HISTOIRE DES ROMAINS

 

L’EMPIRE ET LA SOCIÉTÉ ROMAINE AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE.

CHAPITRE LXXXII. — LA FAMILLE.

 

 

I. — LE PÈRE ET L’ENFANT.

La moitié de l’histoire d’un peuple, et la plus certaine, est écrite dans ses lois. L’histoire militaire, plus bruyante, l’histoire politique, plus dramatique, ne montrent que les dehors de l’existence, et les batailles, les révolutions de palais ou de carrefours se ressemblent, malgré la différence des temps, des armes, des costumes et des motifs. Mais la vie intime d’une nation, celle qui est sa vie de tous les jours et des siècles, se reflète dans ses lois, où elle demeure éternellement. Or, à l’époque des Antonins, les Romains avaient à peu prés achevé l’œuvre immense, non pas de leurs Codes, qui parurent plus tard, mais de leur législation civile, et ils avaient conféré le droit de cité au plus grand nombre de leurs sujets. Les chiffres connus du cens permettent de supposer qu’à la mort de Marc Aurèle on comptait soixante-cinq millions de citoyens dans l’empire[1]. Ce qui va être dit de la famille romaine doit donc être entendu de la plupart des familles provinciales. Celles-ci avaient le même droit civil que les Romains d’origine, le même culte et à peu près les mêmes costumes, sauf certains usages particuliers et la différence qui existe partout entre la vie d’une grande capitale et celle d’obscures cités.

Il n’est pas question d’exposer ici tous les principes du droit civil et administratif de l’empire : ce serait affaire de jurisconsulte. Mais nous avons besoin de connaître l’organisation de la famille et de la cita, ces deux éléments constitutifs de la société, qui ne sont pas des créations de la loi, puisqu’elles préexistent à l’État, et qui communiquent à la société leur force ou leur faiblesse. En se souvenant des circonstances historiques qui avaient déterminé, chez les Romains, l’organisation de l’une et de l’autre, on comprendra que l’État, tenu, au milieu des tempêtes, par deux ancres si bien attachées à un fond solide, soit demeuré, durant des siècles, fort et prospère ; malgré tant de commotions politiques.

Le Romain d’origine était libre, citoyen et membre d’une famille[2]. De cette triple condition, constatée par les livres du cens, les rôles de l’impôt, les registres des naissances, dont Marc Aurèle ordonna la tenue, et au besoin par la preuve testimoniale, dérivaient des droits privés qui constituaient l’état civil ou, comme disait la loi, le captez de chaque citoyen.

Ces droits, appelés, dans la langue des jurisconsultes, des puissances, étaient au nombre de quatre : la potestas dominica, droit du maître sur l’esclave ; la patria potestas, droit du père sur l’enfant ; la manus, droit de l’époux sur la femme ; le mancipium, droit d’un homme libre sur un autre homme libre que la loi lui avait permis de saisir (manu capere). Le dominium ou droit de propriété quiritaire s’appliquait aux choses.

Disons tout de suite que les personnes en possession de ces puissances pouvaient subir trois sortes de changements d’état qu’on appelait les diminutions[3] : la très grande, par la perte de la liberté ; la moyenne, par la perte de la cité ; la très petite, par le changement de famille. Quant au dominium, il était naturellement éteint par la perte ou l’aliénation du fonds.

La liberté s’acquérait par la naissance ou par l’affranchissement ; elle se perdait par certaines condamnations judiciaires et par la captivité en pays ennemi. Dans le dernier cas, la perte n’était pas définitive. Si le captif revenait, il était censé n’avoir pas cessé d’être citoyen ; il rentrait, dans sa condition juridique antérieure et recouvrait, en vertu du jus postliminii, tous ses droits, excepté ceux dont l’existence suppose une continuité effective, tels que la possession et le mariage[4]. La liberté était protégée par un interdit prétorien de libero homine exhibendo qui empêchait, comme l’habeas corpus des Anglais, les détentions arbitraires.

La cité romaine s’acquérait par la naissance, la naturalisation et l’affranchissement. Pour que l’enfant naquît citoyen, il fallait que le père fût citoyen au moment de la conception et que le mariage, connubium, eût été accompli avec toutes les formes légales. Sans justes noces, les enfants suivaient la condition que la mère avait au moment de leur naissance. Il résultait de ce principe qu’une femme réduite en servitude après la conception, par suite d’une condamnation judiciaire, donnait le jour à un esclave. Hadrien dérogea à ce droit rigoureux en décidant que d’une femme libre à un moment quelconque de sa grossesse naîtrait toujours un enfant libre. La naturalisation s’accordait, par une loi, plus tard par une constitution impériale, tantôt à des particuliers, tantôt à une ville ou à un peuple. Les Latins et les Latins juniens pouvaient l’obtenir en remplissant certaines conditions ou par faveur impériale[5].

Du droit de cité dérivaient des droits que ne possédaient pas les provinciaux :

Droits politiques : le jus suffragii, qui se perdit sous l’empire, Tibère ayant fermé les comices du peuple romain, dont il ne subsista plus qu’une apparence, et le jus honorum, qui souffrit alors certaines restrictions[6].

Droits civils : le jus connubii, qui permettait de contracter les justes noces, sans lesquelles n’existaient ni la patria potestas ni le jus agnationis avec ses effets utiles pour l’hérédité ; le jus commercii ou droit d’acquérir avec la faculté de disposer de son bien selon les règles du droit civil, par conséquent avec le droit de tester.

A Rome, la propriété était marquée d’un caractère à la fois politique et religieux. L’État, propriétaire primitif, avait fondé la propriété individuelle, en distribuant aux citoyens des terres dont les augures avaient tracé les limites et que le dieu Terme gardait. Émanant de l’État et consacrée par la religion, cette propriété quiritaire n’est accessible qu’à ceux qui sont membres de l’État souverain et adorateurs de ses dieux, c’est-à-dire aux seuls citoyens. De leur bien, ils font ce qu’ils veulent : ils usent et abusent. Cependant l’idée des droits supérieurs de l’État, ou plutôt celle de l’utilité commune, imposait certaines restrictions. Quoique, depuis la fin de la guerre Sociale (loi Julia, 89 av. J.-C.), le sol italien fût devenu terre quiritaire, il arriva plusieurs fois que des décrets rendus pour la fondation de colonies obligèrent les habitants à abandonner aux colons une partie de leurs terres. L’exécution, par l’État ou par une cité, de travaux nécessaires à la communauté entraîna souvent aussi l’expropriation pour cause d’utilité publique. Les propriétaires expropriés obtenaient-ils une indemnité ? Assurément non, quand il s’agissait de colonies ; peut-être oui, lorsqu’ils étaient dépossédés pour le passage d’une route, d’un aqueduc ou d’un fossé d’écoulement, etc. ; du moins, l’usage en était établi sous l’empire[7].

Le droit de cité se perdait et, avec lui, tous les droits civils, pour celui qui devenait esclave jure civili, ou qu’un jugement condamnait aux travaux forcés à perpétuité, à l’interdiction de l’eau et du feu, ou à la déportation, deux peines, anciennement différentes, devenues égales. La naturalisation dans un État étranger faisait perdre aussi la cité romaine ; et, par étrangers, peregrini, les Romains entendaient les individus et les peuples qui, bien que compris dans l’empire, n’avaient pas le droit de cité romaine. Les citoyens mêmes qui allaient fonder une colonie subissaient la media deminutio capitis.

Nous connaissons le citoyen ; entrons dans la famille.

L’homme libre, fût-il magistrat, n’arrive à toute la dignité du citoyen que s’il est père de famille, car les lois et les mœurs de Rome lui reconnaissent, en cette qualité, des droits qui lui donnent un caractère sacré. Alors, chef de la maison, il est le prêtre des dieux lares et il a le pouvoir absolu, comme époux, sur sa femme (manus) ; comme père, sur ses enfants (patria potestas) ; comme maître, sur ses esclaves (dominica potestas)[8] ; tandis que lui-même, ne relevant que de son droit, est sui juris. Les Romains avaient voulu qu’aucune autorité ne pût s’interposer entre le père et le fils, entre le mari et la femme. Pour eux, le foyer domestique était un asile sacré où ne pouvait pénétrer même le représentant de la loi[9].

L’histoire politique nous a montré que le sentiment de la dignité personnelle, énergiquement développé par ce pouvoir sans contrôle, avait formé dans la cité une aristocratie fière et puissante qui confondit sa grandeur avec celle de la patrie, mais entendit ne jamais courber la tête que sous la loi faite par elle-même. Toute la destinée de Rome jusqu’à l’empire était contenue dans ce droit des pères de famille dont nous avons maintenant à montrer les effets civils

Nous devrions, pour suivre la formation de la famille, parler de la mère avant de nous occuper de l’enfant, et étudier les droits de l’époux avant ceux du père ; mais ceux-ci expliquent ceux-là et nous obligent à renverser l’ordre naturel.

L’idée que les jurisconsultes romains s’étaient formée du mariage faisait de la légitimité des enfants nés durant l’union une certitude ; de là l’axiome fameux : is pater est quem nuptiæ demonstrant. L’enfant né hors mariage ou d’une union défendue peut invoquer sa filiation maternelle, mais non pas l’autre, car, aux yeux de la loi, il n’a pas de père, et personne n’exerce sur lui les droits de la patria potestas, qui était, bien plus que la parenté naturelle, le vrai lien de la famille.

La puissance paternelle est un fait primordial qui sort de la nature même et qui a régi l’époque dite patriarcale. Les Romains en avaient fait une institution politique. De là sa force chez ce peuple autoritaire, peuple de soldats, toujours menacé ou menaçant, qui fut contraint par les circonstances historiques de sa vie nationale à mettre la discipline en tout, dans la famille comme dans l’État.

Dans les unions légitimes, la puissance du père saisit l’enfant au sortir du sein maternel et elle va jusqu’au droit de vie et de mort. Le nouveau-né est étendu aux pieds de son juge. S’il est relevé, c’est-à-dire reconnu, il vivra ; s’il est laissé à terre, c’est que le père le rejette. Alors on l’emporte et on le dépose à quelque carrefour où il ne tarde pas à mourir, à moins qu’un marchand d’esclaves ne recueille le pauvre délaissé pour l’élever et le vendre un jour. Le père a des motifs lorsqu’il fait ainsi violence à la nature : d’abord les inquiétudes d’une paternité douteuse, comme celle de l’empereur Claude[10], qui fit jeter sa fille au coin d’une borne ; parfois aussi la gène, la pauvreté, une famille déjà nombreuse. Pourquoi laisser vivre des êtres qui ne connaîtront que le malheur ? disait le Chrémès de l’Heautontimorumenos[11]. La faiblesse de constitution, la difformité, entraînaient aussi la condamnation ; Rome ne voulait que de vigoureux soldats, de robustes cultivateurs ; et lorsqu’elle n’en demandait plus, l’usage fatal durait toujours : on le retrouve au second siècle de notre ère.

En l’absence du père de famille, le jugement est suspendu jusqu’à son retour : on nourrit provisoirement le nouveau-né. Quelquefois le père a donné son consentement avant de quitter ses pénates. Élève ce qui sera né en mon absence[12]. Sombre formule ! Ce qui sera né ! Comme on dirait des produits d’un troupeau. C’est qu’un fils était une chose utile : un travailleur pour la famille, un soldat pour la cité, une garantie pour la perpétuité de la race, un gage que le culte des aïeux ne s’éteindrait pas, que les sacra gentilitia ne manqueraient point de victimes. De là l’expression auctus filio, augmenté d’un fils.

Depuis la loi Papia Poppæa rendue par Auguste, la paternité fut encore un titre aux honneurs et aux profits. Tu as les droits d’un père, dit Juvénal ; c’est-à-dire, te voilà inscrit sur les registres du trésor public ; désormais tu peux hériter, recueillir toute espèce de legs, jouir même de la part réservée au fisc, dolce caducum ; ... si tu brigues une charge, tu seras préféré à tes compétiteurs ; magistrat, tu auras droit de préséance sur tes collègues (Sat., IX, 87).

La paternité, outre ses joies naturelles, a donc dans Rome et dans les provinces, partout où des citoyens se trouvent, des récompenses particulières, le jus triuim liberorum, dont jouissent ceux qui ont au moins trois enfants ou qui obtiennent, par privilège spécial du prince, d’être considérés comme s’ils les avaient. Trois enfants, même nés hors mariage[13], donnaient à la femme latine la cité romaine et par suite le droit aux distributions. C’était encourager la prostitution ; tuais les anciens n’avaient pas toujours nos délicatesses de sentiment, et les empereurs voulaient par tous les moyens recruter cette classe des hommes libres qui diminuait torts les jours.

La naissance d’un fils est une bonne fortune qu’on célèbre joyeusement, un jour heureux qu’il faut marquer avec la craie. Toute la maison prend un air de fête. La porte se couronne de guirlandes de fleurs et de feuillages. Voici, dit Plaute, le printemps qui arrive (Trucul., 345). La famille est-elle en deuil : elle quitte ses noirs vêtements ; la joie présente fait oublier la douleur passée. Les parents, les amis, accourent, et une table est dressée en l’honneur de Junon pour qu’elle rende promptement à la santé la nouvelle accouchée dont le sein est couvert de bandelettes brodées dans les temples.

Le huitième jour est le jour des purifications pour les filles ; pour les fils, c’est le neuvième. Cette solennité donne lieu à une réunion de famille suivie de repas. La plus âgée d’entre les parentes fait à haute voix des vœux pour le nouveau-né. C’est, dit Perse (Sat., II, 31-36), la grand-mère, la tante maternelle, ou quelque femme craignant les dieux, qui tire l’enfant de son berceau : d’abord avec le doigt du milieu elle frotte de salive le front et les lèvres humides du nouveau-né pour le purifier ; puis elle le frappe légèrement des deux mains, et déjà, dans ses vœux suppliants, elle envoie ce débile objet de ses espérances en possession des riches domaines de Licinius. Cette cérémonie terminée, le nom du purifié est inscrit sur le registre des actes publics[14].

Qu’il aille ou non dans les domaines de l’opulent Licinius, heureux ou malheureux, cet enfant conservera un respect religieux pour le jour de sa naissance, et en célébrera pieusement l’anniversaire[15]. Il invitera à cette fête périodique tous les membres de sa famille, et, entouré de cette couronne respectable, il présentera des offrandes aux dieux lares et à son génie. N’attends pas, dit douloureusement Ovide exilé (Trist., III, 13), qu’à mon jour natal une robe blanche couvre mes épaules, que l’autel soit orné de guirlandes de fleurs, que l’encens y brûle et que je fasse retentir les vœux et les prières. Ce jour-là point de victimes immolées : l’image de la mort ne doit pas assombrir le pur horizon du jour natal. Ceux à qui leur fortune ne permet pas de revêtir une robe blanche, en mettent une au moins qui sort de chez le foulon, et l’on dit d’un homme soigné dans sa toilette : il est vêtu comme au jour natal.

C’est aussi le jour des cadeaux. Les parents, les amis, se font des dons mutuels. Une négligence en cette occasion passe pour une impolitesse et peut amener une rupture. Demandez-le à Martial : le voilà brouillé avec Sextus pour un oubli de ce genre. Il n’a rien donné à son ami : celui-ci ne l’invite pas au festin. L’empereur fait comme les autres citoyens : il reçoit et donne ; et puisqu’il est le père de la patrie, l’anniversaire de sa naissance est une fête publique dans tout l’empire.

Dans les grandes maisons, on livrait le nouveau-né à une nourrice qui, à partir de ce jour, devenait une personne importante dans la famille et gardait jusqu’à sa dernière heure l’affection de celui qu’elle avait bercé. Pline, Dasumius, lèguent à leur nourrice une maisonnette, un champ, quelques esclaves avec le troupeau, les outils nécessaires à la ferme et un petit capital pour faire tout marcher ; Domitien donne à la sienne une villa sur la voie Latine. A son tour, la nourrice, le serviteur par excellence, est fidèle et dévouée jusque dans la mort. Quand tout s’écroule, quand les amis de la veille fuient dans l’épouvante, elle est là près du cadavre ensanglanté ; elle sauve des gémonies les restes de Néron ou du dernier Flavien, et elle les porte furtivement au tombeau des aïeux.

Toutes les matrones ne remettaient pas à une esclave, à une affranchie, le soin de nourrir leur enfant. Seize siècles avant Rousseau, Favorinus avait plaidé l’obligation de l’allaitement par la mère, et des inscriptions montrent que le philosophe ancien avait, comme le philosophe moderne, gagné au moins quelques femmes au grand devoir maternel[16].

Cependant l’enfant grandit. On lui donne de bons maures, et l’on tâche de ne pas lui donner de trop mauvais exemples. C’est un satirique romain, Juvénal, qui a écrit ces mots, règle suprême de l’éducation : Maxima debetur puero reverentia. Il faut respecter l’enfant, et que, dans les lieux qu’il habite, rien de honteux ne se voie ou ne s’entende (Sat., XIV, 47). Nous pensons qu’il se trouve dans un berceau d’enfant une douce et bienfaisante influence pour ramener la concorde dans uni ménage troublé ou pour en chasser les habitudes mauvaises, et nous aimions à croire que cette pensée était d’hier : elle est de ce censeur farouche, et elle était dans le cœur de beaucoup de ses contemporains : Si tu prépares quelque projet coupable, la vue de ton fils t’arrêtera[17]. L’éducation était généralement virile, avec moins de ces tendresses efféminées qui de nos jours font si souvent de l’enfant un tyran domestique[18]. La discipline de la maison préparait à la discipline de la cité, et le respect pour le père menait au respect pour le magistrat et la loi.

Vers quinze où seize ans arrive la puberté[19] ; l’enfant dépose la prétexte, suspend sa bulle d’or ou de cuir au cou de ses dieux lares, et dit adieu aux amusements juvéniles, au jeu de noix, au sabot, à la balançoire, au trochi4s, au bâton qui lui a servi dix ans de monture : il vient de prendre la robe virile, qui le fait citoyen. De ce jour Properce, Ovide, Perse, Sénèque, datent leur existence. Ils ont commencé alors à être hommes, à marcher librement et la tête haute ; ils ont pu lever les yeux partout, même au quartier de Suburre. Ils sont arrivés à ce carrefour de la vie, dont parle le disciple de Cornutus[20], où toutes les routes se présentent pleines de séductions et de promesses ; ils s’y sont arrêtés un instant, et ils ont choisi. Cette transformation a laissé en eux une impression durable, et, plus tard, beaucoup font vers cette époque de joyeux ou de mélancoliques retours.

La prise de la toge virile a lieu, chaque année, le 16 des calendes de mars, au moment des Liberalia, ou fêtes de Bacchus, le dieu toujours jeune, et dont le nom est Liber[21]. Au prestige de la religion se joint la gravité imposante de la réunion de tous les membres de la famille. Pour se le rendre propice, le jeune homme a passé la dernière nuit de son enfance couvert, comme la jeune fiancée la veille des noces, d’une étoffe blanche et de réseaux couleur de safran. Ne sont-ce pas aussi des fiançailles qui vont s’accomplir : l’indissoluble union du nouveau citoyen avec la cité ?

Au matin, la famille entière se réunit ; le père ou le plus proche parent remet à l’adolescent la toge qu’on appelle pure, parce qu’elle est blanche et sans la bordure de pourpre que porte la prétexte ; libre, parce qu’elle soustrait à la contrainte de l’éducation première ; virile, parce qu’elle fait homme et citoyen. Cette robe est revêtue en présence des dieux domestiques, que l’on invoque : Ante deos libera sumpta toga, dit Properce[22]. Puis tous montent au Capitole pour y sacrifier aux dieux de Rome. De là le nouveau citoyen, rayonnant de bonheur, revient avec tout son cortége à la place publique, comme pour y prendre possession de ses droits. Tu n’as pas oublié, écrit Sénèque à Lucilius (Ep., 4, init.), quelle a été ta joie lorsque, ayant déposé la prétexte, tu as pris la toge virile et que tu as été conduit au Forum. Ainsi l’acte le plus solennel dans la vie d’un jeune Romain n’est pas, comme chez nous, une cérémonie seulement religieuse : c’est une fête civique. Les dieux sont au second plan, la cité au premier, car c’est elle dont l’idée domine toute la solennité. Aussi ne faudra-t-il pas s’étonner tout à l’heure de trouver cette cité si forte.

Cependant un des traits essentiels de la fête était l’offrande à Bacchus d’un gâteau de miel, le seul présent qu’il reçoive. A Rome, au jour des Liberalia, les rues sont pleines de vieilles femmes couronnées de lierre qui vendent ces gâteaux sacrés qu’elles-mêmes, prêtresses agréables à Bacchus, ont eu soin de préparer. Pourquoi des gâteaux de miel ? se demande Ovide, qui méconnaît le sens des vieilles cérémonies symboliques. Parce que le miel a été trouvé par Bacchus. Pourquoi préparés par des femmes ? Parce qu’il conduit avec son thyrse les chœurs des nymphes. Pourquoi de vieilles femmes ? Parce que la vieillesse est amie des présents de la grappe pesante. Pourquoi couronnées de lierre ? Parce que cette plante protégea Bacchus contre les recherches d’une cruelle marâtre[23]. Chaque famille achète de ces gâteaux sacrés, et le jeune homme en porte lui-même plusieurs sur l’autel du dieu qui a donné aux hommes le miel et la vigne. Pour l’honorer mieux encore, la fête se termine par de longs festins où les coupes ne demeurent pas oisives. Au lendemain, les affaires sérieuses. Hier, c’était l’enfance et les jeux ; demain, ce sera la vie active et responsable. Demain, en effet, l’enfant devenu homme va commencer sa nouvelle existence ; pauvre, il apprendra un métier ; riche, il s’attachera à un jurisconsulte ou ira auprès d’un gouverneur de province faire l’apprentissage des armes et de l’administration. S’il est de la race sénatoriale ou équestre, il pourra même, à Rome et dans son municipe, assister aux délibérations de la curie pour s’initier aux affaires de l’État et de la cité.

Le voilà donc citoyen : il vote aux comices, il arrive aux charges ; il est préteur, consul, pontife, mais il reste fils : rien n’a effacé ce que Tite Live nomme la majesté paternelle. Libre selon le droit public, il ne l’est pas selon le droit privé. Quels que soient leur âge et leurs dignités, les enfants demeurent sous la puissance du père, qui, maître d’eux comme il l’est de ses esclaves, et de ses autres biens, peut briser même leurs plus chères affections et jusqu’à la nouvelle famille qu’ils ont formée. Si, en mariant sa fille, le père ne l’a pas émancipée ou fait passer sous l’autorité de l’époux, il peut rompre à son gré l’union qu’il avait d’abord consentie[24]. La paternité romaine était un droit de propriété tout autant qu’une magistrature domestique.

La puissance paternelle durait jusqu’à la mort de celui qui en était investi et s’étendait à tous les descendants en ligne directe. Le droit de vie et de mort que le père avait sur ses enfants à leur naissance, il le gardait sur eux, mêmes adultes, mêmes magistrats. En cas de crime, il pouvait juger, à l’exclusion des tribunaux publics, et la sévérité des mœurs garantissait la punition du coupable, en même temps que les sentiments de la nature empêchaient l’abus. Sous auguste, un père prononce contre son fils une sentence d’exil[25], et un autre condamne le sien à périr par les verges ; un troisième, au temps d’Hadrien, se fait lui-même l’exécuteur. Ainsi l’ancien droit subsiste jusque sous les Antonins ; mais déjà les mœurs y répugnent, et la législation suit les mœurs. Le peuple avait voulu venger le premier de ces meurtres en tuant le meurtrier : ce n’était qu’une émeute ; pour le second, le prince intervint et condamna le père à la déportation. D’après un fragment d’Ulpien, le père, au troisième siècle, n’avait plus que le droit de traîner son fils devant le juge public[26]. S’il refusait injustement ou négligeait de le marier, une loi Julienne autorisait le magistrat à l’y contraindre[27], et un rescrit d’Antonin l’empêcha de briser la famille nouvelle en lui retirant le droit de forcer le fils à répudier sa femme[28]. Enfin Trajan obligea celui qui maltraitait son enfant à l’émanciper[29]. Cependant le droit de correction subsista toujours, et l’enfant soumis à la puissance paternelle n’obtint jamais l’action d’injures contre son père.

Si le père avait eu le droit de tuer, à plus forte raison avait-il eu celui de vendre ; pour les fils, la puissance paternelle n’était épuisée que par trois ventes successives ; pour les filles, une seule suffisait. Toutefois le père qui avait consenti au mariage de son fils était regardé comme n’ayant plus ce pouvoir sur lui. Ce droit, sous l’empire, ne put être exercé qu’en cas de nécessité absolue, comme un moyen, par exemple, d’éviter l’exposition de l’enfant.

Mais cette nécessité se présentait souvent. Le nombre des esclaves était toujours considérable, et leur recrutement n’avait pas lieu seulement aux dépens des Barbares, par la traite ou par les prisonniers de guerre : l’empire en fournissait un grand nombre. On lit dans les auteurs et sur les monuments les noms de quantité d’affranchis d’origine grecque ou asiatique, dont la plupart devaient avoir été des, enfants de condition libre enlevés dans leur jeunesse par les pirates et les brigands, ou vendus par des parents dans la misère[30]. Ce marché n’était pas alors si odieux qu’il nous semble. Grâce à l’adoucissement des mœurs, beaucoup d’esclaves avaient une existence qui ne différait guère de celle de nos domestiques ; une foule d’entre eux retrouvaient la liberté et beaucoup y joignaient la fortune : les affranchis encombraient toutes les carrières[31]. La vente d’un enfant pouvait donc être, pour sa famille et pour lui, un calcul heureux qui, ne faisant pas une trop grande violence aux sentiments de la nature, devait être fréquent même en Italie. La grande institution alimentaire des Antonins en fournit la preuve, puisqu’elle avait pour but d’empêcher les parents pauvres de vendre leurs enfants.

Comme instrument d’acquisition, l’enfant en puissance était assimilé à l’esclave : il acquérait pour son père et ne pouvait rien avoir en propre. Seulement, lorsqu’il vivait à part et exerçait un métier différent, le père lui abandonnait ordinairement un pécule dont le fils avait la libre disposition sans en avoir la propriété. Aussi ne pouvait-il, à moins d’autorisation paternelle, l’aliéner à titre gratuit, et en aucun cas il n’en disposait par testament.

Le fils arriva cependant à la propriété réelle au moyen du pécule gagné à l’armée (peculium castrense), dont il put disposer par testament, même entre-vifs ; et le droit du père ne s’exerça, à la mort du fils, qu’à défaut de semblables dispositions. Plus tard on appliqua les mêmes règles au pécule gagné dans les fonctions publiques (peculium quasi castrense). Enfin, par une dérogation grave au droit absolu du père sur son bien, le fils put faire casser le testament paternel pour oubli des devoirs d’affection, ce qui donnait ouverture à la succession ab intestat, où le fils retrouvait ses droits[32].

Quant aux obligations, les dettes du fils restaient à sa charge ; seulement l’action était suspendue de fait jusqu’à ce qu’il eût quelque bien en propre. Cette règle ne souffrait d’exception que pour le prêt d’argent. Sous Claude, une loi annula les prêts faits au fils de famille sans le consentement du père. Celui-ci ne pouvait même faire une donation à son fils ; cependant elle devenait valable, si, à sa mort, il ne la révoquait pas.

Les délits du fils de famille l’obligeaient personnellement envers les tiers qu’il avait lésés. Ceux-ci avaient le choix d’agir contre lui, lorsqu’il avait un pécule, ou d’exercer contre le père l’action noxale, qui le forçait à livrer le coupable. La noxæ deditio se faisait alors sous la forme d’une mancipation ; mais, quand la personne lésée se trouvait indemnisée par le travail du noxæ dati, ce dernier pouvait demander au préteur sa libération.

Les familles romaines conservaient comme un dépôt sacré leur nom, leurs sacrifices domestiques et leurs traditions ; chaque génération transmettait ce legs pieux à la génération suivante : aussi, les enfants venaient-ils à manquer, la loi autorisait le chef de famille à prendre un fils d’adoption, préférable, selon l’empereur Hadrien, au fils né du mariage, parce que l’un est librement choisi, tandis que c’est le hasard qui donne l’autre.

Ce pouvoir dérivait naturellement de la patria potestas, qui était le principe de la législation civile. Il eût été, en effet, illogique de refuser au père, maître de la fortune, de la liberté, de la vie même de son fils, le droit d’accorder à un étranger une place, à côté de ses enfants, au foyer domestique. Mais, sous l’influence d’idées religieuses qui, dans les premiers siècles, avaient une grande force, l’ancienne société romaine tenait à la pureté du sang et n’aimait pas le mélange des races : aussi la loi avait-elle renfermé d’abord ce droit dans les limites étroites que Cicéron nous révèle[33]. Cependant l’adoption même qu’il combat, celle de Clodius, patricien et sénateur, adopté par un plébéien qui aurait pu être son fils, prouve que les antiques prescriptions n’étaient déjà plus observées, et il en reste bien peu dans le nouveau droit. Depuis la loi Canuleia les motifs religieux, quæ ratio generum ac dignitatis, quæ sacrorum, avaient peu à peu fait place à de simples considérations d’équité et de convenance[34]. Ulpien reconnaît même qu’un citoyen peut adopter, par la forme solennelle de l’adrogation, plusieurs personnes, quand il a, pour le faire, de justes motifs : expression bien large qui devait laisser à l’adoptant une liberté dont on voit des empereurs donner l’exemple[35].

Le fils adoptif succédait au nom, aux sacrifices domestiques, et avait, relativement à l’hérédité paternelle, tous les droits d’un héritier sien. Il ne s’alliait pas à la famille entière, mais au chef seul et à ceux qui lui tenaient par le lien de l’agnation : la fille de l’adoptant, par exemple, devient la sœur du nouveau fils et ne peut se marier avec lui.

Il y avait deux sortes d’adoptions : l’adoption proprement dite et l’adrogation. La première forme était employée pour les enfants tenus sous la puissance paternelle, alieni juris ; la seconde, pour les citoyens maîtres d’eux-mêmes, sui juris. Dans le premier cas, le contrat, conclu à l’amiable entre le père naturel et le père adoptif, devait se réaliser en présence de l’enfant, qui pouvait exprimer un sentiment contraire. Le père seul avait le droit de faire passer son fils, avec le consentement tacite ou verbal de celui-ci, dans une famille étrangère ; mais la puissance d’un tuteur ne s’étendait pas jusque-là. Du reste, l’adoption n’était pas irrévocable : le fils dont le père se trouvait dans la suite privé d’héritier pouvait rentrer, par une nouvelle adoption, dans sa famille naturelle.

Lorsque deux chefs de famille s’étaient accordés sur les conditions d’une adoption, ils se rendaient, s’ils étaient à Rome, chez le préteur urbain ; en province, devant les duumvirs ou le gouverneur. On faisait venir le libripens, sorte d’officier public chargé de présider à la conclusion de tout contrat de vente : il arrivait, portant sa balance, escorté de plusieurs scribes. Le futur père adoptif annonçait son intention et le nom qu’il voulait donner à l’adopté. Le père naturel déclarait y consentir et céder ses droits sur son fils à la partie contractante. L’enfant était acheté fictivement par son nouveau père, qui frappait sur la balance et donnait un as comme prix de ce qui lui était vendu. Aussitôt acheté, le fils était émancipé et tombait, par cela même, sous la puissance paternelle. La vente recommençait jusqu’à trois fois, afin que le père perdît tous ses droits sur lui. Alors avait lieu l’in jure cessio, procès fictif servant à conclure beaucoup d’actes civils et qui était une revendication de propriété. Dans l’espèce, la propriété transmise était la patria potestas. L’acte, dressé par les scribes, inscrit sur les registres publics, était signé par cinq témoins parvenus à l’âge de puberté. Ces formalités remplies, l’enfant faisait partie d’une nouvelle famille.

La cérémonie de l’adrogation consistait à demander le consentement du peuple réuni en comices, sous la’ présidence d’un membre du collège des pontifes, qui devait s’enquérir, entre autres choses, de la moralité de l’adoption[36]. Les femmes, n’ayant pas le droit d’assister aux comices, ne pouvaient être adoptées dans cette forme. Quant au peuple, il était représenté par quelques oisifs et des curieux qui se rendaient à cette solennité, dont les publications avaient été affichées trois nundines à l’avance, c’est-à-dire durant au moins vingt-sept jours.

L’adrogé a quelquefois des enfants en sa puissance ; eux et ses biens passent avec lui au pouvoir du père adoptif, qui se trouve du même coup père et grand-père. On s’assure que le futur adopté est plus jeune de dix-huit ans au moins, pour que la fiction de la paternité soit possible, et les deux contractants affirment solennellement qu’ils veulent : l’un prendre les droits du père, l’autre accepter les devoirs du fils. Alors le pontife : Consentez-vous, Romains, à ce que le contrat soit ratifié ? Le peuple répond par la bouche de ses trente licteurs, et l’adoption est consommée. Encore une famille qui ne s’éteindra pas et des dieux pénates qui ne manqueront pas de sacrifices. Auguste adopta les deux fils d’Agrippa per assem et libram[37], et Tibère par une loi curiate[38].

Cette loi curiate, anciennement nécessaire pour constituer la nouvelle famille, fut, sous l’empire, remplacée par un rescrit impérial, de sorte que l’adrogation, impraticable pour les femmes lorsqu’on la prononçait aux comices, devint possible dés qu’il suffit d’une lettre du prince. Il leur était également interdit d’adopter ou d’adroger, puisqu’elles n’avaient pas la puissance paternelle ; mais, par un adoucissement délicat de la loi, les empereurs leur permirent d’adopter un enfant, pour les consoler de ceux qu’elles avaient perdus[39].

L’adrogation faisant passer un citoyen en pleine possession de ses droits, sui juris, avec ses biens et toutes les personnes soumises à sa potestas, sous la puissance d’un autre, il devenait alieni juris. Ce changement d’état constituait la minima capitis deminutio ; car il entraînait la perte des droits d’agnation et de succession ab intestat ; il faisait cesser le patronat, l’usufruit, et éteignait les dettes. Pourquoi ? Sans doute parce que les jurisconsultes romains, avec la rigueur implacable de leur logique, regardaient le changement de famille comme une sorte de régénération produisant une personne nouvelle, une nouvelle existence. Cependant, à la longue, l’équité se faisant place en cette question comme dans les autres, celui qui avait subi cette diminution d’état recouvra quelques-uns des droits que l’ancienne législation lui refusait, et son créancier des gages qu’il put saisir[40].

La puissance paternelle qui résultait des justes noces et des deux modes d’adoption ci-dessus indiqués s’acquérait aussi sur les enfants naturels par la légitimation du concubinat[41]. Elle subsistait jusqu’au dernier jour de la vie du père, mais se perdait quand le fils passait sous la puissance d’un tiers, lorsqu’il était émancipé et que le père ou l’enfant cessait d’être citoyen : car la puissance paternelle, dérivant d’un droit particulier aux Romains, jus civile, ne pouvait les suivre sous un droit étranger, jus gentium, lors même qu’elle existait dans la législation nationale de certains peuples, comme en Gaule et chez les Galates[42]. Enfin, en droit public et comme citoyen, le fils était parfaitement indépendant du père : il votait, servait à l’armée, exerçait une charge, même une tutelle, en pleine liberté, et, à moins d’exhérédation testamentaire, il avait droit à la succession paternelle[43].

On voit que la famille romaine faisait tout à la fois la part de la résistance et celle du mouvement. Par l’autorité civile du père, elle était une force de conservation ; mais la liberté politique du fils l’empêchait d’être une force aveugle de résistance.

 

 

II. — L’ÉPOUX, L’ÉPOUSE ET LA PARENTÉ.

La condition du fils fera maintenant comprendre celle de la mère. Je me plains de ma pauvreté, s’écrie tristement l’avare de Plaute ; me voilà avec une grande fille sur les bras, sans dot, et je ne puis la placer à personne[44]. Cette lamentation, on l’entend fréquemment à Rome : l’argent y décide beaucoup d’unions, tout comme dans les sociétés où l’on parle le plus de sentiment. Horace s’en fâche ; il se plaint que la reine Richesse[45], lorsqu’elle donne une épouse bien dotée, paraisse donner du même coup la beauté, la noblesse, des amis et la foi conjugale. Saint Jérôme use de la liberté évangélique pour peindre avec plus d’énergie ces mariages de convention. On n’achète, dit-il, un cheval, un âne, un bœuf, qu’après mûr examen de leurs qualités et de leurs défauts : pour une femme, on la prend les yeux fermés. Est-elle violente, folle, disgracieuse, fétide, qu’importe tout cela, on le saura après les noces[46]. Par contre, et c’est encore notre histoire, une fille sans fortune peut demeurer longtemps dans la maison paternelle, à moins que sa beauté ne frappe quelque jeune homme désintéressé. Cela est rare, mais non sans exemple : aussi Vénus est fort honorée par les mères anxieuses[47]. Du plus loin qu’elles aperçoivent son temple, elles lui adressent de suppliantes prières, afin qu’elle envoie à leurs filles les charmes qui séduisent, et elles s’ingénient de mille manières pour aider la déesse à embellir leur enfant. Voyez les mères, dit Chœrea, elles sont tout occupées à baisser les épaules de leurs filles, à leur serrer la poitrine pour les rendre élancées. En est-il une qui tourne à l’embonpoint, aussitôt la mère de s’écrier : C’est un athlète ! Et elle lui retranche les vivres jusqu’à ce qu’elle l’ait rendue, en dépit de son tempérament, mince comme un fuseau[48]. Mais toutes ne sont pas, comme celle-là, des mères de comédie. Il en est, et c’est le plus grand nombre, qui apprennent à leur fille à filer la laine et à tisser des vêtements. La jeune fille de bonne maison étudie, à l’école publique ou sous des maîtres particuliers, les deux littératures grecque et latine, surtout par la lecture des poètes, exercice dangereux qu’un maître trop jeune rend parfois encore plus redoutable[49]. On lui enseigne aussi la musique, le chant, la danse, et ces talents, dit Stace, font trouver un mari[50].

Cependant l’époux tardant à venir, tous les amis de la maison sont mis en campagne, avec cette phrase vieille comme le monde et qui durera autant que lui : Trouvez-moi donc un mari pour ma fille. Et pourtant cette fille touche a peine à sa treizième année ; mais, comme les institutions romaines autorisent le mariage à douze ans révolus, les inquiétudes maternelles se sont éveillées dès le terme légal. Enfin un époux se présente, qui n’est ni parent au degré prohibé ni étranger, deux obstacles péremptoires, bien que le premier n’ait pas empêché l’union de Claude avec sa nièce Agrippine[51] : le sénatus-consulte fait pour ce prince a même gardé force de loi.

Du reste, que l’étranger se fasse donner les droits de cité romaine, il rentre dans les conditions communes : Justæ sunt nuptiæ quas cives Romani contrahunt[52]. Mais notre futur n’est ni trop proche parent ni étranger, en outre, il est épris de la jeune fille ou de sa fortune. Je vous accorde ma chère fille, dit le père, et puisse cela être heureux pour moi, pour vous et pour elle. Ces mots n’ont encore que la valeur d’une promesse révocable ; l’engagement devient légal seulement après la cérémonie des fiançailles.

L’heure regardée comme la plus favorable est la première ou la seconde heure du jour, six ou sept heures du matin. La famille, les amis, se sont assemblés dès le lever de l’aurore dans la maison paternelle, et, en leur présence, le futur renouvelle sa demande au père, qui accorde son consentement. Donné par-devant de nombreux témoins, ce consentement a force d’acte, et le futur qui voudrait se dédire ensuite pourrait être poursuivi par les parents de la jeune fille[53]. Toutefois on dresse le plus souvent un contrat, que signent les assistants. Dès lors l’union est assurée, et l’on se sert déjà des noms de gendre et de beau-père. En effet, toutes les parties intéressées ont consenti : on a demandé à la jeune fille si elle ne mettait point empêchement au contrat, et son silence a été regardé comme un assentiment[54]. Les deux futurs époux sont fiancés. Comme gage d’amour et de fidélité, le jeune homme offre à la jeune fille un anneau de fer sans ornement ni pierreries, symbole de l’austérité du lien conjugal. La fiancée le passe à l’avant-dernier doigt de la main gauche, que l’on assure correspondre directement avec le cœur[55].

Le contrat préalable signé et les conventions provisoires établies, on fixe le jour du mariage. L’intervalle entre les fiançailles et les noces est ordinairement assez long ; d’ailleurs tous les temps ne sont pas propices. Ainsi le mois de mai est fatal à cause des Lémurales. Ce sont des jours, dit Ovide[56], où ni la veuve ni la vierge ne peuvent allumer le flambeau d’hyménée ; celle qui alors se maria ne survécut jamais longtemps. Et le peuple a un proverbe à ce sujet : Les mauvaises femmes seules se marient au mois de mai. Le mois de juin, au contraire, est heureux, mais seulement à partir des ides, c’est-à-dire du 13 ; les douze premiers jours sont funestes. Ovide l’assure[57] : il le tient de la femme même du flamen dialis : Il faut attendre que le Tibre ait emporté dans la mer toutes les immondices du temple de Vesta. Or il paraît que le Tibre attend lui-même jusqu’au 13 juin pour accomplir ce travail. Les calendes de juillet, jours fériés où il n’est permis de faire violence à personne, ne sont pas moins dangereuses pour les unions. Les veuves seules peuvent se marier à cette époque, car elles savent ce qu’elles font et sont censées ne pas subir de violence. Les lendemains des calendes, des nones et des ides sont encore des jours de mauvaise chance : tædis aliena tempora[58].

Avant les noces, on a soin d’offrir des sacrifices à Junon, à Vénus et aux Grâces. Le père apporte des présents à sa fille[59], et ses amis l’aident à bien faire les choses : Pline envoya ainsi 50.000 sesterces à Quintilien[60] ; mais la libéralité du futur époux est enchaînée par une loi née de l’usage, qui ne veut pas que la pureté de l’affection conjugale soit altérée par un mélange d’intérêt : une femme doit aimer son mari pour lui-même.

La veille du mariage on dresse le contrat définitif[61] ; la dot, les échéances de payement, y sont consignées. Généralement, dans une bonne maison, la fille reçoit un million de sesterces, dot que n’accepterait pas un de nos quarts d’agent de change. C’est la somme que donne Auguste à Hortalus pour qu’il prenne femme, Messaline à Silius pour qu’il l’épouse. Il est vrai que celle-ci apportait en espérance l’empire ou la mort[62].

Dans les anciens temps, la future allait, la nuit qui précédait les noces, conduite par quelque parente âgée, prendre les auspices dans le temple voisin, pour se concilier les bonnes grâces des dieux Pilumnus et Picumnus. Par la suite les devins, intéressés à ne pas laisser tomber cet usage profitable, vinrent eux-mêmes au matin apporter les auspices. La jeune fille couche cette dernière nuit dans son lit virginal, vêtue d’une tunique blanche et de réseaux couleur de safran.

Lorsque le contrat de mariage ou instrument dotal a été accepté, que le consentement des époux et de ceux dont ils dépendent a été donné, le mariage est légalement conclu ; aucune autorité civile ou religieuse n’y intervient, excepté dans le mariage patricien, le grand pontife et le flamine dial consacrent par un sacrifice. Les pompes, les cérémonies qui l’accompagnent, ne sont point nécessaires à sa validité.

De par la loi, la femme a reconnu dans son époux un maître ; elle est en sa puissance et elle y vient de trois manières : par l’usage, la coemption et la confarréation.

L’usage est la possession prolongée qui conduit à l’acquisition d’un droit, usucapio. Lorsqu’une femme a passé une année entière dans la maison d’un homme, elle tombe sous la puissance de cet homme ; son père mène ne peut la l’aire sortir de la demeure devenue conjugale : il y a prescription. Toutefois la prescription est interrompue, si dans l’année la femme a passé trois nuits hors du domicile commun. A l’époque où le divorce était interdit à la femme, tandis que le droit de répudiation était reconnu à l’homme, la femme, en évitant par la trinoctium usurpatio de tomber sous la puissance du mari, se donnait en fait la liberté que le droit attribuait exclusivement à l’époux, car elle pouvait alors se faire réclamer par son père ou par son tuteur. Mais l’usus disparut de bonne heure et n’était déjà plus qu’un souvenir au temps de Gaius (Inst., I, 111), c’est-à-dire au second siècle de notre ère.

Tous les mariages se contractaient alors par la cœmptio, vente simulée que deux époux se faisaient l’un à l’autre de leur personne, et cette vente s’accomplissait avec les cérémonies ordinaires de la mancipation. La femme vient au Forum, élevant le préteur ou le duumvir. Elle a trois as : l’un, qu’elle remet au libripens ; le second, qu’elle dépose dans un simulacre de maison ; le troisième, qui est placé dans sa chaussure. Avec le premier elle achète son mari ; avec le second, le droit d’entrer dans sa nouvelle demeure ; avec le dernier, les dieux pénates et la participation au culte religieux de la famille dont elle va faire partie.

Le dialogue suivant s’engage : Femme, veux-tu être ma mère de famille ?Je le veux. — Homme, veux-tu être mon père de famille ?Je le veux. Ces formules prononcées, la cérémonie est terminée, et l’effet n’en pourra être annulé que par la remancipatio.

Le mariage par la confarreatio exigeait seul des cérémonies religieuses et mettait la femme dans l’absolue puissance du mari, in manu. Il s’accomplissait en présence de dix témoins, représentant sans doute les dix curies d’une ancienne tribu, par les mains du souverain pontife ou du flamine de Jupiter, avec des formules et des paroles solennelles : c’est l’hymen selon les lois sacrées[63]. On offrait un sacrifice où l’on présentait un gâteau fait de l’espèce de blé nommée far, et, si cette cérémonie très longue était interrompue par un coup de tonnerre, force était de la recommencer, comme on faisait pour les comices du peuple. On ne devenait flamine de Jupiter, de Mars ou de Quirinus, qu’à la condition d’être né ex confarreatis nuptiis. Les prêtres eux-mêmes devaient se marier ainsi ; de sorte que le vieux mariage patricien subsista autant que la vieille religion, mais, comme elle, aussi pauvrement. Sous Tibère, on trouva à grand-peine trois patriciens remplissant la condition requise pour être flamine de Jupiter[64]. L’union par confarréation ne pouvait être détruite que par le sacrifice de la diffarréation.

Le jour des noces est un jour de joie pour Pilumnus et Picumnus : celui-ci, le roi des génies, le génie xατ’ έξοχήν, le Pluton des mânes, comme on l’appelle, le protecteur des unions pieuses ; Pilumnus, le défenseur des maris. On leur envoie des vieux et on leur dresse des lits. Les divinités ennemies du mariage sont aussi par crainte comblées d’honneurs : on s’efforce de désarmer leur courroux. Cérès, Apollon et Bacchus, irrités chacun pour des motifs différents contre le dieu Hymen, voient leurs autels fumer tout le jour. On leur offre le vin et le miel dans des vases purifiés dès la veille. Le génie de la maison prend part à la fête ; même le sordide Euclion, lorsqu’il marie sa fille, se résigne à acheter un peu d’encens et des couronnes de heurs pour le génie domestique[65]. La porte de la demeure nuptiale est parée de tentures blanches sur lesquelles courent des guirlandes de fleurs et de feuillage ; à l’intérieur, on découvre les images des aïeux et l’on allume les torches pour illuminer la maison. Dans les cérémonies tout est symbolique : ainsi on jette le fiel de la victime loin de l’autel, pour montrer qu’il ne doit y avoir que douceur dans l’union conjugale. Le costume de la mariée est une véritable allégorie. Ce voile rouge orangé, ce flammeum couleur de safran[66] qui couvre sa tête et ne laisse voir que son visage, c’est l’ornement habituel de la femme du flamine, à laquelle est interdit le divorce ; la tunique blanche représente la virginité ; la coiffure, élevée en forme de tour, à peu près semblable à celle des vestales, avec un javelot qui la traverse, indique que la femme se soumet à son mari ; la couronne de verveine est le symbole de la fécondité, et la ceinture de laine qui entoure sa taille témoigne de sa chaste pudeur.

Ainsi parée, la mariée est placée sur un siège que recouvre la peau d’une brebis immolée dans un sacrifice ; son mari s’assoit à côté d’elle sur un siège semblable ; tous deux ont la tête voilée. Après avoir offert le lait et le vin miellé aux dieux, le grand pontife fait manger aux époux le gâteau sacré (far), leur unit les mains, confiant la femme à la bonne foi de son mari, qui sera pour elle un ami, un tuteur, un père.

Le moment où l’étoile de Vénus apparaît au ciel est le signal du départ pour le domicile conjugal. Avant que la jeune femme quitte la maison qui abrita son enfance, le père prend les auspices, puis la livre (traditio) à ceux qui vont être sa nouvelle famille, car lui seul peut rompre le lien qui attachait sa fille au foyer des aïeux, sous la protection des pénates domestiques. Cependant, on feint de l’arracher du seuil paternel, en commémoration de l’enlèvement des Sabines. Des enfants d’origine patricienne et qui ont encore leurs parents l’escortent, deux la tenant par la main, le troisième marchant devant elle et chassant les maléfices avec une torche d’épine blanche. Deux autres la suivent, portant une quenouille, un fuseau et, dans une corbeille d’osier, tous les instruments du travail féminin. Quatre femmes mariées, une torche en bois de pin à la main, font partie du cortége ; à la lueur de ces flambeaux, la mariée gagne sa nouvelle demeure. Tant que dure la marche, les jeunes gens s’efforcent d’égayer la cérémonie par des plaisanteries qui font parfois monter la rougeur au front et les larmes dans les yeux de la jeune mariée.

Lorsqu’elle arrive à la maison conjugale, le mari, placé sur le seuil, lui demande qui elle est, et elle : Où tu seras Caïus, là je serai Caïa. On lui présente l’eau lustrale et une torche allumée : elle jette sur elle-même quelques gouttes de cette eau, sorte de purification, et elle touche à la torche, qu’on se hâte de mettre en lieu sûr, de peur que de méchantes gens ne s’en servent pour des maléfices. Avant d’entrer, elle frotte d’un peu de graisse de porc les jambages de la porte, afin d’écarter les charmes funestes[67]. Ses compagnes la soulèvent alors dans leurs bras, pour qu’elle ne touche pas du pied le seuil consacré à Vesta, la déesse vierge, et le mari jette aux enfants quelques noix, en signe qu’il renonce à leurs jeux. La jeune fille avait déjà dit adieu à ses années virginales, en consacrant ses poupées et ses jouets aux divinités qui avaient protégé son enfance[68]. Autour du foyer sont les images des aïeux et celles des dieux de la maison. Les époux y font un sacrifice et rompent, pour le manger ensemble, le gâteau de fleur de farine, far. Dès lors la femme est associée au culte domestique de son mari ; suivant la belle expression du jurisconsulte romain, elle entre en participation avec lui de toutes les choses divines et humaines. Les dieux et les morts de l’époux deviennent les dieux et les ancêtres vénérés de l’épouse.

Assise ensuite sur une toison de laine, qui lui rappelle qu’elle doit se servir de la quenouille et du fuseau, la mariée reçoit une clef, symbole du gouvernement domestique, qui va devenir son partage, et l’époux, payant d’avance le Morgengabe, lui remet sur un plat d’argent quelques pièces d’or[69], don plus délicat que la brutale offrande du Germain au lendemain des noces. La famille entière assiste au souper, qui se termine par une distribution aux convives de mustaceæ, gâteaux pétris au vin doux et cuits avec des feuilles de laurier, qu’ils emportent chez eux comme souvenir de la noce.

Quelques femmes âgées conduisent enfin la mariée au lit nuptial, qu’entourent six statues ou images de dieux et de déesses. Le lendemain est encore un jour de fête. Un repas réunit de nouveau toute la famille, après quoi l’on abandonne les époux aux hasards de la vie intérieure. Seront-ils heureux ? On l’espère, mais le croire par avance serait s’aventurer beaucoup pour qui a entrevu l’intérieur de certaines familles, à Rome, entre le temps des Gracques et celui de Vespasien.

Le lendemain des noces, la nouvelle épousée saisit le gouvernement de la maison[70] ; tous, à l’exemple de l’époux, la nomment déjà domina, la maîtresse, et un sacrifice qu’elle offre aux dieux lares consacre cette prise de possession du pouvoir domestique. A partir de ce moment, elle distribue le travail aux esclaves et en surveille l’exécution, sans faire elle-même œuvre servile, à moins que la famille ne soit si pauvre, qu’elle ne puisse avoir un esclave ; plus tard elle dirigera l’éducation des enfants. Après les soins donnés au ménage, elle s’assoit dans l’atrium, au milieu des images des aïeux, file la laine, comme la royale Lucrèce, ou y reçoit ses parents et les amis de son époux. Sort-elle : les mœurs publiques protégent la jeune fille d’hier devenue la matrone romaine. On lui cède le haut du pavé ; le consul même se range pour lui faire place. Un propos, un geste trop libre en sa présence, est une offense que la loi punit, et ces coutumes de respect sont si anciennes, qu’on en fait remonter l’origine à Romulus[71].

Cette femme si respectée est cependant tenue par la loi dans une étroite dépendance. Si elle a contracté le mariage qui donne sur elle à l’époux la manus, elle est considérée comme la fille de son mari, comme la sœur de ses enfants, et tous les liens avec son ancienne famille sont rompus, afin que la discipline de la famille nouvelle en soit mieux affermie. L’époux a sur elle le droit de correction le plus étendu. Dans les circonstances graves, il doit prendre l’avis des parents, à moins qu’il ne s’agisse d’un flagrant délit d’adultère, auquel cas il peut la tuer. S’il n’a pas la manus, il se contente de la répudier : c’est alors au père ou aux parents de la punir[72]. Ces tribunaux de famille, qui connaissaient même du meurtre commis par la femme sur son mari, étaient encore en usage sous les empereurs[73]. On a vu qu’Antonin mettait des conditions à l’exercice par le mari du droit de punir l’adultère de sa femme[74].

Pour soutenir les charges du ménage, la femme apportait une dot[75] : institution d’une extrême importance, car, avec la dot, la monogamie et la nécessité du consentement de la jeune fille au mariage, la matrone romaine posséda la somme de liberté qui convient à la femme, et elle put s’élever à la dignité que comportent les titres d’épouse et de mère. Quant aux droits successifs, la femme était traitée comme fille de famille. Si elle survivait à son époux, elle prenait sa dot et une part d’enfant. Si elle mourait avant lui, sans enfants, elle ne laissait pas de succession, puisqu’elle était regardée comme ne possédant rien. Dans ce cas, le retour pouvait se faire au profit du tiers constituant ; la loi l’accordait toujours au père, pour qu’il ne perdit pas son argent en même temps que sa fille. La femme sui juris était autorisée à faire aussi des réserves, et une loi Julia défendit au mari d’aliéner le fonds dotal situé en Italie, à moins qu’elle n’y consentit.

Le droit du mari sur la dot se résolvait à la dissolution du mariage, et ; eu égard à cette éventualité, la femme pouvait être dite propriétaire de sa dot ; elle conservait en outre l’administration de ses biens propres ou paraphernaux non compris dans la constitution dotale. Ainsi la femme d’Apulée, qui l’avait épousé en secondes noces et qui possédait 4 millions de sesterces, n’en porta que 300.000 au contrat. Alors, comme aujourd’hui, on abusait du caractère insaisissable de ces biens, et le mari qui méditait une banqueroute frauduleuse mettait au nom de sa femme la fortune qui aurait dédommagé ses créanciers[76]. Si pourtant celle-ci avait elle-même rompu le mariage par un divorce demandé sans motif, le mari retenait un sixième de la dot par chaque enfant jusqu’à concurrence de trois sixièmes. Si elle avait rendu ce divorce nécessaire par une faute, elle perdait, d’après l’ancien droit, toute sa dot ; plus tard on ne lui en prit qu’un sixième ou même que la huitième partie.

Il était interdit à la veuve de se remarier avant un intervalle de dix mois, à peine d’infamie pour son père et son nouveau mari, pour elle-même, quand l’infamie s’appliqua aux femmes. Malgré les encouragements donnés aux seconds mariages par les lois Julia, et Papia Poppæa, les veuves qui ne se remariaient pas étaient entourées d’une estime particulière.

Dernier trait de mœurs : la femme devait pleurer son mari, elugere virum, et certaines interdictions lui étaient imposées pendant la durée de ce deuil ; nais le mari n’était pas soumis à la réciproque[77].

Le concubinat existait à côté du mariage comme union autorisée par la loi, probablement depuis Auguste, mais ne produisait pas d’enfants légitimes capables de succéder. Il avait lieu d’ordinaire entre personnes auxquelles la loi ne permettait pas de contracter de justes noces : aussi la concubine était ordinairement une personne de petite condition, souvent une affranchie[78].

Les jurisconsultes avaient défini le mariage l’union complète et indistincte de l’homme et de la femme[79]. Cependant les divorces, très rares aux premiers siècles, devinrent fréquents dans les derniers temps de la république.

Si l’on passe des jurisconsultes aux poètes, on retrouve ces coutumes en action, mais décrites avec la malice spirituelle d’écrivains qui ne veulent montrer qu’un côté des choses, celui qui prête à rire. Plaute met en scène une jeune femme qui se plaint à son père d’être méprisée et délaissée pour des courtisanes ; et le père de répondre : Ne t’ai-je pas exhortée à te montrer soumise à ton mari, à ne pas épier ses démarches, ce qu’il fait, où il va ?Mais il est l’amant d’une courtisane qui demeure ici près. — Il a raison, et je voudrais que, pour te punir, il l’aimât davantage[80]. Ailleurs ce sont deux matrones dont l’une se plaint, l’autre console et exhorte : Écoute-moi, dit la conseillère, ne lutte pas avec ton mari, laisse-le aimer, faire ce qui lui plaira, puisque rien ne te manque chez toi ; prends garde au mot redoutable : Dehors, femme ![81] C’est la formule terrible qui oblige toute femme pauvre à dévorer ses affronts et sa douleur. Elle mettra au monde un fils, source de consolation et d’espérance : l’époux refusera peut-être de l’accepter et fera exposer l’enfant. Que ce mari lui soit odieux ou non, il faut qu’elle aille à sa rencontre lorsqu’il approche, et, aurait-elle tous les soupçons, elle n’ose l’interroger. Qu’elle sorte secrètement, elle sera répudiée : ainsi Sempronius Sophus répudia sa femme, dit Valère Maxime (VI, III, 12), parce qu’elle avait assisté aux jeux du cirque sans le prévenir. Tandis que la femme vit dans cette contrainte, le mari lui dérobe son manteau pour en parer une maîtresse. Vous vous étonnez : le poète répond : Il a fait comme les autres[82], — comme quelques autres, dit l’historien, qui ne prend pas, pour une fidèle image de la société, le théâtre où ne se montrent que les vertus, les vices et les travers du petit nombre.

Voici un second ménage ; les rôles sont changés ; la femme règne et gouverne. Altière, impérieuse, elle fait tout plier sous son autorité ; prodigue et somptueuse, elle se promène en char, remplit sa demeure de marchands et de créanciers. Que l’époux paye et se taise. S’il parle : Eh quoi ! n’est-ce pas moi qui vous ai enrichi ? N’est-ce pas ma dot qui l’ait votre fortune ? N’est-il pas juste que j’aie quelques fantaisies ? Encore, si elle donnait un prétexte à soupçonner sa fidélité, l’époux la répudierait et garderait une partie de ce qu’elle a apporté ; mais elle est sévère dans ses mœurs ; que faire ? Ira-t-il demander le divorce sous prétexte d’incompatibilité d’humeur ? Hélas ! il le voudrait, mais la loi est formelle : si le divorce est provoqué par le mari, la femme, quoique y consentant, retirera sa dot, et les enfants resteront à la charge du père. Il n’a donc qu’à prendre son mal en patience : c’est ce qu’il fait en cherchant au dehors des consolations. Ainsi, d’un côté, une femme tyrannisée, subissant patiemment tous les affronts de peur d’entendre retentir à ses oreilles les mots : I foras, mulier ; de l’autre, une femme acariâtre, grondeuse, dépensière, qui tourmente son mari en toute sécurité, à l’abri de sa fortune[83]. La femme sans dot est à la discrétion de son mari ; les femmes dotées sont des bourreaux pour leurs époux[84]. Or, comme il en est qui se marient bien plus pour la dot que pour la femme, ceux-là restent mariés pour conserver l’une en maudissant l’autre. De là un malheureux dans chacun de ces ménages[85] : sans compter que la femme riche avait, pour administrer ses biens, un régisseur, procurator speciosus, quelquefois joli garçon, qui se mêlait de tout dans la maison, même des affaires du mari[86] : c’était déjà le sigisbée. Le poète dit vrai pour Rome, même pour tous les temps ; mais il se garde bien de nous montrer les bons ménages à côté des mauvais, de sorte que sa vérité, comme celle de tous les satiriques, est aussi un demi mensonge.

L’incompatibilité d’humeur était le motif habituellement allégué. Du reste, point d’éclat : on est las de vivre unis, on se sépare ; quoi de plus simple ? Chacun reprend sa fortune et va vivre à sa fantaisie. On raconte qu’aux anciens temps un petit temple dédié à Viriplaca, déesse conciliatrice des mariages, recevait les époux qu’un différend avait divisés. Là ils s’expliquaient en présence de la bonne déesse, et le plus souvent se réconciliaient[87]. Viriplaca fut peu à peu oubliée ; son temple devint désert, tandis que bon nombre se rendaient auprès du préteur pour faire rompre leur union, aussi joyeux qu’ils l’avaient été au jour des fiançailles. Quelquefois cependant, au moment où le magistrat va prononcer la séparation, le mari, par un retour de tendresse, laisse échapper de ses mains les tablettes du mariage qu’il allait briser et s’avoue vaincu : ainsi ce jeune homme, nouvel Alcibiade, qui, voyant sa femme se rendre chez le préteur, où il l’a fait venir, court à elle, l’embrasse et s’écrie : Ta beauté l’emporte ![88] Ainsi Mécène, qui chaque jour répudie Terentia et la reprend, de sorte, qu’on disait qu’il s’était marié mille fois, tout en n’ayant jamais eu qu’une seule femme.

Le divorce s’accomplit en présence de sept témoins, tous citoyens romains et pubères, devant qui l’on brise les tablettes du contrat. La répudiation est un acte moins solennel ; les choses se passent en famille et paisiblement. Le mari assemble ses amis, leur expose ses griefs, qu’ils approuvent, puis annonce son intention au magistrat en affirmant par serment que les motifs sont légitimes. Alors il appelle sa femme devant ses amis, lui redemande les clefs de la maison, et lui dit : Adieu, emporte ta fortune ; rends-moi la mienne. Est-elle absente, il lui fait signifier le libelle de répudiation. Parfois c’est la femme qui répudie son mari ; la formule est la même : Reprends ta fortune, rends-moi la mienne. — Pourquoi, Proculeia, abandonner ainsi un mari au mois de Janus ? écrit Martial contre une avare qui ne veut pas donner en étrennes à son époux un manteau neuf. Ce n’est pas un divorce pour toi, c’est une bonne affaire. Mais nous savons où Martial se plaît à vivre et quelles gens il aime à voir. Du reste, ce mal, comme tant d’autres, dont l’empire hérita, avait commencé sous la république. Cicéron parle déjà de femmes aux noces nombreuses[89], et les premiers empereurs combattirent ce scandale en diminuant les facilités données au divorce. Une loi de César n’autorisa de nouvelles noces pour les époux que six mois après leur séparation ; Auguste tripla l’intervalle nécessaire. Mais les lois caducaires, en poussant les citoyens au mariage, à cause du profit qu’on retirait des unions fécondes, provoquèrent beaucoup d’hymens précipités, qui se rompaient ensuite soit à raison de la stérilité de la femme, soit parce que la vie en commun, si mal préparée, devenait insupportable.

Afin d’échapper aux nouvelles pénalités édictées par Auguste contre les célibataires, ceux-ci prenaient femme pour un moment, la renvoyaient ensuite et se trouvaient, durant une année, à l’abri des sévérités de la loi. Mais, quoique Juvénal estime qu’une bonne épouse est plus rare que le corbeau blanc (Sat., VII, 202), et que, suivant Pline, le célibat mène à la fortune et à la puissance[90], les ennemis résolus du mariage n’ont jamais été que le très petit nombre. A ces femmes qui comptaient leurs maris par le nombre des consulats nous opposerons la matrone univira, toujours si honorée parce qu’elle n’avait allumé qu’une fois le flambeau des fiançailles.

En Orient, la femme, enfermée au harem, est un jouet bien vite dédaigné. En Grèce, elle s’élève à la dignité d’épouse et de mère, mais demeure dans l’ombre épaisse du gynécée qui l’enveloppe et la cache[91]. A Rome, elle devient vraiment la compagne de son époux. La loi romaine donnait du mariage cette belle définition : consortium omnis vitæ[92], mise en commun de toutes choses : richesse et misère, grandeur et infortune, plaisirs et douleurs. La femme participe même à la condition officielle de son mari ; elle est, comme lui, consulaire, clarissime, s’il a obtenu ces titres, et elle les conserve après la dissolution du mariage avec lui, elle assiste aux fêtes et elle accomplit au foyer domestique les sacra privata. Sa mort a, comme sa vie, de publics hommages. On lui fait de solennelles funérailles ; le convoi traverse le Forum, et du haut de la tribune, d’où Caton l’Ancien avait essayé de contenir ce sexe indomptable, un des proches parents de la défunte célèbre sa naissance, raconte ses vertus et souvent rappelle les exemples fameux des héroïnes nationales : le dévouement des Sabines, la chasteté de Lucrèce, le courage de Clélie, le patriotisme de Veturia et celui des matrones dont les offrandes remplirent le trésor vidé par la guerre d’Annibal.

Les princes donnaient l’exemple du respect pour celles que la vieille rhétorique traitait encore si mal dans les livres des philosophes[93]. César avait prononcé aux Rostres l’éloge de sa tante Julie ; la femme, la sœur d’Auguste, avaient été investies de l’inviolabilité tribunitienne[94] ; Agrippine siégeait devant les enseignes[95], et Julia Domna fut saluée du nom de Mère des légions. Des soldats élevaient une statue à la femme de leur général ; tout le peuple de Lyon, à celle de leur gouverneur[96], et un censeur farouche s’écriait en plein sénat : Elles gouvernent nos maisons, les tribunaux, les armées[97].

Ces derniers mots partent d’un esprit morose dont Tacite s’est encore plu, sans doute, à exagérer les sévérités : il n’en reste pas moins que le mariage romain donnait à la matrone cette dignité qui lui a valu d’être proposée souvent cri exemple. Les enfants, la famille, le bon ordre de la maison, y gagnaient, car cette association pour les choses divines et humaines[98] ne souffrait point de partage. Le mari pourra avoir au dehors des mœurs légères, la matrone régnera seule au foyer domestique ; la polygamie, autorisée même à Athènes, est incompatible avec l’idée du mariage romain.

Dans le droit primitif, la femme sui juris, quels que fussent son âge et son état, tille, mère, veuve ou sans famille, restait en tutelle perpétuelle. L’esprit de liberté qui battait en brèche les vieilles institutions la releva peu à peu. Dès le troisième siècle avant notre ère, l’organisation du régime dotal fut pour elle une première émancipation. Devenu comptable des biens qui servaient aux dépenses de la communauté, tout mari put dire comme un des personnages de Plaute : Pour la dot, j’ai vendu l’autorité[99]. D Puis on lui laissa l’administration de ses propres (paraphernaux), et le tuteur fut obligé de donner toutes les autorisations de contracter, d’acquérir ou d’aliéner, que la pupille demandait, ce qui faisait déjà dire à Cicéron : Nos anciennes lois avaient voulu mettre la femme sous la puissance d’un tuteur, les jurisconsultes ont mis le tuteur sous la puissance de la femme[100]. Par les lois caducaires d’Auguste, les mères de trois enfants furent affranchies de toute tutelle[101] ; Claude supprima celle des agnats ; la tutelle du père, du patron, subsista, mais il est probable qu’au troisième siècle la tutelle des femmes sui juris ayant atteint l’âge de la pleine maturité, c’est-à-dire vingt-cinq ans, avait complètement cessé.

Au fond, la famille romaine, malgré la sévérité des lois qui la constituaient, était plus libre que la nôtre tout en conservant sa forte organisation : liberté pour les biens, car le père avait le droit absolu de tester, et la femme était maîtresse de sa dot et de ses paraphernaux ; liberté pour les personnes, car les deux époux n’étaient pas enchaînés pour la vie l’un à l’autre après de mortelles injures ou d’insurmontables répugnances. La semi-liberté qu’ils acquièrent chez nous, au prix d’un scandale public, par un procès en séparation de corps, allonge la chaîne, mais ne la rompt pas, et mutile, quelquefois pervertit, deux existences. Le divorce et la répudiation sans éclat, comme ils se produisaient à Rome, laissaient aux époux séparés la faculté de fonder de nouvelles familles ; et, si les unions avaient été fécondes, le droit de tester permettait de faire aux enfants une part proportionnelle à la tendresse que les parents avaient pour eux et à la sécurité du père touchant sa paternité.

Cette liberté des époux était même trop grande, et cette facilité à changer de famille eut parfois des conséquences déplorables. Si le divorce, rendu difficile, n’avait été que la ressource suprême dans les situations irrémédiables, les époux auraient souvent remplacé l’emportement par la patience, retenu les paroles imprudentes, arrêté les actes coupables, au grand profit d’eux-mêmes et des enfants. Le mariage, lui aussi, est une discipline salutaire, mais le divorce contenu et bien réglé fortifie cette institution au lieu de la détruire, et il est une nécessité sociale, parce qu’il est une nécessité de nature. Aussi Justinien, empereur catholique, même théologien, a-t-il inséré dans son Code un titre entier sur le divorce. Ce n’est que bien plus tard et pour des motifs étrangers à l’ordre civil que l’Église a répudié la doctrine romaine.

Comme il ne pouvait y avoir mariage entre un esclave et une ingénue, l’enfant né de ces unions était libre comme sa mère, et la trace de l’origine paternelle se trouvait si bien effacée, que les plus hautes charges étaient ouvertes à ce fils d’esclave[102].

On pourrait même dire que la matrone romaine avait une condition supérieure à celle de la femme moderne. Aux jours d’élections, elle recommandait publiquement des candidats[103], et il lui était permis d’aspirer à certains honneurs politiques ou sacerdotaux. Les décurions lui donnaient le titre envié de patron avec tous les droits qui s’y rattachaient, et la flamine augustale[104] accomplissait des sacrifices aux autels de la cité, en implorant les dieux pour le peuple tout entier, comme les vestales les imploraient pour l’univers romain. Le christianisme n’est pas allé jusque-là ; il n’a point fait de la femme un prêtre, mais il a fait la sœur de charité.

La parenté civile (agnatio) était établie par la descendance dans la ligne masculine, la parenté naturelle (cognatio), par la descendance d’un auteur commun, quel que fût le sexe de cet auteur ou des personnes intermédiaires : or les agnats formaient seuls la famille véritable, fussent-ils éloignés du chef commun au vingtième degré ; seuls ils avaient les droits de succession et de tutelle, tandis que le fils ne tenait à la mère et aux plus proches parents de la mère par aucun lien de droit civil.

On montrait tout à l’heure qu’à certains égards la matrone avait de grandes libertés ; elle avait aussi d’étroites servitudes. Fille, la femme était sous la puissance du père ; épouse, sous celle du mari ; veuve, elle tombait sous la tutelle des agnats, ses héritiers nécessaires, et elle ne pouvait aliéner librement ses biens. Cette doctrine nous paraît étrangement rigoureuse ; elle résultait de l’idée que les Romains s’étaient faite de la famille. Ils ne se proposaient point, par cette tutelle, de protéger la femme contre sa faiblesse, fragilitas sexus : ils voulaient garantir au tuteur son héritage éventuel[105] et à la famille l’intégrité du domaine patrimonial. Dans la même pensée, la loi lui refusait un des droits essentiels du citoyen : la femme ne pouvait raire un testament, à moins qu’elle n’eût été affranchie ou, depuis Hadrien, qu’elle n’eût obtenu l’autorisation de ses tuteurs. Par là s’explique que la matrone ait été, tout à la fois, très dépendante et très honorée, car cette dépendance n’était point une précaution outrageante contre sa fragilité, mais une mesure prise dans l’intérêt supérieur de la perpétuité de la famille.

Ainsi, pour conserver la race, même lorsqu’elle ne se continuait que par adoption ; pour maintenir dans la même maison le nom et les biens ; pour y conserver les mœurs, les traditions et les rites des aïeux, les Romains étaient allés jusqu’à méconnaître les sentiments de la nature, en créant une famille artificielle d’où ils repoussaient l’élément variable. Nous retrouvons donc, dans la constitution de la parenté légale à Rome, cette idée d’une concentration énergique des droits du père et de sa descendance mâle qui, dans tous les temps, a fait les aristocraties puissantes. Sur ce point encore le temps amena une réaction de l’esprit de justice contre l’esprit étroit des anciennes gentes : les préteurs tendirent à remplacer dans le droit successoral la famille civile par la famille naturelle. Ils y réussirent, mais fort tard : l’agnation ne fut définitivement supprimée qu’en 543 par Justinien.

 

III. — LES FUNÉRAILLES ET LE TESTAMENT.

Nous avons mêlé la coutume à la loi, les usages de la famille aux prescriptions légales qui la constituaient ; on a vu la naissance, la prise de la toge virile, le mariage : restent les funérailles et la succession. A Rome, on n’apportait pas, comme en Égypte, les momies des aïeux dans les festins : néanmoins on pensait beaucoup à la mort. On avait grand soin des funérailles ; on désignait le lieu de sa sépulture ; souvent même on y bâtissait sa demeure dernière[106]. Nous verrons que les membres des plus nombreuses corporations de l’empire auraient pu s’appeler les confrères de la mort, puisque le but de la fondation de leurs collèges était d’assurer aux associés un tombeau et au mort un service perpétuel, lorsque celui-ci avait été assez riche pour intéresser les survivants à célébrer tous les ans en son honneur un sacrifice ou un repas funèbre. C’est que, dans la croyance des Romains, les âmes de ceux dont les restes n’avaient pas reçu les derniers honneurs erraient misérablement durant mille années sur les rivages du Styx[107] : aussi n’y avait-il point de genre de mort plus redouté que celui qu’on trouvait au milieu des flots. Les temples d’Isis, d’Esculape, de Neptune, étaient remplis d’ex-voto offerts par des naufragés que ces divinités avaient sauvés. Mais où donc a-t-on mis, disait un indiscret, les offrandes des gens qu’ils ont laissé périr ?

Ceux qui n’avaient plus la peur du Styx souhaitaient du moins qu’une main amie leur fermât les yeux. Les proches parents se réunissaient auprès du mourant, comme autour d’un homme qui part pour un bien long voyage ; et c’était pour lui un dernier sujet d’orgueil qu’une famille nombreuse l’assistât à l’heure suprême. On mettait sur les tombeaux des inscriptions semblables à celle-ci : J’ai eu cinq fils et cinq filles ; tous m’ont fermé les yeux.

Quand le plus proche parent avait mis ses lèvres sur celles du mourant pour recueillir son dernier soupir[108] et qu’il lui avait abaissé les paupières, on appelait par trois fois le mort à haute voix, et, comme il ne répondait pas, on allait au temple de Libitine annoncer le décès. Auprès de ce temple se trouvait tout ce qui était nécessaire aux funérailles : comme l’Achéron, il s’accroît des pleurs ; l’automne surtout, saison perfide[109], lui fait de riches revenus : Auctumnus..., Libitinæ quæstus acerbæ, dit Horace. Les libitinaires se chargent, pour un prix convenu, de toute la cérémonie. S’il s’agit de ce que nous appellerions un convoi de première classe, arrivent d’abord les pollincteurs, qui, après que les femmes ont lavé le corps dans l’eau chaude, frottent le visage avec du pollen, sorte de fleur de farine, embaument le cadavre avec des aromates, puis l’habillent de son vêtement habituel, mettent sur lui les insignes d’honneur qu’il a gagnés et l’exposent, sur un lit de parade, dans le vestibule, les pieds tournés vers la porte, pour indiquer le départ. Si la famille fait bien les choses, le mort a un lit d’ivoire recouvert d’étoffes précieuses, et la maison est tendue de noir. Devant la porte, on plante un cyprès, arbre consacré à Pluton, car, une fois coupé, il ne repousse plus, et, il ce signe, les prêtres, les fidèles, allant au temple offrir un sacrifice, s’éloignent de la demeure du mort, où ils contracteraient une souillure qui ne leur permettrait pas de s’approcher des autels.

L’exposition dure sept jours ; le huitième un crieur public convoque le peuple pour célébrer les funérailles : Que ceux à qui il conviendra de suivre le convoi de Chrémès arrivent ; il est temps[110]. Et, si la solennité promet d’être belle, les oisifs accourent. La litière qui porte le corps est enlevée par les plus proches parents, les amis ou les esclaves affranchis par le testament : ceux-ci ont tous sur la tête un chapeau, signe de leur récente liberté.

Le convoi se met en marche à la lueur des torches, bien que la cérémonie s’accomplisse en plein jour : c’est un souvenir de l’ancienne coutume de faire les funérailles pendant la nuit. Le désignateur (à peu près notre maître des cérémonies), suivi de ses licteurs, met en ordre les assistants[111]. En tête marche un joueur de flûte qui joue un air lugubre ; derrière lui, les pleureuses, esclaves du libitinaire, se frappent la poitrine, poussent des cris déchirants et ont l’air de s’arracher les cheveux, Elles entrecoupent ces cris, ces gestes désespérés, par des chants, et parfois déclament des vers de poètes célèbres ayant quelque analogie avec la circonstance. Les hommes du Midi, qui aiment l’ostentation de la douleur comme l’éclat de la joie, ne reculaient pas devant l’idée singulière de faire louer les morts pour de l’argent. Du reste, le chant funéraire n’abusait personne : Tu récites une nenia, disait-on dans le sens de peine perdue. On le pense encore de nos oraisons funèbres, mais on ne le dit plus.

On portait dans le convoi les dépouilles que le mort avait prises à l’ennemi, les ornements des charges par lui remplies, les présents qu’il avait mérités pour son courage ; mais toutes ces marques d’honneur étaient tenues renversées en signe de deuil. Cependant c’était encore un triomphe, et, comme au triomphe véritable des voix satiriques rappelaient à celui qui montait au Capitole ses faiblesses humaines, derrière les pleureuses, portant au ciel les vertus du mort, l’archimime, costumé à sa ressemblance, jouait son personnage, parodiait son langage, ses manières, et outrait ses ridicules[112]. Ce qu’on dit tout bas et discrètement des qualités et des travers de l’ami qui s’en va, les Romains le disaient tout haut, le mettaient en action : le rire à côté des larmes, pour que la scène funèbre fût la représentation complète de la vie. Ces grands convois étaient un spectacle d’ostentation aristocratique, mais aussi d’orgueil national, car les aïeux semblaient être sortis de leur tombeau pour faire escorte à celui qui allait y descendre. On portait leurs images en cire coloriée, revêtues des insignes que chacun d’eux avait eus dans les magistratures, et le peuple était affermi dans son respect pour les familles nobles de l’empire ou de la cité, en voyant, à chaque convoi, passer sous ses yeux leurs glorieux représentants. Le deuil privé, dit Polybe, qui avait été vivement touché de l’imposant spectacle de ces grandes funérailles, le deuil privé devenait ainsi un deuil public.

Derrière la famille morte, la famille vivante : les fils, la tête couverte, les filles, la tête nue et les cheveux épars ; la femme, la mère, habillées de brun ; les parents, les amis, en vêtements sombres ; les chevaliers sans leurs anneaux d’or et leurs colliers. Les femmes se frappaient la poitrine, se déchiraient le visage et s’arrachaient les cheveux. Toi, tu me suivras, dit Properce à Cynthie[113], tu me suivras la poitrine nue et meurtrie, et tu ne te lasseras pas de m’appeler à haute voix. Ces blessures, croyait-on, plaisaient aux mânes, qui aiment le lait et le sang.

Les convois des grands s’arrêtaient au Forum, où quelque proche parent prononçait l’oraison funèbre ; de là on se rendait au bûcher, sorte d’autel de bois résineux orné de rameaux funèbres et toujours placé hors de la ville[114]. Le corps, enveloppé d’un linceul d’amiante et arrosé de parfums, y était déposé au son lamentable des trompettes. Les plus proches parents y mettaient le feu avec une torche, en détournant les yeux et la tête : Aversi tenuere facem, dit Virgile. Mais auparavant on avait eu soin d’ouvrir les yeux du mort, pour qu’il vît une dernière fois la lumière et l’éclat de sa fête funèbre ; on lui avait remis son anneau, et sa mère, sa femme ou son fils, avait déposé un dernier baiser sur ses lèvres glacées :

Osculaque in gelidis postes suprema labellis,

écrit le poète à son amante[115].

Tandis que le bûcher brûle, chacun y jette ses présents : qui de l’encens, qui des parfums, qui des cheveux. On adresse des prières aux vents pour qu’ils animent la flamme dévorante. Pourquoi, dit l’ombre de Cynthie à son amant ingrat, pourquoi n’as-tu pas demandé aux vents de souffler sur mon bûcher ? Pourquoi la flamme ne s’est-elle pas embaumée de parfums ? Il te coûtait donc beaucoup d’y répandre quelques jacinthes et des libations de vin ![116] On jetait aussi dans les flammes les armes et les habits précieux du mort, les objets, les animaux mêmes qu’il avait aimés. Cet enfant, écrit Pline[117] en parlant de la mort d’un jeune homme, avait plusieurs chevaux de main et des attelages, des chiens de toute taille, des rossignols, des perroquets et des merles ; le père a tout fait sacrifier sur le bûcher.

Des esclaves se précipitaient parfois dans les flammes, pour accompagner le mort dans l’autre vie. Pendant que le corps brûlait, on faisait des libations de lait, de vin et de sang. Le sang qui avait la réputation d’apaiser les mânes des morts était celui des victimes immolées, quelquefois de prisonniers et d’esclaves, ou bien encore celui des gladiateurs qui s’égorgeaient devant le bûcher. Avant d’être un spectacle, ces combats furent un acte religieux, auto-da-fé.

Les anciens aimaient trop la grâce pour représenter la Mort par le squelette hideux que le moyen âge se plut à montrer. Sur la pierre sépulcrale, ils plaçaient souvent une charmante statue qui rappelait la croyance populaire en cette vie d’outre-tombe, incertaine et flottante, comme est la pensée dans lés songes ; un Génie qui sommeille et qui rêve symbolisait la mort.

L’usage de brûler les cadavres, dit Pline, n’est pas fort ancien dans la Ville : il doit son origine aux guerres que nous avons faites dans les contrées éloignées. Comme on y déterrait nos morts, nous prîmes le parti de les brûler[118].

Les Romains, croyant que l’âme est de la nature du feu, pensaient que, par une sorte d’alliance mystérieuse, la flamme lui faciliterait la sortie du corps : aussi n’accordaient-ils l’honneur du bûcher qu’aux créatures qui avaient eu un certain degré de raison ou de sentiment. Il n’est pas d’usage, dit Pline, de brûler les enfants à qui il n’a point encore percé de dents[119] ; et il ajoute : C’est une impiété qui souillerait une maison. On les inhume la nuit, à la lueur des flambeaux.

Le corps consumé, on éteignait les flammes avec du vin. Le plus proche parent recueillait les os encore brûlants, les lavait dans un vin vieux, ou dans du lait, et un voile de lin séchait ces restes humides[120] ; puis on les déposait dans une urne avec des roses et des plantes aromatiques. Un prêtre jetait par trois fois de l’eau sur l’assemblée pour la purifier, à moins qu’elle ne traversât les restes du bûcher, autre genre de purification, et tout le cortége adressait un dernier adieu au mort : Adieu pour toujours ! Nous te suivrons tous dans l’ordre que la nature voudra[121]. Enfin une des pleureuses, ou quelque autre, congédiait la foule par cette formule : I, licet ; on peut s’en aller.

L’urne était renfermée dans un tombeau sur lequel on gravait une inscription qui rappelait le nom du mort, sa naissance, ses services publics, cursus honorum, quelquefois une sentence philosophique écrite pour les passants : Muet pour l’éternité, je ne dirai ni mon nom, ni mon père, ni mes actions. Je suis un peu de cendres, rien de plus, et plus jamais je ne serai autre chose, mon sort vous attend[122] ; et cette autre : Tant que j’ai vécu, j’ai bien vécu. Ma pièce est finie ; la vôtre finira bientôt. Applaudissez[123] ; cette autre encore : En te donnant le jour, les dieux t’ont préparé cette demeure ; ou mieux, si le sens habituel des mots employés par l’inscription doit être conservé : Bois, mange ; mais la seule chose que tu emporteras avec toi, c’est le bien que tu auras fait[124]. On y inscrivait des menaces et des malédictions contre ceux qui violeraient le tombeau : Moi, Aurelius Severus, négociant, j’ai fait faire cette sépulture pour moi-même, pour ma compagne Aurelia Claudia et pour mes très chers enfants ; si quelqu’un ose y placer un autre corps, il donnera au trésor très sacré une livre d’or[125].

Ainsi le fisc impérial était intéressé à la protection du tombeau. Dans un autre, c’est la ville de Philippes qui percevra l’amende de 1000 deniers[126]. Un pauvre affranchi, voulant protéger la sépulture de sa femme, disait doucement au laboureur du champ voisin : Prends bien garde, c’est ici qu’elle dort[127]. Tout autour on plantait des arbustes, des fleurs, pour que l’âme du mort, aux instants où elle sortait du sépulcre, se plût à voir sa dernière demeure ornée par l’affection des proches. A la saison des violettes et des roses, on en couvrait le tombeau, et le mort remerciait ceux qui les y déposaient : Ah ! mes amis, dit une inscription de Pompéi, que les dieux vous comblent de biens ; vous aussi, voyageurs, qui vous êtes arrêtés un moment devant la tombe de Fabianus, que les dieux protègent votre voyage et votre retour ; et vous qui m’apportez des couronnes et des fleurs, puissiez-vous le faire pendant de nombreuses années ![128]

Le lendemain des funérailles les parents et les amis étaient invités à un repas qu’on appelait festin funèbre. Quand le mort était un homme riche, on donnait des jeux scéniques et un festin au peuple (silicernium), ou bien on distribuait de la viande crue (visceratio)[129]. Le neuvième jour un festin réunissait encore toute la famille ; le dixième, on purifiait la maison, que la présence du mort avait souillée, et on la balayait avec des rameaux de verveine. Durant ces dix jours, aucun des parents ne pouvait être cité en justice[130].

La purification de la maison terminait les cérémonies des funérailles, mais les mânes paternels avaient deux fêtes qui réunissaient encore les familles : en mars, les trois nuits des Lémuries, pour apaiser les mânes, que l’oubli irriterait ; en février, les Parentales, le jour de la chère parenté, qu’Ovide appelle aussi la fête des Caristies[131] et, dans l’été, celui des roses, Rosalia, qu’on venait répandre autour du tombeau[132]. Ce jour-là, tous les parents se réunissaient à la même table, socias dapes, pour que le festin portât à l’oubli des querelles : C’est le moment, dit le poète, où la concorde se plaît à descendre parmi nous.

Pour le pauvre, le mangeur de pois[133], il meurt sans tant de bruit, comme il a vécu, et son cadavre n’attend guère. Quatre nécrophores l’emportent, à la tombée de la nuit, dans un coffre de louage et vont le jeter, hors la ville, dans un des puits, puliculi, qui servaient de fosse commune et où il pourrissait vite. C’est sur un ancien cimetière banal qu’est placé le Priape d’Horace, tronc de figuier devenu dieu. , dit-il, était le tombeau de la plèbe misérable, de Pantolabus le bouffon et de Nomentanus le débauché[134]. Ceux qui ont laissé quelque argent pour leurs funérailles sont au moins brûlés. On dresse un bûcher rempli de matières promptes à s’enflammer et l’on y entasse les cadavres, en mettant un corps de femme pour dix corps d’hommes. C’était, dit Macrobe, une coutume fréquente, comme si, grâce à ce corps plus chaud par nature et facilement inflammable, la combustion dût s’accélérer[135].

On conçoit que dans de si misérables funérailles il n’y ait ni repas pour les parents ni festin pour le peuple. Personne ne se déchire la poitrine au convoi du pauvre, mais personne aussi n’y trouve un sujet de joie.

Le riche, lui, a laissé un testament, et, lorsqu’il s’est senti mourir, il a passé son anneau au doigt de son héritier[136]. Uti pater familias legassit, ila jus esto, disait la loi des Douze Tables. Tout citoyen était libre de disposer de sa succession en faveur d’un autre citoyen, et sa volonté était absolument respectée, si elle s’exprimait sous la forme d’un testament. L’ancien droit en admettait de deux sortes : l’un se faisait, comme l’adrogation, devant les comices par curies, assemblés à cet effet deux fois l’an sous la présidence d’un pontife ; l’autre se faisait in procinctu, au moment où l’armée était rangée en bataille et où l’on prenait les auspices. Celui-ci était le testament militaire.

L’usage fit prévaloir une forme plus simple : le testament par mancipation. Le testateur vendait en quelque sorte son bien à celui qu’il faisait son héritier, familiæ emptor. Voici le libripens avec sa balance pour peser le prix de la vente, et les cinq témoins, tous pubères, qui représentent les cinq classes actives du peuple romain. Le testateur prononce certaines formules et accomplit une sorte de pantomime juridique avec le concours de deux citoyens, en présence des témoins, qui écoutent ensuite la lecture du testament, signent l’acte et mettent leur cachet sur le fil de lin qui doit le fermer[137].

Sous l’empire on simplifia encore. Le préteur n’exigea, pour l’envoi en possession, que la présentation du testament revêtu des sept cachets, comme si, par leur signature, les témoins attestaient que les anciennes formalités avaient été remplies. Ce magistrat était chargé de mettre les héritiers légitimes en possession des biens héréditaires ; il usa de cette faculté pour faire revivre les droits du sang que la loi des Douze Tables avait méconnus. Celle-ci ne s’inquiétait seulement que de ce qui pouvait profiter à l’État : l’intérêt politique demandait, dans les premiers siècles de Rome, le maintien des familles anciennement constituées ; l’intérêt religieux voulait la conservation des sacrifices héréditaires : sacra gentilitia. Aussi, en cas de mort ab intestat, les Douze Tables appelaient à la succession non pas la fille du défunt qui, par mariage, aurait porté son héritage dans une autre maison et aurait abandonné les dieux paternels, mais l’agnat le plus proche, et à son défaut la gens entière. L’équité prétorienne reconnut les droits du sang, jus sanguinis, et fit rentrer les fils émancipés et leurs enfants, quant aux droits successifs, dans la famille naturelle ; la mère put hériter de son fils, le fils de sa mère. Si les héritiers appelés ab intestat par la loi formaient opposition sous prétexte d’irrégularité, le préteur fournissait à l’héritier prétorien une exception de dol qui lui permettait de maintenir son droit. Antérieurement on avait préparé au fils de famille déshérité un moyen de faire casser le testament de son père, en lui donnant la plainte d’inofficiosité, qui supposait que l’exhérédation prononcée sans motif légitime n’était pas l’œuvre d’une volonté raisonnable. Toute la législation testamentaire était changée, et cependant l’ancienne loi paraissait respectée.

L’acte écrit put même être remplacé par une déclaration verbale de dernière volonté, qui, dans le Bas-Empire, dut se faire devant le magistrat ou la curie, avec inscription sur les registres de la cité. C’est l’origine de notre testament authentique. Le testament militaire fut aussi rendu plus facile. Le soldat mourant sur le champ de bataille put écrire, fût-ce avec son sang, literis rutilantibus, ses dernières volontés sur son bouclier et le fourreau de son glaive, ou sur le sable avec la pointe de son épée, et ce testament, même inachevé, était valable, à la seule condition qu’il n’y eût pas de doute sur la volonté du testateur[138].

La formule testamentaire était impérative, comme pour garder le caractère d’une loi émanée du peuple : Titius, mihi heres esto, Que Titius soit mon héritier. Suivaient les dispositions en faveur des héritiers seconds et des légataires. L’usage de laisser par son testament quelque chose à ses amis, même au prince, devint général sous l’empire. Ce souvenir du mourant était une marque d’estime ou de reconnaissance qui flattait : Cicéron se vantait d’avoir ainsi reçu 20 millions de sesterces. Le peuple était quelquefois l’héritier des grands personnages : Jules César légua ses jardins de Rome au public et 300 sesterces à chaque citoyen.

A la première ligne du testament on écrivait en grosses lettres le nom du testateur, à la seconde celui de l’héritier. Lorsque le vieillard ouvrira son testament devant toi, dit à Ulysse le Tirésias d’Horace, refuse de le lire, mais aie soin de regarder adroitement la seconde ligne de la première page.

Cet héritier principal avait la charge de continuer le culte du mourant, d’honorer ses dieux domestiques et de faire les mêmes sacrifices : hereditas cum sacris. C’était un fardeau souvent lourd et coûteux. Heureux l’homme à qui est échu un héritage sans sacrifices : il n’aura qu’à verser des larmes, à louer le mort devant les Rostres et à faire élever le sépulcre. De là les inscriptions : ex testamento posuit ou de suo posuit, que l’on retrouve sur beaucoup de tombeaux.

Étaient incapables de tester les personnes soumises à la puissance d’un autre, les impubères, les fous, les prodigues interdits, les Latins juniens, les déportés et les relégués. Le testament du Romain mort prisonnier chez l’ennemi restait valable, le testateur étant réputé n’exister plus au moment où avait commencé sa captivité. Enfin Hadrien décida que les esclaves publics pouvaient tester de la moitié de leur pécule, et les femmes de la totalité de leur fortune, quand elles avaient obtenu l’autorisation de leur tuteur : on a vu combien cette réserve était pour elles peu gênante. Le droit prétorien, réduisant encore cette formalité, déclara valable le testament d’une femme même non autorisée : tous les héritiers du droit civil étaient écartés, à l’exception du patron.

Les fragments qui nous restent du testament de Dasumius, personnage consulaire du temps de Trajan, feront connaître cet acte suprême de la vie des Romains.

Dasumius institue d’abord héritier pour un douzième, et à la condition qu’il prendra son nom, un de ses amis, amicus rarissimus. Cet ami devra dans les cent jours accepter ou refuser l’héritage, qui, à son défaut, passera à la tante du testateur, femme pientissima, et, à défaut de celle-ci, à la jeune fille de Servianus. Ce Servianus était l’un des plus grands personnages de l’empire ; Dasumius lui donne le reste de la succession, et, pour le cas où il n’accepterait point, lui substitue concurremment plusieurs personnes parmi lesquelles quatre femmes, dont l’une est sa parente et l’autre sa nourrice. Les héritiers institués, Dasumius les charge de remettre une livre pesant d’or à quelques-uns de ses amis, qui sont tous au premier rang de la société romaine, entre autres à Pline, à Tacite ; l’empereur lui-même est marqué pour un legs. Enfin il donne une grosse somme à une commission d’architectes et de jurisconsultes pour l’érection, à Cordoue, sa ville natale, de monuments qui porteront son nom.

Après les dons à la famille, à l’amitié, à l’illustration politique ou littéraire et à la ville natale, Dasumius songe à ses esclaves et à sa nourrice. Il a déjà déclaré celle-ci son héritière, mais à défaut d’héritiers nommés avant elle et dont l’acceptation rendra probablement son institution caduque : aussi, pour être certain qu’elle ne manquera de rien dans sa vieillesse, il lui laisse une métairie à mi-côte, avec les meubles qui garnissent la maison, les esclaves qui cultivent la terre et deux autres qui savent pêcher à la rivière ou au lac voisin.

Vient ensuite une liste d’esclaves qui seront affranchis avec leurs enfants, à condition de rendre leurs comptes, rationibus redditis, preuve qu’ils avaient une certaine gestion de deniers. Pour qu’en sortant de servitude ils n’entrent pas dans la misère, le testateur leur lègue à chacun 1000 deniers et charge sa succession de payer d’abord les droits d’affranchissement, c’est-à-dire l’impôt du vingtième, puis de faire un fonds dont le revenu assurera des vêtements à ses affranchis tant qu’ils vivront[139].

Dasumius possédait prés de Rome une terre valant 6 millions de sesterces. Il décide qu’on y mettra son tombeau et que le revenu de ce bien sera affecté à l’alimentation de ses affranchis et de leur postérité. Déjà il leur a donné le vêtement, voici qu’il les nourrit eux et leurs enfants. Il leur ouvre même son tombeau : tous ses affranchis viendront à leur tour reposer près de lui, lin d’eux excepté, qui s’est montré ingrat et qui est exclu de tous les legs[140]. Cette sollicitude prévoyante pour la nourrice, les affranchis et les esclaves, dont nous aurons d’autres preuves, montre comme il faut se défier des déclamations en vers et en prose contre cette société romaine, où l’esclave faisait partie de la famille, où le client était l’hôte nécessaire du patron.

La capacité de disposer, absolue dans l’origine, restreinte dans la suite, lorsqu’il y avait des héritiers naturels, aux trois quarts des biens, était très grande ; la capacité de recevoir ne l’était pas. Les restrictions établies par les lois Julia et Papia Poppæa et l’habitude d’instituer des héritiers seconds favorisèrent, pour ceux qui remplissaient les conditions requises par les lois caducaires, une industrie qui a justement exercé la verve des poètes satiriques : Apprends-moi, Tirésias, demande à l’ombre du grand devin le sage Ulysse, apprends-moi quel est le moyen de réparer ma fortune, car je suis pauvre et je manque de tout. — Tu veux le savoir ? Eh bien, dès que tu auras reçu un faisan ou quelque autre cadeau, qu’il émigre dans la maison d’un riche vieillard ; de même les meilleurs fruits de ton verger. Quand ce vieillard serait un esclave fugitif, couvert du sang de son frère, sors à ses côtés, s’il le demande. Le plus sûr moyen de s’enrichir est de se mettre à la piste des testaments ; méprise ceux qui ont un fils dans leur demeure ou une épouse féconde[141]. Il serait long d’énumérer toutes les bassesses qu’imagine Tirésias ou plutôt qu’il raconte ; car c’est l’histoire de ce qui se voyait souvent à Rome, où la captation des testaments était devenue un art ayant ses règles éprouvées[142]. Chez les Crotoniates, dit Pétrone[143], avec l’exagération, il est vrai, du poète qui cherche l’effet plus que la vérité, chez les Crotoniates, il n’y a que deux classes d’hommes : des testateurs et des coureurs de successions. Personne ici ne veut élever d’enfants, car celui qui a des héritiers de par la nature et la loi ne reçoit d’invitations ni pour les festins ni pour les spectacles ; on en fait fi comme de la canaille. Martial, à son tour, montre le vieillard, riche et sans enfants, entouré d’un cortége de courtisans assidus, vautours qui ont sans cesse les yeux fixés sur leur proie. Cependant les vautours ont rentré leurs serres, ils se sont faits doux, empressés, pleins d’une touchante sollicitude. Ils s’arrachent, à force de caresses, leur vieillard bien-aimé ; c’est à qui le logera gratis, à qui, s’il est débauché, lui livrera l’honneur de sa maison. Le captateur de testaments porte sur lui la liste alphabétique des vieillards et matrones sans famille. Sont-ils malades, il couvre les portiques des temples de ses vœux[144] ; ont-ils une affaire au tribunal, il se constitue leur défenseur officieux : c’est lui qui fera valoir leurs titres ; on lui arracherait l’âme avant qu’ils soient frustrés d’une noix[145]. Quelques-uns poussent même le courage de l’avidité jusqu’à épouser de vieilles matrones. Ainsi fait Gemellus, qui va se marier avec Maronilla ; il presse, prie, fait des largesses, et pourtant il n’est rien de plus laid au monde. — Quel attrait le séduit ?Elle a une mauvaise toux[146].

Personne donc n’est plus entouré de soins, mieux choyé que ces célibataires goutteux ou pulmoniques. Il en est qu’on pensionne, comptant bien qu’un jour ils rendront tout, intérêts et capital, au denier cinq, avec un gros legs en sus. Martial parle d’un de ces heureux célibataires qui touchait une rente de 6000 sesterces[147]. Mais à renard, renard et demi : des gens à succession savaient exploiter aussi leurs héritiers en espérance[148]. Ils testaient souvent : chaque fois, nouveaux présents[149] ; ils feignaient des infirmités, des maladies dangereuses. Parce que Nævia respire péniblement et qu’elle a une toux aigre, tu crois déjà, Bithynicus, que l’affaire est faite et qu’il en va bien pour toi ? Erreur : Nævia te flatte, elle ne meurt pas[150]. Tongilianus a soin d’être malade dix fois par année : autant de convalescences, autant de présents qu’il reçoit[151]. Sa maison a été consumée par un incendie : on lui en rebâtit une plus belle, et les méchantes langues assurent qu’il ne s’était pas empressé d’éteindre le feu[152]. Six mois après, il meurt ; on court chez le magistrat avec les témoins, on fait ouvrir le testament. Tongilianus ne laisse à son avide entourage que le soin de le pleurer. Torrentius rapporte qu’il a vu sur un ancien marbre une inscription testamentaire par laquelle le vieillard léguait à ses adulateurs une corde pour se pendre. Mécompte et désespoir ; mais il faut bien un échec de temps à autre, autrement le métier serait trop beau[153]. Néron fut pris à un de ces tours imaginés contre les héritiers impatients. Il voulait la fortune de Vindex, et, sans plus de façons, il l’eût prise avec la tête du futur vengeur de Rome, si Vindex ne lui avait donné le change à l’aide de remèdes qui pâlirent sa figure. Le terrible chasseur d’héritages ne crut pas, cette fois, avoir besoin de hâter une mort qui semblait venir d’elle-même[154].

Cette chasse aux testaments et ces ruses pour dépister les chasseurs n’eussent été qu’affaire de comédie, si, grâce aux soins dont on l’entourait, le célibat, cet égoïsme social, ne s’était paré de nouvelles séductions. Qu’ai-je besoin d’enfants ? dit un vieillard de Plaute. Je vis bien, heureux, tranquille, agissant à ma guise. Ma fortune, je la partagerai entre mes amis : ils sont aux petits soins pour moi, viennent voir ce que je fais, ce que je veux. Il n’est pas jour, qu’ils sont déjà devant ma porte, demandant des nouvelles de ma nuit ; ce sont pour moi des enfants, et des enfants qui m’envoient des présents[155]. Le bonhomme ne se fait pas d’illusion. C’est à son bien qu’on en veut, bona mea inhiant. Qu’importe ! Après lui, la fin du monde. En attendant, cette demi paternité lucrative lui semble préférable à la paternité véritable, avec ses joies plus pures, mais aussi plus dispendieuses. Pour certaines gens, une épouse stérile est regardée comme un don du ciel ; quelques pères vont jusqu’à renier leur fils, en vue de se procurer les avantages du célibat[156].

Voilà ce qui pousse sur le fumier de Rome, même républicaine[157], et ce qui pousserait partout ailleurs avec des lois semblables, parce que la chasse aux testaments est l’inévitable contrepartie du droit absolu de tester, quand des lois prévoyantes ne défendent pas les héritiers naturels contre les industriels de toute espèce qui vivent de cette proie.

Cependant, considéré en lui-même et dans ses effets habituels, ce droit qui donne au père le moyen de réserver sa fortune pour le plus digne de ses enfants, de ses amis ou de ses concitoyens, apparaîtra comme la sanction nécessaire de l’autorité paternelle, si l’on protège celle-ci contre la captation. Les abus ont été naturellement mis en relief, et nous ne voyons qu’eux, de sorte qu’ils nous masquent le bien fait par cette législation testamentaire qui maintenait la discipline dans les maisons et laissait le testateur se souvenir qu’il n’était pas père seulement, mais encore citoyen. On verra au chapitre suivant combien de donations étaient faites aux villes ou aux hommes qui honoraient leur pays. Notre loi du partage égal entre les enfants a tari la source des nobles et patriotiques libéralités. Nous avons cru faire ainsi la famille forte, et nous l’avons affaiblie. Par un système contraire, Rome l’avait énergiquement constituée.

Lorsqu’il n’existait point de testament, la succession se partageait d’après un ordre d’hérédité établi par la loi. Dans l’ancien droit, au premier rang venaient les héritiers siens (sui heredes), c’est-à-dire les enfants légitimes ou adoptés du défunt, la femme in manu, et les descendants des enfants prédécédés ; à défaut d’héritiers siens, le plus proche agnat, c’est-à-dire le frère et la sœur ; à son défaut, la gens.

Ainsi, d’une part, la loi excluait de la succession paternelle les fils émancipés et ceux qui, ayant obtenu le droit de cité en même temps que leur père, n’étaient pas soumis à sa puissance ; de l’autre, elle n’accordait à la mère et aux enfants aucun droit sur leur succession réciproque. A côté de ce système rigoureux du droit civil, le droit, prétorien créa un système nouveau, que Trajan précisa[158]. D’abord vinrent les enfants, même émancipés ; puis les personnes appelées par la loi ; en troisième lieu, les cognats ou parents naturels jusqu’au sixième degré, et, en certains cas, jusqu’au septième. Chaque degré arrivait à son tour, à défaut des précédents, et tous les cognats du même degré partageaient par tête. Après les cognats, le préteur appelait l’époux survivant. Hadrien et Marc Aurèle adoucirent encore cette législation dans le sens de l’hérédité naturelle : le droit de la mère ne fut primé que par celui des héritiers siens ; elle arriva en concours avec les sœurs consanguines, et les enfants furent appelés à la succession de leur mère[159].

Lorsqu’il ne se trouvait ni héritier testamentaire ni héritier légal, la succession était déclarée vacante et dévolue au trésor public. Le peuple était encore héritier, à titre de père commun[160], pour les successions que les lois caducaires enlevaient aux célibataires et aux orbi, c’est-à-dire à ceux qui n’avaient point la qualité de père.

 

IV. — LE MAÎTRE ET L’ESCLAVE ; LE PATRON ET L’AFFRANCHI.

Homère montre, dans le palais d’Ulysse, douze femmes occupées nuit et jour à écraser le grain pour la maison, c’est-à-dire, pour deux cents personnes peut-être. Aujourd’hui il est telle usine où vingt-quatre ouvriers font moudre chaque jour, par les machines, le blé qui donnera du pain à cent mille hommes. Il fallait donc, dans les sociétés anciennes, une somme énorme de travail manuel pour subvenir aux plus simples besoins de la vie : aussi l’esclavage était-il alors une nécessité, comme, pour d’autres raisons, il parut l’être si longtemps dans nos colonies intertropicales.

Dans l’empire romain, on naissait ou l’on devenait esclave ; l’esclavage se renouvelait par la génération, le commerce et la guerre. Anciennement, le créancier vendait le débiteur insolvable ; les magistrats, le citoyen qui se refusait au service militaire, et le père pouvait vendre son fils. Ces sources de servitude devinrent moins abondantes à mesure que les mœurs s’adoucirent, sans toutefois disparaître entièrement : il faut descendre jusqu’au temps de Caracalla et de Dioclétien pour trouver des rescrits qui protégent l’enfant et le débiteur insolvable contre la servitude imposée par le père et le créancier[161]. Les empereurs essayèrent d’en tarir une autre, la piraterie, par une bonne police. Hadrien ferma les ergastula, où quantité d’hommes libres étaient retenus comme esclaves, et Trajan reconnut aux enfants exposés ou volés le droit perpétuel de revendiquer leur condition originaire d’ingénus. Enfin, par une interprétation favorable à la liberté, Hadrien et les jurisconsultes admirent que, si la mère esclave avait été libre à un moment quelconque de sa grossesse, son fils naîtrait libre.

Suivant la rigueur du droit primitif, l’esclave appartenait à son maître comme une chose ; il n’avait point de volonté ; il n’était point une personne, et par conséquent, la protection du droit civil ne s’étendait pas sur lui. Il ne contractait pas mariage ; son union était une relation de fait, contubernium, et ses petits accroissaient au maître. Cependant, à la fête des Saturnales, il jouissait de quelques moments de liberté ; à celle des Compitales, il offrait des sacrifices, comme les hommes libres ; Minerve protégeait son travail, et la religion défendait son tombeau.

Mais la logique absolue fléchit peu à peu devant l’humanité, et les empereurs, sans toucher au principe même de l’esclavage, qui était une des bases de la société ancienne, en adoucirent progressivement les rigueurs. En droit civil, disait Ulpien, l’esclave n’est rien ; en droit naturel, tous les hommes sont égaux[162]. Il était impossible que ces doctrines des philosophes, professées par les jurisconsultes, ne pénétrassent point çà et là dans les lois, alors que l’équité y entrait de toutes parts et que l’intérêt bien entendu du maître lui conseillait la bonté envers ses esclaves[163]. Caton n’a pas un grand renom de douceur, pourtant il laissait sa femme donner le sein aux enfants de leurs esclaves, afin qu’avec son lait ils prissent de l’affection pour son fils[164].

Une loi Petronia, qui date peut-être d’Auguste, plusieurs sénatus-consultes et un rescrit d’Hadrien interdirent au maître de livrer ses esclaves ou de les vendre pour les faire combattre dans l’arène, sans une cause légitime vérifiée par l’autorité publique, et Marc Aurèle frappa de nullité les clauses testamentaires qui portaient cette injonction : ut cum bestiis pugnarent[165].

On jetait à la rue l’esclave incurable. Claude décida que, si le maître abandonnait un esclave atteint d’infirmités graves, celui-ci serait libre ; que, s’il le tuait, il serait poursuivi à titre de meurtrier. Antonin, précisant la peine, le punit comme s’il avait tué l’esclave d’un autre[166]. Or cette peine était, pour les honestiores, la relégation ; pour les humiliores, la mort[167]. Il décida même que, si des esclaves, réfugiés dans les temples ou auprès de la statue d’un empereur, paraissaient au magistrat avoir été cruellement traités, le maître serait forcé de les vendre[168]. Hadrien avait déjà supprimé, pour les cas les plus graves, le droit du maître de faire mourir son esclave : la justice domestique subordonnée à la justice publique ne put faire exécuter une sentence capitale qu’après la décision du magistrat.

Voilà donc, sous l’Empire et principalement par les Antonins, l’esclave protégé contre l’extrême violence ; il le fut même contre les mauvais traitements et jusque dans son honneur. On lui donna une plainte contre son maître pour sévices, privation de nourriture, attentats à la pudeur[169]. Hadrien condamna à cinq années de relégation une matrone qui, pour les plus légers motifs, maltraitait ses esclaves. On arriva jusqu’à lui reconnaître presque une famille : le droit de contracter un mariage légitime ne lui fut pas accordé, mais la parenté naturelle qui résultait de son union fut prise en considération, après l’affranchissement, pour constituer un nouvel empêchement civil au mariage. On tint compte de leurs sentiments, de leurs, affections. Il fut interdit de séparer, dans les ventes, le père du fils, le mari de sa femme, le frère de son frère, et la raison qu’Ulpien en donne est rendue par un mot, pietas, qui contient l’idée de justice religieuse et d’humanité[170]. Une constitution ordonna plus tard que l’esclave attaché à la culture et inscrit sur les rôles de la contribution foncière ne pourrait être séparé du fonds[171]. La loi s’interposa même entre lui et son maître pour empêcher celui-ci de contraindre l’esclave à des travaux qui étaient pour lui une dégradation : par exemple, faire d’un lettré un manœuvre ; d’un musicien, un portier. Caton se fût indigné de cette ingérence du magistrat dans la discipline domestique, et le conservateur intraitable aurait eu raison, car ce n’était pas moins qu’une révolution qui commençait. L’humanité faisait alors une de ses grandes étapes sociales. Ces lois, en effet, n’avaient pas été prescrites par la sagesse heureuse de quelques philosophes qui devançaient leur temps : elles étaient imposées par les mœurs, et ces mœurs nouvelles résultaient des nouvelles manières de penser, de sentir et de vivre que les hommes avaient prises dans cet empire immense. Juvénal, si dur pour le noble et le riche, est plein de mansuétude pour l’esclave, dont le corps est fait du même limon que le nôtre ; plein aussi de colère contre le maître qui se plaît à entendre le bruit déchirant des lanières : musique plus douce pour lui que ne le serait le chant des sirènes[172].

Ainsi l’esclave cesse d’être une chose ; il devient une personne. Par ses prédications morales d’égalité devant Dieu, le christianisme, qui approche, mettra plus de douceur encore dans les relations du maître avec ses esclaves ; pour la condition légale de ceux-ci, il ne fera rien de plus que les Antonins.

L’empire fut récompensé de cette sollicitude : il n’eut pas une seule guerre servile, et Rome républicaine en avait eu quatre[173].

A l’égard des tiers ; l’esclave resta l’instrument de son maître. Tout dommage qui lui était causé devenait un dommage fait au maître, et celui-ci en poursuivait la réparation par des actions spéciales. Ainsi la loi Aquilia donnait au maître dont l’esclave avait été tué le droit de demander à l’auteur du meurtre la plus haute valeur que la victime avait eue pendant la dernière année ; une indemnité était également édictée pour les cas de simple blessure. Le préteur, dit Ulpien, doit punir l’injure faite à l’esclave. Sans doute, c’était la propriété du maître que la loi protégeait dans l’esclave ; cependant, sans effacer sur lui le cachet de la servitude, elle obligeait le maître et le reste des hommes libres à reconnaître peu à peu en lui la qualité d’homme.

Il ne pouvait rien avoir en propre, tout ce qu’il acquérait, profitait à son maître : c’était la règle. Mais cette règle aussi peu à peu fléchit dans la pratique. Comme une grande partie de la population industrielle était en servitude, les maîtres estimèrent utile d’intéresser l’esclave aux profits de leur négoce, en lui laissant la libre disposition d’un pécule qui devenait alors le capital destiné à alimenter son travail. En droit, ce pécule appartenait au maître ; en fait, il le prenait rarement. Il trouvait même son compte à promettre la liberté à l’esclave pour le jour où celui-ci aurait porté à une certaine somme le chiffre de ses économies, et la loi en vint à décider qu’à défaut de réserve expresse le don de la liberté entraînait le don du pécule. Alors se produisit une situation qu : aurait paru singulièrement étrange à un vieux Romain : le maître fut en compte réglé avec ses propres esclaves, et, bien que les obligations naturelles nées de ces relations d’affaires ne fussent pas protégées par des actions, une caution civile pouvait s’y adjoindre.

Pour administrer un pécule, il fallait contracter des obligations actives ou passives, et l’esclave n’avait le droit ni de s’obliger personnellement ni d’obliger son maître. Le préteur sauvegarda la condition nouvelle de l’esclave en créant l’action de peculio, à l’aide de laquelle les tiers purent se faire payer par le maître jusqu’à concurrence du pécule. Dans ce cas, l’esclave semblait agir en son nom ; mais, quand il était mandataire de son maître, celui-ci était obligé. L’esclave préposé à un commerce ou à une expédition maritime obligeait aussi son maître pour tous les actes qu’il passait dans l’exercice de ses fonctions. Enfin, si le maître n’avait pas autorisé le commerce ou l’entreprise industrielle de son esclave, il pouvait du moins être actionné jusqu’à concurrence de ce qui avait tourné à son profit. L’État reconnaissait aux esclaves publics, qui étaient fort nombreux et dans une très douce condition, le droit de léguer par testament la moitié de leur pécule, et Pline le Jeune permettait aux siens de disposer de la totalité en faveur d’un compagnon d’esclavage. Nul doute que beaucoup de maîtres n’aient fait comme lui et mieux que lui, en n’exigeant pas que le pécule restât dans la familia, où le maître pouvait toujours légalement le ressaisir.

Un rescrit de Caracalla porte : L’esclave présenté à l’affranchissement devra rendre les comptes de sa gestion. S’il a fallu faire à ce sujet une loi générale, c’est que beaucoup d’esclaves étaient chargés par leurs maîtres de conduire des affaires industrielles ou commerciales[174]. L’histoire montre, en effet, quantité d’individus, de condition servile, hommes de confiance de leurs maîtres en de riches familles, employés des gouverneurs dans les bureaux de l’administration provinciale, même de l’empereur dans les innombrables officia du palais[175], et quelques-uns, jouissant d’un grand crédit, ou menant un train de maison à faire envie au plus noble des patriciens. Ainsi un esclave de Tibère, trésorier à Lyon du fisc impérial, fait le voyage de Rome avec une escorte de prince : un médecin, trois secrétaires, un homme d’affaires, un trésorier, un valet de chambre, deux cuisiniers, deux argentiers et deux laquais. A Pompéi, un autre tient les comptes d’un banquier, et sur les quittances faites au nom des duumvirs il met son sceau à côté de celui des magistrats de la cité[176].

Tout cela n’était pas encore pour l’esclave la propriété de sa personne et de son bien, niais c’en était le commencement ; et si, même sous les Antonins, il garda son caractère d’instrument de travail, il n’était plus traité comme une chose qu’on rejette ou qu’on brise à volonté : la personnalité humaine était reconnue en lui. Marc Aurèle lui donna même le droit d’attaquer son maître en justice, si celui-ci refusait un affranchissement dont il avait reçu le prix, qu’il avait dû promettre au moment de l’achat, ou qu’uni testateur avait mis à sa charge[177].

Comme symbole éclatant de cette protection accordée par l’empire aux plus misérables, la statue de l’empereur était un asile inviolable pour l’esclave suppliant qui venait en embrasser les genoux.

La législation nouvelle se montrait donc plus douce pour l’esclave ; elle le protégeait contre la violence et lui permettait d’accroître son pécule ; elle lui reconnaissait le droit de réclamer contre l’injustice, et elle avait tari quelques-unes des sources de la servitude : mais elle n’ouvrit pas à l’esclave une route plus large vers la liberté. Des deux lois qui réglèrent jusqu’à Justinien la matière des affranchissements, l’une, la lex Junia Norbana, avait créé comme une demi servitude qui facilita la sortie d’esclavage, tout en rendant plus rare la conquête entière de la liberté ; l’autre, la lex Ælia Sentia, limita le nombre des affranchis testamentaires. L’impôt du vingtième sur les affranchissements arrêta la bonne volonté de plus d’un maître, qui se voyaient forcés à un double sacrifice, puisqu’ils devaient donner de l’argent au fisc en même temps qu’ils donnaient la liberté à leurs esclaves. Enfin, un conseil composé à Rome de cinq sénateurs et de cinq chevaliers, dans les provinces de vingt récupérateurs, tous citoyens romains, devait examiner les motifs de l’affranchissement ; de sorte que le maître pouvait bien, par l’affranchissement, se dépouiller d’une propriété ; mais qu’il restait à la puissance publique, représentée par le conseil, le droit de décider si le nouveau citoyen était digne d’entrer dans la cité[178]. Malgré ces obstacles, beaucoup d’affranchis, échappés à la servitude, arrivaient encore à la richesse, mais non aux honneurs[179]. Tacite remarque avec amertume que les Germains avaient su retenir dans une condition inférieure ces parvenus qui, à Rome, éclipsaient de leur luxe insolent les plus vieilles familles ou, comme Narcisse et Pallas, exploitaient les vices de leur maître pour gouverner l’empire[180].

L’affranchi devenait, suivant les cas, citoyen, sans avoir pourtant tous les droits du Romain d’origine ; Latin junien, ce qui le faisait vivre libre, mais mourir esclave, puisque sa succession allait au patron, comme le pécule au maître[181] ; pérégrin déditice, à qui il était défendu d’approcher de Rome. Mais on effaçait quelquefois pour lui jusqu’à la dernière trace de son ancienne condition, de manière qu’il pût jouir de tous les droits des citoyens ‘et parvenir aux honneurs interdits à l’affranchi. César et Auguste, qui faisaient des patriciens, firent aussi des ingénus, c’est-à-dire reconnurent pour nés dans la liberté des hommes nés dans la servitude ; et les jurisconsultes trouvèrent à cette dérogation au vieux droit une raison d’humanité. Dans ce cas, disaient-ils, on considère l’état où tous les hommes se trouvaient à l’origine et non pas celui d’où l’affranchi est sorti[182].

L’affranchi était tenu de considérer son ancien maître comme un père ; il prenait son nom et restait attaché à sa famille. Ces rapports que les mœurs avaient établis se traduisaient en un certain nombre d’obligations légales. La première de toutes était le respect et la déférence envers le patron, qui, pour les obtenir de ses affranchis, était armé d’un droit de correction que les empereurs adoucirent en exigeant l’intervention du magistrat, mais qu’ils ne supprimèrent pas. Les patrons pouvaient les frapper, témoin l’affranchi que Pline le Jeune sauva des coups de son maître ; les faire condamner à la relégation au delà du vingtième mille[183], plus tard aux carrières, ou à une peine que fixait soit le préfet de la ville, soit le gouverneur de la province. Claude avait décidé qu’un affranchi soulevant un procès qui mettait en question l’état de son patron devait perdre sa liberté. Commode généralisa le principe que l’ingratitude de l’affranchi le ferait retomber en servitude[184]. Même en cas de flagrant délit d’adultère entre le patron et la femme de l’affranchi, celui-ci ne peut tuer son ancien maître : Car, dit Papinien, s’il est tenu d’épargner sa réputation, à plus forte raison l’est-il d’épargner sa vie[185]. Cette obligation de respect fut imposée à l’affranchi et à ses enfants même envers les enfants du patron. Pline, sollicitant de Trajan la cité romaine pour plusieurs affranchis juniens, a soin de dire au prince qu’il s’est assuré auparavant que les patrons y consentaient[186].

Par une application de ce principe, l’affranchi avait besoin de la permission du préteur pour appeler en justice. le patron et ses ascendants ou descendants. Il lui était interdit d’intenter contre eux une action infamante, à moins de très graves motifs, et jamais d’accusation capitale. II leur devait des secours dans leurs besoins et ne pouvait refuser l’administration de leurs biens ni la tutelle de leurs enfants : Virgile met aux Enfers l’affranchi qui a trahi son patron. Enfin le patron et ses descendants étaient de droit tuteurs de l’affranchi, même ses héritiers, si celui-ci ne laissait pas d’enfants ou lorsqu’il s’agissait de la succession d’une affranchie. Marc Aurèle supprima cette différence, et depuis le sénatus-consulte Orphitien les enfants d’une libertina héritèrent de leur mère.

L’affranchissement avait lieu souvent à des conditions onéreuses. L’affranchi, par exemple, s’engageait sous serment, ou dans la forme d’une stipulation écrite, à faire des présents en certaines circonstances et à rendre des services soit honorifiques (officiales) ; qui cessaient à la mort du patron, à moins qu’ils n’eussent été expressément stipulés pour les enfants, soit utiles (fabriles), qui passaient aux héritiers du patron avec la succession. Un interdit spécial, de liberto homine exhibendo, servait de sanction à cette obligation. Les services de l’affranchi avaient donc une valeur réelle pour le patron ; mais ils n’étaient pas considérés comme une chose dans le commerce, et la loi Ælia Sentia défendait de les apprécier en argent.

Quand l’affranchissement n’était pas entièrement libre et spontané, les droits de patronage étaient considérablement diminués. Ainsi l’héritier qui affranchissait un esclave pour s’acquitter d’un fidéicommis ne pouvait l’accuser d’ingratitude, ni lui demander des aliments, ni lui imposer une obligation de services. Il perdait même son droit de patronage, s’il n’avait affranchi que contraint par une action en justice. Le refus d’aliments[187] ou l’abus d’autorité de la part du patron entraînait la perte du droit de patronage. Mais habituellement ces rapports étaient marqués d’un côté par le respect, de l’autre par l’affection. Au temps des proscriptions triumvirales, on avait remarqué la fidélité des esclaves ; sous l’empire, les affranchis furent les confidents habituels de leurs patrons, et plusieurs, au besoin, leurs serviteurs dévoués jusqu’à la mort et au déshonneur. Un sénateur tue une femme qui refusait de l’épouser et est accusé de meurtre ; son affranchi prend le crime à son compte et s’expose à un supplice atroce, en déclarant que c’est lui qui a frappé pour venger son maître[188].

Aussi faisaient-ils vraiment partie de la famille : souvent le patron les prenait pour héritiers[189]. A Nicomédie et en cent autres lieux, un maître élève un tombeau à son esclave très fidèle et très aimant[190]. Dans une épitaphe de la voie Appienne, un affranchi de Cotta Messalinus raconte que son patron lui a donné, en diverses fois, jusqu’à 400.000 sesterces, c’est-à-dire de quoi monter au rang de chevalier ; qu’il s’est chargé de l’éducation de ses enfants ; qu’il a doté ses filles comme un père et fait arriver son fils au tribunat militaire ; qu’enfin il a pourvu aux frais de l’érection du monument funèbre[191]. Beaucoup faisaient mieux encore, ils recevaient près d’eux leurs affranchis dans le tombeau qu’ils s’étaient élevé, de sorte que, même dans la mort, le paterfamilias restait entouré de toute sa maison. Cette coutume, qui était générale, montre la forte constitution de la famille romaine. Ce Cotta était un ami de Tibère ; un siècle après, Pline le Jeune inscrivait dans son testament un legs de près de 2 millions de sesterces dont le revenu devait être employé à faire vivre ses cent affranchis[192]. Ainsi la sollicitude prévoyante du maître pour ceux qui l’avaient servi était bien une des obligations morales, que cette société imposait. Un faisons-nous autant ?

On a vu que les affranchis des empereurs étaient de très importants personnages ; toute proportion gardée, il en était de même bien souvent dans les familles et dans les cités ; nous en avons donné la raison. Beaucoup d’esclaves arrivaient à la liberté par leurs vices, mais beaucoup aussi par leurs talents et quelques-uns par leurs vertus. On sait ce que Cicéron pensait de Tiron, son libertinus ou plutôt son ami. Un d’eux sur qui avait pesé le poids de deux servitudes, puisqu’il était l’affranchi d’un affranchi d’Auguste, faisait écrire sur son tombeau : Religieux et de mœurs pures, j’ai vécu autant qu’il m’a été possible sans procès, sans querelle et sans dettes. Je fus fidèle à mes amis, pauvre d’argent, mais très riche de cœur[193].

Les relations de patron et d’affranchi constituaient une condition légale bien déterminée. Il n’en était plus de même pour les rapports entre les clients et celui qu’ils appelaient leur seigneur et leur roi, dominum regemque : c’est pourquoi nous n’en parlerons qu’au chapitre de la Cité.

 

V. — LES PERSONNES IN MANCIPIO ET LE COLON.

Le père investi de la potestas pouvait vendre son enfant à un tiers. Cette vente, qui avait lieu par la mancipation, donnait à l’acheteur un droit appelé mancipium, qui était à peu près l’équivalent du droit de propriété. La personne in mancipio était considérée comme un esclave. Ainsi, tandis que la patria potestas et la manus cessaient à la mort du père ou du mari, le mancipium ou droit de propriété passait aux héritiers de l’acheteur. La personne in mancipio n’avait plus de droits politiques, mais gardait son ingénuité et pouvait intenter l’action d’injures contre son maître. Son union antérieure subsistait, et ses enfants conservaient leur liberté. Comme l’esclave, la personne in mancipio acquérait pour son maître, et les obligations contractées par elle dans cette condition ne pouvaient être poursuivies que sur les biens qu’elle aurait possédés si elle n’y était pas tombée. Au reste l’usage du mancipium, comme celui de la manus, devint de plus en plus rare et se restreignit au cas où, le fils ayant causé un dommage, le père le donnait in mancipio à la personne lésée, à titre d’indemnité.

Le débiteur insolvable adjugé à son créancier, addictus, et travaillant pour le compte de celui-ci jusqu’à ce qu’il l’eût désintéressé, l’auctoratus qui s’était vendu comme gladiateur, le Romain, prisonnier de guerre, racheté par un autre Romain, étaient dans la même condition.

On trouve des rapports analogues de dépendance dans l’institution du colonat, qui n’attendit pas Constantin pour naître, mais se développa de bonne heure, comme urne nécessité sociale, à mesure que la classe des petits cultivateurs diminua et que se constituèrent les grands domaines[194]. Pour mettre les latifundia en culture, les bras libres manquant, le propriétaire y établit à demeure des esclaves, qu’il intéressa à tirer du fonds le rendement le plus fort, et des ouvriers libres, qui furent ou des fermiers payant un bail en argent, ou des colons partageant les fruits avec le propriétaire. Nous n’avons rien à dire du fermier à bail, si ce n’est que les baux eurent une durée de plus en plus longue, de manière à se changer peu à peu en fermages perpétuels ou emphytéoses. Les villes, dit Gaius, ne retirent jamais la terre tant que le fermier ou ses héritiers en payent la redevance[195], et les collèges, corporations, etc., faisaient comme les villes. Quant aux esclaves chargés à demeure de la culture, tout en restant une chose vénale dont le maître disposait, ils furent, dans l’intérêt du domaine, laissés sur le sol et d’habitude cédés avec lui. Pour déterminer, dans le recensement, la valeur d’une terre, on comptait les esclaves qui la garnissaient. L’usage s’établit de les considérer comme attachés au sol : Marc-Aurèle a déjà confirmé cet usage[196], et les empereurs du quatrième siècle défendront de vendre les esclaves sans la terre, ou la terre sans les esclaves[197] : voilà les serfs de la glèbe qui apparaissent.

Les colons partiaires commençaient aussi une nouvelle classe rurale dont le moyen âge héritera encore. On devra compter, dit un rescrit du Code Théodosien (IX, 42, 7), dans la description cadastrale, les esclaves et les paysans domiciliés ou colons. Caton, Varron et Tacite connaissaient les colons ; Columelle donnait au propriétaire de plusieurs domaines cette règle de bonne gestion, qu’il fallait faire cultiver par ses esclaves la terre où l’on résidait, mais que les autres devaient l’être par des métayers libres. Il souhaitait que ces colons devinssent héréditaires : Le domaine le plus prospère, dit-il, est celui que cultivent des colons qui y sont nés[198]. Ce vœu s’accomplissait : des inscriptions parlent de colons qui ont cultivé le même fonds vingt, trente, cinquante années[199], et Tacite savait déjà que ces colons devaient au propriétaire une quantité déterminée de blé, de bétail et de vêtement[200].

Les particuliers avaient des colons ; l’État et l’empereur ; représentés par les deux administrations du fisc et de la res privata, en eurent bien davantage. Au temps des Antonins, la loi s’occupait déjà des coloni Cæsaris, et Hadrien fit pour eux un règlement général, ce qui permet de supposer que cette classe rurale était fort ancienne.

Il y avait des colons de diverses sortes. Les uns, cultivateurs à long terme ou même héréditaires, devaient au tenancier principal une somme fixe ou une part des fruits[201], et à l’État la capitation et le service militaire. D’autres, établis sur un vaste domaine impérial, salles, dont la plus grande partie était affermée à un ou à plusieurs conductores, payaient la redevance habituelle en espèces ou en nature, mais de plus fournissaient des corvées pour mettre la terre du fisc en rapport. Dans un document récemment trouvé, les colons du saltus Burunitanus se plaignent à Commode de ce que, contrairement à la loi d’Hadrien, le fermier du domaine, conductor, soutenu par le procurateur exige d’eux plus que les corvées ou prestations réglementaires, lesquelles sont, par an, deux pour le labour ; deux pour le sarclage, deux pour la moisson. A leurs réclamations on répond, disent-ils, par la prison et les coups, au point que quelques-uns sont morts sous le bâton, tout citoyens romains qu’ils étaient. Une lettre impériale rappela les agents du fisc à l’observation des anciennes coutumes[202]. Cette condition des colons romains était encore, il y a quelques années, celle des paysans valaques à l’égard des boyards, et il n’y aurait pas à s’étonner que cette tenure remontât à l’époque de Trajan.

Aux ouvriers libres qui acceptaient cette existence s’ajoutèrent de nombreux prisonniers barbares. Au lieu de les vendre, les empereurs les distribuèrent entre les grands propriétaires. Ainsi firent Marc Aurèle, Claude II, Aurélien, Probus et certainement beaucoup d’autres. Auguste leur avait donné l’exemple de transporter des peuples entiers en des lieux où l’homme était mis dans cette condition qu’il pouvait être vendu avec la terre, venatis cum agris suis populus[203]. On lit dans une constitution de l’an 400, au Code Théodosien, que, après la conquête du pays des Scyres, le préfet du prétoire fut autorisé à livrer ces Barbares à ceux qui les lui demanderaient pour cultiver les terres, non comme esclaves, mais à titre de colons.

Les obligations imposées aux colons du domaine de Burunitanus étaient fort douces ; mais les redevances et corvées devaient varier infiniment, et être en beaucoup de lieux très onéreuses. On en a la preuve dans une constitution de Constantin défendant d’exiger des travaux extraordinaires, au temps des semailles et de la moisson, afin que le colon ne soit pas empêché d’ensemencer son champ et de récolter son blé au moment opportun[204].

Après les redevances aux maîtres, venaient celles qui étaient dues à l’État : la capitation, le service militaire, les taxes qu’il fallait acquitter pour le transport et la vente des produits au marché voisin, taxes légères aux premiers siècles, écrasantes plus tard, surtout quand le maître, légalement responsable de la dette de ses colons, ajoutera aux exigences du fisc celles d’un propriétaire d’autant plus avide qu’il sera plus obéré.

Ces colons étaient libres, ils contractaient des mariages valables ; ils pouvaient acquérir et quelques-uns arrivaient à une aisance qui, malgré leur condition, les fit réclamer par les curies pour aider les possessores à porter le poids des munera[205]. La loi les en dispensa, afin de réserver toutes leurs ressources pour l’amélioration de leurs cultures dont le fisc bénéficiait, ut idoneiores prædiis fiscalibus habeantur[206]. Enfin ils ne devaient que les redevances et corvées convenues ; si le maître, sui sa terre, le conductor, sur le domaine impérial, demandait davantage, le juge ou l’empereur intervenait.

Mais une condition qui deviendra de plus en plus générale compensait ces avantages, le colon était attaché au sol ; il passait avec lui à l’acheteur du fonds[207], et le propriétaire aura sur lui, s’il ne l’a déjà, un droit de correction : le colon qui abandonne sa terre est traité comme l’esclave fugitif. Et puis, pour le colon, comme pour l’esclave, il faut faire la part de l’arbitraire. Si le colon avait des droits, le juge était loin, la réclamation difficile, dangereuse ; et quand le recruteur demandait au propriétaire son contingent de soldats, celui-ci livrait les colons qu’il lui plaisait de choisir, et ceux dont il n’était point satisfait allaient courber le dos sous le cep du centurion[208]. Salvien les compare aux victimes de Circé, la terrible magicienne qui changeait les hommes en bêtes : Le maître, dit-il, les reçoit comme habitants volontaires, et il les garde comme serfs de sa terre[209].

 

VI. — RÉSUMÉ.

Tous les droits qui viennent d’être expliqués, sauf la dominica potestas, institution commune au jus civile et au jus gentium, étaient des droits purement romains. Mais les législations locales se rapprochaient sans cesse des lois de la cité mère, et l’on a vu que déjà le peuple romain formait les trois quarts de la population de l’empire, dont il formera bientôt la totalité : de sorte que, tout en paraissant nous occuper des seuls Romains, nous avons, en réalité, montré l’organisation domestique du plus grand nombre des provinciaux. Il sera donc légitime de tirer de cette étude particulière une conclusion générale.

Et d’abord on a pu constater un progrès continu dans le sens de l’équité et du droit naturel. La forte organisation de la famille romaine subsiste ; le père y maintient l’unité du culte, du patrimoine et des volontés ; il est encore prêtre, administrateur et juge, maître obéi de son fils, de sa femme, de ses esclaves, de ses colons, de ceux qu’il tient in mancipio, et patron respecté de ses affranchis[210]. Cependant il a perdu une partie de ses anciens droits, et la condition de tous ceux qui vivent autour de lui est devenue plus douce, même celle de l’esclave. Mais, en faisant entrer dans la famille plus de justice et un peu de liberté, les empereurs n’en ont pas détruit le caractère primitif, et cette liberté discrète, qui est venue s’asseoir au foyer domestique, y reste déférente et respectueuse envers l’autorité paternelle. On objectera les mœurs que montrent Apulée, Juvénal et Pétrone : nous répondrons plus loin à cette question ; en attendant, il faut bien admettre qu’avec de pareilles lois la maison paternelle devait, dans un grand nombre de familles, garder une sévère ordonnance qui laissait son empreinte sur les esprits, et l’on en conclura que des parents si disciplinés ne pouvaient pas faire des citoyens turbulents.

La famille explique d’avance la cité, comme la fortune de la cité, aux premiers siècles de l’empire, nous fera comprendre celle de l’État à la même époque.

Autre ressemblance : la puissance publique a déjà pénétré dans la famille au nom de l’équité, de même qu’elle pénétrera dans la cité au nom d’une justice meilleure. Héritier des censeurs républicains, le prince ou le sénat, son instrument, diminue les droits du père et de l’époux ; il réprime l’exhérédation injuste et punit lui-même l’adultère[211] ; il cherche à restreindre les divorces[212] et assure des récompenses aux vertus conjugales. En un mot, le juge public tend à se substituer au juge domestiqué, ainsi que, dans la cité, l’agent du prince remplacera peu à peu les magistrats municipaux. Ces envahissements de la puissance publique, tout profitables qu’ils soient pour l’heure aux intéressés, annoncent l’approche des temps où nulle liberté, nul droit, ne subsistera en face du souverain maître, l’État.

La famille n’est pas seule à se modifier ; l’ordre économique change, et le monde du travail se transforme. Nous ne sommes pas encore arrivés au temps oui les corporations industrielles seront rendues héréditaires ; mais, dans la hiérarchie sociale, beaucoup d’ingénus descendent, beaucoup d’esclaves montent, et ils se rencontrent à mi-chemin de la servitude à la liberté : déchéance pour les uns, progrès pour les autres. Et comme l’avenir est, toujours en germe dans le présent, même un avenir lointain, c’est au sein de cette brande société romaine, où le citoyen avait eu tant d’orgueil et l’esclave tant de misères, que se préparait la formation de la classe innombrable des serfs du moyen âgé dont la condition sera moins malheureuse que ne l’avait été celle des victimes de l’ancienne servitude.

 

 

 

 



[1] Le Monument d’Ancyre donne près de cinq millions de citoyens pour l’an 14 de J.-C. (4.937.000). Tacite porte ce chiffre à près de sept millions pour l’année 47 (Ann., XI, 45) (6.944.000), soit un accroissement de deux millions en trente-quatre ans, malgré la recommandation d’Auguste d’être sévère dans la concession du droit de cité. Nous avons trouvé, sous Claude, trente millions de citoyens, avec un accroissement annuel de deux cent soixante mille. Sous les Flaviens, qui fondèrent tant de colonies, sous les Antonins, empereurs provinciaux, l’accroissement, par diverses causes qu’il est inutile d’énumérer ici, dut être beaucoup plus rapide. Cependant, en le supposant le même que dans la première période, les cent trente-trois années qui séparent le recensement de Claude et la mort de Marc-Aurèle auraient porté à près de quinze millions le nombre des citoyens. Or 15 x 4 1/3 donne une population totale de soixante-cinq millions d’hommes, de femmes et d’enfants. D’où l’on peut conclure avec beaucoup de probabilité qu’à la fin du deuxième siècle la grande majorité des provinciaux avait le droit de cite romaine.

[2] Les citoyens romains se divisaient en ingénus, qui étaient nés libres, et en affranchis, qui étaient sortis de servitude ; en personnes alieni juris, soumises à la puissance d’un autre ou tenues dans une sorte d’esclavage qu’on expliquera plus loin, et en personnes sui juris, qui étaient absolument indépendantes ou ne subissaient, par la tutelle ou la curatelle, qu’une suspension temporaire de leur pleine liberté.

[3] Capitis deminutio maxima, media, minima.

[4] Cicéron, Topica, 8 ; Gaius, Inst., I, 129 ; Digeste, XLIX, 15. Cf. Jus postliminii, par Beckmann, Erlangen, 1875. Une vieille loi rappelée par Plaute, Stichus, 28-30, déclarait le mariage nul la troisième année de l’absence : Neque id inmerito eveniet : nam viri nostri domo ut abierunt hic tertius annus. Julianus (au Digeste, XXIV, 2, 6) exigea, pour la femme d’un soldat pris par l’ennemi, un intervalle de cinq ans : Sin autem in incerto est an vivus apud postes.... vet morte præventus.... quinquennium.

[5] Ulpien, Lib. reg., tit. III. Cf. Pline, Lettres, X, 4 et 6.

[6] Sous Claude, il fallut un sénatus-consulte pour accorder aux Gaulois déjà citoyens le droit d’arriver au sénat de Rome et aux charges d’État.

[7] Frontin, de Aquæd., 6. La république avait appliqué le principe du droit pour l’État de reprendre, sans indemnité, les terres du domaine public dont elle avait concédé la jouissance. L’empire répudia cette dure loi ; les empereurs défendront au fisc d’élever des prétentions sur les biens dont il aura reçu le prix. Un rescrit d’Alexandre Sévère porte : ne fiscus rem quam vendidit evincet (Cod., X, § 1).

[8] Paterfamilias appellatur qui in domo dominium habet (Ulpien, au Digeste, I, 16, 195, § 2).

[9] Domus tutissimum cuique refugium asque receptaculum (Digeste, II, 4, 18) .... de domo sua nemo extrahi debet (ibid., 21).

[10] Auguste fit tuer un enfant de la seconde Julie. (Suétone, Oct., 65.)

[11] C’est du moins le sens général des vers 634-64.

[12] Quod exit gnatum me absente tollito. Cf. Plaute, Amph., 501 ; Ovide, Met., IX, 678 ; Juvénal, Sat., IX, 84 ; Stace, Sylves, II, 1, 79 ; Térence, Andr., 219. Ce droit était encore exercé à la fin du second siècle : Pater peregre proficiscens mandavit uxori suæ.... ut si sexus sequioris edidisset fatum.... necaretur (Apulée, Métam., X). Sénèque dit (de Ira, I, 15) en l’approuvant : Portentosos fœtus extinguimus, liberos quoque, si debiles monstrosique editi surit, mergimus. C’est la coutume des temps barbares qui subsiste encore en Chine et en Afrique. Le journal des Missions catholiques racontait, il y a quelques années, d’après une lettre du préfet apostolique de Zanzibar, que les Wazaramos, tribu voisine d’un des établissements de la mission, jetaient aux bêtes de la forêt les enfants nés un vendredi ou pendant la pleine lune et ceux qui étaient affligés du moindre défaut corporel. Moyennant une somme de 2 à 5 francs, ces sauvages avaient fini par livrer leurs enfants (mbaya) aux missionnaires.

[13] .... vulgo concepti (Ulpien, Lib. reg., III, 61).

[14] Le Romain avait trois noms, quelquefois quatre. Propriorum nominum quatuor sunt species, disent les grammairiens Diomède et Priscien : Prænomen, quod nominibus gentilitiis præponitur, ut Marcus, Publius ; nomen, quod originem gentis vel familiæ declarat, ut Portius, Cornelius ; cognomen est quod uniuscujusque proprium est, ut Cato, Scipio ; agnomen est quod extrinsecus cognominibus adjici solet, ex aliqua ratione vel virtute quæsitum, ut est Africanus, Numantinus, etc.

[15] Voyez la lettre d’Hadrien à sa mère.

[16] Aulu-Gelle, XII, 1 ; Orelli, n° 2677 : .... quæ filios suos propriis uberibus educavit. Mommsen, Inscr. regni Neapol., n° 1092.

[17] Juvénal, Sat., XIV, 49 : Peccaturo obstet tibi filius infans.

[18] Longe ab adsentatione pueritia removenda est ; audiat verum et timeat interim ; vereatur semper ; majoribus assurgat (Sénèque, de Ira, II, 21).

[19] La puberté légale, fixée à dix-sept ans dans le plus ancien droit, fut, sous l’empire, ramenée à quatorze pour les garçons, à douze pour les filles. (Macrobe, Saturnales, VII, 17.) C’était l’âge fixé à Genetiva (chap. XCVIII) pour la fin de la minorité ; confirmé par Justinien au Code, V, 60, 5.

[20] Perse, Sat., V, initio.

[21] Ovide, Fastes, III, 773 et suiv.

[22] Élégies, IV, I, 130.

[23] Fastes, III, 761 et suiv.

[24] En opposant à son gendre l’interdit de liberis exhibendis. Cf. Cicéron, ad Her., II, 24 ; le Stichus de Plaute et les termes mêmes de la loi, conservés par Julianus dans son livre I, ad Ediclum prætoris, au Digeste, III, 2, 1.

[25] Sénèque, de Clem., I, 14.

[26] Digeste, XLVIII, 9, 5. Inauditum filium pater occidere non potest ; sed accusare eum apud præsid. prov. debet (Ulpien, au Digeste, XLVIII, 8, 2).

[27] Digeste, XXIII, 2, 19. Sévère obligea le père à donner une dot (Ibid.). De même pour la fille.

[28] Paul, V, 6, § 15 : Bene concordans matrimonium separari a patre divus Pius prohibuit.

[29] Digeste, XXXVII, 12, 5.

[30] Le chiffre des enfants exposés ou vendus devait être très considérable, puisque, en pleine civilisation moderne, avec de grandes facilités pour les familles pauvres d’élever leurs enfants et des pénalités sévères pour l’infanticide et l’abandon ou l’exposition, il y a eu, à Paris seulement, en 1879, 344 condamnations de ce chef, et que le service des enfants assistés du département de la Seine avait, en 1880, 26.186 pensionnaires de 1 jour à 21 ans.

[31] Voyez Wallon, Histoire de l’esclavage, t. III, p. 441.

[32] Par la querela inofficiosi testamenti. (Inst., II, 18, proœm., et Digeste, V, 2, 2.) La lex Falcidia, de l’an 40 av. J.-C., n’autorisa les legs que jusqu’à concurrence des trois quarts de la succession, l’autre quart devant rester aux héritiers institués. (Inst., II, 22 ; Gaius, Inst., II, §§ 225-7.)

[33] Pro Domo, 13-14.

[34] Cf. au Digeste, I, 7, 17 ; et Aulu-Gelle, V, 19.

[35] Le spado pouvait lui-même adopter. (Gaius, I, 103.)

[36] Cicéron, pro Domo, 13-14 ; Aulu-Gelle, V, 19.

[37] .... emptos a patre (Suétone, Oct., 64).

[38] Mais Galba et Nerva s’étaient déjà dispensés de quelques-unes de ces formalités, et Sévère les omettra toutes.

[39] In solatium amissorum (Cod., VIII, 48, 5).

[40] La fortune de l’adrogé passait d’abord tout entière à l’adrogeant ; pour éviter que l’adrogé et ses agnats ne fussent dépouillés au profit de l’ancienne famille de l’adrogeant, Antonin décida que l’adrogé déshérité ou émancipé sans motif aurait droit à un quart des biens de l’adrogeant. Ce fut la quarte Antonine.

[41] Ainsi pour les enfants des soldats qui avaient obtenu l’honesta missio.

[42] César, de Bello civ., VI, 19 ; Gaius, Inst., I, § 55.

[43] Gaius, Inst., II. 123.

[44] .... Dote cassant atque inlocabilem (Aulul., 183).

[45] Regina Pecunia (Epist., I, VI, 37).

[46] .... Quodcumque vitii est (ad Jovinian., III, p. 429, édit. Haase).

[47] .... Anxia mater (Juvénal, Sat., I, 289).

[48] Térence, Eun., 313.

[49] Voyez, dans Suétone, de Gramm., 10, un exemple de ces séductions.

[50] Silves, III, 3, 03. Cf. Ovide, Ars amat., III, 315, et Pline, Lettres, V, XVI. Aux fêtes religieuses, il y avait souvent des chœurs de jeunes garçons et de jeunes filles. Voyez Suétone, Oct., 100 ; Ovide, Tristes, II, 23 ; Pline, Lettes, IV, XIX.

[51] Les cas d’empêchement au mariage étaient nombreux. On les tirait de la parenté et de la condition : ainsi un sénateur ne pouvait épouser une affranchie ; un tuteur, sa pupille ; une femme libre, le colon d’un tiers ; un Romain, une femme barbare ; un gouverneur, une femme de sa province.

[52] La capacité de contracter les justes noces s’appelait connubium, et le jus connubii appartenait aux seuls citoyens romains, mais pouvait être concédé aux pérégrins par le pouvoir législatif.

[53] L’action en dommages-intérêts accordée au père disparut de bonne heure, mais on frappa de la note d’infamie celui qui, malgré une promesse subsistante, contractait des fiançailles nouvelles.

[54] Digeste, XXI, I, 11 et 12 ; Ulpien (ibid., 12, § 1) fait une restriction que Paul, au titre 2, fr. 2, ne conserve pas. Cf. Cod., V, 4, 12, et Accarias, I, p. 147.

[55] Pline, Hist. nat., XXXIII, 12 ; Juvénal, Sat., VI, 25, et Digeste, XXXIV, 1, 36, 1.

[56] Fastes, V, 487 sqq.

[57] Fastes, VI, 219.

[58] Macrobe, Saturnales, I, 15.

[59] Pline, Lettres, V, 16.

[60] Pline, Lettres, IV, 22.

[61] Il n’était pas nécessaire, comme aujourd’hui, que le contrat précédât le mariage ; il pouvait ne venir qu’après.

[62] Tacite, Ann., XI, 37 ; Sénèque, Cons. ad Helv., 12 ; Juvénal, Sat., X, 355 : Ritu decies centena.

[63] Depuis que l’empereur était le grand pontife, il s’était déchargé du soin de faire ces mariages sur un prêtre, sacerdos confarreationum et diffarreationum. (Willmans, 1286.)

[64] Tacite, Ann., IV, 16. Gaius, sous Marc Aurèle, dit encore : quod jus etiam nostris temporibus in usu est (I, 113). Cf. § 136, qui montre que ces mariages étaient fort rares.

[65] Plaute, Aulular., 381.

[66] Juvénal, Sat., II, 129 ; Apulée décrit une noce (Met., IV, 81). Voyez aussi, dans Catulle (LXI et LXII), l’Épithalame de Manlius et le Chant nuptial.

[67] Chez les Valaques d’Acarnanie, au moment où la fiancée va franchir le seuil de sa nouvelle demeure, on lui présente du beurre ou du miel dont elle frotte la porte, en marquant ainsi que sa venue amènera dans la maison douceur et joie : Uxor dicitur ab ungendis postibus. (Heuzey, le Mont Olympe et l’Acarnanie, p. 278.)

[68] Veneri donatæ a virgine pupæ (Perse, Sat., II, 70).

[69] Juvénal, Sat., VI, 204.

[70] In domo viri dominium (Microbe, Saturnales, I, 15 ; Digeste, XXXII, 41, et Orelli, n° 2665).

[71] Plutarque, Romulus, 20 ; Tacite, Orat., 28.

[72] L’État remettait parfois à ce tribunal le soin de punir les crimes commis par la femme.

[73] Tacite, Annales, XIII, 32.

[74] La femme judiciairement convaincue d’adultère était reléguée dans une île avec perte de la moitié de sa dot et du tiers de ses biens. (Paul, Sent., II, 26.) Après Constantin, elle fut punie de mort.

[75] Les jurisconsultes du cinquième siècle imaginèrent la donatio propter nuptias. C’était une somme apportée par le mari, confondue avec la dot et qui, à la dissolution du mariage, était assurée à la femme et aux enfants. (Inst., II, 7, § 3.)

[76] Digeste, XLII, au titre 8 : quæ in fraudem creditorum facta sunt.

[77] Uxores viri lugere non compellentur (Digeste, III, 2, 9).

[78] Le père de Pline le Jeune avait pris pour concubine une esclave, contubernalis, qu’il nomma dans son testament. Vespasien, étant empereur, eut une concubine, de même Antonin, Marc-Aurèle, Constance Chlore et Constantin.

[79] Digeste, XXIII, 2, 1.

[80] Plaute, Menæchmi, 789 et suiv.

[81] Plaute, Casina, 178-135.

[82] Plaute, Asin., 943.

[83] Dote fretæ, féroces (Plaute, Men., 767).

[84] Plaute, Aulul., v. 526-7.

[85] Horace, Carm., III, XXIV, 19 ; Martial, Épigrammes, XII, LXXV, 6 ; XIII, 12 ; Juvénal, Sat., VI, 460.

[86] Proc. calamistratus, dit encore Sénèque (de Matrim.). Cf. Martial, Épigrammes, V, LXI.

[87] Valère Maxime, II, 1, 6.

[88] Ovide, Rem. amor., 663 et suiv.

[89] .... Multarum nuptiarum (ad Atticus, XIII, XXIX).

[90] Orbitas in auctoritate summa et potentia esse (Pline, Hist. nat., XIV, in proœm.).

[91] Cornelius Nepos (in præf.) marque en quelques traits la différence entre la condition de la femme à Athènes et à Rome : Quem Romanorum pudet uxorem ducere in convivium ? Aut cujus non materfamilias primum locum tenet ædium atque in celebritate versatur ?

[92] Digeste, XXIII, 2, 1.

[93] .... Animal imprudens, ferum, cupiditatum impatiens (Sénèque, de Const., 74).

[94] Dion, XLIX, 38.

[95] Tacite, Annales, XII, 37.

[96] L. Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 7. Athènes dressa une statue à la femme d’Hérode Atticus. (C. I. G., 993.)

[97] Tacite, Annales, III, 33.

[98] Divini humanique juris communicatio (Digeste, XXIII, 2).

[99] Argentum accepi, dote imperium vendidi (Asin., 74).

[100] Pro Mur., 92. Lorsque Claude eut supprimé la tutelle des agnats, qui était un droit sévère exercé par des héritiers éventuels, et que la femme put recevoir du magistrat un tuteur (dativus t.) ou en choisir un elle-même (optivus t.), la tutelle ne fut plus qu’une charge onéreuse.

[101] Gaius, I, 150-151.

[102] Digeste, L, 2, 9 : Non interveniente connubio, (liberi) matris conditioni accedunt. Ulpien, Reg., 5, § 8.

[103] Inscr. de Pompéi (Orelli, n° 3700). Sénèque reconnaît que c’est à sa tante, la plus modeste, la plus réservée des femmes, qu’il dut la questure.... Non mores obstiterunt quo minus pro me ambitiosa fieret (Cons. ad Helv., 17).

[104] Flaminica Aug. Quantité d’inscriptions portent ce titre. Cf. l’Index d’Orelli-Henzen et de L. Renier, Inscr. d’Algérie.

[105] Gaius, I, 115a. Le tuteur testamentaire, c’est-à-dire donné par le père à la fille dans son testament, pouvant être un étranger et non pas un agnat, était sans droit sur l’héritage de la fille, qui recouvrait alors la libre disposition de son patrimoine.

[106] Orelli, n° 3999, 4107.

[107] Horace, Carm., I, XXVIII.

[108] Cicéron, in Verrès, V, 45 ; Suétone, Octave, 99.

[109] Perfide, du moins à Rome. Cf. Horace, Sat., II, VI, 19 ; Ovide, Met., I, 117. Aut. pestilentia (César, de Bello civ., III, 87).

[110] Térence, Pharm., 1025.

[111] Horace, Epist., I, VII, 6.

[112] Les empereurs n’étaient pas même exempts de cette parodie. Voyez, dans Suétone, Vespasien, 10, les funérailles de Vespasien :.... Archimimus personam ejus ferens, imitansque, ut mos est, acta aut dicta vivi.

[113] Élégies, II, XIII, 27-28.

[114] La défense d’inhumer dans l’intérieur de la Ville est aux Douze Tables, et on la retrouve dans la Loi de Genetiva (chap. LXIII) qui décrète une amende de 5.000 sesterces contre ceux qui la violeraient. Cette défense, qui fut générale dans l’empire romain, était une mesure d’hygiène, mais bien plus encore une prohibition religieuse : ne funestentur sacra civitatis (Paul, Sent., I, 21, 2). Si elle était violée, il fallait une expiation religieuse.

[115] Properce, Élégies, II, XIII, 29.

[116] Properce, Élégies, IV, 7.

[117] Lettres, IV, 2.

[118] Hist. nat., VII, 55. Du temps de Macrobe (quatrième et cinquième siècles), on ne brûlait plus les cadavres (Saturnales, VII, 7), usage contraire à la croyance chrétienne de la résurrection de la chair.

[119] Hist. nat., VII, 15.

[120] Tibulle, Eleg., III, 2.

[121] Virgile, Æn., XI, 97, et Servius, ad Æn., III, 68.

[122] Ausone, Epist. 38.

[123] Orelli, qui cite cette inscription au n° 4813, la tient pour suspecte.

[124] Orelli, n° 6042. Malheureusement M. Le Blant a très probablement raison de donner le sens de bene vivere aux mots bene facere. (Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1875, p. 444.) Cependant on verra plus loin que la bienfaisance était aussi une vertu païenne, parce qu’elle devient, dans l’état de civilisation, une vertu de nature.

[125] Heuzey, Mission de Macédoine, p. 94.

[126] Heuzey, Mission de Macédoine, p. 58 ; Perrot, Galatie, etc., p. 7 ; Bourguignat, Inscr. de Vence, p. 44 et suiv. ; Bulletin de Corresp. hellén., VIII, p. 544. On a des centaines d’inscriptions de cette sorte.

[127] Orelli, n° 7403.

[128] Bulletin de l’Inst. arch. pour 1864, p. 154.

[129] Tite Live, VIII, 22 ; XXXIX, 46 ; XLI, 28. Dans sa savante étude sur les monuments funéraires des Grecs, M. F. Ravaisson a exprimé l’opinion que, pour les anciens, les morts faisaient aussi aux enfers des repas funèbres.

[130] Novelles de Justinien, 115, § 5.

[131] Orelli, n° 2417 : .... dies caræ cognationis, et Ovide, Fastes, II, 617 et suiv.

[132] Ces coutumes existent encore en Thessalie et en Macédoine. Cf. Heuzey, Mission, p. 156 ; A. Dumont, le Balkan, p. 34. La croyance à une sorte de vie matérielle dans le tombeau est tellement enracinée chez les Grecs d’Europe et d’Asie, qu’elle a pénétré chez les Osmanlis de l’Asie Mineure, où l’on ménage un trou dans les fosses, afin que le mort puisse respirer et rester en communication avec le monde des vivants. (Collignon, Revue des Deux Mondes, 1er janv. 1880.) Naguère en Dauphiné, on buvait, le jour des funérailles, à la santé du pauvre mort.

[133] Horace, Ars poet., 249.

[134] Satires, I, VIII, 11.

[135] Saturnales, VII, 7.

[136] Suétone, Tibère, 73 ; Caligula, 12 ; Valère Maxime, VII, VIII, 5, 6 ; VIII, V.

[137] Digeste, XXX, 3, 4-7.

[138] Cod., VI, 21, 15, et Digeste, XXIX, 1, 35. Le dernier texte est de Paul, par conséquent du commencement du troisième siècle, mais les Institutes citent (II, 11, proœm.) un rescrit de Trajan sur ce sujet.

[139] Trimalcion lègue aussi à un de ses esclaves un fonds de terre avec la liberté pour sa contubernalis, à un autre un pâté de maisons, insula, et un lit complet. (Pétrone, Satiricon, 71.)

[140] Wilmanns, 314.

[141] Horace, Satires, II, V.

[142] Qui captandorum testamentorum artem professi sunt (Sénèque, de Ben., VI, 38, 3). Cf. Pline, Hist. nat., XIV, 5.

[143] Satiricon, 116.

[144] Martial, Épigrammes, III, 90 ; Juvénal, Satires, XII, 98.

[145] Horace, Satires, II, v. 27-35.

[146] Martial, Épigrammes, I, 11.

[147] Martial, Épigrammes, IX, 10.

[148] Pline, Lettres, VIII, 18.

[149] Martial, Épigrammes, V, 39.

[150] Martial, Épigrammes, II, 26.

[151] Pline, Lettres, VIII 18.

[152] Martial, Épigrammes, III, 52.

[153] Voyez, dans Pline, Lettres, II, 20, les mésaventures de Regulus.

[154] Pline, Histoires naturelles, XX, 57.

[155] Miles glor., 707 et suiv.

[156] Ces mots ne sont pas une exagération. Nous vivons, dit Pline le Jeune (Lettres, IV, 15), en un temps où les soins que l’on rend à ceux qui n’ont point d’enfants, orbitatis præmia, dégoûtent même d’un fils unique. Cf. Tacite, Ann., XV, 19, et Sénèque, Cons. ad Marc., 19, 2.

[157] Plaute était né avant la seconde guerre Punique.

[158] Pline, Panégyrique, 57-59.

[159] Les decem personæ, c’est-à-dire, le père, la mère, le fils, la fille, l’aïeul, l’aïeule, le petit fils, la petite-fille, le frère et la sœur, furent alors exemptées de l’impôt du vingtième. (Collat. leg. Mos. et Rom., XX. IX.)

[160] Tacite, Annales, III, 28

[161] Cod., VII, 16, 1, et IV, 10, 12 (anno 294).

[162] Digeste, L, 17, 32.

[163] Voyez les soins que Columelle prend des siens, même de ceux qu’il a fallu enchaîner. Chez lui, toute femme esclave qui avait en trois enfants était dispensée de travail, celle qui en avait eu davantage était affranchie. (De Re rust., I, 7-8.)

[164] Plutarque, Caton, 20.

[165] Digeste, XVIII, I, 42.

[166] Institutes, I, 8, § 2.

[167] Digeste, XLVIII, 8, 5, § 5. Constantin, plus indulgent en faveur du maître, exigea, pour l’application de la peine, que l’esclave eût été tué sur le coup, ce qui permettait, dans bien des cas, d’échapper à la pénalité d’Antonin. (Cod., IX, 14.)

[168] Gaius, I, 53.

[169] Rescrits d’Antonin (au Digeste, I, 6, 2) et de Septime Sévère : .... Præfecio Urbi datum est ut mancipia tueatur ne prostituantur (ibid., 12, 8).

[170] Digeste, XXI, 1, 35, et XXXIII, 7,12, § 7 :.... Neque duram separationem injunzisse credendus est. Cf. Paul, ibid., XXI, 1, 39 ; Scævola, ibid., XXXII, 41, § 2 : pietatis intuitu.

[171] Valentinien et Valens, au Cod., XI, 47, 7.

[172] Satires, IV, initio.

[173] Voyez les deux guerres des esclaves en Sicile, celle des gladiateurs en Italie, et la guerre des pirates.

[174] .... Nisi prias administrationum rationes reddiderit quas, quum in servitute esset, gessisset (Digeste, XL, 12, 34).

[175] Le Digeste (XLIX, 14, 30 et 46, 7) s’occupe à plusieurs reprises des esclaves administrateurs, actores, de biens dévolus au fisc, et interdit aux procurateurs de les aliéner par vente ou manumission, sans le consentement du prince, parce que le fisc a besoin de ces esclaves qui sont au courant de la gestion des biens. Les fouilles récemment faites dans un ancien cimetière de Carthage ont montré que les bureaux du proconsulat étaient remplis d’esclaves et d’affranchis qui y vivaient et y mouraient.

[176] Tablettes trouvées en 1875. (Le Tavolete cerate di Pompei, par de Petra.)

[177] Sur toute la question de l’esclavage, voyez le livre de M. Wallon.

[178] Gaius, I, 20.

[179] L’affranchi ne pouvait même entrer à la curie d’une cité provinciale, et primitivement l’armée lui était interdite. (Cod., XI, 21, ad leg. Visell.)

[180] Germanie, 25, et le passage fameux (Annales, XIII, 27) .... late fusum id corpus (libertorum) ; hinc plerumque tribus decurias, ministeria magistratibus et sacerdotibus, cohortes etiam in urbe conscriptas; et plurimis equitum, plerisque senatoribus non aliunde originem trahi.

[181] Cette condition du Latin junien sera celle des mainmortables du moyen âge.

[182] C’était la restitutio natalium, qui effaçait toute trace de naissance servile, et le jus aureorum annulorum, qui ouvrait la route des honneurs.

[183] D’après la loi Ælia Sentia rendue sous Auguste.

[184] Tacite, Ann., XIII, 26 et 27 ; Digeste, XXXVII, 14,15. Cf. Accarias, Précis de droit romain, I, p. 74.

[185] Digeste, XLVIII, 5, 38, 63.

[186] Lettres, X, 6.

[187] Digeste, XXXVII, 14, 5, § 1.

[188] Tacite, Annales, XIII, 14.

[189] C. I. L., t. III, n° 328.

[190] Inscr. de Lyon, n° 113, 376, 505 ; Heuzey, Mission de Macédoine, p. 41.

[191] Henzen, Annales de l’Instit., 1865, p. 6.

[192] Le legs était de 1.866.666 sesterces, dont l’intérêt annuel, à 6 pour 100, s’élevait à 111.999 sesterces, soit pour chaque affranchi 1119 sesterces, ou une pension alimentaire d’environ 250 francs. Après le décès des pensionnaires, ce revenu devait servir à défrayer un banquet annuel pour les citoyens de Côme. (Orelli, n° 1172.) Voyez ci-dessus une fondation encore plus considérable de Dasumius, et, dans l’Hérode Atticus de Vidal Lablache (p. 52), les inscriptions funéraires qui témoignent si vivement de l’affection d’Hérode et de sa femme pour leur affranchi Polydeucion.

[193] Wilmanns, 2704. Voyez, dans Wallon, Hist. de l’esclavage, t. III, p. 62-75, tous les adoucissements introduits par la jurisprudence dans la législation relative aux affranchissements.

[194] Voyez ce que disent des latifundia Columelle, I, 3, et Appien, Bell. civ., I, 7.

[195] Comm., III, 145.

[196] Digeste, XXX, 112.

[197] Constance et Valentinien Ier, au Cod., XI, 47, 2 et 7.

[198] Felicissimus jundus qui colonos indigenas habet (I, 7).

[199] Mommsen, Inscr. Neap., n° 2572, 2901, 5504. Orelli, n° 4644.

[200] Frumenti modem dominus aut pecoris, aut vestis, ut colono, injungit (Germanie, 25. Cf. Pline, Lettres, III, 19).

[201] Colonus.... qui ad pecuniam numeratam condusit.... partiarius colonos [qui] quasi societatis jure et damnum et lucrum cum domino lundi partitur (Gaius, au Digeste, XIX, 2, 25, § 6).

[202] Voyez, au Journal des Savants de novembre 1880, le texte de cette inscription, trouvée par M. Tissot en Tunisie, et une intéressante étude de M. Esmein qui combat heureusement sur certains points l’opinion de Mommsen. On connaissait déjà une inscription analogue, mais moins importante, pour le domaine impérial de Sæpinum dans le Samnium. (Wilmanns, 2841.)

[203] Pline, Hist. nat., III, 20. Ce fut le sort, sous Auguste, des triumpilini. Il sera question ailleurs des dediticii, fœderati et læti.

[204] Cod., XI, 47,1 ; Numquam sationibus vel colligendis frugibus insistentes agricoles ad extraordinaria opera detrahantur. Ces textes n’appartiennent pas à l’histoire du haut empire, mais ils l’éclairent. Huschke (Ueber den Census, p. 156 et suiv.) croit que le colonat fut constitué par Auguste ; c’est remonter bien haut et faire accomplir par un homme une de ces lentes révolutions sociales que les mœurs préparent et qu’ensuite la loi consacre. Cependant la mention d’un règlement fait par Hadrien prouve que le colonat était fort ancien, puisque cette intervention du souverain avait été nécessaire pour corriger des abus qui avaient déjà eu le temps de se produire.

[205] Pour les Munera, voyez le chapitre suivant.

[206] Digeste, L, 6, 5, § Il, confirmé par trois lois de Constantin, au Code, XI, 67, 1-3.

[207] Un rescrit de Marc-Aurèle et Commode (Digeste, XXX, 112) porte si quis inquilinos sine prædiis quibus adhærent legaverit, inutile est legatum. Il se peut bien que l’inquilinus de ce texte soit un servus, mais le jour où l’esclave put être fixé au sol doit avoir été bien proche de celui où le colon y fut attaché. Ulpien, au commencement du troisième siècle, les confond à cet égard : si quis inquilinum vel colonum non fuerit professus.... (Digeste, L, 15, 4, § 9) ; et si les colons du saltus Burunitanus, dont quelques-uns sont morts sous le bâton, ne se sont pas tous enfuis, c’est qu’ils ne le pouvaient pas. Une loi de Théodose (Code, XI, 51, 1) dit : Coloni.... originario ure teneantur et licet conditione videantur ingenui, servi tamen terra ; ipsius, cui nati sunt, existimentur.

[208] Eumène, Pan. Vet., IV, 3.

[209] De Gubern. Dei, V, 8, 9.

[210] Tacite prouve qu’il subsistait dans la famille beaucoup de l’ancienne autorité paternelle, et Gaius (I, 192-3) parle encore de la manus dans les mariages par confarreatio et par coemptio.

[211] Lex fuit.... ut adulterum cum adultera deprehensum marito liceret occidere. Hæc lex abolita est lege Julia quæ jussit adulterii cognitionem ad judices referri. (Schol. ad Horatii Sat., II, VII, 63.)

[212] Divortiis modum imposuit (Suétone, Octave, 34).