I. — LE PÈRE ET L’ENFANT.
La moitié de l’histoire d’un peuple, et la plus certaine,
est écrite dans ses lois. L’histoire militaire, plus bruyante, l’histoire
politique, plus dramatique, ne montrent que les dehors de l’existence, et les
batailles, les révolutions de palais ou de carrefours se ressemblent, malgré
la différence des temps, des armes, des costumes et des motifs. Mais la vie
intime d’une nation, celle qui est sa vie de tous les jours et des siècles,
se reflète dans ses lois, où elle demeure éternellement. Or, à l’époque des
Antonins, les Romains avaient à peu prés achevé l’œuvre immense, non pas de
leurs Codes, qui parurent plus tard, mais de leur législation civile, et ils
avaient conféré le droit de cité au plus grand nombre de leurs sujets. Les
chiffres connus du cens permettent de supposer qu’à la mort de Marc Aurèle on
comptait soixante-cinq millions de citoyens dans l’empire[1]. Ce qui va être
dit de la famille romaine doit donc être entendu de la plupart des familles
provinciales. Celles-ci avaient le même droit civil que les Romains
d’origine, le même culte et à peu près les mêmes costumes, sauf certains
usages particuliers et la différence qui existe partout entre la vie d’une
grande capitale et celle d’obscures cités.
Il n’est pas question d’exposer ici tous les principes du
droit civil et administratif de l’empire : ce serait affaire de
jurisconsulte. Mais nous avons besoin de connaître l’organisation de la
famille et de la cita, ces deux éléments constitutifs de la société, qui ne
sont pas des créations de la loi, puisqu’elles préexistent à l’État, et qui
communiquent à la société leur force ou leur faiblesse. En se souvenant des
circonstances historiques qui avaient déterminé, chez les Romains,
l’organisation de l’une et de l’autre, on comprendra que l’État, tenu, au
milieu des tempêtes, par deux ancres si bien attachées à un fond solide, soit
demeuré, durant des siècles, fort et prospère ; malgré tant de commotions
politiques.
Le Romain d’origine était libre, citoyen et membre d’une
famille[2]. De cette triple
condition, constatée par les livres du cens, les rôles de l’impôt, les
registres des naissances, dont Marc Aurèle ordonna la tenue, et au besoin par
la preuve testimoniale, dérivaient des droits privés qui constituaient l’état
civil ou, comme disait la loi, le captez de chaque citoyen.
Ces droits, appelés, dans la langue des jurisconsultes,
des puissances, étaient au nombre de quatre : la potestas
dominica, droit du maître sur l’esclave ; la patria potestas, droit du père sur l’enfant ;
la manus, droit de l’époux sur la
femme ; le mancipium, droit d’un homme
libre sur un autre homme libre que la loi lui avait permis de saisir (manu capere). Le dominium
ou droit de propriété quiritaire s’appliquait aux choses.
Disons tout de suite que les personnes en possession de
ces puissances pouvaient subir trois sortes de changements d’état qu’on
appelait les diminutions[3] : la très grande,
par la perte de la liberté ; la moyenne, par la perte de la cité ; la très
petite, par le changement de famille. Quant au dominium,
il était naturellement éteint par la perte ou l’aliénation du fonds.
La liberté s’acquérait par la naissance ou par
l’affranchissement ; elle se perdait par certaines condamnations judiciaires
et par la captivité en pays ennemi. Dans le dernier cas, la perte n’était pas
définitive. Si le captif revenait, il était censé n’avoir pas cessé d’être
citoyen ; il rentrait, dans sa condition juridique antérieure et recouvrait,
en vertu du jus postliminii,
tous ses droits, excepté ceux dont l’existence suppose une continuité
effective, tels que la possession et le mariage[4]. La liberté était
protégée par un interdit prétorien de libero
homine exhibendo qui empêchait, comme l’habeas corpus des Anglais, les détentions arbitraires.
La cité romaine s’acquérait par la naissance, la
naturalisation et l’affranchissement. Pour que l’enfant naquît citoyen, il
fallait que le père fût citoyen au moment de la conception et que le mariage,
connubium, eût été accompli avec toutes les formes légales. Sans justes
noces, les enfants suivaient la condition que la mère avait au moment de leur
naissance. Il résultait de ce principe qu’une femme réduite en servitude
après la conception, par suite d’une condamnation judiciaire, donnait le jour
à un esclave. Hadrien dérogea à ce droit rigoureux en décidant que d’une
femme libre à un moment quelconque de sa grossesse naîtrait toujours un
enfant libre. La naturalisation s’accordait, par une loi, plus tard par une
constitution impériale, tantôt à des particuliers, tantôt à une ville ou à un
peuple. Les Latins et les Latins juniens pouvaient l’obtenir en remplissant
certaines conditions ou par faveur impériale[5].
Du droit de cité dérivaient des droits que ne possédaient
pas les provinciaux :
1° Droits politiques
: le jus suffragii, qui se
perdit sous l’empire, Tibère ayant fermé les comices du peuple romain, dont
il ne subsista plus qu’une apparence, et le jus
honorum, qui souffrit alors certaines restrictions[6].
2° Droits civils
: le jus connubii, qui
permettait de contracter les justes noces, sans lesquelles n’existaient ni la
patria potestas ni le jus agnationis avec ses effets utiles pour
l’hérédité ; le jus commercii
ou droit d’acquérir avec la faculté de disposer de son bien selon les règles
du droit civil, par conséquent avec le droit de tester.
A Rome, la propriété était marquée d’un caractère à la
fois politique et religieux. L’État, propriétaire primitif, avait fondé la
propriété individuelle, en distribuant aux citoyens des terres dont les
augures avaient tracé les limites et que le dieu Terme gardait. Émanant de
l’État et consacrée par la religion, cette propriété quiritaire n’est
accessible qu’à ceux qui sont membres de l’État souverain et adorateurs de
ses dieux, c’est-à-dire aux seuls citoyens. De leur bien, ils font ce qu’ils
veulent : ils usent et abusent. Cependant l’idée des droits supérieurs de
l’État, ou plutôt celle de l’utilité commune, imposait certaines
restrictions. Quoique, depuis la fin de la guerre Sociale (loi Julia, 89 av. J.-C.), le sol italien
fût devenu terre quiritaire, il arriva plusieurs fois que des décrets rendus
pour la fondation de colonies obligèrent les habitants à abandonner aux
colons une partie de leurs terres. L’exécution, par l’État ou par une cité,
de travaux nécessaires à la communauté entraîna souvent aussi l’expropriation
pour cause d’utilité publique. Les propriétaires expropriés obtenaient-ils
une indemnité ? Assurément non, quand il s’agissait de colonies ; peut-être
oui, lorsqu’ils étaient dépossédés pour le passage d’une route, d’un aqueduc
ou d’un fossé d’écoulement, etc. ; du moins, l’usage en était établi sous
l’empire[7].
Le droit de cité se perdait et, avec lui, tous les droits
civils, pour celui qui devenait esclave jure
civili, ou qu’un jugement condamnait aux travaux forcés à
perpétuité, à l’interdiction de l’eau et du feu, ou à la déportation, deux
peines, anciennement différentes, devenues égales. La naturalisation dans un
État étranger faisait perdre aussi la cité romaine ; et, par étrangers, peregrini, les Romains entendaient les
individus et les peuples qui, bien que compris dans l’empire, n’avaient pas
le droit de cité romaine. Les citoyens mêmes qui allaient fonder une colonie
subissaient la media deminutio capitis.
Nous connaissons le citoyen ; entrons dans la famille.
L’homme libre, fût-il magistrat, n’arrive à toute la
dignité du citoyen que s’il est père de famille, car les lois et les mœurs de
Rome lui reconnaissent, en cette qualité, des droits qui lui donnent un
caractère sacré. Alors, chef de la maison, il est le prêtre des dieux lares
et il a le pouvoir absolu, comme époux, sur sa femme (manus)
; comme père, sur ses enfants (patria potestas) ;
comme maître, sur ses esclaves (dominica potestas)[8] ; tandis que
lui-même, ne relevant que de son droit, est sui
juris. Les Romains avaient voulu qu’aucune autorité ne pût
s’interposer entre le père et le fils, entre le mari et la femme. Pour eux,
le foyer domestique était un asile sacré où ne pouvait pénétrer même le
représentant de la loi[9].
L’histoire politique nous a montré que le sentiment de la
dignité personnelle, énergiquement développé par ce pouvoir sans contrôle,
avait formé dans la cité une aristocratie fière et puissante qui confondit sa
grandeur avec celle de la patrie, mais entendit ne jamais courber la tête que
sous la loi faite par elle-même. Toute la destinée de Rome jusqu’à l’empire
était contenue dans ce droit des pères de famille dont nous avons maintenant
à montrer les effets civils
Nous devrions, pour suivre la formation de la famille,
parler de la mère avant de nous occuper de l’enfant, et étudier les droits de
l’époux avant ceux du père ; mais ceux-ci expliquent ceux-là et nous obligent
à renverser l’ordre naturel.
L’idée que les jurisconsultes romains s’étaient formée du
mariage faisait de la légitimité des enfants nés durant l’union une certitude
; de là l’axiome fameux : is pater est quem
nuptiæ demonstrant. L’enfant né hors mariage ou d’une union
défendue peut invoquer sa filiation maternelle, mais non pas l’autre, car,
aux yeux de la loi, il n’a pas de père, et personne n’exerce sur lui les
droits de la patria potestas, qui
était, bien plus que la parenté naturelle, le vrai lien de la famille.
La puissance paternelle est un fait primordial qui sort de
la nature même et qui a régi l’époque dite patriarcale. Les Romains en
avaient fait une institution politique. De là sa force chez ce peuple
autoritaire, peuple de soldats, toujours menacé ou menaçant, qui fut
contraint par les circonstances historiques de sa vie nationale à mettre la
discipline en tout, dans la famille comme dans l’État.
Dans les unions légitimes, la puissance du père saisit
l’enfant au sortir du sein maternel et elle va jusqu’au droit de vie et de
mort. Le nouveau-né est étendu aux pieds de son juge. S’il est relevé,
c’est-à-dire reconnu, il vivra ; s’il est laissé à terre, c’est que le père
le rejette. Alors on l’emporte et on le dépose à quelque carrefour où il ne tarde
pas à mourir, à moins qu’un marchand d’esclaves ne recueille le pauvre
délaissé pour l’élever et le vendre un jour. Le père a des motifs lorsqu’il
fait ainsi violence à la nature : d’abord les inquiétudes d’une paternité
douteuse, comme celle de l’empereur Claude[10], qui fit jeter
sa fille au coin d’une borne ; parfois aussi la gène, la pauvreté, une
famille déjà nombreuse. Pourquoi laisser vivre
des êtres qui ne connaîtront que le malheur ? disait le Chrémès de
l’Heautontimorumenos[11]. La faiblesse de
constitution, la difformité, entraînaient aussi la condamnation ; Rome ne
voulait que de vigoureux soldats, de robustes cultivateurs ; et lorsqu’elle
n’en demandait plus, l’usage fatal durait toujours : on le retrouve au
second siècle de notre ère.
En l’absence du père de famille, le jugement est suspendu
jusqu’à son retour : on nourrit provisoirement le nouveau-né. Quelquefois le
père a donné son consentement avant de quitter ses pénates. Élève ce qui sera né en mon absence[12]. Sombre formule
! Ce qui sera né ! Comme on dirait des
produits d’un troupeau. C’est qu’un fils était une chose utile : un
travailleur pour la famille, un soldat pour la cité, une garantie pour la
perpétuité de la race, un gage que le culte des aïeux ne s’éteindrait pas,
que les sacra gentilitia ne
manqueraient point de victimes. De là l’expression auctus filio, augmenté d’un fils.
Depuis la loi Papia Poppæa
rendue par Auguste, la paternité fut encore un titre aux honneurs et aux
profits. Tu as les droits d’un père,
dit Juvénal ; c’est-à-dire, te voilà inscrit sur les registres du trésor
public ; désormais tu peux hériter, recueillir toute espèce de legs, jouir
même de la part réservée au fisc, dolce caducum
; ... si tu brigues une charge, tu seras préféré
à tes compétiteurs ; magistrat, tu auras droit de préséance sur tes collègues
(Sat., IX, 87).
La paternité, outre ses joies naturelles, a donc dans Rome
et dans les provinces, partout où des citoyens se trouvent, des récompenses
particulières, le jus triuim liberorum,
dont jouissent ceux qui ont au moins trois enfants ou qui obtiennent, par
privilège spécial du prince, d’être considérés comme s’ils les avaient. Trois
enfants, même nés hors mariage[13], donnaient à la
femme latine la cité romaine et par suite le droit aux distributions. C’était
encourager la prostitution ; tuais les anciens n’avaient pas toujours nos
délicatesses de sentiment, et les empereurs voulaient par tous les moyens
recruter cette classe des hommes libres qui diminuait torts les jours.
La naissance d’un fils est une bonne fortune qu’on célèbre
joyeusement, un jour heureux qu’il faut marquer avec la craie. Toute la
maison prend un air de fête. La porte se couronne de guirlandes de fleurs et
de feuillages. Voici, dit Plaute, le printemps qui arrive (Trucul.,
345). La famille est-elle
en deuil : elle quitte ses noirs vêtements ; la joie présente fait oublier la
douleur passée. Les parents, les amis, accourent, et une table est dressée en
l’honneur de Junon pour qu’elle rende promptement à la santé la nouvelle
accouchée dont le sein est couvert de bandelettes brodées dans les temples.
Le huitième jour est le jour des purifications pour les
filles ; pour les fils, c’est le neuvième. Cette solennité donne lieu à une
réunion de famille suivie de repas. La plus âgée d’entre les parentes fait à
haute voix des vœux pour le nouveau-né. C’est,
dit Perse (Sat.,
II, 31-36), la grand-mère, la tante maternelle, ou quelque femme
craignant les dieux, qui tire l’enfant de son berceau : d’abord avec le doigt
du milieu elle frotte de salive le front et les lèvres humides du nouveau-né
pour le purifier ; puis elle le frappe légèrement des deux mains, et déjà,
dans ses vœux suppliants, elle envoie ce débile objet de ses espérances en
possession des riches domaines de Licinius. Cette cérémonie
terminée, le nom du purifié est inscrit sur le registre des actes publics[14].
Qu’il aille ou non dans les domaines de l’opulent
Licinius, heureux ou malheureux, cet enfant conservera un respect religieux
pour le jour de sa naissance, et en célébrera pieusement l’anniversaire[15]. Il invitera à
cette fête périodique tous les membres de sa famille, et, entouré de cette
couronne respectable, il présentera des offrandes aux dieux lares et à son
génie. N’attends pas, dit
douloureusement Ovide exilé (Trist., III, 13),
qu’à mon jour natal une robe blanche couvre mes
épaules, que l’autel soit orné de guirlandes de fleurs, que l’encens y brûle
et que je fasse retentir les vœux et les prières. Ce jour-là point
de victimes immolées : l’image de la mort ne doit pas assombrir le pur horizon
du jour natal. Ceux à qui leur fortune ne permet pas de revêtir une robe
blanche, en mettent une au moins qui sort de chez le foulon, et l’on dit d’un
homme soigné dans sa toilette : il est vêtu comme au jour natal.
C’est aussi le jour des cadeaux. Les parents, les amis, se
font des dons mutuels. Une négligence en cette occasion passe pour une
impolitesse et peut amener une rupture. Demandez-le à Martial : le voilà
brouillé avec Sextus pour un oubli de ce genre. Il n’a rien donné à son ami :
celui-ci ne l’invite pas au festin. L’empereur fait comme les autres citoyens
: il reçoit et donne ; et puisqu’il est le père de la patrie, l’anniversaire
de sa naissance est une fête publique dans tout l’empire.
Dans les grandes maisons, on livrait le nouveau-né à une
nourrice qui, à partir de ce jour, devenait une personne importante dans la
famille et gardait jusqu’à sa dernière heure l’affection de celui qu’elle
avait bercé. Pline, Dasumius, lèguent à leur nourrice une maisonnette, un
champ, quelques esclaves avec le troupeau, les outils nécessaires à la ferme
et un petit capital pour faire tout marcher ; Domitien donne à la sienne une
villa sur la voie Latine. A son tour, la nourrice, le serviteur par
excellence, est fidèle et dévouée jusque dans la mort. Quand tout s’écroule,
quand les amis de la veille fuient dans l’épouvante, elle est là près du
cadavre ensanglanté ; elle sauve des gémonies les restes de Néron ou du
dernier Flavien, et elle les porte furtivement au tombeau des aïeux.
Toutes les matrones ne remettaient pas à une esclave, à
une affranchie, le soin de nourrir leur enfant. Seize siècles avant Rousseau,
Favorinus avait plaidé l’obligation de l’allaitement par la mère, et des
inscriptions montrent que le philosophe ancien avait, comme le philosophe
moderne, gagné au moins quelques femmes au grand devoir maternel[16].
Cependant l’enfant grandit. On lui donne de bons maures,
et l’on tâche de ne pas lui donner de trop mauvais exemples. C’est un
satirique romain, Juvénal, qui a écrit ces mots, règle suprême de l’éducation
: Maxima debetur puero reverentia. Il
faut respecter l’enfant, et que, dans les lieux qu’il habite, rien de honteux
ne se voie ou ne s’entende (Sat., XIV, 47).
Nous pensons qu’il se trouve dans un berceau d’enfant une douce et
bienfaisante influence pour ramener la concorde dans uni ménage troublé ou
pour en chasser les habitudes mauvaises, et nous aimions à croire que cette
pensée était d’hier : elle est de ce censeur farouche, et elle était dans le
cœur de beaucoup de ses contemporains : Si
tu prépares quelque projet coupable, la vue de ton fils t’arrêtera[17]. L’éducation
était généralement virile, avec moins de ces tendresses efféminées qui de nos
jours font si souvent de l’enfant un tyran domestique[18]. La discipline
de la maison préparait à la discipline de la cité, et le respect pour le père
menait au respect pour le magistrat et la loi.
Vers quinze où seize ans arrive la puberté[19] ; l’enfant
dépose la prétexte, suspend sa bulle d’or ou de cuir au cou de ses dieux
lares, et dit adieu aux amusements juvéniles, au jeu de noix, au sabot, à la
balançoire, au trochi4s, au bâton qui lui a servi dix ans de monture : il
vient de prendre la robe virile, qui le fait citoyen. De ce jour Properce,
Ovide, Perse, Sénèque, datent leur existence. Ils ont commencé alors à être
hommes, à marcher librement et la tête haute ; ils ont pu lever les yeux
partout, même au quartier de Suburre.
Ils sont arrivés à ce carrefour de la vie, dont parle le disciple de Cornutus[20], où toutes les
routes se présentent pleines de séductions et de promesses ; ils s’y sont
arrêtés un instant, et ils ont choisi. Cette transformation a laissé en eux
une impression durable, et, plus tard, beaucoup font vers cette époque de
joyeux ou de mélancoliques retours.
La prise de la toge virile a lieu, chaque année, le 16 des
calendes de mars, au moment des Liberalia,
ou fêtes de Bacchus, le dieu toujours jeune, et
dont le nom est Liber[21]. Au prestige de
la religion se joint la gravité imposante de la réunion de tous les membres
de la famille. Pour se le rendre propice, le jeune homme a passé la dernière
nuit de son enfance couvert, comme la jeune fiancée la veille des noces,
d’une étoffe blanche et de réseaux couleur de safran. Ne sont-ce pas aussi
des fiançailles qui vont s’accomplir : l’indissoluble union du nouveau
citoyen avec la cité ?
Au matin, la famille entière se réunit ; le père ou le
plus proche parent remet à l’adolescent la toge qu’on appelle pure, parce
qu’elle est blanche et sans la bordure de pourpre que porte la prétexte ;
libre, parce qu’elle soustrait à la contrainte de l’éducation première ;
virile, parce qu’elle fait homme et citoyen. Cette robe est revêtue en
présence des dieux domestiques, que l’on invoque : Ante deos libera sumpta toga, dit Properce[22]. Puis tous
montent au Capitole pour y sacrifier aux dieux de Rome. De là le nouveau
citoyen, rayonnant de bonheur, revient avec tout son cortége à la place
publique, comme pour y prendre possession de ses droits. Tu n’as pas oublié, écrit Sénèque à Lucilius (Ep., 4, init.), quelle a été ta joie lorsque, ayant déposé la prétexte, tu
as pris la toge virile et que tu as été conduit au Forum. Ainsi
l’acte le plus solennel dans la vie d’un jeune Romain n’est pas, comme chez
nous, une cérémonie seulement religieuse : c’est une fête civique. Les dieux
sont au second plan, la cité au premier, car c’est elle dont l’idée domine
toute la solennité. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner tout à l’heure de
trouver cette cité si forte.
Cependant un des traits essentiels de la fête était
l’offrande à Bacchus d’un gâteau de miel, le seul présent qu’il reçoive. A
Rome, au jour des Liberalia, les rues
sont pleines de vieilles femmes couronnées de lierre qui vendent ces gâteaux
sacrés qu’elles-mêmes, prêtresses agréables à Bacchus, ont eu soin de
préparer. Pourquoi des gâteaux de miel ?
se demande Ovide, qui méconnaît le sens des vieilles cérémonies symboliques. Parce que le miel a été trouvé par Bacchus. Pourquoi
préparés par des femmes ? Parce qu’il conduit avec son thyrse les chœurs des
nymphes. Pourquoi de vieilles femmes ? Parce que la vieillesse est amie des
présents de la grappe pesante. Pourquoi couronnées de lierre ? Parce que
cette plante protégea Bacchus contre les recherches d’une cruelle marâtre[23]. Chaque famille
achète de ces gâteaux sacrés, et le jeune homme en porte lui-même plusieurs
sur l’autel du dieu qui a donné aux hommes le miel et la vigne. Pour
l’honorer mieux encore, la fête se termine par de longs festins où les coupes
ne demeurent pas oisives. Au lendemain, les affaires sérieuses. Hier, c’était
l’enfance et les jeux ; demain, ce sera la vie active et responsable. Demain,
en effet, l’enfant devenu homme va commencer sa nouvelle existence ; pauvre,
il apprendra un métier ; riche, il s’attachera à un jurisconsulte ou ira
auprès d’un gouverneur de province faire l’apprentissage des armes et de
l’administration. S’il est de la race sénatoriale ou équestre, il pourra
même, à Rome et dans son municipe, assister aux délibérations de la curie
pour s’initier aux affaires de l’État et de la cité.
Le voilà donc citoyen : il vote aux comices, il arrive aux
charges ; il est préteur, consul, pontife, mais il reste fils : rien n’a
effacé ce que Tite Live nomme la majesté paternelle. Libre selon le droit
public, il ne l’est pas selon le droit privé. Quels que soient leur âge et
leurs dignités, les enfants demeurent sous la puissance du père, qui, maître
d’eux comme il l’est de ses esclaves, et de ses autres biens, peut briser
même leurs plus chères affections et jusqu’à la nouvelle famille qu’ils ont
formée. Si, en mariant sa fille, le père ne l’a pas émancipée ou fait passer
sous l’autorité de l’époux, il peut rompre à son gré l’union qu’il avait
d’abord consentie[24]. La paternité
romaine était un droit de propriété tout autant qu’une magistrature domestique.
La puissance paternelle durait jusqu’à la mort de celui
qui en était investi et s’étendait à tous les descendants en ligne directe.
Le droit de vie et de mort que le père avait sur ses enfants à leur
naissance, il le gardait sur eux, mêmes adultes, mêmes magistrats. En cas de
crime, il pouvait juger, à l’exclusion des tribunaux publics, et la sévérité
des mœurs garantissait la punition du coupable, en même temps que les
sentiments de la nature empêchaient l’abus. Sous auguste, un père prononce
contre son fils une sentence d’exil[25], et un autre
condamne le sien à périr par les verges ; un troisième, au temps d’Hadrien,
se fait lui-même l’exécuteur. Ainsi l’ancien droit subsiste jusque sous les
Antonins ; mais déjà les mœurs y répugnent, et la législation suit les mœurs.
Le peuple avait voulu venger le premier de ces meurtres en tuant le meurtrier
: ce n’était qu’une émeute ; pour le second, le prince intervint et condamna
le père à la déportation. D’après un fragment d’Ulpien, le père, au troisième
siècle, n’avait plus que le droit de traîner son fils devant le juge public[26]. S’il refusait
injustement ou négligeait de le marier, une loi Julienne autorisait le
magistrat à l’y contraindre[27], et un rescrit
d’Antonin l’empêcha de briser la famille nouvelle en lui retirant le droit de
forcer le fils à répudier sa femme[28]. Enfin Trajan
obligea celui qui maltraitait son enfant à l’émanciper[29]. Cependant le
droit de correction subsista toujours, et l’enfant soumis à la puissance
paternelle n’obtint jamais l’action d’injures contre son père.
Si le père avait eu le droit de tuer, à plus forte raison
avait-il eu celui de vendre ; pour les fils, la puissance paternelle n’était
épuisée que par trois ventes successives ; pour les filles, une seule
suffisait. Toutefois le père qui avait consenti au mariage de son fils était
regardé comme n’ayant plus ce pouvoir sur lui. Ce droit, sous l’empire, ne
put être exercé qu’en cas de nécessité absolue, comme un moyen, par exemple,
d’éviter l’exposition de l’enfant.
Mais cette nécessité se présentait souvent. Le nombre des
esclaves était toujours considérable, et leur recrutement n’avait pas lieu
seulement aux dépens des Barbares, par la traite ou par les
prisonniers de guerre : l’empire en fournissait un grand nombre. On lit dans
les auteurs et sur les monuments les noms de quantité d’affranchis d’origine
grecque ou asiatique, dont la plupart devaient avoir été des, enfants de
condition libre enlevés dans leur jeunesse par les pirates et les brigands,
ou vendus par des parents dans la misère[30]. Ce marché
n’était pas alors si odieux qu’il nous semble. Grâce à l’adoucissement des
mœurs, beaucoup d’esclaves avaient une existence qui ne différait guère de
celle de nos domestiques ; une foule d’entre eux retrouvaient la liberté et
beaucoup y joignaient la fortune : les affranchis encombraient toutes les
carrières[31].
La vente d’un enfant pouvait donc être, pour sa famille et pour lui, un
calcul heureux qui, ne faisant pas une trop grande violence aux sentiments de
la nature, devait être fréquent même en Italie. La grande institution
alimentaire des Antonins en fournit la preuve, puisqu’elle avait pour but
d’empêcher les parents pauvres de vendre leurs enfants.
Comme instrument d’acquisition, l’enfant en puissance
était assimilé à l’esclave : il acquérait pour son père et ne pouvait rien
avoir en propre. Seulement, lorsqu’il vivait à part et exerçait un métier
différent, le père lui abandonnait ordinairement un pécule dont le fils avait
la libre disposition sans en avoir la propriété. Aussi ne pouvait-il, à moins
d’autorisation paternelle, l’aliéner à titre gratuit, et en aucun cas il n’en
disposait par testament.
Le fils arriva cependant à la propriété réelle au moyen du
pécule gagné à l’armée (peculium castrense), dont il put
disposer par testament, même entre-vifs ; et le droit du père ne s’exerça, à
la mort du fils, qu’à défaut de semblables dispositions. Plus tard on
appliqua les mêmes règles au pécule gagné dans les fonctions publiques (peculium quasi castrense). Enfin, par une dérogation
grave au droit absolu du père sur son bien, le fils put faire casser le
testament paternel pour oubli des devoirs
d’affection, ce qui donnait ouverture à la succession ab intestat, où le fils retrouvait ses droits[32].
Quant aux obligations, les dettes du fils restaient à sa
charge ; seulement l’action était suspendue de fait jusqu’à ce qu’il eût
quelque bien en propre. Cette règle ne souffrait d’exception que pour le prêt
d’argent. Sous Claude, une loi annula les prêts faits au fils de famille sans
le consentement du père. Celui-ci ne pouvait même faire une donation à son
fils ; cependant elle devenait valable, si, à sa mort, il ne la révoquait
pas.
Les délits du fils de famille l’obligeaient
personnellement envers les tiers qu’il avait lésés. Ceux-ci avaient le choix
d’agir contre lui, lorsqu’il avait un pécule, ou d’exercer contre le père
l’action noxale, qui le forçait à livrer le coupable. La noxæ deditio se faisait alors sous la forme
d’une mancipation ; mais, quand la personne lésée se trouvait indemnisée par
le travail du noxæ dati, ce dernier
pouvait demander au préteur sa libération.
Les familles romaines conservaient comme un dépôt sacré
leur nom, leurs sacrifices domestiques et leurs traditions ; chaque
génération transmettait ce legs pieux à la génération suivante : aussi, les
enfants venaient-ils à manquer, la loi autorisait le chef de famille à
prendre un fils d’adoption, préférable, selon l’empereur Hadrien, au fils né
du mariage, parce que l’un est librement choisi, tandis que c’est le hasard
qui donne l’autre.
Ce pouvoir dérivait naturellement de la patria potestas, qui était le principe de la
législation civile. Il eût été, en effet, illogique de refuser au père,
maître de la fortune, de la liberté, de la vie même de son fils, le droit
d’accorder à un étranger une place, à côté de ses enfants, au foyer
domestique. Mais, sous l’influence d’idées religieuses qui, dans les premiers
siècles, avaient une grande force, l’ancienne société romaine tenait à la
pureté du sang et n’aimait pas le mélange des races : aussi la loi avait-elle
renfermé d’abord ce droit dans les limites étroites que Cicéron nous révèle[33]. Cependant
l’adoption même qu’il combat, celle de Clodius, patricien et sénateur, adopté
par un plébéien qui aurait pu être son fils, prouve que les antiques prescriptions
n’étaient déjà plus observées, et il en reste bien peu dans le nouveau droit.
Depuis la loi Canuleia les
motifs religieux, quæ ratio generum ac
dignitatis, quæ sacrorum, avaient peu à peu fait place à de
simples considérations d’équité et de convenance[34]. Ulpien
reconnaît même qu’un citoyen peut adopter, par la forme solennelle de
l’adrogation, plusieurs personnes, quand il a, pour le faire, de justes
motifs : expression bien large qui devait laisser à l’adoptant une liberté
dont on voit des empereurs donner l’exemple[35].
Le fils adoptif succédait au nom, aux sacrifices
domestiques, et avait, relativement à l’hérédité paternelle, tous les droits
d’un héritier sien. Il ne s’alliait pas à la famille entière, mais au chef
seul et à ceux qui lui tenaient par le lien de l’agnation : la fille de
l’adoptant, par exemple, devient la sœur du nouveau fils et ne peut se marier
avec lui.
Il y avait deux sortes d’adoptions : l’adoption proprement
dite et l’adrogation. La première forme était employée pour les enfants tenus
sous la puissance paternelle, alieni juris
; la seconde, pour les citoyens maîtres d’eux-mêmes, sui juris. Dans le premier cas, le contrat,
conclu à l’amiable entre le père naturel et le père adoptif, devait se
réaliser en présence de l’enfant, qui pouvait exprimer un sentiment
contraire. Le père seul avait le droit de faire passer son fils, avec le
consentement tacite ou verbal de celui-ci, dans une famille étrangère ; mais
la puissance d’un tuteur ne s’étendait pas jusque-là. Du reste, l’adoption
n’était pas irrévocable : le fils dont le père se trouvait dans la suite
privé d’héritier pouvait rentrer, par une nouvelle adoption, dans sa famille
naturelle.
Lorsque deux chefs de famille s’étaient accordés sur les
conditions d’une adoption, ils se rendaient, s’ils étaient à Rome, chez le
préteur urbain ; en province, devant les duumvirs ou le gouverneur. On
faisait venir le libripens, sorte
d’officier public chargé de présider à la conclusion de tout contrat de vente
: il arrivait, portant sa balance, escorté de plusieurs scribes. Le futur
père adoptif annonçait son intention et le nom qu’il voulait donner à
l’adopté. Le père naturel déclarait y consentir et céder ses droits sur son
fils à la partie contractante. L’enfant était acheté fictivement par son
nouveau père, qui frappait sur la balance et donnait un as comme prix de ce
qui lui était vendu. Aussitôt acheté, le fils était émancipé et tombait, par
cela même, sous la puissance paternelle. La vente recommençait jusqu’à trois
fois, afin que le père perdît tous ses droits sur lui. Alors avait lieu l’in jure cessio, procès fictif servant à
conclure beaucoup d’actes civils et qui était une revendication de
propriété. Dans l’espèce, la propriété transmise était la patria potestas. L’acte, dressé par les
scribes, inscrit sur les registres publics, était signé par cinq témoins
parvenus à l’âge de puberté. Ces formalités remplies, l’enfant faisait partie
d’une nouvelle famille.
La cérémonie de l’adrogation consistait à demander le
consentement du peuple réuni en comices, sous la’ présidence d’un membre du
collège des pontifes, qui devait s’enquérir, entre autres choses, de la
moralité de l’adoption[36]. Les femmes,
n’ayant pas le droit d’assister aux comices, ne pouvaient être adoptées dans
cette forme. Quant au peuple, il était représenté par quelques oisifs et des
curieux qui se rendaient à cette solennité, dont les publications avaient été
affichées trois nundines à l’avance, c’est-à-dire durant au moins vingt-sept
jours.
L’adrogé a quelquefois des enfants en sa puissance ; eux
et ses biens passent avec lui au pouvoir du père adoptif, qui se trouve du
même coup père et grand-père. On s’assure que le futur adopté est plus jeune
de dix-huit ans au moins, pour que la fiction de la paternité soit possible,
et les deux contractants affirment solennellement qu’ils veulent : l’un
prendre les droits du père, l’autre accepter les devoirs du fils. Alors le
pontife : Consentez-vous, Romains, à ce que le
contrat soit ratifié ? Le peuple répond par la bouche de ses
trente licteurs, et l’adoption est consommée. Encore une famille qui ne
s’éteindra pas et des dieux pénates qui ne manqueront pas de sacrifices.
Auguste adopta les deux fils d’Agrippa per assem
et libram[37], et Tibère par
une loi curiate[38].
Cette loi curiate, anciennement nécessaire pour constituer
la nouvelle famille, fut, sous l’empire, remplacée par un rescrit impérial,
de sorte que l’adrogation, impraticable pour les femmes lorsqu’on la
prononçait aux comices, devint possible dés qu’il suffit d’une lettre du prince.
Il leur était également interdit d’adopter ou d’adroger, puisqu’elles
n’avaient pas la puissance paternelle ; mais, par un adoucissement délicat de
la loi, les empereurs leur permirent d’adopter un enfant, pour les consoler de ceux qu’elles avaient perdus[39].
L’adrogation faisant passer un citoyen en pleine
possession de ses droits, sui juris,
avec ses biens et toutes les personnes soumises à sa potestas, sous la puissance d’un autre, il
devenait alieni juris. Ce changement
d’état constituait la minima capitis deminutio
; car il entraînait la perte des droits d’agnation et de succession ab intestat ; il faisait cesser le patronat,
l’usufruit, et éteignait les dettes. Pourquoi ? Sans doute parce que les
jurisconsultes romains, avec la rigueur implacable de leur logique,
regardaient le changement de famille comme une sorte de régénération
produisant une personne nouvelle, une nouvelle existence. Cependant, à la
longue, l’équité se faisant place en cette question comme dans les autres,
celui qui avait subi cette diminution d’état recouvra quelques-uns des droits
que l’ancienne législation lui refusait, et son créancier des gages qu’il put
saisir[40].
La puissance paternelle qui résultait des justes noces et
des deux modes d’adoption ci-dessus indiqués s’acquérait aussi sur les
enfants naturels par la légitimation du concubinat[41]. Elle subsistait
jusqu’au dernier jour de la vie du père, mais se perdait quand le fils
passait sous la puissance d’un tiers, lorsqu’il était émancipé et que le père
ou l’enfant cessait d’être citoyen : car la puissance paternelle, dérivant
d’un droit particulier aux Romains, jus civile,
ne pouvait les suivre sous un droit étranger, jus
gentium, lors même qu’elle existait dans la législation nationale
de certains peuples, comme en Gaule et chez les Galates[42]. Enfin, en droit
public et comme citoyen, le fils était parfaitement indépendant du père : il
votait, servait à l’armée, exerçait une charge, même une tutelle, en pleine
liberté, et, à moins d’exhérédation testamentaire, il avait droit à la
succession paternelle[43].
On voit que la famille romaine faisait tout à la fois la
part de la résistance et celle du mouvement. Par l’autorité civile du père,
elle était une force de conservation ; mais la liberté politique du fils
l’empêchait d’être une force aveugle de résistance.
II. — L’ÉPOUX, L’ÉPOUSE ET LA PARENTÉ.
La condition du fils fera maintenant comprendre celle de
la mère. Je me plains de ma pauvreté,
s’écrie tristement l’avare de Plaute ; me voilà
avec une grande fille sur les bras, sans dot, et je ne puis la placer à
personne[44]. Cette
lamentation, on l’entend fréquemment à Rome : l’argent y décide beaucoup
d’unions, tout comme dans les sociétés où l’on parle le plus de sentiment.
Horace s’en fâche ; il se plaint que la reine
Richesse[45], lorsqu’elle donne une épouse bien dotée, paraisse donner
du même coup la beauté, la noblesse, des amis et la foi conjugale.
Saint Jérôme use de la liberté évangélique pour peindre avec plus d’énergie
ces mariages de convention. On n’achète,
dit-il, un cheval, un âne, un bœuf, qu’après mûr
examen de leurs qualités et de leurs défauts : pour une femme, on la prend
les yeux fermés. Est-elle violente, folle, disgracieuse, fétide, qu’importe
tout cela, on le saura après les noces[46]. Par contre, et
c’est encore notre histoire, une fille sans fortune peut demeurer longtemps
dans la maison paternelle, à moins que sa beauté ne frappe quelque jeune
homme désintéressé. Cela est rare, mais non sans exemple : aussi Vénus est
fort honorée par les mères anxieuses[47]. Du plus loin
qu’elles aperçoivent son temple, elles lui adressent de suppliantes prières,
afin qu’elle envoie à leurs filles les charmes qui séduisent, et elles
s’ingénient de mille manières pour aider la déesse à embellir leur enfant. Voyez les mères, dit Chœrea, elles sont tout occupées à baisser les épaules de leurs
filles, à leur serrer la poitrine pour les rendre élancées. En est-il une qui
tourne à l’embonpoint, aussitôt la mère de s’écrier : C’est un athlète ! Et
elle lui retranche les vivres jusqu’à ce qu’elle l’ait rendue, en dépit de
son tempérament, mince comme un fuseau[48]. Mais toutes ne
sont pas, comme celle-là, des mères de comédie. Il en est, et c’est le plus
grand nombre, qui apprennent à leur fille à filer la laine et à tisser des
vêtements. La jeune fille de bonne maison étudie, à l’école publique ou sous
des maîtres particuliers, les deux littératures grecque et latine, surtout
par la lecture des poètes, exercice dangereux qu’un maître trop jeune rend
parfois encore plus redoutable[49]. On lui enseigne
aussi la musique, le chant, la danse, et ces talents, dit Stace, font trouver
un mari[50].
Cependant l’époux tardant à venir, tous les amis de la
maison sont mis en campagne, avec cette phrase vieille comme le monde et qui
durera autant que lui : Trouvez-moi donc un mari
pour ma fille. Et pourtant cette fille touche a peine à sa
treizième année ; mais, comme les institutions romaines autorisent le mariage
à douze ans révolus, les inquiétudes maternelles se sont éveillées dès le
terme légal. Enfin un époux se présente, qui n’est ni parent au degré prohibé
ni étranger, deux obstacles péremptoires, bien que le premier n’ait pas
empêché l’union de Claude avec sa nièce Agrippine[51] : le
sénatus-consulte fait pour ce prince a même gardé force de loi.
Du reste, que l’étranger se fasse donner les droits de
cité romaine, il rentre dans les conditions communes : Justæ sunt nuptiæ quas cives Romani contrahunt[52]. Mais notre
futur n’est ni trop proche parent ni étranger, en outre, il est épris de la
jeune fille ou de sa fortune. Je vous accorde ma
chère fille, dit le père, et puisse
cela être heureux pour moi, pour vous et pour elle. Ces mots n’ont
encore que la valeur d’une promesse révocable ; l’engagement devient légal
seulement après la cérémonie des fiançailles.
L’heure regardée comme la plus favorable est la première
ou la seconde heure du jour, six ou sept heures du matin. La famille, les
amis, se sont assemblés dès le lever de l’aurore dans la maison paternelle,
et, en leur présence, le futur renouvelle sa demande au père, qui accorde son
consentement. Donné par-devant de nombreux témoins, ce consentement a force
d’acte, et le futur qui voudrait se dédire ensuite pourrait être poursuivi
par les parents de la jeune fille[53]. Toutefois on
dresse le plus souvent un contrat, que signent les assistants. Dès lors
l’union est assurée, et l’on se sert déjà des noms de gendre et de beau-père.
En effet, toutes les parties intéressées ont consenti : on a demandé à la
jeune fille si elle ne mettait point empêchement au contrat, et son silence a
été regardé comme un assentiment[54]. Les deux futurs
époux sont fiancés. Comme gage d’amour et de fidélité, le jeune homme offre à
la jeune fille un anneau de fer sans ornement ni pierreries, symbole de
l’austérité du lien conjugal. La fiancée le passe à l’avant-dernier doigt de
la main gauche, que l’on assure correspondre directement avec le cœur[55].
Le contrat préalable signé et les conventions provisoires
établies, on fixe le jour du mariage. L’intervalle entre les fiançailles et
les noces est ordinairement assez long ; d’ailleurs tous les temps ne sont
pas propices. Ainsi le mois de mai est fatal à cause des Lémurales. Ce sont
des jours, dit Ovide[56], où ni la veuve ni la vierge ne peuvent allumer le flambeau
d’hyménée ; celle qui alors se maria ne survécut jamais longtemps.
Et le peuple a un proverbe à ce sujet : Les mauvaises femmes seules se marient
au mois de mai. Le mois de juin, au contraire, est heureux,
mais seulement à partir des ides, c’est-à-dire du 13 ; les douze premiers
jours sont funestes. Ovide l’assure[57] : il le tient de
la femme même du flamen dialis : Il faut attendre que le Tibre ait emporté dans la mer
toutes les immondices du temple de Vesta. Or il paraît que le
Tibre attend lui-même jusqu’au 13 juin pour accomplir ce travail. Les
calendes de juillet, jours fériés où il n’est permis de faire violence à
personne, ne sont pas moins dangereuses pour les unions. Les veuves seules
peuvent se marier à cette époque, car elles savent ce qu’elles font et sont
censées ne pas subir de violence. Les lendemains des calendes, des nones et
des ides sont encore des jours de mauvaise chance : tædis aliena tempora[58].
Avant les noces, on a soin d’offrir des sacrifices à
Junon, à Vénus et aux Grâces. Le père apporte des présents à sa fille[59], et ses amis
l’aident à bien faire les choses : Pline envoya ainsi 50.000 sesterces à
Quintilien[60]
; mais la libéralité du futur époux est enchaînée par une loi née de l’usage,
qui ne veut pas que la pureté de l’affection conjugale soit altérée par un
mélange d’intérêt : une femme doit aimer son mari pour lui-même.
La veille du mariage on dresse le contrat définitif[61] ; la dot, les
échéances de payement, y sont consignées. Généralement, dans une bonne
maison, la fille reçoit un million de sesterces, dot que n’accepterait pas un
de nos quarts d’agent de change. C’est la somme que donne Auguste à Hortalus
pour qu’il prenne femme, Messaline à Silius pour qu’il l’épouse. Il est vrai
que celle-ci apportait en espérance
l’empire ou la mort[62].
Dans les anciens temps, la future allait, la nuit qui
précédait les noces, conduite par quelque parente âgée, prendre les auspices
dans le temple voisin, pour se concilier les bonnes grâces des dieux Pilumnus et Picumnus.
Par la suite les devins, intéressés à ne pas laisser tomber cet usage
profitable, vinrent eux-mêmes au matin apporter les auspices. La jeune fille
couche cette dernière nuit dans son lit virginal, vêtue d’une tunique blanche
et de réseaux couleur de safran.
Lorsque le contrat de mariage ou instrument dotal a
été accepté, que le consentement des époux et de ceux dont ils dépendent a
été donné, le mariage est légalement conclu ; aucune autorité civile ou
religieuse n’y intervient, excepté dans le mariage patricien, le grand
pontife et le flamine dial consacrent par un sacrifice. Les pompes, les
cérémonies qui l’accompagnent, ne sont point nécessaires à sa validité.
De par la loi, la femme a reconnu dans son époux un maître
; elle est en sa puissance et elle y vient de trois manières : par l’usage,
la coemption et la confarréation.
L’usage est la possession prolongée qui conduit à
l’acquisition d’un droit, usucapio.
Lorsqu’une femme a passé une année entière dans la maison d’un homme, elle
tombe sous la puissance de cet homme ; son père mène ne peut la l’aire sortir
de la demeure devenue conjugale : il y a prescription. Toutefois la
prescription est interrompue, si dans l’année la femme a passé trois nuits
hors du domicile commun. A l’époque où le divorce était interdit à la femme,
tandis que le droit de répudiation était reconnu à l’homme, la femme, en
évitant par la trinoctium usurpatio de
tomber sous la puissance du mari, se donnait en fait la liberté que le droit
attribuait exclusivement à l’époux, car elle pouvait alors se faire réclamer
par son père ou par son tuteur. Mais l’usus
disparut de bonne heure et n’était déjà plus qu’un souvenir au temps de Gaius
(Inst., I, 111), c’est-à-dire au
second siècle de notre ère.
Tous les mariages se contractaient alors par la cœmptio, vente simulée que deux époux se
faisaient l’un à l’autre de leur personne, et cette vente s’accomplissait
avec les cérémonies ordinaires de la mancipation. La femme vient au Forum,
élevant le préteur ou le duumvir. Elle a trois as : l’un, qu’elle remet au libripens ; le second, qu’elle dépose dans un
simulacre de maison ; le troisième, qui est placé dans sa chaussure. Avec le
premier elle achète son mari ; avec le second, le droit d’entrer dans sa
nouvelle demeure ; avec le dernier, les dieux pénates et la participation au
culte religieux de la famille dont elle va faire partie.
Le dialogue suivant s’engage : Femme,
veux-tu être ma mère de famille ? — Je
le veux. — Homme, veux-tu être mon
père de famille ? — Je le veux.
Ces formules prononcées, la cérémonie est terminée, et l’effet n’en pourra
être annulé que par la remancipatio.
Le mariage par la confarreatio
exigeait seul des cérémonies religieuses et mettait la femme dans l’absolue
puissance du mari, in manu. Il s’accomplissait en présence de dix témoins,
représentant sans doute les dix curies d’une ancienne tribu, par les mains du
souverain pontife ou du flamine de Jupiter, avec des formules et des paroles
solennelles : c’est l’hymen selon les lois
sacrées[63]. On offrait un
sacrifice où l’on présentait un gâteau fait de l’espèce de blé nommée far, et, si cette cérémonie très longue était
interrompue par un coup de tonnerre, force était de la recommencer, comme on
faisait pour les comices du peuple. On ne devenait flamine de Jupiter, de Mars ou de Quirinus, qu’à la
condition d’être né ex confarreatis nuptiis.
Les prêtres eux-mêmes devaient se marier ainsi ; de sorte que le vieux
mariage patricien subsista autant que la vieille religion, mais, comme elle,
aussi pauvrement. Sous Tibère, on trouva à grand-peine trois patriciens
remplissant la condition requise pour être flamine de Jupiter[64]. L’union par
confarréation ne pouvait être détruite que par le sacrifice de la
diffarréation.
Le jour des noces est un jour de joie pour Pilumnus et
Picumnus : celui-ci, le roi des génies, le génie xατ’
έξοχήν, le Pluton des mânes, comme
on l’appelle, le protecteur des unions pieuses ; Pilumnus, le défenseur des
maris. On leur envoie des vieux et on leur dresse des lits. Les divinités
ennemies du mariage sont aussi par crainte comblées d’honneurs : on s’efforce
de désarmer leur courroux. Cérès, Apollon et Bacchus, irrités chacun pour des
motifs différents contre le dieu Hymen, voient leurs autels fumer tout le
jour. On leur offre le vin et le miel dans des vases purifiés dès la veille.
Le génie de la maison prend part à la fête ; même le sordide Euclion,
lorsqu’il marie sa fille, se résigne à acheter un peu d’encens et des
couronnes de heurs pour le génie domestique[65]. La porte de la
demeure nuptiale est parée de tentures blanches sur lesquelles courent des
guirlandes de fleurs et de feuillage ; à l’intérieur, on découvre les images
des aïeux et l’on allume les torches pour illuminer la maison. Dans les
cérémonies tout est symbolique : ainsi on jette le fiel de la victime loin de
l’autel, pour montrer qu’il ne doit y avoir que douceur dans l’union
conjugale. Le costume de la mariée est une véritable allégorie. Ce voile
rouge orangé, ce flammeum couleur de
safran[66] qui couvre sa
tête et ne laisse voir que son visage, c’est l’ornement habituel de la femme
du flamine, à laquelle est interdit le divorce ; la tunique blanche
représente la virginité ; la coiffure, élevée en forme de tour, à peu près
semblable à celle des vestales, avec un javelot qui la traverse, indique que
la femme se soumet à son mari ; la couronne de verveine est le symbole de la
fécondité, et la ceinture de laine qui entoure sa taille témoigne de sa
chaste pudeur.
Ainsi parée, la mariée est placée sur un siège que
recouvre la peau d’une brebis immolée dans un sacrifice ; son mari s’assoit à
côté d’elle sur un siège semblable ; tous deux ont la tête voilée. Après
avoir offert le lait et le vin miellé aux dieux, le grand pontife fait manger
aux époux le gâteau sacré (far), leur unit les
mains, confiant la femme à la bonne foi de son mari, qui sera pour elle un
ami, un tuteur, un père.
Le moment où l’étoile de Vénus apparaît au ciel est le
signal du départ pour le domicile conjugal. Avant que la jeune femme quitte
la maison qui abrita son enfance, le père prend les auspices, puis la livre (traditio) à ceux qui vont être sa nouvelle famille,
car lui seul peut rompre le lien qui attachait sa fille au foyer des aïeux,
sous la protection des pénates domestiques. Cependant, on feint de l’arracher
du seuil paternel, en commémoration de l’enlèvement des Sabines. Des enfants
d’origine patricienne et qui ont encore leurs parents l’escortent, deux la
tenant par la main, le troisième marchant devant elle et chassant les
maléfices avec une torche d’épine blanche. Deux autres la suivent, portant
une quenouille, un fuseau et, dans une corbeille d’osier, tous les
instruments du travail féminin. Quatre femmes mariées, une torche en bois de
pin à la main, font partie du cortége ; à la lueur de ces flambeaux, la
mariée gagne sa nouvelle demeure. Tant que dure la marche, les jeunes gens
s’efforcent d’égayer la cérémonie par des plaisanteries qui font parfois
monter la rougeur au front et les larmes dans les yeux de la jeune mariée.
Lorsqu’elle arrive à la maison conjugale, le mari, placé
sur le seuil, lui demande qui elle est, et elle : Où
tu seras Caïus, là je serai Caïa. On lui présente l’eau lustrale
et une torche allumée : elle jette sur elle-même quelques gouttes de cette
eau, sorte de purification, et elle touche à la torche, qu’on se hâte de
mettre en lieu sûr, de peur que de méchantes gens ne s’en servent pour des
maléfices. Avant d’entrer, elle frotte d’un peu de graisse de porc les
jambages de la porte, afin d’écarter les charmes funestes[67]. Ses compagnes
la soulèvent alors dans leurs bras, pour qu’elle ne touche pas du pied le
seuil consacré à Vesta, la déesse vierge, et le mari jette aux enfants
quelques noix, en signe qu’il renonce à leurs jeux. La jeune fille avait déjà
dit adieu à ses années virginales, en consacrant ses poupées et ses jouets
aux divinités qui avaient protégé son enfance[68]. Autour du foyer
sont les images des aïeux et celles des dieux de la maison. Les époux y font
un sacrifice et rompent, pour le manger ensemble, le gâteau de fleur de
farine, far. Dès lors la femme est associée au culte domestique de son mari ;
suivant la belle expression du jurisconsulte romain, elle entre en
participation avec lui de toutes les choses divines et humaines. Les dieux et
les morts de l’époux deviennent les dieux et les ancêtres vénérés de
l’épouse.
Assise ensuite sur une toison de laine, qui lui rappelle
qu’elle doit se servir de la quenouille et du fuseau, la mariée reçoit une
clef, symbole du gouvernement domestique, qui va devenir son partage, et
l’époux, payant d’avance le Morgengabe,
lui remet sur un plat d’argent quelques pièces d’or[69], don plus
délicat que la brutale offrande du Germain au lendemain des noces. La famille
entière assiste au souper, qui se termine par une distribution aux convives
de mustaceæ, gâteaux pétris au vin
doux et cuits avec des feuilles de laurier, qu’ils emportent chez eux comme
souvenir de la noce.
Quelques femmes âgées conduisent enfin la mariée au lit
nuptial, qu’entourent six statues ou images de dieux et de déesses. Le
lendemain est encore un jour de fête. Un repas réunit de nouveau toute la
famille, après quoi l’on abandonne les époux aux hasards de la vie
intérieure. Seront-ils heureux ? On l’espère, mais le croire par avance
serait s’aventurer beaucoup pour qui a entrevu l’intérieur de certaines
familles, à Rome, entre le temps des Gracques et celui de Vespasien.
Le lendemain des noces, la nouvelle épousée saisit le
gouvernement de la maison[70] ; tous, à
l’exemple de l’époux, la nomment déjà domina,
la maîtresse, et un sacrifice qu’elle offre aux dieux lares consacre cette
prise de possession du pouvoir domestique. A partir de ce moment, elle
distribue le travail aux esclaves et en surveille l’exécution, sans faire
elle-même œuvre servile, à moins que la famille ne soit si pauvre, qu’elle ne
puisse avoir un esclave ; plus tard elle dirigera l’éducation des enfants.
Après les soins donnés au ménage, elle s’assoit dans l’atrium, au milieu des images des aïeux, file la
laine, comme la royale Lucrèce, ou y reçoit ses parents et les amis de son
époux. Sort-elle : les mœurs publiques protégent la jeune fille d’hier
devenue la matrone romaine. On lui cède le haut du pavé ; le consul même se
range pour lui faire place. Un propos, un geste trop libre en sa présence,
est une offense que la loi punit, et ces coutumes de respect sont si anciennes,
qu’on en fait remonter l’origine à Romulus[71].
Cette femme si respectée est cependant tenue par la loi
dans une étroite dépendance. Si elle a contracté le mariage qui donne sur
elle à l’époux la manus, elle est
considérée comme la fille de son mari, comme la sœur de ses enfants, et tous
les liens avec son ancienne famille sont rompus, afin que la discipline de la
famille nouvelle en soit mieux affermie. L’époux a sur elle le droit de
correction le plus étendu. Dans les circonstances graves, il doit prendre
l’avis des parents, à moins qu’il ne s’agisse d’un flagrant délit d’adultère,
auquel cas il peut la tuer. S’il n’a pas la manus,
il se contente de la répudier : c’est alors au père ou aux parents de la
punir[72]. Ces tribunaux
de famille, qui connaissaient même du meurtre commis par la femme sur son
mari, étaient encore en usage sous les empereurs[73]. On a vu
qu’Antonin mettait des conditions à l’exercice par le mari du droit de punir
l’adultère de sa femme[74].
Pour soutenir les charges du ménage, la femme apportait
une dot[75]
: institution d’une extrême importance, car, avec la dot, la monogamie et la
nécessité du consentement de la jeune fille au mariage, la matrone romaine
posséda la somme de liberté qui convient à la femme, et elle put s’élever à
la dignité que comportent les titres d’épouse et de mère. Quant aux droits
successifs, la femme était traitée comme fille de famille. Si elle survivait
à son époux, elle prenait sa dot et une part d’enfant. Si elle mourait avant
lui, sans enfants, elle ne laissait pas de succession, puisqu’elle était
regardée comme ne possédant rien. Dans ce cas, le retour pouvait se
faire au profit du tiers constituant ; la loi l’accordait toujours au père,
pour qu’il ne perdit pas son argent en même temps que sa fille. La femme sui juris était autorisée à faire aussi des
réserves, et une loi Julia défendit au mari d’aliéner le fonds dotal situé en
Italie, à moins qu’elle n’y consentit.
Le droit du mari sur la dot se résolvait à la dissolution
du mariage, et ; eu égard à cette éventualité, la femme pouvait être dite
propriétaire de sa dot ; elle conservait en outre l’administration de ses
biens propres ou paraphernaux non compris dans la constitution dotale. Ainsi
la femme d’Apulée, qui l’avait épousé en secondes noces et qui possédait 4 millions
de sesterces, n’en porta que 300.000 au contrat. Alors, comme aujourd’hui, on
abusait du caractère insaisissable de ces biens, et le mari qui méditait une
banqueroute frauduleuse mettait au nom de sa femme la fortune qui aurait
dédommagé ses créanciers[76]. Si pourtant
celle-ci avait elle-même rompu le mariage par un divorce demandé sans motif,
le mari retenait un sixième de la dot par chaque enfant jusqu’à concurrence
de trois sixièmes. Si elle avait rendu ce divorce nécessaire par une faute,
elle perdait, d’après l’ancien droit, toute sa dot ; plus tard on ne lui en
prit qu’un sixième ou même que la huitième partie.
Il était interdit à la veuve de se remarier avant un
intervalle de dix mois, à peine d’infamie pour son père et son nouveau mari,
pour elle-même, quand l’infamie s’appliqua aux femmes. Malgré les
encouragements donnés aux seconds mariages par les lois Julia, et Papia
Poppæa, les veuves qui ne se remariaient pas étaient entourées
d’une estime particulière.
Dernier trait de mœurs : la femme devait pleurer son mari,
elugere virum, et certaines
interdictions lui étaient imposées pendant la durée de ce deuil ; nais le
mari n’était pas soumis à la réciproque[77].
Le concubinat existait à côté du mariage comme
union autorisée par la loi, probablement depuis Auguste, mais ne produisait
pas d’enfants légitimes capables de succéder. Il avait lieu d’ordinaire entre
personnes auxquelles la loi ne permettait pas de contracter de justes noces :
aussi la concubine était ordinairement une personne de petite condition,
souvent une affranchie[78].
Les jurisconsultes avaient défini le mariage l’union
complète et indistincte de l’homme et
de la femme[79].
Cependant les divorces, très rares aux premiers siècles, devinrent fréquents
dans les derniers temps de la république.
Si l’on passe des jurisconsultes aux poètes, on retrouve
ces coutumes en action, mais décrites avec la malice spirituelle d’écrivains
qui ne veulent montrer qu’un côté des choses, celui qui prête à rire. Plaute
met en scène une jeune femme qui se plaint à son père d’être méprisée et
délaissée pour des courtisanes ; et le père de répondre : Ne t’ai-je pas exhortée à te montrer soumise à ton mari, à
ne pas épier ses démarches, ce qu’il fait, où il va ? — Mais il est l’amant d’une courtisane qui demeure ici près.
— Il a raison, et je voudrais que, pour te punir,
il l’aimât davantage[80]. Ailleurs ce
sont deux matrones dont l’une se plaint, l’autre console et exhorte : Écoute-moi, dit la conseillère, ne lutte pas avec ton mari, laisse-le aimer, faire ce qui
lui plaira, puisque rien ne te manque chez toi ; prends garde au mot
redoutable : Dehors, femme ![81] C’est la formule
terrible qui oblige toute femme pauvre à dévorer ses affronts et sa douleur.
Elle mettra au monde un fils, source de consolation et d’espérance : l’époux
refusera peut-être de l’accepter et fera exposer l’enfant. Que ce mari lui
soit odieux ou non, il faut qu’elle aille à sa rencontre lorsqu’il approche,
et, aurait-elle tous les soupçons, elle n’ose l’interroger. Qu’elle sorte
secrètement, elle sera répudiée : ainsi Sempronius Sophus répudia sa femme,
dit Valère Maxime (VI, III, 12), parce qu’elle
avait assisté aux jeux du cirque sans le prévenir. Tandis que la femme vit
dans cette contrainte, le mari lui dérobe son manteau pour en parer une
maîtresse. Vous vous étonnez : le poète répond : Il
a fait comme les autres[82], — comme
quelques autres, dit l’historien, qui ne prend pas, pour une fidèle image de
la société, le théâtre où ne se montrent que les vertus, les vices et les
travers du petit nombre.
Voici un second ménage ; les rôles sont changés ; la femme
règne et gouverne. Altière, impérieuse, elle fait tout plier sous son
autorité ; prodigue et somptueuse, elle se promène en char, remplit sa
demeure de marchands et de créanciers. Que l’époux paye et se taise. S’il
parle : Eh quoi ! n’est-ce pas moi qui vous ai
enrichi ? N’est-ce pas ma dot qui l’ait votre fortune ? N’est-il pas juste
que j’aie quelques fantaisies ? Encore, si elle donnait un
prétexte à soupçonner sa fidélité, l’époux la répudierait et garderait une
partie de ce qu’elle a apporté ; mais elle est sévère dans ses mœurs ; que
faire ? Ira-t-il demander le divorce sous prétexte d’incompatibilité d’humeur
? Hélas ! il le voudrait, mais la loi est formelle : si le divorce est
provoqué par le mari, la femme, quoique y consentant, retirera sa dot, et les
enfants resteront à la charge du père. Il n’a donc qu’à prendre son mal en
patience : c’est ce qu’il fait en cherchant au dehors des consolations.
Ainsi, d’un côté, une femme tyrannisée, subissant patiemment tous les
affronts de peur d’entendre retentir à ses oreilles les mots : I foras, mulier ; de l’autre, une femme
acariâtre, grondeuse, dépensière, qui tourmente son mari en toute sécurité, à
l’abri de sa fortune[83]. La femme sans dot est à la discrétion de son mari ; les
femmes dotées sont des bourreaux pour leurs époux[84]. Or, comme il en
est qui se marient bien plus pour la dot que pour la femme, ceux-là restent
mariés pour conserver l’une en maudissant l’autre. De là un malheureux dans
chacun de ces ménages[85] : sans compter
que la femme riche avait, pour administrer ses biens, un régisseur, procurator speciosus, quelquefois joli garçon,
qui se mêlait de tout dans la maison, même des affaires du mari[86] : c’était déjà
le sigisbée. Le poète dit vrai pour Rome, même pour tous les temps ; mais il
se garde bien de nous montrer les bons ménages à côté des mauvais, de sorte
que sa vérité, comme celle de tous les satiriques, est aussi un demi
mensonge.
L’incompatibilité d’humeur était le motif habituellement
allégué. Du reste, point d’éclat : on est las de vivre unis, on se sépare ;
quoi de plus simple ? Chacun reprend sa fortune et va vivre à sa fantaisie.
On raconte qu’aux anciens temps un petit temple dédié à Viriplaca, déesse
conciliatrice des mariages, recevait les époux qu’un différend avait divisés.
Là ils s’expliquaient en présence de la bonne déesse, et le plus souvent se
réconciliaient[87].
Viriplaca fut peu à peu oubliée ; son temple devint désert, tandis que bon
nombre se rendaient auprès du préteur pour faire rompre leur union, aussi
joyeux qu’ils l’avaient été au jour des fiançailles. Quelquefois cependant,
au moment où le magistrat va prononcer la séparation, le mari, par un retour
de tendresse, laisse échapper de ses mains les tablettes du mariage qu’il
allait briser et s’avoue vaincu : ainsi ce jeune homme, nouvel Alcibiade,
qui, voyant sa femme se rendre chez le préteur, où il l’a fait venir, court à
elle, l’embrasse et s’écrie : Ta beauté l’emporte
![88]
Ainsi Mécène, qui chaque jour répudie Terentia et la reprend, de sorte, qu’on
disait qu’il s’était marié mille fois, tout en n’ayant jamais eu qu’une seule
femme.
Le divorce s’accomplit en présence de sept témoins, tous
citoyens romains et pubères, devant qui l’on brise les tablettes du contrat.
La répudiation est un acte moins solennel ; les choses se passent en famille
et paisiblement. Le mari assemble ses amis, leur expose ses griefs, qu’ils
approuvent, puis annonce son intention au magistrat en affirmant par serment
que les motifs sont légitimes. Alors il appelle sa femme devant ses amis, lui
redemande les clefs de la maison, et lui dit : Adieu,
emporte ta fortune ; rends-moi la mienne. Est-elle absente, il lui
fait signifier le libelle de répudiation. Parfois c’est la femme qui répudie
son mari ; la formule est la même : Reprends ta
fortune, rends-moi la mienne. — Pourquoi,
Proculeia, abandonner ainsi un mari au mois de Janus ? écrit
Martial contre une avare qui ne veut pas donner en étrennes à son époux un
manteau neuf. Ce n’est pas un divorce pour toi,
c’est une bonne affaire. Mais nous savons où Martial se plaît à
vivre et quelles gens il aime à voir. Du reste, ce mal, comme tant d’autres,
dont l’empire hérita, avait commencé sous la république. Cicéron parle déjà
de femmes aux noces nombreuses[89], et les premiers
empereurs combattirent ce scandale en diminuant les facilités données au
divorce. Une loi de César n’autorisa de nouvelles noces pour les époux que
six mois après leur séparation ; Auguste tripla l’intervalle nécessaire. Mais
les lois caducaires, en poussant les citoyens au mariage, à cause du profit
qu’on retirait des unions fécondes, provoquèrent beaucoup d’hymens
précipités, qui se rompaient ensuite soit à raison de la stérilité de la
femme, soit parce que la vie en commun, si mal préparée, devenait
insupportable.
Afin d’échapper aux nouvelles pénalités édictées par
Auguste contre les célibataires, ceux-ci prenaient femme pour un moment, la
renvoyaient ensuite et se trouvaient, durant une année, à l’abri des
sévérités de la loi. Mais, quoique Juvénal estime qu’une bonne épouse est
plus rare que le corbeau blanc (Sat., VII, 202), et que, suivant Pline, le célibat mène à la fortune et à la
puissance[90],
les ennemis résolus du mariage n’ont jamais été que le très petit nombre. A
ces femmes qui comptaient leurs maris par le nombre des consulats nous
opposerons la matrone univira,
toujours si honorée parce qu’elle n’avait allumé qu’une fois le flambeau des
fiançailles.
En Orient, la femme, enfermée au harem, est un jouet bien
vite dédaigné. En Grèce, elle s’élève à la dignité d’épouse et de mère, mais
demeure dans l’ombre épaisse du gynécée qui l’enveloppe et la cache[91]. A Rome, elle
devient vraiment la compagne de son époux. La loi romaine donnait du mariage
cette belle définition : consortium omnis vitæ[92], mise en commun
de toutes choses : richesse et misère, grandeur et infortune, plaisirs et
douleurs. La femme participe même à la condition officielle de son mari ;
elle est, comme lui, consulaire, clarissime, s’il a obtenu ces titres, et
elle les conserve après la dissolution du mariage avec lui, elle assiste aux
fêtes et elle accomplit au foyer domestique les sacra
privata. Sa mort a, comme sa vie, de publics hommages. On lui fait
de solennelles funérailles ; le convoi traverse le Forum, et du haut de la
tribune, d’où Caton l’Ancien avait essayé de contenir ce sexe indomptable, un des proches parents de
la défunte célèbre sa naissance, raconte ses vertus et souvent rappelle les
exemples fameux des héroïnes nationales : le dévouement des Sabines, la
chasteté de Lucrèce, le courage de Clélie, le patriotisme de Veturia et celui
des matrones dont les offrandes remplirent le trésor vidé par la guerre
d’Annibal.
Les princes donnaient l’exemple du respect pour celles que
la vieille rhétorique traitait encore si mal dans les livres des philosophes[93]. César avait
prononcé aux Rostres l’éloge de sa tante Julie ; la femme, la sœur d’Auguste,
avaient été investies de l’inviolabilité tribunitienne[94] ; Agrippine siégeait devant les enseignes[95], et Julia Domna
fut saluée du nom de Mère des légions. Des soldats élevaient une
statue à la femme de leur général ; tout le peuple de Lyon, à celle de leur
gouverneur[96],
et un censeur farouche s’écriait en plein sénat : Elles
gouvernent nos maisons, les tribunaux, les armées[97].
Ces derniers mots partent d’un esprit morose dont Tacite
s’est encore plu, sans doute, à exagérer les sévérités : il n’en reste pas
moins que le mariage romain donnait à la matrone cette dignité qui lui a valu
d’être proposée souvent cri exemple. Les enfants, la famille, le bon ordre de
la maison, y gagnaient, car cette association pour
les choses divines et humaines[98] ne souffrait
point de partage. Le mari pourra avoir au dehors des mœurs légères, la
matrone régnera seule au foyer domestique ; la polygamie, autorisée même à
Athènes, est incompatible avec l’idée du mariage romain.
Dans le droit primitif, la femme sui juris, quels que fussent son âge et son
état, tille, mère, veuve ou sans famille, restait en tutelle perpétuelle.
L’esprit de liberté qui battait en brèche les vieilles institutions la releva
peu à peu. Dès le troisième siècle avant notre ère, l’organisation du régime
dotal fut pour elle une première émancipation. Devenu comptable des biens qui
servaient aux dépenses de la communauté, tout mari put dire comme un des
personnages de Plaute : Pour la dot, j’ai vendu
l’autorité[99]. D Puis on lui
laissa l’administration de ses propres (paraphernaux), et le tuteur fut obligé de
donner toutes les autorisations de contracter, d’acquérir ou d’aliéner, que
la pupille demandait, ce qui faisait déjà dire à Cicéron : Nos anciennes lois avaient voulu mettre la femme sous la
puissance d’un tuteur, les jurisconsultes ont mis le tuteur sous la puissance
de la femme[100]. Par les lois
caducaires d’Auguste, les mères de trois enfants furent affranchies de toute
tutelle[101]
; Claude supprima celle des agnats ; la tutelle du père, du patron, subsista,
mais il est probable qu’au troisième siècle la tutelle des femmes sui juris ayant atteint l’âge de la pleine
maturité, c’est-à-dire vingt-cinq ans, avait complètement cessé.
Au fond, la famille romaine, malgré la sévérité des lois
qui la constituaient, était plus libre que la nôtre tout en conservant sa
forte organisation : liberté pour les biens, car le père avait le droit
absolu de tester, et la femme était maîtresse de sa dot et de ses
paraphernaux ; liberté pour les personnes, car les deux époux n’étaient pas
enchaînés pour la vie l’un à l’autre après de mortelles injures ou
d’insurmontables répugnances. La semi-liberté qu’ils acquièrent chez nous, au
prix d’un scandale public, par un procès en séparation de corps, allonge la
chaîne, mais ne la rompt pas, et mutile, quelquefois pervertit, deux
existences. Le divorce et la répudiation sans éclat, comme ils se
produisaient à Rome, laissaient aux époux séparés la faculté de fonder de
nouvelles familles ; et, si les unions avaient été fécondes, le droit de
tester permettait de faire aux enfants une part proportionnelle à la
tendresse que les parents avaient pour eux et à la sécurité du père touchant
sa paternité.
Cette liberté des époux était même trop grande, et cette
facilité à changer de famille eut parfois des conséquences déplorables. Si le
divorce, rendu difficile, n’avait été que la ressource suprême dans les
situations irrémédiables, les époux auraient souvent remplacé l’emportement
par la patience, retenu les paroles imprudentes, arrêté les actes coupables,
au grand profit d’eux-mêmes et des enfants. Le mariage, lui aussi, est une
discipline salutaire, mais le divorce contenu et bien réglé fortifie cette
institution au lieu de la détruire, et il est une nécessité sociale, parce
qu’il est une nécessité de nature. Aussi Justinien, empereur catholique, même
théologien, a-t-il inséré dans son Code un titre entier sur le divorce. Ce n’est
que bien plus tard et pour des motifs étrangers à l’ordre civil que l’Église
a répudié la doctrine romaine.
Comme il ne pouvait y avoir mariage entre un esclave et
une ingénue, l’enfant né de ces unions était libre comme sa mère, et la trace
de l’origine paternelle se trouvait si bien effacée, que les plus hautes
charges étaient ouvertes à ce fils d’esclave[102].
On pourrait même dire que la matrone romaine avait une
condition supérieure à celle de la femme moderne. Aux jours d’élections, elle
recommandait publiquement des candidats[103], et il lui
était permis d’aspirer à certains honneurs politiques ou sacerdotaux. Les
décurions lui donnaient le titre envié de patron avec tous les droits qui s’y
rattachaient, et la flamine augustale[104] accomplissait
des sacrifices aux autels de la cité, en implorant les dieux pour le peuple
tout entier, comme les vestales les imploraient pour l’univers romain. Le
christianisme n’est pas allé jusque-là ; il n’a point fait de la femme un
prêtre, mais il a fait la sœur de charité.
La parenté civile (agnatio) était établie
par la descendance dans la ligne masculine, la parenté naturelle (cognatio), par la descendance d’un auteur commun,
quel que fût le sexe de cet auteur ou des personnes intermédiaires : or les
agnats formaient seuls la famille véritable, fussent-ils éloignés du chef
commun au vingtième degré ; seuls ils avaient les droits de succession et de
tutelle, tandis que le fils ne tenait à la mère et aux plus proches parents
de la mère par aucun lien de droit civil.
On montrait tout à l’heure qu’à certains égards la matrone
avait de grandes libertés ; elle avait aussi d’étroites servitudes. Fille, la
femme était sous la puissance du père ; épouse, sous celle du mari ; veuve,
elle tombait sous la tutelle des agnats, ses héritiers nécessaires, et elle
ne pouvait aliéner librement ses biens. Cette doctrine nous paraît
étrangement rigoureuse ; elle résultait de l’idée que les Romains s’étaient
faite de la famille. Ils ne se proposaient point, par cette tutelle, de
protéger la femme contre sa faiblesse, fragilitas
sexus : ils voulaient garantir au tuteur son héritage éventuel[105] et à la famille
l’intégrité du domaine patrimonial. Dans la même pensée, la loi lui refusait
un des droits essentiels du citoyen : la femme ne pouvait raire un testament,
à moins qu’elle n’eût été affranchie ou, depuis Hadrien, qu’elle n’eût obtenu
l’autorisation de ses tuteurs. Par là s’explique que la matrone ait été, tout
à la fois, très dépendante et très honorée, car cette dépendance n’était
point une précaution outrageante contre sa fragilité,
mais une mesure prise dans l’intérêt supérieur de la perpétuité de la
famille.
Ainsi, pour conserver la race, même lorsqu’elle ne se
continuait que par adoption ; pour maintenir dans la même maison le nom et
les biens ; pour y conserver les mœurs, les traditions et les rites des
aïeux, les Romains étaient allés jusqu’à méconnaître les sentiments de la
nature, en créant une famille artificielle d’où ils repoussaient l’élément
variable. Nous retrouvons donc, dans la constitution de la parenté légale à
Rome, cette idée d’une concentration énergique des droits du père et de sa
descendance mâle qui, dans tous les temps, a fait les aristocraties
puissantes. Sur ce point encore le temps amena une réaction de l’esprit de
justice contre l’esprit étroit des anciennes gentes
: les préteurs tendirent à remplacer dans le droit successoral la famille
civile par la famille naturelle. Ils y réussirent, mais fort tard :
l’agnation ne fut définitivement supprimée qu’en 543 par Justinien.
III. — LES FUNÉRAILLES ET LE
TESTAMENT.
Nous avons mêlé la coutume à la loi, les usages de la
famille aux prescriptions légales qui la constituaient ; on a vu la
naissance, la prise de la toge virile, le mariage : restent les funérailles
et la succession. A Rome, on n’apportait pas, comme en Égypte, les momies des
aïeux dans les festins : néanmoins on pensait beaucoup à la mort. On avait
grand soin des funérailles ; on désignait le lieu de sa sépulture ; souvent
même on y bâtissait sa demeure dernière[106]. Nous verrons
que les membres des plus nombreuses corporations de l’empire auraient pu
s’appeler les confrères de la mort,
puisque le but de la fondation de leurs collèges était d’assurer aux associés
un tombeau et au mort un service perpétuel,
lorsque celui-ci avait été assez riche pour intéresser les survivants à
célébrer tous les ans en son honneur un sacrifice ou un repas funèbre. C’est
que, dans la croyance des Romains, les âmes de ceux dont les restes n’avaient
pas reçu les derniers honneurs erraient misérablement durant mille années sur
les rivages du Styx[107] : aussi n’y
avait-il point de genre de mort plus redouté que celui qu’on trouvait au
milieu des flots. Les temples d’Isis, d’Esculape, de Neptune, étaient remplis
d’ex-voto offerts par des naufragés que ces divinités avaient sauvés. Mais où donc a-t-on mis, disait un indiscret, les offrandes des gens qu’ils ont laissé périr ?
Ceux qui n’avaient plus la peur du Styx souhaitaient du
moins qu’une main amie leur fermât les yeux. Les proches parents se réunissaient
auprès du mourant, comme autour d’un homme qui part pour un bien long voyage
; et c’était pour lui un dernier sujet d’orgueil qu’une famille nombreuse
l’assistât à l’heure suprême. On mettait sur les tombeaux des inscriptions
semblables à celle-ci : J’ai eu cinq fils et cinq
filles ; tous m’ont fermé les yeux.
Quand le plus proche parent avait mis ses lèvres sur
celles du mourant pour recueillir son dernier soupir[108] et qu’il lui
avait abaissé les paupières, on appelait par trois fois le mort à haute voix,
et, comme il ne répondait pas, on allait au temple de Libitine annoncer le
décès. Auprès de ce temple se trouvait tout ce qui était nécessaire aux
funérailles : comme l’Achéron, il s’accroît des pleurs ; l’automne surtout,
saison perfide[109], lui fait de
riches revenus : Auctumnus..., Libitinæ quæstus
acerbæ, dit Horace. Les libitinaires se chargent, pour un prix
convenu, de toute la cérémonie. S’il s’agit de ce que nous appellerions un
convoi de première classe, arrivent d’abord les pollincteurs, qui, après que
les femmes ont lavé le corps dans l’eau chaude, frottent le visage avec du
pollen, sorte de fleur de farine, embaument le cadavre avec des aromates,
puis l’habillent de son vêtement habituel, mettent sur lui les insignes
d’honneur qu’il a gagnés et l’exposent, sur un lit de parade, dans le
vestibule, les pieds tournés vers la porte, pour indiquer le départ. Si la
famille fait bien les choses, le mort a un lit d’ivoire recouvert d’étoffes
précieuses, et la maison est tendue de noir. Devant la porte, on plante un
cyprès, arbre consacré à Pluton, car, une fois coupé, il ne repousse plus,
et, il ce signe, les prêtres, les fidèles, allant au temple offrir un
sacrifice, s’éloignent de la demeure du mort, où ils contracteraient une
souillure qui ne leur permettrait pas de s’approcher des autels.
L’exposition dure sept jours ; le huitième un crieur
public convoque le peuple pour célébrer les funérailles : Que ceux à qui il conviendra de suivre le convoi de
Chrémès arrivent ; il est temps[110]. Et, si la
solennité promet d’être belle, les oisifs accourent. La litière qui porte le
corps est enlevée par les plus proches parents, les amis ou les esclaves
affranchis par le testament : ceux-ci ont tous sur la tête un chapeau, signe
de leur récente liberté.
Le convoi se met en marche à la lueur des torches, bien
que la cérémonie s’accomplisse en plein jour : c’est un souvenir de
l’ancienne coutume de faire les funérailles pendant la nuit. Le désignateur (à peu près notre maître
des cérémonies), suivi de ses licteurs, met en ordre les assistants[111]. En tête marche
un joueur de flûte qui joue un air lugubre ; derrière lui, les pleureuses,
esclaves du libitinaire, se frappent la poitrine, poussent des cris
déchirants et ont l’air de s’arracher les cheveux, Elles entrecoupent ces
cris, ces gestes désespérés, par des chants, et parfois déclament des vers de
poètes célèbres ayant quelque analogie avec la circonstance. Les hommes du Midi, qui aiment l’ostentation de
la douleur comme l’éclat de la joie, ne reculaient pas devant l’idée
singulière de faire louer les morts pour de l’argent. Du reste, le chant
funéraire n’abusait personne : Tu récites une nenia,
disait-on dans le sens de peine perdue. On le pense encore de nos oraisons
funèbres, mais on ne le dit plus.
On portait dans le convoi les dépouilles que le mort avait
prises à l’ennemi, les ornements des charges par lui remplies, les présents
qu’il avait mérités pour son courage ; mais toutes ces marques d’honneur
étaient tenues renversées en signe de deuil. Cependant c’était encore un
triomphe, et, comme au triomphe véritable des voix satiriques rappelaient à
celui qui montait au Capitole ses faiblesses humaines, derrière les
pleureuses, portant au ciel les vertus du mort, l’archimime, costumé à sa
ressemblance, jouait son personnage, parodiait son langage, ses manières, et
outrait ses ridicules[112]. Ce qu’on dit
tout bas et discrètement des qualités et des travers de l’ami qui s’en va,
les Romains le disaient tout haut, le mettaient en action : le rire à côté
des larmes, pour que la scène funèbre fût la représentation complète de la
vie. Ces grands convois étaient un spectacle d’ostentation aristocratique,
mais aussi d’orgueil national, car les aïeux semblaient être sortis de leur
tombeau pour faire escorte à celui qui allait y descendre. On portait leurs
images en cire coloriée, revêtues des insignes que chacun d’eux avait eus
dans les magistratures, et le peuple était affermi dans son respect pour les
familles nobles de l’empire ou de la cité, en voyant, à chaque convoi, passer
sous ses yeux leurs glorieux représentants. Le
deuil privé, dit Polybe, qui avait été
vivement touché de l’imposant spectacle de ces grandes funérailles, le deuil
privé devenait ainsi un deuil public.
Derrière la famille morte, la famille vivante : les fils,
la tête couverte, les filles, la tête nue et les cheveux épars ; la femme, la
mère, habillées de brun ; les parents, les amis, en vêtements sombres ; les
chevaliers sans leurs anneaux d’or et leurs colliers. Les femmes se
frappaient la poitrine, se déchiraient le visage et s’arrachaient les
cheveux. Toi, tu me suivras, dit
Properce à Cynthie[113], tu me suivras la poitrine nue et meurtrie, et tu ne te
lasseras pas de m’appeler à haute voix. Ces blessures, croyait-on,
plaisaient aux mânes, qui aiment le lait et le
sang.
Les convois des grands s’arrêtaient au Forum, où quelque
proche parent prononçait l’oraison funèbre ; de là on se rendait au bûcher,
sorte d’autel de bois résineux orné de rameaux funèbres et toujours placé
hors de la ville[114]. Le corps,
enveloppé d’un linceul d’amiante et arrosé de parfums, y était déposé au son
lamentable des trompettes. Les plus proches parents y mettaient le feu avec
une torche, en détournant les yeux et la tête : Aversi
tenuere facem, dit Virgile. Mais auparavant on avait eu soin d’ouvrir
les yeux du mort, pour qu’il vît une dernière fois la lumière et l’éclat de
sa fête funèbre ; on lui avait remis son anneau, et sa mère, sa femme ou son
fils, avait déposé un dernier baiser sur ses lèvres glacées :
Osculaque
in gelidis postes suprema labellis,
écrit le poète à son amante[115].
Tandis que le bûcher brûle, chacun y jette ses présents :
qui de l’encens, qui des parfums, qui des cheveux. On adresse des prières aux
vents pour qu’ils animent la flamme dévorante. Pourquoi,
dit l’ombre de Cynthie à son amant ingrat, pourquoi
n’as-tu pas demandé aux vents de souffler sur mon bûcher ? Pourquoi la flamme
ne s’est-elle pas embaumée de parfums ? Il te coûtait donc beaucoup d’y
répandre quelques jacinthes et des libations de vin ![116] On jetait aussi
dans les flammes les armes et les habits précieux du mort, les objets, les
animaux mêmes qu’il avait aimés. Cet enfant,
écrit Pline[117]
en parlant de la mort d’un jeune homme, avait
plusieurs chevaux de main et des attelages, des chiens de toute taille, des
rossignols, des perroquets et des merles ; le père a tout fait sacrifier sur
le bûcher.
Des esclaves se précipitaient parfois dans les flammes,
pour accompagner le mort dans l’autre vie. Pendant que le corps brûlait, on
faisait des libations de lait, de vin et de sang. Le sang qui avait la
réputation d’apaiser les mânes des morts était celui des victimes immolées,
quelquefois de prisonniers et d’esclaves, ou bien encore celui des
gladiateurs qui s’égorgeaient devant le bûcher. Avant d’être un spectacle,
ces combats furent un acte religieux, auto-da-fé.
Les anciens aimaient trop la grâce pour représenter la Mort par le squelette
hideux que le moyen âge se plut à montrer. Sur la pierre sépulcrale, ils
plaçaient souvent une charmante statue qui rappelait la croyance populaire en
cette vie d’outre-tombe, incertaine et flottante, comme est la pensée dans
lés songes ; un Génie qui sommeille et qui rêve symbolisait la mort.
L’usage de brûler les cadavres,
dit Pline, n’est pas fort ancien dans la Ville : il doit son origine
aux guerres que nous avons faites dans les contrées éloignées. Comme on y
déterrait nos morts, nous prîmes le parti de les brûler[118].
Les Romains, croyant que l’âme est de la nature du feu,
pensaient que, par une sorte d’alliance mystérieuse, la flamme lui
faciliterait la sortie du corps : aussi n’accordaient-ils l’honneur du bûcher
qu’aux créatures qui avaient eu un certain degré de raison ou de sentiment. Il n’est pas d’usage, dit Pline, de brûler les enfants à qui il n’a point encore percé de
dents[119] ; et il ajoute
: C’est une impiété qui souillerait une maison.
On les inhume la nuit, à la lueur des flambeaux.
Le corps consumé, on éteignait les flammes avec du vin. Le
plus proche parent recueillait les os encore brûlants, les lavait dans un vin vieux, ou dans du lait, et un voile de lin
séchait ces restes humides[120] ; puis on les
déposait dans une urne avec des roses et des plantes aromatiques. Un prêtre
jetait par trois fois de l’eau sur l’assemblée pour la purifier, à moins
qu’elle ne traversât les restes du bûcher, autre genre de purification, et
tout le cortége adressait un dernier adieu au mort : Adieu pour toujours ! Nous te suivrons tous dans l’ordre
que la nature voudra[121]. Enfin une des
pleureuses, ou quelque autre, congédiait la foule par cette formule : I, licet ; on
peut s’en aller.
L’urne était renfermée dans un tombeau sur lequel on
gravait une inscription qui rappelait le nom du mort, sa naissance, ses
services publics, cursus honorum,
quelquefois une sentence philosophique écrite pour les passants : Muet pour l’éternité, je ne dirai ni mon nom, ni mon père,
ni mes actions. Je suis un peu de cendres, rien de plus, et plus jamais je ne
serai autre chose, mon sort vous attend[122] ; et cette
autre : Tant que j’ai vécu, j’ai bien vécu. Ma
pièce est finie ; la vôtre finira bientôt. Applaudissez[123] ; cette autre
encore : En te donnant le jour, les dieux t’ont
préparé cette demeure ; ou mieux, si le sens habituel des mots
employés par l’inscription doit être conservé : Bois,
mange ; mais la seule chose que tu emporteras avec toi, c’est le bien que tu
auras fait[124]. On y
inscrivait des menaces et des malédictions contre ceux qui violeraient le
tombeau : Moi, Aurelius Severus, négociant, j’ai
fait faire cette sépulture pour moi-même, pour ma compagne Aurelia Claudia et
pour mes très chers enfants ; si quelqu’un ose y placer un autre corps, il
donnera au trésor très sacré une livre d’or[125].
Ainsi le fisc impérial était intéressé à la protection du
tombeau. Dans un autre, c’est la ville de Philippes qui percevra l’amende de
1000 deniers[126].
Un pauvre affranchi, voulant protéger la sépulture de sa femme, disait
doucement au laboureur du champ voisin : Prends
bien garde, c’est ici qu’elle dort[127]. Tout autour on
plantait des arbustes, des fleurs, pour que l’âme du mort, aux instants où
elle sortait du sépulcre, se plût à voir sa dernière demeure ornée par
l’affection des proches. A la saison des
violettes et des roses, on en couvrait le tombeau, et le mort
remerciait ceux qui les y déposaient : Ah ! mes
amis, dit une inscription de Pompéi, que
les dieux vous comblent de biens ; vous aussi, voyageurs, qui vous êtes
arrêtés un moment devant la tombe de Fabianus, que les dieux protègent votre
voyage et votre retour ; et vous qui m’apportez des couronnes et des fleurs,
puissiez-vous le faire pendant de nombreuses années ![128]
Le lendemain des funérailles les parents et les amis
étaient invités à un repas qu’on appelait festin funèbre. Quand le mort était
un homme riche, on donnait des jeux scéniques et un festin au peuple (silicernium), ou bien on distribuait de la viande
crue (visceratio)[129]. Le neuvième
jour un festin réunissait encore toute la famille ; le dixième, on purifiait
la maison, que la présence du mort avait souillée, et on la balayait avec des
rameaux de verveine. Durant ces dix jours, aucun des parents ne pouvait être
cité en justice[130].
La purification de la maison terminait les cérémonies des
funérailles, mais les mânes paternels
avaient deux fêtes qui réunissaient encore les familles : en mars, les trois
nuits des Lémuries, pour
apaiser les mânes, que l’oubli irriterait ; en février, les Parentales, le
jour de la chère parenté, qu’Ovide appelle aussi la fête des Caristies[131] et, dans l’été,
celui des roses, Rosalia, qu’on
venait répandre autour du tombeau[132]. Ce jour-là,
tous les parents se réunissaient à la même table, socias
dapes, pour que le festin portât à l’oubli des querelles : C’est le moment, dit le poète, où la concorde se plaît à descendre parmi nous.
Pour le pauvre, le mangeur de
pois[133], il meurt sans
tant de bruit, comme il a vécu, et son cadavre n’attend guère. Quatre
nécrophores l’emportent, à la tombée de la nuit, dans un coffre de louage et
vont le jeter, hors la ville, dans un des puits, puliculi,
qui servaient de fosse commune et où il pourrissait vite. C’est sur un ancien
cimetière banal qu’est placé le Priape d’Horace, tronc de figuier devenu
dieu. Là, dit-il, était le tombeau de la plèbe misérable, de Pantolabus le
bouffon et de Nomentanus le débauché[134]. Ceux qui ont
laissé quelque argent pour leurs funérailles sont au moins brûlés. On dresse
un bûcher rempli de matières promptes à s’enflammer et l’on y entasse les
cadavres, en mettant un corps de femme pour dix corps d’hommes. C’était, dit Macrobe, une coutume fréquente, comme si, grâce à ce corps plus
chaud par nature et facilement inflammable, la combustion dût s’accélérer[135].
On conçoit que dans de si misérables funérailles il n’y
ait ni repas pour les parents ni festin pour le peuple. Personne ne se
déchire la poitrine au convoi du pauvre, mais personne aussi n’y trouve un
sujet de joie.
Le riche, lui, a laissé un testament, et, lorsqu’il s’est
senti mourir, il a passé son anneau au doigt de son héritier[136]. Uti pater familias legassit, ila jus esto,
disait la loi des Douze Tables. Tout citoyen était libre de disposer de sa
succession en faveur d’un autre citoyen, et sa volonté était absolument
respectée, si elle s’exprimait sous la forme d’un testament. L’ancien droit
en admettait de deux sortes : l’un se faisait, comme l’adrogation, devant les
comices par curies, assemblés à cet effet deux fois l’an sous la présidence
d’un pontife ; l’autre se faisait in procinctu,
au moment où l’armée était rangée en bataille et où l’on prenait les
auspices. Celui-ci était le testament militaire.
L’usage fit prévaloir une forme plus simple : le testament
par mancipation. Le testateur vendait en quelque sorte son bien à celui qu’il
faisait son héritier, familiæ emptor.
Voici le libripens avec sa balance
pour peser le prix de la vente, et les cinq témoins, tous pubères, qui
représentent les cinq classes actives du peuple romain. Le testateur prononce
certaines formules et accomplit une sorte de pantomime juridique avec le
concours de deux citoyens, en présence des témoins, qui écoutent ensuite la
lecture du testament, signent l’acte et mettent leur cachet sur le fil de lin
qui doit le fermer[137].
Sous l’empire on simplifia encore. Le préteur n’exigea,
pour l’envoi en possession, que la présentation du testament revêtu des sept
cachets, comme si, par leur signature, les témoins attestaient que les
anciennes formalités avaient été remplies. Ce magistrat était chargé de
mettre les héritiers légitimes en possession des biens héréditaires ; il usa
de cette faculté pour faire revivre les droits du sang que la loi des Douze
Tables avait méconnus. Celle-ci ne s’inquiétait seulement que de ce qui
pouvait profiter à l’État : l’intérêt politique demandait, dans les premiers
siècles de Rome, le maintien des familles anciennement constituées ;
l’intérêt religieux voulait la conservation des sacrifices héréditaires : sacra gentilitia. Aussi, en cas de mort ab
intestat, les Douze Tables appelaient à la succession non pas la fille du
défunt qui, par mariage, aurait porté son héritage dans une autre maison et
aurait abandonné les dieux paternels, mais l’agnat
le plus proche, et à son défaut la gens
entière. L’équité prétorienne reconnut les droits du sang, jus sanguinis, et fit rentrer les fils
émancipés et leurs enfants, quant aux droits successifs, dans la famille
naturelle ; la mère put hériter de son fils, le fils de sa mère. Si les
héritiers appelés ab intestat par la loi formaient opposition sous prétexte
d’irrégularité, le préteur fournissait à l’héritier prétorien une exception
de dol qui lui permettait de maintenir son droit. Antérieurement on avait préparé
au fils de famille déshérité un moyen de faire casser le testament de son
père, en lui donnant la plainte d’inofficiosité, qui supposait que
l’exhérédation prononcée sans motif légitime n’était pas l’œuvre d’une
volonté raisonnable. Toute la législation testamentaire était changée, et
cependant l’ancienne loi paraissait respectée.
L’acte écrit put même être remplacé par une déclaration
verbale de dernière volonté, qui, dans le Bas-Empire, dut se faire devant le
magistrat ou la curie, avec inscription sur les registres de la cité. C’est
l’origine de notre testament authentique. Le testament militaire fut aussi
rendu plus facile. Le soldat mourant sur le champ de bataille put écrire,
fût-ce avec son sang, literis rutilantibus,
ses dernières volontés sur son bouclier et le fourreau de son glaive, ou sur
le sable avec la pointe de son épée, et ce testament, même inachevé, était
valable, à la seule condition qu’il n’y eût pas de doute sur la volonté du
testateur[138].
La formule testamentaire était impérative, comme pour
garder le caractère d’une loi émanée du peuple : Titius, mihi heres esto, Que Titius soit mon héritier. Suivaient les
dispositions en faveur des héritiers seconds et des légataires. L’usage de
laisser par son testament quelque chose à ses amis, même au prince, devint
général sous l’empire. Ce souvenir du mourant était une marque d’estime ou de
reconnaissance qui flattait : Cicéron se vantait d’avoir ainsi reçu 20
millions de sesterces. Le peuple était quelquefois l’héritier des grands
personnages : Jules César légua ses jardins de Rome au public et 300
sesterces à chaque citoyen.
A la première ligne du testament on écrivait en grosses
lettres le nom du testateur, à la seconde celui de l’héritier. Lorsque le vieillard ouvrira son testament devant toi,
dit à Ulysse le Tirésias d’Horace, refuse de le
lire, mais aie soin de regarder adroitement la seconde ligne de la première
page.
Cet héritier principal avait la charge de continuer le
culte du mourant, d’honorer ses dieux domestiques et de faire les mêmes
sacrifices : hereditas cum sacris.
C’était un fardeau souvent lourd et coûteux. Heureux l’homme à qui est échu
un héritage sans sacrifices : il n’aura qu’à verser des larmes, à louer le
mort devant les Rostres et à faire élever le sépulcre. De là les inscriptions
: ex testamento posuit ou de suo posuit, que l’on retrouve sur beaucoup
de tombeaux.
Étaient incapables de tester les personnes soumises à la
puissance d’un autre, les impubères, les fous, les prodigues interdits, les
Latins juniens, les déportés et les relégués. Le testament du Romain mort
prisonnier chez l’ennemi restait valable, le testateur étant réputé n’exister
plus au moment où avait commencé sa captivité. Enfin Hadrien décida que les
esclaves publics pouvaient tester de la moitié de leur pécule, et les femmes
de la totalité de leur fortune, quand elles avaient obtenu l’autorisation de
leur tuteur : on a vu combien cette réserve était pour elles peu gênante. Le
droit prétorien, réduisant encore cette formalité, déclara valable le testament
d’une femme même non autorisée : tous les héritiers du droit civil étaient
écartés, à l’exception du patron.
Les fragments qui nous restent du testament de Dasumius,
personnage consulaire du temps de Trajan, feront connaître cet acte suprême
de la vie des Romains.
Dasumius institue d’abord héritier pour un douzième, et à
la condition qu’il prendra son nom, un de ses amis, amicus rarissimus. Cet ami devra dans les cent
jours accepter ou refuser l’héritage, qui, à son défaut, passera à la tante
du testateur, femme pientissima, et, à
défaut de celle-ci, à la jeune fille de Servianus. Ce Servianus était l’un
des plus grands personnages de l’empire ; Dasumius lui donne le reste de la
succession, et, pour le cas où il n’accepterait point, lui substitue concurremment
plusieurs personnes parmi lesquelles quatre femmes, dont l’une est sa parente
et l’autre sa nourrice. Les héritiers institués, Dasumius les charge de
remettre une livre pesant d’or à quelques-uns de ses amis, qui sont tous au
premier rang de la société romaine, entre autres à Pline, à Tacite ;
l’empereur lui-même est marqué pour un legs. Enfin il donne une grosse somme
à une commission d’architectes et de jurisconsultes pour l’érection, à
Cordoue, sa ville natale, de monuments qui porteront son nom.
Après les dons à la famille, à l’amitié, à l’illustration
politique ou littéraire et à la ville natale, Dasumius songe à ses esclaves
et à sa nourrice. Il a déjà déclaré celle-ci son héritière, mais à défaut
d’héritiers nommés avant elle et dont l’acceptation rendra probablement son
institution caduque : aussi, pour être certain qu’elle ne manquera de rien
dans sa vieillesse, il lui laisse une métairie à mi-côte, avec les meubles
qui garnissent la maison, les esclaves qui cultivent la terre et deux autres qui
savent pêcher à la rivière ou au lac voisin.
Vient ensuite une liste d’esclaves qui seront affranchis
avec leurs enfants, à condition de rendre leurs comptes, rationibus redditis, preuve qu’ils avaient une
certaine gestion de deniers. Pour qu’en sortant de servitude ils n’entrent
pas dans la misère, le testateur leur lègue à chacun 1000 deniers et charge
sa succession de payer d’abord les droits d’affranchissement, c’est-à-dire
l’impôt du vingtième, puis de faire un fonds dont le revenu assurera des vêtements
à ses affranchis tant qu’ils vivront[139].
Dasumius possédait prés de Rome une terre valant 6
millions de sesterces. Il décide qu’on y mettra son tombeau et que le revenu
de ce bien sera affecté à l’alimentation de ses affranchis et de leur
postérité. Déjà il leur a donné le vêtement, voici qu’il les nourrit eux et
leurs enfants. Il leur ouvre même son tombeau : tous ses affranchis viendront
à leur tour reposer près de lui, lin d’eux excepté, qui s’est montré ingrat
et qui est exclu de tous les legs[140]. Cette
sollicitude prévoyante pour la nourrice, les affranchis et les esclaves, dont
nous aurons d’autres preuves, montre comme il faut se défier des déclamations
en vers et en prose contre cette société romaine, où l’esclave faisait partie
de la famille, où le client était l’hôte nécessaire du patron.
La capacité de disposer, absolue dans l’origine,
restreinte dans la suite, lorsqu’il y avait des héritiers naturels, aux trois
quarts des biens, était très grande ; la capacité de recevoir ne l’était pas.
Les restrictions établies par les lois Julia
et Papia Poppæa et l’habitude
d’instituer des héritiers seconds favorisèrent, pour ceux qui remplissaient
les conditions requises par les lois caducaires, une industrie qui a
justement exercé la verve des poètes satiriques : Apprends-moi,
Tirésias, demande à l’ombre du grand devin le sage Ulysse, apprends-moi quel est le moyen de réparer ma fortune, car
je suis pauvre et je manque de tout. — Tu
veux le savoir ? Eh bien, dès que tu auras reçu un faisan ou quelque autre cadeau,
qu’il émigre dans la maison d’un riche vieillard ; de même les meilleurs
fruits de ton verger. Quand ce vieillard serait un esclave fugitif, couvert
du sang de son frère, sors à ses côtés, s’il le demande. Le plus sûr moyen de
s’enrichir est de se mettre à la piste des testaments ; méprise ceux qui ont
un fils dans leur demeure ou une épouse féconde[141]. Il serait long
d’énumérer toutes les bassesses qu’imagine Tirésias ou plutôt qu’il raconte ;
car c’est l’histoire de ce qui se voyait souvent à Rome, où la captation des
testaments était devenue un art ayant ses règles éprouvées[142]. Chez les Crotoniates, dit Pétrone[143], avec
l’exagération, il est vrai, du poète qui cherche l’effet plus que la vérité, chez les Crotoniates, il n’y a que deux classes d’hommes :
des testateurs et des coureurs de successions. Personne ici ne veut élever
d’enfants, car celui qui a des héritiers de par la nature et la loi ne reçoit
d’invitations ni pour les festins ni pour les spectacles ; on en fait fi
comme de la canaille. Martial, à son tour, montre le vieillard,
riche et sans enfants, entouré d’un cortége de courtisans assidus, vautours qui ont sans cesse les yeux fixés sur
leur proie. Cependant les vautours ont rentré leurs serres, ils se
sont faits doux, empressés, pleins d’une touchante sollicitude. Ils
s’arrachent, à force de caresses, leur vieillard bien-aimé ; c’est à qui le
logera gratis, à qui, s’il est débauché, lui livrera l’honneur de sa maison.
Le captateur de testaments porte sur lui la liste alphabétique des vieillards
et matrones sans famille. Sont-ils malades, il couvre les portiques des
temples de ses vœux[144] ; ont-ils une
affaire au tribunal, il se constitue leur défenseur officieux : c’est lui qui
fera valoir leurs titres ; on lui arracherait l’âme avant qu’ils soient
frustrés d’une noix[145]. Quelques-uns
poussent même le courage de l’avidité jusqu’à épouser de vieilles matrones.
Ainsi fait Gemellus, qui va se marier avec
Maronilla ; il presse, prie, fait des largesses, et pourtant il n’est rien de
plus laid au monde. — Quel attrait le
séduit ? — Elle a une mauvaise toux[146].
Personne donc n’est plus entouré de soins, mieux choyé que
ces célibataires goutteux ou pulmoniques. Il en est qu’on pensionne, comptant
bien qu’un jour ils rendront tout, intérêts et capital, au denier cinq, avec
un gros legs en sus. Martial parle d’un de ces heureux célibataires qui
touchait une rente de 6000 sesterces[147]. Mais à renard,
renard et demi : des gens à succession savaient exploiter aussi leurs
héritiers en espérance[148]. Ils testaient
souvent : chaque fois, nouveaux présents[149] ; ils
feignaient des infirmités, des maladies dangereuses. Parce que Nævia respire péniblement et qu’elle a une toux
aigre, tu crois déjà, Bithynicus, que l’affaire est faite et qu’il en va bien
pour toi ? Erreur : Nævia te flatte, elle ne meurt pas[150]. Tongilianus a
soin d’être malade dix fois par année : autant de convalescences, autant de
présents qu’il reçoit[151]. Sa maison a
été consumée par un incendie : on lui en rebâtit une plus belle, et les
méchantes langues assurent qu’il ne s’était pas empressé d’éteindre le feu[152]. Six mois
après, il meurt ; on court chez le magistrat avec les témoins, on fait ouvrir
le testament. Tongilianus ne laisse à son avide entourage que le soin de le
pleurer. Torrentius rapporte qu’il a vu sur un ancien marbre une inscription
testamentaire par laquelle le vieillard léguait à ses adulateurs une corde
pour se pendre. Mécompte et désespoir ; mais il faut bien un échec de temps à
autre, autrement le métier serait trop beau[153]. Néron fut pris
à un de ces tours imaginés contre les héritiers impatients. Il voulait la
fortune de Vindex, et, sans plus de façons, il l’eût prise avec la tête du
futur vengeur de Rome, si Vindex ne lui avait donné le change à l’aide de
remèdes qui pâlirent sa figure. Le terrible chasseur d’héritages ne crut pas,
cette fois, avoir besoin de hâter une mort qui semblait venir d’elle-même[154].
Cette chasse aux testaments et ces ruses pour dépister les
chasseurs n’eussent été qu’affaire de comédie, si, grâce aux soins dont on
l’entourait, le célibat, cet égoïsme social, ne s’était paré de nouvelles
séductions. Qu’ai-je besoin d’enfants ?
dit un vieillard de Plaute. Je vis bien, heureux,
tranquille, agissant à ma guise. Ma fortune, je la partagerai entre mes amis
: ils sont aux petits soins pour moi, viennent voir ce que je fais, ce que je
veux. Il n’est pas jour, qu’ils sont déjà devant ma porte, demandant des
nouvelles de ma nuit ; ce sont pour moi des enfants, et des enfants qui
m’envoient des présents[155]. Le bonhomme ne
se fait pas d’illusion. C’est à son bien qu’on en veut, bona mea inhiant. Qu’importe ! Après lui, la
fin du monde. En attendant, cette demi paternité lucrative lui semble
préférable à la paternité véritable, avec ses joies plus pures, mais aussi
plus dispendieuses. Pour certaines gens, une épouse stérile est regardée
comme un don du ciel ; quelques pères vont jusqu’à renier leur fils, en vue
de se procurer les avantages du célibat[156].
Voilà ce qui pousse sur le fumier de Rome, même
républicaine[157],
et ce qui pousserait partout ailleurs avec des lois semblables, parce que la
chasse aux testaments est l’inévitable contrepartie du droit absolu de
tester, quand des lois prévoyantes ne défendent pas les héritiers naturels
contre les industriels de toute espèce qui vivent de cette proie.
Cependant, considéré en lui-même et dans ses effets
habituels, ce droit qui donne au père le moyen de réserver sa fortune pour le
plus digne de ses enfants, de ses amis ou de ses concitoyens, apparaîtra
comme la sanction nécessaire de l’autorité paternelle, si l’on protège
celle-ci contre la captation. Les abus ont été naturellement mis en relief,
et nous ne voyons qu’eux, de sorte qu’ils nous masquent le bien fait par
cette législation testamentaire qui maintenait la discipline dans les maisons
et laissait le testateur se souvenir qu’il n’était pas père seulement, mais
encore citoyen. On verra au chapitre suivant combien de donations étaient
faites aux villes ou aux hommes qui honoraient leur pays. Notre loi du
partage égal entre les enfants a tari la source des nobles et patriotiques
libéralités. Nous avons cru faire ainsi la famille forte, et nous l’avons
affaiblie. Par un système contraire, Rome l’avait énergiquement constituée.
Lorsqu’il n’existait point de testament, la succession se
partageait d’après un ordre d’hérédité établi par la loi. Dans l’ancien
droit, au premier rang venaient les héritiers siens (sui heredes),
c’est-à-dire les enfants légitimes ou adoptés du défunt, la femme in manu, et les descendants des enfants
prédécédés ; à défaut d’héritiers siens, le plus proche agnat, c’est-à-dire
le frère et la sœur ; à son défaut, la gens.
Ainsi, d’une part, la loi excluait de la succession
paternelle les fils émancipés et ceux qui, ayant obtenu le droit de cité en
même temps que leur père, n’étaient pas soumis à sa puissance ; de l’autre,
elle n’accordait à la mère et aux enfants aucun droit sur leur succession
réciproque. A côté de ce système rigoureux du droit civil, le droit,
prétorien créa un système nouveau, que Trajan précisa[158]. D’abord vinrent
les enfants, même émancipés ; puis les personnes appelées par la loi ; en
troisième lieu, les cognats ou parents naturels jusqu’au sixième degré, et,
en certains cas, jusqu’au septième. Chaque degré arrivait à son tour, à
défaut des précédents, et tous les cognats du même degré partageaient par
tête. Après les cognats, le préteur appelait l’époux survivant. Hadrien et
Marc Aurèle adoucirent encore cette législation dans le sens de l’hérédité
naturelle : le droit de la mère ne fut primé que par celui des héritiers
siens ; elle arriva en concours avec les sœurs consanguines, et les enfants
furent appelés à la succession de leur mère[159].
Lorsqu’il ne se trouvait ni héritier testamentaire ni
héritier légal, la succession était déclarée vacante et dévolue au trésor
public. Le peuple était encore héritier, à titre de père commun[160], pour les
successions que les lois caducaires enlevaient aux célibataires et aux orbi,
c’est-à-dire à ceux qui n’avaient point la qualité de père.
IV. — LE MAÎTRE ET L’ESCLAVE ; LE
PATRON ET L’AFFRANCHI.
Homère montre, dans le palais d’Ulysse, douze femmes
occupées nuit et jour à écraser le grain pour la maison, c’est-à-dire, pour
deux cents personnes peut-être. Aujourd’hui il est telle usine où
vingt-quatre ouvriers font moudre chaque jour, par les machines, le blé qui
donnera du pain à cent mille hommes. Il fallait donc, dans les sociétés
anciennes, une somme énorme de travail manuel pour subvenir aux plus simples
besoins de la vie : aussi l’esclavage était-il alors une nécessité, comme, pour
d’autres raisons, il parut l’être si longtemps dans nos colonies
intertropicales.
Dans l’empire romain, on naissait ou l’on devenait esclave
; l’esclavage se renouvelait par la génération, le commerce et la guerre.
Anciennement, le créancier vendait le débiteur insolvable ; les magistrats,
le citoyen qui se refusait au service militaire, et le père pouvait vendre
son fils. Ces sources de servitude devinrent moins abondantes à mesure que
les mœurs s’adoucirent, sans toutefois disparaître entièrement : il faut
descendre jusqu’au temps de Caracalla et de Dioclétien pour trouver des
rescrits qui protégent l’enfant et le débiteur insolvable contre la servitude
imposée par le père et le créancier[161]. Les empereurs
essayèrent d’en tarir une autre, la piraterie, par une bonne police. Hadrien
ferma les ergastula, où quantité
d’hommes libres étaient retenus comme esclaves, et Trajan reconnut aux
enfants exposés ou volés le droit perpétuel de revendiquer leur condition
originaire d’ingénus. Enfin, par une interprétation favorable à la liberté,
Hadrien et les jurisconsultes admirent que, si la mère esclave avait été
libre à un moment quelconque de sa grossesse, son fils naîtrait libre.
Suivant la rigueur du droit primitif, l’esclave
appartenait à son maître comme une chose ; il n’avait point de volonté ; il
n’était point une personne, et par conséquent, la protection du droit civil
ne s’étendait pas sur lui. Il ne contractait pas mariage ; son union était
une relation de fait, contubernium, et
ses petits accroissaient au maître.
Cependant, à la fête des Saturnales, il jouissait de quelques moments de
liberté ; à celle des Compitales, il offrait des sacrifices, comme les hommes
libres ; Minerve protégeait son travail, et la religion défendait son
tombeau.
Mais la logique absolue fléchit peu à peu devant
l’humanité, et les empereurs, sans toucher au principe même de l’esclavage,
qui était une des bases de la société ancienne, en adoucirent progressivement
les rigueurs. En droit civil, disait
Ulpien, l’esclave n’est rien ; en droit naturel,
tous les hommes sont égaux[162]. Il était
impossible que ces doctrines des philosophes, professées par les
jurisconsultes, ne pénétrassent point çà et là dans les lois, alors que
l’équité y entrait de toutes parts et que l’intérêt bien entendu du maître
lui conseillait la bonté envers ses esclaves[163]. Caton n’a pas
un grand renom de douceur, pourtant il laissait sa femme donner le sein aux
enfants de leurs esclaves, afin qu’avec son lait ils prissent de l’affection
pour son fils[164].
Une loi Petronia,
qui date peut-être d’Auguste, plusieurs sénatus-consultes et un rescrit
d’Hadrien interdirent au maître de livrer ses esclaves ou de les vendre pour
les faire combattre dans l’arène, sans une cause légitime vérifiée par
l’autorité publique, et Marc Aurèle frappa de nullité les clauses
testamentaires qui portaient cette injonction : ut
cum bestiis pugnarent[165].
On jetait à la rue l’esclave incurable. Claude décida que,
si le maître abandonnait un esclave atteint d’infirmités graves, celui-ci
serait libre ; que, s’il le tuait, il serait poursuivi à titre de meurtrier.
Antonin, précisant la peine, le punit comme s’il avait tué l’esclave d’un
autre[166].
Or cette peine était, pour les honestiores,
la relégation ; pour les humiliores,
la mort[167].
Il décida même que, si des esclaves, réfugiés dans les temples ou auprès de
la statue d’un empereur, paraissaient au magistrat avoir été cruellement
traités, le maître serait forcé de les vendre[168]. Hadrien avait
déjà supprimé, pour les cas les plus graves, le droit du maître de faire
mourir son esclave : la justice domestique subordonnée à la justice publique
ne put faire exécuter une sentence capitale qu’après la décision du
magistrat.
Voilà donc, sous l’Empire et principalement par les
Antonins, l’esclave protégé contre l’extrême violence ; il le fut même contre
les mauvais traitements et jusque dans son honneur. On lui donna une plainte
contre son maître pour sévices, privation de nourriture, attentats à la
pudeur[169].
Hadrien condamna à cinq années de relégation une matrone qui, pour les plus
légers motifs, maltraitait ses esclaves. On arriva jusqu’à lui reconnaître
presque une famille : le droit de contracter un mariage légitime ne lui fut
pas accordé, mais la parenté naturelle qui résultait de son union fut prise
en considération, après l’affranchissement, pour constituer un nouvel
empêchement civil au mariage. On tint compte de leurs sentiments, de leurs,
affections. Il fut interdit de séparer, dans les ventes, le père du fils, le
mari de sa femme, le frère de son frère, et la raison qu’Ulpien en donne est
rendue par un mot, pietas, qui
contient l’idée de justice religieuse et d’humanité[170]. Une
constitution ordonna plus tard que l’esclave attaché à la culture et inscrit
sur les rôles de la contribution foncière ne pourrait être séparé du fonds[171]. La loi
s’interposa même entre lui et son maître pour empêcher celui-ci de
contraindre l’esclave à des travaux qui étaient pour lui une dégradation :
par exemple, faire d’un lettré un manœuvre ; d’un musicien, un portier. Caton
se fût indigné de cette ingérence du magistrat dans la discipline domestique,
et le conservateur intraitable aurait eu raison, car ce n’était pas moins
qu’une révolution qui commençait. L’humanité faisait alors une de ses grandes
étapes sociales. Ces lois, en effet, n’avaient pas été prescrites par la
sagesse heureuse de quelques philosophes qui devançaient leur temps : elles
étaient imposées par les mœurs, et ces mœurs nouvelles résultaient des
nouvelles manières de penser, de sentir et de vivre que les hommes avaient
prises dans cet empire immense. Juvénal, si dur pour le noble et le riche,
est plein de mansuétude pour l’esclave, dont le
corps est fait du même limon que le nôtre ; plein aussi de colère
contre le maître qui se plaît à entendre le bruit
déchirant des lanières : musique plus douce pour lui que ne le serait le
chant des sirènes[172].
Ainsi l’esclave cesse d’être une chose ; il devient une
personne. Par ses prédications morales d’égalité devant Dieu, le
christianisme, qui approche, mettra plus de douceur encore dans les relations
du maître avec ses esclaves ; pour la condition légale de ceux-ci, il ne fera
rien de plus que les Antonins.
L’empire fut récompensé de cette sollicitude : il n’eut
pas une seule guerre servile, et Rome républicaine en avait eu quatre[173].
A l’égard des tiers ; l’esclave resta l’instrument de son
maître. Tout dommage qui lui était causé devenait un dommage fait au maître,
et celui-ci en poursuivait la réparation par des actions spéciales. Ainsi la
loi Aquilia donnait au maître
dont l’esclave avait été tué le droit de demander à l’auteur du meurtre la
plus haute valeur que la victime avait eue pendant la dernière année ; une
indemnité était également édictée pour les cas de simple blessure. Le préteur, dit Ulpien, doit punir l’injure faite à l’esclave. Sans
doute, c’était la propriété du maître que la loi protégeait dans l’esclave ;
cependant, sans effacer sur lui le cachet de la servitude, elle obligeait le
maître et le reste des hommes libres à reconnaître peu à peu en lui la
qualité d’homme.
Il ne pouvait rien avoir en propre, tout ce qu’il
acquérait, profitait à son maître : c’était la règle. Mais cette règle aussi
peu à peu fléchit dans la pratique. Comme une grande partie de la population
industrielle était en servitude, les maîtres estimèrent utile d’intéresser
l’esclave aux profits de leur négoce, en lui laissant la libre disposition
d’un pécule qui devenait alors le capital destiné à alimenter son travail. En
droit, ce pécule appartenait au maître ; en fait, il le prenait rarement. Il
trouvait même son compte à promettre la liberté à l’esclave pour le jour où
celui-ci aurait porté à une certaine somme le chiffre de ses économies, et la
loi en vint à décider qu’à défaut de réserve expresse le don de la liberté
entraînait le don du pécule. Alors se produisit une situation qu : aurait
paru singulièrement étrange à un vieux Romain : le maître fut en compte réglé
avec ses propres esclaves, et, bien que les obligations naturelles
nées de ces relations d’affaires ne fussent pas protégées par des actions,
une caution civile pouvait s’y adjoindre.
Pour administrer un pécule, il fallait contracter des
obligations actives ou passives, et l’esclave n’avait le droit ni de
s’obliger personnellement ni d’obliger son maître. Le préteur sauvegarda la
condition nouvelle de l’esclave en créant l’action de peculio, à l’aide de laquelle les tiers purent
se faire payer par le maître jusqu’à concurrence du pécule. Dans ce cas,
l’esclave semblait agir en son nom ; mais, quand il était mandataire de son
maître, celui-ci était obligé. L’esclave préposé à un commerce ou à
une expédition maritime obligeait
aussi son maître pour tous les actes qu’il passait dans l’exercice de ses
fonctions. Enfin, si le maître n’avait pas autorisé le commerce ou
l’entreprise industrielle de son esclave, il pouvait du moins être actionné
jusqu’à concurrence de ce qui avait tourné à son profit. L’État reconnaissait
aux esclaves publics, qui étaient fort nombreux et dans une très douce
condition, le droit de léguer par testament la moitié de leur pécule, et
Pline le Jeune permettait aux siens de disposer de la totalité en faveur d’un
compagnon d’esclavage. Nul doute que beaucoup de maîtres n’aient fait comme
lui et mieux que lui, en n’exigeant pas que le pécule restât dans la familia, où le maître pouvait toujours
légalement le ressaisir.
Un rescrit de Caracalla porte : L’esclave présenté à l’affranchissement devra rendre les comptes de sa
gestion. S’il a fallu faire à ce sujet une loi générale, c’est que
beaucoup d’esclaves étaient chargés par leurs maîtres de conduire des
affaires industrielles ou commerciales[174]. L’histoire
montre, en effet, quantité d’individus, de condition servile, hommes de
confiance de leurs maîtres en de riches familles, employés des gouverneurs
dans les bureaux de l’administration provinciale, même de l’empereur dans les
innombrables officia du palais[175], et
quelques-uns, jouissant d’un grand crédit, ou menant un train de maison à
faire envie au plus noble des patriciens. Ainsi un esclave de Tibère,
trésorier à Lyon du fisc impérial, fait le voyage de Rome avec une escorte de
prince : un médecin, trois secrétaires, un homme d’affaires, un trésorier, un
valet de chambre, deux cuisiniers, deux argentiers et deux laquais. A Pompéi,
un autre tient les comptes d’un banquier, et sur les quittances faites au nom
des duumvirs il met son sceau à côté de celui des magistrats de la cité[176].
Tout cela n’était pas encore pour l’esclave la propriété
de sa personne et de son bien, niais c’en était le commencement ; et si, même
sous les Antonins, il garda son caractère d’instrument de travail, il n’était
plus traité comme une chose qu’on rejette ou qu’on brise à volonté : la
personnalité humaine était reconnue en lui. Marc Aurèle lui donna même le
droit d’attaquer son maître en justice, si celui-ci refusait un
affranchissement dont il avait reçu le prix, qu’il avait dû promettre au
moment de l’achat, ou qu’uni testateur avait mis à sa charge[177].
Comme symbole éclatant de cette protection accordée par
l’empire aux plus misérables, la statue de l’empereur était un asile
inviolable pour l’esclave suppliant qui venait en embrasser les genoux.
La législation nouvelle se montrait donc plus douce pour
l’esclave ; elle le protégeait contre la violence et lui permettait
d’accroître son pécule ; elle lui reconnaissait le droit de réclamer contre
l’injustice, et elle avait tari quelques-unes des sources de la servitude :
mais elle n’ouvrit pas à l’esclave une route plus large vers la liberté. Des
deux lois qui réglèrent jusqu’à Justinien la matière des affranchissements,
l’une, la lex Junia Norbana,
avait créé comme une demi servitude qui facilita la sortie d’esclavage, tout
en rendant plus rare la conquête entière de la liberté ; l’autre, la lex Ælia Sentia, limita le nombre des
affranchis testamentaires. L’impôt du vingtième sur les affranchissements
arrêta la bonne volonté de plus d’un maître, qui se voyaient forcés à un
double sacrifice, puisqu’ils devaient donner de l’argent au fisc en même
temps qu’ils donnaient la liberté à leurs esclaves. Enfin, un conseil composé
à Rome de cinq sénateurs et de cinq chevaliers, dans les provinces de vingt
récupérateurs, tous citoyens romains, devait examiner les motifs de
l’affranchissement ; de sorte que le maître pouvait bien, par
l’affranchissement, se dépouiller d’une propriété ; mais qu’il restait à la
puissance publique, représentée par le conseil, le droit de décider si le
nouveau citoyen était digne d’entrer dans la cité[178]. Malgré ces
obstacles, beaucoup d’affranchis, échappés à la servitude, arrivaient encore
à la richesse, mais non aux honneurs[179]. Tacite
remarque avec amertume que les Germains avaient su retenir dans une condition
inférieure ces parvenus qui, à Rome, éclipsaient de leur luxe insolent les
plus vieilles familles ou, comme Narcisse et Pallas, exploitaient les vices
de leur maître pour gouverner l’empire[180].
L’affranchi devenait, suivant les cas, citoyen, sans avoir
pourtant tous les droits du Romain d’origine ; Latin
junien, ce qui le faisait vivre libre, mais mourir esclave,
puisque sa succession allait au patron, comme le pécule au maître[181] ; pérégrin déditice, à qui il était défendu
d’approcher de Rome. Mais on effaçait quelquefois pour lui jusqu’à la
dernière trace de son ancienne condition, de manière qu’il pût jouir de tous
les droits des citoyens ‘et parvenir aux honneurs interdits à l’affranchi.
César et Auguste, qui faisaient des patriciens, firent aussi des ingénus,
c’est-à-dire reconnurent pour nés dans la liberté des hommes nés dans la
servitude ; et les jurisconsultes trouvèrent à cette dérogation au vieux
droit une raison d’humanité. Dans ce cas,
disaient-ils, on considère l’état où tous les
hommes se trouvaient à l’origine et non pas celui d’où l’affranchi est sorti[182].
L’affranchi était tenu de considérer son ancien maître
comme un père ; il prenait son nom et restait attaché à sa famille. Ces
rapports que les mœurs avaient établis se traduisaient en un certain nombre
d’obligations légales. La première de toutes était le respect et la déférence
envers le patron, qui, pour les obtenir de ses affranchis, était armé d’un
droit de correction que les empereurs adoucirent en exigeant l’intervention
du magistrat, mais qu’ils ne supprimèrent pas. Les patrons pouvaient les
frapper, témoin l’affranchi que Pline le Jeune sauva des coups de son maître
; les faire condamner à la relégation au delà du vingtième mille[183], plus tard aux
carrières, ou à une peine que fixait soit le préfet de la ville, soit le
gouverneur de la province. Claude avait décidé qu’un affranchi soulevant un
procès qui mettait en question l’état de son patron devait perdre sa liberté.
Commode généralisa le principe que l’ingratitude de l’affranchi le ferait
retomber en servitude[184]. Même en cas de
flagrant délit d’adultère entre le patron et la femme de l’affranchi,
celui-ci ne peut tuer son ancien maître : Car,
dit Papinien, s’il est tenu d’épargner sa
réputation, à plus forte raison l’est-il d’épargner sa vie[185]. Cette
obligation de respect fut imposée à l’affranchi et à ses enfants même envers
les enfants du patron. Pline, sollicitant de Trajan la cité romaine pour
plusieurs affranchis juniens, a soin de dire au prince qu’il s’est assuré
auparavant que les patrons y consentaient[186].
Par une application de ce principe, l’affranchi avait
besoin de la permission du préteur pour appeler en justice. le patron et ses
ascendants ou descendants. Il lui était interdit d’intenter contre eux une
action infamante, à moins de très graves motifs, et jamais d’accusation
capitale. II leur devait des secours dans leurs besoins et ne pouvait refuser
l’administration de leurs biens ni la tutelle de leurs enfants : Virgile met
aux Enfers l’affranchi qui a trahi son patron. Enfin le patron et ses
descendants étaient de droit tuteurs de l’affranchi, même ses héritiers, si
celui-ci ne laissait pas d’enfants ou lorsqu’il s’agissait de la succession
d’une affranchie. Marc Aurèle supprima cette différence, et depuis le
sénatus-consulte Orphitien les enfants d’une libertina
héritèrent de leur mère.
L’affranchissement avait lieu souvent à des conditions
onéreuses. L’affranchi, par exemple, s’engageait sous serment, ou dans la
forme d’une stipulation écrite, à faire des présents en certaines
circonstances et à rendre des services soit honorifiques (officiales) ; qui cessaient à la mort du patron, à
moins qu’ils n’eussent été expressément stipulés pour les enfants, soit
utiles (fabriles), qui passaient aux héritiers
du patron avec la succession. Un interdit spécial, de liberto homine exhibendo, servait de sanction à cette
obligation. Les services de l’affranchi avaient donc une valeur réelle pour
le patron ; mais ils n’étaient pas considérés comme une chose dans le
commerce, et la loi Ælia Sentia
défendait de les apprécier en argent.
Quand l’affranchissement n’était pas entièrement libre et
spontané, les droits de patronage étaient considérablement diminués. Ainsi
l’héritier qui affranchissait un esclave pour s’acquitter d’un fidéicommis ne
pouvait l’accuser d’ingratitude, ni lui demander des aliments, ni lui imposer
une obligation de services. Il perdait même son droit de patronage, s’il
n’avait affranchi que contraint par une action en justice. Le refus
d’aliments[187]
ou l’abus d’autorité de la part du patron entraînait la perte du droit de
patronage. Mais habituellement ces rapports étaient marqués d’un côté par le
respect, de l’autre par l’affection. Au temps des proscriptions triumvirales,
on avait remarqué la fidélité des esclaves ; sous l’empire, les affranchis
furent les confidents habituels de leurs patrons, et plusieurs, au besoin,
leurs serviteurs dévoués jusqu’à la mort et au déshonneur. Un sénateur tue
une femme qui refusait de l’épouser et est accusé de meurtre ; son affranchi
prend le crime à son compte et s’expose à un supplice atroce, en déclarant
que c’est lui qui a frappé pour venger son maître[188].
Aussi faisaient-ils vraiment partie de la famille :
souvent le patron les prenait pour héritiers[189]. A Nicomédie et
en cent autres lieux, un maître élève un tombeau à son esclave très fidèle et très aimant[190]. Dans une
épitaphe de la voie Appienne, un affranchi de Cotta Messalinus raconte que
son patron lui a donné, en diverses fois, jusqu’à 400.000 sesterces,
c’est-à-dire de quoi monter au rang de chevalier ; qu’il s’est chargé de
l’éducation de ses enfants ; qu’il a doté ses filles comme un père et fait
arriver son fils au tribunat militaire ; qu’enfin il a pourvu aux frais de
l’érection du monument funèbre[191]. Beaucoup
faisaient mieux encore, ils recevaient près d’eux leurs affranchis dans le
tombeau qu’ils s’étaient élevé, de sorte que, même dans la mort, le
paterfamilias restait entouré de toute sa maison. Cette coutume, qui était
générale, montre la forte constitution de la famille romaine. Ce Cotta était
un ami de Tibère ; un siècle après, Pline le Jeune inscrivait dans son
testament un legs de près de 2 millions de sesterces dont le revenu devait
être employé à faire vivre ses cent affranchis[192]. Ainsi la
sollicitude prévoyante du maître pour ceux qui l’avaient servi était bien une
des obligations morales, que cette société imposait. Un faisons-nous autant ?
On a vu que les affranchis des empereurs étaient de très
importants personnages ; toute proportion gardée, il en était de même bien
souvent dans les familles et dans les cités ; nous en avons donné la raison.
Beaucoup d’esclaves arrivaient à la liberté par leurs vices, mais beaucoup
aussi par leurs talents et quelques-uns par leurs vertus. On sait ce que
Cicéron pensait de Tiron, son libertinus
ou plutôt son ami. Un d’eux sur qui avait pesé le poids de deux servitudes,
puisqu’il était l’affranchi d’un affranchi d’Auguste, faisait écrire sur son
tombeau : Religieux et de mœurs pures, j’ai
vécu autant qu’il m’a été possible sans procès, sans querelle et sans dettes.
Je fus fidèle à mes amis, pauvre d’argent, mais très riche de cœur[193].
Les relations de patron et d’affranchi constituaient une
condition légale bien déterminée. Il n’en était plus de même pour les
rapports entre les clients et celui qu’ils appelaient leur seigneur et leur
roi, dominum regemque : c’est pourquoi
nous n’en parlerons qu’au chapitre de la Cité.
V. — LES PERSONNES IN MANCIPIO ET
LE COLON.
Le père investi de la potestas
pouvait vendre son enfant à un tiers. Cette vente, qui avait lieu par la
mancipation, donnait à l’acheteur un droit appelé mancipium,
qui était à peu près l’équivalent du droit de propriété. La personne in mancipio était considérée comme un esclave.
Ainsi, tandis que la patria potestas
et la manus cessaient à la mort du
père ou du mari, le mancipium ou droit de propriété passait aux héritiers de
l’acheteur. La personne in mancipio
n’avait plus de droits politiques, mais gardait son ingénuité et pouvait
intenter l’action d’injures contre son maître. Son union antérieure
subsistait, et ses enfants conservaient leur liberté. Comme l’esclave, la
personne in mancipio acquérait pour
son maître, et les obligations contractées par elle dans cette condition ne
pouvaient être poursuivies que sur les biens qu’elle aurait possédés si elle
n’y était pas tombée. Au reste l’usage du mancipium,
comme celui de la manus, devint de
plus en plus rare et se restreignit au cas où, le fils ayant causé un
dommage, le père le donnait in mancipio
à la personne lésée, à titre d’indemnité.
Le débiteur insolvable adjugé à son créancier, addictus, et travaillant pour le compte de
celui-ci jusqu’à ce qu’il l’eût désintéressé, l’auctoratus
qui s’était vendu comme gladiateur, le Romain, prisonnier de guerre, racheté
par un autre Romain, étaient dans la même condition.
On trouve des rapports analogues de dépendance dans
l’institution du colonat, qui n’attendit pas Constantin pour naître, mais se
développa de bonne heure, comme urne nécessité sociale, à mesure que la
classe des petits cultivateurs diminua et que se constituèrent les grands
domaines[194].
Pour mettre les latifundia en culture,
les bras libres manquant, le propriétaire y établit à demeure des esclaves,
qu’il intéressa à tirer du fonds le rendement le plus fort, et des ouvriers
libres, qui furent ou des fermiers payant un bail en argent, ou des colons
partageant les fruits avec le propriétaire. Nous n’avons rien à dire du fermier
à bail, si ce n’est que les baux eurent une durée de plus en plus longue, de
manière à se changer peu à peu en fermages perpétuels ou emphytéoses. Les villes, dit Gaius, ne retirent jamais la terre tant que le fermier ou ses
héritiers en payent la redevance[195], et les
collèges, corporations, etc., faisaient comme les villes. Quant aux esclaves
chargés à demeure de la culture, tout en restant une chose vénale dont le
maître disposait, ils furent, dans l’intérêt du domaine, laissés sur le sol
et d’habitude cédés avec lui. Pour déterminer, dans le recensement, la valeur
d’une terre, on comptait les esclaves qui la
garnissaient. L’usage s’établit de les considérer comme attachés
au sol : Marc-Aurèle a déjà confirmé cet usage[196], et les
empereurs du quatrième siècle défendront de vendre les esclaves sans la
terre, ou la terre sans les esclaves[197] : voilà
les serfs de la glèbe qui apparaissent.
Les colons partiaires commençaient aussi une nouvelle
classe rurale dont le moyen âge héritera encore. On
devra compter, dit un rescrit du Code Théodosien (IX, 42, 7), dans la description cadastrale, les esclaves et les
paysans domiciliés ou colons. Caton, Varron et Tacite
connaissaient les colons ; Columelle donnait au propriétaire de plusieurs
domaines cette règle de bonne gestion, qu’il fallait faire cultiver par ses
esclaves la terre où l’on résidait, mais que les autres devaient l’être par
des métayers libres. Il souhaitait que ces colons devinssent héréditaires : Le domaine le plus prospère, dit-il, est celui que cultivent des colons qui y sont nés[198]. Ce vœu
s’accomplissait : des inscriptions parlent de colons qui ont cultivé le même
fonds vingt, trente, cinquante années[199], et Tacite
savait déjà que ces colons devaient au propriétaire une quantité déterminée
de blé, de bétail et de vêtement[200].
Les particuliers avaient des colons ; l’État et l’empereur
; représentés par les deux administrations du fisc et de la res privata, en eurent bien davantage. Au temps
des Antonins, la loi s’occupait déjà des coloni
Cæsaris, et Hadrien fit pour eux un règlement général, ce qui
permet de supposer que cette classe rurale était fort ancienne.
Il y avait des colons de diverses sortes. Les uns,
cultivateurs à long terme ou même héréditaires, devaient au tenancier
principal une somme fixe ou une part des fruits[201], et à l’État la
capitation et le service militaire. D’autres, établis sur un vaste domaine
impérial, salles, dont la plus grande partie était affermée à un ou à
plusieurs conductores, payaient la
redevance habituelle en espèces ou en nature, mais de plus fournissaient des
corvées pour mettre la terre du fisc en rapport. Dans un document récemment
trouvé, les colons du saltus Burunitanus
se plaignent à Commode de ce que, contrairement à la loi d’Hadrien, le
fermier du domaine, conductor, soutenu
par le procurateur exige d’eux plus que les corvées ou prestations
réglementaires, lesquelles sont, par an, deux pour le labour ; deux pour le
sarclage, deux pour la moisson. A leurs réclamations on répond, disent-ils,
par la prison et les coups, au point que quelques-uns sont morts sous le
bâton, tout citoyens romains qu’ils étaient. Une lettre impériale rappela les
agents du fisc à l’observation des anciennes coutumes[202]. Cette
condition des colons romains était encore, il y a quelques années, celle des paysans
valaques à l’égard des boyards, et il n’y aurait pas à s’étonner que cette
tenure remontât à l’époque de Trajan.
Aux ouvriers libres qui acceptaient cette existence
s’ajoutèrent de nombreux prisonniers barbares. Au lieu de les vendre, les
empereurs les distribuèrent entre les grands propriétaires. Ainsi firent Marc
Aurèle, Claude II,
Aurélien, Probus et certainement beaucoup d’autres. Auguste leur avait donné
l’exemple de transporter des peuples entiers en des lieux où l’homme était
mis dans cette condition qu’il pouvait être vendu avec la terre, venatis cum agris suis populus[203]. On lit dans
une constitution de l’an 400, au Code Théodosien, que, après la conquête du
pays des Scyres, le préfet du prétoire fut autorisé à livrer ces Barbares à
ceux qui les lui demanderaient pour cultiver les terres, non comme esclaves,
mais à titre de colons.
Les obligations imposées aux colons du domaine de
Burunitanus étaient fort douces ; mais les redevances et corvées devaient
varier infiniment, et être en beaucoup de lieux très onéreuses. On en a la
preuve dans une constitution de Constantin défendant d’exiger des travaux
extraordinaires, au temps des semailles et de la moisson, afin que le colon
ne soit pas empêché d’ensemencer son champ et de récolter son blé au moment
opportun[204].
Après les redevances aux maîtres, venaient celles qui
étaient dues à l’État : la capitation, le service militaire, les taxes
qu’il fallait acquitter pour le transport et la vente des produits au marché
voisin, taxes légères aux premiers siècles, écrasantes plus tard, surtout
quand le maître, légalement responsable de la dette de ses colons, ajoutera
aux exigences du fisc celles d’un propriétaire d’autant plus avide qu’il sera
plus obéré.
Ces colons étaient libres, ils contractaient des mariages
valables ; ils pouvaient acquérir et quelques-uns arrivaient à une aisance
qui, malgré leur condition, les fit réclamer par les curies pour aider les possessores à porter le poids des munera[205]. La loi les en
dispensa, afin de réserver toutes leurs ressources pour l’amélioration de
leurs cultures dont le fisc bénéficiait, ut
idoneiores prædiis fiscalibus habeantur[206]. Enfin ils ne
devaient que les redevances et corvées convenues ; si le maître, sui sa
terre, le conductor, sur le domaine
impérial, demandait davantage, le juge ou l’empereur intervenait.
Mais une condition qui deviendra de plus en plus générale
compensait ces avantages, le colon était attaché au sol ; il passait avec lui
à l’acheteur du fonds[207], et le
propriétaire aura sur lui, s’il ne l’a déjà, un droit de correction : le
colon qui abandonne sa terre est traité comme l’esclave fugitif. Et puis,
pour le colon, comme pour l’esclave, il faut faire la part de l’arbitraire.
Si le colon avait des droits, le juge était loin, la réclamation difficile, dangereuse
; et quand le recruteur demandait au propriétaire son contingent de soldats,
celui-ci livrait les colons qu’il lui plaisait de choisir, et ceux dont il
n’était point satisfait allaient courber le dos
sous le cep du centurion[208]. Salvien les
compare aux victimes de Circé, la terrible magicienne qui changeait les
hommes en bêtes : Le maître, dit-il, les reçoit comme
habitants volontaires, et il les garde comme serfs de sa terre[209].
VI. — RÉSUMÉ.
Tous les droits qui viennent d’être expliqués, sauf la dominica potestas, institution commune au jus civile et au jus gentium, étaient des droits purement
romains. Mais les législations locales se rapprochaient sans cesse des lois
de la cité mère, et l’on a vu que déjà le peuple romain formait les trois
quarts de la population de l’empire, dont il formera bientôt la totalité : de
sorte que, tout en paraissant nous occuper des seuls Romains, nous avons, en
réalité, montré l’organisation domestique du plus grand nombre des
provinciaux. Il sera donc légitime de tirer de cette étude particulière une
conclusion générale.
Et d’abord on a pu constater un progrès continu dans le
sens de l’équité et du droit naturel. La forte organisation de la famille
romaine subsiste ; le père y maintient l’unité du culte, du patrimoine et des
volontés ; il est encore prêtre, administrateur et juge, maître obéi de son
fils, de sa femme, de ses esclaves, de ses colons, de ceux qu’il tient in mancipio, et patron respecté de ses
affranchis[210].
Cependant il a perdu une partie de ses anciens droits, et la condition de
tous ceux qui vivent autour de lui est devenue plus douce, même celle de
l’esclave. Mais, en faisant entrer dans la famille plus de justice et un peu
de liberté, les empereurs n’en ont pas détruit le caractère primitif, et
cette liberté discrète, qui est venue s’asseoir au foyer domestique, y reste
déférente et respectueuse envers l’autorité paternelle. On objectera les
mœurs que montrent Apulée, Juvénal et Pétrone : nous répondrons plus loin à
cette question ; en attendant, il faut bien admettre qu’avec de pareilles
lois la maison paternelle devait, dans un grand nombre de familles, garder
une sévère ordonnance qui laissait son empreinte sur les esprits, et l’on en
conclura que des parents si disciplinés ne pouvaient pas faire des citoyens
turbulents.
La famille explique d’avance la cité, comme la fortune de
la cité, aux premiers siècles de l’empire, nous fera comprendre celle de
l’État à la même époque.
Autre ressemblance : la puissance publique a déjà pénétré
dans la famille au nom de l’équité, de même qu’elle pénétrera dans la cité au
nom d’une justice meilleure. Héritier des censeurs républicains, le prince ou
le sénat, son instrument, diminue les droits du père et de l’époux ; il
réprime l’exhérédation injuste et punit lui-même l’adultère[211] ; il cherche à
restreindre les divorces[212] et assure des
récompenses aux vertus conjugales. En un mot, le juge public tend à se
substituer au juge domestiqué, ainsi que, dans la cité, l’agent du prince
remplacera peu à peu les magistrats municipaux. Ces envahissements de la
puissance publique, tout profitables qu’ils soient pour l’heure aux
intéressés, annoncent l’approche des temps où nulle liberté, nul droit, ne
subsistera en face du souverain maître, l’État.
La famille n’est pas seule à se modifier ; l’ordre
économique change, et le monde du travail se transforme. Nous ne sommes pas
encore arrivés au temps oui les corporations industrielles seront rendues
héréditaires ; mais, dans la hiérarchie sociale, beaucoup d’ingénus
descendent, beaucoup d’esclaves montent, et ils se rencontrent à mi-chemin de
la servitude à la liberté : déchéance pour les uns, progrès pour les autres.
Et comme l’avenir est, toujours en germe dans le présent, même un avenir
lointain, c’est au sein de cette brande société romaine, où le citoyen avait
eu tant d’orgueil et l’esclave tant de misères, que se préparait la formation
de la classe innombrable des serfs du moyen âgé dont la condition sera moins
malheureuse que ne l’avait été celle des victimes de l’ancienne servitude.
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