient moins oubliés dans leur tombeau qu’au jour où
Démosthène jurait par leur glorieux trépas. A Delphes, les soteria rappelaient les Gaulois victorieusement
repoussés du temple et percés des flèches d’Apollon. Éleusis gardait ses
mystères, que Claude avait voulu transporter à Rome. Sparte n’avait plus de
Léonidas, mais elle avait toujours ses jeux sanglants de l’autel. Après une
longue indifférence il y avait un retour de pieuse ferveur pour la religion
et la gloire nationales. On retrouvait la Grèce antique, ainsi qu’il y a cinquante ans
nous avons découvert le moyen âge ; et l’hellénisme, depuis trois siècles
éclipsé, allait exercer une nouvelle influence sur les idées du monde. Grâce
à sa renommée et à ses monuments, sûr lesquels six siècles avaient déjà passé
sans ternir leur éclat virginal, Athènes, malgré sa pauvreté[42], était
redevenue, après un long silence, la cité de Minerve. Elle avait retrouvé ses
écoles bruyantes, et les artistes se pressaient dans ses murs à la suite des
empereurs. En entrant dans ce vieux sanctuaire de l’esprit, les philosophes s’écriaient
: Ici, fléchissons le genou[43]. Hadrien vient d’y
achever l’œuvre de Périclès, le temple de Jupiter Olympien ; et que cherche,
sur cette vieille terre, Pausanias, qui, à cette heure même, la parcourt ? La
trace des dieux et des héros. Il oublie les misères du présent, pour montrer
ce passé fameux dont vivent les héritiers d’Homère et de Léonidas.
Ainsi, dans les possessions européennes de l’empire, trois
groupes, les contrées du Nord qui s’éveillent à la vie sociale, les provinces
occidentales qui en jouissent pleinement, les régions du centre qui s’appauvrissent,
déclinent et se taisent. C’est le mouvement moderne qui commence à se
produire, la vie qui se déplace et remonte au nord, comme pour aller
au-devant de la barbarie, lui livrer le grand combat qui fera disparaître la
civilisation ancienne, jusqu’au jour lointain où celle-ci se dégagera, plus
forte et meilleure, du milieu des ruines entassées par les Germains.
III. — AFRIQUE ET ORIENT.
De l’autre côté de la Méditerranée s’étendaient
les six provinces africaines : l’Égypte, la Cyrénaïque, l’Afrique
propre, la Numidie
et les deux Maurétanies. Ces provinces formaient deux groupes distincts,
séparés par les affreuses solitudes de la région des Syrtes ; à l’orient, la Cyrénaïque et l’Égypte
; à l’occident, le pays de Carthage, des Numides et des Maures.
C’est par le territoire de Carthage que les Romains
avaient d’abord saisi l’Afrique. Ils s’y étaient si fortement établis, que la Tunisie est encore
couverte des débris de leurs cités et que plusieurs de ces ruines comptent
parmi les plus imposantes qu’ils nous aient laissées. Le Colisée de Thysdrus rappelle celui de Vespasien et égale
en grandeur, avec plus d’élégance peut-être, l’amphithéâtre de Vérone[44]. Autrefois un
peuple immense et riche le remplissait ; aujourd’hui tous les gourbis d’un
village arabe tiennent dans son ombre. Quelle force avait ce régime,
municipal, qui pouvait élever de colossales constructions sur les confins du
désert !
De l’Afrique propre, les nouvelles mœurs avaient gagné les
contrées voisines. Pour activer la
transformation de ces pays, Auguste et ses successeurs avaient fondé de
nombreuses villes dans les deux Maurétanies, jusque sur les tâtes de l’Océan,
mais en face de la Bétique,
d’où leur arrivaient des encouragements et des secours[45].
Cet essai réussit mal, ou bien Auguste crut aller plus
vite en remettant à un chef indigène le soin de cette grande affaire ; il
rendit la Maurétanie
à Juba. Ce roi lettré, à qui Athènes éleva une statue, employa un règne de
cinquante années à répandre parmi son peuple le goût des mœurs romaines. Sa
capitale, Iol ou Césarée, aujourd’hui Cherchêl, était une ville italienne. Ce
prince, un des reges inservientes de
Tacite, valait mieux qu’un proconsul pour préparer les voies à la domination
impériale. Caligula prit au fils de Juba son royaume (40), et Claude divisa la Maurétanie en deux
provinces, la Tingitane
et la Césarienne,
séparées par la Malva,
qui devrait servir encore de limite entre le Maroc et notre province d’Oran[46]. Depuis ce jour
toute l’Afrique septentrionale lit partie de l’empire.
Il y avait alors un siècle et demi que l’action de Rome
était prépondérante en Afrique ; près de deux siècles à compter depuis
Scipion Émilien ; deux siècles et demi en remontant jusqu’à Zama. Rien de
grand ne se fait qu’avec le temps. Nous l’oublions trop, dans nos plaintes
injustes sur la lenteur de nos progrès en Algérie, nous qui remplaçons Rome
sur cette côte, où Carthage, Masinissa, Bocchus et Juba avaient travaillé
pour elle, et on nous avons trouvé des obstacles plus grands, sans que
personne nous y eût préparé les voies.
Au reste, ce ne fut pas sans résistance que cette
nationalité succomba. L’histoire n’a pas conservé le récit de toutes les
guerres qu’il fallut entreprendre pour étouffer les protestations contre le
joug de l’étranger. Nous ne connaissons que les expéditions de Suetonius Paulinus,
qui traversa l’Atlas, et de Geta, qui poursuivit les Maures jusqu’au Sahara.
La révolte de Tacfarinas a fait plus de bruit, grâce à Tacite. Quoiqu’il n’eût
pas pour lui la force religieuse dont les marabouts disposent contre nous, il
tint en échec pendant sept années les troupes de Tibère, et il mérita que son
nom fût associé à ceux des héros de l’indépendance nationale, au premier
siècle des Césars : Civilis, Sacrovir, Simon ben Giora, Caractac et la
vaillante Boadicée.
Cette guerre s’était étendue depuis Sitifis, qui en était
le centre, jusqu’au pays des Garamantes, dont le roi fit sa soumission après
la mort de Tacfarinas. Elle ne délivra cependant pas la province de toute
inquiétude. Les tribus sahariennes, Musulames et Gétules, exercèrent
longtemps la patience des gouverneurs. Pour rendre la répression plus
prompte, tout en affaiblissant le pouvoir trop grand du proconsul d’Afrique,
Caligula ôta l’armée à ce gouverneur et la donna à un légat impérial. A
raison des mêmes craintes, on avait interdit aux criminels d’État le séjour
de l’Afrique : car le repos de cette province qui faisait à Rome l’abondance
ou la disette, c’est-à-dire la joie ou la colère du peuple, la sécurité ou la
terreur du prince, importait trop pour n’être point garanti par toutes les
mesures de prudence.
Vespasien, dont la femme était fille d’un chevalier romain
établi à Sabrata, s’occupa certainement de l’Afrique avec la même sollicitude
que des autres provinces ; mais nous ne connaissons de son administration que
l’envoi d’une colonie à Icosium (Alger). La
pacification de la
Tripolitaine, commencée par lui, fut achevée sous Domitien,
qui, pour en finir avec les pillages des Nasamons, en extermina le plus grand
nombre. Hadrien et Antonin eurent à réprimer quelques mouvements des Maures,
et on a vu, sous Marc-Aurèle, les tribus de l’Atlas tressaillir et répondre à
la voix du monde barbare qui s’élevait en clameurs confuses sur les bords du
Danube.
Trois causes rendaient ces révoltes inévitables : la
configuration du pays, qui offrait tant de retraites inexpugnables ; le
gouvernement par les indigènes, dont Rome tira presque toujours un excellent
parti, mais qui avait aussi ses dangers, parce que la fidélité des chefs
nationaux se laissait parfois ébranler[47] ; enfin l’habitude
de porter des armes, que les Maures conservèrent. On a déjà vu les
provinciaux des bords du Danube avoir les mêmes mœurs militaires ; mais
ceux-ci étaient contenus par le voisinage de l’ennemi ; les Maures n’avaient
à combattre que les bêtes fauves, et ces hardis chasseurs au lion oublièrent
souvent le maître des forêts giboyeuses, pour chasser à l’homme[48].
?lais l’Afrique ne
s’est jamais appartenue à elle-même, parce qu’elle n’a point de centre
géographique. Ces révoltes devaient donc rester sans fâcheuses conséquences
jusqu’au moment où elles purent être appuyées par un conquérant étranger.
Jusque-là, l’organisation donnée par les Romains à l’Afrique suffit à la
contenir. Il est vrai qu’elle fut digne de leur habileté ordinaire.
Rome avait un double intérêt à s’établir sur cette côte.
Le premier était, de forger là le dernier anneau de la chaîne dont elle
enlaçait l’ancien monde, et d’enfermer la Méditerranée dans
ses possessions. Jadis un général carthaginois défendait aux matelots romains
de laver leurs mains dans la mer de Sicile ; aujourd’hui c’est la Méditerranée tout
entière dont Rome ne veut pas que les rivages soient foulés par lin pied
ennemi. Elle entendait aussi utiliser à son profit la richesse de l’Afrique.
Cette richesse était fort inégale. La Tingitane exportait
sans doute, comme aujourd’hui, du bétail pour la Bétique, mais les
Romains n’en tiraient guère que des tables taillées d’un seul morceau dans
ces arbres gigantesques, témoins des premiers âges du monde et qui
croissaient dans les belles forêts dont le pied de l’Atlas était alors couvert[49]. Pline fait en
deux mots l’inventaire de la
Numidie. De beaux marbres, dit-il, et des bêtes fauves ; il aurait pu ajouter des
chevaux incomparables pour la vitesse, sinon pour la beauté des formes. La Maurétanie mettait au
revers de ses monnaies un cheval sans bride, et l’on a trouvé cette
inscription :
Fille
de la Gétule Haréna,
Fille
du Gétule Equinus,
Rapide
à la course comme les vents,
Ayant
toujours vécu vierge,
Speudusa,
tu habites les rives du Léthé[50].
L’Arabe du Nedjed ne célèbre pas mieux la race de ses
nobles cavales.
Dans la
Byzacène, où la sécheresse croissante du climat a enlevé à
la terre une partie de sa fertilité, le blé rendait cent pour un : aussi l’Afrique
était-elle représentée sous les traits d’une jeune fille, les deux mains
chargées de gerbes pesantes[51]. Le sol fécond
de la Byzacène
et de la Zeugitane
se continuait dans une partie de la Numidie ; les Arabes appellent encore les
plaines qui s’étendent de Sétif à Constantine le
pays de l’or. Aussi était-il facile d’intéresser les Numides à l’agriculture
; Rome n’y manqua pas. Quant à la Maurétanie, la portion qui formait le bassin de
la Malva
était stérile, mais, à son extrémité occidentale, par où Auguste l’avait
attaquée, elle était presque comparable aux deux provinces voisines.
Pour posséder cette riche terre, Rome ne se contenta pas
de tenir l’Afrique par le bord, par les cités maritimes ; l’occupation
restreinte était alors jugée comme elle l’est aujourd’hui. Elle s’enfonça
dans l’intérieur ; elle alla jusqu’à l’Atlas, le franchit et descendit au
Sahara.
Mais d’abord elle s’attacha fortement au rivage. Depuis le
Lixus (Oued el-Kous)[52], qui se jette
dans l’Océan, jusqu’au lac Triton, que les sables et les falaises littorales
séparent de la Petite
Syrte, elle étendit une longue chaîne de colonies, de
villes libres ou privilégiées et de cités romaines dont les principales furent,
de l’ouest à l’est : Zilis (Ar Zila), où l’on trouve
fréquemment des monnaies des rois de Maurétanie ; Lixus
(El-Araïch),
le Jardin des fleurs ; Tingis (Tanger), qui montrait
l’immense bouclier d’Antée en cuir d’éléphant ; Rusaddir
(Melilla) ; Siga, la riche et populeuse capitale de Syphax,
près de la Tafna
et dont le port forme aujourd’hui celui de Rachgoun ; Portus Magnus (Mers el-Kébir), le meilleur port naturel
de l’Algérie ; Portus divini (Arzeu), où l’on
trouve de nombreuses ruines romaines ; Cartenna
(Ténès) ; la
capitale du second Juba, Iol ou Cæsarea (Cherchêl) ; Tipasa
(même nom) ; Icosium (Alger) ; Rusgunia,
au cap Matifou ; Rusuccurus (Dellis) ; Iomnium (Taksebt) ; Saldæ
(Bougie), au débouché
d’une des plus riches vallées du Djurdjura (Mons Ferratus)
; Igilgilis, qui n’a point changé de
nom (Djidjelli)
; Chullu (Collo)[53] ; Rusicade (Philippeville) ; Hippo Regius (Bone), ancienne résidence des rois numides
et place très forte ; Tabraca (Tabarka), qui sert
de limite entre l’Algérie et la
Tunisie, comme elle séparait, il y a vingt siècles, la Numidie de la Zeugitane, tant les
mêmes choses durent sur cette terre !
Tabraca avait le
titre de cité romaine ; de même Utique, dont les ruines, par suite des
atterrissements du Bagradas, se trouvent au milieu de champs cultivés, à plus
de 10 kilomètres
de la côte[54]
; Hippo Zarytus (Bizerte), Carthage,
Neapolis (Nabel), Hadrumetum
(Sousa), Thenæ, à l’entrée de la Petite Syrte, Tacape (Gabès), étaient des colonies ; Thapsus,
Leptis Minor, et vingt-sept autres
villes de la province, avaient les droits des cités libres[55].
A l’intérieur, la colonisation fut arrêtée dans la Maurétanie Tingitane
(Maroc) par
les déserts qui avoisinent la
Malva et par ce qu’on appelle les montagnes du Rif. Mais,
dans les autres provinces qui répondent à l’Algérie, à la Tunisie et à la Tripolitaine, elle
prit un rapide développement. Les innombrables vallées que forment les
ramifications de l’Atlas eurent chacune leur ville reliée aux cités voisines
par des routes qui traversaient d’ouest en est toute la province, et qui
descendaient, d’une part à la côte vers les villes maritimes, et de l’autre
allaient au désert vers les postes établis au pied de l’Atlas[56].
Ainsi de Césarée on gagnait, à l’ouest, la Maurétanie Tingitane
par deux routes, dont l’une suivait le rivage et l’autre la vallée où passe
aujourd’hui le chemin de fer d’Oran, entre le grand et le petit Atlas. A l’est,
la voie principale, évitant l’épais massif du Djurdjura, allait à Carthage
par Oppidum Novum, sur les bords du
Chélif, Auzia (Aumale), dans le bassin de l’Isser ;
Sitifis (Sétif), grand centre agricole d’où partaient
huit ou dix routes ; Cirta, la
véritable capitale de la Numidie[57], qui était en
communication avec la mer par Rusicade,
comme nous avons relié Constantine à la Méditerranée par
Philippeville. De Calama (Guelma), on
descendait par la Seybouse
à Bone. Par Tipasa, Naraggara et Sicca
Veneria (El-Kef),
on atteignait la riche vallée du Bagradas
(la Medjerda), où se
voient encore les ruines de populeuses cités : Simittu, Bulla Regia, la résidence des rois numides,
etc., servaient d’étapes pour gagner Utique et Carthage[58]. Au sud, par Zama, Regia,
on arrivait à Hadrumète et à la Petite Syrte, près de laquelle cette longue
route se terminait aux colonies de Thysdrus
et de Thenæ.
Cette ligne aussi était double : au nord, elle jetait des
tronçons qui pénétraient çà et là dans la Montagne de Fer ; au sud, elle reliait les villes de Lambæse, Thamugas,
Theveste (Tébessa), Ammedera
(Hidra), Thelepte et, à quelques lieues du lac Triton,
la colonie de Capsa, qui formait, à l’orient,
le point d’appui de la longue chaîne de postes militaires[59] étendue à travers
ces provinces, depuis le Rif jusqu’à la Cyrénaïque.
Les Romains avaient, comme nous, pénétré difficilement
dans la Grande
Kabylie ; mais, en occupant tous les débouchés de cet épais
massif, ils forcirent les Kabyles à reconnaître, pour vivre, la loi de ceux
qui tenaient les vallées, et ils finirent par prendre pied dans leurs
montagnes. Même politique, avec des moyens différents, du côté du Sahara ;
ils avaient fermé par des défenses les gorges de l’Aurès, afin d’arrêter les
incursions des nomades ; ils avaient même franchi les hauts plateaux, pour
descendre dans le désert et occuper quelques-unes de ses oasis. Nous ne
sommes que depuis 1854 à Laghouat, et on a vu à Géryville, sous le même
parallèle, des vestiges de l’occupation romaine. Au pied du versant
méridional de l’Aurès, ils tracèrent une route que des postes jalonnèrent
depuis Biskra jusque bien loin dans l’est. Dans l’oasis d’El-Outhaia, au sud
d’El-Kantara, Marc-Aurèle avait fait relever par ses soldats un arc de
triomphe écroulé[60], et, près de Besseriani
(ad Majores), non loin du Chott Melghir,
on a trouvé une borne milliaire avec le nom de Trajan. Pour la Numidie et l’Afrique, le
centre de la défense était à Lambèse, on subsistent encore les deux camps de
la légion IIIa Augusta et de ses auxiliaires, dix mille
hommes environ, qui fournissaient des garnisons à tous ces postes, même une
cohorte au proconsul de Carthage[61]. Des voies militaires,
construites par les soldats, rayonnaient de là dans toutes les directions.
Les Romains, qui avaient laissé à beaucoup de villes l’autonomie
et à leurs magistrats[62] le nom punique
de suffètes, avaient aussi reconnu ou
établi l’autorité de certains chefs de tribus.
Le Sahara ou l’Atlas ne pouvait être, comme le Rhin et le
Danube, bordé d’un retranchement continu, et il n’y avait pas nécessité d’entretenir
huit ou dix légions sur cette frontière qu’aucun danger ne menaçait. Quelques
postes bien placés tenaient les nomades à distance. Les voyageurs modernes
qui pénétraient naguère avec de grands risques dans le sud de la Tunisie ont trouvé, à
toutes les gorges des montagnes, des travaux aujourd’hui écroulés qui en
défendaient le passage. Des voies romaines y conduisaient, et des aqueducs
amenaient, aux villes de la plaine, l’eau des collines : un d’eux n’avait pas
moins de 70
kilomètres en longueur[63].
Comme ces précautions ne suffisaient pas toujours à
empêcher les incursions rapides et le pillage, le gouvernement les compléta
par un autre moyen de défense : il donna une sorte d’investiture à des chefs
indigènes qui se chargèrent, sous leur responsabilité, de faire la police
pour l’empire. Ces chefs bâtissaient d’ordinaire une forteresse au centre de
leur tribu ; quand ils avaient payé l’impôt et garanti la paix publique, ils
pouvaient s’appeler princes ou rois et gouverner à leur guise : Rome ne s’en
montrait pas jalouse. Seulement elle tenait auprès des plus puissants un
centurion ou un préfet, représentant de son autorité souveraine, qui était
toujours prêt à intervenir pour arrêter les complots ou les tumultes trop retentissants.
On dirait nos chefs de bureaux arabes surveillant les aghas indigènes[64].
On retrouve un système analogue sur les autres frontières.
Aux tétrarques qui commandaient sur les limites du désert de Syrie, aux rois
du Bosphore Cimmérien, aux chefs barbares que Rome pensionnait au nord du
Danube, les empereurs envoyaient des agents qui, résidant prés de ces
princes, leur servaient d’intermédiaires avec l’empire et souvent dirigeaient
leur conduite. C’était donc une mesure générale de gouvernement, et, reconnaissons-le,
une des plus habiles.
Cette grande province d’Afrique était soumise, depuis
Caligula, à deux autorités différentes : l’une civile, le proconsul, qui
résidait à Carthage ; l’autre militaire, le légat de la légion IIIa
Augusta, dont le quartier général était à Lambèse. De là des conflits et
les empiétements du légat, qui, ayant pour lui la puissance effective avec la
durée plus longue des fonctions[65], finit par
obtenir que la Numidie
formât une province particulière dont il fut le chef. Autre ressemblance avec
notre Algérie : la colonisation française est entravée dans l’intérieur de
nos provinces par deux éléments réfractaires, les Arabes et les Kabyles ; la
colonisation romaine l’était par les Berbères et les Phéniciens. Les
Phéniciens conservaient dans les villes leur culte, leur idiome, leurs mœurs,
et les Berbères gardaient la langue qu’ils parlent encore. Mais Bôme avait
sur nous un avantage : ses croyances n’excitaient pas la haine fanatique de
ses sujets. Des deux sentiments qui constituent pour un peuple sa plus grande
force de résistance contre l’étranger. le patriotisme et la religion, les
empereurs n’avaient rien à redouter de l’une, et les circonstances
historiques avaient singulièrement affaibli l’autre.
Peut-être aussi les Romains ont-ils trouvé en cette région,
moins vieille alors de deux mille ans, de meilleures conditions de culture :
des montagnes mieux boisées, des sources plus abondantes et surtout plus
régulières. Jusque dans le Sahara, terre calcinée par un soleil implacable,
il semble qu’il y ait eu, en beaucoup de lieux, de puissants cours d’eau qu’on
tic retrouve qu’en nappes souterraines. Des palmiers desséchés attestent, çà
et là, la récente disparition des sources, et les Romains ont pu voir une
riche végétation lit où nous n’apercevons que la nier des sables. On vante,
et avec raison, le système d’irrigations réglées par semaine, par jour et par
heure, que les Arabes ont établi dans la Huerta de Valence. Les Romains le pratiquaient.
On a trouvé en Algérie des pierres où sont inscrites les heures durant
lesquelles chaque propriétaire avait droit à l’eau[66].
En résumé, de la mer au Sahara, quatre zones : les villes
maritimes, c’est-à-dire le commerce ; les villes du Tell, ou l’agriculture ;
au pied de l’Atlas, les postes militaires et les principautés indigènes ; au
delà, les oasis et les nomades du désert, qui étaient dans la dépendance du
Tell pour leur approvisionnement en blé[67].
Telle était l’Afrique des empereurs et telle est la nôtre.
Sur cette terre où nous reportons la civilisation de l’Europe, le nom de Rome
appelle celui de la France,
et les deux noms se mêlent involontairement, comme se confondent les traces
des deux peuples. Encore n’avons-nous pas reconnu toutes celles que Rome a
laissées.
En 1850, un de nos généraux, traversant l’Aurès pour
gagner Biskra, écrivait : Nous nous flattions d’avoir
passé les premiers dans le défilé de Tighanimine. Erreur ! Au beau milieu,
gravée sur le roc..., une inscription
nous apprenait que, sous Antonin, la
VIe légion avait fait la route à laquelle nous travaillons
dix-sept cents ans après[68]. D’autres
racontent que, durant l’expédition de Constantine, nos soldats furent saisis
d’admiration, quand, fatigués de la tristesse de la route, ils découvrirent
tout à coup les restes d’une cité romaine. Nul ne s’attendait à cette
rencontre. Ces ruines jetées dans la solitude ranimèrent l’esprit de l’armée
en l’avertissant d’une façon solennelle que, avant elle, un grand peuple
avait, conquis et civilisé cette terre. Et depuis, combien de fois n’a-t-elle
pas vu des monuments, imposants encore dans leur caducité, restes de thermes,
d’aqueducs, d’amphithéâtres, de temples, de tombeaux et d’arcs de triomphe du
haut desquels on peut dire aussi que le génie de Rome semblait contempler la France recommençant l’œuvre
de ses légions. Les Arabes, que rien n’étonne, ont été pourtant frappés de la
grandeur et du nombre de ces ruines, et ils disent en les montrant à ceux qu’ils
appellent les Roumi : Vos ancêtres croyaient donc
ne jamais mourir ?
L’Afrique, si énergiquement saisie par la civilisation
romaine, plia sous cette étreinte puissante. Elle sera la première, après l’Espagne
et la Gaule,
à fournir des empereurs. Il y avait déjà du sang libyen dans la famille
Flavienne ; Septime Sévère, Albinus, son rival, Macrin, le meurtrier et le
successeur de Caracalla, seront de purs Africains. C’est d’Hadrumète qu’est
sorti le grand jurisconsulte Salvius Julianus, et comme il était juste, un
provincial avait rédigé la loi des provinces. Cette prospérité de l’Afrique
ne se montre pas seulement dans la fortune de ses citoyens, dans la splendeur
de ses cités, dans celle de Carthage surtout, qui est redevenue la seconde
ville de l’Occident. Quand la sève circule avec activité et puissance, les
fruits viennent avec les fleurs. L’Afrique allait prendre ce sceptre des
lettres que l’Italie laissait tomber de ses mains défaillantes, après l’avoir
un instant ressaisi sur l’Espagne et la Gaule par les deux Pline, Juvénal et Tacite.
Les grands noms de la littérature latine seront désormais africains : Apulée,
Tertullien, Minutius Félix, saint Cyprien, Arnobe, Lactance et, le plus grand
de tous, saint Augustin. Pour le moment, Fronton y règne, et Cirta est toute
fière d’avoir donné au monde celui qu’elle proclame un nouveau Cicéron[69].
On pardonnera ces détails sur l’Afrique romaine. Son
histoire sous les Césars est à présent une page de notre histoire nationale.
Je n’ai point parlé de la
Tripolitaine, où les trois villes de Leptis, Œa et Sabrata
formaient une sorte de république fédérale avec diète annuelle, qui
subsistait encore au quatrième siècle, et dont la splendeur arrive plus tard,
puisqu’elle fut l’œuvre de Septime Sévère[70] ; au delà des
Syrtes, nous entrerions dans le monde grec où nous retrouverions à peu près
la même situation que deux siècles plus tôt.
La
Cyrénaïque, protégée contre les nomades par de brillantes
expéditions, voyait cependant sa prospérité diminuer : Alexandrie la ruinait,
et les empereurs ne faisaient rien pour arrêter cette décadence.
En Égypte, la politique d’Auguste était suivie comme au
premier jour. Les princes ne nommaient à ce riche gouvernement que des chevaliers,
parfois même des citoyens d’origine étrangère, comme ce Juif qui proclama
Vespasien dans Alexandrie et ce Balbillus, petit-fils d’un roi Antiochus,
dont la fille, la poétesse Balbilla, a fait graver des vers prétentieux et sa
généalogie sur la jambe de Memnon[71]. La civilisation
indigène achevait de s’éteindre, mais le pays avait toujours ses riches
moissons, le commerce de l’Inde et ses carrières de porphyre, alors
exploitées pour tout l’empire. Sous la forte main de ses nouveaux maîtres,
elle rayonnait, comme au temps des Pharaons, autour d’elle. Ses nombreux
navires sillonnaient la mer Rouge ; ses marchands reprenaient la route des
Ramsès vers la Nubie
et cherchaient à résoudre le problème des sources du Nil[72]. Les oasis du
désert gardent encore aujourd’hui des traces de l’occupation romaine, et les
inscriptions trouvées sur ces débris portent les noms de Galba, de Titus et
de Trajan.
Nous avons parcouru avec Hadrien toute la frontière
orientale. En Syrie : Baalbek, Palmyre, Gerasa, Rabath-Ammon, Bostra,
commençaient à élever ces monuments dont les ruines étonnent le voyageur qui
pénètre avec crainte et péril en des solitudes où alors tant de peuples s’agitaient.
Dans l’Asie Mineure, il faudrait s’arrêter à chaque pas
pour constater la prospérité de ces provinces aujourd’hui désertes et où cinq
cents villes étaient alors florissantes ; mais, dans ce livre, nous poursuivons
avant tout l’étude des mœurs et, des institutions de Rome. S’il a été
longuement parlé de la moitié occidentale de l’empire, c’est que de ce côté
se porta toute l’activité des Romains. Ils y éveillèrent la vie civilisée ;
ils y préparèrent la formation des nations modernes, et ils semblent leur
avoir légué cet esprit net et précis qui les avait aidés à faire de si
grandes choses.
Dans l’Orient, venus après les Grecs, ils n’avaient pu les
déposséder, et, malgré les inscriptions latines, malgré les noms romains qu’on
trouve çà et là gravés sur des tombeaux, ils n’avaient pas réussi à faire
prédominer leur langue et leurs usages. Ces pays, organisés bien longtemps
avant que légions y parussent, avaient conservé leurs coutumes et leur génie
propre : de l’art, de l’industrie, du commerce, des temples, des théâtres,
des fêtes ; point ou fort peu de gladiateurs et d’amphithéâtres, si ce n’est
à Pergame et à Cyzique[73] ; mais des
philosophes qui vont constituer la théologie chrétienne et quantité de
sophistes qui feront pulluler les hérésies. C’est un autre monde ; la
différence était si profonde, qu’elle subsiste encore. De l’Adriatique à l’Océan,
tout était devenu romain ; de l’Euphrate à l’Adriatique, tout était grec[74]. Pline a beau
parler en termes magnifiques de l’universalité de la langue latine[75], une moitié
seulement de l’empire se servait de l’idiome du Latium.
Le latin était la langue officielle, celle de l’armée et
de l’administration ; niais, au second siècle, tout homme bien élevé parlait
grec, même à Rome, et, sous l’enveloppe extérieure des deux langues qui se
partageaient le monde romain, les idiomes locaux, par conséquent dans une
certaine mesure les nationalités, persistaient. Si la langue des druides a
duré jusqu’à nos jours dans la
Bretagne, et celle des Ibères dans les Pyrénées, il ne faut
pas s’étonner que de nobles Arvernes usassent encore de l’idiome celtique au
cinquième siècle de notre ère[76] ; que saint
Irénée fût obligé de prêcher en celte dans les campagnes lyonnaises[77], et que saint
Jérôme ait trouvé de vrais Gaulois en Galatie, quoique le grec régnât dans
tout l’Orient[78].
Des Italiens contemporains de Marc-Aurèle parlaient gaulois et toscan[79], aux portes
mêmes de Rome, lorsque se conserva dans la Campanie, l’ombrien à
Iguvium[80],
le grec dans l’Italie méridionale, où, hors de Brindes, l’on ne rencontre pas
d’inscriptions latines. L’empereur Septime Sévère passait pour être plus
éloquent dans l’idiome d’Annibal que dans celui de Scipion. Le beau-fils d’Apulée,
né cependant dans une grande maison, savait à peine quelques mots latins et
grecs ; sa langue maternelle était le carthaginois[81] ; deux siècles
plus tard, dans le diocèse de saint Augustin, la plus grande partie des
habitants de la campagne ne connaissaient pas d’autre langage, et il en était
encore de même, au temps de Procope, pour les Maures qui habitaient vers les
colonnes d’Hercule. Aussi a-t-on découvert en Algérie de nombreuses
inscriptions latines où se lisent des noms carthaginois[82], et chaque jour
on rencontre en Tunisie des inscriptions puniques de l’époque romaine.
Parmi les secrétaires de l’empereur, nous savons qu’il s’en
trouvait un pour la langue arabe ; ne pourrions-nous en conclure qu’il y en
avait pour chacun des grands idiomes, puisque tous les sujets de l’empire
avaient droit de faire appel à l’empereur ou de lui adresser des requêtes, et
que les conventions étaient valables en quelque langue qu’elles lussent
écrites ?
Autre différence entre les deux grandes moitiés de l’empire
: le droit de battre monnaie retiré aux pays latins fut conservé longtemps
aux provinces orientales : mesure qui s’explique par l’activité plus grande
du commerce asiatique et par les privilèges d’autonomie municipale laissés à
un grand nombre de villes d’outre-mer[83]. Rome, qui avait
porté sa langue et ses institutions en Gaule, en Espagne et en Afrique, y
porta naturellement son système monétaire, tandis que l’Orient gardait le
sien, comme il gardait sa langue, ses mœurs et son active industrie.
La Grèce,
qui n’a rien Mit de grand en politique hors de chez elle, rien au moins de
durable, a eu, dans les choses de l’esprit, une inépuisable fécondité, et,
pour la philosophie, pour l’éloquence, une ardeur de prosélytisme qui n’appartient
d’ordinaire qu’aux croyances religieuses. Sans direction et par la seule
vertu de son génie, cette race s’était répandue sur l’Asie occidentale, où
elle avait tout recouvert et tout pénétré. Devant elle, les anciennes
civilisations s’étaient effacées ou transformées ; les idiomes nationaux
avaient disparu ou ne subsistaient que dans les couches inférieures de la
population ; la vie hellénique avait pris partout possession des hommes et
des cités.
Peuple rhéteur par excellence, les Grecs voulaient sans
cesse parler, discuter, enseigner. En quelque lieu qu’ils arrivassent, ils
organisaient aussitôt une tribune, une école, et ils entraînaient la
population à leurs disputes. Alors on se passionnait pour la rhétorique ou la
grammaire, pour Zénon ou Épicure, et de chaque ville de l’Asie sortaient des
maîtres nouveaux. Aux bords du Nil, la vieille Égypte, effrayée, s’était
enfuie d’Alexandrie dans la
Thébaïde, où un nouvel ennemi viendra bientôt la troubler
avec d’autres croyances ; et, jusqu’au pied de l’Atlas, les palais qui
remplaçaient la tente royale de Masinissa avaient retenti des noms d’Aristote
et de Platon. Toutes les cours d’Asie s’essayaient à parler grec : les rois
parthes avaient fait jouer devant eux des pièces d’Euripide, et l’Inde
cherchait à comprendre ces médailles couvertes de caractères helléniques qu’elle
nous rend aujourd’hui, et qui nous aident à retrouver l’histoire perdue d’un
État grec florissant, il y a vingt siècles, sur les rives de son grand
fleuve.
Ces maîtres si actifs trouvaient toujours des auditeurs
empressés. A Olbia, les Scythes étaient dans le voisinage, le signe de guerre
arboré sur les tours, et les citoyens en armes couraient aux murailles, mais
Dion Chrysostome arrive, il parle d’Homère et de Phocylide : tous s’arrêtent,
puis, afin de mieux entendre, entraînent l’orateur à l’agora et écoutent un
long discours sur la cité des dieux. Tant,
ajoute Dion, flatté de l’attention qu’on lui a donnée en de pareilles
circonstances, tant ils étaient véritablement Grecs
par les goûts et les mœurs[84]. Tout rhéteur
était donc le bienvenu. Toute découverte, disons-le aussi, excitait l’enthousiasme,
et, si ces Grecs arrivaient en un pays qui avait eu ses jours de culture
scientifique, chez un peuple qu’ils pussent sans trop d’humilité avouer pour
leur ciné, comme Platon le laissait dire aux prêtres d’Égypte, aussitôt ils
cherchaient à s’approprier ses trésors ignorés. Dans tout l’Orient, ils
avaient formé de grands ateliers de traduction[85], pour ravir la
science à ses prêtres, comme leurs pères avaient ravi le pouvoir politique à
ses guerriers. Livres égyptiens, hébreux, chaldéens, ils avaient tout traduit,
et, s’ils n’avaient pu pénétrer dans l’Inde ni assez loin ni en assez grand
nombre pour faire aussi de cette vieille civilisation leur butin, du moins
ils avaient noué avec ce pays d’actives relations de commerce, et, tout en
prenant ses denrées, ils avaient interrogé ses sages et emporté quelques-unes
de leurs doctrines.
Mais voici longtemps déjà que l’effort dure : l’esprit
grec fléchit sous la masse des connaissances qu’il a acquises. A force d’apprendre
comment pensaient les autres, on oublie soi-même de penser ; et, comme une
grande vie politique ne soutient pas l’esprit public, comme la patrie d’origine
est devenue si petite et la patrie d’adoption si grande, que le patriotisme n’existe
plus pour ces citoyens du monde, le besoin énergique de connaître et de
croire qui animait les âmes aux beaux jours des grandes écoles est remplacé,
dans les premiers temps de l’empire, par une impatience d’esprit stérile ;
quoique bruyante encore : La force manquait pour chercher hors des routes que
les maîtres avaient ouvertes des solutions nouvelles, et l’on ne voyait qu’une
inquiétude vaine, une curiosité qui se contentait de subtilités puériles.
Ainsi, après que les grands mouvements de la haute mer se sont apaisés, l’agitation
continue longtemps encore sur les bas-fonds. C’est par là qu’ils finissent,
mais c’est aussi par là qu’ils recommencent. Ces écoles, pauvrement occupées,
reprendront de la grandeur quand la philosophie grecque, subissant l’influence
de la révolution qui avait réuni tant de peuples en une seule famille,
délaissera la métaphysique pour s’occuper de faire l’éducation morale du
monde.
Les peuples plus neufs de l’Occident n’étaient allés ni si
bas ni si haut. Ils n’en étaient pas, quand Rome vint les prendre, au luxe de
la vie : le nécessaire leur manquait[86]. Ils avaient
tout à apprendre, et c’est à Rome qu’ils avaient tout demandé : lois, mœurs,
langue, le bien comme le mal. Aussi mit-elle sur eux son empreinte, et vingt
siècles ne l’ont pas encore effacée. Depuis Actium, le monde romain a penché
vers l’Occident dont la face a été renouvelée ; désormais il va pencher vers
l’Orient. Alors un temps viendra où cet empire n’aura plus qu’une langue,
celle d’Athènes, et où Rome sera dans Byzance ; mais alors l’empire ne sera
plus aussi que l’empire byzantin.
IV. — L’ADMINISTRATION DES
PROVINCES ; LE COMMERCE ; LES VOYAGES.
Il est inutile d’exposer une troisième fois l’administration
provinciale qui, d’Auguste à Dioclétien, subsista dans ses traits généraux[87]. Si l’on omet la
création de nouveaux gouvernements et les échanges de provinces faits entre
le prince et le sénat, la principale modification se rapporte aux procuratores. D’abord simples agents financiers
chargés de la levée de l’impôt dans les provinces impériales, ils se firent
attribuer par Claude une juridiction pour les causes fiscales[88], et finirent par
avoir, sous l’autorité supérieure du commandant militaire de la région
voisine, l’administration d’une portion de province cum jure gladii[89]. Tels furent les
procurateurs de la Rhétie,
de la Thrace
et de la Judée. Quant
aux consulares d’Hadrien, aux juridici de Marc-Aurèle et aux curatores des Antonins, ils appartiennent à un
nouvel ordre de choses qui commençait alors et que nous verrons aboutir à la
grande réforme de Constantin. Le moment n’est donc pas venu de s’en occuper,
et l’on peut dire que, depuis l’ordonnance d’Auguste, le gouvernement des
provinces n’avait point subi de modifications importantes.
On rappellera seulement que, dans certaines circonstances,
des commissaires extraordinaires étaient envoyés pour corriger des abus[90], et que de
grands commandements militaires étaient donnés de temps à autre à un prince
de la maison impériale ou à un général fameux, comme on l’avait fait pour
Pompée et pour César. Ces provinces différentes réunies sous un chef unique
donneront à Dioclétien l’idée de sa division de l’empire en diocèses.
Un changement sans importance mérite pourtant une mention.
Après la guerre sociale, le sol italique, devenu quiritaire, avait cessé de
payer l’impôt foncier. Quelques villes provinciales obtinrent des empereurs
que leur territoire fût assimilé aux fonds italiques. Ce privilège fut ce qu’on
appela le jus Italicum.
Les attributions du gouverneur, præses[91], sont aussi les
mimes que par le passé. Il a la juridiction civile et criminelle, avec les
exceptions que nous avons mentionnées ; la haute police dans toute l’étendue
de son gouvernement, qu’il est chargé de conserver en paix et en quiétude[92]. Son autorité,
comme l’avait été celle du sénat sur l’Italie, ne se borne pas à réprimer les
actes coupables ; elle garde quelque chose de la juridiction morale des
censeurs. Le gouverneur, dit Ulpien[93], doit veiller à ce que personne ne fasse un gain inique ou
ne souffre un dommage immérité, formule bien vague qui autorisera
toute espèce d’ingérence, pour empêcher les
usurpations de propriété, les ventes arrachées par la crainte, ou les ventes
simulées qui ne sont pas suivies d’un payement réel. Mais voici
qui est nouveau : C’est pour lui un devoir sacré
de rie pas permettre que les puissants fassent tort aux petits ; que, sous
prétexte de l’arrivée de fonctionnaires ou de soldats, on prive les pauvres
gens de leur unique lanterne ou de leur mince mobilier. On dirait
notre exemption, pour l’indigent, des logements militaires.
Quant à la façon dont les gouverneurs s’acquittaient de
leurs fonctions, les écrivains de l’époque impériale montrent que l’ordre
établi avait ses conséquences nécessaires. Sans doute, tous les gouverneurs n’étaient
pas des Plines et des Agricolas, et il y avait encore de loin en loin des
abus ; mais on n’entendait que rarement parler de prévarications, parce que
les peuples n’avaient plus la résignation des anciens jours, maintenant qu’ils
savaient le prince intéressé à ne point laisser commettre d’injustice, et que
le sénat était sans complaisance pour ceux que les délégations provinciales
citaient en accusés par-devant lui.
En songeant à la courte durée des proconsulats et des
légations, on croirait que le service en souffrait ; mais les gouverneurs
avaient prés d’eux, outre leurs assesseurs et amis, des esclaves publics et
des affranchis de l’État qui, restant à demeure dans leur fonction, gardaient
les dossiers, et les archives ; préparaient la solution des affaires et
conservaient la tradition. D’après de nombreuses inscriptions trouvées dans
un cimetière à Carthage, on a pu dresser pour le proconsulat d’Afrique une
liste fort longue de ces obscurs et utiles employés. Le chef changeait, mais
les bureaux restaient, et les affaires n’étaient pas interrompues. L’inexpérience
d’un nouveau venu était corrigée par la sagesse de ses prédécesseurs que lui
transmettaient les auxiliaires du gouvernement provincial, et dans les actes
soigneusement conservés on retrouvait pour lui les précédents de chaque
question.
On verra bientôt que les bureaux de l’administration
centrale avaient une organisation pareille ; comme ceux des gouverneurs, ils
continuaient, même sous un chef incapable, le travail accoutumé. Aussi les
tragédies impériales passaient inaperçues dans les provinces : elles étaient
des révolutions de palais, elles n’étaient pas des révolutions d’empire.
On rappelait tout à l’heure ces assemblées provinciales où
les députés des villes venaient affirmer leur union avec Rome. Une
inscription de l’année 238 fait voir la considération intéressée que les
gouverneurs montraient encore, après les Antonins, aux membres influents de
ces assemblées. A l’époque où j’étais légat
impérial de la province de Lyon, j’ai connu dans cette ville plusieurs hommes
distingués, parmi lesquels Sennius Sollemnis de la cité des Viducasses, qui
avait été nommé prêtre de l’autel de Rome et d’Auguste.... Un motif particulier lui valut mon amitié. Quelques
membres de l’assemblée des Gaules, croyant avoir à se plaindre de Cl.
Paulinus, mon prédécesseur, voulaient lui intenter une accusation au nom de
la province. Sollemnis combattit leur proposition et déclara que ses
concitoyens, loin de lui donner le mandat d’accuser le gouverneur, l’avait
chargé de faire son éloge. Sur cette raison, l’assemblée décida qu’elle ne
porterait pas plainte contre Cl. Paulinus.
Ainsi, au troisième siècle, le droit d’apprécier la
conduite du gouverneur, par conséquent d’examiner son administration, était
en plein exercice. Et des documents attestent, pour le quatrième et le
cinquième siècle, l’existence régulière de cette institution. Elle était
aussi bien acceptée du gouvernement que des populations, car, dans la Dacie, Trajan organisa un concilium prov. Daciarum trium qui semble
copié sur celui que Drusus avait établi à Lyon sous Auguste[94]. La province,
avec ses fêtes, son trésor et, en Orient, son droit régalien de battre
monnaie ; avec ses députés et ses prêtres, ses fonctionnaires et ses esclaves
publics[95],
avait donc une vie propre qu’elle tirait d’elle-même, non de Rome[96], et qui aurait
pu être une force pour l’empire. Les empereurs, malheureusement, ne surent
pas en tirer parti.
A défaut d’un rôle utile à l’État, les provinciaux en
prirent un favorable à leurs intérêts. Ils occupèrent peu à peu toutes les
charges, même la première, à partir de ces glorieux Antonins qui ne furent si
grands que parce qu’ils avaient pour les seconder une foule d’hommes sortis,
comme eux, des municipes. L’empire y gagna des princes énergiques et habiles
qui comprirent le rôle des assemblées provinciales. Trajan en augmenta le
nombre, et Hadrien se plut à les consulter. Mais on semble les avoir
oubliées, au milieu des misères du troisième siècle, et lorsque, dans l’âge
suivant, on voulut les faire revivre, il était trop tard. Ce chapitre conduit
donc à la même conclusion que le précédent. Beaucoup de vie municipale et un
peu de vie provinciale avaient fait la grandeur de l’empire ; la ruine de ces
institutions fera sa décadence.
La prospérité des provinces, prouvée par l’élévation
progressive de l’aristocratie des cités, l’est encore par le nombre infini de
constructions monumentales dont les villes couvraient l’empire et qui
supposent une richesse qu’on n’a retrouvée que de nos jours. Cette aisance
générale était le résultat de la mise en culture d’immenses territoires et d’un
commerce qui transportait en tous lieux les produits du sol, de l’industrie
et de l’art. Notons aussi trois choses. D’abord la noblesse de ce temps-là n’avait
point les préjugés de nos vieilles familles d’épée : Dion Chrysostome (Orat. XLVI) nous montre son
aïeul, son père et lui-même se remettant aux affaires, après s’être ruinés au
service de leur municipe, et rétablissant, par une industrieuse activité,
leur fortune compromise dans les charges publiques. Il y avait donc dans
cette société moins d’oisifs qu’on ne le pense. Ensuite de sévères règlements
pour les poids et mesures et la permanence du titre de la monnaie impériale[97] donnaient au
commerce une sécurité qu’il n’avait jamais connue et qu’il ne connaîtra même
plus au troisième siècle, lorsque, après les Antonins, le système monétaire
de l’empire ne sera plus qu’une banqueroute en
permanence. Enfin les voies militaires tracées par les Romains d’un
bout à l’autre de leurs provinces et les routes secondaires qui s’y raccordaient
avaient accompli la révolution que les chemins de fer ont opérée chez nous.
Sur le territoire de l’ancienne Gaule on a déjà compté 22.000 kilomètres
de voies gallo-romaines, et l’on est bien loin d’avoir tout reconnu.
Le monde s’était ouvert, les retraites les plus reculées
étaient devenues accessibles, toutes choses circulaient en sécurité et sans
entraves : c’était notre libre échange, avec ses conséquences heureuses pour
l’abondance et le bas prix des marchandises[98]. Toutes les
denrées du monde affluaient à Rome par le Tibre, que Pline appelle rerum in loto orbe nascentium mercator placidissimus.
Des dames de l’Oberland bernois achetaient leurs bijoux à un orfèvre d’Asie-Mineure[99], comme nous
tirons de Smyrne ou de Caramanie les tapis qui décorent nos demeures. Des
marchands de Carthage et d’Arabie sont venus mourir à Lyon ; des Grecs, une
femme de Thrace, un Syrien, un citoyen de Nicomédie, ont trouvé leur tombe à
Bordeaux[100],
des Nabatéens à Pouzzoles, un Pouzzolan à Rusicade, etc. ; un Phrygien se vante
d’avoir franchi soixante-douze fuis le cap Malée pour gagner Brindes ou la
côte d’Asie[101].
Grâce à l’heureuse paix dont nous jouissons,
s’écrie Pline, une foule immense de navigateurs parcourent l’étendue des
mers, même l’océan occidental, et trouvent l’hospitalité sur tous les rivages[102]. Les marchands
la trouvaient même au sommet des montagnes : au point le plus élevé de la
roule du grand Saint-Bernard, entre le lac et le lieu où a été bâti l’hospice
actuel, ou a découvert les restes d’un temple de Jupiter Penninus et plus de
trente plaques votives en bronze qui y avaient été déposées en acquittement d’un
vœu. Ce temple avait certainement l’été des desservants qui vivaient du
passage des voyageurs.
On a déjà vu l’importance de ce commerce au commencement
de l’empire. La prospérité générale l’avait
accru, mais les objets d’échange étaient les mêmes. Il est donc inutile d’en
retracer le tableau ; notons seulement que les négociants romains avaient
multiplié leurs relations au delà des frontières. De tous côtés les limites
de terre et de mer étaient franchies. Les communications avec l’Inde et
Ceylan, plus lentes qu’aujourd’hui, étaient aussi régulières ; on partait, on
revenait presque à jour fixe[103]. Des marchands d’Italie
avaient des comptoirs à la côte de Malabar[104] et vendaient
leurs vins à Barygaza, au fond du golfe de Cambaie ; par l’Indus, ils
pénétraient dans la Bactriane
; par le golfe Persique, aux bouches du Tigre ; et de tous ces pays vinrent
maintes fois des ambassadeurs aux princes de Rome. Au dire même de Sénèque (Quæst. Nat., præf.), des navires allaient
d’Espagne aux Indes, en tournant l’Afrique.
Par terre,
des caravanes se rendaient au cœur de l’Éthiopie et dans les oasis africaines[105], où nos
marchands ont tant de peine à arriver ; au nord, ils pénétraient jusqu’au fond
du Danemark. Dans l’île de Fionie, à l’extrémité septentrionale du Jütland,
et aux environs de Kœnigsberg, on a trouvé des monnaies de l’époque antonine
avec des armes et des ustensiles de fabrication romaine. Le royaume du
Bosphore était florissant et riche ; à Dioscurias, au fond de l’Euxin, tant
de nations barbares venaient acheter et vendre, que cent trente interprètes y
étaient nécessaires[106]. Il n’est pas
démontré que des négociants romains ou grecs n’aient point, dès cette époque,
trafiqué avec la Chine,
et des villes aujourd’hui inaccessibles ou détruites, Petra[107], Baalbek,
Palmyre, les ports du désert, étaient
remplies d’une population affairée qui échangeait les denrées de l’empire
contre celles de la
Babylonie et du pays des Parthes. Chaque année, dit Pline, nous donnons à l’Inde 50 millions de sesterces en échange
de denrées qui sont vendues dans l’empire au centuple[108]. Les prix
montaient si haut parce qu’il y avait beaucoup d’acheteurs pour se disputer
ces marchandises et beaucoup d’argent pour les payer.
Cependant on n’avait pas oublié la vieille et dure formule
que l’étranger est un ennemi. Vendre aux Barbares du fer, du blé ou du sel
était un crime capital[109], et la loi
autorisait la piraterie à l’égard des peuples qui n’avaient avec Rome ni lien
d’amitié ou d’alliance, ni contrat d’hospitalité[110]. Dans les mers
et sur les fleuves de l’empire, le gouvernement entretenait des flottilles
armées[111]
pour garantir la sécurité du trafic ; les négociants étaient encore protégés
contre la baraterie par des lois empruntées à la sagesse des Rhodiens[112], lesquelles
déterminaient les cas de responsabilité ou d’excuse dans les accidents de
mer. Ceux qui provoquaient un naufrage, pillaient un bâtiment échoué, ou
dépouillaient des naufragés, étaient soumis aux peines portées par la loi
cornélienne contre les assassins[113].
Avant de débarquer les marchandises, il fallait passer à
la douane, et elle était sévère. Si le propriétaire du navire avait mis à
bord quelque objet de contrebande, le navire était confisqué ; si le chargement
avait eu lieu en son absence par le fait du patron ou d’un matelot, ceux-ci
encouraient la peine de mort, et les marchandises étaient retenues, mais on
rendait le bâtiment au propriétaire[114].
La libre pratique obtenue, le négociant vendait ses
marchandises à l’encan : antique coutume qu’atteste la première convention de
Rome avec Carthage, que les tablettes du banquier Jucundus nous montrent à
Pompéi, et qui existait dans tout l’empire où les mots vendre et mettre
aux enchères étaient synonymes[115].
Afin d’assurer la sincérité des échanges, des étalons de
poids et mesures étaient conservés au Capitole et dans les villes[116] ; souvent
un décret du sénat municipal ordonnait aux duumvirs ou aux édiles de faire à
l’improviste une vérification des mesures employées par les marchands[117]. Enfin des
banques de dépôt, de recouvrement et de prêt, tenues par les argentarii, facilitaient les transactions[118], et des
affiches placardées dans les rues annonçaient aux passants ce qu’ils avaient
intérêt à apprendre.
A ce propos, remarquons que, considéré d’un point de vue
élevé, le commerce a été dans tous les temps un des facteurs les plus
puissants de la civilisation. Non seulement il échange des idées en même temps
que des marchandises, mais il fait entrer dans la législation, bien plus que
les philosophies et que les religions, ces notions d’équité qui modifient les
doctrines des juristes. Aux anciens âges de l’humanité, les prêtres et les
philosophes ont établi des dogmes conçus a priori et presque toujours
exclusifs, tandis que le commerce, pris dans le sens le plus général du mot,
celui de rapports entre hommes de cités et de races différentes, a fourni les
faits d’expérience qui ont brisé l’enveloppe étroite des systèmes. Intéressé,
par exemple, à faire prévaloir la bonne foi dans les contrats, il donna aux
relations sociales des règles de plus en plus rationnelles et justes qui, de
la pratique des négociants, passèrent nécessairement dans les thèses des
jurisconsultes. De nos jours, qui a ouvert les portes du Japon et de la Chine et qui fera la
civilisation de l’Afrique ? Qui détruira sur ce continent la chasse à l’homme,
l’état de guerre permanent, toutes les violences, toutes les abominations que
la traite provoque ? Le commerce[119]. Il a réussi là
où les prédications religieuses avaient échoué.
La richesse d’un peuple peut se mesurer au chiffre de ses
voyageurs. Ceux de ce temps-là étaient aussi nombreux, ils l’étaient même
plus que les nôtres il y a cinquante ans. Le goût portait aux voyages, autant
que le besoin. Une vie douce et tranquille,
dit un poète du premier siècle, au sein des mêmes
pénates n’a plus de charmes. On aime à visiter de nouvelles cités, à voguer
sur des mers inconnues : on se fait citoyen du monde[120]. Aussi, à en
croire Sénèque, la moitié des habitants de Rome, des municipes et des
colonies, n’étaient que des étrangers entraînés loin de leur patrie d’origine
par un voyage d’affaires ou de plaisir[121]. Comme l’empereur
Hadrien, l’infatigable voyageur, était bien le représentant de ses contemporains
!
La poste publique instituée par Auguste, réorganisée par
Hadrien, toujours aux frais des municipalités dont elle traversait le
territoire, ne servait qu’aux agents du gouvernement et à ceux, en très petit
nombre, qui, par faveur spéciale, obtenaient du prince le droit d’en user.
Mais l’industrie était venue en aide aux voyageurs ordinaires et exploitait
leurs goûts ou leurs besoins, en leur fournissant le moyen de les satisfaire.
Ainsi, avant le départ, ils pouvaient chercher sur les cartes, dans les
itinéraires et les Guides[122], tous les
renseignements nécessaires. Aux portes des principales villes, ils trouvaient
les voitures et les chevaux des vetturini[123] ; sur la route,
des relais, des hôtelleries publiques, mansiones,
et des auberges dont le propriétaire était responsable des dommages soufferts
par les voyageurs dans sa maison[124]. Une auberge de
Lyon portait cette enseigne : Ici Mercure promet
du profit, Apollon de la santé, Septumanus bon gîte et bonne table. Qui
descendra chez lui s’en trouvera bien. Voyageur, fais attention où tu t’arrêtes[125].
Alors donc le marchand courait à son trafic, le centurion
à sa cohorte, l’administrateur à sa fonction[126], le malade aux
eaux bienfaisantes[127] et aux autels
des divinités secourables : Esculape, Isis et Sérapis ; le superstitieux aux
pèlerinages en renom[128] et aux oracles
fameux ; l’oisif aux fêtes et aux solennités ; l’homme de goût aux lieux
consacrés par l’histoire et l’art, aux splendeurs architecturales de Rome, de
la Grèce et
de l’Égypte, où il écrivait son nom sur les pyramides et sur le colosse de
Memnon. Chaque été le soleil ou la mal’aria chassait le riche des cités
brûlantes et de la plaine empestée vers les montagnes ombreuses et leurs eaux
murmurantes, ou vers les villas construites à moitié dans les flots d’un
golfe pacifique.
Plus modestement voyageaient : l’étudiant inscrit aux
grandes écoles d’Autun, de Milan, de Carthage, de Tarse et d’Antioche, ou à
celles de Rome et d’Athènes, de Béryte et d’Alexandrie, qui éclipsaient
toutes les autres ; le professeur et le médecin en quête d’élèves ou de
clients ; le savant, le philosophe et l’illuminé demandant la science aux
écoles ou aux révélations des mystères[129] ; l’artiste
cherchant la fortune et les applaudissements ; le charlatan qui expliquait
les songes ou montrait des curiosités ; les prêtres mendiants qui promenaient
par les villages leur dieu protecteur en tendant la main aux fidèles.
Dans leurs voyages, les anciens étaient en face d’une
nature comme imprégnée de divinité et ils rencontraient à chaque pas des
lieux pleins de souvenirs mythologiques que, sans beaucoup y croire, ils
aimaient à retrouver. Les grands phénomènes physiques, qui, pour nous, sont l’effet
de lois générales, étaient encore, pour le commun des voyageurs, des actes de
la volonté divine. Ils excitaient une admiration mêlée d’une sorte de terreur
religieuse, et ces croyances panthéistes qui persistaient malgré le
scepticisme croissant, ces légendes constamment ravivées par les poètes,
poussaient de nombreux touristes à travers les provinces pacifiées. Ils n’avaient
pas notre récent enthousiasme pour les belles
horreurs, mais toute leur littérature montre combien ils aimaient
la nature douce et riante, les sites charmants des collines subapennines, les
fraîches vallées, la forêt pleine d’ombre et de silence et les larges
horizons de la mer.
On voyageait donc encore pour le seul plaisir des yeux ;
quelques-uns allaient même chercher les grands spectacles que la nature
déploie. Que de gens ont, sur les traces d’Hadrien, gravi l’Etna[130] et le mont
Casius, comme nous allons au Righi, pour voir un lever de soleil ! Combien d’autres
ont imité Sabinus, cet ami de Lucien[131], qui se rendit
aux dernières limites des provinces occidentales pour entendre le sifflement du soleil quand il plonge dans les ondes[132], ou, ce qui
était plus facile, pour contempler les vagues puissantes des grandes marées
de l’Atlantique ! La barre de la
Seine, le mascaret de la Gironde, devaient singulièrement étonner ces
riverains d’une mer on le flux et le reflux sont insensibles. On a récemment
découvert les restes somptueux d’une villa romaine dans file de Wight, où la
plus haute noblesse d’Angleterre vient encore chercher les sites charmants qu’aimaient
des contemporains d’Hadrien ou de Sévère[133].
Ceux qui voulaient voyager vite faisaient de 15 à 20
lieues par jour ; beaucoup plus, quand l’empereur permettait d’user de la
poste publique. Ainsi on pouvait aller d’Antioche à Byzance (plus de 1.100 kilomètres)
en moins de six jours[134], ce qui donne
une allure continue jour et nuit de 2 lieues à l’heure ; davantage, si l’on
compte les temps d’arrêt[135].
Par mer et avec un bon vent, on se rendait d’Ostie à
Fréjus en trois jours ; à Gadès, en sept ; à Carthage, en deux. Il en fallait
six ou sept à partir du détroit de Messine pour atteindre Alexandrie[136]. Mais, du 11
novembre au 5 mars, la navigation était suspendue, et l’on tirait toutes les
carènes à terre, à moins que le prince ne fût pressé de faire arriver un
ordre dans une province d’outre-mer, ou un prisonnier dans son lieu d’exil[137].
Les douaniers étaient alors maudits, comme ils le sont
encore. Nous leur en voulons, dit
Plutarque, de fouiller dans nos bagages pour s’assurer
que nous n’y cachons pas des marchandises, et pourtant la loi le prescrit. S’ils
ne le faisaient pas, ils auraient à s’en repentir[138].
Malgré l’organisation des polices municipales, les
précautions militaires prises de temps à autre par les empereurs et la
sévérité à l’égard des bandits, on avait à craindre, surtout dans les pays de
montagnes, les voleurs de grands chemins[139]. C’était un mal
endémique dans le Taurus, la
Corse et la
Sardaigne, même en Italie. Les endroits mal famés dans la
péninsule étaient déjà ceux où il a fallu, jusque de nos jours, faire la
chasse aux bandits : les marais Pontins, la forêt Gallinaria, du côté de
Cumes, et la basse Italie. Comme de notre temps encore, quelques-uns de ces
bandits étaient fameux par leurs exploits, leurs ruses et leur générosité.
Une histoire que Dion raconte ressemble à celle du légendaire Fra Diavolo.
Sévère était un rude policier ; pourtant, sous son règne,
un bandit, du nom de Bullas, désola durant deux années l’Italie à la tête d’une
troupe de six cents hommes, malgré la présence des empereurs et de tant de
soldats[140].
Il savait quels personnages marquants s’engageaient sur la route de
Brundusium à Rome, tombait sur eux à l’improviste et les mettait à rançon. S’il
se trouvait dans leur compagnie quelque habile ouvrier, il le retenait,
mettait à profit son savoir, puis le renvoyait après l’avoir paré plus
grassement que ne l’eût fait un sénateur romain.
Pour sauver la tête de ses compagnons, il risquait la
sienne. Deux de ses gens avaient été pris et condamnés aux bêtes ; il se
présente au gardien de la prison comme le gouverneur du pays, et se fait
remettre les condamnés. Un autre jour, il va trouver le centurion, chef de l’expédition
envoyée contre sa bande, et lui offre de lui livrer Bullas, s’il veut le
suivre. Le soldat y consent, et, pris au piège, se trouve en face d’un
tribunal où le bandit s’assoit et le condamne à avoir la tête rasée. Il le
renvoie ensuite à César avec ces mots : Va dire à
ton maître : Nourrissez vos esclaves, afin qu’ils ne volent plus. Cette
bravade de Bullas lui coûta la vie, car Sévère, honteux, après tant de
victoires, d’être joué par un bandit, dirigea contre lui plus de forces et
surtout un plus habile homme, qui le fit à son tour tomber dans un piége. La
femme, toujours si nécessaire aux histoires dramatiques, ne fait pas défaut à
celle-ci. Bullas, trahi et livré par une Dalila de bas étage, fut pris
pendant son sommeil. Papinianus lui demanda : Pourquoi
es-tu voleur ? Il répondit : Pourquoi
es-tu préfet ? Cette fière parole ne le sauva pas de l’arène où,
sans que Dion l’affirme, nous pouvons croire qu’il fit bonne contenance en
face de l’ours des Alpes et du lion de l’Atlas.
Le vol, dit
ailleurs le même écrivain, est dans la nature
humaine, et il y aura toujours des voleurs. Dans les natures
perverses, faut-il dire. Malheureusement, on trouve de ces natures-là dans
tous les temps. L’empire en avait donc sa part, et, chaque année, quelque
marchand était rançonné, quelque voyageur enlevé et vendu comme esclave[141]. Mais le
mouvement général n’en était pas arrêté : c’étaient de ces accidents isolés
auxquels l’État et les villes ne donnaient pas plus d’attention qu’ils n’en
donnent, dans la libre Amérique, à ce qui ne touche que l’individu.
Il est des nations dont on a le droit de ne pas tenir
compte et des époques qui auraient pu être supprimées de l’histoire, sans que
l’humanité y perdît. Mais supposez un moment que l’empire romain n’ait pas
existé, quel vide dans le monde ! Hors de ses frontières, la barbarie s’agite
en convulsions stériles ou les peuples végètent misérablement. Dans ses
provinces, au contraire, de justes lois, de l’ordre, avec ce qu’un contemporain
de Marc-Aurèle était bien près d’appeler toutes les libertés nécessaires ; du
travail, du bien-être, une sécurité telle que le monde n’en avait jamais
connu, quoique insuffisante encore ; enfin point d’envie ni de haines entre
les classes, toutes choses qui augmentaient singulièrement le bonheur de
vivre.
Si l’on compare au tableau que nous venons d’esquisser
celui qui a représenté l’État des provinces au lendemain d’Actium, on
reconnaîtra l’étendue des progrès accomplis. Mieux encore, que l’on considère
les ruines laissées par ces peuplés ; qu’ab aille, par exemple, aux bords de la Guadiana et que l’on
reconstruise par la pensée l’ancienne Emerita
Augusta, colonisée par Auguste avec des vétérans. Voilà son
enceinte de 24
kilomètres, son théâtre, sa naumachie, ses temples de
Mars et de Diane, sa grande rue qui aboutissait, à deux arcs de triomphe
revêtus de marbre blanc, avec des frises richement sculptées. Deux aqueducs,
dont les ruines gigantesques font ressortir par leur imposante grandeur la misère
de la cité moderne, y amenaient l’eau pure des montagnes. Un peuple immense
circulait sur ses deux ponts, dont l’un, tout de granit, et porté par
soixante arches, mesure 2.800
pieds de longueur, dont l’autre est couvert encore des
dalles puissantes que les Romains y placèrent. Une inscription trouvée dans
les ruines du théâtre semble dire que le grand Agrippa mit la main à ces
gigantesques travaux. Aux environs d’Emerita
étaient des thermes naturels magnifiquement installés par une mère
reconnaissante pour la santé que sa fille y avait recouvrée. La source coule
toujours, aussi abondante, aussi salutaire, mais les Romains ne sont plus là,
et elle se perd à peu près dans un cloaque fangeux.
Dans le reste de la province, des ruines imposantes comme
l’arc de triomphe de Caparra qui s’élève aujourd’hui dans un désert, les
restes d’un temple à Talavera la
Vieja, ou le pont d’Alconeta, montrent que de
florissantes cités, dont le nom même s’est perdu, s’élevaient là où ne sont
plus que de pauvres villages ou de misérables posadas.
Passons à l’autre extrémité de l’empire. Ne parlons ni de
Palmyre, ni de Baalbek, ni des villes mortes et autrefois si vivantes qui
jalonnaient la route de Damas à Petra, dans la province d’Arabie. Nous voici
sur l’aride plateau de l’Asie Mineure, vers les sources du Rhyndacus, et nous
sommes arrêtés par des ruines immenses, un théâtre, un stade, des tombeaux,
deux ponts de marbre, trois temples, dont un a (les fondations colossales,
dont un autre, d’ordre ionique, est le plus beau qu’on ait trouvé dans la
péninsule asiatique. Sur ces débris se lisent des fragments de lettres
impériales, et cette phrase d’un gouverneur de la province : L’empereur Hadrien a tenu compte dans sa décision de la
justice et de l’humanité. On cherche le nom de cette ville dans
les historiens, et on ne le trouve pas. Habitués à voir tant de cités
prospères, Æzani[142] ne leur a point
paru mériter une mention spéciale. Mais nous, en face de ces restes
magnifiques laissés par Rome aux extrémités de son empire, nous admirons l’activité
féconde qu’elle avait su éveiller là où depuis des siècles ne règne plus que le
silence.
Macaulay a remarqué que les Anglais, n’ayant, pas vu
depuis la révolution de 1688, un drapeau ennemi flotter sur le sol
britannique, ni une émeute briser les portes de Whitehall ou de Westminster,
la fortune du pays s’était accrue en moins de deux siècles dans des
proportions incalculables. Durant un espace de temps plus long, le même
phénomène s’est produit dans le haut empire. Ses paisibles provinces centuplèrent
leur richesse. Au témoignage de Strabon, la prospérité de l’Égypte, déjà si
grande sous les Ptolémées, n’était rien, comparée à celle dont le pays
jouissait sous les Romains ; et les Gaulois, dont la contribution s’élevait,
au milieu du quatrième siècle ; à une somme énorme, bénirent Julien de ne
leur demander que douze fois ce qu’ils avaient payé à César.
V. — L’OPPOSITION JUIVE ET
CHRÉTIENNE.
Malheureusement tous les habitants de cet immense empire n’avaient
qu’un lien commun, la paix romaine ;
c’était un intérêt, ce n’était pas une idée, et l’on ne fait une nation que
par des idées communes. Il se trouvait même des provinciaux qui faisaient
entendre des protestations contre cette fortune et des menaces pour cette
prospérité. Tandis que les peuples les plus grands se résignaient à la perte
de leur indépendance, le monothéisme, sous les deux formes religieuses qu’il
avait prises à Jérusalem, refusait de soumettre la vie extérieure de ses
adhérents aux divinités du Capitole, et, malgré leur petit nombre, ses
fidèles s’armaient contre Rome du glaive pour la combattre, de la parole pour
la maudire. A deux reprises, les Juifs avaient tenu en échec les forces de l’empire,
et les chrétiens s’étaient déjà fait ses juges impitoyables. Leurs chefs, les
évêques, prêchaient bien l’obéissance aux pouvoirs établis, mais, au sein de
la société nouvelle, fermentait la colère implacable d’Isaïe contre les
idoles, et de farouches sectaires oubliaient le doux maître de Galilée pour
le Jéhovah terrible de l’Exode, le Dieu de la charité pour le Dieu des
vengeances. Un apôtre avait donné l’exemple. Dès le temps de Néron, saint
Jean avait jeté contre Rome le cri de malédiction. Vingt-neuf ans plus tard,
un Juif refit, pour le compte d’Israël, l’Apocalypse chrétienne de l’année
68.
Tu as régné,
disait-il, par la terreur et non par la vérité.
Tu as écrasé les doux, haï les justes et aimé les hommes de mensonge. Tes
violences sont montées jusqu’au trône de l’Éternel : il a consulté sa table
des temps et il a vu que la mesure était pleine. C’est pourquoi tu vas
disparaître, afin que le monde respire. C’était après la chute des
Flaviens, quand Nerva tremblait devant les prétoriens révoltés, qu’un voyant,
caché sous le nom d’Esdras, avait cru qu’arrivait l’heure de la grande destruction.
Mais Rome ne disparut pas ; Trajan, au contraire, la décora d’une gloire
nouvelle : fortune insolente qui tournait en dérision les promesses de
Jéhovah. Aussi les Juifs sont prêts à désespérer : Laboureurs, cessez de semer, s’écrie un nouveau prophète, et toi, terre, cesse de porter des moissons ; vigne, que
sert désormais de prodiguer ton vin, puisque Sion n’est plus ? Fiancés,
renoncez à vos droits ; vierges, ne vous parez plus de couronnes ; femmes,
assez de prières pour obtenir des enfants. C’est désormais aux stériles de se
réjouir, aux mères de pleurer ; car pourquoi enfanter dans la douleur ce qu’il
faudra ensevelir dans les larmes ? — Prêtres,
prenez les clefs du sanctuaire ; jetez-les vers le ciel, rendez-les au
Seigneur, et dites-lui : Garde maintenant ta maison. Et vous, vierges, qui
filez le lin et la soie avec l’or d’Ophir, hâtez-vous, prenez tout cela et
jetez-le au feu, pour que nos ennemis n’en jouissent pas. Terre, aie des
oreilles ; poussière, prends un cœur pour annoncer dans le scheol et
dire aux morts : Que vous êtes heureux en comparaison de nous autres !
Quand survinrent les échecs qui assombrirent les derniers
jours de Trajan, le Pseudo-Baruch crut que Jéhovah avait enfin entendu le cri
d’Israël. Pour lui, l’empire romain est une forêt qui couvre la terre de son
ombre mortelle ; vers elle coule une source tranquille, image du royaume
messianique. En approchant de la forêt, la source se change en torrent
furieux qui déracine les arbres et les montagnes. Un cèdre reste seul debout,
c’est l’empereur au milieu de ses légions exterminées. Hais, à sou tour, il
est renversé ; et la vigne lui dit : N’est-ce pas
toi, cèdre, qui es le reste de la forêt de malice, toi qui t’emparais de ce
qui ne t’appartenait pas et qui tenais dans les filets de l’impiété tout ce
qui t’approchait ? Voici ton heure venue ; suis le sort de la forêt et que
vos poussières se confondent. Le chef enchaîné est conduit au mont
de Sion, où le messie le tue. La vigne alors s’étend de tous côtés, la terre
se revêt de fleurs qui ne se fanent point, et le messie règne jusqu’à la fin
du monde corruptible[143]. La vision du
voyant de l’année 117 ne s’accomplit pas ; mais ses menaces et ses espérances
aidèrent sans doute à préparer la grande révolte qu’Hadrien écrasa quinze ans
plus tard.
Les oracles sibyllins, plus dangereux, parce qu’ils
étaient populaires, fomentaient au sein des communautés judéo-chrétiennes la
haine contre l’empire, et on a vu des docteurs de l’Église interdire aux
fidèles les fonctions publiques, même dans le service militaire. Ces oracles
ne se contentaient pas de frapper la société païenne d’une réprobation
éclatante : ils auraient voulu la détruire. Rédigés selon la circonstance du
moment, ils répondaient aux idées qui dominaient dans les parties extrêmes.
Ces pièces courtes et vives, écrites en vers, pour être plus aisément
retenues, et qui couraient dans l’ombre[144], remplissaient
le rôle qu’ont joué de nos jours certains journaux et pamphlets inspirés par
l’esprit de destruction : ils étaient l’opposition radicale du temps. Leurs
invectives contre le riche, leurs menaces contre la société qu’ils vouent aux
flammes éternelles, montrent une puissance de haine qui annonce combien sera
terrible le combat des croyances et le choc de ces deux peuples ennemis.
|