HISTOIRE DES ROMAINS

 

L’EMPIRE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE.

CHAPITRE LXXXIII — LA CITÉ.

 

 

I. — ÉTENDUE DES LIBERTÉS MUNICIPALES.

Lorsque l’on considère dans sa magnifique simplicité le plan de la création, on oserait presque dire qu’il a suffi à Dieu de deux ou trois idées pour constituer l’innombrable variété des êtres. L’humanité aussi n’a eu besoin, dans le cours de son développement historique, que de trois ou quatre principes sociaux pour réaliser les formes les plus diverses. en dégageant, par une lente élaboration, du chaos des forces brutales, la notion du juste, la théorie raisonnée des devoirs et des droits pour l’individu, la famille, la cité, l’État. Quant aux deux ternies extrêmes de cette progression, les Romains sont restés insuffisants, puisqu’ils conservaient l’esclavage, et que, au milieu de peuplés habitués à la liberté, ils ont fini par établir le despotisme ; mais ils ont amélioré la constitution de la famille et légué aux modernes le régime municipal avec les lois civiles qui en étaient la conséquence. Par cela seul, ils se sont placés presque au niveau des Grecs dans l’œuvre générale de la civilisation.

Bossuet a dit des premiers siècles de la république : L’État romain était alors du tempérament qui devait être le plus fécond en héros. Le régime municipal, à ses beaux jours, sous l’empire, eut des effets très différents et pourtant analogues, car il produisit le siècle des Antonins, qui ne fut illustré par sa paisible grandeur, ses lois et ses monuments, que parce qu’il fut riche en hommes qui s’étaient formés dans la libre administration des cités. Ce phénomène n’est pas seulement un fait considérable dans l’histoire de Rome ; partout où il s’est largement produit, on trouve les mêmes résultats, que ce soit dans la Grèce antique ou dans l’Italie du moyen âge, dans tes communes flamandes et les villes hanséatiques ou dans les bourgs d’Angleterre. Sous l’empire, il a eu, durant trois siècles, la vertu de neutraliser l’effet de mauvaises lois politiques.

Rome, qui avait soumis le monde par les armes, s’en assura la possession, paisible par le régime municipal. Elle le porta dans tous les lieur où il n’existait pas, et elle le rapprocha de la forme qu’elle avait conçue là où il existait déjà. Dans les pays de langue grecque et punique, en Égypte, dans l’Afrique carthaginoise, l’œuvre était depuis longtemps accomplie : il n’y eut que de légères réformes à introduire ; mais, dans la Numidie, la Maurétanie, l’Espagne et la Gaule, dans les vallées des Alpes, du Danube et du Rhin, tout, à peu près, était à faire, et les Romains le firent. Ils supprimèrent soigneusement les anciennes divisions en peuples, tribus ou nations, et leur substituèrent. le partage du pays en circonscriptions urbaines. Ils forcèrent les populations éparses à se donner un centre où leurs intérêts civils et religieux seraient sous la garde de magistrats élus par elles, mais aussi où leur vie commune serait sous l’œil et la main du gouverneur de la province. Ainsi les habitants sauvages des vallées alpines furent rattachés aux villes bâties au pied de leurs montagnes, à Luna, Ivrée, Crémone, Brescia, Trente, Vérone, Trieste. Ils durent s’y faire inscrire pour le cens, y apporter le tribut pour l’État, y conduire leurs recrues pour l’armée, y chercher des juges pour leurs contestations. Rome contraignit même les Lusitaniens, dans la péninsule ibérique, à quitter le haut pays, pour construire des villes dans les plaines[1]. On a compté dans la seule Dacie cent vingt-deux colonies romaines, et cette province n’est restée dans les mains de Rome que durant cent soixante-dix années[2].

Auguste employa beaucoup de temps à organiser d’après ces idées les Gaulois et les peuples établis sur la rive gauche du Rhin et dans le bassin supérieur du Danube. Pline l’Ancien trouvait encore de sou temps, dans la Tarraconaise, cent quatorze tribus vivant en demeures éparses contre cent soixante-dix-neuf qui avaient une capitale ; sous les Antonins, Ptolémée y comptait deux cent quarante-huit villes et seulement vingt-sept peuplades disséminées. Le cantonnement avait donc été assez rapide pour qu’en moins d’un siècle le nombre des agglomérations urbaines se fût accru de soixante-neuf et que celui des tribus eût diminué de quatre-vingt-sept. Partout la même transformation s’était produite : au nord, les deux Germanies, la Rhétie, la Vindélicie, la région du Norique, la Pannonie et la Mœsie ; au sud, la Maurétanie et la Numidie s’étaient couvertes de villes. A chaque pas, en Algérie jusqu’aux confins du désert, nos soldats heurtent des ruines romaines, et souvent ces débris ont aidé nos généraux à découvrir des sources cachées ou des nappes souterraines qui sauvaient leurs régiments de la soif[3].

L’idée qui domine la vie municipale des Romains est celle du devoir civique. Le citoyen d’une ville provinciale s’appelle le municeps, celui qui prend sa part des charges publiques[4]. Ce devoir, il ne peut s’y soustraire, car nul n’a le droit de renoncer à son origine par sa seule volonté[5] ; et il est tenu de le remplir avec l’esprit de concorde et de fraternité qui semblait à l’origine la règle nécessaire des relations entre les habitants d’une même ville. Ce mot de fraternité est très romain. Cicéron avait dit : Qu’est-ce qu’une cité, si ce n’est une association de justice ? Et Ulpien considérait certainement encore la cité comme la famille agrandie, lui qui appelait même la société de commerce une sorte de lien fraternel[6]. Souvent les patrons des collèges prenaient le titre de père et de mère ; les associés, celui de frères, et ils en ont laissé sur leurs tombeaux de touchants témoignages. Jusqu’au quatrième siècle, on trouve les mots d’amour et d’affection pieuse comme expression des sentiments d’un citoyen pour sa ville[7].

Mais comment cette conception fut-elle réalisée ? Celui qui, par l’origine ou l’adoption[8], appartenait à une famille municipale ; qui, dans les murs ou sur le territoire de la cité, avait son foyer domestique, ses dieux pénates, le tombeau de ses pères, et qui accomplissait les rites sacrés, aux autels publics, en l’honneur des dieux protecteurs de la communauté : celui-là, et, dans l’origine, celui-là seulement, était municeps ; il votait au forum, et il pouvait être élu pour délibérer dans le sénat, exercer le pouvoir dans les charges, juger dans les tribunaux. L’étranger, peregrinus, le citoyen d’une autre ville de la province, même lorsqu’il s’était établi à demeure dans la cité, incola[9], l’affranchi, qui n’y fondait une famille nouvelle qu’à la seconde génération, l’esclave, dont on ne tenait pas compte, restaient en dehors du municipe. Celui-ci se composait donc de familles rapprochées les unes des autres par les liens religieux, la communauté des souvenirs, l’obligation des mêmes devoirs, la solidarité des intérêts. Aussi ne faut-il pas s’étonner que cette cité si bien unie ait fini par obtenir de Rome le caractère d’un être moral, d’une personnalité vivante et juridique[10].

Tandis qu’à Rome les révolutions effaçaient les vieilles institutions, celles-ci subsistaient au fond des provinces par l’effet de cet esprit conservateur propre aux localités où ne pénètrent pas les agitations politiques, et parce que les formules données aux provinciaux à l’époque de la conquête avaient été écrites par des hommes encore épris de la liberté municipale. Les savants de la bibliothèque Palatine auraient retrouvé dans une foule de municipes le populus, ou la noblesse dominante, la plebs, ou la foule déshéritée, les curies[11] et les curions de la période royale ; les magistratures des temps républicains[12] : tribuns du peuple[13], édiles, questeurs, censeurs, et des assemblées publiques divisées en tribus[14], en centuries[15], avec un forum, une tribune, des élections et toutes les agitations des comices. Aulu-Gelle, sous les Antonins, appelle encore les colonies l’image affaiblie, mais le vrai simulacre du peuple romain[16] ; un siècle plus tard, Modestinus disait : La loi sur la brigue n’a plus aujourd’hui d’effet à Rome, parce que la nomination aux charges y dépend du prince et non pas de la faveur populaire ; et il la considérait comme en pleine vigueur dans les municipes[17] ; en Afrique, au temps de Constantin, le peuple faisait encore des élections[18]. La cause en est que la vie municipale avait été étouffée dans Rome, parce qu’elle y eût été la vie politique, et qu’elle subsistait dans les provinces, parce qu’elle n’y pouvait porter ombrage. C’est un fait général que le vainqueur, dans son propre intérêt, respecte longtemps les coutumes sociales du vaincu. Ne faisons-nous pas ainsi, dans notre colonie algérienne, malgré nos habitudes de centralisation excessive et d’extrême uniformité ?

Occupés, aux bords du Tibre, à consolider leur pouvoir et à défendre leur vie contre les conspirations des grands, les premiers empereurs ne s’inquiétèrent pas de ces obscures libertés que les indigènes à demi sauvages de l’Occident avaient autant aimées que les habitants des brillantes cités de l’Orient hellénique. Loin de les affaiblir, ils en favorisèrent l’extension ; et, grâce à l’ordre, à la bonne justice, que tous, les fous mis à part, s’appliquèrent à faire régner parmi les sujets, le régime municipal, au lieu de disparaître avec la république, prospéra durant près de deux siècles. Ces vieilles coutumes de l’Italie, retrouvées par les conquérants ou portées par eux[19] sur le sol provincial, étaient si vivaces, qu’elles y subsistèrent longtemps, comme des témoins du passé auxquels le temps dans son ouvre de nivellement hésitait à toucher. De ces témoins beaucoup ont disparu ; ce qu’il en reste suffit à prouver l’existence, dans le haut empire, d’une organisation municipale absolument différente de celle que montre le Cotte Théodosien. Ce dernier régime a été souvent décrit avec ses désastreuses conséquences ; il faut connaître aussi le premier et ses heureux effets.

Il n’y a pas eu pour les villes, comme on l’a pensé, une loi générale que nous aurions perdue[20], mais toutes les questions relatives à l’organisation municipale avaient été depuis longtemps résolues. La grande loi de César ou Table d’Héraclée, pour l’Italie péninsulaire (45 avant J.-C.), la lex Rubria, pour la Gaule Cisalpine (49), une foule d’autres dont nous connaissons l’existence, pouvaient servir de modèle et constituaient un fonds commun ou puisaient les anciennes villes qui voulaient écrire ou réformer leur coutume, aussi bien que les nouvelles cités auxquelles il fallait donner une loi. Au temps de Domitien, on en rédigeait encore[21], et un savant homme du second siècle définissait le municipe une cité qui a son droit propre et ses lois particulières[22]. Trajan défendait qu’on y dérogeât[23]. Sous Hadrien et Antonin, le grand jurisconsulte Julianus, recherchant comment on devait, en certains cas, suppléer au silence de la loi écrite, répondait : Qu’on suive alors la coutume ; à défaut de celle-ci, ce qui s’en rapproche le plus ; enfin, si rien ne peut guider le juge, qu’il recoure à la loi romaine[24]. Plus tard encore, Ulpien se pose cette question : Que faire si la loi municipale permet ce qu’un rescrit du prince interdit ?[25] Même au quatrième siècle, Dioclétien reconnaît l’autorité des lois municipales et il rte permet pas au gouverneur de les violer[26]. Ces Romains n’étaient pas plus que les Anglais de nos jours soumis à la tyrannie de l’uniformité[27], ni possédés du besoin de mettre en parfaite concordance toutes leurs institutions locales. Ils laissaient vivre les lois qui plaisaient à leurs sujets, ou tomber en désuétude, sans les abolir, celles qui cessaient de leur convenir, et ils ne prétendaient pas, comme nous, briser tous les dis ans l’État pour en jeter les morceaux refondus dans un moule nouveau.

Dans le haut empire, les lois différaient donc, comme dans notre vieille France, d’une ville à l’autre, puisque chacune avait la sienne. Les communes différaient aussi entre elles par leur condition politique. Vue du dehors et dans ses rapports avec la puissance souveraine, la cité se classait dans l’une des catégories dont nous avons examiné dans l’histoire de la république les divers modes d’existence. Au second siècle de l’empire, on voit, comme dans l’âge précédent, des villes stipendiaires, soumises à l’omnipotence du gouverneur romain, tout en conservant leurs lois propres, leur curie, leurs magistratures électives avec une certaine juridiction, et des villes privilégiées : colonies, municipes de citoyens romains ; cités latines, alliées, libres ou de droit italique. Les premières étaient les plus nombreuses ; mais le chiffre des autres serait fort élevé, si les documents permettaient de les compter partout, puisqu’elles formaient le tiers des communautés de l’Espagne citérieure, qu’après Vespasien elles couvrirent toute la péninsule[28], que la Narbonnaise n’avait point d’autres villes[29], et que des provinces entières, la Sicile, les Alpes Maritimes, les Alpes Cottiennes, avaient obtenu le jus Latii.

En racontant la conquête, nous avons dû marquer les différents avantages accordés aux peuples en vue de diviser la résistance et de tromper les vaincus sur l’étendue de leur défaite[30] ; il serait inutile de recommencer ce travail pour le premier siècle de l’empire. L’histoire politique n’a pas à se préoccuper de privilèges qui n’étaient plus un moyen de domination ; mais il lui importe d’étudier, sinon clans ses variétés subsistantes, du moins dans sa forme la plus complète, le municipe, la seule chose qui fût alors vivante dans le monde romain en dehors du palais du prince. La vitalité du régime municipal sur tant de points de l’empire expliquera l’étonnante prospérité de cette époque, comme la décadence des libertés urbaines au troisième siècle nous fera prévoir la chute prochaine du colosse, à qui la base manquera.

Mais ces mots de peuples alliés, de villes libres, de cités autonomes, de colonies romaines, que les inscriptions, les médailles, les tettes, nous montrent partout, n’étaient-ils pas de vaines formules, sous lesquelles se cachait le néant véritable des libertés urbaines ?

On le croirait d’après certains passages d’un écrivain de ce temps-là, Plutarque, qui, après avoir compris au bord du Tibre le rôle de Rome, cette clef de voûte de l’univers, redevint dans sa petite ville de Béotie un contemporain de Philopœmen. Il ne voit pas que la paix romaine, dont il était si heureux, ne pouvait exister qu’à la condition glue les libertés municipales ne seraient pas l’indépendance. L’archonte de Chéronée, le grand prêtre d’Apollon, regrette pour son municipe les droits souverains : je les regretterais avec lui, s’il avait pu en être autrement, si même il n’avait pas été bon qu’il en fût ainsi. Le temps n’est plus, dit-il à un jeune ambitieux, d’engager des guerres, de conclure des alliances, de former de grandes entreprises. Il vous est permis pour vos débuts d’instruire devant les tribunaux une affaire civile[31], de poursuivre les abus, de défendre le faible. Vous pouvez encore surveiller l’adjudication de l’impôt, l’intendance des ports et des marchés, ou remplir quelque office de police municipale. L’occasion s’offrira peut-être aussi de conduire une négociation avec une ville voisine ou avec un prince ; enfin, avec la maturité de l’àge, vous aurez le droit d’aspirer à une mission auprès de l’empereur et à la magistrature suprême de votre pays. Mais, à quelque rang que vous soyez élevé, ne l’oubliez pas, ce n’est plus le lieu de vous dire comme Périclès revêtant sa chlamyde : Songes-y, Périclès, c’est à des hommes libres a que tu commandes, c’est à des Grecs, à des Athéniens. Dites-vous bien, au contraire : Tu commandes ; mais tu es commandé ; la ville que tu gouvernes est une ville sujette, une ville soumise aux lieutenants a de l’empereur. Il vous faut donc prendre une chlamyde plus simple ; il vous faut, du degré où vous siégez, avoir toujours l’œil sur le tribunal du proconsul et ne pas perdre de vue les sandales qui sont au-dessus de votre couronne[32]. Et ailleurs : Quelle autorité que celle qui, par un mot du gouverneur romain, peut être anéantie ou transférée à un autre[33] ! Tout cela est vrai, mais ne l’est que pour une partie de l’empire. Plutarque a même des paroles qui, dans la bouche de cet admirateur passionné de la vieille indépendance, deviennent singulièrement significatives. Après avoir dit qu’au nombre des biens les plus enviables pour un État sont la paix et la liberté, il ajoute : De la paix, il n’y a point à s’occuper, car toute guerre a cessé ; quant à la liberté, nous avons celle que le gouvernement nous laisse, et peut-être ne serait-il pas bon que nous en eussions davantage[34]. C’était dire, ou peu s’en faut, que les peuples possédaient alors toutes les libertés nécessaires.

Sous la république, chaque ville avait, comme Rome, une assemblée du peuple qui était souveraine pour faire la loi et créer les magistrats : quatorze années seulement avant Actium, la loi municipale de César montre, dans toute l’Italie, l’assemblée populaire en pleine possession de ses droits, populus jubet[35]. Naguère encore on croyait que, Tibère ayant remis, dans Rome, les élections au sénat, une révolution semblable s’était aussitôt produite dans les provinces. Il est vrai que l’assemblée populaire, sans être formellement supprimée, fut peu à peu dépossédée au profit de la curie, et que l’organisation municipale, de démocratique qu’elle était, devint aristocratique, par suite d’un mouvement de concentration qui s’accusa de jour en jour davantage dans l’administration impériale, après avoir été la politique du sénat républicain[36]. Mais cette révolution, à peu prés accomplie au troisième siècle, ne l’était point au premier, pas même au second, où l’on voit encore des assemblées publiques dans les cités. Si, à Rome, une ombre de comices et d’élections populaires se conserva jusque sous Trajan[37], à plus forte raison doit-on penser que la réalité remplaçait dans beaucoup de villes ces vaines apparences, surtout dans celles qui étaient légalement soustraites, pour leur administration intérieure, à l’action du magistrat romain, soit par les traités d’alliance conclus au moment de la conquête et que l’on respectait habituellement, soit par des concessions obtenues plus tard. L’Asie Pergaméenne, la Bithynie, la Macédoine[38], l’Afrique, appliquaient encore, sous les Antonins, les lois qui leur avaient été données au lendemain de la conquête. Le respect des conditions faites par la république aux peuples et aux cités demeura, dans le haut empire, la règle du gouvernement ; le contraire fut l’exception. Les inscriptions ne permettent pas d’en douter, et ce n’est pas un des moindres services qu’elles ont rendus que de nous aider à retrouver deux siècles au moins de vie municipale active, ardente, dans cet empire dont on faisait une inexplicable solitude remplie par le despotisme et la servilité.

Avant le troisième siècle de notre ère, l’antiquité gréco-latine ne connaissait véritablement pas le fonctionnaire, cet ordre nouveau, que forma, dans les monarchies modernes, la centralisation des pouvoirs, et qui est tout à la fois, pour elles une cause de force et de faiblesse. Les charges étaient annuelles ou temporaires, même dans l’État, à plus forte raison dans les cités. A Rome, on y parvenait, en apparence, par le choix du sénat, en réalité par la désignation du prince ; dans les provinces, par l’élection populaire. Les libéralités faites au peuple par ceux qui voulaient arriver aux magistratures, et qu’une foule d’inscriptions mentionnent, sont déjà une présomption que les candidats avaient besoin du peuple pour les obtenir. Mais nous avons des preuves directes. Ainsi on trouve les comices d’élection en exercice : à Bovillæ, aux portes de Rome, en l’année 157 [39] ; à Pérouse, sous Marc Aurèle[40] ; à Amisus, pendant l’administration de Pline[41] ; à Tralles, sous Hadrien[42] ; à Smyrne, vers 211 [43] ; dans la Maurétanie Césarienne, vers le temps de Caracalla[44] ; dans toute la province d’Afrique jusqu’en l’année 326 [45] ; et dans mille circonstances l’assentiment du peuple est mentionné avec le décret d’exécution rendu par les décurions[46]. Une des rues de Pola conduisant au forum de cette ancienne et florissante colonie porte encore le nom de rue des Comices.

Nous savons que Pompéi, au moment de la catastrophe qui l’anéantit, était occupée à des élections populaires. Un a retrouvé affichés sur les murs les professions de foi des candidats, les placards des amis, ceux des adversaires, même les recommandations du gouvernement, c’est-à-dire de la curie, en faveur d’un candidat officiel. Ces affiches se mettaient partout, jusque sur les sépultures qui, dans les cités romaines, bordaient les chemins menant à la ville ; et, dans certaines inscriptions, les morts défendent leur demeure dernière contre les candidats par les imprécations dont ils poursuivent à l’avance ceux qui apposeraient des réclames électorales sur leur tombeau .... repulsam ferat[47]. La loi de Malaga, rédigée sous Domitien, décrit minutieusement toutes les formalités nécessaires pour la tenue régulière des comices[48] et condamne à une amende de 10.000 sesterces celui qui en empêche ou en trouble la réunion. Au temps d’Alexandre Sévère, Paul commente encore la loi Julienne sur la brigue : Le citoyen, dit-il, qui sollicite une magistrature ou un sacerdoce de province et qui, à prix d’argent, ameute la foule pour obtenir des suffrages, est coupable de violence publique et condamné à la déportation[49].

Si Rome avait laissé à tant de villes leurs assemblées électorales et législatives, elle doit avoir laissé à leurs magistrats une part considérable de la juridiction. Mais dans quelles limites ? Nous n’avons sur cette question que le Digeste, qui montre le droit administratif du troisième siècle et non pas celui du premier[50]. Or, si, aux deux époques, la loi civile était à peu prés la même, la loi administrative ne l’était pas. Aussi les grands jurisconsultes de la république et du haut empire, antérieurs à Salvius Julianus, n’ont fourni tous ensemble aux Pandectes qu’un nombre de fragments égal au huitième des seules citations d’Ulpien et de Paul. Que veut dire cette inégalité ? Qu’admis à figurer dans la collection Justinienne pour confirmer de leur autorité le droit civil de l’âge postérieur, continuation de celui qu’ils avaient constitué, les vieux juristes avaient eu fort peu de chose ii donner pour le droit administratif, parce que celui de leur temps ne subsistait plus, si ce n’est profondément modifié[51]. Nous possédons bien encore la Table d’Héraclée et la lex Rubria, faites pour l’Italie, non pour les provinces, et les lois espagnoles, qui lèveraient toute difficulté, si elles étaient entières. Mais la lumière projetée par ces dernières lois sur beaucoup de points n’éclaire pas l’ensemble du régime municipal ; et, comme elles révèlent peu de chose sur la juridiction civile des magistrats, rien sur leurs droits en matière criminelle, on a été conduit à réduire l’autorité judiciaire des duumvirs aux proportions qu’elle eut dans le moyen empire, quand la compétence du magistrat au civil s’arrêtait, comme celle de nos juges de paix, à une certaine somme[52] et n’allait, au criminel, qu’à punir l’homme libre d’une amende, l’esclave de quelques coups de verges[53]. Cependant, lorsque les empereurs n’avaient pas encore couvert les provinces de leurs fonctionnaires, la vie sociale eût été comme suspendue dans ces immenses territoires, si, de la Tamise à l’Euphrate et des bouches du Rhin aux cataractes de Syène, il avait fallu attendre que les trente gouverneurs vinssent ouvrir leurs assises pour que tous les procès fussent vidés et tous les coupables punis[54]. La raison dit qu’il devait en être autrement, et l’histoire ajoute que ce qui se trouve le plus dans le présent, c’est toujours du passé ; or ce passé, Rome ne s’était point proposé d’en faire table rase. Les lois récemment découvertes et d’innombrables inscriptions le prouvent pour les institutions politiques ; certains faits indiquent qu’il a dû en être de même pour l’institution judiciaire.

La condition de certaines villes au milieu du premier siècle est très nettement indiquée par Strabon et le jurisconsulte Proculus : Marseille, dit le premier, n’est soumise, ni pour elle-même ni pour ses sujets, aux gouverneurs de la province[55]. Libre, dit le second, est le peuple qui n’est assujetti à la puissance d’aucun autre ; fédéré, celui qui a conclu avec un autre un traité à conditions égales, ou qui, dans le traité d’alliance, a promis de respecter la majesté d’un autre peuple. Cela ne signifie pas que le premier ne soit pas libre, mais veut dire que le second lui est supérieur : ainsi nos clients restent des hommes libres, bien que, pour l’autorité et la dignité, ils nous soient inférieurs. Cependant des habitants de villes fédérées peuvent être accusés par-devant nous ; et, s’ils sont condamnés, nous les punissons[56]. Il disait encore : Je ne doute pas que les peuples libres et fédérés ne soient en dehors de notre empire[57]. Cicéron, avant lui, Tacite, un peu plus tard, disaient la même chose[58], et le sénat de Tibère avait consacré cette doctrine par une décision solennelle[59]. Chaque ville fédérée ou libre conserve donc la propriété de son sol, sa juridiction entière et ses péages ; seulement ses habitants gardent le droit de recourir au tribunal du gouverneur de la province, comme les Italiens, d’après la lex Julia, peuvent accepter la décision du juge municipal, ou porter leur cause à Rome. Il n’est aucune possession de l’empire où l’on ne trouve de ces sortes de villes, et elles y étaient en grand nombre, puisque toutes les cités fameuses de la Grèce et de l’Asie avaient obtenu ce titre et qu’on en comptait jusqu’à trente clans la seule province d’Afrique[60]. Aussi est-il permis de dire que la vie municipale dans sa plénitude avait été sur beaucoup de points respectée par les premiers empereurs. Au second siècle, Trajan écrivait encore à Pline[61] : Je ne puis empêcher ce que veulent faire les gens d’Amisus, puisqu’ils usent d’un droit que le traité d’alliance leur a reconnu.

La vie municipale était également active et libre dans les cités de droit latin, car un écrivain des temps d’Auguste et de Tibère déclare ces sortes de villes soustraites à la juridiction du gouverneur de la province[62]. A plus forte raison l’était-elle dans les municipes de droit romain, qui gardèrent jusqu’au second siècle leur législation particulière et leurs tribunaux[63] ; même dans les colonies, où tout était romain et dont la condition, quoique plus dépendante, passait pour plus honorable[64].

Ces villes, en effet, devaient participer à la condition des cités italiennes. Dans notre ancien droit, la coutume de Paris a modifié beaucoup de coutumes provinciales. La loi municipale établie par César pour l’Italie a exercé une influence plus grande encore, car, lorsque les Romains organisèrent dans les provinces des colonies et des municipes, ils ont certainement fait de nombreux emprunts à cette loi qui, pour eux, résumait la sagesse antique et l’expérience des siècles en matière municipale[65]. La lex Julia devint même pour les jurisconsultes du troisième siècle la loi municipale par excellence. Si donc nous connaissions les pouvoirs que ces lois laissaient aux duumvirs italiens, nous serions bien prés de savoir ceux que possédaient les magistrats des colonies romaines et des municipes dans les provinces, deux sortes de villes dont la condition était si rapprochée, qu’au temps d’Hadrien on n’en voyait plus la différence. Or la lex Julia attribuait aux premiers, en matière civile, la décision du litige et les moyens d’exécution forcée[66]. Ces droits sans limite, ils les exerçaient sur toute l’étendue de leur territoire par eux-mêmes ou par leurs délégués, à moins que les parties ne préférassent se faire juger à Rome[67].

La lex Rubria reconnaissait également au juge municipal, dans la Cisalpine, le droit de vider les procès civils, quelle qu’en fût l’importance, de omni pecunia ; mais elle bornait dans certains cas, pour le prêt d’argent par exemple, sa compétence aux contestations qui portaient sur moins de 15.000 sesterces[68]. Quand ce chiffre était dépassé, les plaideurs devaient aller devant le préteur de Rome.

Cette disposition, qui limitait la juridiction municipale dans la Cisalpine, avait peut-être été introduite dans l’intérêt des citoyens[69] et de l’ordre public. Faisait-elle partie de la lex Julia ? Quelques auteurs le prétendent[70]. Elle est du moins devenue de droit commun, puisqu’on la retrouve au troisième siècle appliquée à l’empire entier : Les magistrats municipaux, dit Paul, ne peuvent juger que jusqu’à une somme déterminée[71]. Mais alors tous les provinciaux étaient devenus citoyens. Paul ne parle pas de la clause de omni pecunia ; et l’on comprend qu’à cette époque elle ait disparu. Quoi qu’il en soit de cette interprétation, différents textes du premier siècle autorisent à dite que les villes privilégiées des provinces étaient, quant à la juridiction civile, dans la condition faite aux cités d’Italie par ce que nous connaissons de la lex Julia. Sur les Bronzes d’Osuna les pouvoirs du duumvir sont résumés par les mots juridiques qui expriment la puissance du magistrat romain : potestas et imperium. Que le magistrat, porte la loi de Malaga[72], dise le droit et donne les juges. Au pouvoir qu’il lui reconnaît de préparer la sentence, un jurisconsulte ajoute celui de la faire exécuter[73] ; enfin nous savons qu’à Genetiva la justice urbaine pouvait punir d’une amende de 100.000 sesterces l’infraction à un règlement municipal[74].

Que restait-il légalement au gouverneur, en matière civile, à l’égard des cités privilégiées ? Les causes que les parties lui déféraient, les procès relatifs aux dettes et aux créances municipales dépassant un certain chiffre[75], enfin les contestations qui s’élevaient entre deux cités. Ainsi Trajan envoya en Grèce un légat extraordinaire pour fixer les limites du territoire sacré de Delphes[76] ; une autre fois il écrivit au proconsul d’Achaïe d’examiner le différend entre Lamia et Hypate et de prononcer lui-même. Pour des cas semblables, l’intervention de la puissance souveraine est encore aujourd’hui nécessaire.

Voilà donc diverses catégories de cités qui étaient à peu près autonomes dans leur administration intérieure[77], et l’histoire, qui nous montre la sollicitude des empereurs pour les provinces, nous garantit qu’au temps du haut empire ces franchises furent généralement respectées.

Au criminel, les testes du troisième siècle renferment aussi en des limites singulièrement étroites la juridiction municipale. Le duumvir ou l’édile n’avait le droit de prononcer contre l’homme libre qu’une amende, contre l’esclave qu’un châtiment modéré[78]. Ces derniers mots portent leur date avec eux ; ils ne peuvent avoir été écrits qu’après les Antonins : c’est Ulpien, en effet, qui les donne. Tout autre était le droit dans le haut empire, et l’on mesurera la différence des libertés municipales au commencement et à la fin de la période que nous étudions, si l’on place en regard l’esclave dont parle Cicéron, mis en crois après avoir eu la langue coupée par ordre des magistrats d’une ville d’Apulie[79], et celui du troisième siècle à qui ces mêmes magistrats ne peuvent infliger qu’une modica castigatio. Les gens de Minturnes croient mettre la main sur un voleur : ils le jugent, le condamnent à mort et à la torture avant le supplice[80]. Voilà l’ancienne juridiction ; la nouvelle prononce une amende.

En Italie, le droit des justices urbaines était suspendu pour les crimes que punissaient les quæstiones perpetuæ. Ainsi, en vertu de la loi Cornélienne de sicariis, Cluentius, de Larinum, en Apulie, ne put être juge dans cette ville, où le crime avait été commis ; l’affaire vint à Rome devant la commission permanente[81].

Dans les provinces, le gouverneur avait la juridiction criminelle[82] ; mais il ne l’exerçait ni partout ni toujours avec la même étendue. En premier lieu, la police de la cité était nécessairement faite par les magistrats urbains, car, toutes les forces militaires de l’empire restant aux frontières, la sécurité dans l’intérieur dépendait encore, comme sous la république, de la vigilance des autorités locales[83]. Chaque ville avait sa prison, gardée par des esclaves publics[84] ; et, en cas d’émeute, de délit ou de crime, les duumvirs y enfermaient les coupables ; dans celle de Pompéi, on a trouvé les restes de quatre malheureux qui y étaient enchaînés au moment de la catastrophe. A Philippes, ville grecque et colonie romaine, un désordre s’étant produit à la suite des prédications de Paul et de Silas, le magistrat les fait saisir, battre de verges et jeter en prison[85]. Les choses se passent à peu près de même à Lyon pour le procès des chrétiens. Mais jusqu’où les duumvirs pouvaient-ils conduire l’affaire ? A Lyon, résidence du gouverneur, ils font l’enquête préliminaire, mettent les inculpés en détention préventive et attendent le chef de la province, car il s’agit d’un crime de lèse-majesté. A Jérusalem, les choses sont menées plus loin, parce que l’affaire ne regardait point d’abord les Romains. Les princes des prêtres et les anciens du peuple font arrêter Jésus, l’interrogent et le condamnent à mort, puis le conduisent à Pilate pour qu’il ordonne l’exécution. Le gouverneur, qui ne trouve en Jésus aucun crime de droit commun, leur répond : Prenez cet homme et jugez-le selon votre loi. Il leur reconnaît donc le droit d’infliger une peine correctionnelle ; mais c’est la mort de Jésus qu’ils poursuivent : Nous n’avons pas le droit, disent-ils, de faire mourir un coupable[86]. Alors Pilate, pour s’assurer si la sentence du sanhédrin est juste, interroge Jésus et lui demande : Êtes-vous le roi des Juifs ?Je le suis, répond la sainte victime en ajoutant que son royaume n’est pas de ce monde. Le Romain ne comprend pas cette distinction, et le mot seul de roi des Juifs constituant à ses yeux un crime qui relève de la loi de majesté, il ratifie la condamnation.

Les Actes des Apôtres confirment cette procédure. A deux reprises, les prêtres ordonnèrent d’emprisonner Pierre et Jean, puis s’assemblèrent pour prononcer sur eux. La première fois, la crainte du peuple les arrêta ; la seconde, ils allaient les condamner à mort, quand Gamaliel les décida à laisser tomber l’affaire. Toutefois ils ne relâchèrent les prisonniers qu’après les avoir fait battre de verges. Quelques mois plus tard, Étienne fut lapidé, sans que les Actes mentionnent l’intervention du procurateur. Paul rappelle lui-même aux Juifs la part qu’il prit au jugement et à l’exécution : Avant sa conversion, il faisait fouetter dans les synagogues ceux qui croyaient en Jésus ; il les menait en prison et donnait contre eux son suffrage quand il s’agissait de les faire périr. Il ajoute : Je tenais ce pouvoir des princes des prêtres. Ceux-ci le chargèrent même d’aller à Damas saisir des Juifs convertis[87]. Ce mandat d’amener, délivré par les chefs de la nation à Jérusalem et exécutoire bien loin de la Judée, preuve, s’il est authentique, que les empereurs reconnaissaient au sanhédrin, sur ses nationaux, des droits de justice et de répression singulièrement étendus.

Après l’émeute qui éclata dans Jérusalem lorsqu’on répandit le bruit que Paul avait introduit des Gentils dans le temple, on voit reparaître le droit du grand conseil national à instruire un procès criminel. Les prêtres veulent arrêter l’apôtre et le juger ; la garnison romaine intervient dans l’intérêt de l’ordre publie, et Paul, arraché des mains de la foule, est conduit à Césarée. Le grand prêtre Ananias et quelques anciens l’y suivent : Cet homme, disent-ils au procurateur, est une peste, un fauteur de désordres, et il a profané notre temple. Nous nous sommes saisis de lui pour le juger selon notre loi[88]. Or la loi juive punissait de mort les profanateurs du saint lieu ; et, pour que nul n’en ignorât, la défense faite aux étrangers sous peine de la vie de pénétrer dans l’enceinte sacrée était gravée en grec et en hébreu sur le péribole qui séparait le parvis des Juifs de celui des Gentils.

Paul avait le droit de cité romaine, ce qui rendait l’affaire délicate ; elle traîna deux ans, les Juifs demandant toujours que le prisonnier fût renvoyé à Jérusalem, comme justiciable du tribunal de sa nation et non pas du tribunal romain. Le procurateur, que ce procès embarrassait, finit par y consentir[89] ; Paul trouva plus sûr alors d’en appeler à l’empereur. S’il n’avait pas eu ce droit, tout se serait passé comme pour Jésus.

Ainsi, suivant les Évangiles et les Actes, les chefs du peuple à Jérusalem, lorsqu’il ne s’agit pas d’un citoyen romain, ordonnent des arrestations, jettent en prison, font battre de verges et condamnent à mort, mais livrent le condamné à l’officier romain, qui vérifie les motifs de la sentence, et, s’il la trouve juste, fait procéder à l’exécution : c’est le jugement définitif, car il a une sanction que l’autre n’avait pas, le supplice. Le premier n’en était pas moins un jugement véritable, puisque, sans la sentence des juges nationaux, Pilate n’eût point fait exécuter Jésus.

L’aréopage d’Athènes a plus de liberté que le sanhédrin juif : un homme est accusé de faux, il le condamne ; un proconsul de passage par la ville, un des plus fiers patriciens de Rome, demande la grâce du coupable, on la lui refuse[90]. A Marseille, le juge prononce aussi l’exil, qui est une sentence capitale[91]. En Sicile, le préteur veut décider lui-même dans un procès de faux en écriture publique intenté à un citoyen de Thermes : l’accusé le récuse. Le sénat et le peuple romain, dit-il, ont rendu aux Thermitains leur ville, leurs terres, leurs lois ; et il réclame d’être jugé par les magistrats, d’après la loi de son pays[92]. Chéronée ne semble même pas devoir être comptée parmi les villes privilégiées, cependant son sénat prononce une sentence de mort contre un de ses plus nobles citoyens[93] ; et, quand on voit un duumvir italien, pour augmenter l’attrait d’une fête qu’il donne au peuple, faire jeter quatre hommes aux bêtes[94], il y a apparence que celui qui ordonnait le supplice avait aussi prononcé la sentence. Appien nous a montré les magistrats de Minturnes condamnant à la torture, à la mort. A Alexandrie, une émeute éclate contre le préfet d’Égypte, le plus puissant et le plus redouté des gouverneurs. Ce n’est pas lui qui intervient : les officiers municipaux font saisir les coupables, les interrogent au milieu des instruments de torture, découvrent l’instigateur du désordre et le défèrent à l’assemblée publique. Les uns demandent contre lui un décret d’infamie ; d’autres, l’exil ; le plus grand nombre, la mort : il y échappa par une fuite précipitée[95].

Un dernier fait. Dans la Tripolitaine, une querelle s’élève entre Leptis et Oea (70). Des deux côtés on s’arme et l’on se bat furieusement comme deux États indépendants. Les gens d’Oea, vaincus en bataille rangée[96], appellent au secours non pas les Romains, qui sont loin, mais les Garamantes, qui rôdent autour des frontières. Ces nomades se jettent sur le territoire des vainqueurs, le désolent, et les cohortes n’arrivent de la province d’Afrique que pour chasser ces ennemis de l’empire. Peut-on croire que les magistrats de ces belliqueuses cités renvoyaient à travers le désert, jusqu’à Carthage, par-devant le proconsul, l’esclave, l’humilior ou le captif, qu’ils voulaient faire exécuter ? Après ces faits et ces témoignages, on ne s’étonnera pas de lire dans Apulée qu’un esclave fut mis en croix, un jardinier exécuté, une matrone bannie à perpétuité, par jugements d’officiers municipaux, et que lui-même, dans le procès ridicule, se crut sur le point d’être mis à la torture et envoyé au supplice[97]. Si le livre d’Apulée n’est qu’un roman, on ne saurait cependant penser que cet avocat, fils d’un duumvir, ait supposé des lois imaginaires.

Que ces lois aient existé seulement chez les peuples privilégiés, à un titre ou à un autre, on n’en saurait douter. Mais, en voyant que certaines villes de France au seizième siècle et certains comtés d’Angleterre au dix-septième possédaient encore le droit du glaive[98], on s’étonne moins de rencontrer ce même droit dans l’agglomération de cités à conditions diverses qui composaient l’empire romain.

Les historiens de ce temps-là ne s’inquiétaient ni des supplices ni de ceux qui les subissaient, quand il ne s’agissait que de petites gens. Il nous reste cependant de Tacite un chiffre effrayant : lorsque Claude voulut donner une fête sur le lac Fucin, il fit venir des provinces dix-neuf mille condamnés à mort. C’étaient des hommes jeunes et valides, puisqu’ils devaient lutter comme soldats ou rameurs dans une bataille navale ; il est donc à croire qu’ils avaient laissé derrière eux, dans les prisons, beaucoup de leurs pareils qu’on n’avait pas jugés propres au voyage ou à la fête. Les gouverneurs avaient-ils fait seuls l’instruction de ces innombrables procès ? Ne leur fallait-il pas s’aider des magistrats municipaux pour suffire à la tâche de faire régner sans un soldat, l’ordre, la sécurité et la loi, au milieu de cent millions d’hommes ? Beaucoup de peuples à qui Rome n’avait demandé que l’abandon de leur souveraineté extérieure, toutes ces villes que l’on regardait comme placées en dehors de l’empire, ont dû conserver longtemps l’activité de leurs tribunaux. Au temps de Marc-Aurèle, un jurisconsulte disait : Pour certains crimes, le châtiment diffère avec les provinces[99]. Ces différences provenaient de coutumes locales que le conquérant avait respectées. Quelle merveille qu’il eut aussi respecté quelques-uns des anciens pouvoirs qui en dérivaient ! La principale fonction des duumvirs, marquée par leur titre même, de jure dicundo, était de rendre la justice et de faire exécuter leur sentence. En voyant qu’une ville obscure, telle que Genetiva, avait le droit d’armer ses habitants et d’investir le duumvir qui les commandait des pouvoirs possédés par le tribun militaire dans l’armée romaine, c’est-à-dire, en certaines circonstances, du droit de vie et de mort sur ses soldats et sur ses captifs[100], on ne peut s’empêcher de croire que ces magistrats avaient gardé la haute justice, sauf pour les crimes dont la connaissance, réservée en Italie au préteur de Rome, devait l’être dans les provinces aux gouverneurs[101].

Les magistrats des villes privilégiées agissaient-ils en vertu d’un pouvoir propre ? Dans les cités libres, assurément, puisque. Athènes, Alexandrie, Haliarte, Thermes, condamnent et font exécuter la sentence pour des crimes prévus par les lois cornéliennes. De même dans les colonies, puisque par un de ces changements si fréquents à Rome les pouvoirs judiciaires de l’assemblée publique avaient été transférés par Auguste au sénat municipal[102]. On a vu qu’à Genetiva les duumvirs avaient l’imperium et la potestas[103], sans doute avec l’obligation, comme à Jérusalem, d’en référer pour l’exécution au gouverneur, et sous la, condition de l’appel[104]. Enfin le magistrat romain déléguait souvent son droit de juger[105] ; un article des Bronzes d’Osuna (Chap. XCIV) édicte que cette délégation ne pourra être faite qu’à ceux qui ont dans la colonie le droit de rendre la justice, c’est-à-dire au duumvir ou à l’édile.

Il faut donc, au sujet de la juridiction, concevoir la province romaine comme partagée en deux domaines différents dont les frontières, souvent confondues par les proconsuls républicains, furent habituellement respectées par les lieutenants impériaux : d’une part, le sol provincial, véritable propriété du peuple romain, où s’exerçait la toute-puissance du gouverneur[106] ; de l’autre, les terres des villes privilégiées où son autorité absolue était limitée par les traités et par les franchises reconnues à ces peuples. Sur le premier de ces domaines, le gouverneur décidait toutes les affaires d’importance[107] ; sur le second, au criminel, nous pensons qu’il n’avait, dans les colonies, les municipes et les cités latines, que les cas réservés par lés lois cornéliennes, l’examen des sentences capitales rendues par les duumvirs, l’appel de toutes les autres et les recours à sa justice faits par les villes ou les particuliers.

Les écrits des jurisconsultes du haut empire qui auraient pu nous en faire connaître l’ordre administratif étant perdus, il subsiste en cette matière beaucoup de difficultés, et il faut se résigner à n’entrevoir que certaines choses. Cependant qu’on lise deux traités politiques[108] d’un contemporain de Marc-Aurèle, et l’on y trouvera, au milieu de regrets mélancoliques pour l’indépendance perdue, la preuve d’une vie municipale fort active. Plutarque y parle à chaque instant de l’assemblée publique ; de la tribune, d’où les orateurs font leurs propositions au peuple, cheval fringant qu’on peut rendre facile et doux avec de l’éloquence ; des magistratures, décernées dans les comices ; de la brigue qui s’y exerce comme dans la vieille Rome ; des tribunaux, où se jugent des procès publics ; des grandes causes, qui permettent de se signaler à l’attention de la ville entière. Jupiter est toujours le protecteur du Forum[109], le dieu qu’on invoque pour qu’il donne la sagesse aux assemblées. Les discours de Dion Chrysostome montrent sous le même aspect l’intérieur des cités.

Le municipe avait sa religion particulière, comme sa justice, son administration et ses finances. Ses prêtres, pontifes, flamines, augures, étaient aussi librement élus que ses magistrats[110], mais n’étaient point annuels, comme eux ; et, si les divinités locales avaient consenti à partager leurs autels avec les dieux de Rome, elles gardaient le cœur des habitants, qui s’attachaient obstinément au culte national, aux fêtes antiques, à tout ce qui, de la terre ou du ciel, leur rappelait le souvenir des aïeux et de la vieille indépendance. La cité formait donc alors un être complet, ayant tous les organes nécessaires à ses fonctions multiples et où le principe de vie était la liberté.

Ces villes n’étaient pas, comme les nôtres, tenues soigneusement isolées. L’assemblée provinciale réunissait tous les ans leurs députés[111] ; quelques-unes avaient de plus des relations étroites avec leurs voisines. Elles contractaient entre elles des liens d’hospitalité publique qui constituaient des droits réciproques ; ou elles s’associaient soit pour une œuvre commune[112], soit pour des jeux et des fêtes. Onze cités lusitaniennes construisirent le pont d’Alcantara, qui subsiste encore[113], et nombre d’inscriptions montrent des villes se cotisant pour faire des routes d’intérêt commun. Les trois colonies de Cirta[114] formaient avec leur métropole un État véritable où l’édile municipal était investi des pouvoirs attribués au questeur romain dans les provinces proconsulaires[115]. Les vingt-trois villes du corps lyciaque étaient une sorte de république fédérative, et l’on connaît, outre la confédération des trois grandes villes de la région des Sertes, une tripolitaine dans l’île de Lesbos[116], une tétrapole en Phrygie, une pentapole en Thrace[117], etc.

Maintenant nous en savons assez, et cela seul importe à l’histoire politique, pour avoir le droit de regarder le haut empire non comme un État au sens moderne du mot, avec ses fonctionnaires partout présents, agissant partout et toujours de la même manière, mais comme une agrégation de communautés républicaines, qui, soumises à un pouvoir central, quant à la souveraineté politique et à l’impôt, ne l’étaient pas encore à une administration tracassière ; et qui, dans le cours habituel des choses, géraient comme elles l’entendaient leurs affaires intérieures : les municipes et les colonies avec une liberté plus grande, les villes stipendiaires avec une liberté moindre, les cités libres et fédérées avec une véritable indépendance. Sans doute, dans cette société où le droit public était fort mal défini, les princes avaient conservé sur tout l’empire cette haute tutelle que le sénat s’était autrefois réservée sur l’Italie et qui, à certains moments, devait singulièrement gêner la liberté des villes[118]. Sans doute aussi, deus choses se trouvaient parfois en contradiction, comme elles peuvent l’être dans tous les temps, le droit et le fait. De loin en loin un mauvais gouverneur empiétait sur les franchises des citoyens, et un bon prince paraissait les oublier, en chargeant un commissaire extraordinaire de corriger les abus d’une province[119]. On a surtout recueilli le souvenir de ces violations ou de cet oubli momentané du droit ; c’est le droit lui-même que nous avons cherché à établir, et cette étude montre que le peuple romain avait su résoudre, du moins dans la première organisation de son empire, le difficile problème de concilier un gouvernement monarchique et des franchises locales, un pouvoir central très fort et beaucoup de cités habituellement très libres.

Nous tirerons plus tard les conséquences de ce fait pour l’histoire générale de l’empire : mais entrons dans une de ces cités, à Salpensa, à Malaga, ou à Genetiva Julia, puisqu’une heureuse fortune nous a fait retrouver une partie de ce qu’on pourrait appeler la charte de ces trois villes. Sauf des différences de détail tenant aux usages locaux, ces lois reproduiraient, si nous les possédions en entier, les principes généraux de la législation municipale à la fin du premier siècle de l’empire.

 

II. — INTÉRIEUR D’UNE CITÉ ROMAINE : L’ASSEMBLÉE PUBLIQUE, LA CURIE, LES MAGISTRATS.

Les organes de la vie municipale que l’antiquité gréco-latine avait partout établis : l’assemblée générale du peuple ou le souverain, la curie ou le corps délibérant, les magistratures ou le pouvoir exécutif, existaient dans nos trois cités. L’on y trouvait aussi les deux principes fondamentaux de l’organisation politique dans l’ancienne Rome : la dualité des pouvoirs et le droit d’intercession, c’est-à-dire l’appel à un magistrat égal ou supérieur.

L’assemblée était divisée en tribus et en curies[120], dont une, tirée au sort, renfermait les incolæ qui avaient le droit de cité romaine ou le jus Latii[121]. Elle faisait les élections, votait sur les propositions présentées par les magistrats et ratifiait les décrets préparés par les décurions. S’agissait-il de renouveler l’administration de la cité : le plus âgé des duumvirs présidait. Il recevait la déclaration des candidats et adressait à chacun d’eux les questions suivantes qui semblent tirées de la loi Julienne[122] : Êtes-vous de condition libre, ingenuus[123] ?Avez-vous encouru une peine judiciaire ou exercé un métier qui range parmi les incapables ?Comptez-vous cinq ans de domicile dans la cité et vingt-cinq années d’âge[124] ?Quelles magistratures avez-vous remplies ?Combien d’années se sont écoulées depuis que vous êtes sorti de charge ?

Le président s’assurait encore que le candidat avait le cens requis pour entrer au sénat et une fortune suffisante pour couvrir les responsabilités auxquelles il serait soumis dans l’exercice de ses fonctions. A Malaga, les duumvirs et les questeurs devaient fournir des garants (prædes) et souscrire l’engagement d’une propriété foncière. Les Bronzes d’Osuna exigent que cette propriété soit dans la ville ou aux environs, à une distance qui ne dépasse point un mille, afin qu’on puisse aisément y saisir les gages et en empêcher l’aliénation[125]. Si les candidats sont moins nombreux que les places à pourvoir, le président en propose d’office, mais les citoyens exposés à subir ce coûteux honneur[126] ont le droit d’en désigner d’autres remplissant les conditions requises ; après quoi tous ces noms sont affichés en un lieu où le peuple peut les lire[127]. La loi Julienne exigeait de plus trois années de service dans la cavalerie légionnaire ou six dans l’infanterie. Cette prescription avait dû disparaître depuis l’établissement de l’armée permanente, mais toutes les autres sont conservées et aucune disposition nouvelle n’a été introduite pour restreindre les choix. Le recrutement du sénat municipal par les magistrats élus[128] subsistait cent trente ans après la loi Julienne, même plus tard, sous Trajan[129] et Marc-Aurèle[130]. On est donc, au commencement du deuxième siècle, loin encore de l’organisation qui fermera aux plébéiens l’entrée de la curie[131], et qui fera un corps administratif héréditaire d’une assemblée délibérante, dont les membres étaient arrivés au décurionat par l’élection à une magistrature.

La candidature une fois annoncée, le candidat doit veiller soigneusement sur lui-même. Il lui est interdit, sous peine d’une amende de 5000 sesterces, de donner ou faire donner des festins publics durant l’année qui précède l’élection[132], même de réunir chez lui plus de neuf personnes à la fois, encore doit-il ne les avoir invitées que de la veille[133]. Le municipe ne veut pas qu’on puisse soupçonner le peuple de vendre ses suffrages ni les candidats de les acheter. Rome, en ses jours d’austérité, n’était pas plus scrupuleuse de conserver sans tache la pureté de ses comices, ou d’y faire croire, par ses lois contre la brigue.

Cependant le jour de l’élection arrive, et le président appelle les citoyens aux suffrages. Chaque curie se rend dans une enceinte particulière où les votants déposent leur bulletin, tabella, dans une corbeille tenue par trois citoyens d’une curie différente qui ont prêté serment de recevoir et compter fidèlement les suffrages. On vote d’abord pour la nomination des duumvirs, puis des édiles, enfin des questeurs ; et le président proclame les noms sur lesquels s’est réunie la majorité des suffrages exprimés. Cinq jours après, les élus prêtent devant l’assemblée le serment d’obéir aux lois et de veiller à tous les intérêts de la cité : Je jure par Jupiter et les divins Auguste, Claude, Vespasien et Titus, par le Génie de Domitien Auguste et par les dieux Pénates, de faire exactement tout ce que commandent cette loi et l’intérêt du municipe, de ne faire sciemment, par dol et ruse, rien qui y soit contraire ; d’empêcher autant qu’il se pourra que d’autres le fassent, et de ne donner ni conseil ni sentence que conformément à cette loi et à l’intérêt du municipe. Celui qui ne prêtait pas ce serment était condamné à une amende de 10.000 sesterces au profit des citoyens[134].

Si des troubles empêchaient la tenue régulière des comices, une loi Petronia, du reste inconnue, autorisait les décurions à nommer des préfets à la place des duumvirs[135].

Ces honneurs n’étaient point gratuits[136] ; le nouvel élu devait verser au trésor la somme honoraire, souvent doublée par ceux qui voulaient bien faire les choses[137]. Cette somme, que payaient aussi les flamines, les pontifes, les augures, ne laissait pas d’être importante ; on a des exemples qu’elle allait parfois à 50, à 40, même a 55.000 sesterces, sans parler des jeux et des travaux d’utilité ou d’embellissement pour la ville dont les nouveaux dignitaires faisaient encore la dépense. Une femme de Calama, en Numidie, élue prêtresse à vie, donna 400.000 sesterces pour la construction d’un théâtre[138], et Dion Chrysostome rappelle à ses concitoyens que sou aïeul, son père et lui-même avaient, tour à tour, compromis leur fortune dans les charges qu’ils avaient remplies. Biais aussi quelle pompe, quel respect les entouraient ! Et comme ces duumvirs, ces édiles marchaient fièrement dans leur ville, revêtue de la prétexte, tout aussi bien que s’ils eussent géré à Rome une antique magistrature ! Précédés de deux licteurs qui portaient devant eux les faisceaux[139] suivis d’une foule d’officiers publics, appariteurs, scribes, tabellaires, hérauts, etc., ils venaient s’asseoir sur leur tribunal dans une chaise curule, pour décider au nom de la loi et juger selon la justice. De loin, on les eût pris pour deux consuls de Rome, et l’orgueil des cités se plaisait à voir dans ces charges municipales l’image réduite de la suprême magistrature de l’empire.

Pouvoir électoral, l’assemblée publique était encore la représentation vivante de la souveraineté municipale, et, à ce titre, elle était consultée au sujet de toutes les mesures qui sortaient de l’ordre habituel. Une foule d’inscriptions grecques et latines mentionnent le consentement du peuple, δήμος, même de la plèbe[140], à des propositions faites par la curie : choix d’un patron pour la ville, honneurs à rendre à un citoyen, statue à dresser à quelque bienfaiteur de la cité, etc.[141] Dans certaines villes, à Athènes, à Alexandrie, par exemple, l’assemblée publique conserve même le pouvoir judiciaire[142]. A Rome, les mots Senatus popubisque Romanus n’étaient plus qu’une formule de politesse à l’égard de puissances défuntes ; dans les municipes, la légende Ordo et populus était encore une vérité.

Mais qu’était-ce qu’un sénat municipal, que la curie, ou, comme on l’appelait déjà, le splendidissimus ordo[143] ?

Dans les colonies fondées par le peuple romain ou en son nom, les personnages que la loi, plus tard le prince, chargeaient de partager les terres aux colons, nommaient eux-mêmes les décurions, les augures, les pontifes, de la nouvelle cité[144]. Ce sénat se complétait ensuite par les magistrats sortis de charge[145] et par ceux dont les quinquennaux inscrivaient le nom sur l’album arrêté tous les cinq ans. Pour les derniers, une condition était à remplir : ils devaient avoir le cens sénatorial, qui, à Côme, était de 100.000 sesterces[146]. En outre, l’usage exigeait d’eux une libéralité faite à leurs collègues, sportula. Nous ignorons comment, à l’origine, la curie avait été formée dans les municipes et les autres villes : mais elle se renouvelait partout d’après les règles que nous venons d’indiquer. C’était donc le peuple qui, alors, nommait indirectement les membres du conseil de la cité, puisqu’il nommait les magistrats qui en assuraient le renouvellement. Le contraire arriva, quand, au troisième siècle, il fallut être décurion pour parvenir aux charges[147] ; mais alors le peuple n’était plus rien, et l’empire allait mourir.

Le conseil, composé habituellement de cent membres[148], de plus dans les grandes villes, surtout en Orient, de moins dans les petites[149], s’appelait la curie, d’où le nom des conseillers, les décurions, qui prenaient aussi, comme les sénateurs de Rome, le titre de pères conscrits[150] et le gardaient, comme eux encore, leur vie durant, à moins que le quinquennalis ou censeur ne les exclût du conseil en omettant leur nom sur l’album.

Le sénat de Rome s’ouvrait aux enfants des sénateurs et des chevaliers de premier rang ; les fils des décurions et quelques jeunes gens riches, prætextati, eurent de même entrée à la curie municipale[151]. On voulait leur donner la facilité et le loisir d’écouter les discussions avant d’y prendre part et d’étudier les affaires avant d’en décider : ils n’avaient voix délibérative qu’à vingt-cinq ans. Mais, pour ces jeunes riches de qui l’on attendait des libéralités, les honneurs devançaient souvent les années. A Ascoli, un prætextatus de dix-neuf ans était augure et patron de la colonie : flatterie utile qui levait un impôt sur la vanité, et d’ailleurs peu compromettante, car, pour ses discussions avec les hommes, la ville avait d’autres patrons[152] ; et, pour ses affaires avec les dieux, elle ne s’inquiétait pas de les voir aux mains d’un enfant. .

Les décurions portaient des insignes qui les signalaient à la considération publique[153] ; et, au théâtre, dans les fêtes, dans les jeux, ils siégeaient à part de la foule[154]. Aussi quelques-uns de ceux qui ne remplissaient pas les conditions requises pour le décurionat, les riches affranchis par exemple, cherchaient à obtenir, par des services rendus à la cité, ces ornements, sorte de décoration civique. L’émulation des citoyens était donc excitée, et la vie municipale en avait plus d’ardeur.

On comprend que cette constitution, calquée sur celle des conquérants du monde, donnât de la fierté à ceux qui en recueillaient les bénéfices, surtout lorsque l’on songe qu’aux honneurs qui flattaient la vanité s’ajoutait le pouvoir qui satisfaisait l’ambition présente et ouvrait les plus brillantes perspectives à l’ambition future, puisque les charges de cité pouvaient conduire aux charges d’État[155].

Comme nos conseils municipaux, la curie délibérait sur toutes les questions intéressant la cité ou son territoire. Elle faisait des décrets, comme nos maires prennent des arrêtés ; mais ces décrets s’appliquaient à des matières plus nombreuses, et Hadrien avait encore prescrit d’y obéir[156]. Elle fixait le budget, après avoir chargé une commission d’examiner les comptes[157], faisait vendre, au besoin, les cautions et gages déposés à la caisse municipale, disposait des communaux[158] et nommait les prêtres[159]. Sa liberté d’action était grande, car ses résolutions n’avaient pas besoin d’être validées par le gouverneur de la province, qui, cependant, pouvait annuler les décisions contraires aux prérogatives de l’autorité supérieure[160]. La curie était donc, dans la cité, le pouvoir délibératif. Elle avait de plus certaines prérogatives que nous laissons au pouvoir exécutif ou à l’autorité judiciaire. Ainsi, comme chefs de la grande famille municipale, les décurions pouvaient, en des cas déterminés, désigner le tuteur que le magistrat donnait aux pupilles[161] et faire procéder aux formalités de l’affranchissement quand le maître de l’esclave n’avait pas vingt ans[162]. Plus tard ils recevront les actes pour leur assurer le caractère authentique. Ils déclaraient l’expropriation pour cause d’utilité publique, réglaient les corvées à fournir pour les travaux de la cité, pour la réparation des chemins[163], et décrétaient des honneurs aux citoyens qui avaient bien mérité de la patrie, ou l’érection de monuments qui embellissaient la ville : nombre d’inscriptions portent ces mots : Élevé par un décret des décurions. Après chaque élection, ils examinaient les cas d’indignité ou d’excuse des élus, droit qui passera plus tard au pouvoir central, mais qui permettait aux décurions des deux premiers siècles de casser les décisions du peuple. Il y avait recours par-devant eux contre les amendes prononcées par les édiles et les duumvirs[164], ce qui mettait la curie au-dessus des magistrats ; et, pour obliger ceux-ci à la convoquer extraordinairement, il suffisait qu’un seul de ses membres demandât cette réunion[165]. Enfin, à Osuna, où la curie semble être l’ancien sénat de Rome transporté dans une petite cité, les décurions pouvaient appeler aux armes les citoyens et les résidents, pour la défense du territoire ; les mettre en campagne, armatos educere, sous un duumvir ou un préfet ; munir ce chef de leurs instructions et l’investir, pour la discipline, des droits que possédait le tribun militaire dans la légion romaine. Nous n’avons pas d’autre exemple d’une pareille disposition dans nos fragments de lois municipales, d’ailleurs si rares : mais il n’y a aucune raison de penser qu’elle fut spéciale à cette petite ville espagnole. Ce droit de haute police, si nécessaire à la sécurité des habitants, a dît être reconnu, dans les premiers temps, aux sénats municipaux de toutes les villes importantes, sauf à ceux-ci de répondre devant l’autorité supérieure, de l’opportunité et des suites d’une prise d’armes, comme il arriva à Vienne et à Pompéi. Les légions rangées le long de la frontière eussent, sans cette précaution, laissé l’intérieur de l’empire livré aux bandits et le littoral aux pirates, tandis que les coupeurs de route, Germains et Sarmates, Arabes et Maures, passant dans l’intervalle des camps, auraient, derrière elles, désolé les provinces[166].

Quand, au troisième siècle, l’assemblée du peuple aura été supprimée, les décurions hériteront de son pouvoir électoral ; ils nommeront aux magistratures et se compléteront par cooptation ; leur rôle paraîtra s’accroître ; le prince leur confiera même la levée de l’impôt. Mais ils seront responsables du tribut et des obligations onéreuses de la cité, munera et curationes[167], sans lien avec le peuple d’où leurs pères étaient sortis, par conséquent sans force ; et, de libres magistrats qu’ils étaient, ils deviendront les serfs de la chose publique.

La présidence de la curie appartenait de droit au magistrat le plus élevé en dignité, et ce président avait les prérogatives que lui assignait la lex Julia[168]. Il faisait connaître l’objet de la réunion, puis chacun, en suivant l’ordre des rangs, donnait son avis de vive voix ou par écrit, les décisions étaient prises à la majorité des suffrages ; cependant on exigeait en beaucoup d’endroits ou en certains cas, pour valider les opérations, la présence des deux tiers au moins des décurions[169], prescription qui apparaît au Digeste comme une règle générale.

Les premiers magistrats de la ville formaient, dans les colonies, deus collèges, ceux des duumvirs et des édiles ; dans les municipes, un seul, celui des quatuorvirs[170]. Les questeurs venaient ensuite. Tous étaient élus pour un an et rééligibles, après un intervalle qui, à Malaga, devait être de cinq années. Les duumvirs convoquaient l’assemblée du peuple et la curie, qu’ils présidaient. Agents d’exécution du sénat municipal, ils administraient sous son contrôle la cité et son territoire, qui avait presque toujours une étendue considérable, car les communes rurales, vici, castella, étaient, pour le cens, l’impôt et la juridiction, dans la dépendance du chef-lieu. De Nîmes relevaient ainsi vingt-quatre oppida ou gros bourgs[171], de Cènes cinq castella ; l’Helvétie entière, qui, avant la guerre contre César, comptait quatre cents vici et douze oppida, forma, sous Auguste, une seule cité, et les trois provinces gauloises n’en eurent que soixante ; si bien que la division de la France en diocèses a longtemps répondu à la division de la Gaule romaine en cités : l’évêché de Tours et la Touraine, par exemple, ont eu les mêmes limites que la civitas Turonensis[172].

Les duumvirs pouvaient contracter au nom de la ville et, au besoin, ester pour elle en justice par l’intermédiaire d’un syndicus ou actor que la curie habituellement nommait[173]. Certains actes, l’émancipation, l’adoption, la manumission[174], devaient s’accomplir devant eux, et ils affermaient par adjudication ou à forfait les travaux publics[175]. Comme les consuls de Rome, ils donnaient des tuteurs aux pupilles et leur nom à l’année ; ils présidaient les comices d’élection et dirigeaient les délibérations du sénat ; leur toge, comme celle des magistrats et des prêtres de Rome, était bordée d’une large bande de pourpre[176]. Ceux qui se trouvaient en charge à l’époque du cens, revenant tous les cinq ans, prenaient en outre le titre de quinquennaux ou censeurs et dressaient la liste des membres de la curie, album decurionum. Aussi les duumvirs de la cinquième année étaient-ils choisis avec un soin particulier, et les citoyens les plus en vue se réservaient pour cette charge qui était le suprême honneur de la cité[177].

Administrateurs de la ville, les duumvirs en étaient encore les juges. On a vu plus haut l’étendue de leur juridiction. Du reste, leur système de répression était expéditif et simple : pour les petits, les verges et le cachot ; pour les autres, le plus souvent des amendes. Celles-ci étaient nombreuses, parce qu’en fait de pénalité les municipes préféraient à la prison, qui ne profite à personne, un châtiment qui servait à tout le monde, le produit des amendes s’ajoutant au fonds des jeux et des festins publics. Nos Kabyles, si Romains par leurs coutumes municipales, font encore de même : chez eux, le délit et le crime se compensent soit en argent, dont chacun a sa part, soit en bœufs et moutons, que la communauté mange, sans exclure le payant du repas fait à ses dépens. Toute infraction aux règlements de la cité était punie d’une amende : la loi d’Osuna est pleine de ces prescriptions qui existaient déjà dans la loi Julienne et qu’on retrouve dans celle de Malaga[178] : c’était un des caractères du droit municipal. Tous les citoyens étaient ‘intéressés à signaler les contraventions, d’abord par respect de la loi, ensuite par les profits de la delatio, qui s’élevaient probablement au tiers de l’amende[179].

Le principe romain de l’appel à une autorité soit égale, soit supérieure, ou le droit d’intercession reconnu aux magistrats sur les actes de leurs collègues, était appliqué dans les municipes[180]. On a vu que la curie recevait certains appels[181] ; souvent ils étaient portés devant le gouverneur de la province, qui finira par les attirer tous[182], comme il eut, dès le principe, dans les villes stipendiaires, la décision des affaires civiles qui relevaient de l’imperium plutôt que de la juridiction[183]. Représentant du peuple romain, qui avait sur le sol provincial le domaine éminent, le gouverneur pouvait seul transférer la possession, soit par lui-même dans les assises qu’il tenait annuellement en diverses villes de sa province (conventus juridici), soit par les juges qu’il instituait pour prononcer à sa place. Les duumvirs ne formaient donc en certains cas, dans les villes non privilégiées, qu’une juridiction de premier degré.

Cependant, à voir la variété de leurs fonctions, on comprend la défense qui leur était faite de s’éloigner tous les deux en même temps de la ville. a Quand l’un des duumvirs est absent, dit la loi de Salpensa, art. 25, et que son collègue veut quitter la cité, ne fût-ce que pour un jour, celui-ci doit se choisir, ex decurionibus conscriptisve, un suppléant, præfectus, dont il prend le serment. Si l’empereur ou quelque membre de la famille impériale acceptait une charge municipale, il se faisait aussi remplacer par un préfet dont les fonctions, dans ce cas, duraient une année[184].

Pour faire place au mérite ou à la faveur, les empereurs donnaient à un personnage le titre de consulaire, de prétorien, etc., quoiqu’il n’eut été ni consul ni préteur, les municipes suivirent cet exemple : on trouve à Canusium quatre quiquennalicii qui n’avaient point géré l’office dont ils portaient le nom[185].

Après les duumvirs venaient les édiles pour la police des rues, des édifices et des marchés, des poids et mesures, des bains et des jeux, pour le maintien, en un mot, du bon ordre et de la salubrité dans la cité. Ils avaient aussi la surveillance de l’annone, c’est-à-dire des approvisionnements vendus ou distribués[186] ; ils rédigeaient des édits sur des matières de leur compétence : cas de nullité ou fraudes dans les ventes, vices rédhibitoires, réparation ou alignement des édifices, etc. ; et ces édits, ils les faisaient exécuter comme administrateurs ; ou, comme juges, ils punissaient les délinquants par des amendes, après en avoir référé aux duumvirs. Ainsi le veut, du moins, la loi de Malaga. Apulée montre un édile d’Hypathe faisant rendre l’argent pour une denrée vendue trop cher, qu’il détruit, et le marchand heureux d’en être quitte à ce prix, sans passer par les verges que l’appariteur porte derrière l’édile[187].

Le questeur n’avait point de juridiction, mais d’importantes fonctions qui variaient avec les coutumes de chaque ville. Il affermait sur enchères publiques les biens communaux[188] sans pouvoir les prendre lui-même à bail soit directement, soit par intermédiaire ; il revendiquait les domaines usurpés, veillait à l’entretien ou à la réparation des édifices publics, plaçait les capitaux de la ville, recouvrait ses créances, passait tous les contrats qu’exigeait la bonne conduite de ses affaires et tenait les registres du cens au courant, en y inscrivant les mutations de propriété ; c’était le gardien de la fortune publique.

Les villes, personnes incertaines, n’avaient que des borna publica comme temples, murailles, etc., ou des biens appartenant par indivis à tous les citoyens, tels que nos communaux. Les empereurs leur reconnurent successivement le droit d’acquérir et de posséder avec tous les droits d’une personne civile, de recevoir des fidéicommis et des héritages, d’affranchir leurs esclaves et d’exercer sur leurs affranchis tous les droits du patron. Alors elles eurent des sources abondantes de revenus : produits de propriétés urbaines et rurales, intérêt des fonds placés, legs, donations, sommes honoraires fournies par les nouveaux élus, successions des affranchis de la ville (depuis les Antonins), travail des esclaves de la cité, revenu de mines et carrières quand elles en possédaient, droits de péage sur les voies et les ports, octrois aux portes des villes qui avaient conservé ce privilège, prestations pour l’entretien des routes, des égouts, des aqueducs par les riverains, etc.. A ces ressources s’ajoutaient les sommes volontairement versées par les citoyens qui avaient accepté la surveillance d’un service municipal. Chez les modernes, on est libre de refuser les fonctions publiques, et elles donnent un traitement ; dans l’empire romain, on était forcé de les accepter, et elles imposaient une dépense : c’était une obligation civique, munus[189]. Aussi l’administration ne coûtait rien ou presque rien. Les grandes dépenses étaient faites pour les travaux publics. Un rescrit impérial y affecta le tiers des revenus ; mais ce rescrit est de l’année 395, c’est-à-dire d’un temps où le prince se mêlait de tout dans les cités[190]. Les indemnités aux médecins, aux professeurs, aux citoyens chargés d’une légation auprès de l’empereur, les jeux et, dans beaucoup de cités, les secours aux indigents et aux enfants pauvres, prenaient le reste. Quand les revenus municipaux ne suffisaient pas aux dépenses des services obligatoires et des constructions publiques, un impôt était mis sur les citoyens et les résidents étrangers (incolæ), après approbation du gouverneur de la province lorsqu’il s’agissait de villes tributaires[191] Dans les autres, l’impôt était réparti conformément aux registres du cens établis par les quinquennaux. Ainsi une portion considérable de l’empire avait la libre gestion de ses finances[192], comme elle avait ses libres élections et sa juridiction propre, ses dieux indigètes et son culte particulier.

A l’époque des Antonins se marque, pour la gestion financière des municipes, un changement qui devait avoir de grandes conséquences. La tendance irrésistible des administrations municipales que ne contient pas un pouvoir supérieur est de charger l’avenir au profit du présent. La correspondance de Pline et de Trajan prouve que beaucoup de villes étaient alors obérées par suite de travaux inconsidérés ou de dilapidations scandaleuses. Le gouvernement fut donc conduit, dans l’intérêt même de ses sujets, à mettre la main à leurs affaires[193]. Trajan donna un curateur à Bergame[194], Hadrien à Côme, Marc-Aurèle à quantité de villes, sans doute sur leur demande et dans la seule intention de rétablir leurs finances : ainsi Apamée avait supplié Pline d’examiner son budget. Le curator, personnage considérable d’ordre sénatorial ou équestre, recevait de l’empereur pour un temps indéterminé la charge de vérifier les comptes et d’ordonner les dépenses d’une ou de plusieurs cités. Loin d’être alors un empiétement sur les libertés municipales, cette intervention de l’autorité supérieure était un service rendu à des villes embarrassées[195], comme le prince leur en rendait un autre lorsqu’il envoyait clans une province un commissaire extraordinaire pour terminer des contestations sur les limites, apaiser des troubles, remettre l’ordre clans les esprits et dans les affaires, même de cités libres[196]. Les consulares d’Hadrien, les juridici de Marc-Aurèle, seront des juges plus équitables que certains magistrats municipaux ; l’iénarque nommé par le gouverneur[197] rendra la police plus vigilante ; les monnaies impériales, de meilleur aloi que les monnaies des cités, les remplaceront au grand avantage du commerce ; enfin les gouverneurs interviendront pour empêcher les villes de tarir la source de leur prospérité par l’établissement d’impôts excessifs[198] et par des constructions inutiles[199], ou en ruinant leurs riches citoyens par des élections répétées à des charges onéreuses[200].

Cependant il y a des services dangereux à recevoir : le curator temporaire de Trajan deviendra le directeur permanent, au nom et au profit de l’empereur, des finances municipales ; les gouverneurs de province, qui, à l’exemple des juridici, veilleront de plus près au bon ordre des cités, en arrêteront la vie ; les recours[201], les appels au magistrat romain, se multiplieront ; et, par le développement de la procédure extraordinaire, on arrivera jusqu’à la suppression du judex, de sorte qu’au temps de Dioclétien, la juridiction des duumvirs étant réduite par toutes ces causes aux plus insignifiantes proportions, la cité ne sera plus qu’une circonscription financière. Enfin le monnayage provincial tombera justement en désuétude ; mais, avec lui, disparaîtra le dernier signe de l’ancienne liberté[202]. Alors il se trouvera que ces légats impériaux qui mettent si heureusement un terme aux rivalités intestines auront mis aussi un terme aux droits qui les engendraient. Auguste avait, à Rome, pacifié l’éloquence, bientôt les empereurs auront pacifié, jusqu’au fond des provinces, les plus modestes libertés : usurpation fatale qu’imposèrent d’abord les nécessités publiques, bien plus que l’avidité du pouvoir, et dont l’empire entier fut complice : les villes, en laissant les abus grandir dans leur sein ; les empereurs, en ne résistant pas à la tentation de penser et d’agir pour tous, dans l’intérêt de la prospérité générale. C’était souvent à la demande des intéressés que le gouvernement intervenait, et ce fut par la main dés meilleurs princes, les Antonins, que le mouvement de concentration commença. Il en eût été autrement si l’assemblée provinciale, placée entre la cité et l’empereur, avait pu, par un contrôle actif, prévenir les embarras de l’une et par conséquent les empiétements de l’autre.

Les services publics de la cité se complétaient par le service religieux qu’assuraient trois pontifes et trois augures. C’est du moins le nombre qu’on trouve à Genetiva et qui doit avoir été le même dans beaucoup de villes, car le corps des Augustaux avait également six chefs, les seviri. L’importance des fonctions sacerdotales est montrée par le rang que donne aux sacerdotales l’album de Thamugas et les lois du Code Théodosien qui les placent après les duumvirs en charge, mais avant les autres magistrats. Les charges de flamine étaient électives et, comme les nôtres, elles marquaient l’élu d’un caractère indélébile, ou du moins lui donnaient un titre qu’il gardait sa vie durant, flamen perpetuus. Enfin, pour agir en justice, la cité nommait un procurator ou syndicus qu’elle chargeait de la défense de ses intérêts.

Si la cité romaine qui nous a légué tant de règles et d’institutions avait, aux deux premiers siècles de notre ère, bien plus de liberté que notre commune française, elle s’en distinguait encore par son esprit fort peu démocratique et par la responsabilité rigoureuse qu’elle imposait à ses magistrats.

Lorsque les Romains fondaient une colonie, ils réservaient une partie des terres assignées aux colons pour former à la nouvelle cité un ager publicus ; car il était de principe qu’une ville devait posséder un patrimoine. Tous les municipes avaient donc des communaux, prædia, qui étaient directement utilisés par les citoyens comme pâturages publics, ou dont le revenu s’ajoutait aux produits de natures diverses qui constituaient la fortune de la cité et que la loi protégeait par les dispositions les plus sévères.

Avant d’entrer en charge, les magistrats devaient fournir une caution et des répondants pour garantir la cité contre les suites de la négligence ou du dol[203]. Ils répondaient des fermages pour toute la durée des baux qu’ils avaient consentis et, pendant quinze années, des vices de construction dans les travaux publics qu’ils avaient dirigés[204] ; leurs comptes, même vérifiés et apurés, étaient réformables jusqu’à la vingtième année[205]. C’était à leurs risques et périls qu’ils plaçaient les deniers publics et qu’ils négligeaient de poursuivre la délivrance d’un legs ou le recouvrement d’une créance. Autre servitude : le magistrat, tenu à l’égard de la ville des conséquences de ses actes, l’était aussi pour ceux de son prédécesseur, s’il les avait approuvés, et de son successeur, s’il l’avait présenté aux suffrages du peuple, plus tard à ceux de la curie. Enfin, dans les répétitions à exercer contre lui, il entraînait non seulement ses fidéjusseurs ou cautions publiques, mais ceux que l’on considérait comme ses cautions tacites, c’est-à-dire ses collègues, tous solidaires les uns des autres, le prédécesseur qui avait soutenu sa candidature, son père même, si le fils n’avait pas été émancipé avant l’élection. Tout profit fait par lui dans l’exercice de ses fonctions, ou par les siens à la faveur de son titre, entraînait contre lui une amende de 200.000 sesterces ; elle était de 10.000 pour chaque infraction à un décret des décurions, de 100.000, à Osuna, pour violation du statut municipal[206]. Remarquez que c’est à la cité et non pas au gouverneur que les comptes sont rendus, devant elle et non devant le prince que les responsabilités sont expiées : les Romains n’avaient point, comme nous, constitué pour le fonctionnaire public une justice particulière. Nouvelle preuve de la puissance que montrait alors cette vie intérieure de la cité[207].

Aux responsabilités de l’administrateur s’ajoutaient celles du juge. Le juge avait-il fait prévaloir une règle contraire au droit établi, cette règle lui était désormais appliquée dans tous les procès qu’il avait lui-même à soutenir. Négligeait-il ce que la formule avait prescrit, il devait réparation du dommage causé par la sentence[208].

Que de précautions pour sauvegarder la fortune de la cité, la loi du municipe et les droits des justiciables, dussent les meilleurs citoyens se ruiner à la peine ! Mais aussi comme les magistrats soumis à de telles responsabilités devaient être attentifs à leurs actes, lents à délibérer, prévoyants pour les projets, vigilants dans l’exécution et bons ménagers, des deniers publics dont ils avaient à rendre un compte si rigoureux ! D’un côté, une grande liberté d’action, de l’autre une responsabilité égale au pouvoir donné : voilà comment on fait des hommes ; avec de tels principes, le régime municipal devait être florissant tant qu’ils seraient respectés. C’est lui, bien plus que les empereurs, qui couvrit le monde romain de ces constructions dont la grandeur et l’éternité nous étonnent. Ce sont ces administrations municipales qu’on vit plusieurs fois mettre en commun leurs efforts et leurs ressources, qui élevaient des arènes et des temples, qui jetaient des ponts sur les fleuves, des aqueducs à travers les vallées, des routes d’un bout à l’autre de leur province[209].

On ne trouverait pas aujourd’hui de citoyens s’exposant à de pareils dangers en échange d’un simple honneur municipal. En réduisant la commune à des proportions infinitésimales, à côté de quelques villes contenant la population d’un royaume, et en les tenant toutes sous la tutelle étroite de l’État, nos grandes sociétés modernes ont détruit le patriotisme local. Dans le municipe des Flaviens et des Antonins, il conservait son ancienne énergie. On aimait sa ville ; on la voulait heureuse et belle, et beaucoup pensaient, comme César, que mieux valait être le premier chez soi que le second ailleurs. Aussi ces charges qu’un siècle plus tard on fuira avec effroi, elles sont, à l’époque où nous nous tenons, recherchées avec ardeur. C’est le regret de les quitter qui afflige le plus l’exilé de Plutarque : Hélas ! s’écrie-t-il, je ne commande plus comme magistrat, je ne conseille plus comme sénateur, je ne délivre plus les prix dans les concours, etc.[210] ; et il aurait pu ajouter : Je ne traverse plus la ville, revêtu de la toge prétexte[211] qui me signalait de loin aux regards, et précédé de licteurs qui forçaient la foule à s’ouvrir respectueusement devant moi. Ces hommes étaient vains, mais que de services la vanité peut rendre !

Cette recherche des honneurs municipaux est telle, que les villes battent monnaie avec leurs titres de décurion et toutes les décorations qu’elles accordent, y compris le biselliatus honos[212] même avec leur droit de cité, comme feront nos rois avec les titres de noblesse ou les offices ; et elles trouvent des gens qui achètent 1000 ou 2000 deniers l’honneur de siéger dans la curie[213], 500 drachmes le droit de voter dans l’assemblée publique[214]. D’autres, voulant aller plus loin, croyaient que le duumvlrat, en les signalant au prince, les ferait parvenir aux honneurs de Rome et aux commandements dans l’empire. Par ce côté, les fonctions municipales étaient le stage nécessaire des grandes ambitions provinciales, car la pratique des institutions de cité préparait à la pratique des institutions d’État ; et, comme beaucoup de provinciaux avaient le droit de cité romaine, nul obstacle. provenant de leur condition n’arrêta ceux que d’heureuses circonstances mirent sur la route des dignités de l’empire, tant que l’accès des hautes charges resta ouvert aux plus habiles[215].

 

III. — CARACTÈRE ARISTOCRATIQUE DE LA CITÉ ROMAINE ; RELATION DES CITOYENS ENTRE EUX.

Justinien avait bien le sens des anciennes institutions lorsqu’il écrivait dans une de ses Novelles : Ceux qui ont autrefois constitué notre république ont jugé nécessaire de réunir dans chaque cité les notables, viri nobiles, en un corps qui gérât les affaires publiques et fit tout avec ordre. Cette organisation aristocratique, qui datait des plus anciens temps de Rome, fut fortifiée dans les cités provinciales par diverses coutumes : la gratuité des fonctions, les charges onéreuses qu’elles imposaient, et les terribles responsabilités qui pouvaient être encourues dans l’exercice des magistratures. Les intérêts municipaux qui, en France, sont garantis par la tutelle administrative, l’étaient dans l’empire romain par la responsabilité financière des magistrats, laquelle eût été illusoire si des pauvres avaient pu arriver au duumvirat. Le sénat municipal ne s’ouvrit donc qu’aux viri nobiles : noblesse de sang et d’argent qui siégeait héréditairement à la curie, tant qu’elle gardait sa fortune, ou, au moins, le cens exigé pour le décurionat. A Pruse, l’aïeul, le père de Dion, et Dion lui-même, exercèrent successivement les plus hautes fonctions[216] ; avec 400.000 sesterces, ils auraient eu le droit de prétendre à être inscrits, dans Rome même, parmi les juges des cinq décuries[217]. Enfin, comme cette société avait pour principales institutions civiles l’esclavage et la clientèle, elle ne tenait pas à l’égalité et elle aimait la distinction des rangs. Ainsi, pour l’inscription sur l’album, on établissait une véritable hiérarchie. En tête, les honorati, qui avaient exercé des fonctions dans la cité et la province[218] ou joui des honneurs de Rome, et les patrons de la cité[219] ; puis ceux qui avaient géré des charges dans la ville[220]. L’âge, le mariage, le nombre des enfants, celui des suffrages obtenus, faisaient gagner des rangs ; pour le reste, le sort décidait. Une inscription nous a conservé les noms inscrits sur l’album de Canusium rédigé en 225 ; avec ce document, nous pénétrons dans la curie, et nous pourrions assister à une séance d’un sénat municipal, comme les lois de Salpensa et de Malaga nous ont fait assister sur la place publique à des comices d’élection. Plus de cent vingt décurions y sont réunis[221]. Voici d’abord, à la place d’honneur, les sièges des patrons, trop grands personnages pour qu’ils consentent à siéger souvent. À la suite viennent les anciens magistrats portant le titre dérivé du nom de la plus haute fonction qu’ils aient remplie : sept quinquennalices ayant géré la censure, quatre agrégés aux quinquennalices[222], vingt-neuf duumviralices, dix-neuf édilices, neuf questorices, puis trente-deux pedani ou décurions n’ayant encore rempli aucune charge. Derrière eux, vingt-cinq prætextati écoutent les orateurs ; ils apprennent à connaître les intérêts de la cité, les règles du droit et la manière de conduire les affaires publiques[223]. Les délibérations ne sont pas tumultueuses, car on a le respect de l’âge et de la condition : chacun parle et vote à son rang, d’après l’ordre d’inscription au tableau. Ainsi l’expérience a le pas sur l’ignorance, la sagesse sur la témérité.

Cet ordre était dérangé dans une seule circonstance. Si un décurion en accusait un autre d’indignité et obtenait contre lui un jugement de condamnation, il prenait sa place[224]. C’était un moyen de contraindre chaque membre de la curie à se surveiller soi-même.

Tout le monde tient tellement à ces distinctions, qu’elles sont conservées sur les tombeaux ; on y énumère les charges remplies, les grades obtenus. Quand l’usage de rémunérer les fonctionnaires se généralisa, on ajouta même dans les inscriptions, pour l’aire honneur au mort, le chiffre du traitement au titre de la fonction. Une future impératrice, Julie Soemias, rappelle ainsi que son époux a été successivement procurateur centenaire, ducénaire et trécénaire, c’est-à-dire qu’il recevait par an 100, 200, 300.000 sesterces[225]. Lors donc qu’on ne pouvait, pour se distinguer de la foule, faire montre de sa naissance ou de sa fortune, on évaluait son mérite à la somme que l’on avait coûtée à l’État. Cette hiérarchie était observée dans les festins publics et jusque dans les distributions d’argent ; chacun recevait une portion de vivres et un nombre d’as[226] proportionnel à son rang ; des magistrats se vantent d’être des hommes à une part et demie, même à double part[227]. On dirait déjà le peuple gras et le peuple maigre de Florence.

Une société où la fortune était en si grand honneur devait faire une place à qui savait s’enrichir, même à ceux que leur condition destinait à rester dans les bas-fonds. Le mot libertinas opes[228] était passé en proverbe, et Narcisse, Pallas, Crispinus, mille autres, l’avaient justifié. On comprend cette fortune : anciens esclaves, les affranchis avaient l’habitude du travail chez un peuple qui travaillait peu, et ils n’étaient arrêtés par aucun préjugé, au milieu de gens qui en avaient beaucoup. Arrivés à la liberté, quelquefois par leurs vices, souvent aussi par leur intelligence, ils savaient se faire jour à travers la foule, comme ils s’étaient fait jour à travers la servitude. Par la tache de leur naissance, ils étaient au-dessous du plus pauvre des hommes libres ; par la vertu de l’or, ils s’élevaient au-dessus du noble qui n’avait pour vivre que la gloire de ses aïeux. Tacite nous les montre remplissant, d Rome même, les tribus et les décuries. Dans les provinces latines, ils avaient envahi le sacerdoce très populaire des augustaux, dont les chefs annuels[229], sévirs, choisis par les décurions, devinrent, à leur sortie de charge, membres à vie d’un collège qui forma comme un ordre intermédiaire entre le sénat et les simples possessores[230] : à Lyon, les sévirs étaient honorés à l’égal des chevaliers de la ville[231]. Dans ce collège entraient beaucoup d’affranchis qui, ne pouvant, malgré leurs richesses, arriver aux honneurs municipaux, se rejetaient sur ce sacerdoce[232] : Trimalcion était sévir augustal. Aussi était-ce encore une place qui s’achetait[233]. Quelques-uns se vantent dans leurs inscriptions de l’avoir obtenue sans bourse délier, gratis factus[234] et ils avaient raison, cette dispense avait été pour eux une distinction éclatante.

Les premiers augustaux sacrifiaient en l’honneur de la gens Julia ; des claudiales, des Jlaviales, etc., formèrent ensuite des collèges, tantôt distincts, tantôt réunis à celui des augustaux ; et tous, prêtres des dieux nationaux, mais aussi des Augustes et de la majesté impériale, consacraient par le culte l’apothéose que le sénat avait décrétée. Pour cette institution, comme pour beaucoup d’autres, il faut renoncer à l’espoir de trouver une règle uniforme, qui n’était alors ni dans les habitudes du gouvernement ni dans celles des cités. Le fait général reste hors de doute, et cela seul importe à l’histoire politique.

Une coutume plus significative était le partage des citoyens en deux catégories ; je ne parle plus des hommes libres et des esclaves, mais des honestiores et des humiliores, ou, comme on dira au moyen âge, des nobles et des vilains. Ainsi les uns ne pouvaient être battus de verges[235], mis en croix, attachés sur un bûcher ou jetés aux bêtes ; et, en cas de condamnation, ces peines atroces étaient le lot ordinaire du pauvre diable qui n’avait pas su sortir de son humble condition. Autrefois la lex Porcia protégeait le citoyen, quelle que fut sa condition de fortune, contre les verges et les supplices réservés à l’étranger. Quand le droit, de cité eut été donné à la majeure partie des habitants de l’empire et que le peregrinus tendit à disparaître, le pauvre citoyen prit sa place : révolution lente qui ne fut achevée qu’au troisième siècle. Alors les honnêtes gens et les hommes de rien, placés par la loi politique et par la loi pénale dans des conditions différentes, formèrent deux peuples distincts dont il est difficile de tracer la commune limite : car, dans cette société, la terre et l’homme n’avaient pas été marqués, comme il arriva plus tard, d’un signe indélébile. A coup sûr, on peut mettre aux deux extrémités, d’une part, les décurions, les magistrats, ceux qui, ayant obtenu les honneurs de la cité, en formaient le sénat ; de l’autre, avec les repris de justice, les colons, aïeux des serfs du moyen âge, les artisans, les journaliers, les petits marchands, que Cicéron appelait déjà la lie des cités[236], et tous ceux qui exerçaient un métier réputé infamant ; on les appelait les plebeii, ou les tenuiores. Dans la première catégorie, on a encore le droit de placer les membres de la corporation des augustaux, les possessores ou propriétaires fonciers, qui, plus tard, seront appelés, dans certains cas, à délibérer avec les décurions ; les vétérans qui avaient obtenu l’honesta missio ; les professeurs et les médecins[237].

Ces tenuiores étaient fort nombreux. L’État en employait beaucoup, concurremment avec des affranchis et des esclaves, pour le service des temples, des magistrats et des travaux publics. La misère égalisant les conditions et les sentiments, des ingénus disputèrent aux esclaves les plus infimes moyens de vivre. Ils multiplièrent les boutiques dans les rues, sur les places, et ils exercèrent, en des bouges infects, mille industries que les riches, autrefois, imposaient à leurs esclaves : dans la maison, pour les besoins domestiques ; au dehors, pour louer leurs bras, leur intelligence, ou vendre les produits de leur travail. Il y avait toujours eu des artisans à Rome ; il en eut bien davantage, quand la tunique brillante de l’esclave fit honte à la toge trop souvent rapiécée du citoyen. A celui-ci plus de métier qui lui parût indigne, fallait-il monter sur les planches comme histrion, descendre dans l’arène comme gladiateur, se faire pourvoyeur de débauches, ou vivre des charités souvent insolentes que recevaient le parasite et le client.

En résumé : lorsque, laissant de côté l’histoire politique, qui ne montre souvent que la surface des choses, on descend dans la vie intime du monde romain, on trouve une société où les rangs étaient multipliés autant qu’ils le furent jamais dans aucune autre. A la base, l’esclave et la plèbe (humiliores) ; au-dessus, l’homme libre ayant une propriété foncière (possessor) ; puis une double aristocratie d’honneur et d’argent. La première, commençant au provincial qui avait obtenu la cité romaine, finissait aux personnages consulaires et au patriciat que les empereurs renouvelaient incessamment., comme les rois d’Angleterre ont soin de tenir leur noblesse au complet, en relevant tous les titres qui tombent. La seconde s’échelonnait selon la fortune : 100.000 sesterces, dans les cités importantes, permettaient d’aspirer au décurionat ; 200.000 classaient, à Rome, parmi les ducénaires ; 400.000 faisaient monter, par tout l’empire, au rang de chevalier ; 1.200.000 ouvraient l’accès du sénat. Ainsi la noblesse d’argent était à côté de la noblesse de race, et les deux forces de conservation que constituent le sang et la richesse concouraient à maintenir tout à la fois l’ordre et le mouvement au sein de cette immense société, où il n’y avait cependant pour personne d’infranchissable barrière. Voilà le secret de cette a paix romaine e que les écrivains des deux premiers siècles célèbrent avec enthousiasme.

Ce partage en deux classes de citoyens aurait pu devenir l’occasion de troubles clans la cité, si diverses coutumes n’avaient rapproché ceux que séparaient les lois politiques et pénales. Ces coutumes provenaient de deux causes. La première se trouvait dans l’organisation de la famille romaine, où les serviteurs, esclaves et affranchis, étaient considérés comme faisant partie de la maison, de sorte que les obligations du patronage imposaient aux riches le rôle de protecteurs d’un grand nombre de pauvres. La seconde était dans l’idée confuse, mais vivace, d’une sorte de fraternité existant à l’origine entre tous les habitants du municipe, et de la protection qu’aux anciens jours les faibles étaient venus chercher auprès des forts. Cette idée, qui avait son expression dans la clientèle et dans l’antique institution des liturgies ou munera, empêcha toujours l’aristocratie des cités provinciales d’être aussi insolente et aussi impopulaire qu’elle l’a été en d’autres pays. Les munera étaient le devoir accepté par les citoyens riches de veiller sur une foule de services publics et de contribuer à la dépense qu’ils entraînaient : ainsi un curator ludorum complétait la somme insuffisante inscrite par la ville à son budget pour la célébration d’une fête religieuse ou de jeux publics ; un autre se chargeait de chauffer les bains ou de réparer le pavé d’une rue. Aujourd’hui, les dépenses municipales sont au compte de tout le monde ; dans la cité romaine, elles étaient, pour la bonne part, au compte des riches. Ce sont eux qui ont élevé les ponts encore existants de Mérida et d’AIcantara, les aqueducs de Ségovie et du Gard, et ces temples, ces amphithéâtres, dont nous rencontrons partout les ruines. En voyant l’aristocratie payer ses privilèges par des sacrifices de temps et d’argent dont eux-mêmes profitaient, les pauvres n’avaient pour elle ni haine ni colère. A titre de clients, ils ressentaient plus directement encore les effets de ces libéralités, et, comme ce lien qui rattachait les petits aux grands était volontaire, il ne blessait personne. On vient de dire que les riches des provinces suivaient l’exemple des empereurs, qui couvraient Rome de somptueuses constructions. Les bons princes leur en donnaient le conseil : nous avons perdu un discours de Nerva les engageant à la munificence[238] ; et, pour que les villes ne fussent pas trompées dans leurs espérances, comme l’étaient souvent les captateurs de testament, Trajan établit que toute promesse faite à une cité serait exécutoire pour celui qui avait promis ou pour son héritier. Il ne voulait pas qu’on pût jouer avec le patriotisme municipal et que la vanité d’un avare exploitât la crédulité d’une curie[239].

A Herculanum, Manunianus Rufus avait fait construire le théâtre ; Nonius Balbus, la basilique. On tonnait les prodigieuses libéralités d’Hérode Atticus à Athènes : pour son stade, il avait épuisé les carrières de marbre du Pentélique, et la liste de ses débiteurs comprenait à peu prés toute la ville. Son histoire nous donne un autre renseignement : elle montre que quelques-uns des grands, dans la nouvelle noblesse, ne dédaignaient pas, malgré le décret de Marc Aurèle, de vivre dans leurs cités provinciales ; bien qu’Hérode fût sénateur et consulaire, il ne quitta guère Athènes. Plutarque aussi, après un long séjour à Rome, retourna dans sa petite ville de Chéronée ; Martial fit de même avec moins de philosophie, et les provinces gagnaient à reconquérir quelques-unes des célébrités de Rome.

Quand la caisse municipale était vide et les donations insuffisantes, la ville ouvrait une souscription publique, et donnait hypothèque aux prêteurs sur ses murs, ses portiques et ses temples ou sur une branche de ses revenus. Cnide, voulant élever un portique à Apollon, procède ainsi : elle promet de graver sur le monument le nom de ceux qui ne demanderont pas l’intérêt de leur argent ; aux autres, elle offre pour garantie de leur revenu l’impôt du cinquantième (l’octroi) et le produit du greffe des serments, où étaient enregistrés les contrats de vente entre particuliers[240].

Mais insistons sur ce coté des mœurs municipales dont nous sommes malheureusement si loin. Ummidia Quadratilla construit à Casinum un amphithéâtre et un temple[241] ; Secundus, à Bordeaux, un aqueduc qui lui coûte 2 millions de sesterces[242]. Un des héros de Lucien, Peregrinus, abandonne de son vivant tout son bien, 50 talents, à sa ville natale. Crinas, de Marseille, emploie 10 millions de sesterces à rebâtir les murs de la cité phocéenne ; les deux frères Stertinius, bien davantage à décorer Naples, leur patrie, d’édifices publics[243] ; un Hiéron donna jusqu’à 2000 talents (plus de 12 millions de francs) à Laodicée, sa ville natale[244]. Pline le Jeune dépensa moins à Côme : 11.100.000 sesterces ; mais quelle n’est pas sa préoccupation pour l’embellir de monuments, pour l’honorer par des fondations utiles, pour en faire une cité heureuse et renommée entre toutes ! Pour elle, dit-il, j’ai un cœur de fils ou de père[245]. — Il faut donner à sa patrie, dit-il encore (IX, 30) ; et il encourage ses amis, ses proches, à imiter ses largesses. Il fonda à Côme une bibliothèque, une école, un établissement de charité qui fournit des aliments aux enfants pauvres[246]. Hors des murs, il bâtit un temple de Cérès et de spacieuses galeries pour abriter les marchands venus à la foire qui se tenait pendant la fête de la déesse. Un de ses amis fit cadeau de 400.000 sesterces ; son aïeul avait construit un somptueux portique et fourni l’argent nécessaire à l’ornementation des portes murales.

Remarquez que ces libéralités en faveur d’une seule ville, nous les connaissons par le hasard de quelques lettres échappées à l’oubli ; qu’elles se firent dans l’espace d’un très petit nombre d’années, en quelque sorte par une seule famille, et toutes du vivant des donateurs : ce qui permet d’en supposer bien d’autres. Elles marquent un des traits caractéristiques de la vie municipale dans l’empire romain ; les inscriptions fourniraient une multitude d’exemples analogues, même en des lieux qui sont redevenus d’impraticables déserts. A Palmyre, par exemple, les longs portiques qui bordent les principales rues avaient été bâtis par des particuliers qui, souvent, recevaient l’honneur d’une statue décernée de leur vivant par le sénat et le peuple[247]. Plus tard l’autorisation du prince sera nécessaire pour les travaux exécutés aux frais des municipes ; elle ne l’était pas pour les monuments élevés par les particuliers[248]. Cette dispense de formalités longues et tracassières était un encouragement aux libéralités, qui souvent se continuaient durant plusieurs générations. Un consul de Trajan avait donné 3.300.000 sesterces à Tarquinies ; son fils augmenta la somme pour agrandir et achever les thermes commencés[249].

En outre, on tenait à intéresser la foule à ses joies comme à ses douleurs, et il n’y avait point de solennité au sein d’une famille riche qui ne fût célébrée par une gratification au peuple, par un festin public ou des jeux. Ceux qui prennent la robe virile, dit Pline, qui se marient, entrent en exercice d’une charge, ou consacrent quelque ouvrage public, ont l’habitude d’inviter à la fête tout le sénat de la ville, même beaucoup de gens du bas peuple, et de leur donner à chacun un ou deux deniers[250]. Les Romains de l’empire, même des sénateurs de Rome, n’avaient aucune honte à tendre la main, fut-ce pour le plus mince profit. Un riche particulier ayant imposé à son héritier l’obligation de donner annuellement aux pères conscrits[251] une certaine somme, Domitien cassa le testament. Les sénateurs trouvèrent certainement que le prince prenait beaucoup trop souci de leur dignité. Il les en dédommagea. Un jour, au théâtre, comme les jetons de loterie qu’il lançait au milieu de l’assistance étaient tous tombés sur les troisièmes gradins, ceux du peuple, il fit jeter le lendemain cinquante lots sur les bancs du sénat[252]. Ces habitudes de libéralité existaient dans tout le monde romain. A Œa, en Afrique, une veuve distribue, le jour où son fils prend la robe virile, 50.000 sesterces ; le lendemain, elle contracte une seconde union, et, pour n’avoir pas à recommencer une générosité onéreuse, elle va se marier loin d’Œa[253] : preuve que la coutume eut imposé, malgré le don de la veille, une nouvelle gratification, si la veuve eut fait ses noces dans la ville.

Maxime perd sa femme, originaire de Vérone : il donne à la cité, en l’honneur de la morte, un combat de gladiateurs[254], vieil usage religieux dont on avait fait un plaisir : du sang d’abord pour apaiser les mânes, du sang ensuite pour amuser la foule. Un mort s’était aventuré dans les rues de Pollentia en allant chercher plus loin son tombeau. Les habitants s’ameutent et ne laissent passer le convoi qu’après qua l’héritier leur a promis ce qu’ils étaient sans doute accoutumés à recevoir aux funérailles de leurs notables : un présent de gladiateurs. A Minturnes, on a lu sur le socle d’une statue : Il a fait paraître en quatre jours onze paires de gladiateurs qui n’ont cessé de combattre qu’après que la moitié d’entre eux, tous des plus vaillants de la Campanie, furent couchés sur l’arène ; de plus, il a donné une chasse de dix ours terribles. Et l’auteur de l’inscription s’écrie avec orgueil : Vous vous en souvenez bien, nobles concitoyens ![255]

On acceptait tout : luttes d’athlètes vieillis, combats de gladiateurs de carrefour[256], tuerie de sangliers, même de lièvres ; et après le plaisir des yeux celui du ventre, frit-ce quelque maigre pitance que de plus riches changeaient en un festin. Aux anciens temps, la religion ennoblissait tout : ces festins étaient des actes de dévotion, comme le furent les premières agapes des chrétiens[257]. La foi s’était retirée, mais la coutume restait. Pline avait bâti un temple à Tifernum ; le jour de la dédicace il donna un repas à tous les habitants : c’était une partie de la fête sacrée. Il en était de même des fondations pieuses faites pour honorer un mort par un festin annuellement donné aux décurions, aux augustaux, aux confrères d’un collège, etc.

Des idées d’un autre ordre provoquaient constamment des libéralités du même genre aux clients, même à tout le peuple d’une cité. Dans quelques maisons, on avait disposé de vastes salles où, à certains jours, on tenait table ouverte, triclinia popularia[258]. Trimalcion veut qu’on le montre sur son tombeau versant au peuple un sac d’écus : Car tu sais, dit-il à l’architecte, que j’ai donné un festin public et 2 deniers d’or à chaque convive. Représente les triclinia et tout le peuple s’en donnant à cœur joie[259].

Ces repas étaient si habituels, qu’ils avaient un nom : publicæ cenæ. Mais les empereurs se défiaient de ces réunions, où ils crurent que les nobles pourraient trouver des gens propres à des coups de main, des bravi, comme les grands seigneurs d’Italie en eurent si longtemps à leur solde. Néron les interdit[260] : il n’autorisa que les sportules ou corbeilles remplies d’aliments et individuellement données. On simplifia encore : la sportule fut remplacée par quelques sesterces, qui étaient acceptés plus volontiers parce qu’ils servaient à satisfaire d’autres besoins que la faim. Ces distributions d’argent devinrent à leur tour suspectes, et Domitien les supprima pour rétablir la sportule[261], cena recta. Trajan, qui n’aimait rien de ce qui ressemblait à une association, n’osa pourtant détruire ce dernier reste des mœurs républicaines ; il semble avoir laissé aux intéressés le choix entre les deux modes de la sportule, en espèces ou en nature. L’Espagne et l’Amérique espagnole conservent encore quelques traits de ces mœurs romaines.

Ces libéralités se faisaient dans les circonstances exceptionnelles ; d’autres avaient lieu tous les jours au profit des clients. Lorsque le client donnait au patron sa voix dans les comices, son sang sur les champs de bataille, sa fidélité partout, la clientèle était la forte institution qu’on retrouve sous une forme ou sous une autre dans toutes les sociétés aristocratiques. Au second siècle de l’empire, elle n’était plus que la mendicité organisée, c’est-à-dire une institution de décadence. Était-on pauvre ou seulement gêné et paresseux, on se faisait admettre dans urge troupe de clients. Chose facile, car une des vanités du riche était de paraître en public précédé ou suivi de citoyens en toge, turba togata ; ainsi nos seigneurs d’autrefois ne se montraient à la cour qu’avec un nombreux cortége de gentilshommes. La considération se mesurant au chiffre des clients, les patrons tenaient à en avoir beaucoup. Quelle épaisse fumée ! s’écrie Juvénal[262]. C’est la sportule qu’on distribue. Cent convives sont accourus, chacun avec sa batterie de cuisine ; et ils n’en concevaient pas plus de honte qu’un hidalgo au manteau troué allant chercher sa soupe au couvent de Tolède.

Sans doute, dans cette foule, on entendait parfois de sourds murmures et l’on voyait de secrètes révoltes contre le roi et seigneur qui, à certains jours, se montrait dédaigneux ou ladre : Tu m’invites, Sextus, et, tandis que tu soupes magnifiquement, tu me donnes 100 quadrants. Suis-je invité pour souper ou pour te porter envie ?[263] Mais, pour un service qui donnait peu de peine[264] et où les anciens ne faisaient pas attention à la servilité que nous y verrions, le salaire quotidien, 25 as[265], soit par an 2280 sesterces (450 à 500 fr.), était une bonne aubaine prélevée sur des gens qui avaient trop au profit de ceux qui n’avaient pas assez. Aux quadrants quotidiens il faut ajouter le casuel : des gratifications de circonstance, un vieux manteau, une toge passée, quelques invitations à dîner, un taudis dans le palais pour y loger[266], parfois même, en un moment béni, un champ comme celui que Martial reçut (XI, 18) et dont le poète mendiant paraît ne pas se soucier dès qu’il l’a, afin d’obtenir davantage. Tu m’as donné, dit-il, en reprochant au patron sa lésine, une campagne aux portes de Rome ; j’en ai une plus grande sur ma fenêtre.... Une chenille y jeûnerait. Procré en enlèverait au vol tout le chaume pour le nid de ses petits, et la moisson tiendrait dans une cuiller. Enfin les habiles se donnaient plusieurs patrons et, avec de bonnes jambes, suffisaient à leur double service. C’était donc, quoi qu’en disent les esprits chagrins, un métier dont on pouvait vivre, à la condition, il est vrai, de n’avoir pas l’âme trop fière. Ces chiffres sont pour Rome et ses environs[267] ; dans les cités provinciales, la sportule rapportait moins. Mais je suis assuré qu’elle était toujours donnée là où se trouvait un peu de fortune et beaucoup de vanité : deux choses qui vont souvent ensemble et qui dans l’empire ne manquaient pas.

Le prince avait ses clients comme les autres riches ; le palais en était encombré ; ils le suivaient dans ses voyages, mangeaient à sa table ou au voisinage et recevaient ses dons que Quintilien appelle des congiaires, comme les distributions au peuple (VI, 3, 52). Mais le sentiment de l’inégalité naturelle ou sociale était si profondément enraciné au cœur de cette société, que le prince et tous ceux qui comptaient un assez grand nombre de clients ou d’amis les partageaient en classes soumises à des conditions très différentes, sans qu’il s’élevât aucune réclamation : on avait des amis du premier, du second et du troisième degré.

Les villes elles-mêmes se mettaient dans la clientèle d’un patron influent et riche, quelquefois de plusieurs : Canusium en avait trente-neuf, dont trente et un sénateurs de Rome et huit chevaliers romains[268]. Ces hommes du Midi, amoureux, dans tous les temps, de jeux, de spectacles et de démonstrations bruyantes, s’entendaient à merveille à exploiter les prodigues, les coureurs de popularité et le vaniteux qui tenait à ce qu’on pût dire de lui, en le voyant passer au Forum ou entrer au théâtre : Voilà le patron de telle puissante cité ! Dans cette société où les mœurs de l’aristocratie républicaine avaient laissé tant de traces, on se rappelait que Scipion et Marcellus, Brutus et Caton, tous les grands citoyens de Rome, avaient été patrons de villes ou de peuples. Alors ce patronage était utile ; même à ceux qui l’exerçaient ; maintenant il n’était plus pour eux qu’honorable, mais il l’était beaucoup, et les personnages les plus considérables ne dédaignaient point de placer ce dernier reste des distinctions décernées par le peuple à côté des titres conférés par l’empereur[269]. Quant aux villes, ce patronage leur était une garantie contre les excès d’un gouverneur qui, au fond de la province la plus lointaine, était obligé de veiller sur sa conduite par crainte des accusateurs redoutables qu’un peuple offensé pouvait susciter contre lui au milieu du sénat de Rome[270]. On ne cachait point cet intérêt égoïste l’acte qui constituait officiellement le lien entre le peuple et son patron portait souvent ces mots : Nous vous offrons cet honneur suprême de notre cité, pour que, par vous, nous soyons toujours en sécurité et bien défendus. Aussi le lien venait-il à se relâcher ou à se rompre, on le renouvelait : ... renovavit hospitium[271].

Pour choisir le patron, le sénat s’était assemblé ; un décret avait été préparé par les décurions, présenté à l’assemblée publique et voté comme un acte législatif[272] : c’était un contrat qui liait la postérité du protecteur et celle des protégés[273] : ainsi Bologne était dans la clientèle des Antonius[274], Lacédémone dans celle des Claudes, la Sicile dans celle des Marcellus, etc. : aussi voit-on des femmes, des enfants, patrons d’une cité[275]. On gravait l’acte sur une table de bronze ou de marbre, tabula hospitalis, que l’on gardait dans un temple, et l’on en déposait solennellement une copie dans, la maison du patron[276] ; de ce jour, il devenait le défenseur officiel de la cité auprès du gouvernement, et des citoyens devant les tribunaux. Pour ses clients, il épuisait son crédit et sa bourse, il reconstruisait leurs monuments écroulés ou en bâtissait de nouveaux ; il leur donnait des jeux d’athlètes ou de gladiateurs, des fêtes, des repas publics ; il leur faisait des distributions d’argent ou fondait, comme Pline, quelque institution de prévoyance et de charité. Mais aussi il marchait, dans la ville, en tête des magistrats ; il avait, au temple, au théâtre, dans les festins, la première place ; on lui offrait des présents qu’il rendait au centuple ; on lui votait de son vivant des inscriptions d’honneur, des bustes, des statues ; et, à la mort, un tombeau où l’on écrivait : Ce monument a été élevé aux frais de la communauté, par décret des décurions, en reconnaissance des services rendus par N. à la république[277]. La protection du patron était plus efficace que celle de Jupiter : on le payait, comme le dieu, avec un peu de fumée, de pompe, des acclamations, et tout le monde était content, à commencer par celui qui s’était à demi ruiné pour paraître quelque chose[278].

Aux libéralités faites par les riches de leur vivant s’ajoutaient les legs testamentaires, qui étaient très nombreux, la loi laissant au père l’absolue disposition des trois quarts de son bien, et les mœurs exigeant de lui qu’il fit un testament. Avant le sénatus-consulte Apronien rendu sous Trajan ou Hadrien, les villes ne pouvaient recueillir un don ou un héritage, à moins d’une autorisation spéciale, comme pour Marseille sous Tibère, ou par des mesures combinées de manière à éluder la loi, comme fit Pline pour assurer à Côme une rente de 50.000 sesterces. Mais les amis, les confrères du mort, même des étrangers qui honoraient la ville ou l’État, trouvaient dans les testaments des donations inattendues. Pline écrit à Trajan : Julius Largus, de la province Pontique, dont je n’avais jamais vu le visage ni entendu le nom, m’a prié par son testament de prendre sur sa succession 50.000 sesterces et de partager le reste entre les villes d’Héraclée et de Tyane pour y être employé à des ouvrages publics ou à des jeux quinquennaux[279]. La famille romaine était fortifiée plutôt qu’affaiblie par cette liberté testamentaire, qui obligeait le fils à plus de respect envers son père, en même temps qu’à plus de prévoyance pour lui-même, et la cité y gagnait de n’avoir point dans ses murs des hommes se considérant comme des étrangers au milieu de leurs concitoyens.

Ces relations établies par la coutume entre les diverses classes de la société donnaient un caractère particulier aux mœurs municipales, malgré la distinction blessante que la loi établissait entre l’honestior et l’humilior, différence dont, après tout, le coquin seul s’apercevait. Les riches paraissaient comme chargés d’assures les plaisirs et, dans une certaine mesure, la subsistance des pauvres[280]. C’était pour eux qu’ils bâtissaient tout autant que pour les sénateurs, puisque la communauté tout entière venait s’asseoir au même théâtre, se baigner aux mêmes thermes, se promener sous les mêmes portiques. Chez nous il est rare que le riche et le pauvre se connaissent ; dans la ville romaine, ils étaient en rapports continuels par la clientèle, le patronage, les libéralités, qui associaient les uns aux joies des autres ; par les jeux, les spectacles, les exercices, qui leur étaient communs. De tout cela s’était formé un esprit de mutuelle bienveillance et de discipline qui garantissait la tranquillité de l’empire.

Pourquoi n’en est-il pas ainsi dans notre société ? Par plusieurs raisons. Nous n’avons pas le grand municipe romain avec ses habitudes de relations étroites entre les citoyens ; nous avons la loi du partage forcé des biens qui empêche les libéralités testamentaires, en faisant de la fortune du père la propriété inaliénable du fils. Dans la famille, en retirant à son chef le droit de déshériter l’enfant qui jette la honte sur son nom, on a détruit la discipline domestique ; et dans la population, nos révolutions perpétuelles ont produit un sentiment farouche de fausse égalité qui a chassé de nos mœurs le patronage et, de la vie publique, le respect. Chacun est maître de soi, ce qui est un bien ; mais beaucoup aussi restent isolés dans l’immensité de l’État et sont prêts à accuser la société des maux que cet isolement leur cause.

 

IV. — COLLÈGES ET INSTITUTIONS DE BIENFAISANCE.

Nous avons jusqu’à présent considéré la ville romaine dans son ensemble ; mais le municipe contenait, comme autant de petites cités, les corporations (collegia, universitates) formées par tous ceux qui trouvaient intérêt ou plaisir à s’associer. Longtemps ce droit d’association s’exerça sans entrave, et il existait des corps de métiers dés le temps de la plus ancienne histoire de Rome[281]. Lorsqu’ils devinrent, au dernier siècle de la république, une cause de troubles, on les supprima, à l’exception d’un petit nombre de collèges que protégeait leur antiquité ou leur caractère religieux. Clodius, pour se faire une armée révolutionnaire, les rétablit en 58 et en créa de nouveaux avec la lie du peuple. César les força de se dissoudre, et Auguste ne toléra que ceux qui étaient fondés en vertu d’un sénatus-consulte[282]. Ses successeurs restèrent fidèles à cette politique et soumirent aux plus terribles châtiments les membres des associations illicites. Quiconque, dit Ulpien, forme une communauté avant d’en avoir obtenu la permission est passible des mêmes peines que ceux qui occupent à main armée les lieux publics ou les temples[283]. Et ces peines étaient celles de la loi de majesté, la relégation ou la mort avec toutes les horreurs de l’amphithéâtre. On a vu la répugnance soupçonneuse de Trajan à leur sujet, quoiqu’il ait lui-même constitué à Rome, dans un intérêt public, la corporation des boulangers, et Caïus disait encore, vers l’an 150 [284] : On n’en autorise que pour un petit nombre de motifs. Ainsi on a permis aux fermiers de l’impôt, aux exploitants des mines d’or, d’argent et de sel, de se former en sociétés. Rome a en outre plusieurs corporations légalement établies, telles que celles des boulangers, des bateliers du Tibre et quelques autres[285]. Il en existe aussi dans les provinces. Ces associations peuvent avoir des propriétés[286], comme en a la cité, une caisse commune, un syndic pour gérer leurs intérêts et les défendre en justice.

Cependant nous avons remarqué, à partir d’Hadrien, une détente dans cette politique, du moins à l’égard des chrétiens, ce qui concordait certainement avec une autre au sujet des sociétés de métier ou de fête, car une constitution des Divins Frères Marc-Aurèle et Verus prouve l’existence de l’usage par la défense même qu’ils firent d’être membres de deux collèges à la fois, tout en accordant à ces associations le droit de recueillir des legs et d’affranchir leurs esclaves, par conséquent d’hériter de leurs affranchis[287]. Un demi-siècle plus tard, Alexandre Sévère organisait lui-même tous les métiers en corporations[288]. Les mœurs y portaient. En se sentant perdu dans l’immensité de l’empire, on s’était plus fortement attaché à sa ville, et, dans la ville même, le mouvement de concentration, suite du caractère de plus en plus aristocratique que prenaient les administrations municipales, avait depuis longtemps poussé les humiliores à se grouper selon leurs besoins et leurs idées. La politique avait combattu, sans la détruire, cette coutume invétérée du monde gréco-latin ; et, comme il arrive toujours, quand les mœurs sont en opposition avec la loi, que ce sont les mœurs qui l’emportent, la vieille coutume avait triomphé des méfiances de la politique. Elle était fortifiée, d’ailleurs, par l’exemple des compagnies que le gouvernement autorisait pour le service de l’État ou les besoins du public. Alors les hommes d’un même métier, d’un même quartier, d’une même rue, les affranchis d’un même maître, les adorateurs des mêmes dieux lares au plus prochain carrefour, les dévots à la même divinité du temple voisin, les négociants d’un même pays[289], ou les Romains (collegium urbanorum) et les vétérans établis dans une ville étrangère, mille autres encore[290], se rapprochèrent dans un but de mutuelle assistance, de religion ou de plaisir. On s’associa pour faire bombance[291] ou, comme nos clercs de la Basoche, pour célébrer une fête par des représentations scéniques, pour des exercices de chant, de musique et de gymnase, etc.[292] On s’associa surtout pour les funérailles[293]. S’assurer un tombeau était, en ce temps, la grande préoccupation de chacun. Les riches s’en préparaient sur leur domaine ; les pauvres, qui n’avaient pas une motte de terre pour porter l’urne sépulcrale, achetaient en commun un coin où ils seraient protégés par les confrères mieux qu’un chevalier ne l’était, dans sa tombe fastueuse, contre l’insulte des affiches et des réclames, quelquefois contre l’invasion d’un autre mort que, par économie, les héritiers voudraient déposer dans un vieux sépulcre[294]. Nerva avait encouragé cette institution, en constituant un fonds pour aider les pauvres dans la dépense des funérailles, et, comme ces sociétés étaient de beaucoup les plus nombreuses, parce qu’un sénatus-consulte les avait autorisées, d’autres prirent la forme du collège funéraire pour donner un caractère légal à des réunions d’espèce différente.

Nous avons le règlement d’un de ces collèges, celui de Lanuvium[295]. Pour y entrer, il fallait donner 400 sesterces et une amphore de bon vin (26 litres) ; pour y rester, verser chaque mois à la caisse commune 6 as : moyennant quoi on était assuré d’avoir un bûcher et un tombeau coûtant à la confrérie 500 sesterces, dont 50 distribués aux confrères qui auraient suivi le convoi afin de faire honneur au mort. Si l’associé avait quitté ce monde à moins de 20 milles de Lanuvium, trois confrères élus à cet effet partaient aussitôt pour les funérailles, et on leur donnait 20 sesterces comme frais de route. S’il s’en était allé mourir plus loin, on payait le funeramenti habituel à celui qui avait fait les obsèques. Enfin, quand un maître, par méchanceté ; refusait le corps de son esclave décédé, l’association n’en célébrait pas moins pour le confrère absent un semblant de funérailles[296]. Les suicidés n’avaient droit à rien. Nos pénitents blancs et noirs du Midi sont le souvenir persistant de ces collèges funéraires.

L’esclave membre du collège, qui obtenait son affranchissement, devait, comme don de joyeux avènement à la liberté, une amphore de vin qu’on mettait en réserve. Six fois par an, les confrères disaient ensemble. Le menu était sobre : pour chaque convive un pain de 2 as, quatre sardines et une bouteille de ce bon vin dont ou avait fait provision[297]. Singulière prévoyance de la part d’une société funéraire ! Mais l’assistance n’était pas à ces moments-là occupée de sombres pensées ; elle aimait à rire, même à boire, et ne voulait pas être distraite de ses plaisirs jusqu’à ce qu’elle eût vidé les 100 litres (4 amphores) mis sur la table. Si quelqu’un a l’intention de se plaindre, dit le règlement, ou de faire une proposition, qu’il attende l’assemblée du collège : nous voulons, les jours de fête, dîner tranquilles et contents, ut quieti et hilares.... epulemur. Comme dans la cité, les infractions au statut étaient punies par des amendes : 4 sesterces pour avoir pris au festin une place qui n’était pas la sienne, 12 pour avoir fait du tumulte, 20 pour une insulte au président : ces amendes servaient sans doute à accroître le menu. Les ordonnateurs de la fête[298] devaient fournir les coussins pour les lits, la vaisselle et l’eau chaude[299] qu’on aimait à mélanger à ces vins épais ou miellés[300].

Ces corporations où l’esclave s’assoit à côté de l’homme libre, au même banquet et qui lui assurent, pour sa dernière heure, une pompe funèbre et un tombeau, montrent comme cette société, par ses idées et par quelques-unes de ses institutions, allait d’elle-même au devant du christianisme.

La confrérie avait aussi son patron. On le priait bien humblement d’accepter ce titre onéreux, de permettre qu’on gravât au-dessus de sa porte le décret de nomination avec force louanges pour son mérite et sa générosité. Et toujours il se trouvait quelque marchand enrichi qui était charmé de prendre cette dignité à défaut d’une autre.

Les corps de métiers, comme nos anciennes jurandes, cherchaient parfois des patrons au ciel : le 19 mars, les tisserands, les foulons, les teinturiers se renflaient, précédés de leur bannière[301], au temple de Minerve ; le 9 juin était, pour les meuniers et les boulangers, la fête de Vesta et de leur corporation. D’autres étaient les adorateurs de Diane et d’Antinoüs, de la chaste déesse et du mignon qu’un étrange syncrétisme avait réunis dans le même temple à Lanuvium. C’est que toutes les divinités du panthéon romain, les nouvelles comme les anciennes, étaient utilisées, même ces divinités incertaines et pourtant si populaires qu’on appelait des génies, collegii genio. On leur construisait une chapelle au lieu de réunion de la confrérie ; le jour de la fête, on leur offrait l’encens et le vin, un grain de l’un, quelques gouttes de l’autre, et une victime dont le dieu débonnaire laissait les bons morceaux aux fidèles, se contentant pour lui-même de la fumée odorante qui s’élevait de la graisse brûlée sur son autel.

Ainsi, à côté des corps de métiers que de vieilles habitudes et la concurrence des esclaves avaient obligé les ouvriers libres à former, il en existait d’autres qui rappellent la confrérie ou guilde du moyen âge.

Le collège se nommait avec une certaine fierté la république, et ses membres en étaient le peuple[302] : aussi s’était-il organisé à l’instar de la cité. Comme elle, il possédait le caractère de personne civile que Marc-Aurèle lui avait reconnu en lui donnant le droit de recevoir des legs[303]. Il avait des statuts, délibérés en assemblée générale, conventu pleno, qui étaient sa loi, des cotisations mensuelles qui représentaient l’impôt, son album, ou liste des associés, révisée tous les cinq ans, ses chefs annuels, nommés à l’élection, et ses distributions de vivres ou d’argent faites par quelque généreux patron[304]. Alors, comme les décurions en pareille circonstance, les dignitaires du collège recevaient une part meilleure[305] ou une somme plus forte, mais, comme eux aussi, ils étaient condamnés à des libéralités onéreuses. Cette façon de reconnaître la dignité du chef en servant mieux sa table avait un précédent fameux : à Sparte, la loi donnait double portion aux rois ; Rome honora toujours de cette manière le courage de ses plus valeureux soldats[306], et l’Église fera de même pour ses prêtres.

Cette pratique bizarre cache une idée qui était juste au temps où les combats étaient souvent des luttes corps à corps. Pour récompenser un brave, on lui donnait le moyen d’augmenter sa force en lui donnant le moyen de manger davantage : par la raison contraire, on punissait un lâche en l’affaiblissant : la saignée était une peine disciplinaire dans l’armée romaine. Ce peuple ; tenace dans ses habitudes, honorait les pacifiques décurions de l’empire de la façon dont ses aïeux avaient honoré les héros des anciens jours.

Les associations que nous venons de montrer et que l’empire léguera au moyen âge, relevaient le pauvre à ses propres yeux et aux yeux des autres. Par leur union, les membres du collège se faisaient place dans la ville et s’y faisaient compter. Isolés, on les eût méprisés ; réunis, ils devenaient un des organes de la vie municipale. Quelques-uns de ces collèges assuraient même à leurs membres, en vertu d’une concession des empereurs, la franchise des charges urbaines[307], et ce privilège de certaines corporations profitait à la considération des autres. Aussi arrivait-il souvent qu’un décret des décurions assignât, au théâtre, des places particulières aux membres d’une corporation importante[308] ; qu’aux jours des distributions publiques ils reçussent leur part avant la plèbe, et qu’ils la reçussent meilleure. Même dans les élections, l’appui ou l’hostilité d’un collège inférieur était chose d’importance, ce qui donnait à ces humbles l’assurance de parler haut, au moins pour un moment. Une inscription de Pompéi porte : Les pêcheurs nomment édile Popidius Rufus, annonce quelque peu fière, qui était bien capable d’entraîner des indécis et d’intimider des adversaires[309].

On voit aussi qu’à cette époque l’élection était partout, dans la corporation aussi bien que dans la cité, et elle faisait la force de ce régime. Mais on y trouve autre chose. Ces petites cités contenues dans la grande étaient souvent animées d’un véritable esprit de fraternité. Ces pauvres gens[310] s’aimaient entre eux. Un affranchi écrit sur le tombeau de sa femme, ancienne esclave : A la meilleure des femmes, qui jamais ne m’a donné un déplaisir, si ce n’est lorsqu’elle s’en est allée, et ce tombeau, il le construit pour elle, pour lui et pour tous ses affranchis, hommes ou femmes[311]. Beaucoup de monuments funéraires sont élevés par un ami : C. Julius Flavius amico suo. Ils se traitaient de frères ; on en voit un donner à ses frères composant le collège du Vélabre[312] un monument qu’il a restauré. D’autres font savoir qu’ils ont consacré un autel à Jupiter avec l’aide des frères et sœurs. Ailleurs, c’est un ami qui, à l’anniversaire de la naissance de l’ami qu’il a perdu, fait une distribution à la foule reconnaissante et pieuse de ses anciens confrères[313]. Ces mœurs étaient générales, et les pauvres n’étaient pas seuls à s’aider entre eus. Les sénateurs de Rome, qui, tant de fois sous las mauvais princes, avaient servi de délateurs les uns contre les autres, sous les bons se cotisaient volontiers pour qu’un collègue pût donner des jeux ou rebâtir son palais incendié[314], et, au milieu des éloges décernés aux morts, on aurait pu graver sur plus d’un sépulcre patricien ces mots qui se lisent sur bon nombre de tombes populaires : Il fut dévoué à sa famille, à son collège ; pius in suos, pius in collegium. Dès le temps d’Auguste, un riche affranchi écrit dans son épitaphe qu’il a toujours été ami des pauvres[315].

Les inscriptions de Lambèse ont révélé un usage qui, ne pouvant être particulier à la légion cantonnée là, devait être général dans l’armée romaine : l’existence de collèges militaires et la faveur que, malgré l’expresse interdiction de la loi, les légats eux-mêmes leur accordaient. Ces collèges avaient institué, avec les cotisations de leurs membres, de véritables caisses de secours[316], et il n’est pas téméraire de conclure de ce fait que des corporations civiles avaient imaginé de semblables institutions.

Il y avait aussi dans la corporation l’esprit de discipline et de hiérarchie. On se classait dans le collège comme à la curie ; on y mettait des rangs et l’on s’y tenait. En tête de l’album étaient inscrits les patrons de la corporation, ses chefs élus, ses dignitaires, puis les hommes libres, les affranchis, les esclaves. L’ordre leur plaisait, et ils acceptaient tout naturellement la subordination que des doctrines d’égalité sauvage n’avaient pas encore troublée. Aussi nulle part ne s’est-il rencontré de plus dociles sujets. Dans ces immenses provinces qui n’ont pas même un soldat, vous n’entendez point parler d’insurrection[317]. Les armées se révoltent, non les peuples. La passion religieuse produit des émeutes contre le juif ou le chrétien : il n’y en a point contre le magistrat ou la loi, bien moins encore contre la société, tout au plus, en temps de famine, quelques désordres contre de prétendus accapareurs, tels qu’on en a vu même de nos jours[318]. Pendant toute sa durée, l’empire n’eut ni les guerres serviles ni les commotions sociales qui avaient tant de fois ensanglanté la république. Cicéron, dans une de ses Catilinaires[319], constate l’esprit conservateur de la petite bourgeoisie romaine ; trois siècles plus tard, Hérodien remarquait la même chose.

Beaucoup de causes concouraient à faire cette paix des esprits ; une surtout, le caractère d’une société aristocratique et cependant ouverte à tous, qui gardait l’esclavage, mais améliorait progressivement le sort de l’esclave et se préoccupait déjà des misères du pauvre ; où le magistrat n’était pas nécessairement l’ennemi, comme cela se voit chez d’autres peuples ; où se conservait enfin le respect pour les pouvoirs et les honneurs décernés au nom de la majesté du sénat ou de la divinité de l’empereur, même pour les grandes familles qu’ors disait ou qu’on voulait croire issues des dieux. Le plébéien était aussi fier que le common people d’Angleterre de ses races historiques ; il pensait que ces pontifes de la cité, de la province et de l’empire, pouvaient offrir à Jupiter des prières écoutées d’une oreille plus favorable[320].

Il est curieux de retrouver au bout de huit siècles écoulés ce respect religieux, pietas, pour la patrie et la famille, pour les lois et la discipline établies par les aïeux, qui nous avait paru, à l’origine, faire tout le fond d’un Romain. Les révolutions politiques n’avaient pu détruire cette forte éducation sociale de l’ancienne Italie.

L’Angleterre en est encore à peu près là ; nous, nous n’y sommes plus et nous n’avons pas su remplacer par la discipline morale mise dans les esprits la discipline sociale disparue dans la cité. L’empire des Antonins avait l’une et l’autre ; on respectait la loi ; on aimait l’ordre qu’elle avait constitué, et chacun se tenait, généralement sans envie ni haine, dans la condition que la vie lui avait faite, cherchant à s’y élever, quelquefois par des voies détournées ou honteuses, jamais par l’émeute.

La cité se complétait par certaines institutions d’enseignement et d’assistance publique. Elle avait des professeurs pour ses écoles, des médecins publics pour ses malades ; et ces médecins, ces professeurs, seuls fonctionnaires de la ville qui reçussent un traitement[321], avaient l’exemption pour eux-mêmes, pour leurs femmes et leurs enfants de toutes les charges municipales[322], des tutelles, des légations, des logements de soldats et de fonctionnaires publics, des fonctions de juges et de prêtres, même du service militaire[323]. A tous ces avantages s’ajoutait le Minerval que les élèves payaient à leurs maîtres et ce que les clients riches donnaient à leurs médecins. Cet usage datait de loin : Strabon avait déjà dit des cités gauloises : Elles pensionnent des médecins et des rhéteurs. La république n’avait eu nul souci de ces hommes qui se chargeaient de soigner l’esprit et le corps. L’empire inaugura sur ce point, comme sur tant d’autres, une politique nouvelle. Par son décret en faveur des médecins et des professeurs d’arts libéraux, César avait relevé leur condition et préparé leur fortune. C’est à Vespasien que revient l’honneur d’avoir créé, aux frais de l’État, un enseignement supérieur des lettres, en attribuant à des rhéteurs grecs et latins un salaire de 100.000 sesterces payables par le trésor impérial. Quintilien profita le premier de ce traitement, et l’on pourrait conclure d’un mot de lui[324] que, au bout de vingt ans, ces professeurs publics obtenaient une retraite, comme le légionnaire avait droit à la vétérance après un service d’égale durée. Hadrien et ses deux successeurs multiplièrent les chaires entretenues par l’État, et les villes firent comme les Augustes. Côme, n’ayant pas de professeurs, envoyait ses enfants étudier à Milan. Pline s’en irrite ; il réunit les pères de famille, représente la nécessité d’avoir une école dans la ville, s’engage à faire le tiers de la dépense, et l’école est fondée[325]. Ainsi, par l’action commune du prince, des magistrats et des individus, s’organisait, au sein des cités, un nouvel et important service, celui de l’instruction publique, que les Barbares ne réussiront pas à détruire partout. Libre d’abord, cet enseignement fut peu à peu subordonné à l’autorité publique, soit de l’empereur, soit du conseil municipal. Julien dit dans un rescrit de l’année 362 : Comme je ne puis être présent dans toutes les cités, j’interdis à quiconque veut enseigner de se précipiter soudain et témérairement vers cette fonction. Que le candidat soit examiné par l’ordo, et que, avec l’assentiment des meilleurs, il mérite que les curiales rendent un décret en sa faveur. Un siècle plus tôt, Gordien avait déjà prescrit cet examen[326]. Il en était de même pour les médecins.

Ces libéralités des princes aux rhéteurs, aux grammairiens[327] et aux philosophes n’ont pas fait une grande littérature que le génie seul peut faire ; mais les avantages accordés ou plutôt reconnus officiellement aux médecins montrent un côté de la vie sociale de l’antiquité qu’on a trop laissé dans l’ombre. La pratique médicale, d’abord exercée par des sorciers ou charlatans religieux, s’était de bonne heure sécularisée. Hippocrate en avait fait une science, et comme cette science était lucrative, beaucoup s’y adonnaient ; on trouvait des médecins partout ; l’assistance médicale devint même un service municipal. Chaque ville grecque avait un ou plusieurs médecins publics qui visitaient les malades dans la cité et dans les faubourgs. Chacune avait aussi une vaste officine, iatrium, où le praticien, aidé de ses élèves et d’esclaves publics, donnait ses consultations, opérait ses malades, et distribuait les médicaments nécessaires. Quelques lits y étaient même réservés, probablement pour les opérés non transportables ou pour les individus atteints d’affections très graves[328]. Les riches se faisant soigner chez eux, les clients de l’ambulance publique étaient des pauvres, et nous savons que, dans cette société, les pauvres isolés, je veux dire sans patron et sans frères[329], étaient peu nombreux. Les villes n’avaient donc pas, pour posséder un iatrium, à faire les énormes dépenses que coûtent aujourd’hui les maisons hospitalières, et l’on comprend qu’il y en ait eu presque partout. Un des préceptes hippocratiques recommandait le soin des pauvres[330]. Des inscriptions montrent qu’il était suivi : une d’elles est un décret accordant une couronne d’or à Métrodore qui, médecin public pendant vingt ans, a sauvé beaucoup de citoyens et vit dans la pauvreté, n’ayant voulu recevoir d’eux aucun salaire[331]. La ville entière payait un impôt particulier, l’iatricon, pour fournir aux dépenses de ce service municipal. Une des plus délicates et généreuses obligations du médecin moderne était même imposée au médecin ancien ; appelé dans l’intérieur des familles, il devait en certains cas avoir des oreilles pour ne pas entendre, des yeux pour ne pas voir : Hippocrate avait prescrit le secret professionnel.

Voilà donc une moitié de l’empire bien pourvue de médecins ; on doit en conclure que, grâce à la contagion de l’exemple, l’autre n’en manquait pas. L’armée en avait pour ses blessés et ses malades, le laniste pour ses gladiateurs, le riche pour lui-même et pour ses esclaves, l’empereur pour sa personne et pour les innombrables serviteurs du palais. Les artisans mêmes cherchaient à agréger à leurs collèges de pauvres praticiens qui pouvaient se contenter des plus modiques honoraires ; et l’on sait par Plaute que Rome avait quantité de médecins tenant boutique où ils vendaient leurs soins et leurs médicaments, où même ils logeaient quelques malades[332]. Auguste augmenta les privilèges que César leur avait donnés ; plus tard les médecins de Rome entrèrent dans les cadres de l’administration. Il y eut, pour chacune des quatorze régions, un médecin des pauvres, dont le nom archiatrus indique qu’il avait des confrères sous ses ordres[333]. Enfin il est fait mention pour Rome, Bénévent et Avenches, qui était alors une grande ville, de scholæ medicorum, ou lieux de réunion pour les médecins, peut-être aussi écoles pour l’enseignement médical[334].

Cependant on a cru que l’assistance médicale manquait aux villes des provinces occidentales. Si l’observation était fondée, nous répondrions par la remarque qui sera bientôt présentée que l’heure des grandes institutions de bienfaisance n’était pas venue pour la société romaine, parce que ces institutions n’étaient pas encore absolument nécessaires. Mais, quoique les inscriptions qui montrent des médecins salariés par les villes latines ne soient pas très nombreuses[335], elles nous autorisent pourtant à supposer qu’il y en avait partout.

Les jurisconsultes s’occupaient d’eux ; ils nous disent ce qu’on trouvait dans leur succession : collyres et emplâtres, instruments de chirurgie et appareils pour la confection des médicaments[336] ; et aussi quelle responsabilité terrible leur incombait ! Qu’un de leurs remèdes tuât le malade, et il y allait pour eux de l’exil ou de la mort[337]. Cette responsabilité entraînait, alors comme aujourd’hui, l’obligation pour le médecin de signer ses ordonnances, et l’on a déjà trouvé plus de cent cinquante de leurs cachets.

On sera confirmé dans la pensée que le service médical des villes était un usage général par le rescrit d’Antonin que nous avons donné au règne de ce prince. Ce rescrit est un décret qui réorganise et non pas un décret qui fonde. L’institution était assez ancienne pour avoir déjà produit des abus qu’Antonin se proposait de réprimer. Lorsqu’il fixait le chiffre de médecins publics que les villes grandes, moyennes et petites ne pourraient dépasser, il sauvegardait les finances municipales, et, en limitant le nombre des citoyens exemptés des munera, il rendait le poids des charges communes moins lourd pour les habitants. Ce rescrit adressé à la province grecque d’Asie vaut, dit le jurisconsulte Modestinus, pour tout l’empire[338]. Un texte de Galien permet d’ajouter que, dans presque toutes les villes, se trouvait l’officine médicale, l’ίητρεϊον, sans laquelle le médecin public aurait difficilement rempli sa tâche à l’égard des pauvres[339]. Nous avons, après bien des siècles, fait revivre cette institution due à l’aimable génie de la Grèce. Ce médecin public qui soigne les riches, mais n’oublie pas les pauvres, n’est-il point l’ancêtre très reconnaissable de notre médecin de l’assistance publique ?[340]

On voit ce qu’il faut penser de l’axiome tant de fois répété que la charité était inconnue des anciens. A ce qui vient d’être dit, ajoutez l’assistance des cités les unes à l’égard des autres, les souscriptions dans toute une province pour réparer un désastre local[341], les innombrables subventions des empereurs aux villes désolées par des incendies ou des tremblements de terre, enfin la grande fondation alimentaire de Trajan, qui fut imitée par les citoyens riches dans toutes, les provinces, au fond de la Dacie, de l’Espagne et de l’Afrique, tout aussi bien qu’au cœur de l’Italie[342]. Notre législation frappe la succession du pauvre comme celle du riche : le fisc impérial, moins avare et moins dur, affranchissait de ce terrible impôt du vingtième les successions inférieures à 100.000 sesterces, c’est-à-dire tous les petits et moyens héritages de ces innombrables citoyens romains établis dans les cités provinciales. Auguste avait établi ce privilège, Trajan le confirma[343].

On pourrait croire que la politique, plus que la bienfaisance, avait inspiré ces mesures. Les deux idées s’y mêlaient comme pour les distributions de blé faites au peuple de Rome. Pline n’écrivait-il pas ces belles paroles[344] : Il faut rechercher ceux qui sont dans le besoin, leur porter secours, les soutenir et se faire d’eux une sorte de famille ? Il n’y a qu’une belle chose en la vie, lit-on dans l’inscription d’un tombeau, c’est la bienfaisance[345]. Le christianisme n’a pas mieux dit.

La pensée de charité s’accuse nettement dans les fondations d’Antonin et de Marc Aurèle. Par l’éclat donné à ces mesures, les princes invitaient les cités provinciales à suivre leur exemple : elles n’y manquèrent pas. Déjà Trajan leur avait recommandé de ménager leurs finances pour être en état de secourir leurs pauvres[346], recommandation qui se changea bientôt en ordre. Afin d’assurer des ressources à l’institution alimentaire, les jurisconsultes établirent que l’excédant des revenus municipaux serait employé, entre autres usages, à fournir des aliments aux pauvres et l’instruction aux enfants[347]. Les donations, dit Paul, peuvent être faites à la cité, soit pour l’embellir, ad ornatum, soit pour l’honorer, ad honorem ; et, au nombre des choses qui honorent le plus une ville est l’usage de donner des aliments aux vieillards infirmes, aux jeunes garçons et aux jeunes filles[348]. Les décurions qui s’étaient ruinés au service public avaient droit à des aliments[349].

Si toutes les curies ne donnaient pas, comme l’empereur clans la capitale, du blé à la plèbe, gratuitement ou au-dessous du cours[350], beaucoup assuraient aux pauvres une notable économie lorsqu’elles leur livraient en détail les denrées au prix où elles les avaient achetées en gros et au rabais[351]. De même qu’il existait à Rome une administration particulière pour les distributions[352], des cités provinciales portaient annuellement une somme à leur budget en prévision des dépenses de l’annone[353] ; et ces villes étaient assez nombreuses pour que l’empereur Maximin, à bout de ressources, ait saisi partout les fonds destinés aux distributions. Le Digeste compte, parmi les services publics ordinaires (munera), le soin de veiller à l’emploi de cet argent et aux partages à faire entre les citoyens[354] : c’est une des fonctions que Plutarque réserve au vieillard contraint par l’âge de renoncer à la vie militante. On vient de voir que beaucoup de villes entretenaient des médecins pour leurs nécessiteux ; une inscription montre que la charité prenait déjà toutes les formes : un herboriste légua à son successeur trois cents pots de drogues avec 60.000 sesterces, sous la condition que les malades pauvres pourront prendre gratuitement à l’officine du vin miellé et des remèdes[355]. Enfin la politique nouvelle, qui avait imposé comme un devoir pieux la protection des petits aux gouverneurs de province[356], conduisait ceux-ci à cette autre idée qu’ils avaient charge aussi de secourir les pauvres gens, ou du moins d’encourager les fondations qui pouvaient leur être une assistance. De là sans doute la facilité de ces magistrats à laisser s’établir, contrairement à la loi, tant de collèges où les malheureux trouvaient de temps à autre un morceau de pain et, à la lin, une sépulture honorable.

Les dieux donnaient l’exemple : ils avaient leurs pauvres qui vivaient près du temple, aux dépens du trésor sacré, et qu’on appelait, dans l’île de Chypre, les gerim, et dans les cités grecques les parasites des dieux. Les chrétiens imitèrent cette coutume : les matricularii des premières églises étaient, eux aussi, les hôtes de Dieu[357].

Tout cela, sans doute, ne vaut pas nos modernes institutions de charité. Mais, chez les anciens, ces institutions étaient moins indispensables, parce que les sociétés agricoles, dont tout le travail se fait par des esclaves ou des serfs, ne connaissent pas, excepté dans les grandes capitales, le redoutable prolétariat de nos sociétés industrielles. Dans celles-ci, l’ouvrier qui vit de son salaire est exposé aux suites désastreuses du chômage, de la maladie, de l’inconduite et de la paresse ; dans celles-là, le maître nourrit l’esclave à la maison, le colon ou le serf sur le champ qu’il cultive, et leur subsistance est aussi assurée que la sienne ; on a vu que le patron devait des aliments à son affranchi. En outre, comme naguère en Espagne chaque couvent avait ses pauvres, dans l’empire chaque maison riche avait ses clients qui, tous les matins, recevaient leur sportule ou une pièce d’argent, chaque ville des collèges qui fournissaient certaines ressources à leurs membres ; et il restait encore quelque chose des mœurs hospitalières de l’ancien temps, quand l’hôte et le mendiant étaient regardés comme envoyés par Jupiter[358]. Nous préférons avec raison, à la pauvreté qui mendie, celle qui travaille ; mais cette idée n’est ni romaine ni grecque, pas même chrétienne. La clientèle, encore en pleine vigueur à la fin des Antonins, était pour les grands la rançon de leur fortune. Enfin, sous l’heureux climat dont jouissent les pays riverains de la Méditerranée, la pauvreté n’est pas, comme dans le Nord, une souffrance qui s’ajoute à la misère. Le soleil y fait la moitié des frais du costume et de l’habitation ; de l’eau et un peu de pain suffisent à la nourriture : or la municipalité donnait l’une en abondance, l’autre ne coûtait guère, et le pauvre, qui ne trouvait pas ces ressources suffisantes, se vendait lui-même en faisant ses conditions[359]. Le moment de la création des grandes institutions charitables n’était donc pas arrivé, puisqu’elles n’étaient pas dans les nécessités sociales du temps. On est même conduit à penser qu’avec l’organisation de la famille et de la cité romaines, il se trouvait alors moins que chez nous d’individus qui fussent exposés à mourir de faim.

Tout le régime municipal se résumait en deux mots qu’on retrouve souvent dans la langue des jurisconsultes : l’honneur de la cité, qui était la seconde religion des Romains, quand il n’en était pas la première[360] ; la dignité du citoyen, qui exprimait toutes les qualités par lesquelles un homme commandait l’estime et le respect publics[361]. Sous la pression de ces deux sentiments, il se forma dans les cités, à cette époque heureuse, des hommes à qui le but de la vie morale parut être la dignité du caractère et de la conduite ; le but de la vie sociale, l’accomplissement des devoirs civiques : vertus précieuses, quoique d’accès facile, où tout le monde pouvait atteindre et où beaucoup arrivaient : témoin Pline le Jeune et le grand nombre d’honnêtes gens qu’il montre dans sa correspondance. On a dit que les Germains ont apporté dans le monde le sentiment de l’honneur. A cet orgueil farouche qui fait si vite tirer l’épée et fut souvent la seule vertu de brillants gentilshommes, je préfère de beaucoup les vieilles idées romaines qui formaient des citoyens dont la grande ambition était d’honorer ou d’embellir leur ville et des hommes dont quelques-uns, à force de se respecter eux-mêmes, se sont fait respecter de l’histoire.

Puisque nous en sommes à chercher les idées sous les mots, remarquons encore que l’antiquité avait, outre son sens propre, celui de chose préférée : nihil mihi antiquius est, disait Cicéron. Rien ne m’est plus cher[362]. De ce mélange d’affection et de respect pour les vieilles lois, les vieux usages, il se dégageait un sentiment pieux qui était une puissante force de conservation et qui n’existe plus sur le sol mouvant des sociétés modernes. Les sages m’apprennent, dit Pline le Jeune, que rien n’est plus beau que de marcher sur les traces de ses ancêtres, surtout, a-t-il soin d’ajouter, quand ils ont pris le bon chemin[363]. Lorsque nous aurons montré que la corruption n’avait pas envahi ces villes autant qu’on le croit, peut-être pensera-t-on que les cités provinciales se trouvèrent alors dans une situation analogue a celle de Rome aux beaux temps de la république, avec des mœurs laborieuses et beaucoup de liberté municipale, ce qui les dédommageait de la liberté politique dont les populations d’ailleurs ne s’inquiétaient pas. Sans doute, dans ces villes, à côté de choses excellentes, il s’en trouvait de mauvaises : une religion qui n’avait jamais eu d’influence morale, et la foi passant à des superstitions parfois malsaines, ou se contentant d’observances extérieures ; pour plaisirs publics, trop souvent des fêtes obscènes ou sanglantes ; chez quelques-uns, des mœurs sans frein et le vice sans honte ; chez beaucoup, la servilité, parce que dans une société qui se partageait en clients et en patrons, ou, comme dit Martial, en serviteurs et en rois, il se rencontrait trop de gens pour mendier la sportule et trop d’autres pour la leur jeter. Que de détails grotesques ou odieux dans Juvénal, Pétrone, Martial et Lucien, sur le client, le parasite et le captateur de testaments ; sur la bassesse des affamés et l’insolence des parvenus, les derniers rampant à leur tour devant ceux qui étaient montés plus haut[364] ; enfin sur l’universelle adoration de Sa Très-Sainte Majesté l’Or, sanctissima divitiarum Majestas[365]. Mais tout cela se voit sous d’autres formes et avec d’autres noms dans tous les temps, même chez les peuples les plus libres, humbles sujets du roi Dollar, parce que ces vices ou ces travers appartiennent à la nature humaine ; et, à cet égard, les générations successives ne différent que par la quantité qu’elles en ont. Nous ne pensons pas d’ailleurs que des libertés urbaines auraient pu, à elles seules, sauver l’État. C’est assurément une forte assise pour porter l’édifice social, que des municipes bien ordonnés, et la sagesse des lois civiles est pour les peuples une promesse de prospérité. Mais, si les lois politiques sont détestables, celles-ci finiront par ruiner celles-là.

Ainsi, lorsque le municipe des premiers siècles, qui était une personne civile et, à l’égard de ses affaires intérieures, un État souverain réglant sa vie comme il l’entendait ; qui contractait et s’obligeait ; qui possédait et aliénait ; qui avait ses magistratures, ses finances, ses écoles et son culte, avec la plus complète indépendance religieuse et philosophique ; quand cette libre cité, qui n’avait renoncé qu’au droit du glaive sous la double forme de la guerre et de la haute justice, sera devenue, par la mainmise de l’Église et de l’État sur les esprits et sur les institutions, un rouage automatique de l’immense machine qui fera le vide dans l’empire ; lorsque enfin tout sera immobilisé dans l’hérédité et sous le formalisme administratif, le mouvement de bas en haut s’arrêtant, la sève ne montera plus des racines aux branches, et l’arbre desséché tombera[366].

Il faut dire encore que le christianisme, en montrant sans cesse la patrie céleste comme la seule véritable, fera dédaigner celle d’ici-bas ; qu’en changeant les croyances, il changera les devoirs ; qu’en remplaçant le légitime orgueil du citoyen par l’humilité du fidèle, il éloignera celui-ci des honneurs municipaux ; qu’enfin il précipitera la décadence de la cité par le dégoût dont il remplira les âmes pour des institutions nées autour des autels qu’il voulait briser[367].

Mais, avant d’en arriver là, le régime municipal avait produit le siècle des Antonins. Autrefois, entre l’Italie et Rome, il s’était établi un courant de sang jeune et riche qui allait incessamment renouveler le sang épuisé de la classe dirigeante. Le même échange s’était fait, dans le haut empire, entre Rome et les provinces. De ces villes florissantes et libres étaient sortis des artistes et des poètes qui avaient donné naissance à un nouvel âge de la littérature et de l’art ; des philosophes qui, adoucissant l’âpreté du stoïcisme, avaient remplacé le souci de bien parler par celui de bien agir ; enfin ces mille gentes que Vespasien leur avait demandées pour reconstituer l’aristocratie romaine. Alors le sénat et l’ordre équestre, où l’empire recrutait ses administrateurs, s’étaient remplis d’hommes appartenant à des familles depuis longtemps en possession des honneurs municipaux, capables de bien conduire, après les affaires de la cité, celles de l’État, et que les Antonins, provinciaux eux-mêmes, trouvèrent autour d’eux pour seconder leur sagesse. Cette invasion de la noblesse municipale dans la haute société romaine y fit une révolution doublement salutaire. Les affaires publiques en allèrent mieux, et les mœurs privées y reprirent de la sévérité : Tacite l’atteste, et Pline le montre.

Si le monde n’a pas connu d’époque plus fortunée, on le dut certainement aux hommes supérieurs qui, dans ce siècle, régnèrent en sages, mais on le dut aussi à ce régime municipal où tout était disposé par les institutions, les idées et les mœurs, pour faire des magistrats habiles, des cités heureuses et des populations soumises à la loi. Une étroite solidarité liait alors la fortune des villes à celle de l’empire : la prospérité des unes faisait la force de l’autre, parce que les libertés locales subsistantes formaient les hommes que la liberté publique supprimée ne formait plus.

 

 

 

 



[1] Strabon, III, 3, 5.

[2] Neigebaeuer, Dacien, p. 5.

[3] Le maréchal Randon m’a souvent dit : Chaque fois que, dans une expédition, mes régiments souffraient de la soif, je m’enquérais auprès des indigènes s’il y avait des ruines romaines dans le voisinage, et quand j’en avais trouvé, je faisais aussitôt sonder le terrain toujours nous trouvions de l’eau.

[4] Municeps, de munus capessere. (Aulu-Gelle, XVI, 15.)

[5] Origine propria neminem posse voluntate sua eximi manifestum est (Cod., X, 38, 4).

[6] Juris societas (Cicéron, de Rep., I, 52). Societas jus quodammodo fraternitatis in se habet (Digeste, XVII, 2, 63).

[7] Amor et religio erga cives universos.... amor civicus (Orelli, n° 4360). L’inscription est de 386, mais païenne.

[8] La ville pouvait créer par la concession du droit de cité, allectio, de nouvelles familles. Cives origo, manumissio, alleclio vel adoptio facit (Cod., X. 7, 39). On trouve même dans Apulée (Met., IV) : Adolescens.... quem filium publicum omnis sibi civitas cooptavit, et, dans les inscriptions grecques, les mots fils du sénat, de la ville, du peuple, etc., donnés sans doute, à titre honorifique, pour récompenser ou provoquer des libéralités, sont très fréquents. (C. I. G., n° 3570 ; Waddington, Voyage arch., partie V, 4018, 4019, 4026, 4050 et n° 55, 9602.) Venise adopta ainsi Bianca Capella, la fille de la république. Le droit de cité était accordé aux femmes, civit recepta (C. I. L., t. II, n° 813). Un rescrit impérial pouvait aussi le conférer. Cf. Pline, Lettres, X, 22, 23. Dion Chrysostome, Orat., XLI ad Apam., II, 181 (édit. Reiske).

[9] Cicéron montre bien l’esprit de l’ancien droit à leur égard : Peregrini et incolæ officium est nihil præter suum negotium agere.... minimeque esse in aliena republica curiosum (de Officiis, I, 34). Plus tard l’incola partagea avec le civis les charges onéreuses, munera, comme les alliés reçus dans la cité romaine avaient dû en accepter les obligations. Ulpien (au Digeste, L, 1, 1, § 1) disait : Municipes appellati recepti in civitatem ut munera nobiscum facerent, en ajoutant : Nunc abusive municipes dicimus sua ; cujusque civitatis cives. L’incola ne pouvait d’abord arriver aux dignités, honores (Cod., X, 39, 5 et 6) ; il finit pourtant par les obtenir. (Orelli, n° 2725, et Agen. Urbicus in Gromat., p. 84.) Déjà la lex Malac. lui reconnaît le droit de voter dans l’assemblée, s’il a le jus civitatis ou le jus Latii.

[10] Personæ vice fungitur municipium et decuria (Florentin, au Digeste, XLVI, 22).

[11] Pour la division du peuple en curies, cf. Orelli, n" 3727, 5740, 3771, et Henzen, n° 6963, note 2, 7420f, 7430fa ; L. Renier, Mél. d’épigr., p. 220, et Inscr. d’Algérie, n° 91, 185, 1525, 2871 ; C. I. L., t.. II, n° 1346.

[12] On trouvait encore du temps d’Hadrien des préteurs en Étrurie, des dictateurs dans le Latium (Spartien, Hadr., 19 ; cf. Borghesi, I, 490 ; VI, 315), et le duumvirat rappelait, par ses prérogatives, l’ancien consulat de Rome, avant la création de la censure et de la préture.

[13] Il y avait des tribuns du peuple à Teanum, à Venouse, à Pise. (Orelli-Henzen, n° 3145. 5985, 6218, 7145.)

[14] Comme à Genetiva Colonia, chap. CI.

[15] C. I. L., t. II, n° 1064. La division en centuries, qui était fondamentale à l’armée, avait été adoptée aussi pour quelques collèges d’artisans. Cf. Orelli, n°’ 4060, 4071, 4137, etc.

[16] Noct. Att., XVI, 13 : Populi Romani.... coloniæ quasi effigies parvæ simulacraque.

[17] Hæc lex in urbe hodie cesset.... Quod si in municipio contra hanc legem, magistratum aul sacerdotium quis petierit.... (Digeste, XLVIII, 14, 1.)

[18] Code Théodosien, XII, 5, 1.

[19] Ce que nous savons des formules des provinces et des lois municipales : règlements faits pour les Siciliens ; formule de la Bithynie rédigée par Pompée ; Table d’Héraclée et lex Rubria pour l’Italie ; lois de Salpensa, de Malaga et d’Osuna pour l’Espagne ; inscription explicative de l’organisation du cens dans les provinces, etc., rappelle des institutions ou des coutumes de Rome, « la commune patrie, comme disaient Modestinus (Digeste, L, 1, 33) et Cicéron (de Leg., II, 2, 5). Par exemple, on y trouve les prérogatives du président des comices, la distinction entre les sénateurs inscrits sur l’album et ceux qui siégent en vertu de leur charge, le rang assigné à chacun dans la curie, les magistrats désignés, l’intervalle de plusieurs mois entre l’élection et l’entrée en charge, la place des magistrats et des sénateurs au théâtre, les dispositions contre la brigue, le droit d’intercession et de délégation, le serment dans les cinq jours qui suivent l’élection, la dualité des charges, l’adjudication des travaux publics et de la ferme des revenus, l’obligation pour les magistrats élus de donner des jeux, etc., etc. four rédiger un statut nouveau, ou s’inspirait des statuts anciens ; parfois même on les copiait : le chapitre CIV des bronzes d’Osuna est évidemment emprunté à la lex Mamilia, et combien d’autres ont été pris aux lois Juliennes !

[20] C’est toutefois l’opinion de Mommsen (C. I. L., t. I, p. 125 et suiv.) et de Rudorff (Rœm. Rechtsg., 1, 34). Marquardt (t. IV, p. 66) dit encore de la lex Julia municipalis : Eine vollstændige und allgemeine, sowohl für die Hauplstadt selbst als für die italischen und ausseritalischen Municipien gellende Communalordnung, welche in der Kaiserzeil fortbestand. Les villes pouvaient-elles modifier leurs lois ? Les cités alliées, sans nul doute, mais les colonies etles municipes, qui recevaient leur charte de Rome, ne la modifiaient que de concert avec la puissance souveraine. Ainsi Arpinum changea le mode de votation dans ses comices (Cicéron, de Leg., III, 16). On peut voir dans les Verrines, au sujet des lois faites, pour les Siciliens, combien Rome mettait d’attention à consulter les coutumes et les désirs des peuples auxquels elle donnait des lois.

[21] Celles de Salpensa et de Malaga ont été écrites entre 81 et 84, celle d’Osuna date de César, mais fut publiée et peut-étre corrigée vers le même temps. Après avoir reçu de Vespasien le jus Latii, l’Espagne doit avoir eu à rédiger avec plus ou moins de changements ses législations municipales.

[22] Aulu-Gelle, XVI, 13. Une seule ville avait même parfois deux constitutions différentes, soit qu’elle eùt reçu deux colonies, cives novi et veteres, soit que les anciens habitants, municipes, pussent gardé leur charte et que les nouveaux, coloni, en eussent apporté une autre (Henzen, n° 6962). Cf. C. I. L., t. II, p. 501 : duplicem ordinem, duplicemque omnino rem publicam fuisse scimus compluribus oppidis, ut Pompeiis, Arretio, Valentiæ.

[23] Pline, Lettres, X, 114.

[24] Digeste, I, 3, 32.

[25] Digeste, XLVII, 12, 8, § 5. Ces lois particulières étaient encore en vigueur au troisième siècle, même plus tard. Toutefois, avant la fin du second siècle, Aulu-Gelle disait déjà : Obscura, obliterataque sunt municipiorum jura quibus uti jam per innotitiam non queunt. Ces mots jam non queunt indiquent que le mouvement qui allait faire tomber les lois municipales en désuétude ne faisait que commencer.

[26] Si lex municipii potestatem duumviris dedit ut.... nihil contra hujus legis tenorem rector provinciæ fieri patietur (Cod., VIII, 49, 1, et XI, 29, 4). Un livre de droit rédigé au cinquième siècle montre qu’au-dessous du droit romain il existait encore des coutumes locales, non seulement pour les poids et mesures, pour le calendrier, etc., mais encore pour des questions juridiques. (Bruns, Syrisches Rechtsbuch, passim, et Esmein, au Journal des Savants de mai 1380.)

[27] Toute la correspondance de Pline et de Trajan prouve que, même à cette époque, le gouvernement n’aimait pas encore à prendre des mesures générales d’administration. Par exemple, Pline demande à Trajan de rendre une ordonnance pour le Pont et la Bithynie ; l’empereur répond : .... In universum a me non potest statui.... sequendam cujusque civitatis legem puto (Pline, Lettres, X, 114). Au sujet des chrétiens, il lui avait de même répondu : .... Neque enint in universum aliquid, quod quasi certain formam habeat constitui potest (ibid., X, 98). Néron, sollicité par le sénat d’édicter un règlement sur l’état des affranchis, s’y était aussi refusé et avait répondu : Il faut examiner chaque cas qui se présentera. (Tacite, Annales, XIII, 137.)

[28] Pline, Histoires naturelles, III, 5.

[29] Herzog (Galliæ Narb. prov. Rom. Historia) y compte sept colonies romaines, trente-six villes latines, et Marseille, civitas fœderata, libera et immunis. Le jus Italicum, qu’on suppose avoir été créé par Auguste ou César, transformait le sol provincial en sol italique, ce qui donnait aux habitants le domaine quiritaire et l’exemption du tribut.

[30] Voyez pour l’Italie, chapitre XVII ; pour les provinces, chap. XXXIV.

[31] Le texte dit davantage : δίxαί δημοσίαι (Préc. polit., 10).

[32] Dans ce passage que j’emprunte à M. Gréard, Morale de Plutarque, p. 224-5, sont résumés divers endroits du traité des Préceptes politiques.

[33] Plutarque, Préc. Pol., 32.

[34] Plutarque, Préc. Pol., 32.

[35] Chap. XII. Cf. Orelli-Henzen, n° 2551, 3709, 6966, 7227.

[36] Cf. Appien, Mithridate, 59 ; Pausanias, VII, 16, 6. Cicéron a formulé nettement cette politique : .... ut civitates optimatium consiliis administrentur (ad Quint. fratr., I, 1, 8, 25) ; mais il y eut cette différence entre la république et le moyen empire, que l’une se contenta de se montrer favorable à l’influence des grands dans les cités, ce qui était une forme particulière de la vie municipale, et que l’autre fut peu à peu conduit à y supprimer toute vie.

[37] Dion, LVII, 20, et Pline, Panégyrique, 63, 64, 77. Cf. Vopiscus, Tacite, 7, où il montre les soldats et le peuple, milites et Quirites, ratifiant l’élection faite par le sénat ; plus tard encore l’élection de Gordien III faite par le peuple et imposée par lui au sénat.

[38] Au second siècle de notre ère, Justin (XXXIII, 2) dit de la Macédoine : .... leges, quibus adhuc utitur, a Paullo accepit ; Appien, des habitants de Brindes que Sylla leur donna άτέλειαν, ήν xαί νΰν έχουσιν (Bell. civ., I, 79).

[39] Orelli, n° 5701.

[40] Orelli, n° 2551.

[41] Lettres, X, 110 : .... bule et ecclesia consentiente.

[42] .... τοϊς ψηφίσμασι τής τε Βουλής xαί τώ δήμου (C. I. G., n° 2927). De même à Tarse, et en mille autres lieux, on trouve ή Βουλή xαί ό δήμος.

[43] C. I. G., n° 5161.

[44] C’est du moins ce que l’on peut conclure d’une inscription du temps de Caracalla, recueillie par M. L. Renier à Jomnium (Inscr. d’Alg., n° 4070), où un duumvir mentionne son élection par l’Ordo, ce qu’il n’eût point fait si c’eût été la coutume. A Tergeste, sous Antonin, on entrait à la curie per ædilitatis gradum (Orelli-Henzen, n° 7168). L’usage des assemblées publiques était encore si bien conservé au milieu du second siècle, que Plutarque, dans les conseils qu’il donne pour parvenir, recommande de n’apporter devant la multitude qu’une parole méditée. (Prés. pol., 6.)

[45] Code Théodosien, XII, 5, 1 : .... nominatio candidatorum populi suffragiis.

[46] Cf. Orelli-Henzen, n° 5171 : ordo et universus populus ; n° 5185 : dec. aug. et plebs ; n° 7170 consensu plebis ; n° 1770 : dec. et liberis earum, sev. aug., plebei univers ; à Gaëte, sous Hadrien, .... rogatus ab ordine, pariter et populo.... (n° 3817). Cf. n° 5882, 4020, etc., etc. Pour Ancyre et Pessinunte, voyez Perrot, de Galatia, p. 147 et suiv. ; pour Palmyre : Βουλή xαί δήμος ; cf. Letronne, Recherches sur l’admin. égyptienne, p. 268, et de Vogüé, Inscr. sémitiques, p. 18.

[47] Orelli-Henzen, n° 3700, 6966. 6977, 7227, 7276, et toutes celles auxquelles Henzen renvoie dans son Index, p. 169. Quand la nouvelle de la mort de C. César (an 4 de J.-C.) arriva à Pise, la colonie, alors en pleine crise électorale, n’avait pas de magistrats, propter contentiones candidatorum. Les détails du deuil public furent arrétés per consensum omnium ordinum. (Wilmanns, 885, et Lupi, i Decreti della colonia Pisana.)

[48] Lex Malacitana, art. 51-59.

[49] .... si turbam suffragiorum causa conduxerit.... [Sent., V, 30 (A)].

[50] Le nombre des fragments des anciens jurisconsultes insérés au Digeste n’est que de 586 ; Ulpien en a fourni 2462, Paul 2084. Cf. Puchta, Cursus der Institutionen, t. I, p. 431-477.

[51] Autre exemple du silence du Corpus jures au sujet d’une ancienne institution : il ne nomme pas une seule fois les Augustales, que les inscriptions nous prouvent avoir occupé une place considérable dans la société du haut empire, mais qui avaient disparu deux siècles avant Justinien.

[52] Paul, Sent., V, 51, 1.

[53] Digeste, II, 1, 12.

[54] En Espagne, on comptait, au temps de Pline, cinq cent treize villes, et il n’y avait que quatorze conventus juridici, un pour trente-sept, où le gouverneur tenait chaque année ses assises durant quelques jours. En France, où les tribunaux sont permanents, nous avons un juge de paix par canton, un tribunal de première instance par arrondissement, des tribunaux de commerce et moitié plus de cours d’appel (26) que l’Espagne n’avait de conventus.

[55] Liv. IV, p. 181. Marseille avait avec Rome un traité d’alliance, fœdus æquo jure percussum (Justin, XLIII, 5). Les socii populi Rom. n’étaient pas dispensés de certaines prestations stipulées au traité : soldats, navires, matelots, etc., hébergement des magistrats romains de passage par leurs villes, etc. Strabon (VIII, 365) dit des Lacédémoniens : έμειναν έλεύθεροι, πλήν τών φιλιxών λειτουργιών άλλο συντελποΰντες ούδέν. Le sénatus-consulte eu faveur des Chiotes (C. I. G., n° 2222), le plébiscite de l’an de Rome 682 pour Termessus major (C. I. L., t. I, p. 994), sont aussi explicites. Cicéron avait dit (Verrès, II, 66, 160) : Taurominitani.... qui maxime ab injuriis nostrorum magistratuum remoti consuerant esse præsidio fœderis. Cf. Id., de Prov. cons., 3, 6 :.... omitto jurisdictionem in libera civitate contra leges senatusque consulta ; Id., in Pison., 16 : lege Cæsaris justissima atque optima [multis sen. cons. dans le pro Domo, 9) populi liberi plane et vere liberi. Dans le pro Balbo (16, 35-36), à propos de Gadès qui était fœdere inferior, il célèbre cette politique qui avait su combiner les droits du peuple suzerain avec l’autonomie du peuple vassal.

[56] At fiunt apud nos rei ex civilatibus fœderalis et in cos damnatos animadvertimus (Digeste, XLIX, 15, 7, § 1). Cf. Cicéron, in Pison, 16, 37.

[57] .... Quin nobis æterni sint (Digete, ibid.). Suétone (César, 23) et Tacite (Ann., XV, 45) parlent de même. Festus est plus explicite encore (p. 218) : cum populis liberis et cura fœderatis et cum regibus postliminium nobis est ita, uti cum hostibus. Aussi un exilé pouvait être reçu dans une ville fédérée. Cf. Polybe, VI, 14, 8 ; Tacite, Ann., IV, 43. Du reste celle indépendance ne doit s’entendre que de l’administration intérieure. Si les peuples alliés ne faisaient point partie de la province, ils faisaient partie de l’empire, et, au point de vue politique, ils étaient soumis au prince ou à ses représentants. Kuhn (Die städt. und büsgerl. Verfam. des Röm. Reichs, t. II. p. 26 et 290) compare les villes libres et fédérées de l’empire aux cantons suisses et aux États de la Confédération du Rhin dont Napoléon appelait les habitants ses sujets.

[58] Cicéron, pro Balbo, 97, et Tacite, Annales, III, 55.

[59] Tacite, Annales, IV, 33, dans l’affaire de Volcatius Moschus.

[60] Roma quæ Achæis, Rhodiis et plerisque urbibus claris jus integrum libertatemque cum immunitate reddiderat (Sénèque, de Ben., V, 16). Cf. Pline, Hist. nat., V, 29. On connaît, dans la province d’Asie, dix-huit villes libres, et on ne les connaît pas toutes.

[61] Lettres, X, 95.

[62] Nîmes était cité latine, et, à cause de cela, δίά τοΰτο, n’était pas soumise τοίς προστάγμασι τών έx τής ‘Ρώμης στρατηγών (Strabon, IV, 1, 12). Cicéron dit même : Gaditan, id est fœderati (pro Balbo, 24). Toutefois le gouverneur devait, comme le préteur en Italie, exercer dans les cités latines les droits supérieurs de l’imperium pour les cas réservés dont il sera question plus loin.

[63] D’après le passage classique d’Aulu-Gelle, XVI, 15 : Municipes sunt cives Romani ex municipiis, legibus suis et suo jure utentes, muneris tantum cum populo Romano honorari participes.... nullis aliis necessitatibus, neque ulla populi Romani lege astricti.

[64] Magis obnoxia, minus libera (Aulu-Gelle, WVI, 15).

[65] Aulu-Gelle dit des colonies : .... jura, institutaque omnia populi Romani non sui arbitrii, habent (XVI, 13).

[66] Lex Julia, lin. 117-118, ap. C. I. L., t. I, p. 120. Ulpien disait encore au troisième siècle : Jus dicentis officium latissimum est. Nam et bonorum possessionem dare potest, et in possessionem mittere, pupillis non habentibus tutores constituere, judices litigantibus dare (Digeste, II, 1, 1. Cf. ibid., II, 1, 3).

[67] Die Gerichtbarkeit der Duumvirn erstreckt sich auj alle Civilsachen ohne Einschrænkung (Bethmann-Hollweg, Civilprozess, t. II, p. 23). C’est aussi l’opinion de Puchta (Cursus der Institutionen, § 90, p. 395 ; Unbeschrænkte Rechlspflege, de Keller, édit. Capmas, p. 6-7, etc.).

[68] Lex Rub., chap. XXII, quæ res non pluris HS XV millia erit. Savigny (Hist. du droit rom. au moyen âge, t. I, p. 51 de la trad. fr.) dit : Dans certaines affaires, la juridiction du duumvir était illimitée et l’exécution sur les biens pouvait être poursuivie. C’est aussi l’opinion de Mommsen (C. I. L., t. I, ad leg. Rubr., p. 118). Nos tribunaux civils ne jugent en dernier ressort que jusqu’à 1500 francs en matière personnelle et mobilière, et jusqu’à 60 francs de prix de bail en matière réelle immobilière. Lorsque l’objet du procès est d’une valeur supérieure, ils ne jugent qu’en premier ressort. L’art. 69 de la lex Mal. paraît avoir aussi fixé une limite pour le judicium pecunim communis. Malheureusement le texte manque au point le plus important.

[69] Quelque idée politique qui nous échappe se cache sans doute sous cette disposition. Ne se pourrait-il pas que les dettes ayant été un des grands soucis de Rome républicaine, le sénat ait voulu prévenir, dans les villes rattachées à sa fortune, les agitations dont la capitale avait été troublée par un règlement qui ne laissait aux magistrats des cités comprises dans l’agro Romano que la décision en matière de créance des procès de peu d’importance. Quand l’Italie devint terre romaine, cette disposition lui aura été appliquée avec le respect religieux des Romains pour les anciennes prescriptions ; elle l’aura été, par le même motif, aux colonies romaines d’outre-mer, puis à tout l’empire, à l’époque où tout l’empire eut le droit de cité. Cette limitation, au lieu d’être une atteinte à l’autorité des officiers municipaux, serait alors un privilège des citoyens romains : celui de n’être jugés en matière de dettes considérables que par le préteur de Rome ou par celui qui le représentait dans les provinces, comme, en cas d’accusation criminelle, ils n’étaient justiciables que du gouverneur, avec le droit d’en appeler au prince. Cette interprétation semble autorisée par la lex Sempronia, qui, pour diminuer les maux de l’usure, prescrivit ut cum sociis ac nomine Latino pecuniæ creditæ jus idem quod cum civibus (Tite-Live, XXXV, 7, ad ann. 561 U. C.).

[70] Ainsi Marquardt, Handbuch, t. IV, p. 67.

[71] Sent., V, 5e, 1. D’après un fragment de loi municipale (67 av. J.-C. ?), trouvé aux environs d’Este en 1880 ; le duumvir pouvait, dans les actiones famosæ, délivrer une formule et donner un juge ou un arbitre, lorsque l’intérêt en jeu ne dépassait pas 10.000 sesterces, et que le défendeur y consentait. Esmein, au Journal des Savants, 1881, p. 123.

[72] Art. 65 : … jus dicito, judiciaque dato. Voyez note 66, le commentaire d’Ulpien sur les pouvoirs du jus dicentis. Sur la division du procès en deux parties : la procédure in jure par-devant le magistrat investi de la juridiction, qui fixait l’objet du débat et marquait la marche à suivre, et la procédure in judicio par-devant les juges qu’il chargeait d’entendre l’affaire et de prononcer la sentence. Voyez de Keller, De la procédure civile chez les Romains, § 1, trad. Capmas.

[73] Regiones dicimus finira quarum fines singularum coloniarum aut municipiorum magistratibus jus dicendi coercendique libera potestas (Siculus Flaccus, Gromat. Vet., édit. Lachmann, I, p. 135). Cf. le curieux passage de Strabon sur l’élection par le corps lyciaque des magistrats et des juges (XIV, 3, 3).

[74] Au troisième siècle, Paul disait encore d’une manière générale : Apud magistralus munic., si habeant legis actionem, emancipari et manumilti potest (Sent., II, 25, 4).

[75] Lex Mal., 69.

[76] Vespasien chargea son procurateur en Corse de fixer les limites de deux communes et lui envoya à cet effet un géomètre, mensorem (Orelli, n° 4051) ; Trajan fait même chose en Macédoine (C. I. L., t. III, 591), Hadrien en Thessalie (ibid., 586), en Thrace (ibid., 749) ; Claude, dans le Tyrol (cf. la curieuse Table de Clés trouvée en 1869, édit. Dubois). La république avait agi de même. Cf. Orelli-Henzen, n° 5114 et 5115.

[77] Bethmann-Hollweg (t. I, § 18, p. 41) dit des villes latines et fédérées : .... genossen sic übrigens vollkommene Autonomie, also eigne Gesetzgebung und Gerichte. Cf. id., t. II, p. 21 et suiv. C’est aussi le sentiment de Kuhn. Les villes stipendiaires, qui étaient les plus nombreuses, restaient, il est inutile de le dire, bien qu’elles eussent leurs lois propres et une certaine juridiction, soumises à la surveillance et aux ordres des gouverneurs. L’édit de Cicéron pour son gouvernement de Cilicie (ad Atticus, VI, 11, 15) montre à combien d’affaires s’appliquait, dans ces villes, l’autorité proconsulaire.

[78] Modica casligatio (Digeste, II, 1, 12). Au sujet des amendes, voyez plus loin.

[79] Pro Cluentio, 64-66. Autre exemple à Catane. Cf. Cicéron, Verrines, IV, 45.

[80] Appien, Bell. civ., IV, 28. Cf. Tite Live, VII, 17, où deux colonies veulent punir de mort ceux de leurs citoyens qui ont pris part à une guerre contre Rome. Je ne cite pas l’exemple de Marius, qui, proscrit, pouvait être tué partout.

[81] Cicéron, pro Cluentio, 6. Polybe (VI, 13) montre le sénat de son temps déjà en possession de juger ces crimes, en quelque lieu de l’Italie qu’ils eussent été commis.

[82] Mixtum et merum imperium.... Merum est imperium habere gladii potestatem in facinoros homines. Cf. Ulpien, au Digeste, II, 1, 3.

[83] Appien montre (Bell. civ., IV, 28) les habitants de Minturnes allant à la chasse des bandits sur leur territoire.

[84] Pline, Lettres, X, 30. Ces esclaves publics étaient dans une condition particulière : ils pouvaient posséder et même tester : Sevvus publicus populi Romani partis dimidiæ testamenti faciendi jus habet (Ulpien, Reg., XX, 16).

[85] Art., XVI, 22-23.

[86] Le seul Évandile de saint Jean contient cette réserve, mais les quatre récits l’impliquent.

[87] Saul est ici, dit un chrétien de Damas, avec pouvoir, de la part des princes des prêtres, de faire prisonniers tous ceux qui invoquent le nom de Jésus. (Actes, II, 1, 2 et 14.)

[88] Actes, XXIII et XXIV.

[89] Cicéron dit, au de Legibus, III, 3 : Quum magistratus judicassit, inrogassituo, per populum mulclæ, pœnæ certatio esto [Quand le magistrat aura prononcé sa sentence, c'est devant le peuple que doit être discutée l'amende ou la peine infligée]. Est-ce d’après ce principe que le procurateur de Judée, représentant de l’empereur, c’est-à-dire du peuple romain, fixe la peine et ordonne l’exécution ?

[90] Tacite, Ann., II, 55. Le crimen de falso était un des crimes.qui, en Italie, ressortissaient à une des quæstiones perpetuæ. Cicéron rappelle une sentence d’exil prononcée à Athènes (Tusc., V, 57, 108) ; Démonax y fut accusé d’impiété (Lucien, Dém., 11). Dion, dans son discours sur la Vie champêtre, montre, dans une ville de l’Eubée, une assemblée devant laquelle on accuse un habitant de l’île. D’après le décret fameux d’Hadrien sur l’exportation des huiles de l’Attique, les petites infractions sont jugées par le sénat, les grosses par le peuple (C. I. G., n° 575). Si le procès des Athéniens contre Hérode Atticus est porté devant l’empereur (Philostrate, Vie d’Hérode), c’est qu’Hérode était sénateur romain.

[91] Asconius, in Milon., p. 54.

[92] Cicéron, Verrines, II, 37.

[93] Plutarque, Cimon, 1 et 2.

[94] .... ob honorem quinq. spectaculum glad. triduo dedit et noxeos quattuor (Mommsen, Inscript. Neapol., n° 6036).

[95] Philon, in Flacc., trad. Delaunay, p. 251 et suiv.

[96] Discordite quæ.... jam per arma atque acies exercebantur (Tacite, Histoires, IV, 50).

[97] Métamorphoses, lib. IX, sub fine, et X, initio. Plutarque (Préc. pol., 19) parle d’un certain Petreus brûlé vif par les Thessaliens, mais sans dire si ce fut à la suite d’un jugement ou d’une émeute.

[98] L’ordonnance de Moulins, rédigée par l’Hôpital, le leur reconnaît encore, et Loyseau s’en étonne (Traité des seigneuries, chap. XVI, § 80). — Sous le régne de Charles II, pour en finir avec les maraudeurs écossais, les magistrats du Northumberland et du Cumberland furent autorisés à lever des compagnies de gens armés, et il fut pourvu à cette dépense au moyen de taxes locales. (Macaulay, Hist. d’Angl., chap. III.) Un même mal nécessitait, au premier siècle de l’empire, le même remède.

[99] Saturninus, au Digeste, XLVIII, 19, 16, § 9.

[100] Art. 105. Je sais bien que Polybe (VI, 37, 8) se borne à dire du tribun : xύριός έστι xαί ζημιών ό χιλίαρχος xαί ένεχυραζων xαί μαστιγών ; mais ce sont les droits du temps de paix. En campagne, en face de l’ennemi, un tribun à la tête d’un détachement isolé pouvait être forcé par les circonstances d’user du jus gladii, comme en pareil cas le ferait chez nous un colonel, mème un capitaine. Tacite (Ann., I, 38) raconte que M. Ennius, simple préfet du camp, fit tuer deux vexillaires pour prévenir une sédition, et déclara qu’il traiterait en déserteurs ceux qui ne le suivraient pas, bono magis exempto quam concesso jure, dit-il. Le préfet du camp n’était souvent qu’un primipilaire. (Orelli, n° 3449, 3509, etc.)

[101] Belhmann-Hollweg (op. cit., t. II, p. 24) reconnaît aux duumvirs italiens, après la lex Julia, la juridiction criminelle entière, sauf pour les crimes punis par les lois cornéliennes et dont, avant elles, le sénat connaissait (voyez, p. 361, n° 1, la citation de Polybe). Les quæstiones perpetuæ héritèrent d’abord de cette juridiction, qui passa, sous l’empire, aux préfets de la ville et du prétoire et aux consulaires des diverses régions. On lit au Digeste, I, 18, 10-11 : Omnia provincialia desideria quæ Romæ varios judices habent ad officium présidium pertinent. Suivant Gaius (Comm., I, 6), le gouverneur a, dans sa province, la même juridiction que les deux préteurs dans la ville.

[102] La célèbre inscription de l’autel d’Auguste à Narbonne (Orelli, n° 2489) porte que ce prince judicia plebis decurionibus conjunxit ; le fait n’a pu être isolé. D’après une autre interprétation, Auguste aurait simplement adjoint aux décurions, pour les jugements, un certain nombre de plébéiens, comme il avait fait à Rome, en créant la décurie des Ducénaires.

[103] Bronzes d’Osuna, chap. CXXV. L’imperium, qui, à Rome, était conféré par une loi curiate, avait été donné aux magistrats de la colonie jussu C. Cæsaris dict. Quant aux personnes désignées au chapitre CXXVII, je crois qu’il s’agit de magistrats romains de passage à Genetiva ou venus dans cette colonie pour y juger les cas réservés ; l’hypothèse présentée à ce sujet par Mommsen semble donc inutile.

[104] Plutarque, blâmant une tendance, qui se montrait déjà de son temps, de recourir aux gouverneurs, même pour les petites affaires, ajoute que c’est enlever ainsi toute autorité au sénat, au peuple, aux tribunaux et aux magistratures. (Préceptes Polit., 19.) Pourtant il recommande à son homme d’État le recours au magistrat romain pour les procès scandaleux qui pourraient troubler la ville, afin d’ôter aux auteurs de la proposition le désir d’y persévérer, en les obligeant à aller la soutenir au loin. (Ibid., 25.)

[105] Mandata jurisdictione. Il en est longuement question au Digeste, I, 21, 1, et II, 1, 16-17. La juridiction dérivant d’une loi, d’un sénatus-consulte ou d’une constitution impériale, ne pouvait être déléguée, à moins d’absence, si abesse cœperit ; quæ vero jure magistratus compelant, mandari possunt. J’ai souvent entendu dire à notre prince, écrit Julianus, que le gouverneur n’est pas forcé de juger lui-mème. C’est à lui d’examiner s’il suivra le procès ou s’il donnera un juge. (Digeste, I, 18, 8-9.) Voyez l’organisation judiciaire à Rome, hors de l’Italie, les juges désignés par le gouverneur étaient pris parmi les membres du conventus et parmi les notables de la province, c’est-à-dire parmi les décurions et les duumvirs, in albo decurionum, dit Keller (édit. Capmas, p. 41). Cette forme de procédure, judicium privatum, dura longtemps, mais le jugement extra ordinem finira par devenir la règle ; au temps de Dioclétien, cette révolution sera accomplie.

[106] Amplissimum jus (Gaius, Comm., I, 6).

[107] Au civil et au criminel. Voyez l’énumération faite par Cicéron (ad Atticus, VI, 1, 15). Claude avait même donné aux gouverneurs la juridiction spéciale des fidéicommis. (Cf. Suétone, Claude, 25 ; Gaius, II, 278.) Le titre de Officio præsidis, au Digeste (I, 18), n’est applicable, pour les deux premiers siècles, qu’aux villes stipendiaires.

[108] Les Préceptes politiques et Si les vieillards doivent prendre part au gouvernement.

[109] Πολίεως xαί Άγοραίου τίμας Δίος (Si un vieillard, 17, et Préc. polit., 26, 7). Dans le de Superst., 5 et 7, il énumère, entre autres maux, un échec auprès du peuple.

[110] Dans la colonie d’Apulum (Carlsbourg), le corps sacerdotal était formé d’un pontife, d’un augure, d’un flamine, d’un aruspice et des auguslaux (C. I. L., t. III, p. 483). A Genetiva (chap. XCI), les pontifes et les augustaux étaient élus comme les décurions. A Vienne, le flamine était nommé par la curie (Henzen, n° 5906, et Herzog, n° 504, 518). Le sacerdoce dans les municipes et les colonies était perpétuel, et il semble, d’après certaines inscriptions, que la dignité de pontife l’emportait en dignité sur celle de flamine et d’augure. Dans l’inscription d’Orelli n° 2298, la charge d’aruspice est tenue par un affranchi déjà sevir Aug. ; elle était donc d’ordre inférieur. Celle de flamine était aussi donnée aux femmes : Flaminica Aug., Heræ, etc.

[111] Voyez plusieurs exemples de ces associations dans Herzog, op. cit., p. 252.

[112] Orelli, n° 956. Une de ces inscriptions du temps de Trajan (C. I. L., V, 875) porte : .... ut incolæ muneribus nobiscum fungantur.

[113] C. I. L., t. II, 759.

[114] L. Renier, Inscriptions d’Algérie, n° 2296 et 2529-30.

[115] L. Renier, Inscriptions d’Algérie, n° 2972-73, 2325, etc. Cf. Mommsen, Hermès, t. I, p. 65 et suiv.

[116] Perrot, Mémoire d’archéologie, p. 174.

[117] Cette pentapole devint hexapole après Hadrien par l’adjonction d’une sixième ville. (Perrot, Mémoire d’archéologie, p. 192 et 447.)

[118] D’après Polybe (VI, 13, 4), la juridiction du sénat sur l’Italie s’exerçait pour des cas parfaitement déterminés : trahison, conjuration, meurtre, empoisonnement, et pour d’autres qui, au contraire, étaient fort vagues. L’administration impériale avait certainement conservé ces habitudes de l’administration républicaine. C’étaient les cas royaux de notre ancienne monarchie. Ainsi, en vertu d’un droit domanial ou de haute police, le sénat dans ses provinces, l’empereur dans les siennes, concédaient à des particuliers le privilége d’ouvrir des marchés publics qui se tenaient deux fois par mois. (Frontin, dans les Gromatici de Lachmann, p. 53 ; Pline, Lettres, V ; 4 ; Suétone, Claude, 12 ; Digeste, L, II, fr. 1, et Cod., IV, 60. Cf. L. Renier, Inscr. d’Alg., n° 4111, Wilmanns, Ephem. epigr., t. II, p. 274.) En vertu du même droit, le sénat avait fixé l’intérêt de l’argent à 4 pour 100 par mois en Cilicie, et Cicéron, ignorant ce sénatus-consulte, l’avait mis à 1 pour 100. (Ad Atticus, V, 21.)

[119] Comme Pline fut envoyé en Bithynie et Maxime en Achaïe, ad ordinandum statum liberarurn civitatunt (Lettres, VIII, 24). (Cf. L. Renier, Inscr. d’Alg., n° 1812.) Wescher (Delphes, p. 22-25), Orelli-Henzen, en citent d’autres exemples (n° 2275, 6450, 6483-4, 6506). Toutefois ces missi dominici étaient envoyés pour corriger les abus, non pour supprimer les anciennes libertés. Trajan le dit expressément à Pline : .... sciant hoc, quod inspecturus es, ex mea voluntate, salvis quæ habent privilegiis, esse facturum (Pline, Lettres, X, 57), et Pline le répète à Maxime (VIII, 24).

[120] A Beyrouth, la curie était subdivisée en trentaine. (L. Renier, Bibl. de l’École des hautes études, t. XXXV, p. 302.) Certaines villes avaient même la division romaine en seniores et en juniores ; ainsi à Lambèse. (L. Renier, Inscr. d’Alg., n° 1525, 3096, etc.) Il est probable qu’il y avait aussi des classes déterminées par le cens (cf. Cicéron, in Verrès, II, 55) et une des questions faites au candidat prouve que des précautions avaient été prises, comme dans la Rome républicaine, pour annuler le vote du pauvre.

[121] Cette disposition ne laisse plus de doute sur l’authenticité du passage tant controversé de Tite-Live, XXV, 3 : .... ubi Latini suffragium ferrent.

[122] Au chapitre VIII, où sont énumérés les cas d’indignité pour le décurionat, avec une amende de 50.000 sesterces au profit du peuple, prononcée contre ceux qui se présentent aux suffrages lorsqu’ils sont dans un des cas prévus.

[123] Lex Malac., 54.

[124] Bronzes d’Osuna, chap. XCI. La lex Julia (chap. VI), la lex Pompeia pour la Bithynie et celle que Claudius Pulcher donna à Halèse (Cicéron, in Verrès, II, 2, 49) en exigeaient trente ; Callistrate dit qu’en cela on suit la coutume du lieu, lex cujusque loci (Digeste, VI, 5, § 1).

[125] Lex Malac., 57 et 60, et Bronzes d’Osuna, chap. XCI. Les prædes étaient soumis à toute la rigueur de l’exécution sans jugement, ce qui constituait une forme d’obligation très commode et très sûre pour le municipe, très dure pour le débiteur. (P. Dareste, des Contrats d’État en droit rom., p. 56.)

[126] On voit qu’à Malaga, comme en Bithynie, il y avait des gens qui inviti fiunt decuriones. Ulpien répète indirectement la même chose au Digeste, L, 2, 2, § 8, et Papirius lustus cite à ce sujet un rescrit de Marc Aurèle (ibid., L, 1, 39, 6). Cela ne veut pas dire qu’au premier et au deuxième siècle on fuyait déji les fonctions municipales. Quelques-uns les évitaient, comme on s’y refuse souvent chez nous, par désir du repos ou dédain de la popularité ; d’autres, pour ne pas y risquer leur fortune. Ainsi, sous Tibère, un Alexandrin se plaint, à cause de l’insuffisance de son bien, qu’on lui impose l’intendance du gymnase. (Philon, in Flacc., trad. Delaunay, p. 247.) Mais la participation des riches à l’administration de la cité était une nécessité, à raison des obligations onéreuses que les magistratures imposaient, et la loi avait dû prévoir l’abstention de ceux qui ne voulaient pas remplir le devoir civique, munus capere. Du reste, les grandes sévérités sont du temps où le christianisme fit le vide dans les curies, parce que l’on ne pouvait dire à la fois chrétien et magistrat assistant aux rites du paganisme. On a remarqué que, dans le haut empire, les conditions d’aptitude au décurionat étaient nombreuses ; les causes d’excuse, rares ; les exemptions, peu recherchées. (Houdoy, de la Condition des villes chez les Romains, p. 247.)

[127] .... ut de plano recte legi possint (Lex Malac., 51). Ce droit du président de proposer des candidats aux charges municipales était encore une vieille coutume romaine, et il prépara celui qu’auront plus tard les curies de faire elles-mêmes les nominations, le peuple n’ayant plus qu’à confirmer l’élection par ses acclamations.

[128] Lex Julia, chap. X.

[129] Pline, Lettres, X, 83.

[130] Digeste, L, 1, fr. 38.

[131] Digeste, L, 2, fr. 2 et 7.

[132] Bronzes d’Osuna, chap. CXXXII.

[133] D’après la loi Tullia, portée à Rome par Cicéron, ces interdictions duraient deux ans, autant que la petitio.

[134] Lex Malac., 53.

[135] Orelli, n° 5079, et lex Salp., chap. XXIV.

[136] A moins que la curie n’eût décidé qu’il en serait ainsi, duumviratas gratuitus datus a decurionibus (Mommsen, Inscr. Neap., n° 2096 et beaucoup d’autres) ; mais cette gratuité était la récompense de grands services on de libéralités antérieures qui en promettaient d’autres pour l’avenir. Sur l’honorarium, voyez L. Renier, Archives des Missions, t. III, p. 319.

[137] Une foule d’inscriptions mentionnent cet usage. M. L. Renier en a recueilli un grand nombre en Numidie et dans les deux Maurétanies. Cf. Pline, Lettres, X, 113, 114, et Fronton, ad Amic., II, 6, qui, tout en parlant des sommes dépensées par Volumnius pour obtenir le décurionat, montre que cette charge était encore, au temps de Marc-Aurèle, fort recherchée, puisqu’on l’achetait très cher et qu’on était désolé de la perdre. Voyez, au Digeste, le titre de Sollicitationibus, où il est traité des dons gratuits des magistrats.

[138] Henzen, n° 6001. Cf. Pline, Lettres, I, 48. A Diana, la dignité de flamine coûtait 10.000 sesterces ; à Lambessa, 4.000 ; à Verecunda, 2.000 (L. Renier, Inscr. d’Alg., ad hæc nom.). A Pompéi, on dépensait 10.000 sesterces pour le duumvirat (Mommsen, Inscr. Neap., n° 2578) ; pareille somme était payée à Cirta pour chacune des trois magistratures d’édile, de triumvir et de quinquennal. (L. Renier, 1852, 1835-6.)

[139] Apulée, Métamorphoses, I, ad fin.

[140] Consensus plebis, à Tuficum (Orelli-Henzen, n° 7170) ; à Narbonne (n° 2489). Les cenotophia Pisana montrent le peuple de Pise rendant un décret en faveur des petits-fils d’Auguste.

[141] Cf. Orelli, à Histonium (n° 2605) ; à Arretium (n° 2182) ; à Sassina (n° 2220) ; à Bénévent (n° 3763), etc., etc. Les Bronzes d’Osuna (chap. CXXXIV) interdisent aux magistrats en charge de solliciter de la curie ces témoignages d’honneur.

[142] Voyez plus haut ; de même à Bantia, Tab. Bantina, § 5, mais cette loi est ancienne, probablement du temps des Gracques.

[143] Orelli, n° 139 et passim.

[144] Ainsi à Capoue, d’après la loi agraire de Rullus (Cicéron, de Lege agr., II, 35). D’après une opinion rapportée par Pomponius, les décurions avaient été, à l’origine, la dixième partie des colons fondateurs de la colonie (Digeste, L, 16, 259, § 5).

[145] Décret des décurions de Tergeste, vers l’an 150 après J.-C. Wilmans, n° 693 : .... prout qui meruissent vita atque censu per ædilitatis gradum in curiam nostram admitterent.

[146] Pline, Lettres, I, 19 ; et, peut-être, Catulle, XXIII.

[147] Digeste, L, 27, § 2. Le texte est de Paul. Celui qui n’est pas décurion, dit-il, ne peut devenir duumvir, parce que les plébéiens sont exclus des honneurs du décurionat. Voilà le droit du troisième siècle. La Table d’Héraclée, au contraire, montre, au chapitre X, que c’était par le duumvirat que, suivant l’ancien usage, on parvenait à la curie. Il en était de même à Rome pour le sénat, où l’on entrait par les charges que le peuple avait données (cf. Cicéron, pro Cluent., 55-6).

[148] Cicéron, de Lege agr., II, 35 ; Orelli, n° 108, 3448, etc. ; de Boissieu, Hist. de Lyon. Le nombre des décurions dut s’accroître quand l’assemblée populaire disparut. La lex Julia Mun. maintenait au même chiffre le nombre des sénateurs, en n’autorisant de nouvelles nominations que pour remplacer les morts ou ceux qui avaient été exclus après condamnation.

[149] Hulin, die Stædt. Verfass., I, 247, et Orelli-Henzen, n° 4031, 6999. La Table d’Héraclée (chap. V) interdit de dépasser le nombre prescrit.

[150] Lex Malac., passim. L’inscription d’Orelli n° 3796 porte : vir patribus et plebi gratus ; et Orelli ajoute : Decuriones.... patres videntur se interdum vocasse. Cf. Cicéron, in Verrès, II, 49, la Table d’Héraclée (lin. 85-86) et l’Index d’Orelli-Henzen.

[151] Voyez l’album de Canusium (Inscr. Neap., n° 635).

[152] Orelli, n° 3768 et 3765.

[153] Ornamenta decurionatia (L. Renier, Inscr. d’Alg., 1529 ; Henzen, n° 7006, 6328, 6111, 5231, etc.).

[154] Bronzes d’Osuna, chap. CXXVI et CXXVII.

[155] On trouve dans les inscriptions quantité de provinciaux appelés aux charges d’État et au sénat de Rome après avoir obtenu tous les honneurs dans leur cité. Cf. Orelli-Henzen, n° 2258, 5317 ; Wilmanns, 1169, etc.

[156] Quod semet ordo decrevit non oportere id rescindi ; mais il ajoutait : nisi et causa, id est, si ad publicam utilitatem respiciat rescissio prioris decreti (Digeste, L, 9, 5). Voici en présence, dans cette seule phrase, l’ancien droit des libertés municipales et le droit nouveau, qui allait prévaloir, de l’absolue dépendance des municipes.

[157] Lex Malac., 63, 67, 68.

[158] Lex Malac., 62, 63, 64.

[159] Herzog, 504, 518.

[160] Ambitiosa decreta decurionum rescindi debent (Ulpien, au Digeste, L, 9, 4, et Cod., 1, 46, 2). C’est la pensée du rescrit d’Hadrien.

[161] Lex Salp., 29.

[162] Lex Salp., 28.

[163] M. Giraud (Bronzes d’Osuna, p. 12) estime que la loi de 1836 n’a pas mieux fait pour nos chemins vicinaux que le règlement d’Osuna (chap. LXLVIII). La prestation ne devait point dépasser, par an, cinq journées de travail pour un homme pubère (de quatorze à soixante ans) et trois journées pour chaque attelage de chariot. Le chapitre LXLIX contient une loi d’expropriation pour cause d’utilité publique. Ce texte me parait trancher la question si souvent débattue au sujet de l’expropriation chez les Romains. Le respect absolu de la propriélé quiritaire était le principe ancien (Cicéron, in Rull., I, 5 ; de Off., II, 21, et l’édit de Venafrum, Orelli-Henzen, n° 6428) ; aussi Lic. Crassus put s’opposer au passage d’un aqueduc public à travers sa propriété (Tite-Live, XL, 51). Mais l’idée de l’État et des droits que ses besoins lui créaient devint si grande, que la régie dut fléchir, méme à Rome. (Cf. Revue de lég., 1860, p. 97, et P. Dareste, op. cit., p. 40.) Hors d’Italie, le peuple romain ayant sur le sol provincial le domaine éminent, l’empereur poueail exproprier sans indemnité (Digeste, XXI, 2, 11, pr., et VI, 1, 15, § 2). Quant aux cités dont les travaux publics étaient si considérables, elles n’auraient pu les accomplir si la prescription d’Osuna n’eût été générale. Ulpien montre (au Digeste, VIII, 4, 13, § 1) qu’à côté du principe il y avait la coutume, et l’on doit conclure de Frontin qti il était payé une indemnité.

[164] Lex Malac., chap. LXVI.

[165] Bronzes d’Osuna, Chap. LXLVI.

[166] Voyez aux Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXIX, 2e partie, mon mémoire sur les Tribuni militum a populo.

[167] Digeste, L, 4, s, § 15.

[168] Senatum habere, sententiam rogare, ire jubere, sinere, etc. Les habitants d’Aritium font serment de poursuivre sur terre et sur mer, armis bello internecivo, par une guerre d’extermination, les ennemis de Caligula. Serment intéressé, mais qui prouve que ce peuple avait des armes et aurait pu sortir en guerre comme les gens d’Osuna.

[169] Ainsi à Venafrum : .... cum non minus quam duæ partes decurionum adjuerint (Édit d’Auguste, in Henzen, n° 54281 ; à Malaga, sous Domitien (chap. LXI, LXIV, etc. Cf. Digeste, III, 4, 3 et 4 ; L, 9, 4, et Cod. Théod., XII, 4, 84).

[170] Dans la Mœsie Inférieure et la Numidie, les municipes avaient des duumvirs (L. Renier, Inscr. de Trœsmis, p. 7) : nouvelle preuve du manque d’uniformité que l’on constate pour tant de choses. Les inscriptions de la Narbonnaise contiennent les titres suivants de magistratures : duumviri, quattuorviri, prætores IIviri, prætores IIIIviri, IIviri ærarii, IIIIviri ab ærario, ædiles, quæstores, præfecti vigilum et armorum, triumviri locorurn publicorum persequendorum (Herzog., op. cit., p. 213-4). Une inscription de Vienne (Isère) montre que les magistrats municipaux avaient des scribæ, præcones, lictores, viatores et statores. (L. Renier, Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXVII, 1ère partie, p. 8.) Les magistratures supérieures étaient dites honores et le mot de magistratus était réservé pour les duumvirs.

[171] Pline, Hist. nat., III, 5. Les vici ou xώμαι avaient des administrateurs particuliers, magistri præfecti. (Cf. l’Index d’Henzen, p. 163.) Ils pouvaient être élevés à la condition d’une civitas (Waddington, Voyage de Lebas, t. III, p. 257), et une cité était quelquefois réduite à l’état de vicus. Ainsi Septime Sévère fit de Byzance, qui avait pris parti pour Niger, un bourg du territoire de Périnthe. (Dion, LXXIV, 14.) La lex Rubria et la lex Julia municipalis mentionnent en Italie trois sortes de villes ou communes ayant leur administration propre et leur juridiction : municipes, colonies, préfectures, et quatre espèces de bourgs : vici, castella, fora, conciliabula, territoires qui leur étaient subordonnés pour l’administration et la justice. Certains vici étaient la propriété d’une seule personne. (Cicéron, ad Fam., XIV, 1.) C’était le plus souvent une réunion de propriétés particulières, fundi. (Desjardins, Table alimentaire de Veleia, p. XLIII et suiv.) Ordinairement les propriétaires fonciers habitaient la ville, taudis que leurs colons, établis sur le fonds, le cultivaient. Les vicani avaient cependant leurs dieux, leurs autels, leurs sacrifices (sacra), leurs comices, leurs revenus propres, puisqu’ils pouvaient acheter et vendre (C. I. L., t. I, n° 603, et Mommsen, Inscr. Helv., n° 86), ce qui leur donnait le caractère de personne civile. Mais toute cette administration semble s’être habituellement bornée aux affaires du culte.

[172] Les communes de France qui ont le plus vaste territoire sont dans l’ancienne Narbonnaise, la plus romaine des provinces gauloises. Dans les Bouches-du-Rhône, elles ont une étendue plus de trois fois supérieure à celle qu’ont les communes dans un département moyen ; Arles est la plus grande commune de France : 103.005 hectares.

[173] .... per actorem sive syndicum (Digeste, III, 4, 1, § 1, et 6, § 1).

[174] Lex Salp., 28.

[175] Plutarque, An. vitiositas, etc., 3. Les Romains ne pratiquaient pas la régie pour les travaux publics.

[176] Lex Salp., 29, et Tite-Live, XXXIV, ,7. Cf. Zumpt, Comm. epigr., p. 166 et suiv. ; Kuhn, op. cit., p. 241.

[177] Voyez, dans Apulée (Métamorphoses, X), ce qui concerne Thiasus.

[178] Lex Julia municipalis, chap. I, V, VII, VIII, X ; Lex Malac., chap. LVIII, LXI, LXVII. Cette coutume était très romaine. Comme les villes remplissaient leur caisse avec des amendes, l’État remplissait la sienne avec les confiscations prononcées à la suite des procès criminels. Dans cette société organisée d’après le cens, diminuer ou supprimer la fortune était un châtiment non seulement financier, mais politique et social.

[179] Senatus-consulte de Aquæd. et lex Mamilia Roscia, ap. Giraud, Jur. eclog., p. 167 et 170.

[180] Lex Salp., art. 27, et Table de Bantia, § 1. L’assemblée publique rompue par l’inlercessio d’un magistrat ne pouvait être réunie le même jour par celui qui l’avait convoquée la première fois. Cf. Bréal, Epigr. italique, p. 388 ; Giraud, Tables de Salpensa et lex Malac., p. 68 et suiv.

[181] Par exemple, à Malaga, pour les amendes, art. 66.

[182] Cf. Digeste, XLIX, 1, 21, pr., et ibid., 4, 1, §§ 3, 4.

[183] Paul, au Digeste, L, 1, 26. Ainsi la réintégration dans une propriété, l’envoi en possession d’un bien, d’une dot, d’un legs. Cependant les duumvirs italiens avaient la missio in bona (voyez plus haut), ce qui permet de se demander si les magistrats des colonies romaines et des cités latines ne jouissaient pas du même droit.

[184] L. Renier, Inscr. d’Algérie, n° 4070, et Index d’Henzen. Sur les præfecti lege Petronia, cf. Marquardt, Rœm. Staatsv., I, 494.

[185] Orelli, n° 798, 800, 922, 1170, 1178, 1181 ; Mommsen, Inscr. Neap., n° 625. De mème, à Lyon, un citoyen reçoit les ornements du duumvirat, quoiqu’il n’eût encore été que questeur. (Orelli, n° 4020.)

[186] Pétrone, Satiricon, 44.

[187] Métamorphoses, I, et Digeste, L, 2, 12.

[188] Les duumvirs retenaient parfois cette fonction : ainsi à Salpensa. Dans certaines villes, la questure n’était qu’un munus ; dans d’autres, un honos (Digeste, L, 4, 18, § 2). Les agents inférieurs, scribæ, librarii, etc., recevaient un traitement, qui, à Osuna, variait de 1.200 à 300 sesterces.

[189] Au Digeste (L. 16, 259, § 5), le mucus est défini publicum officium privati hominis. Les munera se divisaient en mun. personarum ou obligations imposées à la personne, qui demandaient du travail ou de l’intelligence, et en mun. patrimonii ou obligations qui entraînaient à des dépenses. (Ibid., titre IV, 1, § 5, et 18, § 1.) Si le citoyen était absent, on prenait sur ses biens pour que les munera personalia fussent remplis. (Bull. de l’Acad. des inscr., 1877, p.128.) On trouvera l’énumération des intributiones que supportaient tous les propriétaires fonciers, dans Kuhn, t. I, p. 40-69. Ces munera, volontairement remplis, réduisaient notablement les dépenses des villes, mais ils étaient déjà, au milieu du second siècle, une charge onéreuse .... munera decurionatus.... onerosa (décret de Tergeste) ils devinrent une charge intolérable lorsque l’appauvrissement progressif de l’empire et l’abandon par les chrétiens des fonctions municipales forcèrent de remplacer le dévouement intéressé par une contrainte ruineuse. A soixante ans, l’obligation de remplir les munera cessait : leges quaæ majorem annis LX otio reddunt (Pline, Lettres, IV, 25). Le Digeste et le Code donnent des chiffres différents. Un rescrit de Dioclétien (Cod. Just., X, 49, 5) fait cesser à cinquante-cinq l’obligation des munera personalia.

[190] Cod., VIII, II, et XI, 69, 5.

[191] Les empereurs n’aimaient pas que les villes augmentassent les impôts municipaux. Voyez la note 199.

[192] Apamée était colonie romaine ; quand Pline voulut examiner son budget, les habitants déclarèrent que jamais proconsul ne l’avait fait.... habuisse privilegium et vetustissimunn morem, arbitrio suo rem publicam administrari (Pline, Lettres, X, 56).

[193] Pline, Lettres, X, 26 : .... Rationes.... esse vexatas.... satis constat. (Cf. ibid., 46 et 48.)

[194] On a fait remonter jusqu’à Nerva l’institution de ces curateurs d’après un décret de ce prince inséré au Digeste (XLIII, 24, 3, § 4). Mais celui dont il s’agit dans ce rescrit est le cur. loc. public. persequendorum qui a existé de tout temps à Rome et comme en ont eu plusieurs municipes. (Cf. Orelli-Henzen, au tome III, p. 109 de l’Index, une très longue énumération de curatores rei publicæ ; L. Renier, Mél. d’épigr., p. 43, et la dissertation d’Henzen dans les Annali de 1851, p. 5-35.)

[195] Voyez, dans Plutarque (Préc. pol., 19), comment les continuels recours des villes à l’autorité souveraine contraignirent le prince à devenir plus maître qu’il ne le voulait. C’est encore, en France, un travers de l’esprit national, et ce travers a eu pour l’empire romain, comme pour nous, de graves conséquences.

[196] C’était un vieil usage du sénat romain (cf. Orelli-Henzen, n° 6450).

[197] Il le choisissait parmi des candidats proposés par les décurions (Aristide, vol. I, p. 523, éd. Dindorf).

[198] Rescrit de Septime Sévère : .... non temere permittenda est nov. vectig. exactio (Cod., IV, 62, 1).

[199] Les empereurs finirent par retenir pour eux seuls le droit d’autoriser les travaux publics (Ulpien, au Digeste, I, 16, 7, § 1 ; Modestinus et Macer, au Digeste, L, 10, 3, § 1, et fr. 6. Cf. Cod. Théod., XV, 1, 37, ann. 598), et ils l’avaient pris sans doute de bonne heure dans les villes stipendiaires. Déjà cette tendance se montre sous Trajan (Pline, Lettres, X, passim).

[200] Digeste, L, 4, 3, § 15. Cette intervention, provoquée par des abus, finira par mettre la nomination des magistrats dans la main du gouverneur.

[201] A la fin du troisième siècle, la distinction entre le jus et le judicium sera supprimée. Le gouverneur, au lieu d’établir un judicium et de constituer un judex, suivra lui-même le procès jusqu’au bout et prononcera la sentence. (Cf. Bethmann-Hollweg, III, 904.)

[202] Sous Antonin ou Marc-Aurèle, un gouverneur fit démonétiser la monnaie d’argent d’une ville parce qu’elle contenait trop de cuivre, quasi ærosa (Digeste, XLVI, 3, 102, proœm.). Hadrien supprima les tétradrachmes d’Antioche, qui étaient d’un titre trop bas. Au milieu du troisième siècle, le monnayage provincial avait cessé, sauf en Égypte (Mommsen, Hist. de la monn. rom., traduction du duc de Blacas, t. III, p. 230).

[203] Lex Malac., 60, et Digeste, L, 1, 58, § 6 ; ibid., 8, II, § 4 et § 7.

[204] C’est, du moins, la prescription d’un rescrit de l’année 585. Ils partageaient cette rrsponsabilité avec l’entrepreneur, qui, au lieu de fournir, comme chez nous, un cautionnement, présentait, lui aussi, des cautions ou répondants. (Voyez, aux Comptes rendus de l’Acad. des inscr., juillet 1875, une curieuse inscription de Cyzique.) Les héritiers étaient tenus des mêmes obligations que leur auteur (Cod., VIII, 12, 8). La responsabilité écrasante des magistrats telle qu’elle se voit surtout au Code paraît relativement récente. La loi de Malaga est beaucoup plus douce.

[205] Digeste, XLIV, 5, 15, § 1.

[206] Chap. LXLXVII, CXXIX, CXXX ; voyez aussi Table de Bantia, § 2.

[207] Les Antonins accrurent encore le nombre et l’étendue de ces responsabilités. Ainsi Trajan donna le droit au pupille d’intenter une action en indemnité contre le magistrat qui, en l’absence de tuteur légitime ou testamentaire, avait mal choisi l’homme auquel il avait déféré la tutelle dative (Code, V, 75, 5) ; et Hadrien frappa d’une amende de 40 aurei le duumvir qui laissait enterrer un mort dans la ville (Digeste, XLVII, 42, 3, § 5 ; cf. Capitolin, Marc. Ant., 13). M. Pierre Daresle (des Contrats passés par l’État en droit romain, p. 102) dit très bien : La responsabilité principale ou subsidiaire du fonctionnaire..., qui prit la forme d’une responsabilité contractuelle de droit civil, est une idée tout à fait particulière à l’empire romain. Nous sommes habitués aujourd’hui à voir dans le fonctionnaire un mandataire à peu près irresponsable.... Dans l’empire romain, il était le premier à ressentir les conséquences de ses actes.... On ne peut nier qu’il n’y eût au fond de ce système une idée très juste.... Le despotisme exagéra dans un intérêt fiscal un système qui lui offrait de grands avantages pour la perception de ses revenus... ; mais il ne faut pas que l’abus empèche de comprendre et d’apprécier la pratique ingénieuse et juste des siècles antérieurs.

[208] Keller, édit. Capmas, § 86. Cette règle d’ailleurs avait existé de tout temps, même pour le préteur romain.

[209] Dans la correspondance de Pline (liv. X), on relève, pour une seule province et pour moins de deux années, les travaux suivants en projets ou en cours d’exécution : à Pruse, des thermes magnifiques ; à Nicomédie, un forum et un aqueduc pour lequel la ville avait déjà dépensé 30.529.000 sesterces ; à Nicée, un théâtre qui, avant d’être achevé, avait coûté 10 millions de sesterces, et un gymnase si vaste, que les murs avaient 7 mètres d’épaisseur ; à Claudiopolis, des thermes de grandeur colossale ; à Sinope, un aqueduc long de 23 kilomètres ; à Amastris, couverture dans toute sa longueur d’une rivière qui courait à travers la ville, etc. Quant aux routes, il y en avait de trois sortes : publicæ, privatæ, vicinales (Digeste, XLIII, 8, 2, § 22) ; ce sont nos routes nationales, départementales et communales. Les premières seules étaient construites aux frais du trésor .... publicæ muniuntur (Siculus Flaccus, de Agr. cond., p. 27, édit. Giraud). Encore devaient-elles être entretenues par les riverains (Digeste, XIII, 6, 14, § 1).

[210] Περί φυγής, 12.

[211] Tite-Live, XXXIV, 7, et Festus, s. v. Prætextata pulla.

[212] Les bisellarii avaient obtenu ou acheté le droit de faire porter par leurs esclaves, aux jeux, au théâtre, aux fêtes, un siège à deux places, bisellium, qu’ils occupaient seuls, ce qui leur donnait toutes leurs aises. (Orelli, n° 4043-4. Cf. Millin, Descr. des tombeaux de Pompéi, p. 78.)

[213] Pline, Lettres, X, 113 et 48, et beaucoup d’inscriptions. Cf. Léon Renier, Arch. des Missions, II, 319.

[214] Par exemple à Tarse (Dion Chrysostome, Orat., t. II, p. 44, éd. Reiske) et ailleurs. Des femmes achetaient ce droit.... civis recepta (C. I. L., t. II, 813 ; Orelli, n° 1663, 3710). Un tribun dit à saint Paul (Act., XXII, 28) : J’ai acheté le droit de cité romaine pour une grosse somme. Auguste avait interdit aux Athéniens de vendre leur droit de cité (Dion, LIV, 7).

[215] Beaucoup d’inscriptions montrent des individus passant du service municipal au service de l’État. Le jus adipiscendorum in urbe honorum n’avait pas suivi, pour les peuples hors d’Italie, la concession du jus civitatis. A partir de Claude une autre politique prévalut (Tacite, Ann., XI, 23-4). Cependant les Égyptiens n’arrivèrent point au sénat avant le troisième siècle. — La loi de Genetiva, en son article 154, interdit absolument d’accorder une rémunération aux magistrats et aux décurions en fonctions, ou de leur élever une statue aux frais de la ville.

[216] De Bréquigny, Vie de Dion.

[217] Orelli-Henzen, n° 6467.

[218] Les personnages qui avaient été revêtus du sacerdoce provincial au temple de Rome et d’Auguste, sacerdotales, formaient un ordre à part, souvent cité en Afrique (L. Renier, Inscr. d’Alg., n° 140, 1528, 1718, 1851). De même, les Asiarques en Asie.

[219] En 521 se continuait encore l’usage pour les villes de se donner un patron puissant : quod Faustianenses patronum cooptarent, cum liberis posterisque ejus sibi liberis posterisque suis tesseram hospitalem cum eo fecerunt, uti se in fidem atque clientelam vel suam vel posterorum smorum reciperet.... (Orelli, n° 1079).

[220] Scribantur eo ordine quo quisque eorum maximo honore in municipio functus est : puta qui duumviratum gesserunt, si hic honor præcellat (Ulpien, au Digeste, L, 5, fragm. 1 et 2).

[221] Sur la liste on trouve cent soixante-quatre noms, mais les trente-neuf patrons, personnages considérables (trente et un sénateurs, huit chevaliers romains), étaient presque toujours absents, et vingt-cinq prætextati ne votaient pas, de sorte que le nombre des décurions actifs était de cent. Mais tous portaient ce titre. Voyez Mommsen, Inscr. Neapol., 625. M. Masqueray a découvert (décembre 1875) un autre album, celui de Thamugas.

[222] Allecti inter quinquennalicios.

[223] D’après le Code Théodosien (XII, 1, 4), ceux qui avaient exercé des magistratures étaient assis, les autres debout. Ce classement existait encore dans la seconde moitié du cinquième siècle (cf. Sid. Apollinaire, Lettres, I, 6). M. Heuzey a trouvé en Macédoine des inscriptions qui montrent des enfants de cinq et six ans déjà membres de la curie (Mission en Macédoine, p. 140) ; même chose à Lyon (Inscr. de Lyon) et ailleurs. Ces nominations avaient été des témoignages de reconnaissance pour le père, ou un choix intéressé, en vue d’obtenir de la famille quelque grosse libéralité.

[224] C’était du moins la loi à Genetiva Julia, chap. CXXIV.

[225] Orelli, n° 946.

[226] A Rudiæ, une distribution d’argent vaut 20 sesterces à chaque décurion, 12 à chaque augustal, etc. (Orelli, n° 3858) : à Lyon, un summus curator civ. rom. prov. Lugd. donne, ob honorent perpetui pontif. : aux décurions, 15 deniers ; aux membres de l’ordre équestre, aux sévirs augustaux et aux négociants en vins, 13 deniers ; à toutes les corporations autorisées, licite coeuntibus, 12 deniers. Orelli, n° 4020 et passim, beaucoup d’autres semblables.

[227] Orelli-Henzen, n° 6086, 7181, 7199 .... ob duplam sportulam collatam sibi.... et magistri sesquiplares. Cet usage existait dans l’armée à titre de récompense d’honneur.... ob virtutem (Varron, de Ling. Lat., V, 90).

[228] Martial, Épigrammes, V, 1, 3.

[229] Un sévir marque dans son inscription qu’il l’a été deux fois. (Orelli, n° 3929.) Il ne faut pas confondre les seviri Augustales des provinces avec les sodales Augustales de Rome, collège institué par Tibère et composé des plus grands personnages de l’État, ni avec les associations qui s’étaient formées, in modum collegiorum (Tacite, Ann., I, 73), dans la capitale pour honorer le nouveau dieu.

[230] A raison de leurs fonctions religieuses, les augustaux se tenaient assez près des décurions pour que la politesse les confondit quelquefois avec eux. Ainsi, en 140, un affranchi de Domitia offre 90.000 sesterces ordini decurionum et sevirum Augustalium, et obtient ut ex reditu ejus pecuniæ, III idus jebr. natale D., præsentibus decurionibus et seviris discumbentibus in publico æquis portionibus fieret divisio.... (Orelli, n° 775, 3939 et passim).

[231] Orelli, n° 4020. A Narbonne, le sacerdoce d’Auguste, établi dès l’an 11 de notre ère, fut composé de trois chevaliers et de trois affranchis. Un armateur de Pouzzoles était sévir augustale dans cette ville et à Lyon (Inscr. de Lyon, n° 358 ; cf. ibid., n° 406).

[232] Orelli, n° 3994 : .... omnibus honoribus quos libertini gerere potuerunt honoratus. Cette inscription et d’autres montrent que le sevir Augustalis, le primus et perpetuus, devaient ce titre à un décret des décurions, et qu’ils ne pouvaient eux-mêmes arriver au décurionat.

[233] C. I. L., t. II, 100. Elle finit même, comme les autres, par devenir héréditaire. (Cf. Marquardt, Handb., I, p. 516.)

[234] Orelli, n° 3920. La corporation avait une caisse, arca, pour recevoir les libéralités des nouveaux associés ou de ses membres (ibid., n° 3913, 7116 et 7535) ; mais il semble qu’une autorisation fût nécessaire.

[235] Fustibus cædi solent tenuiores homines, honestiores vero.... non subjiciuntur. Voyez, à ce sujet, mon mémoire sur les honestiores et les humiliores.

[236] Opifices et tabernarios, atque illam omnem fœcem civitatum (pro Flacco, etc.).

[237] Les professeurs étaient nommés par la curie, et les médecins recevaient d’elle une permission d’exercer, qui était toujours révocable. (Modestinus, au Digeste, XXVII, 9, 6, § 6.)

[238] Pline, Lettres, X, 24 : .... omnes cives ad munificentiam.

[239] Malgré le rescrit d’Hadrien, quelques difficultés s’élevaient parfois entre les héritiers du donateur et la cité légataire ; Antonin les supprima en prescrivant qu’à l’avenir la volonté des décurions serait regardée comme la volonté même de celle personne juridique que la cité constituait. (Gaius, Comm., II, 195.) Avant cette nouvelle législation, les villes pouvaient déjà, avec l’autorisation du sénat ou du prince, accepter un legs. (Cf. Suétone, Tibère, 31.) Ulpien énumère (au Digeste, XXXVII, 1, 3, 4) les corps qui peuvent posséder municipia, societates, decuriæ corpora.

[240] Bulletin de corresp. hellén., 1880, p. 541. M. Dareste, l’auteur du commentaire sur cette inscription, fait remarquer que, en droit grec et en droit romain, l’hypothèque s’appliquait aux meubles, comme aux immeubles.

[241] Orelli, n° 781.

[242] Revue épigr. du Midi de la France, p. 179.

[243] Pline, Hist. nat., XXIX, 8. Un d’eux était ce médecin Stertinius qui, après avoir fait doubler le traitement ordinaire du médecin de l’empereur, 250.000 sesterces, prétendait qu’il y perdait encore, sa clientèle lui en rapportant 600.000 ; un autre exigea pour une cure 200.000 sesterces ; un troisième en gagna, en quelques années, 10 millions. On peut compter les sesterces de ce temps à 17 ou 18 centimes.

[244] Strabon, XIII, 578.

[245] Res publica nostra pro filia vel parente (IV, 13).

[246] Henzen, p. 124. La correspondance de Pline contient six lettres où il mentionne ses donations à des particuliers.

[247] Cf. de Vogüé, Inscr. sémitiques, n° 8, 9, 10, 11, etc. Quelques-unes de ces inscriptions énumèrent les ornements en bronze et les enduits dont les colonnes et les architraves étaient revêtus : l’architecture polychrome d’Athènes transportée dans le désert !

[248] Digeste, L, 10, 3, § 1. Ce fragment est de Macer, jurisconsulte du troisième siècle. Si Pline consulte à chaque instant Trajan sur les travaux projetés en Bithynie, c’est qu’il remplissait dans cette province une mission extraordinaire. Il se peut d’ailleurs que dans les villes stipendiaires le gouvernement se soit de bonne heure réservé l’autorisation de dépenses qui pouvaient compromettre la rentrée de l’impôt d’État.

[249] Henzen, n° 6622. Cf. Orelli, n° 80 : .... quod liberalitates in patriam civesque, a majoribus suis tributas, exemplis suis superaverit....

[250] Pline, Lettres, X, 117. Cet usage était bien ancien, car Plaute parle, dans l’Aulularia (v. 107), de distributions d’argent.

[251] Ingredientibus curiam (Suétone, Domitien, 9). C’était une sorte de jeton de présence.

[252] Suétone, Domitien, 4.

[253] Apulée, Apolog.

[254] Pline, Lettres, VI, 31.

[255] Henzen, n° 6148. Une inscription d’Ancyre dit d’un citoyen qu’il a surpassé tout le monde par ses largesses, enrichi sa patrie par des distributions, qu’il l’a ornée de beaux ouvrages, etc. (Perrot, Galatie, p. 235, n° 125.)

[256] Martial se moque (III, 16, 59) d’un cordonnier qu’il appelle, il est vrai, sutorum regule, et d’un foulon qui avaient donné des combats de gladiateurs, l’un à Bologne, l’autre à Modène. Au Satiricon (45), il est question de gladiateurs à 2 sesterces la pièce, décrépits, faibles à tomber, si l’on soufflait dessus, et morts d’avance, vrai rebut de pacotille. (Cf. Juvénal, Satires, III, et Perse, Satires, IV.) Sous Tibère avait été pourtant rendu un sénatus-consulte qui interdisait de donner des jeux si l’on ne possédait au moins 4 millions de sesterces. (Tacite, Ann., IV, 63.)

[257] Festis insunt sacrificia, epulæ, ludi.... (Macrobe, Saturnales, I, 16).

[258] Cf. Pline, Lettres, I, 3.

[259] Pétrone, Satiricon, 71. Ces libéralités étaient de toute espèce. La petite ville d’Acræphion, près de Chéronée, a légué à la postérité, dans une fastueuse inscription, le témoignage de sa reconnaissance pour les festins, pâtisseries et gourmandises, donnés par un de ses citoyens à la population des deux sexes, même aux esclaves du municipe (C. I. G., n° 1625). Cf. Egger, Mél. d’hist. anc., p. 76 et 87. D’autres fournissaient de l’huile pour les jeux ou les bains, etc. Autre exemple curieux dans C. I. G., n° 2236, et Lebas, Inscr. de Morée, n° 149.

[260] Publicæ cenæ ad sportulas redactæ (Suétone, Néron, 16).

[261] .... Sportulas publicas sustulit revocata reclarum cenarum consuetudine (Suétone, Domitien, 7).

[262] Satires, III, 249.

[263] Martial, Épigrammes, IV, 68.

[264] Martial l’appelle pourtant ingenuas cruces (X, 82). Mais il était bien paresseux, et, malgré son habitude de tendre sans vergogne sa main ornée de l’anneau d’or, le peu de dignité qui restât dans l’âme du poète se révoltait en face de certains patrons (cf. X, 70, 74 et vingt autres endroits).

[265] 100 quadrants ou 25 as valaient en sesterces 6,25.

[266] Digeste, IX, 5, 5, § 1.

[267] À Baïes, Martial recevait de Flaccus les 400 quadrants. Martial (passim), Juvénal (Satires, I) et Fronton (Ép. à Marc Aurèle, 5 ; à Verus, 7) montrent que, sous cette forme, la clientèle était encore en pleine vigueur au siècle des Antouins ; on la retrouve même plus tard, mais elle ne comportait plus aucune idée de fidélité d’un côté, de patronage effectif de l’autre. Voyez les plaintes de Martial contre Ponticus qui lui refusait toute espèce d’assistance. Toutefois il faut distinguer entre les clients de passage, les coureurs de sportules, auxquels s’applique ce qui précède, et les clients de famille ou de cité. J’appelle ainsi ceux qui étaient clients héréditaires en vertu d’un contrat en bonne et due forme passé entre le premier patron et le premier client, pour eux et pour leur postérité (cf. Orelli, n° 4073, 3056 et suiv.), les affranchis sur lesquels l’ancien maître avait le droit de correction et les habitants d’un municipe qui s’étaient donné un patron perpétuel. (Id., ibid.)

[268] Mommsen, Inscr. Neapol., n° 625. Voyez les conseils que Fronton (ad Amic., II, 10) donne à ses compatriotes pour le choix de plusieurs patrons.

[269] Orelli, n° 784.

[270] Voyez le discours de Thrasea au sénat et les exemples fournis par Pline le Jeune.

[271] Orelli, n° 4036-7.

[272] Consentiente populo (Henzen, n° 7171). A Malaga (chap. LXI), à Genetiva Julia (chap. CXXX), le choix du patron se faisait par un décret de la curie rendu aux deux tiers des voix.

[273] .... Eumque cura liberis posterisque suis patronum cooptaverunt (Henzen, n° 6415). On connaît bon nombre d’actes de ce genre.

[274] Suétone, Octave, 97.

[275] Puer egregius ab origine patronus ordinis et populi (Orelli, n° 5767). Une des filles de Marc Aurèle avait ce titre à Guelma (L. Renier, Inscr. d’Alg., n° 2718-9) ; une prêtresse de Vénus, à Peltuinum (Orelli, n° 4056), etc.

[276] Orelli, n° 784.

[277] .... Eique ob merita ejus erga rem publicam scholam et statuas decrevit (Orelli, n° 344). Cf. le n° 3853 : deux statues, un bouclier d’argent, etc.

[278] Dans ce cas le municipe venait quelquefois en aide à la famille du patron. Des femmes, des filles dont les maris ou les pères s’étaient peut-être ruinés au service public, obtenaient des décurions ce qui était alors une des grandes préoccupations de la vie, un tombeau. (Inscr. de Lyon, n° 194.)

[279] Lettres, X, 79. Auguste, en vingt ans, avait reçu 1400 millions de sesterces par legs testamentaires, quoiqu’il en refusât beaucoup (Suétone, Octave, 101 et 66).

[280] On a d’assez nombreux exemples, dans les inscriptions grecques, de citoyens généreux important du blé en temps de disette et le vendant à bas prix. D’autres fois ce sont les magistrats qui font l’opération au nom de la ville. (Bullet. de corresp. hellén., févr. 1881, p. 89.)

[281] Gaius, dans son Commentaire sur les Douze Tables, dit : Sodales sunt qui ejusdem collegii sunt, quam Graeci έταιρίαν vocant. His autem potestatem facit lex pactionem quam velint sibi ferre, dum ne quid ex publica lege corrumpant. Il pense que ce droit d’association est tiré d’une loi de Solon qu’il cite et qui montre l’étendue et la variété de ce droit (Digeste, XLVII, 22, 4). Les Douze Tables ne défendaient que les rassemblements nocturnes, et la loi Gabinia que les réunions clandestines (Porc. Latro, Declam. contra Catit., § 10). Sur les collegia, corpora, sodalicia, scholæ artificum et opifecum, voyez les chapitres XVII et XVIII d’Orelli, l’Index de Henzen, la dissertation de Mommsen, de Collegiis et sodaliciis, Boissier, la Religion romaine, t. II, p. 274, et Levasseur, les Classes ouvrières, t. I, liv. I, chap. VI.

[282] Dion, XXXVIII, 13 ; Suétone, César, 42 ; Octave, 32 ; Josèphe, Ant. Jud., XIV, 10, 8. Cf. le sénatus-consulte de Bacch. (C. I. L., t. I, 195) ; Ulpien, ad leg. Juliam majestatis (Digeste, XLVIII, 4, 1). On attribuait volontiers à ces associations tous les désordres : la première mesure ordonnée par le sénat pour étouffer la querelle entre Nucérie et Pompéi fut de supprimer les collèges quæ contra leges instituerant (Tacite, Ann., XIV, 17). Ce texte montre bien les deux tendances contraires : dans le peuple, désir de multiplier les collèges ; dans le gouvernement, volonté de les restreindre. Le chapitre CVI de la loi de Genetiva col. interdit cœtum, conventum, conjurationem.

[283] Digeste, XLVII, 22, 2 : collegium illicitum.

[284] Digeste, III, 4, 1.

[285] Les scribes dont parle Martial (VIII, 38) formaient à Rome un de ces collèges.

[286] La veuve d’un riche affranchi lègue à un collège un emplacement pour élever une chapelle, une statue en marbre du dieu, une terrasse abritée par un toit avec une galerie où les confrères pourront faire leur repas de corps (Orelli, n° 2417).

[287] Digeste, XLVII, 22, 1, § 2 ; XXXIV, 5, 20, et XL, 3, 1 et 2.

[288] Lampride, Alexandre Sévère, 52. Hadrien avait établi quelque chose d’analogue pour les ouvriers qu’il emmenait avec lui dans ses voyages.

[289] Collegium peregrinorum. Ainsi, à Tomi existait ό εϊxος ou la chambre des armateurs alexandrins, etc. Cf. Perrot, p. 67. Une inscription (Orelli, n° 1246) porte : Les gens de Béryte, adorateurs du Jupiter d’Héliopolis, établis à Pouzzoles, et quantité d’autres.

[290] Par exemple des corporations d’artistes, musiciens et acteurs. (Cf. Egger, Mém. d’hist. anc., p. 31.) Pour les esclaves, ils ne pouvaient entrer dans un collège que du consentement de leur maître, dominis volentibus. (Digeste, XLVII, 16, 3, § 2.)

[291] Tertullien (Apologétique, c. 59) fait allusion aux sociétés de bombance : epulæ, potacula, vora trinæ.... Dans une inscription d’Orelli, n° 4073, les associés s’appellent les compagnons de la bonne chère : convictores qui una epulo vesci solent.

[292] Les ludi juvenales célébrés par des collegia juvenum, qu’on trouve en grand nombre en Italie au premier et au deuxième siècle. (Cf. L. Renier, Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1866, p. 16.14, et Orelli, n° 1383, 3909, 4094, 4101, etc.)

[293] Voyez le curieux passage de Gaius cité plus haut. Ces collèges ou quelque chose d’analogue existent encore en Allemagne, Sterbekassen ou Grabkassen. Pour une prime très modique, la famille reçoit, à la mort de l’assuré, une certaine somme pour son enterrement : Begræbnissgeld ; même chose en Angleterre.

[294] Voyez, aux Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1866, une inscription de Thasos où le propriétaire d’un tombeau menace d’une amende de 4000 deniers, au profit du municipe, ceux qui voudraient y loger un autre mort. On a beaucoup d’inscriptions semblables. Le payement de l’amende était assuré parce qu’elle était au profit du municipe ou du fisc impérial, arcæ pontificum, et l’autorité publique était armée contre les violateurs de sépulture. (Digeste, XLVII, 12, 3, § 3.)

[295] Henzen, n° 6086

[296] Ei fumus imaginarium fiet (Henzen, n° 6086).

[297] Plusieurs autres inscriptions mentionnent cette distribution de vin. Cf. Orelli, n° 2417 ; un legs particulier assurait deux fois par an, aux simples membres de ce collège, 2 deniers et 3 setiers de vin (1 litre 60 cent.), aux employés le double, aux dignitaires le triple, à tous quatre pains pour chacun.

[298] Magistri cenarum ex ordine albi facti.

[299] Le goût des boissons chaudes était assez répandu pour qu’il y eût à Rome beaucoup de thermopoles, .... in thermopolio.... calidum bibunt (Plaute, Curcul., II, III, 13-14).

[300] Ce tableau de l’intérieur d’une confrérie romaine est emprunté à la longue inscription trouvée à Lanuvium (Henzen, n° 6086), qui est de l’année 136, et qui porte en tête le sénatus-consulte autorisant les sociétés funéraires. On a conclu de ce texte que la citation de Marcianus au Digeste, XLVII, 22, 1, où ne se trouvent pas les mots in funus, qu’on lit dans l’inscription, était incomplète. Ce jurisconsulte parle de la doctrine établie par l’ensemble des rescrits impériaux, mandatis principalibus præcipitur, et non du sénatus-consulte invoqué à Lanuvium. Il résume cette doctrine en ces mots que les sodalicia sont défendus, et cependant qu’il est permis au menu peuple d’avoir une bourse commune, alimentée par des cotisations mensuelles, sous la condition que les réunions n’auraient pas lieu plus d’une fois par mois. Marcianus dit même plus loin : ..., religionis causa coire non probibentur (ibid., § 1), et avec la permission de leur maître les esclaves pouvaient s’affilier, collegio tenuiorum (ibid., § 2). On a opposé à ce passage de Marcianus les paroles suivantes d’Ulpien : sub prætextu religionis vel sub specie solvendi voti cœlus illicitos nec a veteranis tentare oportet (Digeste, XLVI, II, 2). J’y vois une précaution contre les désordres militaires, et je comprends qu’après tant de révolutions de caserne, le gouvernement, tenant pour suspecte toute réunion de soldats, ait placé sous l’interdiction générale, portée contre les assemblées illicites, celles de vétérans qui prétexteraient un sacrifice ou un vœu pour se réunir et concerter une prise d’armes. Il était impossible d’interdire les assemblées religieuses, s’eût été supprimer le culte. Marcianus ne dit pas autre chose. Mais il fallait pouvoir frapper les sociétés qui se couvriraient de l’apparence religieuse ; voilà le sens des paroles d’Ulpien. Les Romains avaient, comme les Anglais, des lois très rigoureuses qu’ils laissaient souvent sommeiller, mais qu’ils reprenaient au besoin. Ainsi, un principe bien arrêté de la politique impériale était d’interdire les associations, et l’usage constant était de tolérer, même dans les camps (cf. L. Renier, Inscr. d’Alg., 57, 60, 63, 70), toutes celles qui se montraient inoffensives. Contre les autres, on avait toujours en réserve la loi dont on pouvait tirer le glaive : c’est ce que l’on fit contre les chrétiens. Du reste, Mommsen avoue que ces collèges, où il ne voit que des associations funéraires, devaient se réunir ad epulas et res sacras quotiens res ferebat (p. 88), et il ajoute que toute association qui eut besoin d’une cotisation mensuelle prit, sans se constituer en collège particulier, la forme légale du collège funéraire. Je n’en demande pas davantage : avec cela seul, tout le reste devait passer. La défense, citée plus haut, d’être membre de deux collèges à la fois prouve, contrairement à l’opinion soutenue par Mommsen, qu’il y en avait de diverses sortes, car je ne pense pas que personne tint à s’affilier à deux collèges funéraires pour avoir deux tombeaux. Walter (Gesch. des Rœm. Rechts, n° 333) pense aussi que les collèges funéraires n’étaient qu’une des catégories des collèges autorisés, et il dit de la thèse de Mommsen : Seine Gründe sind nicht überzeugend.

[301] Vexilla collegiorum (Vopiscus, Aurélien, 34, et Gallien, 3).

[302] .... Populus collegii (Orelli, n° 2417 et ailleurs).

[303] Digeste, XXXIV, 5, 20.

[304] Sous Antonin, quatre sénateurs de Rome étaient patrons de la corporation des bateliers d’Ostie. (Guasco, Mus. Cap., II, p. 185.)

[305] .... partes duplas.... sesquiptas (Orelli-Henzen, n° 6086). Voyez au n° 2417 le très curieux règlement du collège d’Esculape et d’Hygie.

[306] Pline, Histoires naturelles, XVIII, 3.

[307] Munera (Digeste, L, 6, 5, § 12).

[308] Boissieu, Inscr. de Lyon, p. 336.

[309] C. I. L., t. IV, 826. Boissier, Relig. rom., t. II, p. 332.

[310] Voyez C. I. L., t. III, 633, les soixante-neuf noms inscrits sur l’album d’un de ces collèges : ce ne sont que petites gens, presque tous affranchis, quatre esclaves de la colonie, trois de particuliers.

[311] Orelli, n° 575.

[312] Orelli, n° 1485.

[313] Martial, Épigrammes, VIII, 8.

[314] Sénèque, de Benef., II, 21, 5 ; Juvénal, Satires, III, 216.

[315] Misericordis, amantis pauperes. L’inscription porte pauperis. Mais ce marchand de perles de la voie Sacrée qui se bâtit le long de la voie Appienne un tombeau qu’il ouvre à d’autres affranchis ne pouvait se dire un homme pauvre. D’ailleurs is pour es était d’usage fréquent, sans compter les solécismes si nombreux dans les inscriptions. Voyez Egger, Mém. d’hist. anc., p. 356.

[316] Cf. Léon Renier, Inscr. rom. de l’Algérie, n° 60 et 70. L’associé en voyage recevait des frais de route, le vétéran, avant de partir pour son congé, 500 deniers, etc. Le monde grec était depuis longtemps rempli d’associations analogues. Les thiases formaient des sociétés de piété, de secours mutuels, de crédit, d’assurances contre l’incendie, etc., et leurs dignitaires, les clerotes, ont peut-être donné leur nom au clergé chrétien.

[317] Il faut excepter, bien entendu, les deux guerres des Juifs et celle de Civilis, qui ont leurs causes particulières.

[318] Ainsi à Pruse, où Dion Chrysostome faillit voir la foule brûler sa maison.

[319] IV, 7-8 ; Hérodien, VII, 2, 5.

[320] Tacite loue Tibère d’avoir tenu compte de la noblesse dans la distribution des charges (Annales, IV, 6), et il montre tout le peuple de Rome prenant parti pour une grande dame romaine contre son époux riche, mais sans naissance (ibid., III, 22). Ces sentiments subsistaient encore au troisième siècle, même plus tard. (Cf. Marquardt, t. V, p. 250.)

[321] Multis in lotis : præceptores publice conducuntur (Pline, Lettres, IV, 13 ; Code Théod., XIII, 3, 2 et 3. Σιφιστάς.... xεινή μισθεύμενει, xαθάπερ xαί ίατρεύς (IV, 1, 5). Fronton (ad Amic., 7) demande une de ces places pour un de ses protégés. Des femmes mêmes exerçaient la médecine. Une inscription porte : .... Juliæ Saturninæ.... incomparabili medicæ. (De Laborde, Voyage en Espagne, t. I, 2e partie, inscr. n° 15, et Wilmanns, 241 et 2493.)

[322] Les maîtres des petites écoles, qui pueros primas literas docent, exerçant une industrie privée n’avaient pas droit à ces immunités, à moins qu’ils n’eussent été nommés par une grande société, comme celle des mines d’Aljustrel qui avait exempté les siens de toutes les charges de la communauté, afin d’assurer un bon service scolaire aux enfants de ses ouvriers. Ulpien ne leur reconnaît pas le titre de professeur : licet non sint professores (Digeste, L, 13, 1, § 6). Mais il voulait que le président veillât à ce qu’ils ne fussent pas chargés au delà de leurs forces (ibid., 2, § 8). Du reste, Rome connaissait tous nos genres de maîtres : le précepteur, qui souvent n’avait que la table, le logement et 200 drachmes (Lucien, de Merc. cond., 33 et 38), allant, comme le père de Stace (Silves, V, 5, 170), donner des leçons en ville, et celui qui recevait des élèves chez lui, à raison de 5 aurei pour une année scolaire de huit mois (Schol. ad Juv., VII, 243). Remmius Palémon se faisait, avec son école, un revenu de 400.000 sesterces (Suétone, Ill. Gramm., 23). L’empereur Pertinax commença par être professeur, mais sans succès (Capitolin, Pertinax, 1).

[323] Les légations, dont les médecins et professeurs avaient été dispensés (Digeste, XXVII, 1, 6, § 1), étaient très fréquentes et très onéreuses. A chaque événement qui marquait dans la vie des empereurs, il en arrivait à Rome ; d’autres venaient demander au prince de trancher un différend avec une cité voisine, alors même qu’il ne s’agissait que de misérables intérêts. On vient de retrouver une lettre d’Antonin aux Coronéens pour les remercier de lui avoir fait porter leurs condoléances à l’occasion de la mort d’Hadrien et leurs félicitations au sujet de l’adoption de Marc-Aurèle. Une autre du même prince rappelle que les députés de Coronée lui ont demandé de décider à qui d’elle ou de Thisbée appartenaient quelques plèthres de pâturages. (Bulletin de corresp. hellén., pour 1881, p. 450.)

[324] In prœm., 1. Les professeurs publics eurent-ils dès l’origine des rations, annonæ ? C’est probable, puisque toute l’administration en avait. En 375, à Trèves, le rhetor recevait 30 rations, le grammaticus Latinus, 20, le grammaticus Græcus, 12. (Code Théod., XIII, 3, 11.)

[325] Lettres, IV, 13.

[326] Cod., X, 52, 2 et 7. Le mot les meilleurs signifie dans ce passage les plus capables de faire subir son examen, probatissimi, comme il est dit ailleurs. L’ordo pouvait les révoquer, si non se utiles studentibus præbent.

[327] Les grammairiens expliquaient les poètes et les commentaient ; ils critiquaient les textes et exposaient les procédés et les règles du langage. Les rhéteurs enseignaient, par l’étude des grands écrivains, non pas l’éloquence, qui ne s’apprend point parce qu’elle est un don naturel, mais toutes les ressources dont un orateur peut user pour arriver à convaincre, en disposant ses arguments dans l’ordre le meilleur et en donnant à son discours la force des pensées avec les ornements et les grâces du style.

[328] Cela résulte de divers passages du traité hippocratique de l’Officine. (Dr Dechambre, Revue archéol. de 1881, p. 53.)

[329] C’est-à-dire qui n’étaient point membres d’un collège ayant une caisse de secours mutuels.

[330] .... parfois même vous donnerez vos soins gratuitement, προϊxα (Œuvres d’Hippocrate, édit. Littré, t. IX, Præcepta, § 6). L’obligation de soigner les pauvres, que Valentinien rappelle aux médecins (Code Théod., XIII, 3, 8), n’est pas un devoir nouveau qu’il leur impose ; c’était une charge à laquelle ils avaient été de tout temps soumis.

[331] Une inscription récemment trouvée à Cos est un décret honorifique pour un médecin qui, durant une épidémie, s’était particulièrement distingué par son dévouement. Une autre, découverte à Athènes, parle de plusieurs médecins publics exerçant dans cette ville. (Bull. de corresp. hellén., 1881, p. 203 et 205.)

[332] Menechm., V, V. Dans l’Amphitryon et dans Epidicus, Plaute parle encore de ces officines. Cf. Dr Briau, de l’Assistance médicale chez les Romains.

[333] Code Théodosien, XIII, 3, 8.

[334] Un passage du Protagoras de Platon, où il est question d’une somme d’argent portée par un jeune homme à Hippocrate de Cos pour devenir lui-même médecin, montre que l’enseignement médical n’était pas gratuit.

[335] Orelli, n° 3507 et 3994 ; C. I. L., t. V, 37 et 5377, etc.

[336] Paul, Sent., III, 6, 62.

[337] Paul, Sent., V, 23, 19.

[338] Digeste, XXVII, 1, 6, § 2. La même pensée conduira Constantin à limiter le nombre des clercs (Code Théodosien, XVI, 2, 3, 5 et 6.)

[339] .... νύν xατά πολλάς τών πόλεων (Galeni opera, t. XVIII, Comm. de med. off., 1, 8, édit. Kühn).

[340] Dr Vercontre, la Médecine publique dans l’antiquité grecque (Revue archéol. de 1880). Voyez sur le même sujet un article du Dr Dechambre, ibid., n° de janvier 1881.

[341] Aristide, Palin. de Smyrne.

[342] On a bien d’autres exemples : ainsi à Séville, C. I. L., t. II, n° 1174, et les inscriptions relatives aux curatores et aux procuratores alimentorum.

[343] Pline, Panégyrique, 40.

[344] .... Quos præcipue scias indigere, sustentantem foventemque orbe quodam societatis ambire (Pline, Lettres, IX, 30).

[345] C. I. G., 5545. Pline l’Ancien dit avec son emphase habituelle : Deus est mortali juvare mortatem (Hist. nat., II, 15). Voyez au chapitre LXXXVII, § 2, les opinions des philosophes sur la charité.

[346] .... ad sustinendam tenuiorum inopiam.

[347] Sive in alimenta vel eruditionem puerorum (Marcianus ad D., XXX, 117). Les legs faits ad alimenta puerorum devinrent si nombreux, qu’un rescrit de Sévère les soumit à la quarte Falcidienne. (Digeste, XXV, 2, 80.)

[348] Hoc amplius.... alimenta infirmæ lacis, puta senioribus, vel pueris pællisque (Digeste, XXX, 122).

[349] Digeste, L, 2, 8.

[350] Voyez Digeste, L, 1, 8, et titre 8, 5. Les distributions de blé aux pauvres dans les municipes se faisaient sous la surveillance des édiles (Digeste, XVI, 2, 17), qui sont parfois nommés cereales (Orelli, n° 3992-4). Les inscriptions vantent fréquemment la libéralité de tel on tel, qui.... annonæ populi sæpe subvenu (Orelli, n° 80). Sur les distributions de blé ou d’huile dans les municipes aux frais des particuliers, voyez Orelli-Henzen, n° 748, 2172, 3848, 5323, 0959, 7173, et Mommsen, Inscr. Neapol., 190 ; Guérin, Voyage en Tunisie, 933. Autres exemples : C. I. G., n° 378, 2930, 3831 a. Rhodes avait une organisation complète pour l’assistance des pauvres. On leur donnait du pain et du travail. Strabon (XIV, 2, 5) donne à ce sujet de curieux détails. Voyez aussi un important passage de saint Augustin (Cité de Dieu, V, 17), que j’ai donné au règne de Caracalla.

[351] Ulpien, au Digeste, VII, 1, 27, § 3 : soleni possessores certam partem fructuum municipio viliori pretio addicere. Cf. ibid., L, 8, 5.

[352] Fiscus frumentarius.

[353] Arca frumentaria, pecunia ad annonam destinata (cf. Hirschfeld, Annona, p. 83-5, et Kuhn, op. cit., I, p. 40 et suiv.).

[354] Annonæ divisio (Digeste, L, 4, 1, §§ 2 et 18, § 5).

[355] Orelli, n° 114, dans la très petite ville de Lorina, près de Cære.

[356] Ne potentiores viri humiliores adficiant, ad religionem præsidis prov. pertinet (Digeste, I, 18, 6).

[357] Académie des inscriptions et belles-lettres, séance du 28 novembre 1880.

[358] Homère, Odyssée, VI, 207-208 ; cf. ibid., VIII, 516 : Pour l’homme de cœur l’étranger qui l’implore est un frère.

[359] Ces ventes volontaires étaient si fréquentes, que les jurisconsultes se sont occupés de l’homme libre qui s’est vendu (Digeste, I, 5, 21) ; et elles sont une preuve qu’à cette époque l’esclavage n’était pas toujours l’abominable institution que la société moderne condamne.

[360] Pline écrit à un de ses amis : .... quod patriam tuam omnesque qui nomen ejus auxerunt, ut patriam ipsam veneraris et diligis (Lettres, IV, 28). Les inscriptions portent souvent, à propos de libéralités faites par un citoyen, .... secundum dignitatem coloniæ (Mommsen, I. N., n° 4040).

[361] Ce mot s’appliquait à l’État comme à l’individu, et porter atteinte à la dignité du peuple romain ou de ses représentants était un des crimes frappés par la loi de majesté.

[362] Aurelius Victor répète ces mots. Salluste disait aussi : tantum antiquitatis curæque, qu’il faut traduire par : tant de respect et de sollicitude. (Fronton, Epist. ad M. Ant., 3.)

[363] Lettres, V, 8.

[364] On voit, par Ammien Marcellin (XXVIII, 4) et Claudien (in Rufin., I, 442 ; in Eutr., II, 66, et Laud. Stil., II, 152), que ces mœurs durèrent jusqu’à la fin de l’empire.

[365] Juvénal, Satires, I, 112.

[366] Déjà, peu de temps après les Antonins, Papinien disait : Exigendi tributi munus inter sordida munera non habetur et ideo decurionibus quoque mandatur (Digeste, L, 1, 17, § 7), c’est-à-dire qu’il n’y avait pas alors incompatibilité entre les fonctions municipales de décurion et celle de collecteur de tribut pour l’État. Mais il était interdit au décurion d’affermer les impôts de sa ville : decurio sua civitatis vectigalia exercere prohibetur (Digeste, L, 2, 6, § 2).

[367] Quand Tertullien se convertit au christianisme, il déclara qu’il renonçait aux affaires publiques (cf. le de Pallio). Dans le de Idololatria, il exige de ses disciples qu’ils rompent avec la société civile ; il condamne tout métier qui, de près ou de loin, touche à l’idolâtrie, l’art, qui en vit, la littérature, qui en parle. Il interdit absolument aux chrétiens les officia publica, ne permet que les officia privata, c’est-à-dire l’assistance aux fêtes pour la naissance, le mariage, dans une famille amie, etc. Dans le de Corona militis, il leur défend le service militaire. Cependant un rescrit de Sévère eis qui judaïcam superstitionem sequuntur (Digeste, L, 2, 5, § 5) autorisait les Juifs et probablement les chrétiens à arriver aux honneurs avec dispense des obligations contraires à leurs croyances. Mais les chrétiens, s’il s’agit d’eux dans ce texte, moins tolérants que l’empereur, se tinrent généralement à l’écart. L’auteur de l’Épître à Diognète avait déjà dit (chap. V) : Les chrétiens habitent leur patrie comme des étrangers. Quand l’Église fut devenue maîtresse de l’empire, elle voulut rattacher les fidèles aux devoirs civiques ; mais il était trop tard. Voyez, aux Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1872, un mémoire de M. Le Blant sur le détachement de la patrie.