HISTOIRE DES ROMAINS

 

DIXIÈME PÉRIODE. — LES ANTONINS (96-180)[1]. — LA PAIX ROMAINE.

CHAPITRE LXXIX — NERVA ET TRAJAN (96-117).

 

 

I. — NERVA (19 SEPTEMBRE 96-28 JANVIER 98)[2].

Dix empereurs se sont partagés les quatre-vingt-deux années écoulées entre l’avènement de Tibère et celui de Nerva. Cinq provenaient de l’hérédité, cinq de l’élection des soldats : l’une donnait, par exemple, Caligula et Néron ; l’autre, Claude et Vitellius. D’après leurs résultats, les deux systèmes se valaient.

C’est qu’ils différaient seulement par les apparences. Qu’Othon achetât l’empire aux prétoriens ou que Domitien héritât de son frère, il importait peu. Le prince, de quelque façon qu’il le fut devenu, était maître sans partage, dans un pays qui n’avait cependant pas supprimé toute trace de ses institutions libres, et dans un temps où l’on se souvenait encore du peuple, du sénat, des comices avec leurs magistrats annuels et responsables. Ainsi la forme du pouvoir était en contradiction avec les mœurs et les traditions, deux grandes forces qui veulent être ménagées ; mais elle paraissait d’accord avec une autre puissance dont il faut tenir compte : les intérêts, car partout régnait un immense besoin de paix et d’ordre publie.

Il y avait donc, pour cette société, deux questions très différentes l’une, politique, qui se débattait à Rome et malheureusement aussi dans les camps, le plus souvent au milieu de péripéties sanglantes : celle de l’avènement, du maintien ou de la chute du maître ; l’autre, économique, qui était le seul souci des provinciaux : la paix sans concussions ni violences, la sûreté des routes et l’activité du commerce, sans impôts trop lourds.

Auguste et Vespasien avaient satisfait à ce double besoin ; sous eux Rome avait été tranquille, la loi de majesté oubliée, le licteur sans emploi, et il y avait eu : à l’armée, de la discipline ; dans les provinces, du bien-être ; dans l’État, les formes extérieures de la liberté ; mais ces biens provenaient de la sagesse de deux hommes, non des institutions, et ils passèrent comme eux.

Nerva commence une période toute différente. Cinq princes régneront avec honneur durant quatre-vingt-cinq années, et aucun ne tombera sous le poignard. Est-ce donc que vont s’établir enfin ces institutions que nous montrions au chapitre LXXI de cet ouvrage, comme le moyen de concilier l’unité de commandement, indispensable à l’empire, avec la participation régulière des provinces au gouvernement de l’État, pour prévenir les soubresauts violents des révolutions ? Ou va-t-il seulement se produire, par la vertu d’un premier choix heureux, une succession inattendue d’hommes supérieurs ? Commode et Caracalla recommenceront Néron et Domitien, comme si les Antonins n’avaient pas tenu, durant près d’un siècle, le monde dans leurs mains. Et pourtant ces princes étaient les derniers qui auraient pu sauver l’empire, en faisant concorder harmonieusement ses mœurs et ses souvenirs, ses besoins et ses institutions. Mais s’ils eurent une volonté honnête et le sentiment de leurs devoirs en tant que chefs d’État, on ne leur trouve pas plus qu’à leurs prédécesseurs le véritable esprit politique, car ils accélérèrent le mouvement de concentration qui finira par détruire toutes les libertés municipales, et, avec des formes meilleures, ils continuèrent ce pouvoir, sans limites comme sans contrôle, qui devait perdre l’empire en ensevelissant sous ses ruines la civilisation du monde.

Cependant il faut reconnaître aux Antonins un plan général de conduite dont Trajan sera l’expression la plus complète. Éclairés par tant de catastrophes, ils vont entourer d’égards la nouvelle aristocratie que Vespasien a formée et dont les membres remplissent, à ce moment, toutes les hautes charges de l’État. Sans rendre aux grands le pouvoir, ils paraîtront gouverner avec eux et pour eux[3]. Ils feront des patriciens afin de tenir cette noblesse au complet, et, pour en finir avec le Brutus républicain, Marc-Aurèle, au lieu de proscrire sa mémoire, vantera le neveu de Caton comme le plus parfait modèle de la vertu romaine. Cela suffira pour des ambitions devenues modestes ; l’aristocratie, qui était, contre les Césars, même encore contre les Flaviens, en conspiration permanente, ne formera plus que de rares complots dont pas un ne réussira ; et le sénat, qui croit avoir recouvré à jamais le droit de nommer le magistrat suprême de la république, fera frapper des médailles avec cette légende : Libertas restituta ; tandis que Pline célébrera la Liberté rendue[4].

Le complot dont Domitien venait d’être la victime avait de nombreuses ramifications. Il y parut bien aussitôt le coup fait ; cette fois, tout était préparé : les Pères proclamèrent un vieillard d’une famille trois ou quatre fois consulaire, Marcus Cocceius Nerva, qui lui-même avait reçu les honneurs du triomphe[5].

Le choix était singulier. Homme de bien, lettré, de mœurs douces, même faciles, Nerva, malgré ses deus consulats, ne s’était signalé ni par de grands talents ni par d’éminents services, et rien n’avait pu appeler sur lui cette préférence, à moins que ce ne fussent ses soixante-cinq ans[6], son mauvais estomac et sa santé chancelante, qui donnaient aux ambitieux le temps de se préparer, sans leur faire craindre une trop longue attente.

Les prétoriens murmuraient, ne sachant trop comment allait tourner une révolution qu’ils n’avaient point faite et qui renversait le prince auquel ils devaient une grande augmentation de solde. Nerva se rendit dans leur camp, et la promesse d’un donativum parut les apaiser. Quant aux légions des frontières, indifférentes au choix du maître, mais très sensibles à la libéralité du prince, elles ne paraissent pas avoir chancelé dans une fidélité que rien ni personne ne tentait[7].

Au sénat, on demanda le rappel des bannis avec restitution des biens dont le fisc n’avait pas encore disposé, ce qui ne fit point difficulté ; on voulait aussi le châtiment des délateurs, et une réaction violente les menaça[8]. Plusieurs furent exécutés, entre autres le philosophe Sevas : ceux-là étaient de petites gens ; mais de plus redoutables siégeaient au sénat. Nous avons une lettre où Pline raconte comment il attaqua un consul désigné, celui qui avait mis la main sur Helvidius pour l’arracher de la curie et le jeter aux licteurs. Nerva, timide et doux, modéra cette réaction ; il se contenta d’ôter le consulat au coupable, et jura que tant qu’il vivrait aucun sénateur ne serait puni de mort : serment que tous les Antonins répéteront. Il interdit les procès de majesté, l’accusation de judaïsme[9], et menaça de peines sévères les délateurs dont l’accusation ne serait pas prouvée[10]. Le despotisme relâche les liens sociaux en violant dans son intérêt la discipline des ordres et des familles ; Nerva, pour la raffermir, punit de mort les esclaves qui sous Domitien avaient trahi leur maître, les affranchis qui avaient trahi leur patron ; et il renouvela la défense de recevoir leurs témoignages contre ceux envers qui la loi leur imposait une respectueuse fidélité ou l’obéissance.

Ces édits ne rassurèrent pourtant pas le père d’Hérode Atticus : il trouve dans une vieille maison d’Athènes un riche trésor, s’en effraye, et, pour prévenir les délateurs qu’il continue à craindre, se hâte de révéler au prince sa découverte, en lui demandant ce qu’il doit faire de cet or : Uses-en, répond Nerva. Atticus, peu rassuré par des paroles si contraires à l’usage impérial, écrit de nouveau : Mais il y en a trop pour moi. — Eh bien, abuses-en. Le débonnaire empereur qui, dans son élévation, ne voyait tin coup de la Fortune, respectait, pour les autres, les arrêts de la déesse qui lui avait été favorable[11].

Domitien avait si bien épuisé le trésor, que Nerva suspendit d’abord les jeux et les distributions, mesure dont il s’effraya bientôt : l’année n’était pas révolue qu’il rétablissait les frumentationes[12]. Il laissa aussi revenir les mimes, toutefois en diminuant la dépense des jeux, et il essaya de rendre les combats de l’amphithéâtre moins meurtriers[13]. La fondation de trois colonies en faveur de citoyens pauvres fut un soulagement pour quelques misères[14], et une pensée à la fois politique et charitable se trahit dans une institution de l’année fil, que Trajan et ses successeurs développèrent : l’assistance de l’État accordée aux enfants des familles indigentes[15]. Une de ses médailles le montre assis sur la chaise curule et tendant la main, comme pour les secourir, à un jeune garçon et à une jeune fille près desquels se tient leur mère avec cette légende Tutela Italiæ[16]. Une autre rappelle qu’il supprima pour l’Italie l’obligation imposée aux villes de subvenir aux frais de la poste impériale.

Dion (LXVIII, 2) a bien vu cette politique, et ses paroles sont à noter : Nerva, dit-il, ne fit rien sans la participation des grands. Sera-ce, comme on l’a cru, une forme nouvelle de gouvernement ? C’est la tradition d’Auguste que ces princes vont reprendre, et la condition générale de l’empire n’en sera pas modifiée.

Un Crassus, se disant de la famille du triumvir, conspira cependant contre ce prince qui ne voulait être que le premier des sénateurs et le père bien plus que le maître de l’empire ; Nerva se contenta de l’exiler à Tarente. Un préfet du prétoire poussa les gardes à exiger la mort des meurtriers de Domitien. Nerva, fort effrayé, trembla au lieu d’agir ; il implora la grâce de ceux que les prétoriens condamnaient, s’offrit à leur place en victime, sans pouvoir les sauver, et, le meurtre accompli, justifia la soldatesque en imputant cette violence à un excès de respect pour le serment militaire prêté au fils de Vespasien. Il s’humilia jusqu’à la remercier devant le peuple d’avoir puni les plus méchants des hommes.

Cette mutinerie était de mauvais augure : Nerva n’avait évidemment pas la main assez forte pour gouverner. L’histoire est trop disposée à demander à un prince et à glorifier en lui cette bonté banale qui cède à toutes les supplications. Ne se pourrait-il pas qu’il en ait été du gouvernement de Titus et de Nerva, comme il en fut chez nous de la régence d’Anne d’Autriche ? Alors chacun tirait à soi et agissait à sa guise ; le pouvoir et le trésor étaient au pillage ; mais il n’y avait qu’un mot dans toutes les bouches : La reine est si bonne ! Prenons garde aussi que quelques-uns des bons empereurs n’aient été ceux qui se montraient faciles à tous et sur tout ; quelques-uns des mauvais, ceux qui, comme le damné cardinal, voulaient de l’ordre et de l’obéissance sans intrigues ni complots. Un soir que Mauricus, un banni de Domitien, soupait avec Nerva, la conversation tomba sur un des plus odieux délateurs du dernier règne. S’il vivait encore, demanda le prince, que ferait-il à présent ?Il souperait avec nous, répondit Mauricus[17]. Le consul Fronto disait aussi en présence même de Nerva : C’est un grand malheur de vivre sous un régime où tout est défendu ; mais c’en est un non moins grand de vivre sous un prince avec qui tout est permis[18] ; et Pline ajoutait : L’empire s’écroule sur l’empereur[19]. Ils avaient raison : l’autorité qui vacille et hésite à user de ses droits légitimes laisse tout se relâcher et tombe. Le gouvernement, quels qu’en soient le nom et la forme, doit avoir pour devise : Sub lege imperium. La loi commande, imperat, et le pouvoir chargé de la faire exécuter doit commander comme elle, sans défaillance ; sinon le respect même de la loi se perd, et alors tout est perdu.

A vrai dire, Nerva ne fit qu’une chose, mais elle suffit à sa renommée : il adopta Trajan. La violence des prétoriens, quelques troubles sur le Danube et sur le Rhin, le décidèrent, en octobre 97, à prendre un collègue, et, sur les indications de Licinius Sura[20], il choisit le plus habile de ses généraux, afin de rétablir la discipline ébranlée et de donner à la république un prince qu’aucune contrainte ne ferait céder[21]. Des lauriers arrivaient de la Pannonie[22]. Nerva vint les déposer au Capitole, sur les genoux de Jupiter ; et prenant à témoin les dieux et les hommes, il déclara qu’il adoptait Trajan pour fils[23].

 

II. — TRAJAN (98-117) ; GUERRE DACIQUE.

L’Espagne avait déjà envoyé à Rome toute une colonie de lettrés, de savants, de poètes et de philosophes[24] ; elle allait lui donner encore son premier empereur provincial[25]. Trajan (M. Ulpius Trajanus) était né, le 48 septembre 52, à Italica, sur le Bætis, un des plus anciens établissements d’outre-mer, puisque Scipion l’Africain l’avait fondé durant la seconde guerre Punique. Il avait fait ses premières armes sous son père, officier de mérite, chai avait obtenu tous les honneurs militaires et civils : le consulta, le gouvernement de Syrie, les ornements du triomphe, enfin, en 79, le proconsulat de la province d’Asie. Il servit dix ans comme tribun militaire en Syrie et sur le Rhin, fut préteur vers 85, commandant d’une légion en Espagne, consul en 91, puis gouverneur de la haute Germanie[26] ; il était brave, habile, populaire dans l’armée, malgré sa fermeté, parce que, s’il maintenait une discipline sévère, elle était toujours juste. Au camp, il vivait sans luxe ni mollesse, au besoin de privations, et se mêlait à tous les exercices ; en campagne, il laissait ses chevaux aux bagages pour marcher en tête des troupes, partageant leurs fatigues et rentrant le dernier sous la tente. Enfin, il avait cette faculté des grands généraux, pleine de séduction pour le soldat, de pouvoir appeler par leur nom jusqu’au dernier de ses officiers et de ceux qui avaient reçu une blessure ou des récompenses. Aussi, à la nouvelle de son élévation, toutes les armées lui envoyèrent des félicitations, dont on ne peut cette fois suspecter la sincérité, parce que ce choix inattendu était pour elles un honneur et pour les chefs militaires une espérance.

Trois mois après, Trajan reçut à Cologne les envoyés du sénat qui lui apportèrent la nouvelle de la mort de l’empereur ; il répondit par une lettre à la fois modeste et digne, où il renouvelait l’engagement pris par son père adoptif de ne frapper jamais un sénateur de la peine capitale[27] : promesse étrange que les règnes précédents expliquent, et qui d’ailleurs annonçait que le nouveau prince, comme Nerva, porterait le gouvernement du palais à la curie. Il était alors dans sa quarante-sixième année.

En preuve de sa confiance dans le sénat, il laissa même cette assemblée et les consuls gouverner Rome et l’empire, tandis qu’il demeurait sur le Rhin pour y achever les grands travaux ordonnés par Domitien. Il semble que, pris déjà du désir de rendre leur éclat aux armes romaines, et ne voyant rien d’important à faire sur cette frontière, il ait voulu y constituer une défensive inexpugnable, pour n’avoir pas à craindre une diversion de ce côté, lorsqu’il serait occupé ailleurs[28]. Les détails nous manquent sur ces travaux, mais nous sommes assurés qu’il avait bien employé les trois années de son commandement comme gouverneur ; qu’il employa mieux encore la quatrième, celle de son adoption, et que ses successeurs eurent sans doute plutôt à entretenir qu’à continuer l’immense retranchement des terres Décumates. En arrière de cette ligne de défense, il avait établi de nombreux postes militaires qui devaient en augmenter la force[29] ; au nord, pour remplacer, sur la rive gauche du fleuve, le camp ruiné de Vetera Castra, il avait bâti Colonia Trajana (Kelln ou Clèves), dont la garnison commandait le cours inférieur du Rhin ; au sud, il fonda Aquæ (Baden-Baden), à portée des défilés du Schwarzwald ; au centre, à Mayence, en face de la grande entrée de Gaule en Germanie, il jeta sur le Rhin un pont permanent, qu’une bonne route de 10.000 pas reliait à une forteresse construite vers Hochst, à l’embouchure de la Nidda dans le Mein, et que trois siècles plus tard Julien fut heureux de retrouver pour s’y retrancher contre les Alamans[30]. Peut-être faut-il aussi placer à ce moment l’expédition de Vestricius Spurinna, légat de la basse Germanie, qui, sans combat, alla rétablir un roi des Bructères dans ses États[31]. Tacite, avec l’exagération qui lui est habituelle, nous avait montré ce peuple comme anéanti[32]. Après sa défaite, des Chamaves, des Angrivariens s’étant établis en grand nombre sur sols territoire, les Romains trouvèrent ce voisinage dangereux et aidèrent les restes des Bructères à se reconstituer sous un roi national que sa faiblesse maintiendrait dans leur dépendance. Ainsi, sur le Rhin inférieur, la sécurité était assurée et l’influence de Rome rayonnait jusqu’au Weser[33].

Des bords du Rhin, Trajan avait annoncé à tout l’empire, par un acte de fermeté, le commencement d’une administration virile. Nerva lui avait envoyé son anneau et ce vers d’Homère :

Τίσειαν Δαναοί έμά δάxρυα σοϊσι Βέλεσσιν[34].

Que tes flèches, ô Apollon ! Fassent expier mes larmes aux fils de Danaos. Ces fils de Danaos étaient, pour le faible vieillard, les auteurs de la dernière sédition. Trajan les manda près de lui, et les uns furent dégradés, les autres bannis ou punis de mort. Tout le monde comprit qu’il faudrait désormais obéir ; mais on sut bientôt que ce serait l’obéissance à la loi, et non pas à un maître capricieux ou cruel.

Ce long séjour sur la frontière marquait bien peu d’empressement à courir aux pompes de Rome. Mais dans une monarchie militaire cette conduite était très politique, et elle acheva certainement de gagner à Trajan la cour des soldats de toutes les légions. Lorsqu’il partit enfin pour sa capitale, dans la seconde moitié de l’année 99, les légionnaires de son escorte ne donnèrent lieu, le long du chemin, à aucune plainte : on eût dit la suite modeste d’un général. Cette modération était de bon goût et de bon augure ; mais lorsqu’il fait afficher, en regard l’un de l’autre, le compte de ses dépenses durant cette route, et celui d’un voyage de Domitien, je le trouve peu généreux envers un mort qui avait préparé sa fortune par les honneurs et les commandements dont il l’avait revêtu[35]. A Rome, pour son arrivée, point de pompe ni d’appareil, seulement l’immense concours du peuple, contemplant avec un étonnement joyeux cet empereur qui faisait à pied sa première entrée dans sa capitale, ce soldat vieilli dans les camps et affable envers les citoyens, ce vaillant capitaine, à la taille haute, à l’air martial, qui témoignait de son respect pour le mérite civil et pour l’âge. L’impératrice plaine, femme de mœurs sévères[36], dont les Grecs firent, bien à tort, une nouvelle Vénus, Άφροδίτη θεά νεωτέρα[37], ne voulait pas plus de cérémonial autour d’elle ; en montant les marches du palais, elle se retourna sers la foule pour dire : Telle j’entre ici, telle j’en veux sortir ; et elle tint parole. Nerva avait écrit sur la demeure impériale : Palais public, et comme au temps d’Auguste, tous les citoyens y étaient admis. Trajan fit de même une vieille coutume voulait d’ailleurs que la porte du souverain pontife ne fût jamais fermée. Il ordonna de porter dans les temples, qui servaient alors de musées, les joyaux et les raretés qui décoraient le palais. Ce qui brillait dans la demeure du prince, dit Martial[38], est donné aux dieux, tout le monde le verra. On lui reprochait de diminuer le respect dû aux princes, en permettant trop de familiarité ; il répondit : Je serai avec les autres comme j’aurais voulu, quand j’étais simple particulier, que les empereurs fussent avec moi. Dans la prière adressée annuellement aux dieux pour la prolongation de son règne, il fit ajouter la clause : Tant qu’il le méritera ; et dans les actes publics, il se nomma après le sénat et le peuple[39]. A l’exemple d’Auguste, il visitait familièrement ses anciens amis, assistait à leurs fêtes de famille et prenait sa part de leurs plaisirs, soupant, se promenant ou chassant avec eux. Un jour, on voulut lui inspirer des soupçons contre un sénateur ; il alla, sans gardes, dîner chez lui, et le lendemain dit aux accusateurs : S’il eût voulu me tuer, il l’eût fait hier.

Les Césars et les Flaviens, à l’exception du chef de la seconde race, étaient tous lettrés, orateurs ou poètes, avec plus ou moins de succès ; tous du moins avaient essayé d’écrire. Trajan, qui fit sa première campagne à quatorze ans, put échapper à la funeste éducation de l’époque, à ces rhéteurs qui corrompaient le goût de leurs élèves et parfois leur bon seras. Il eut l’expérience des affaires et de la vie si nécessaire pour former des hommes de commandement ; et, comme il avait l’esprit droit, le cœur honnête, il ne montra pas de basse jalousie contre ceux qui possédaient les dons que la nature ou les circonstances lui avaient refusés[40]. Dans la déférence de ce vaillant homme de guerre pour le sénat se trouvait certainement une pensée politique[41] ; il me semble y voir aussi le respect involontaire du rude soldat tombé sous le charme des élégances patriciennes.

Cette conduite d’un prince qui semblait concilier deux choses jusqu’alors contraires : le pouvoir et la liberté[42], lui gagnait les Pères, tout autant que soir serment, renouvelé à Rome, de n’en point mettre un seul à mort. En garantie de cette promesse, il fit saisir ce qui vivait encore de délateurs tarés, les livra, dans l’amphithéâtre, aux moqueries et aux insultes, puis les relégua dans les îles. Plusieurs mesures utiles dont il sera question plus loin, un zèle ardent pour le bien public et des égards envers les vieilles familles[43], des faveurs qu’il accorda à la jeune noblesse[44], surtout l’habitude qu’il prit et qu’il garda de laisser le sénat beaucoup parler[45] et quelque peu agir, lui assurèrent l’affection de la haute assemblée, qui, vers la fin du règne, témoigna sa gratitude en lui décernant le titre d’Optimus, qu’on ne donnait qu’à Jupiter.

Quant au peuple, qui, dans la monarchie impériale, n’a joué, quoi qu’on en ait dit, qu’un rôle de comparse, sans intervenir jamais dans la politique, content du congiaire obtenu, de l’air martial de son nouveau maître, il était séduit par cette nouveauté d’un prince citoyen, qui allait à pied dans les rues au milieu de la foule, quelquefois eu litière avec ses amis, et pas toujours à la première place. D’ailleurs il voyait derrière Trajan des légions dévouées ; celles-ci, en effet, à qui il ne déplait pas de sentir qu’une main ferme les conduit, avaient, sans un murmure, accepte : du nouvel empereur la moitié du donativum ordinaire, et de ce général dans la force de l’âge elles attendaient des campagnes, des victoires, du butin.

Enfin, s’écrie Pline, au lieu d’être éclipsée par le prince, la noblesse reçoit de lui un nouvel éclat ; César ne redoute ni n’épouvante les descendants des héros, les derniers fils de la liberté ! S’il eût quelque part un reste d’une ancienne lignée, un débris d’une vieille illustration, il le recueille, il le ranime ; c’est une force de plus qu’il donne à la république. Les grands noms sont en honneur[46]. Voilà donc cet accord du prince et de la noblesse établi par Auguste, perdu sous ses successeurs, retrouvé par Vespasien, que les Antonins, pour le bonheur de l’empire, allaient réaliser pendant prés d’un siècle.

Trajan ne fit qu’un séjour de moins de deux années à Rome, d’où il partit pour la guerre Dacique. Sans avoir été aussi honteuses que Dion le prétend, les expéditions de Domitien étaient restées sans gloire ni profit. Des généraux avaient été vaincus et tués, une aigle prise. Les Daces avaient, il est vrai, perdu la dernière bataille, rendu leurs prisonniers et envoyé à Rome une ambassade pour conclure la pair. L’empire aurait donc pu, sur le Danube, comme maintes fois sur le Rhin, profiter d’un succès filial pour renoncer à une guerre embarrassante qui menait aux aventures et non pas à la sécurité ; mais Trajan n’était pas homme à se contenter de cette attitude réservée. Nourri dans les camps, il en avait les mœurs ; il aimait les exercices militaires, la chasse, le vin, les bons compagnons[47], surtout il aimait la guerre, même avec ses plus rudes labeurs, la faisait bien, et par conséquent se plaisait à la faire. Il n’examina point si la politique d’Auguste pour les frontières était la meilleure ; si une forte défensive, derrière deux grands fleuves, appuyée sur des camps, une nombreuse armée, des cités populeuses, avec des intrigues et de l’argent jetés sur la rive opposée, au milieu des peuplades ennemies, ne valait pas mieux que le plan gigantesque de pénétrer aux Indes et de rentrer en Italie à travers les Barbares domptés. Ce soldat s’ennuyait à Rome[48]. Pendant que le sénat le fatiguait de ses adulations, Pline de sa verbeuse élégance[49], il rêvait d’Alexandre et de César, cherchait un prétexte de guerre ; et, comme c’était chose facile à trouver, il se faisait dire par ses orateurs que la honte infligée à l’empire sous Domitien, sur les bords du Danube, devait être effacée[50].

On peut conclure de quelques mots de Pline que, durant l’hiver de la première année de son principat, qu’il passa loin de Rome[51], Trajan avait visité les légions de Pannonie et de Mœsie, pour répondre à leurs félicitations, inspecter cette frontière, les camps riverains du Danube, se rendre compte de la force des peuples qui en bordaient l’autre rive, et commencer peut-être les grands travaux qui furent exécutés de ce côté-là sous son règne. Sous Domitien, sous Nerva, il s’y était produit beaucoup d’agitation. On y avait vu des combats malheureux et de douteuses victoires. Puisque le Rhin et le haut Danube étaient pacifiés, Trajan se dit qu’il fallait aussi pacifier le Danube inférieur. Il avait raison de tourner de ce côté ses armes, car c’est là que seront les plus grands dangers de l’avenir et, par là, que les invasions commenceront.

La vallée basse du Danube est enfermée entre deux chaînes de montagnes, parallèles l’une à l’autre : les Balkans et les Carpates. Mais tandis que les premières vont mourir à la mer Noire, les secondes se replient brusquement entre Cronstadt et Fokchany, dans la direction de l’ouest, en formant le grand coude où la Transylvanie est aujourd’hui comprise, puis redescendent au sud jusqu’au Danube, qu’elles dominent de leurs masses abruptes sur une étendue de plus de 30 lieues. En face de ces massifs séparant la plaine du Banat (vallée du Témès) de l’immense plaine valaque, les Balkans envoient sur la rive droite de puissantes ondulations de terrains qui se relèvent au bord du fleuve jusqu’à 2 et 3.000 pieds de hauteur, et, par leurs assises inférieures, traversent le lit du Danube, qu’elles sèment de récifs dangereux. C’est la passe célèbre appelée les Portes de Fer, qui commence à Drenkova et se termine près d’Orsova. Le fleuve majestueux, pressé dans cette gorge étroite où l’on ne mesure pas, à Cazan, 200 mètres de large, s’y précipite avec colère et y passe en écumant ; un vent violent y soulève des vagues telles que les fleuves n’en connaissent pas, et, dans les basses eaux, il faut le pilote le plus habile, au gouvernail la main la plus ferme, pour ne pas sortir des canaux formés par les roches du fond[52]. La nature est, là, magnifique, imposante et fière. L’homme aussi y fut grand, car ce fleuve, Trajan l’enchaîna par un pont que les modernes n’ont point encore osé reconstruire[53], et cette montagne qui, sur la rive gauche, descend à pic dans les flots irrités, il la tailla pour lui creuser au flanc un chemin que ses soldats pouvaient suivre en tout temps. On lit encore gravés sur le roc ces mots d’une inscription : Il ouvrit une route à travers le fleuve et la montagne domptés[54].

L’inscription est de l’an 100. On doit donc en conclure qu’une partie des travaux était commencée avant la première guerre Dacique. Aurelius Victor attribue même à Trajan l’ouverture d’une voie militaire allant du Pont-Euxin à la Gaule. Les Romains, ces grands constructeurs, n’avaient certainement pas attendu plus d’un siècle avant de reconnaître la nécessité de border d’une route sûre le grand fleuve qui couvrait leur empire sur une étendue de 600 lieues, et, comme il est arrivé si souvent, l’œuvre de plusieurs générations a été mise au compte du prince qui avait laissé sur cette frontière les plus glorieux souvenirs[55].

L’importance des préparatifs militaires répondit à la grandeur des travaux entrepris pour donner à l’armée une base solide d’opérations. De Vienne, au pied du Kahlenberg, jusqu’à Troësmis, dans la Dobroutcha, huit légions gardaient le pays des Pannoniens et la Mœsie. Cinq quittèrent leurs cantonnements et furent réunies, en l’année 101, sur les bords de la Save, qui porta le gros bagage jusqu’au Danube, prés des lieux que nous venons de décrire, vers Viminacium (Costolatz). Trajan vint les rejoindre avec les dix cohortes prétoriennes et la cavalerie batave et maure. Ce n’était pas trop pour combattre un peuple brave et un chef habile dont l’histoire aurait fait un héros, si elle le connaissait mieux.

Les Daces occupaient les deux côtés de l’énorme promontoire que les Carpates projettent sur le Danube : à l’ouest, la vallée du Témés ou le Banat ; à l’est, la plaine valaque ; mais le centre de leur puissance, leur capitale et leurs forteresses étaient plus au nord, dans la haute vallée du Marosch (Transylvanie)[56]. C’est là qu’il fallait aller frapper les coups décisifs. On pouvait y arriver par trois routes : l’une à l’ouest, à travers le Banat, en franchissant, au col appelé aussi la Porte de Fer, la chaîne secondaire qui sépare les bassins du Témès et du Marosch ; les autres, à l’est, par la Petite Valachie, en remontant deux vallées qui conduisent à cieux gorges ouvertes clans la chaîne principale, celle du Jiul (Schyl) aboutissant à la passe de Volcan, et celle de l’Alouta qui, née dans la Transylvanie, traverse la grande chaîne au défilé fameux de la Tour Rouge (Rothe Trurmpass), dans le sud d’Hermanstadt. Ces passages menaient tous deux aux environs de Sarmizegethusa (Varhély).      

Pour la première guerre, Trajan suivit, du moins avec sa principale armée, la route du Banat qui l’éloignait le moins de la Pannonie où étaient ses réserves ; pour la seconde, il parait avoir préféré les autres ; dans les deux cas, il marchait avec un de ses flancs couvert par les montagnes, et par conséquent toujours dans le voisinage de fortes positions à prendre contre une attaque soudaine.

Un pont de bateaux, jeté près du bourg actuel de Grodichte, lui permit de déboucher dans les plaines du Témès. L’armée s’avança droit devant elle par la route qui se trouve encore tracée sur la carte de Peutinger, franchit l’Eiserne Thor (porte de Fer), et, tournant à l’est, arriva devant la principale forteresse des Daces, Sarmizegethusa (Varhély). Cette place fut enlevée avec les dépouilles que plusieurs générations y avaient entassées.

Un peuple établi dans la vallée supérieure de la Theiss, les Burres, essaya de s’interposer en faveur des Daces ; leur message était écrit en caractères latins sur un énorme champignon ou plutôt sur un bouclier. Trajan ne tint pas compte d’une menace qui venait de peuplades si pauvres ; il poussa l’ennemi avec ardeur jusqu’au delà du Marosch, et l’écrasa dans une grande bataille. Les Daces s’avouèrent vaincus ; ils livrèrent leurs armes, les transfuges, l’aigle prise à Fuscus, rasèrent leurs forteresses et s’engagèrent à tenir pour alliés les amis du peuple romain et ses ennemis pour adversaires. Le Décébale vint lui-même accepter ces dures conditions. Sa capitale reçut une garnison romaine, qui se relia par une série de postes fortifiés aux camps du Danube. L’expédition avait exigé deux campagnes (101-102) et trois combats sérieux, car Trajan fut trois fois salué imperator par les soldats.

Il rentra dans Rome en triomphe, avec le surnom de Dacique, et paya sa bienvenue par deux faveurs presque également agréables au peuple : un congiaire et le rappel des mimes, contre lesquels il avait d’abord fait revivre la loi de Domitien. Mais les fêtes qui suivirent la solennité étaient à peine finies[57] que de mauvaises nouvelles arrivèrent du Danube. Les Daces reprenaient courage ; ils rebâtissaient leurs forts, ils amassaient des armes, nouaient des relations avec tous les ennemis de Rome et attaquaient, au delà du Témès, les Iazyges ses alliés. Trajan revint au milieu de ses soldats (105)[58], résolu à en finir avec ce peuple.

L’attaque principale eut lieu à l’est, par les vallées du Jiul et de l’Alouta. Pour déboucher   Le pont du Danube aisément de ce côté, il fit achever par son architecte Apollodore, prés de Turn-Severin, un pont commencé dès la première guerre[59] et dont les restes existent encore au fond du fleuve, où l’on a vit dans les basses eaux seize des vingt piles de pierre qui avaient soutenu les travées de bois[60]. L’œuvre serait encore aujourd’hui très difficile ; elle l’était bien davantage au temps de Trajan ; aussi ne saurait-on trop admirer les ressources de l’empire qui l’entreprit et le génie de l’architecte qui l’exécuta. En cet endroit, les rives sont éloignées l’une de l’autre de 1.100 mètres[61] ; à l’étiage, on trouve encore 6 mètres d’eau dans le thalweg, le double au moment des crues, et le débit moyen dépasse 9.000 mètres par seconde. Bâtir les Pyramides ou lé Colisée avait été une entreprise moins difficile.

Avant que l’armée romaine franchit le pont, le Décébale inquiet essaya de conjurer la tempête qui se dirigeait sur lui, en faisant assassiner l’empereur. Ce coup manqué, il demanda la paix et le remboursement de ses frais de guerre, promettant en échange de rendre un des meilleurs généraux de Trajan, Cassius, qui, attiré à une conférence, avait été pris par trahison. Pour laisser toute liberté à son prince, Cassius s’empoisonna. La nouvelle de ce noble dévouement accrut l’ardeur des Romains ; les plus difficiles obstacles furent surmontés, et l’ennemi, vaincu dans toutes les rencontrer fut forcé dans toutes ses retraites. Le Décébale finit bravement : à la prise de son dernier château, il se jeta sur son épée et ses chefs se tuèrent après lui. Il avait enterré ses trésors dans le lit d’une rivière dont on avait détourné le cours, et mis à mort les captifs qui avaient travaillé à cet ouvrage[62] ; un de ses familiers révéla le secret (fin de l’année 106). Encore un brave peuple qui, après une résistance désespérée, disparaissait de l’histoire ; mais il n’est pas mort tout entier il reste du sang dacique dans la population roumaine.

La conquête était achevée. Pour la rendre durable, Trajan appela dans la région comprise entre le Témès et l’Alouta (Banat, Transylvanie et Petite Valachie) des habitants tirés de toutes les provinces de l’empire[63] et des vétérans de toutes les légions ; il y organisa deux puissantes colonies : Ulpia Trajana à Sarmizegetusa, au centre du pays, pour le mieux contenir, et Tsierna, au voisinage du grand pont, afin que ses légions eussent toujours libre entrée dans la province. Il en fonda deux autres sur la rive droite du Danube : Œscus (Gicen) et Ratiaria, près de Brsa-Palanca ; enfin il battit en face de l’embouchure de l’Alouta la ville de la Victoire, Nicopolis, qui s’appelle encore ainsi[64]. A ces noms on pourrait joindre, si les ruines nous les avaient livrés, ceux des municipes, des forteresses et des camps retranchés[65] qui furent établis pour mettre en culture cette terre féconde, exploiter les mines des Carpates et assurer tout à la fois l’obéissance des sujets et leur sécurité. Dans la riante vallée de la Czerna, où Trajan s’est à coup sûr arrêté quand il vint surveiller les travaux du pont, coulaient deux sources, l’une sulfureuse, l’autre ferrugineuse ; les Romains se hâtèrent d’y construire les bains de Mehadia, qui furent bien vite fameux et qui le sont encore. Ils les consacrèrent à Hercule, parce que ces eaux rendaient la force, et l’on y a trouvé une inscription Higiæ et Veneri, les deux déesses à qui, dans tous les temps, on a demandé, aux stations thermales, la santé et le plaisir.

Entre ces villes, les deux légions laissées par Trajan dans la Dacie[66] ouvrirent des routes mesurées au cordeau comme celles du reste de l’empire, et dans l’intérieur des cités s’élevèrent des autels, des temples, des amphithéâtres, dont quelques-uns datèrent des premiers jours de la conquête, puisque, au bout d’un demi-siècle à peine, Antonin était obligé d’en reconstruire un qui tombait de vétusté[67]. Dans les montagnes de la Transylvanie se trouvaient des mines d’or. Trajan en organisa l’exploitation par d’habiles mineurs appelés de la Dalmatie[68], où l’on avait l’habitude de ces travaux[69], et qui nous ont laissé de nombreuses inscriptions mentionnant quelques-uns de leurs usages ou de leurs contrats[70]. Un commerce actif relia bien vite aux anciennes provinces cette terre barbare où l’on voit, comme dans les plus vieilles cités de l’empire, des collèges formes par des gens de métier, des sociétés de négociants étrangers établis dans les villes daciques, et jusqu’à des tombeaux d’hommes de Palmyre[71] ou de l’Iturée qui, entraînés par le service militaire ou le trafic, étaient venus tristement mourir si loin de leur soleil. Aucune des inscriptions daciques qui fournissent ces détails ne mentionne d’anciennes divinités du pays ; mais il y est beaucoup question de dieux orientaux, de Mithra, d’Isis, de Sérapis, du Jupiter de Tavium (Galatie), de celui d’Héliopolis (Syrie), du Bonus Puer (Posphorus ou l’Horus égyptien), de la Nehaletinia gauloise, de la Vierge de Carthage, etc.[72] Le courant de colonisation déterminé par Trajan et ses successeurs avait été si puissant, que la population indigène, submergée, n’eut point la force de percer ait travers de la société nouvelle qui l’enveloppait, et de lui faire accepter quelques-uns de ses dieux, comme il était arrivé en Gaule après la conquête de César.

II faut donc reconnaître que les Romains, si l’on oublie la plèbe de Ronce, écume de l’univers, avaient gardé dans leur décadence quelques-unes de leurs anciennes qualités. Au second siècle de notre ère, on aurait pu croire que ce peuple de laboureurs et de soldats qui, partout où il s’était établi, avait si fortement saisi la terre, que sa trace y est encore, s’était épuisé à coloniser l’Italie, la Gaule, l’Espagne, l’Afrique. Et voilà que le vieux sang montre encore sa vertu et sa fécondité : les colons de Trajan se sont assimilé l’ancienne population qu’on retrouve dans toits les villages valaques, où elle se reconnaît à la haute stature, au teint clair, à la chevelure blonde, aux mouvements calmes et lents des hommes du Nord, tandis que les descendants des colons ont conservé la taille courte, l’œil ardent, les cheveux noirs et la vivacité des hommes du Midi. Sous l’influence latine, ces éléments si contraires se sont combinés en un tout homogène. La Dacie devint une Italie nouvelle, Tzarea Roumanesca ; malgré les invasions qu’elle a subies, elle s’appelle encore la Roumanie ; son peuple est le peuple roumain, et, des rives du Marosch à celles du Pruth, du Danube au sommet des Carpates, on parle une langue latine[73]. En songeant au peu de temps qu’il fallut pour opérer cette transformation, on est conduit à considérer cette latinisation de la Dacie comme la plus grande œuvre de colonisation que l’histoire connaisse. Quelle puissante vitalité dans cette race et que de grandes choses on aurait pu faire avec des peuples si malléables, en les unissant par des institutions générales qui leur auraient donné une vie commune ! Nous avons dit à peu près tout ce que les écrivains anciens rapportent de cette guerre. On en peut apprendre bien davantage de la colonne Trajane, qui est pour la vie militaire des Romains ce que Pompéi est pour leur vie civile : la représentation fidèle de choses disparues depuis dix-huit cents ans. Les bas-reliefs qui se déroulent en spirales gracieuses autour de son fût de marbre blanc nous montrent les armes et les costumes des légionnaires et des Barbares, les engins de guerre, les camps, les attaques de forteresses, les passages de fleuve ; Trajan lui-même haranguant ses troupes ou pansant les blessés, et le roi des Daces se jetant sur son épée pour ne pas survivre à son peuple[74].

Ce monument de la gloire militaire de Rome, plus durable que son empire, s’élève encore au milieu des débris du forum que Trajan créa en faisant disparaître une colline qui descendait du Quirinal vers le Capitole. D’après l’inscription gravée au piédestal, il fallut enlever une masse de terres dont la hauteur était égale à celle de la colonne, 43 mètres[75]. Nous ne pouvons donner la description complète de ce monument, mais la nature de ce livre exige que nous en reproduisions au moins les scènes principales.

Le premier combat est un engagement d’infanterie au passage d’une rivière que les Daces défendent ; ils cèdent, effrayés par un orage qu’indique la représentation de Jupiter lançant la foudre.

Les bas-reliefs suivants montrent l’empereur qui s’embarque pour secourir ses troupes assiégées dans leur camp et qui les délivre : cette fois la cavalerie a l’honneur de la victoire, malgré l’assistance prêtée aux Daces par les Sarmates que l’on reconnaît à l’absence de boucliers dans leurs armes.

Mais le succès est chèrement acheté, csar beaucoup de soldats sont rapportés à l’ambulance, où les médecins pansent leurs blessures.

Trajan avance arec prudence, marquant sa route par des camps que ses légionnaires construisent et qui sont de véritables forteresses.

Par ses paroles et ses largesses il soutient le courage de ses soldats.

Un chef maure, Lusius Quietus, à la tête de ses rapides cavaliers, dont les petits chevaux à crinière épaisse rappellent les chevaux numides, pousse des reconnaissances dans les forêts qui entourent la capitale des Daces, Sarmizegetusa.

Il en ouvre la route à l’empereur, qui l’assiége et réussit à la prendre. Le Décébale vaincu vient faire soumission aux pieds de l’empereur.

Trajan en quittant la Dacie avait laissé des garnisons dans ses camps fortifiés ; quand la seconde guerre commença, ces camps furent assiégés : il accourut polir les délivrer.

Il rencontra une résistance énergique. Une bataille acharnée sous les murs de la nouvelle capitale des Daces lui livra cette ville.

Mais le Décébale y mit le feu avant de l’abandonner ; ses principaux chefs réunis dans un banquet se passèrent à la ronde une coupe empoisonnée, pour se soustraire à la honte de la captivité.

D’autres, moins fiers, vinrent faire leur soumission aux Romains.

Le Décébale, cependant ne désespérait pas ; il tenta encore le sort des armes ; une dernière défaite le décida à se frapper lui-même, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis. Sa tête apportée à Trajan et envoyée à Rome y annonça la fin de la guerre.

Il laissait derrière lui quelques braves, ses derniers compagnons, qui aimèrent mieux vendre chèrement leur vie plutôt que rendre leurs armes.

On n’eut raison d’eux qu’en brûlant le village où ils résistaient encore, au milieu des murs écroulés.

La guerre avait été faite des deux côtés sans merci. Dans les légions, on avait répandu le bruit que les Daces livraient les captifs romains à leurs femmes, pour qu’elles les fissent périr dans les supplices ; et l’architecte de Trajan les avait montrées, sur la colonne, égorgeant les prisonniers. En élevant ce monument, qui a servi de modèle à toutes les colonnes triomphales, le Grec Apollodore a renoncé au génie de sa race, qui eût voulu de l’art idéalisé ; mais il a obéi à ce génie de Rome qui se plaît à la réalité et à l’utile. Il a reproduit tous les incidents de ces deux campagnes ; les travaux des soldats, leur armement, leur costume et ceux de leurs adversaires ; on y voit en action jusqu’au service médical des légions. Mais ne nous en plaignons pas : dans cette sévère épopée de marbre on eut tire, non seulement la guerre Dacique, mais toutes celles que les Romains tirent au delà du Danube et du Rhin.

Pendant ces conquêtes du prince au nord, un de ses lieutenants, Cornelius Palma, sortait par la frontière orientale des anciennes limites de l’empire. Le grand désert qui s’étend de l’Euphrate à la mer Rouge enveloppe de ses vagues de sable et de ses nomades pillards la Syrie et la Palestine. Sur la lisière des terres cultivées et presque sous le même méridien se trouvent la grande cité de Damas, que les Romains tenaient depuis longtemps dans une demi dépendance, et les quatre villes de Bostra, Gérasa, Rabbath Ammon (Philadelphie) et Pétra ; celle-ci en plein désert, à distance égale de la mer Rouge et du lac Asphaltite, et sur la route des caravanes qui se rendaient de la vallée de l’Euphrate dans celle du Nil. C’était la résidence du roi des Nabatéens, Zabel, qui commandait jusqu’à Damas, mais aussi le repaire des bandits qui désolaient les riches pays du Jourdain et inquiétaient les caravanes. Cornelius Palma s’empara de ces places (105[76]), réduisit le pays en province (Arabia) et fit de Bostra une colonie qui servit de quartier à la légion IIIa Cyrenaïca. Aussitôt des routes furent tracées, des conduites d’eau établies pour utiliser les torrents des montagnes et vivifier la plaine aride. Une inscription récemment trouvée est un hommage des habitants de Kanata au légat impérial qui, le lendemain de la conquête, avait amené une source dans leurs murs[77]. Avec des maîtres si prévoyants, les villes gagnèrent de la vie, de la richesse et une nombreuse population ; Pétra devint le centre d’un commerce considérable, et l’on vit les nomades, pris du goût des arts, décorer leurs cités de monuments dont les ruines, au milieu de ces solitudes, étonnent et charment le voyageur ; tandis que d’autres, gagnés par l’appât de la solde militaire, entraient au service de l’empire ; les anciens coupeurs de routes se chargeaient de les garder[78].

Ces conquêtes, surtout la première, produisirent à Rome un grand effet[79]. Depuis Auguste, l’empire ne s’était augmenté que de la Bretagne, sous Claude, et le triste prince n’avait gagné, au succès de ses lieutenants, ni gloire ni popularité. Mais la double expédition conduite par Trajan lui-même dans un pays sauvage, la soumission d’un peuple redouté, les multitudes de coloris qu’on voyait s’acheminer du fond des provinces vers ces terres fécondes et Ies aigles romaines planant au-dessus des Carpates, en plein monde barbare, tout cela faisait ce qu’on appelle de la gloire, et ébranlait les imaginations déshabituées des spectacles virils. Le sénat décrétait, pour les généraux, des statues triomphales, pour le prince sa colonne, et les poètes rêvaient de chants épiques en l’honneur de la Rome nouvelle. Comment trouver, écrivait Pline à son ami Caninius, un sujet aussi riche, oui la vérité ait plus l’air de la fable ? Vous nous montrerez les eaux rejetées dans les plaines arides[80] ; des ponts bâtis sur des fleuves qui n’en avaient jamais porté ; des armées qui établissent leurs camps sur d’inaccessibles montagnes, et un roi plein de résolution contraint de quitter sa capitale et la vie[81]. Mais, comme déjà l’esprit latin fléchissait, au moins dans les lettres, c’est avec la métrique et l’idiome d’Homère que Caninius se proposait d’écrire son poème national ; et Pline, pris de la même inquiétude que Boileau, ne trouvait à cela qu’une difficulté, celle de faire entrer dans des vers grecs des noms barbares.

Cependant, lorsque le conquérant de la Dacie fut de retour clans la ville, on aurait pu croire, à regarder les choses du dehors, qu’il n’y avait à Rome qu’un sénateur de plus. C’est le mot de Martial. Le poète impur qui appelait Domitien un dieu ne donne même pas à Trajan le noie de seigneur. Nous ne voyons plus un maître ici, s’écrie-t-il, mais le plus juste des sénateurs[82]. Il discutait, en effet, avec ses collègues, légiférait ou jugeait avec eux[83] ; il les laissait remplir, en toute liberté, leurs innocentes fonctions, même disposer, comme ils l’entendaient, de ces magistratures, idoles dorées toujours tenues en grande vénération, mais d’où la vie politique s’était retirée[84]. Pour faire arriver un plus grand nombre de sénateurs au consulat, Trajan nomma douze consuls chaque année, et lui-même, durant son règne, ne prit que cinq fois les faisceaux, en se soumettant à toutes les formalités habituelles, même au serment prêté debout devant le consul en charge, qui demeurait assis et dictait les paroles.

Pour les élections, il avait établi le scrutin secret, qui sauvegardait la dignité des sénateurs, puisque l’œil du prince ne pouvait plus marquer les opposants. Pline applaudit à cette réforme et en même temps la redoute[85]. Il a raison. Ce scrutin, bon pour les petits, dont il faut protéger la liberté, est mauvais pour les grands, qui, par lui, échappent à la responsabilité de leur vote. Il est vrai que les grands d’alors étaient bien petits. La première fois que les sénateurs firent usage du mode nouveau de votation, on trouva sur plusieurs bulletins des plaisanteries, même des impertinences : un d’eux portait le nom des protecteurs à la place du nom des candidats[86]. A ces révélations inattendues de l’urne au scrutin, le sénat retentit de clameurs indignées, et l’on appela toute la colère de l’empereur sur les coupables. Ils restèrent inconnus ; ces mauvais plaisants étaient sans doute des gents d’esprit qui, en public, jouaient très gravement leur rôle, mais riaient, sous le masque, de la comédie qu’ils venaient représenter. Pline n’est pas de ceux-là : un homme aussi préoccupé de l’opinion gardait l’étiquette et le cérémonial jusque dans sa chambre à coucher, où, le soir même, il racontait la scène à un ami, en se demandant si de pareilles gens n’étaient pas capables de tout. Aussi pourquoi trouble-t-on sa sérénité par de discordantes paroles ? Il admire consciencieusement son prince ; et avec raison ; peu s’en faut même qu’il ne se croie revenu aux temps républicains. Vous nous avez commandé d’être libres, s’écrie-t-il, nous le serons[87]. On se laissait prendre à ces paroles, et quelques-uns se croyaient déjà revenus à I’ancienne république. Un secrétaire de l’empereur, Titinius Capito, mettait dans sa maison, à la place d’honneur, les images de Brutus, de Cassius et de Caton qui avaient cessé d’être séditieuses ; il écrivait l’histoire des grands citoyens immolés par la tyrannie, et il en faisait des lectures publiques, où accourait toute la haute société de Rome[88]. Mais des gens à qui il faut commander d’être libres ne le seront jamais. La liberté se prend, ou, ce qui vaut mieux, l’opinion l’impose : le peuple qui la recevrait par ordre ne serait ni digne ni capable de la garder. En réalité, l’autorité de Trajan était aussi absolue que celle d’aucun de ses prédécesseurs. Pline, dans ses Lettres, où il n’est plus gêné par l’éloquence officielle, montre bien que Rome ne cessait pas d’avoir un maître. Il est vrai, dit-il, que tout se fait à la volonté d’un homme qui, dans l’intérêt commun, prend pour lui seul tous les soucis, tous les travaux[89]. Il s’oublie, même, dans le Panégyrique, jusqu’à faire du prince le propriétaire universel qui peut disposer à son gré de tout ce que les autres possèdent (27).

Mais ce pouvoir, Trajan, sans hypocrisie ni feinte, et ceci le distingue d’Auguste, l’enveloppait des formes de la liberté, parce que la courtoisie était dans sa nature ; parce qu’une seule chose le préoccupait, l’intérêt de l’État ; parce qu’enfin, témoin de la lutte homicide de Domitien et de l’aristocratie, il se rappelait ce que cette guerre avait jeté d’odieux sur le prince, et ôté de force au gouvernement, en l’obligeant à dépenser, pour déjouer des complots véritables ou imaginaires, le temps, l’attention et les ressources que réclamait le service public. Laissons donc ces sénateurs inutiles sur leurs chaises curules, et voyons agir le prince.

Trajan est une des figures les plus sympathiques de l’histoire ; s’il manque de la haute intelligence et de l’audace politique du réformateur qui reconstruit, il a la sagesse et la force qui consolident et conservent. Avec le miracle impossible d’une succession d’empereurs tels que lui, Rome était sauvée, parce que, dans les pays de pouvoir absolu, la puissance du prince pour le bien est égale à celle qu’il possède pour le mal. Dans ses jugements, on voit toujours l’esprit de justice ; dans sa correspondance administrative, un parfait bon sens ; dans sa vie privée, la modération et la retenue, sauf pour certains vices du temps[90] ; au palais, l’économie ; dans les travaux publics, la magnificence ; en tout, pour tous, la discipline, l’ordre et le respect absolu de la loi.

Ainsi, il s’opposait à ce que l’on prononçât une condamnation contre un absent involontaire ou sur une dénonciation anonyme : Mieux vaut, écrivait-il à Severus, laisser échapper un coupable que punir un innocent[91]. C’était de la plus simple équité, et il n’y aurait pas à l’en louer si d’autres n’avaient souvent tenu une conduite contraire. Pour les procès avec le fisc, il constitua un tribunal dont le juge était désigné par le sort, et où les parties avaient droit de récusation. Le pouvoir et la liberté, dit Pline, plaident au même forum, et, le plus souvent, ce n’est pas le fisc qui l’emporte, le fisc dont la cause n’est jamais mauvaise que sous un bon prince[92].

Souvent il venait siéger au milieu des juges, entendre les témoins et décider, fallût-il, comme dans le procès de Marius Priscus, rester trois jours entiers au sénat, qu’il présidait en qualité de consul. Il recevait les appels de tous les tribunaux de l’empire et retenait les causes pour lesquelles on sollicitait son examen personnel. Pline nous a laissé le tableau d’une de ces assises impériales, dans une lettre charmante qui fait aimer celui qui l’écrivit, mais bien plus encore le prince au sujet duquel elle fut écrite. J’ai été, dit-il, appelé par l’empereur au conseil tenu en sa maison de Centum Cellæ. On a jugé différents procès. Claudius Ariston, le premier des Éphésiens, avait été accusé par des envieux ; il a été absous et vengé[93]. Le jour suivant, on a jugé la femme d’un tribun des soldats, Gallita, coupable d’adultère avec un centurion. Le mari en avait écrit au légat consulaire, qui renvoya l’affaire au prince. Les preuves ne laissant pas de doute, César cassa le centurion et le condamna à la relégation. Restait sa complice. L’amour retenait le mari, qui, content d’avoir éloigné un rival, gardait sa femme chez lui. On l’avertit qu’il devait poursuivre le procès ; il le lit à contrecœur ; et, malgré lui encore, elle fuit condamnée aux peines portées par la loi Julia. L’empereur voulut que, dans le jugement, on rappelât le nom du centurion et la discipline militaire, de peur qu’il ne parut évoquer à lui toutes les affaires de ce genre[94].

Le troisième jour, on examina les codicilles de Julius Tiron, qu’on disait faux pour une partie, et authentiques pour le reste. Sempronius Senecio, chevalier romain, Eurythmus, affranchi et procurateur du prince, étaient accusés de la falsification. Les héritiers, par une lettre commune, avaient demandé à l’empereur, durant son expédition dacique, de connaître lui-même de l’affaire. De retour à Rome, il leur donna jour pour les entendre. Quelques-uns, par respect pour un affranchi du palais, voulaient renoncer à l’accusation contre Eurythmus. Je ne suis pas Néron, leur dit-il, ni lui Polyclète. Deux héritiers seulement parurent et demandèrent que tous ceux qui avaient intenté l’accusation fussent obligés de la soutenir ou qu’il leur fût permis à eux aussi de l’abandonner. L’empereur parla avec beaucoup de douceur et de majesté, et l’avocat des accusés ayant dit que, s’ils n’étaient point entendus, ils seraient livrés à tous les soupçons. Ce dont j’ai souci, répondit Trajan, ce n’est point que ces gens-là restent sous le coup des soupçons ou y échappent, c’est que moi je n’y tombe pas. Alors se tournant vers nous : Vous voyez ce dont il s’agit ; que devons-nous faire ? Le conseil en ayant délibéré, le prince décida que tous les héritiers poursuivraient l’accusation ou donneraient les motifs de leur désistement ; sinon qu’il les condamnerait comme calomniateurs. Vous voyez combien ces jours ont été honnêtement et utilement employés[95].

Il n’aimait pas les délateurs, quoique cette race fût à Rome une nécessité et que la loi les encourageât, en leur accordant, même dans les causes civiles, un quart de la fortune des condamnés (quadruplatores). Avec les mauvais princes, ils gagnaient bien davantage. Trajan, qui avait déjà chassé de Rome ceux qui s’étaient le plus compromis dans les accusations politiques, diminua beaucoup, pour les autres, les bénéfices de leur industrie en décidant que les citoyens en possession de biens caducaires, qui, de leur propre mouvement, le déclareraient au fisc avant l’introduction de toute instance, partageraient l’héritage avec lui. Il semble même avoir établi pour les délateurs une sorte de peine du talion[96]. Pline vient de montrer Trajan condamnant comme calomniateurs ceux qui accusaient sans prouver l’accusation ; et la peine était grave : habituellement celle que l’accusé eût subie. Qu’ils souffrent, dit Pline, ce qu’ils ont fait souffrir ; qu’ils craignent autant qu’ils étaient craints[97].

La loi de majesté avait reçu une extension déplorable par l’autorisation accordée aux esclaves d’accuser leur maître : Trajan leur retira ce droit ; du même coup il brisait une des armes de la tyrannie et ramenait la sécurité au sein des familles, car les riches n’allaient plus être entourés d’espions haineux, au fond de leurs demeures, jusque dans l’intimité et le secret de la vie privée. Il raffermit encore la discipline de l’esclavage et de la clientèle, en décidant, par un édit, que l’affranchi ou l’esclave qui aurait acheté ou obtenu d’un empereur, à l’insu du patron ou du maître, le droit complet de cité, par conséquent la libre disposition de ses biens, conserverait ce droit sa vie durant, mais, à sa mort, redeviendrait affranchi latin, de sorte que sa fortune fit retour à son ancien patron[98]. La législation ancienne condamnait à mort tous les esclaves du maître assassiné ; elle fut aggravée par une constitution de Trajan, qui, dans ce cas, soumit à la torture non seulement les affranchis testamentaires, mais ceux qui, ayant reçu, du vivant du maître, la liberté, possédaient en totalité ou en partie la cité romaine[99]. Ce prince ne ressentait donc pas le contrecoup des doctrines qui ébranlaient alors l’esclavage : il conservait l’ancienne institution, et cependant il n’entendait pas qu’on l’altérât frauduleusement. Quantité d’enfants nés libres étaient exposés ou volés et servaient comme esclaves ; il leur reconnut le droit perpétuel de revendiquer leur liberté, sans avoir à la racheter par le remboursement des aliments qu’ils avaient reçus[100].

Avec ce même esprit de justice, il porta une atteinte légitime à l’autorité paternelle, en forçant le père qui avait maltraité son fils à l’émanciper et à renoncer à son héritage[101]. Il semble qu’on doive aussi faire remonter à lui la création du curator rei publicæ, fonction excellente dans les limites qu’il lui donna, mauvaise pour l’indépendance municipale, quand on en eut fait la première charge dans les cités. Du moins, c’est dans trois inscriptions du règne de Trajan qu’on trouve la plus ancienne mention de ces magistrats extraordinaires nommés par l’empereur pour surveiller l’administration financière des municipes[102]. Bergame, qui en eut un, se trouva, à partir de ce jour, en tutelle, puisqu’elle ne put, sans l’autorisation de son curateur, aliéner une partie de son domaine, ou même entreprendre une construction de quelque importance. Æcæ, en Apulie, et l’antique Cœre en obtinrent. Ces villes avaient sans doute sollicité cette intervention du prince, comme on verra plus loin Apamée demander à Pline de vérifier ses comptes. Il était bon de leur envoyer un commissaire temporaire, avec une mission spéciale pour réparer des désordres et remettre les choses en état ; il sera mauvais de créer une fonction permanente qui finira par supprimer l’autonomie administrative des cités.

Il envoya aussi un légat dans la Transpadane ; la présence d’un magistrat supérieur, investi de l’imperium militaire, y avait sans doute été rendue nécessaire par quelque tumulte ; mais l’Italie perdait un de ses privilèges, et toute la région au delà du Pô était ramenée à la condition d’un territoire provincial.

Durant son règne de dix-neuf ans, Trajan n’augmenta aucun tribut, en diminua plusieurs[103], ne confisqua aucune fortune et n’exigea aucun legs. Les citoyens eurent enfin la sécurité pour leurs testaments, et le prince ne fut plus, à cause de son nom inscrit ou oublié sur l’acte testamentaire, l’héritier unique de tout le monde[104]. Il refusa les présents autrefois volontaires, mais devenus obligatoires, qu’on était censé offrir au prince comme don de joyeux avènement, et il remit les impôts arriérés[105]. Cela avait été fait par plusieurs de ses prédécesseurs ; mais il abolit la distinction qu’Auguste avait mise par la loi du vingtième, entre les anciens et les nouveaux citoyens. Ceux qui étaient arrivés au droit de cité par les privilèges du Latium ou qui l’avaient obtenu des princes sans recevoir en même temps le jus cognationis étaient considérés comme des étrangers au sein de leur famille et soumis, lorsqu’ils recueillaient une succession, au payement des droits, fussent-ils père, fils ou frère du mort. Beaucoup de petits héritages furent, en conséquence, exemptés des droits de transmission[106], comme nous dispensons dans les grandes villes les petits loyers de l’impôt. C’était une diminution de recette, mais en même temps l’empereur chargeait une commission sénatoriale de rechercher les moyens de restreindre les dépenses publiques[107], et nous sommes assurés qu’avec une ferme volonté, comme était celle de Trajan, la commission a rempli son office.

Il est curieux, en effet, de voir avec quelle facilité se relevaient les finances de l’empire, dès qu’un prince intelligent arrêtait les folles prodigalités. On sait les embarras financiers de Domitien et de Néron ; voici que, grâce à l’ordre mis en tout, à l’économie dans les dépenses de luxe et d’apparat, leur successeur est en état de faire d’immenses travaux, une grande guerre, de magnifiques constructions, tout en diminuant les impôts, et qu’il lui reste encore des ressources pour créer la plus belle institution de l’empire.

Nerva, quelques mois avant sa mort, avait résolu d’aider les parents pauvres de condition libre à élever leurs enfants, pour assurer, comme le dit une inscription, l’éternité de l’Italie[108]. Trajan reprit ce dessein et lui donna de brandes proportions. Dès l’année 100, cinq mille enfants reçurent à Rome l’assistance de l’État[109]. L’inscription de Velleia, une des plus longues qui nous restent, et la Table alimentaire des Bæbiani permettent de retrouver le mécanisme ingénieux qu’il imagina[110]. Le moyen employé consistait en une double opération habilement combinée pour assurer l’avenir de l’institution contre        les caprices précipités d’un gouvernement moins généreux. Le fisc prêtait sur hypothèque, par l’intermédiaire du corps municipal, de l’argent à certains propriétaires pour l’amélioration de leurs fonds, et les intérêts, payés par ceux-ci au taux modique de 5 p. 100, quelquefois même de 2 ½[111], fournissaient les ressources à l’aide desquelles on constituait une sorte de caisse de bienfaisance. Ainsi, d’après la Table de Velleia, 51 propriétaires avaient reçu, pour des biens ayant dix à douze fois la valeur du prêt hypothécaire[112], une somme de 1.116.000 sesterces (278.000 francs), dont l’intérêt annuel, 55.800 sesterces (13.950 francs), servait à l’entretien de 300 enfants : 264 garçons et 36 filles. Les garçons recevaient par an 192 sesterces (48 francs), les filles, 14 (36 francs)[113]. Les enfants naturels avaient moins : les garçons, 141 sesterces, les filles, 120 ; mais, sur les 300 assistés de Velleia on ne comptait que deux enfants naturels, un garçon et une fille. La fondation était faite pour un nombre déterminé d’enfants, nombre qui ne changeait pas tant que la fondation n’était pas accrue, mais l’assistance variait, sans doute comme le prix des vivres dans les localités : ainsi, à Velleia, 16 sesterces par mois ; à Terracine, 20.

À première vue on serait tenté de croire que cette institution est née du sentiment de charité que la philosophie infiltrait au cœur de la société païenne. Mais, en considérant que parmi les enfants secourus se trouvait seulement un dixième de filles, il faut reconnaître que la loi alimentaire de Trajan avait le même but que les lois d’Auguste de prole augenda[114] ; elle était un encouragement donné à la population libre, et on se rappelle que déjà le premier empereur avait admis, à Rome, les enfants à ses distributions. Pline montre clairement le caractère de la nouvelle institution : Ces enfants sont élevés aux frais de l’État pour en être l’appui dans la guerre, l’ornement dans la paix. Un jour ils rempliront nos camps, nos tribus, et d’eux naîtront des fils qui n’auront plus besoin de cette assistance[115]. Mais ailleurs il ajoute : L’homme vraiment libéral donne à sa patrie, à ses proches, à ses amis pauvres.... Il recherche ceux qui sont dans le besoin, les secourt, les soutient et se fait d’eux une sorte de famille[116]. Trajan lui-même réprimandait les villes qui dépensaient follement leurs revenus au lieu de secourir leurs pauvres[117] ; et l’extension donnée à l’institution alimentaire par ses successeurs, les fondations que firent les particuliers, avaient certainement aussi pour motif une idée de bienfaisance, qu’on pourrait retrouver encore dans le très ancien usage des sportules accordées aux clients et des distributions de terres ou de blé faites aux pauvres de Rome, dès l’époque républicaine[118].

Il est à noter que si, par la combinaison que Trajan avait imaginée, l’État perdait l’intérêt de son argent, qu’il n’est pas tenu de faire valoir comme un usurier, il conservait le capital, qui, passant d’un propriétaire à l’autre, portait la fécondité dans les campagnes. L’agriculture défaillante de l’Italie était secourue[119] en même temps que les familles pauvres, et le gouvernement espérait que celles-ci, soutenues à propos, s’élèveraient dans leur condition, de sorte que beaucoup d’entre elles, à la seconde génération, n’auraient plus besoin d’assistance.

Nos sociétés modernes, travaillées du même mal que l’empire romain, le prolétariat, n’ont encore rien imaginé d’aussi large et ajoutons d’aussi habilement conçu que la loi alimentaire de Trajan ; car elles n’ont pour les enfants pauvres qu’un petit nombre de salles d’asile et la gratuité de l’école.

On ne peut affirmer que l’institution ait été établie par mesure générale dans l’Italie entière ; mais des monnaies, des inscriptions, même des sculptures, permettent de la retrouver en beaucoup de lieux. Ainsi, les bas-reliefs de l’arc de Bénévent représentent des hommes portant de jeunes garçons sur leurs épaules, et quatre femmes, la tète ornée de couronnes murales, qui conduisent vers Trajan des jeunes filles. Ces femmes sont-elles l’image de quatre villes du voisinage ou le symbole de toutes les cités d’Italie qui avaient profité du même bienfait ? La seconde hypothèse est la plus vraisemblable, et Ilion la confirme[120].

Des cités provinciales, de riches particuliers, suivirent l’exemple donné par les empereurs[121] : cette société païenne, qui adoucissait le sort de l’esclave, se préoccupait de la misère de ses pauvres et enseignait, avec Épictète et Marc-Aurèle, les plus beaux préceptes de morale, montrait donc avant de périr qu’elle avait en elle des forces de renouvellement capables de la sauver, si ses mauvaises lois politiques ne l’avaient perdue.

Au nombre des mesures de bienfaisance prises par Trajan, il faut compter la colonisation de la Dacie, exécutée sur une si vaste échelle, que la race latine garde encore l’immense contrée dont elle prit alors possession. Pour qu’il en ait été ainsi, on est obligé d’admettre que le nombre des colons fut, considérable, et on ne peut supposer qu’ils aient été pris parmi les riches. Ce fut donc une très large distribution de terres faite, à l’exemple de Rome républicaine, aux indigents de l’empire. En donnant les terres, on dut donner aussi les outils, les semences, le bétail et toutes les choses nécessaires à un premier établissement, sous un climat rigoureux pour des Méridionaux. Les dépouilles des Daces servirent à ces avances, et nombre de villes furent délivrées d’une partie de leurs pauvres[122].

On n’oserait dire que Trajan ait établi la liberté du commerce des grains et, par conséquent, provoqué une baisse dans le prix du blé, ou une plus égale répartition ; du moins les mesures indiquées par Pline devaient tendre à ce résultat[123], et furent un bienfait.

Trajan honora son règne par de grands travaux publics, autre façon de donner du pain aux pauvres. Apollodore de Damas, l’audacieux constructeur du pont sur le Danube, écrivit en marbre la grande page d’histoire qui se déroule autour de la colonne sous laquelle le prince se fit préparer un tombeau, et il bâtit un nouveau forum qui par sa splendeur éclipsa tous ceux îles Césars. Deux siècles et demi plus tard, Constance le contemplait avec admiration et Ammien Marcellin l’estimait le plus magnifique ensemble de constructions qui fût sous le soleil[124]. Avec son arc de triomphe, son temple alors consacré à la divinité de Trajan, ses deus bibliothèques pour les liges grecs et pour les livres latins, sa basilique, ses immenses portiques surmontés d’un peuple de grands hommes, en marbre et en bronze, qui formaient au héros impérial comme une garde d’honneur rangée autour de sa statue équestre et de sa colonne triomphale, Trajan avait vaincu Auguste en magnificence.

Rome dut à ce grand bâtisseur[125] bien d’autres embellissements ; notons seulement un dixième aqueduc qui conduisit sur le Janicule l’eau du lac Sabatinus (lago di Bracciano)[126].

Les deux meilleurs ports de l’Italie que la nature n’ait point faits toute seule sont l’œuvre de Trajan et subsistent encore : sur l’Adriatique, celui d’Ancône, où un arc de triomphe en marbre blanc rappelle le bienfaiteur de la ville et humilie de son élégance l’arc qu’on a eu l’imprudence de dresser, dans le voisinage, au pape Clément XII ; sur la mer de Toscane, celui de Civita-Vecchia (Centum Cællæ), cité qui lui dut tout. Pour activer les travaux, il s’y était bâti une villa, où il venait séjourner. Pline, qui y passa plusieurs jours, montre les navires allant incessamment précipiter à la mer des rocs entiers pour former, en avant du port et de ses deux miles, une digue contre laquelle la mer brisait avec fureur. De grands travaux d’assainissement furent entrepris par toute l’Italie, et le célèbre Galien, qui fut presque un contemporain, en vante les heureux effets pour la santé publique. Beaucoup d’anciennes routes étaient dégradées et envahies par les broussailles ; d’autres difficiles à gravir, dangereuses à descendre ou coupées par des torrents. Par les soins du prince les parties humides et basses furent pavées, les passages difficiles aplanis, les eaux sauvages contenues par des digues et des ponts[127]. Sur l’une de ces routes reconstruites aux frais du prince, le sénat fit ériger l’arc de Bénévent pour conserver le souvenir de ces grands travaux. Trajan pensa, comme César, à dessécher les marais Pontins, et Dion parle de chaussées empierrées qu’il y construisit ; mais les niveaux furent mal pris, et le ponte Maggiore, par où les eaux devaient s’écouler, ne leur offrit pas un débouché suffisant[128]. Il semble avoir relevé, en y envoyant une colonie, l’antique cité de Lavinium, où les consuls et les préteurs, a leur entrée en charge, allaient sacrifier à Vesta et aux dieux Pénates[129].

Il agrandit le port de Claude à Ostie en y creusant le lago Trajano, qui fut mis en communication avec le Tibre par un canal, le Fiumicino ; les navires eurent alors pour leurs manœuvres une surface d’eau de 113 hectares[130].

Dans les provinces, il surveilla et contint les gouverneurs : c’était de tradition impériale ; un proconsul d’Afrique fut banni comme concussionnaire ; un gouverneur de la Bétique, dépouillé de ses biens pour la même cause : tous sentirent que, sous un tel prince, il fallait absolument s’occuper de l’intérêt public et point d’autre chose. Aussi, partout s’exécutaient des travaux utiles. En Égypte, Trajan fit des réparations si considérables au Plolemæus amnis, entre le Nil et la mer Rouge, que ce canal porta désormais son nom, Τραϊανός ποταμός. C’était donner de nouvelles facilités au commerce et surtout à l’exploitation des belles carrières de porphyre et de granit du Djebel-Dokhan et du Djebel-Fateereh, au voisinage des ports de Myos-Hormos et de Philotera, de sorte que les colonnes qu’on en tirait arrivaient facilement à Rome et dans toutes les cités maritimes de l’empire[131].

On a vu qu’il jeta deux ponts permanents sur le Rhin et le Danube ; ils ont disparu, comme ceux qu’il construisit pour tenir toujours ouverts aux légions les pays situés au delà du Tigre et de l’Euphrate ; nous venons d’en retrouver un, écroulé, dans la vallée de la Medjerda, en Tunisie, mais celui d’Alcantara, sur le Tage, existe encore, haut de 60 mètres et long de 188[132]. Pour le dernier, Trajan n’eut qu’à seconder le zèle des provinciaux, en envoyant un de ses meilleurs architectes à plusieurs cités lusitaniennes, qui s’étaient cotisées pour les frais de cette colossale construction : preuve nouvelle de la prospérité des provinces à cette époque et de la facilité qu’on aurait eue à mettre, en commun les intérêts de leurs habitants. De nombreuses inscriptions montrent que les routes étaient également faites ou réparées aux dépens des municipes dont elles traversaient le territoire, quelquefois avec une subvention du fisc.

A l’imitation de la capitale, Ies cités provinciales dépensaient des sommes énormes pour s’embellir. Où les trouvaient-elles ? Le prince venait de leur ouvrir une source nouvelle et abondante de revenus. L’ancienne jurisprudence, considérant les villes, ainsi que les collèges et les associations, comme des personnes incertaines, ne les croyait pas capables de recevoir un legs[133], à moins d’une autorisation spéciale[134]. Nerva leur reconnut cette capacité, mais en termes assez vagues, parait-il, pour que le prudent Pline n’osât user de ce rescrit[135]. Le sénatus-consulte Apronien, rendu sous Trajan[136], permit aux cités de recueillir des successions par la voie des fidéicommis, dernière gêne qui disparaîtra sous Hadrien[137]. Alors la cité deviendra une personne civile, ainsi que l’est notre commune française ; mais entre les deux époques existe une grande différence : le patriotisme municipal était, en ce temps-1a, bien autrement énergique qu’aujourd’hui, et il n’y avait point de congrégations religieuses qui attirassent à elles les libéralités des mourants, de sorte que les donations, qui viennent d’être autorisées, seront très abondantes et iront directement à la cité pour servir à ses besoins, même à ses plaisirs[138]. Souvent, à la veille d’une élection municipale, un candidat s’engageait d exécuter quelque ouvrage pour la ville, et, le lendemain, oubliait sa promesse. Un rescrit fit de cette promesse une obligation légale, qui lia même les héritiers[139]. Enfin, le vol des fonds municipaux, considéré jusqu’alors comme un simple détournement, fut assimilé au péculat, qui était puni de la confiscation des biens et de la déportation[140]. Voilà comment tout l’empire, à l’époque des Antonins, put se couvrir d’aqueducs, de thermes, de théâtres, de ponts et de routes où circulait la poste impériale, qui venait d’être réorganisée[141]. On faisait remonter justement au prince l’honneur de cette impulsion donnée aux travaux publics, et tant de monuments, des bords du Tage à ceux de l’Euphrate, portaient la date de son règne, que Constantin, importuné de retrouver partout ce nom, comparait Trajan d la pariétaire qui s’attache à toutes les murailles. Niais ces temples, ces basiliques, ces ponts, ces aqueducs, il les avait bâtis[142], où en avait provoqué la construction, et il ne les avait pas décorés de dépouilles enlevées à d’autres, tandis que Constantin déroba les bas-reliefs de l’arc de Trajan pour orner celui qu’il se fit élever à Rome.

Cependant il se trouva des gens pour conspirer contre lui, tant l’aristocratie romaine avait de peine à se déshabituer des complots, même sous le prince qui lui témoignait tant d’égards. Un Crassus, qui avait été condamné sous Nerva pour une pareille tentative, essaya de l’assassiner. Trajan refusa de s’occuper de cette affaire ; il laissa le sénat instruire, juger et faire exécuter la sentence, qui n’emporta que le bannissement. Crassus est le seul membre du sénat qui fut frappé sous ce règne pour attentat contre l’empereur[143].

Le prince qui mieux que tout autre méritait un historien n’en a pas[144], et l’on ne sait plus rien, lorsqu’on a épuisé l’étude des monuments, des inscriptions, des monnaies et de quelques rares fragments épars çà et là dans les abréviateurs. Cependant il nous reste de ce temps un document précieux pour connaître, par un exemple pris sur le vif, l’état des provinces, le rôle du légat, la part du prince dans l’administration générale, et ce que Ies villes avaient déjà perdu d’indépendance : c’est la correspondance de Pline et de Trajan. Écoutons ce curieux dialogue qui s’établit à 500 lieues de distance entre l’empereur dans sa capitale et le gouverneur d’une de ses plus lointaines provinces, la Bithynie. Ires questions sont simples, les réponses précises et les conséquences sautent d’elles-mêmes aux yeux[145].

I. Autorisation impériale pour les travaux publics.

Faut-il autoriser les Prusiens à remplacer leurs bains qui sont vieux et laids par des thermes nouveaux ?Oui, s’ils n’établissent pour cela aucune imposition nouvelle et si les services ordinaires n’en souffrent pas.

Sinope manque d’eau ; j’ai trouvé une source à 16 milles ; mais l’aqueduc devrait, sur une longueur de 1000 pas, traverser un terrain mou et suspect. Je ramasserai aisément l’argent nécessaire ; il nous reste à obtenir votre approbation[146]. — Faites cet aqueduc, mais après avoir bien examiné si le lieu suspect peut le porter et si la dépense n’excède pas les forces de la ville.

Nicomédie a dépensé 3 329 000 sesterces pour un aqueduc qui est tombé, 2 millions pour un autre qu’on a abandonné. J’ai le moyen d’en faire un troisième qui tiendra, si vous nous envoyez un fontainier ou un architecte. — Conduisez de l’eau à Nicomédie, mais recherchez par la faute de qui tant d’argent a été perdu.

Nicée a dépensé 10 millions de sesterces pour un théâtre qui s’écroule, et de grosses sommes pour un gymnase qui a brûlé et qu’on rebâtit. À Claudiopolis on creuse un bain avec l’argent que les décurions offrent pour leur entrée dans la curie. Que dois-je faire à l’égard de tous ces travaux ? Envoyez-nous un architecte. — Vous êtes sur les lieux, décidez. Quant aux architectes, nous les faisons venir de Grèce : vous en trouverez donc autour de vous.

Il me semble que les entrepreneurs des travaux de la ville de Pruse prennent plus qu’il ne leur est dû. Envoyez-moi un vérificateur pour toiser l’ouvrage. — Il y en a partout ; cherchez bien et vous en trouverez.

Amastris est empestée par un cloaque qu’il faudrait couvrir. Si vous permettez qu’on exécute cet ouvrage, j’aurai l’argent nécessaire. — Couvrez d’une voûte ce ruisseau infect.

Sur les confins du territoire de Nicomédie est un grand lac ; il serait fort avantageux de le joindre à la mer par un canal. — Prenez garde que le lac en se réunissant à la mer ne s’y écoule tout entier. Je vous enverrai d’ici des gens entendus en ces sortes d’ouvrages.

II. Surveillance des finances municipales.

Les villes de la province ont de l’argent et point d’emprunteurs à 12 pour 100. Faut-il baisser le taux de l’intérêt et forcer ensuite les décurions à se charger de ces fonds ?Mettez l’intérêt assez bas pour trouver des preneurs, mais ne forcez personne à emprunter malgré lui.

Dans la ville libre et alliée d’Amisus, qui, grâce à vous[147], se gouverne par ses propres lois, on m’a remis une requête touchant les sociétés de secours mutuels. Je la joins à cette lettre pour que vous voyiez, seigneur, ce que l’on peut tolérer ou défendre. — Laissez-leur les sociétés (eranos) que le traité d’alliance leur donne ; surtout si, au lieu de dépenser le produit de leurs cotisations en cabales et en assemblées illicites, ils s’en servent pour soulager leurs pauvres. Dans toutes les autres villes de notre obéissance, il ne faut point le souffrir.

La plupart de mes prédécesseurs ont accordé aux villes du Pont et de la Bithynie une créance privilégiée sur les biens de leurs débiteurs. Il serait à propos que vous voulussiez bien, seigneur, faire à ce sujet un règlement. — Qu’on décide d’après les lois propres à chaque ville. Si elles n’ont pas un privilège sur les autres créanciers, je ne dois pas le leur donner aux dépens des particuliers.

Les habitants d’Apamée me prient d’examiner leurs comptes, malgré leur privilège de s’administrer eux-mêmes. Dois-je le faire ?Oui, puisque eux-mêmes le demandent.

Julius Piso a reçu en don 40 000 deniers du sénat d’Amisus. L’ecdicus les réclame d’après vos édits qui défendent ces libéralités. — Si le don remonte à plus de vingt ans, qu’il subsiste ; car il faut avoir égard au repos des citoyens, tout en ménageant les deniers publics.

Les Nicéens prétendent avoir reçu d’Auguste le privilège de recueillir l’héritage de leurs concitoyens morts intestats. — Examinez cette affaire en présence des parties, avec Gemellinus et mon affranchi Epimachus, tous deux procurateurs, et ordonnez ce qui vous paraîtra juste.

Les Byzantins dépensent chaque année 12 00.0 sesterces pour vous faire porter leur hommage, et 3000 pour envoyer un des leurs saluer le gouverneur de Mœsie. — C’est assez qu’ils me fassent parvenir par votre entremise leur décret d’hommage. Quant au gouverneur de Mœsie, il leur pardonnera, s’ils lui font leur cour à meilleur marché. Réponse qui plut certainement à Byzance, car, malgré la police faite dans l’empire, aller à Rome n’était pas seulement une dépense, mais un péril. Pétrone, Apulée, montrent que les détrousseurs de grands chemins étaient nombreux, et nous avons un marbre où de braves gens de Mehadia sur le Danube, envoyés par leurs concitoyens, ont gravé leur reconnaissance envers les Divinités des eaux pour les avoir ramenés sains et saufs dans leur cité[148].

III. Les décurions.

On vient de voir Pline proposer à Trajan de contraindre les décurions à souscrire des emprunts dont ils n’avaient pas besoin. C’est l’idée de mettre au compte des curiales les charges des villes qui commence à se faire jour et qui rendra bientôt leur condition déplorable[149]. Déjà on appelle à la curie plus de membres que le nombre réglementaire, et ces membres doivent payer un honneur qu’ils n’ont pas toujours sollicité. Pline voit dans cette exaction une source de revenu pour les cités, et voudrait en faire une prescription légale. Dans certaines villes de la province, dit-il, les décurions sont obligés, en entrant au sénat, de donner les uns 1000, les autres 2000 deniers. Il vous appartient, seigneur, de faire une loi générale. — Non. Le plus sûr est de suivre la coutume de chaque ville, surtout à l’égard de ceux qu’on fait décurions malgré eux.

La loi de Pompée, observée en Bithynie, exige trente ans pour exercer une magistrature et entrer à la curie. Mais un édit d’Auguste a permis de remplir à vingt-deux ans les magistratures inférieures. J’en ai conclu que ceux qui arrivaient aux charges à cet âge devaient siéger au sénat municipal. Hais que faire à l’égard des autres qui, ayant l’âge prescrit pour les magistratures, ne les ont pas obtenues ?[150]Leur fermer la curie.

IV. Droit de cité.

Pour obtenir le droit de cité dans une ville, il faut, d’après la loi de Pompée, être originaire, de la province. Beaucoup de décurions appartiennent à d’autres pays. Faut-il les exclure de la curie ?Non, mais veiller à ce que la loi soit, à l’avenir, mieux observée.

V. Le defensor civitatis.

Dans quelques villes on trouve déjà des charges mal définies qui deviendront celle du defensor civitatis, dont le rôle sera si considérable au quatrième et au cinquième siècle. Byzance a un centurion légionnaire pour veiller sur ses privilèges. Juliopolis de Bithynie vous demande la même faveur. — Byzance est une grande ville où quantité d’étrangers abordent. Un gardien de ses droits lui est nécessaire. Si j’en donne un à Juliopolis, toutes les petites villes voudront en avoir. Il vous appartient de veiller vous-même à ce qu’il ne soit fait aucun dommage aux cités de votre gouvernement.

On a vu plus haut qu’Amisus avait un ecdicus, sorte d’avocat de la ville ou de tribun chargé de défendre ses intérêts auprès du gouverneur[151].

VI. Questions religieuses.

Peut-on, à Nicomédie, déplacer un temple de Cybèle ?Oui. Le sol provincial n’est pas capable de recevoir les consécrations romaines.

On me demande à transférer des tombeaux. A Rome, il faut une décision des pontifes. Que dois-je faire ici ?Accorder ou refuser selon la justice. Il serait par trop dur d’imposer aux provinciaux de venir consulter à ce sujet les pontifes romains.

J’ai trouvé une maison en ruine pour y mettre le bain des Prusiens. Le propriétaire avait voulu y bâtir un temple à Claude. Mais il n’en reste rien. — Mettez le bain dans cette maison, à moins que le temple n’ait été construit, car, lors même qu’il aurait disparu, la place demeure consacrée.

On dit, seigneur, qu’une femme et ses fils ont été ensevelis au même lieu où s’élève votre statue. La statue est dans une bibliothèque, les sépultures dans une grande cour enfermée de galeries. Je vous supplie de m’éclairer dans le jugement de cette affaire. Elle eût été grave, en effet, sous un autre prince, car une accusation de lèse-majesté en pouvait sortir. Trajan s’irrite qu’on le croie capable de l’autoriser et répond : Vous ne deviez pas hésiter sur une telle question, car vous savez fort bien que je ne me propose pas de faire respecter mon nom par la terreur et par les jugements de majesté. Laissez là cette accusation que je ne permettrais pas de recevoir.

VII. Discipline militaire.

Faut-il faire garder la prison par des soldats, ou, selon la coutume, par des esclaves publics ? J’ai mis des uns et des autres. — Cela ne vaut rien. Il faut s’en tenir à l’usage et ne pas éloigner le soldat du drapeau.

Le préfet du littoral pontique qui n’a que douze soldats, en demande davantage. — Non. Tous les chefs veulent étendre leur commandement, et les petites garnisons détruisent l’esprit militaire.

Des esclaves ont été trouvés parmi les recrues. Qu’en faut-il faire ?S’ils ont été choisis, la faute est à l’officier recruteur ; s’ils ont été donnés comme remplaçants, on s’en prendra aux remplacés ; si, connaissant leur condition, ils sont venus s’offrir d’eux-mêmes, punissez-les.

VIII. Discipline civile.

Dans beaucoup de villes, des gens condamnés aux mines ou à combattre comme gladiateurs servent d’esclaves publics, quelques-uns avec des gages. Que faire ?Exécuter les sentences, excepté pour ceux dont la condamnation remonte à plus de vingt ans.

Un homme, banni à perpétuité par Bassus, est resté dans la province sans user du droit que lui donnait un sénatus-consulte, après la cassation des actes de Bassus, de réclamer dans les deux ans un nouveau jugement. — Il a désobéi à la loi ; envoyez-le aux préfets du prétoire, pour un supplice plus rigoureux.

Ceux qui prennent la robe virile, se marient, font l’inauguration d’un ouvrage public, ou entrent en exercice d’une magistrature, ont coutume d’inviter les décurions et beaucoup de monde, quelquefois plus de mille personnes, et de donner à chacune un denier ou deux. Je crains que ces réunions ne soient des assemblées défendues par vos édits. — Vous avez raison. Mais j’ai fait choix de votre prudence pour réformer tous les abus de cette province.

Un grand incendie a désolé Nicomédie. Ne serait-il pas bon d’établir un collège de cent cinquante artisans chargés de veiller au feu ?Non, les corporations ne valent rien.

Cette correspondance nous gâte Pline : timoré, indécis, hésitant sur tout, il fait, comme gouverneur d’une grande province, la plus triste figure[152]. Trajan, au contraire, est net, précis ; il répond en maître expérimenté et juste, commande sans phrase, et, en tout, fait respecter la loi. Sous ses paroles affectueuses pour son très cher Secundus[153], on sent l’impatience de l’homme supérieur qu’un lieutenant incapable dérange chaque jour pour des misères. Tuais ce qui résulte surtout de cette correspondance, c’est la preuve de l’omnipotence impériale et des progrès effrayants que faisait le gouvernement central. Il est vrai que, sans une forte administration générale, les affaires de l’État ne se font pas et que les affaires locales courent le risque de se faire mal ; mais tout envahir, le droit civil, comme le droit pénal des cités, l’administration des finances, comme celle de la voirie et des travaux publics : c’était trop. On pourrait déjà presque dire qu’il ne se remuait pas un pavé dans les provinces sans une requête à Rome, qu’il fût question de couvrir un ruisseau fangeux ou de déplacer un mort dont le tombeau s’était écroulé ; et l’on envoyait un courrier au prince pour lui demander quelle garde on mettrait à la porte d’une prison.

Ainsi l’empereur fait la loi et, par lui-même ou par ses lieutenants, il décide les cas particuliers ; il gouverne l’empire, et l’on pourrait dire qu’il administre les cités, car il n’hésite pas à regarder dans toutes leurs affaires, que ces villes soient simples municipes tombés sous la puissance de Rome par la conquête ou cités alliées et libres, rattachées à l’empire par un traité. Trajan respecte, il est vrai, leurs lois, leurs privilèges, parce qu’il est habile et sage ; mais son légat ne doute pas que le prince ne puisse tout changer. Après la lecture de cette correspondance officielle, on se fait aisément l’idée de ce que l’empire deviendra, quand l’empereur, au lieu d’être Trajan, sera Commode ou Élagabal. Nous ne sommes encore qu’au second siècle, et nous voyons poindre le mal qui va miner l’empire. Trajan parle de gens que l’on fait entrer malgré eux dans la curie[154], et Pline considère déjà les magistrats municipaux comme les serfs de la chose publique.

On dira que Pline avait une mission spéciale[155], que, comme Libon l’aura sous Marc-Aurèle[156], il avait obtenu de l’empereur l’autorisation de prendre ses conseils dans les cas douteux ; qu’enfin tous Ies légats n’accablaient pas le prince de lettres aussi nombreuses : c’est possible, mais nous ne pouvons l’affirmer, puisque ces correspondances officielles ont péri, une seule exceptée, celle du gouverneur de Bithynie. Dans tous les cas, que l’empereur décidât de Rome ou que le proconsul prononçât sur place, le résultat était le même : la dépendance des provinciaux. Des empereurs comme Caligula et Néron, tout occupés de leurs plaisirs, laissaient aller les choses à leur gré ; des princes comme Tibère et Vespasien, qui trouvaient suffisamment lourde la tâche de gouverner l’empire, ne songeaient pas aux menus détails de l’administration des cités. Trajan, homme de commandement et de discipline, voulut mettre l’ordre en tout, ce qui le conduisit à regarder partout. Il a déjà créé les curateurs pour contrôler les finances de certaines villes ; il envoyait des commissaires extraordinaires pour y supprimer les abus. C’était bien. Mais ces mesures plaçaient le gouvernement sur une pente où il glissera facilement, jusqu’à venir se mêler, selon son bon plaisir, des plus petites affaires et en retarder la marche. Un affranchi de Vespasien offre aux Cérites de construire à ses frais une salle de réunion pour leurs Augustaux, à condition qu’on leur en donne la place. Le conseil municipal fait l’abandon du terrain, mais il faut l’assentiment du curateur, et celui-ci met dix mois à l’envoyer[157].

La plus importante des lettres de Pline est relative aux chrétiens. Ceux-ci ne justifiaient pas les craintes inspirées d’abord par leur adoration d’un crucifié, qui avait paru à quelques-uns une menace de révolte. Saint Paul avait prêché la soumission aux puissances, au prince qui est le ministre de Dieu[158], et saint Pierre écrivait : Rendez à chacun l’honneur qui lui est dû[159]. L’Église ne travaillait même pas directement à ruiner l’esclavage, cette base de la société païenne. Les fidèles avaient des esclaves, et des esclaves chrétiens, à qui Pierre disait : Serviteurs, soyez soumis et respectueux envers vos maîtres, non seulement lorsqu’ils sont doux et bons, mais encore lorsqu’ils sont rudes et fâcheux[160]. Ils vivaient donc paisibles et dans l’ombre, multipliant au milieu des humbles par la vertu de cette charité qui leur montrait des frères dans tous les misérables. Mais la condition essentielle de leur culte était la prière en commun. Or Trajan n’aimait point les associations[161] ; on vient de voir qu’il n’en voulait même pas contre les incendies, et que les réunions trop nombreuses, fût-ce pour une fête, lui étaient suspectes. Il sentait, sans pouvoir s’en rendre compte, comme un travail souterrain qui minait la société romaine, et ses lettres portent la trace de l’irritation qu’il éprouvait contre tout ce qui voulait sortir de l’ordre établi. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les secrètes agapes des chrétiens lui parurent dangereuses. D’ailleurs on est forcé de répéter que, suivant la légalité de ce temps, une attaque contre les dieux de Rome était une insulte à l’empereur, et que, par suite de l’union impie de la politique et de la religion, les incrédules à l’apothéose du prince devenaient des rebelles à son autorité. Il en va toujours ainsi. Le présent et l’avenir sont trop souvent deux mortels ennemis qui, dans l’éternelle transformation des choses, se heurtent et se combattent. Le vieux monde destiné à périr se défend avec colère contre ce qui l’attaque et bientôt le tuera. La ciguë de Socrate, la croix de saint Pierre, le bûcher de Jean Huss, le pilori des puritains, la pastille des libéraux, ont fait des victimes, mais aussi des morts triomphants. Trajan, esprit étroit et dur, comme toute cette race romaine, malgré sa véritable grandeur, était ennemi des nouveautés, et incapable de comprendre celle qui se produisait alors. Ce serait même un sujet d’étonnement profond de voir des hommes tels que Tacite, Trajan, Pline, Suétone, Marc-Aurèle, ne pas s’apercevoir de l’immense révolution qui se préparait, si l’histoire tout entière ne déposait de l’ignorance où les puissants du jour s’obstinent à rester touchant les puissances du lendemain.

Je me fais un devoir, seigneur, écrit Pline à Trajan, de vous exposer tous mes scrupules..., je n’ai jamais pris part au procès d’aucun chrétien et ne sais sur quoi porte l’information qu’on fait contre eux ni de quelle peine ils doivent être frappés. Faut-il distinguer entre les âges et pardonner à qui se repent ? Est-ce le nom seul qu’on punit en eux ou les crimes qui s’attachent à ce nom ? Voici la règle que j’ai suivie. Je leur demande s’ils sont chrétiens. Ceux qui l’avouent, je les interroge une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice. Quand ils ont persisté, je les y ai envoyés ; car, de quelque nature que fût ce qu’ils confessaient, ils étaient toujours coupables de désobéissance et d’une inflexible obstination. Parmi ces fous j’ai réservé ceux qui sont citoyens romains pour les £aire conduire à Rome[162].

J’ai reçu des dénonciations anonymes contre de prétendus chrétiens ; mais ces gens ont, en ma présence, invoqué les dieux dans les termes que je leur prescrivais, offert de l’encens et du vin à votre image, et, chose à quoi l’on ne saurait, dit-on, contraindre des chrétiens véritables, ils ont maudit leur Christ. Ceux-là, je les ai absous. D’autres ont reconnu qu’ils avaient été chrétiens, en déclarant qu’ils ne l’étaient plus depuis plusieurs années ; tous ont accompli les rites devant votre image et les statues des dieux ; tous aussi ont maudit le Christ.

Ils prétendaient que toute la faute ou l’erreur consistait pour eux en ceci, qu’à un jour marqué ils s’assemblaient, avant le lever du soleil, pour chanter tour à tour des vers à la louange de Christ., comme s’il eût été dieu ; qu’ils s’engageaient par serment à ne point manquer à leurs promesses, à ne commettre ni vol, ni violence, ni adultère, à ne point nier un dépôt ; qu’enfin ils se réunissaient encore pour manger en commun des mets innocents[163] ; mais qu’ils avaient cessé de le faire depuis l’édit par lequel, selon vos ordres, j’avais interdit toute sorte d’assemblée. Pour m’assurer de la vérité de ces paroles, j’ai mis à la torture deux filles esclaves qu’ils disaient attachées au ministère de leur culte et n’ai trouvé qu’une mauvaise superstition poussée à l’excès. Par cette raison, j’ai suspendu l’enquête pour prendre vos ordres.

L’affaire mérite attention par le nombre de ceux qui se trouvent en péril. Beaucoup de personnes, en effet, de tout pige, de tout ordre, de tout sexe, sont déjà et devront être impliquées dans l’accusation, car ce mal contagieux a envahi non seulement les cités, mais les bourgs et les villages.

En bon courtisan, Pline ajoute que le mal peut être arrêté, qu’il l’est déjà, puisque les temples désertés voient la foule revenir, que les sacrifices recommencent, qu’on vend beaucoup de victimes restées auparavant sans acheteurs ; et, en honnête homme qui ne voudrait pas envoyer au supplice des gens inoffensifs, il demande au prince de faire grâce au repentir.

Trajan ne parait pas s’être beaucoup ému du tableau contradictoire que lui faisait son légat : cette contagion impie qui gagnait les villes et les hameaux, cette vie nouvelle qui se montrait dans les temples ; et il refusa de prendre une mesure générale. On ne saurait, dit-il, établir pour les procès des chrétiens une forme certaine qui puisse être suivie partout. N’en faites pas recherche ; mais s’ils sont accusés et convaincus, punissez-les. Ne recevez pas de dénonciations anonymes et ne condamnez point sur des soupçons.

On a vu, par les mesures que prirent à l’égard des druides Auguste, Tibère et Claude, quel arsenal de lois la république avait légué à l’empire, pour frapper les cultes ennemis de celui de Rome. Les accusations de lèse-majesté, de sacrilège, d’association illicite et de magie pouvaient être tournées contre les chrétiens, et toutes entraînaient la mort. Trajan, qui n’aimait pas les assemblées secrètes, n’autorisa pourtant pas les poursuites de ce chef, à propos d’hommes de petite condition et qu’on lui représentait comme inoffensifs, mais il ne permit pas les publiques offenses aux dieux de l’empire, et, avec la constitution particulière à l’État romain, avec cette religion officielle dont nous avons montré le caractère’, il ne pouvait pas les permettre. Aussi sa réponse est-elle : Ne cherchez pas des coupables, mais punissez ceux qui, par acte public, outrageront les autels de la patrie. Ce sentiment était si profondément romain, que deux consulaires d’humeur très pacifique s’expriment à ce sujet de la même façon, à trois siècles de distance : Que nul, dit Cicéron, n’ait des dieux particuliers ; que personne n’introduise des dieux nouveaux ou étrangers, s’ils n’ont pas été admis par l’autorité publique[164] ; et sous Alexandre Sévère, Dion Cassius (LII, 36) faisait recommander par Mécène à Auguste de punir les adorateurs des faux dieux.

De pareils ordres provoqués par de semblables demandes furent sans doute envoyés ailleurs, et ce qui avait lieu en Bithynie a dû se passer en d’autres provinces, même avec plus de rigueur là où se trouvaient des gouverneurs moins humains et des populations moins paisibles, qui croyaient venger leurs dieux en criant dans l’amphithéâtre : Les chrétiens aux bêtes ! Ainsi la tradition de l’Église place sous ce règne les martyres de saint Ignace, évêque d’Antioche, et de saint Siméon, évêque de Jérusalem, martyres que nous ne racontons point, parce que l’histoire intérieure de l’Église ne peut rentrer dans le cadre de cette histoire générale de l’empire[165].

Les deux lettres qui viennent d’être citées mettent plusieurs points en lumière. Pline, né sous Néron avant l’incendie de Rome, avocat, jurisconsulte, sénateur et consulaire, mêlé à toute la vie politique de son temps, savait fort mal, lorsqu’il arriva en Bithynie, ce qu’était un chrétien : preuve qu’il n’y avait pas encore eu contre eux d’information juridique, de décision solennelle ni de persécution générale[166]. Il les frappe parce qu’il les regarde comme s’étant mis en révolte contre la loi religieuse de l’empire, en méprisant ses dieux ; contre la loi civile, en faisant des assemblées illicites ; contre l’autorité proconsulaire, en lui refusant obéissance. Et cependant il montre la simplicité de leur foi, la pureté de leur vie, ces agapes fraternelles, ces chants pieux qui étaient alors tout leur culte, et le caractère fondamental de cette religion des pauvres qui mettait dans le sacerdoce, ou du moins dans les honneurs de la naissante Église, deux filles esclaves. C’est qu’eux et lui habitaient en esprit dans deux mondes différents et, tout en parlant la même langue, ne pouvaient se comprendre. Aussi suis-je assuré que Trajan, le gardien rigoureux de la discipline militaire et civile, envoyait un chrétien au supplice sans plus d’hésitation ai de remords que s’il eût été question d’un soldat réfractaire ou d’un esclave fugitif[167]. Ces cruautés nous révoltent et ces violations des droits de la conscience nous indignent ; mais il faut reconnaître que les contemporains de Trajan pensaient comme lui et ne pouvaient point penser autrement ; que, pour eux, les chrétiens étaient des rebelles ; et qu’en effet, ces hommes qui allaient briser l’ancienne société, étaient les plus grands révolutionnaires que le monde eût encore vus. Nous sommes avec eux contre leurs persécuteurs, toutefois avec la douloureuse obligation de dire qu’ils ont eu le sort de tous les réformateurs, celui qu’eux-mêmes ont infligé plus tard à quiconque essaya aussi de remplacer l’ancienne loi par une loi nouvelle[168]. Y a-t-il bien longtemps qu’agir comme les chrétiens de Pline, avec d’autres idées, n’expose plus au même péril ? Ah ! que la justice est lente à venir et que l’homme marche péniblement à sa propre délivrance !

Trajan, qui inscrit au code pénal de Rome un nouveau crime, celui de christianiser, essaye en même temps de consolider les maîtres de l’Olympe sur leurs autels croulants. Dans une longue inscription récemment découverte, nous avons la preuve de sa sollicitude pour rendre aux anciens dieux leurs honneurs et à une vieille institution religieuse son autorité. Du temps de Strabon, Delphes était fort pauvre, quoique le domaine du temple, fût très riche, puisqu’une, seule de ses forêts d’oliviers, sur un des contreforts du Parnasse, donne aujourd’hui un revenu annuel de 70 000 drachmes. Mais ce domaine avait été envahi de tous côtés par les cités voisines, malgré un jugement solennel des amphictyons qui, cent quatre-vingt-dix ans avant notre ère, en avait fixé les limites. Trajan chargea un des grands personnages de l’empire de faire respecter comme loi souveraine la sentence amphictyonique, de rendre au dieu ses biens et de remettre en place les vingt-six bornes sacrées[169]. Était-ce de sa part zèle pieux ? Nullement. Apollon et ses confrères en divinité lui étaient parfaitement indifférents. Mais, à l’exemple d’Auguste et de Vespasien, il considérait la religion officielle comme une nécessité d’ordre public. C’était un conservateur à outrance, et il faut bien reconnaître qu’il ne pouvait pas être autre chose.

 

III. — GUERRE PARTHIQUE.

Si l’on excepte les mesures contre les chrétiens, Trajan avait bien rempli son rôle de maître du monde romain. L’immense machine gouvernementale, tant de fois dérangée par les intrigues, les complots, la guerre civile, était remontée et marchait régulièrement avec trois forces, bonnes en tous temps : l’ordre dans les cités, la justice dans l’administration, le respect dans les sujets pour la loi et pour celui qui la représentait. Au bout de quelques années, Trajan crut avoir gagné, par ses soins pacifiques, le droit de revenir à ses goûts militaires et de rajeunir ces triomphes daciques par de nouvelles victoires. La vieillesse arrivait : il avait cinquante-neuf ans, peut-être soixante-deux ; s’il rie reprenait pas à ce moment les armes, il ne les reprendrait jamais, et sa gloire se bornerait à avoir forcé des villes de bois et battu des peuples que de simples légats avaient vus fuir devant eux. La Bretagne était un trop petit théâtre, bon pour Claude ; les Germains ne donnaient prétexte à aucune guerre ; la Dacie se latinisait paisiblement, et des montagnes de la Calédonie au bord de l’Euxin il lie s’offrait pas un champ de bataille où pût s’accomplir quelque exploit retentissant. Sur la rive méridionale de la Méditerranée, l’empire avait atteint, des cataractes de Syène au détroit d’Hercule, une frontière infranchissable, le désert ; donc rien à faire ni en Afrique ni en Europe ; du moins il le croyait. Restait l’Asie. De ce côté on pouvait trouver à accomplir ce que l’histoire complaisante appelle de grandes choses — par exemple, faire de l’Arménie un poste avancé contre la barbarie asiatique, comme la Dacie l’était contre la barbarie européenne ; dompter l’Euphrate et le Tigre, comme l’avaient été le Rhin et le Danube ; en un mot, achever à l’orient l’œuvre de consolidation des frontières de l’empire. C’était la logique du règne de Trajan ; mais pour lui la guerre était surtout un ardent désir de gloire[170], et il avait eu raison de se faire représenter, sur son arc de triomphe, sacrifiant à Mars : c’était le dieu qu’il avait le mieux servi.

Le motif de l’expédition fut un effort des Arsacides pour rétablir leur influence en Arménie. Khosroès avait fait arriver son neveu Exédarès au trône de ce pays, que les Romains voulaient garder au moins sous leur influence ; et Trajan n’avait pas oublié qu’à la cour de Ctésiphon on avait sans doute prêté une oreille complaisante aux ouvertures du Décébale pour former une vaste coalition qui eût menacé l’empire en Asie, tandis que les Daces l’attaqueraient de front en Europe. L’empereur se rendit durant l’hiver (113) à Athènes, où Khosroès, inquiet de la grandeur des préparatifs qui le menaçaient, lui envoya une humble ambassade, avec de riches présents, se bornant à demander que le Romain donnât l’investiture dit royaume d’Arménie à un aube de ses neveux, Parthamasiris. L’empereur renvoya l’ambassade, les présents, et dit qu’il ferait connaître sa réponse lorsqu’il serait au bord de l’Euphrate. Au commencement de l’an 114, il arrivait à Antioche, et, pour que toutes ses capitales eussent des trophées de sa guerre dacique, il déposa dans le temple de Jupiter Kasios des offrandes qu’Hadrien célébra en vers grecs. À Jupiter Kasios, le maître des dieux, Trajan, le fils d’Énée et le maître des hommes, fait cette offrande : deux coupes richement ciselées et une corne d’urus garnie d’or. Il les a prises aux Gètes superbes qu’il terrassa de sa lance. Toi dont la tête se cache clans les nuages, ô dieu, accorde-lui la victoire dans la guerre Achéménide, et tu te, réjouiras d’avoir de doubles dépouillés, celles des Arsicides à côté de celles des Gètes[171].

Les événements militaires des années 114-117, nous sont fort mal connus, et la chronologie des campagnes parthiques est incertaine. Trajan eut d’abord à rétablir la discipline dans les légions amollies et séditieuses des provinces orientales ; il y mit sa sévérité habituelle, et tout plia sous cette main énergique. Il entra en campagne au cœur même de l’été et remonta par la vallée de l’Euphrate jusqu’à la grande Arménie. Dans une première lettre, Parthamasiris avait pris le titre de roi : elle lui lut renvoyée sans réponse ; dans une seconde, il supprima le titre, mais demanda qu’on lui expédiât, pour traiter, le gouverneur de la Cappadoce. L’empereur le somma de venir lui-même. L’Arménien hésitait à se confier à la bonne foi romaine ; cependant, les légions avançant toujours, il vint au camp, salua l’empereur assis sur son tribunal, avec l’armée entière rangée derrière lui, déposa à ses pieds la couronne qu’il avait sur la tète, et, debout, silencieux, avec la dignité grave des Orientaux, il attendit que Trajan lui permît de reprendre son diadème. A la vue de cet Arsacide, de ce roi découronné qui leur semble un captif, les soldats poussent un cri immense, comme à la suite d’une victoire, et proclament leur général imperator. Parthamasiris se croit tombé dans un piège et cherche à fuir : entouré de toutes parts, il demande que l’empereur lui épargne au moins la honte de parler au milieu de cette foule. On le conduit au prétoire, mais le Romain veut savourer l’humiliation d’un descendant de ceux qui portent le titre de roi des roi, et rien ne se conclut au prétoire ; le prince, ramené au milieu du camp, est forcé d’exposer ses demandes. Cependant je n’ai pas été vaincu ! s’écrie-t-il ; je n’ai pas été fait prisonnier ! C’est volontairement que je suis venu, dans la pensée que mon royaume me serait rendu par vous, comme il l’a été à Tiridate par Néron. — L’Arménie, répond Trajan, appartient à Rome et elle aura un gouverneur romain. Des Arméniens, des Parthes, avaient accompagné le prince au camp. Trajan retint les premiers comme étant déjà ses sujets et laissa Parthamasiris emmener les autres en leur donnant une escorte qui devait les empêcher de communiquer avec personne. Nous ignorons le détail de ce qui se passa ensuite. Eutrope parle du meurtre de Parthamasiris, et dans un fragment retrouvé sur un palimpseste, un ami de Marc-Aurèle disait : Il est difficile d’excuser Trajan au sujet de la mort de ce roi. Sans doute il périt justement au milieu du tumulte qu’il avait excité ; mais, pour l’honneur de Rome-, mieux eût valu que ce suppliant s’en retournât sans dommage que de souffrir un supplice mérité[172]. Parthamasiris fut-il tué en essayant d’échapper a son escorte, ou supposa-t-on une attaque pour avoir une occasion de se défaire de lui ? On ne le sait ; mais il est clair que, s’il ne tomba pas dans un guet-apens au départ, il y était tombé à l’arrivée. Cette façon de renverser un roi n’avait rien d’héroïque, et elle a laissé une tache de sang sur la main de Trajan. Ni lui ni personne alors ne la vit. Cet étranger gênait : on l’avait supprimé ; la moralité politique des anciens ne s’en effarouchait pas, et l’ami de Marc-Aurèle était seul peut-être à s’en étonner. On osa même, à Rome, frapper une médaille où Parthamasiris est représenté tête nue et pliant le genou, avec cette brève et dédaigneuse légende : Rex Parthus, sans même le nom de son royaume[173].

Trajan, par sa renommée, par la masse imposante de ses forces, causait un tel effroi, que les peuples et les rois, de l’Euphrate au Caucase et de l’Euxin à la Caspienne, se soumirent sans combat. Depuis deux siècles, Rome rêvait cette conquête, et avec raison, car elle lui aurait donné les clefs d’une des portes de l’Asie, le Caucase, dont les étroits défilés[174] sont si faciles à rendre impraticables, et elle lui aurait assuré en Arménie une position excellente pour l’attaque comme pour la défense. Dans ses mains, les hautes montagnes de ce pays seraient devenues une forteresse inexpugnable, qui aurait couvert l’Asie Mineure, même la Syrie. Bien établis à la tête des vallées du Tigre et de l’Euphrate, les Romains eussent rendu toute attaque contre leurs riches provinces impossible ou du moins fort dangereuse pour l’assaillant. Avant d’atteindre, en effet, les deux grands passages du fleuve à Thapsaque et à Zeugma, où viennent mourir les dernières collines de l’Amanus[175], une armée parthique aurait été contrainte de longer le pied des montagnes arméniennes, avec le risque continuel d’être prise de flanc ou tournée. Plus au sud, c’est le désert qui défend la Syrie, et qui la défendit bien jusqu’au jour où le fanatisme religieux fit sortir de ces solitudes un ennemi inattendu.

L’occupation de l’Arménie était donc commandée par de grands intérêts, et Trajan avait bien fait, sauf le moyen employé, de trancher une question que Pompée, César, Antoine, Auguste, n’avaient point résolue, les uns faute de temps, les autres faute d’habileté ou de résolution. Nais plus cette acquisition était importante, plus il fallait l’assurer à l’empire, en donnant à la nouvelle province une organisation civile et militaire qui la fit promptement romaine, et en employant à cette œuvre de patience les forces, les ressources, le temps que Trajan allait gaspiller dans des expéditions inutiles.

Il passa l’hiver de 114-115 à Antioche, qui, durant son séjour, fut presque détruite par un tremblement de terre : quantité de gens notables y trouvèrent la mort ; le consul, avec Vergilianus Pedo, y fut grièvement blessé, et Trajan manqua périr. Les païens attribuèrent sans doute ce désastre à la colère des dieux, irrités par l’impiété chrétienne, et saint Ignace, évêque d’Antioche, souffrit, vers ce temps-là, le martyre. On a vu que Trajan n’hésitait pas à considérer les chrétiens comme des rebelles et, lorsqu’ils faisaient profession publique de leur foi, comme des rebelles, qu’il fallait punir. Il n’aura donc éprouvé aucun scrupule, en face d’une foule affolée de peur, à satisfaire du même coup ses dieux, la populace et les lois détestables de l’empire[176].

Au printemps, il franchit l’Euphrate, sans doute a Zeugma, et se rendit à Édesse, dont le prince fut sauvé par son fils[177]. De cette ville, il poussa, au travers de la Mésopotamie, une colonne d’avant-garde conduite par Lusius Quietus ; elle prit la forte place de Singara, qui commandait la route du désert ; lui-même enleva Nisibe, et, comme tous les chefs de cette région étaient en guerre entre eux ou en révolte contre Khosroés, il put atteindre sans peine les bords du Tigre, en face de l’Adiabène. C’est là qu’Alexandre avait vaincu Darius et conquis l’Asie ; Trajan aimait à suivre les traces du héros macédonien dont il espérait la fortune. Le Tigre avait dans ces parages un lit large et profond, il fallait une flotte pour le franchir et pour assurer les communications. On employa l’arrière-saison à construire dans les forêts de Nisibe des bateaux qui se démontaient et que des chariots portèrent aux points choisis pour le passage. Étonnés de voir leur fleuve si facilement vaincu et cette barrière tombée, les Barbares ne résistèrent pas à une vive attaque, qui donna aux Romains la rive gauche. Quoique ce succès ne valet pas la victoire d’Arbelles, il ouvrit, comme elle, la route de Babylone, que les Parthes, affaiblis par leurs divisions, n’osèrent fermer. Trajan y entra avec le surnom de Parthicus, que ses soldats lui donnèrent, et sacrifia aux mânes d’Alexandre dans le palais où le héros avait expiré (116).

L’opinion était éblouie par ces faciles triomphes. Chaque jour le sénat apprenait que de nouveaux peuples s’étaient soumis à sa puissance ; que des rois consentaient à tenir de lui leur couronne ; que des pays portant les grands noms d’Arménie, de Mésopotamie et d’Assyrie, qui rappelaient : ceux de Ninus, de Sémiramis, de Xerxès et d’Alexandre, étaient sujets de son empire. Avec le puéril empressement d’un jeune victorieux, Trajan se hâtait de déclarer réunies pour jamais au domaine du peuple romain les régions que traversait son armée. L’Arménie formait déjà une province ; il en fit deux autres : celle de Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate, au pied des montagnes arméniennes ; celle d’Assyrie, comprenant la vallée orientale du Tigre jusqu’à la chaîne du Zagros, qui la sépare de la Médie. En même temps, de grands préparatifs s’achevaient ; toute une flotte, amenée par l’Euphrate, était traînée dans le Tigre, à travers l’isthme qui s’étend entre les deux fleuves, pour attaquer Ctésiphon[178]. Les Parthes ne défendirent pas mieux leur capitale que leurs provinces. Khosroès ou son successeur s’enfuit au fond de la Médie ; la fille du grand roi, son trône d’or massif, furent pris à Suses, et Séleucie, l’ancienne capitale grecque, ouvrit ses portes. Maître des principales places de la Babylonie, Trajan descendit le Tigre avec sa flotte, recevant sur son passage a soumission des chefs riverains, et arriva jusqu’au golfe Persique, où, voyant nu navire qui partait pour l’Inde, il s’écria : Que ne suis-je plus jeune, je donnerais à Rome pour frontière les limites de l’empire d’Alexandre ! Et la ville éternelle, confiante comme son prince, frappait des médailles montrant l’Arménie renversée que l’empereur foulait aux pieds, ou deux Parthes, assis à terre, ayant devant eux un carquois vide et un arc détendu[179]. Mais ces Parthes allaient se lever, le carquois allait se remplir, l’arc résonner encore, et le victorieux empereur entendra jusque dans son camp le sifflement aigu de ces flèches qu’il croyait avoir brisées.

Déjà, en effet, les défections éclataient partout derrière lui, Séleucie s’était soulevée, et la révolte des villes du nord de la Mésopotamie, par où l’armée romaine avait pénétré en Assyrie, menaçait d’enfermer les Romains dans le désert. Il était à craindre que l’expédition ne finit comme celle de Crassus. Les généraux de Trajan frappèrent quelques coups vigoureux. Nisibe fut reprise ; Édesse et Séleucie, emportées d’assaut, furent livrées aux flammes. Ces succès servirent au moins à cacher, sous des apparences de victoires, une retraite nécessaire. Trajan se décida même, pour arrêter ces dangereux mouvements, à restaurer la royauté parthique qu’il avait cru détruire ; de retour à Ctésiphon, il mit, en présence du peuple et de l’armée, la couronne du roi des rois sur la tète d’un Arsacide, Parthamasatès ; puis, par le plus court chemin, il reprit la route de Syrie. Arrêté dans un désert sans eau et sans fourrage, devant la petite place d’Atra, il voulut l’enlever et fut repoussé. Un légat, beaucoup de légionnaires, y périrent ; des hommes de son escorte furent tués auprès de lui. Le victorieux empereur retournant à Rome pour triompher de tant de nations marquait sa route par le sana et les cadavres de ses soldats[180].

Les fatigues, le chagrin, quelque maladie peut-être, contractée, comme celle d’Alexandre, dans les plaines marécageuses de la Babylonie, minèrent sa robuste constitution. Il atteignit Antioche, où il fit adieu à son armée, mais ne put dépasser Sélinonte en Cilicie. Il y mourut le 10 août 117.

Il laissait l’Orient en feu. Dans l’île de Chypre, à Cyrène en Égypte, avait éclaté une formidable insurrection des Juifs dont le signal semble avoir été donné par leurs coreligionnaires de la Mésopotamie[181], et les récentes conquêtes retournaient à leurs anciens maîtres. Une fois de plus l’empire romain, comme au temps de Crassus et d’Antoine, était convaincu d’impuissance à s’étendre au delà de l’Euphrate et de cette ligne de déserts qui sépare deux mondes. L’Occident même était agité, du moins sur ses bords : les Maures fatiguaient l’Urique de leurs incursions, les Bretons remuaient dans leur île, et les Sarmates menaçaient les provinces du Danube[182]. Voilà en quel état Trajan laissait l’empire, et l’histoire juge les règnes par leurs résultats, comme l’arbre est jugé d’après les fruits qu’il porte.

Il avait voulu reprendre la politique conquérante de la République et de César, qu’Auguste et ses successeurs avaient abandonnée. Rut-il raison ? Oui et non. Oui pour l’expédition d’Arménie et la conquête du pays des Daces ; non pour celles de Babylone et de Ctésiphon. Nous avons, plusieurs fois, donné les raisons qui devaient arrêter au cours supérieur de l’Euphrate et du Tigre la frontière de l’empire. Aller plus loin de ce côté, c’était aller coutre la nature des choses, qui est la plus grande des forces. Il n’en était pas de même sur le Danube. Trajan, qui tenait à réveiller l’esprit militaire des Romains, fit bien de conquérir la Dacie. Mais il aurait dû achever cette œuvre, en plantant ses aigles de l’autre côté de la Theiss et en Bohême. Alors l’empire eût enfermé dans ses frontières toute la vallée du Danube et tenu la chaîne de montagnes qui s’étend presque sans interruption des environs de Mayence, jusqu’à la mer Noire, par le Taunus déjà fortifié, par les monts de Franconie, de Bohême, de Moravie et les Carpates. Maître de cette grande ligne de défense, ramassant ses forces dans les provinces situées en arrière, y multipliant les postes militaires, les colonies de vétérans, et, de l’autre côté des monts, développant au milieu des Germains la vie romaine par les relations du commerce et la contagion de l’exemple, l’empire aurait résisté plus longtemps aux assauts de la Barbarie.

Mais ces services eussent été sans éclat, et Trajan voulait la gloire retentissante que donnaient la conquête, même éphémère, des capitales parthiques et une expédition rivale de celle d’Alexandre. Terminons cependant l’histoire de ce grand règne par le vœu qu’après Trajan le sénat forma toujours à l’avènement d’un nouvel empereur : Puissiez-vous être plus heureux qu’Auguste, meilleur que Trajan ! Le moyen ange a recueilli cette pensée, et Dante a mis Trajan dans son Paradis.

Généalogie des Antonins

 

 

 

 



[1] Nous ajoutons à la famille Antonine l’Italien Nerva, qui adopta Trajan, et nous en excluons Commode, qui fut indigne de sa race.

[2] Pour Nerva et Trajan nous n’avons même plus Suétone, qui s’arrête à Domitien, et la source principale est Dion Cassius, ou plutôt son abréviateur, Xiphilin. Nous avons malheureusement perdu l’œuvre d’un écrivain qui a joui de beaucoup d’autorité, puisque les Script. Hist. Aug. le citent vingt-huit fois, Marius Maximus, qui avait composé une vie de Trajan. Il semble avoir voulu continuer les biographies de Suétone, comme Ammien Marcellin se proposa de continuer les Histoires de Tacite.

[3] Pline le Jeune reproche amèrement à Domitien d’avoir négligé le sénat : De ampliando numero gladiatorum aut de instituendo collegio fabrorum consulebamur (Panég., 54) ; et cum senatus aut ad otium summum aut ad summum nefas vocaretur (Epist., VIII, 44).

[4] Pline, Epist., IX, 75.

[5] Il était triumphalis. Voyez Borghesi, V, p. 29. Un Nerva avait été consul dès le temps des triumvirs, un autre en l’an 22 de J.-C. ; et le nouvel empereur l’avait été deux fois : honneur qu’un seul de ses collègues alors vivants, L. Verginius Rufus, partageait avec lui ; mais Verginius avait déjà refusé l’empire.

[6] Dion dit soixante-cinq ans ; Aurelius Victor, soixante et un ; Eusèbe, Eutrope et Cassiodore, soixante et onze.

[7] L’histoire de Dion Chrysostome arrêtant une sédition des légions du Danube n’a rien de certain.

[8] Pline, Epist., IX, 13.

[9] Dion, LXVIII, 1.

[10] Il ne faut pas perdre de vue qu’en l’absence d’un ministère public, le delator était une nécessité sociale, puisqu’il garantissait l’exécution des lois, en accusant ceux qui les violaient. C’est le délateur politique qui mérite tout l’odieux attaché à ce nom. La loi récompensait les autres, quadruplatores, et ceux-là devaient être des citoyens honorables. (Digeste, XLVIII, 2, 4.)

[11] Hadrien fit plus tard, au sujet des trésors trouvés, un règlement qui en assurait la moitié au propriétaire du fonds ; la totalité, s’il l’avait trouvé lui-même sur son propre fonds. (Spartien, Hadrien, 17.)

[12] Eckhel, Doctr. num., VI, 407 : Plebei urbanæ frumento constituto.

[13] Auguste avait déjà défendu de donner des combats de gladiateurs avec cette condition que la mort seule finirait le combat. (Suétone, Octave, 45.)

[14] C’est sans doute à cette fondation que se rapporte le passage suivant de Dion (LXVIII, 2) : Nerva donna aux citoyens pauvres de Rome des terres pour une valeur de 1.5000.000 de drachmes, dont il confia l’acquisition et la distribution à des sénateurs.

[15] Puellas puerosque natos parentibus egentibus sumptu publico per Italiæ oppida ali fussit (Aurelius Victor, Epit., 12). Henzen (Tabula alimentaria, p. 11) rapporte que Nerva constitua aussi un fonds pour subvenir aux funérailles des pauvres.

[16] Eckhel, Doctr. num., VI, 407.

[17] Pline, Epist., IV, 22.

[18] Dion, LXVIII, I.

[19] .... Concussa respublica, mensque imperium super imperatorem.... (Panég., 6.)

[20] .... Suræ cujus studio imperium arripuerat (Aurelius Victor, Epit., 15). Aussi Trajan le combla d’honneurs et fit de lui comme son collègue.

[21] Principem qui cogi non posset (Pline, Panég., 6).

[22] A la suite d’une victoire sur les Suèves, qui valut à Nerva le surnom de Germanicus, qu’il transmit à Trajan en l’adoptant.

[23] Nerva mourut trois mois après, le 28 janvier 98. Il avait régné seize mois et neuf jours. Il y eut une irrégularité dans cette adoption, l’absence de l’adrogé, dont le consentement était nécessaire. Notons que la première année de sa tribunicia potestas date du 27 octobre 97, jour de son adoption, et que la seconde commença le 1er janvier 98. L’usage de compter la seconde puissance tribunitienne à partir du 1er janvier qui suivait l’avènement du prince fut observé par ses successeurs : détail important à retenir pour la chronologie des empereurs.

[24] Herennius Senecio, l’ami de Pline et une des victimes de Domitien, était né en Bétique ; Licinius Sura était aussi Espagnol.

[25] Dion dit (LXVIII, 4) qu’il adopta Trajan, quoique celui-ci fût Espagnol. Italica était à Santiponce, sur la rive droite du Guadalquivir, à 6 milles de Séville. (C. I. L., t. II, p. 145.)

[26] On lui donne habituellement le commandement de la basse Germanie, parce que Eutrope (VIII, 2) et Aurelius Victor (Epit., XII) lui font prendre la pourpre a Cologne, chef-lieu de cette province. Mais il a pu célébrer son avènement dans la principale ville de cette frontière sans y avoir commandé auparavant. Une inscription d’Hadrien, commentée par Henzen (Annali dell’ Instit., etc., 2862, p. 116), et un passage de Spartien (Hadrien, 2) ne laissent pas de doute à ce sujet.

[27] Dion, LXVIII, 5.

[28] La Germania de Tacite, composée en l’an 98 (Germ., 37), montre que l’on s’occupait, à Rome, de ces peuples et que l’on en connaissait bien les forces et le caractère. Pline l’Ancien avait déjà publié, sur le même sujet, un long ouvrage en vingt livres, sous le titre de Guerres de Germanie.

[29] Urbes trans Rhenum in Germania reparavit (Eutrope, VIII, 2).

[30] Munimentum Trajani, à 10 milles de Mayence. (Ammien Marcellin, XVII, 1.) Quant au pont il se pourrait bien que les restes de piles qui subsistent fussent l’œuvre de Charlemagne et non de Trajan. Cf. le Trajan de Dierauer, p. 32, n° 1, dans les Untersuchungen de Budinger, 1868.

[31] Pline, Epist., II, 17.

[32] Penitus excisis. Il se peut que les deux événements racontés, l’un par Tacite, la défaite des Bructères, l’autre par Pline, la restauration de leur roi, aient été contemporains.

[33] Les précautions prises par Domitien et Trajan sur cette frontière permirent de diminuer les forces qui la gardaient. Auguste y avait huit légions (Tacite, Ann., IV, 5) ; au deuxième siècle, en n’en trouve plus que quatre. (Borghesi, IV, 217 et 265.)

[34] Iliade, I, 42.

[35] Je ne relèverais pas cet acte d’une vanité après tout légitime, si Trajan n’avait point donné par là le ton aux courtisans, en montrant qu’il leur livrait la mémoire de Domitien. Dans la monarchie héréditaire, le fils, par sa présence seule au pouvoir, défend la mémoire du père. Dans l’empire romain, il arriva bien rarement que l’héritier eût intérêt à protéger son prédécesseur contre les calomnies des factieux ou même des courtisans.

[36] Plotina, incredibile dictu est, quanto auxerit gloriam Trajani (Aurelius Victor, Epit., XIV). Cf. Pline, Panég., 83, et Epist., IX, 28.

[37] Bull. de corr. hellén., t. VI, p. 308.

[38] Épigrammes, III, 13.

[39] Pline, Panégyrique, 67 et 72.

[40] Dion, LXVIII, 7. Quamvis ipse parcæ esset scientiæ, moderateque eloquens (Aurelius Victor, Epit., XIII).

[41] Dans les vœux qu’il faisait au commencement de chaque année pour l’empire et pour lui-même, il ajoutait ces mots : Si je continue à mériter l’estime, l’affection du sénat.

[42] Res olim dissociabiles miscuerat, principatum et libertatem (Tacite, Agricola, 3). Les mots de Tacite s’appliquaient à Nerva, mais sont plus justes pour Trajan.

[43] Il fit une refonte des monnaies (Dion, LXVIII, 15), mais en conservant beaucoup d’anciens types pour flatter l’orgueil des vieilles maisons. Parmi les médailles refondues alors nous avons celles de quarante-trois familles de l’époque républicaine : c’était comme le nobiliaire de l’ancienne Rome qui était remis au jour. Cf. Borghesi, Œuvres compl., I, 215. Eckhel pense aussi qu’il fit refondre tous les deniers consulaires, per renovare la memoria dell’ antiche famiglie romane, dit L. Pizzamiglia (Storia della mon. rom., p. 205, 1867). Il y eut sans doute aussi dans cette refonte une pensée d’économie, les nouvelles pièces ayant plus d’alliage que les anciennes. L’alliage, qui, de Néron à Nerva, avait été, pour les deniers d’argent, de 5 à 10 p. 100, fut porté à 20 p. 100. Cf. Mommsen, Gesch. des röm., Münzwesens, p. 754-758.

[44] Festinatis honoribus.... (Pline, Panég., 69).

[45] Pline parle de discours de cinq, même de sept heures qu’il y fit et de trois journées entières employées à un seul procès.

[46] Panégyrique, 69.

[47] Dion, LXVIII, 7. Aurelius Victor assure qu’il fut obligé d’ordonner qu’on n’exécutât pas les ordres qu’il donnerait après ses longs repas. Cependant on a vu plus haut qu’au besoin il avait la sobriété d’un vrai soldat. Oit voit encore sur l’arc de Constantin, à Rome, une chasse de Trajan au sanglier (Rossini, gli Archi trionfali, tav. 69).

[48] Sur vingt années de règne, il en passa huit ou neuf hors de Rome.

[49] Chaque phrase du Panégyrique est travaillée avec soin et peut être prise, le mauvais goût de quelques-unes mis à part, pour ce qui constitue une élégance latine ; mais il est peu d’œuvres littéraires aussi ennuyeuses que cette longue et froide amplification. Trajan fuit peut-être condamné à la lire ; heureusement il ne l’entendit pas. Pline développa en un volume la harangue sénatoriale qu’il avait adressée à l’empereur, en prenant le consulat dans l’automne de l’année 100, c’est-à-dire à une époque où Trajan n’avait encore rien fait. Lorsqu’on voit ce qu’un très honnête homme comme Pline peut prodiguer d’éloges à un prince au lendemain de son avènement, on comprend ce que faisaient les autres et on se dit qu’il aurait fallu de bien fortes têtes pour résister à l’ivresse que versaient tous ces flatteurs.

[50] Dion dit bien : τώς τε χρήμασιν,ά xατ’ έτος έλάμβανιν Βαρυνόμενος (LXVIII, 6), mais on a vu à quoi il faut réduire ce tribut.

[51] Panégyrique, 12 et 16, ou du moins avant l’automne de l’année 100, époque de la rédaction du panégyrique.

[52] À Drenkova, un pilote spécial monte à bord avec trois ou quatre hommes pour tenir le gouvernail. Je dois dire cependant qu’il n’y a aucun péril dans cette navigation ; je l’ai faite, et si j’ai eu beaucoup à admirer, je n’ai, en vérité, rien eu à craindre. Nous ne connaissons en France que la vallée du Rhin ; celle du Danube lui est bien supérieure en beautés pittoresques ou grandioses, la chute de Schaffhouse exceptée.

[53] Le dernier pont qu’on trouve en descendant le Danube est celui qui a été construit entre Bude et Pesth, il y a trente ou quarante ans.

[54] .... Montis et fluvii anfractibus superatis, viam patefecit, plusieurs mots étant à demi effacés, Mommsen lit ainsi la fin de l’inscription : montibus excisis, amnibus superatis, viam récit (C. I. L., t. III, n° 1609). La route taillée dans le roc existe encore. En descendant le Danube, ou la suit pendant plusieurs milles. Du milieu du fleuve elle semble une lune tracée au flanc de la montagne, ce n’est en effet qu’une entaille faite à quelques pieds au-dessus des grandes eaux, large seulement à la base d’un mètre et demi, mais dont on doublait la largeur par un plancher en bois qui surplombait les eaux. On voit aussi sur la rive droite de l’Alouta, du Danube aux montagnes, les restes d’une voie romaine que les Valaques appellent calea Trajanului.

[55] Prés du village serbe de Horum, en face de Kozlamare, dans le Banat, on lit sur un rocher de la rive droite du Danube une inscription de l’an 33 ou 34, par conséquent du règne de Tibère, qui prouve qu’à cette époque deux légions étaient occupées à construire une voie militaire le long du fleuve. (Griselini, Gesch. des Temesw. Banat, I, p. 287, et C. I. L., t. III, n° 9598.)

[56] Montibus suis inhærent (Florus, IV, 12).

[57] A celles du second triomphe dacique en 106 ou 107, il donna au peuple, durant cent vingt-trois jours, des jeux où combattirent dix mille gladiateurs et où onze mille bêtes furent égorgées. (Dion, LXVIII, 15.)

[58] M. des Vergers met la seconde déclaration de guerre à la fin de 104, Mommsen et Dierauer font recommencer les hostilités en 105.

[59] De nos jours, la construction d’un pont sur la Seine exige deux campagnes ; il en a fallu bien davantage pour le pont de Trajan. Ce que l’on montre comme des restes du pont de Trajan, à Gieli, sont les débris de forteresses construites au moyen âge.

[60] En 1858, une commission autrichienne a soigneusement étudié ces restes. L’armée romaine, avait été employée à ce travail : on a dragué, prés des piles, de grandes tuiles portant des noms de cohortes. Les ruines du pont de Trajan existent encore, et, pendant les basses eaux, les assises inférieures des piles actuellement dérasées sont très apparentes à 10 kilomètres environ au-dessous de la dernière cataracte des Portes de Fer à 21 kilomètres à l’aval d’Orsova, presque en face de Tourno-Severino. Dans cette partie de on cours où le fleuve est réduit à un seul bras s’élevait un pont en charpente dont les travées en plein cintre, composées de trois cours d’arcs superposés et entretoisés, avaient prés de 36 mètres d’ouverture et reposaient sur deux culées et sur vingt piles en maçonnerie, distantes de 54 mètres d’axe en axe, ce qui donnait pour l’ouverture du pont, vides et pleins compris, 1.134 mètres. Des forteresses gardaient chacune des deux têtes. Le lieu du passage avait été choisi avec une rare sagacité, en dehors des cataractes, là où le courant est tranquille, et où l’étendue de la plaine permet au fleuve de s’étendre en largeur sans trop creuser son lit. La plus grande profondeur n’y est, à l’étiage, que d’environ 6 mètres. Le fond est d’un sable graveleux assez solide pour porter le poids des maçonneries. La description que Dion Cassius a faite de l’ouvrage est empreinte d’une exagération manifeste. La hauteur des piles aurait été de 150 pieds romains, soit de 45 mètres, ce qui n’avait aucune raison d’être ; et des arches, maçonnées en plein cintre, réunissaient, suivant lui, les piles distantes de 54 mètres d’axe en axe, ce qui serait, même de nos jours, un prodige de construction. Les bas-reliefs de la colonne Trajane et plusieurs médailles de bronze frappées sous le règne de Trajan donnent à cette description un démenti complet. Les arches qui y sont figurées soit en charpente, composées d’un triple cours de pièces cintrées concentriquement et dont l’équidistance est maintenue par des moises convergeant vers le cintre, système ingénieux, souvent employé par les modernes, et dont l’œuvre d’art qui nous en donne l’image met en évidence les dispositions heureuses, sauf en quelques détails où l’artiste a probablement altéré les formes que le célèbre Apollodore de Damas, l’architecte de la colonie, avait données au pont dont il avait aussi été l’ingénieur. (Rapport officiel de M. L. Lalanne, président de la Commission technique européenne pour la construction d’un pont sur le Danube ; décembre 1879.)

[61] 3570 pieds grecs. (Dion, LXVIII, 13.) Il semble qu’Apollodore ait construit au milieu du fleuve une île artificielle sur un bas-fond. (Tzetzès, Chiliades, II, vers 67 et suiv.)

[62] Les Goths feront de même pour la sépulture d’Alaric.

[63] Ex toto orbe Romano infinitas eo copias hominum transtulerat art agros et orbes colendas (Eutrope, VIII, 5). Les colons de provenance latine durent être de beaucoup les plus nombreux, puisque leur langue est restée dans le pays, et que l’on y trouve des Augustales, qui ne se rencontrent que dans les provinces occidentales. Mais les inscriptions montrent des Asiatiques, des Galates, des Cariens, etc., à Napoca, Sarmizegetusa, etc. (Cf. C. I. L., t. III, p. 160, n° 850, 860, 870, 882), et des Dalmates à Alburnus major (Verespatak), etc. Ce devaient être des vétérans ayant été forcés d’apprendre le latin au service, sans désapprendre leurs croyances religieuses.

[64] C. I. L., t. III, n° 755, 1641 et p. 141, et Ammien Marcellin, XXVII, 4, 12.

[65] Voyez Francke, p. 158-178, la province de Dacie dans le C. I. L., t. III, p. 161-261, et la carte de Peutinger, édit. Desjardins. Des municipes de la Dacie furent plus tard élevés au rang de colonies : Napoca (Kolosvar ou Klausenbourg), sous Antonin ou Marc-Aurèle ; Apulum (Karlshourg, dans la haute vallée du Marosch), peut-être sous Marc-Aurèle, Patavissensium vicus (Thorda), sous Septime Sévère. Dans la seule Transylvanie on a trouvé les restes de vingt-trois camps ; Sarmizegetusa, Tsierna, Napoca et Apulum eurent alors ou plus tard le jus Italicum, c’est-à-dire l’exemption de l’impôt foncier. (Digeste, L, 15, I, §§ 8 et 9.)

[66] La XIIIa Gemina et la Ia Adjutrix. (C. I. L., t. III, n° 1628.)

[67] Vetustate dilapsum, à Porolissum. (C. I. L., t. III, n° 856, en l’année 157.)

[68] C. I. L., t. III, p. 9134 ; des inscriptions mentionnent des collèges d’auroriorum et de salariorum.

[69] Pline (Hist. nat., XXXIII, 21) parle d’une veine aurifère découverte en Dalmatie du temps de Néron, et qui rendait par jour 50 livres d’or.

[70] C. I. L., t. III, p. 921-966 : Instrumenta Dacica in tabulis ceratis conscripta.

[71] On a aussi des inscriptions funéraires de Palmyréens dans les oasis de l’Algérie. Cf. L. Renier, Inscr. d’Algérie, n° 1637, 1659, etc.

[72] C. I. L., ibid., passim. À Aquincum, en Pannonie, on a trouvé une inscription en l’honneur de Baal. (Musée Épigr. de Pest, par M. E. Desjardins.)

[73] Une langue du moins dont le fond est latin. Ainsi le latin n’a donné au Roumain qu’environ douze cents mots simples, contre deux mille huit cents slaves ; mais les mots latins sont généralement les mots essentiels et ont plus de dérivés que les mots slaves. (Dict. d’étymol. dato-romane, par de Cihac, 1879.)

[74] M. Frœhner (la Colonne Trajane) a essayé de refaire l’histoire des guerres daciques avec les bas-reliefs de ce monument. Mais, s’ils sont une mine précieuse pour l’archéologue, s’ils fournissent de curieux renseignements pour les armes, les costumes, etc., si certains détails de ces expéditions y sont fidèlement reproduits, deux éléments indispensables à l’historien y manquent : les indications de temps et de lieux qu’une inscription seule pouvait donner. 0n y compte jusqu’à deux mille cinq cents figures.

[75] .... Ad declarandum quantæ altitudinis mono et locus tantis operibus sit egesitus. (Orelli, 29.)

[76] L’ère de la nouvelle province commence au 22 mars 106. (Waddington, Mél. de num., 2e série, p. 169.)

[77] Έx πρσνοίxς de Corn. Balbus. (Waddington, Inscr. de Syrie, n° 2296.)

[78] Une inscription mentionne une cohors quinta Ulpia Petræorum. (Bull. de l’Inst. arch., 1670, p. 22.) En d’autres est citée la IIIa coh. Ituræorum. (Wilmanns, 1030, 1864.)

[79] On a beaucoup de monnaies avec la légende : la Dacie captive et l’image d’une femme les mains liées derrière le dos, assise ou jetée sur des boucliers. (Cohen, II, Traj., n. 74.) Une autre (II, 532), postérieure à la conquête, porte en légende : Dacia Aug. prov. s. c., et montre la Dacie assise sur un rocher, tenant une enseigne surmontée d’une aigle ; à gauche, un enfant qui tient des épis. Devant elle, un autre enfant qui tient une grappe de raisin. C’est la médaille de la colonisation.

[80] Allusion à quelque rivière que Trajan avait détournée de son lit pour une opération de guerre.

[81] Lettres, VIII, 4.

[82] Lettres, X, 12.

[83] Par exemple dans le procès de Marius Priscus, proconsul d’Afrique, poursuivi pour concussion. Pline et Tacite furent chargés par le sénat de soutenir l’accusation. Les débats durèrent trois jours, et Trajan assista à toutes les séances, qui furent longues, car, une fois, Pline parla cinq heures. Priscus fut condamné à la relégation (déc. 99 et janv. 100). Pline fut encore chargé par le sénat de soutenir l’accusation portée par toute la province contre Cæcilius Classicus, proconsul de Bétique (101 ?). Sous Domitien, il avait fait condamner un autre proconsul de cette province, Bebius Massa. (Lettres, III, 4 et 9.) En 105 on 104, il défendit Julius Basses, proconsul de Bithynie.

[84] Il faut, bien entendu, faire exception pour les magistratures civiles (prætor urbanus, peregr., de fidei commissis) et pour les fonctions administratives ou militaires des gouverneurs de province et des commandants de légion qui étaient nécessairement très actives.

[85] Lettres, III, 20.

[86] Pline, Lettres, IV, 25.

[87] Panégyrique, 56.

[88] Pline, Lettres, I, 17 ; VIII, 12.

[89] Lettres, IV, 20.

[90] Fronto (ad M. Anton. de Fer. Als., 3) dit de lui : Summus bellator tam histrionibus interdum sexe delectavit et prœterea potavit satis strenue, et Aurelius Victor est obligé (de Cæsaribus, 15) de dire : Curari vetans jussa post longiores epulas. Il avait un autre vice du temps. Quand Julien le fait entrer dans l’assemblée des dieux, Silène, en le voyant, s’inquiète pour Ganymède : Le seigneur Jupiter, dit-il, n’a maintenant qu’à veiller sur celui qui nous verse à boire.

[91] Digeste, XLVIII, 19, 5.

[92] Panégyrique, 56.

[93] C’est-à-dire le délateur puni. Je ne donne de cette lettre que ce qui a trait aux jugements.

[94] C’est comme imperator on chef de l’armée qu’il entendait juger cette cause.

[95] Lettres, V, 31.

[96] C’est l’avis de Bach, de Leg. Traj. imp. comment.

[97] Panégyrique, 35.

[98] Martial, Epigrammes, X, 34. Cf. Pline, Lettres, X, 4 et 6.

[99] Pline, Lettres, VIII, 13, et Digeste, XXIX, 5, 10, § 1.

[100] Pline, Lettres, X, 72. Constantin reconnaîtra les droits de la puissance paternelle à celui qui aura recueilli et élevé un enfant abandonné.

[101] Digeste, XXXVII, 12, 5. Il accorda au pupille une action en indemnité contre le magistrat qui n’avait pas apporté le soin convenable au choix de ses tuteurs (tutelle dative).

[102] L. Renier, Mélanges d’épigraphie, p. 41 ; Orelli, 3787, 5898 et 41007, et Henzen, Ann. de l’hist. arch., 1851, p. 5-35. Le curator des Antonins n’est pas le fonctionnaire qui absorbera toute la vie des cités ; c’est un contrôleur qui défend les villes contre l’entraînement des dépenses eu les infidélités de certains agents.

[103] Pline, Panégyrique, 41.

[104] Panégyrique, 45. Cf. Suétone, Caligula, 38 ; Néron, 51, 32.

[105] Un marbre, trouvé à Rome en 4872, semble représenter Trajan faisant brûler un monceau de tablettes portant les créances du fisc. (Bull. di Corresp. archeol., 1872, p. 280, et Ausone, Grat. act., 21.)

[106] Panégyrique, 37-40.

[107] Minuendis publicis sumplibus (Pline, Lettres, II, 1, et Panégyrique, 62).

[108] Celle qui est relative à Pomponius Bassus, ap. Orelli, n° 784. Qua æternitati Italiæ suæ prospexit.... ita ut omnis ætas curæ ejus merito gratias agere debeat.

[109] Pline, Panégyrique, 28. Pour les distributions on conservait encore à Rome l’usage des listes établies par César, sur lesquelles on inscrivait des noms nouveaux au fur et à mesure des vacances, in locum erasorum ; Trajan établit que la part des malades et des absents serait mise en réserve jusqu’à ce qu’ils pussent venir la prendre. (Panég., 25.)

[110] Elle a été trouvée en 1747 aux environs de Plaisance, et contient 630 lignes en 7 colonnes ; en 1832 en en découvrit une autre à Campolattari, prés de Bénévent : Tabula alimentaria Bæbianorum. La première est de l’an 104, la seconde de l’an 101. — Velleia fut détruite par l’éboulement d’une montagne, au temps de Probus. (Revue arch., 1881, p. 212.)

[111] L’intérêt habituel était de 12 p. 100 dans les provinces : Duodenis assibus. (Pline, Lettres, X, 62.) Il resta à ce taux de Sévère à Justinien. Il n’était en Italie que de 6. (Columelle, III, 3, et Pline, Lettres, VI, 18.) On a vu Auguste prêter sans intérêt à qui pouvait lui répondre du double ; Tibère fit de même, et Alexandre Sévère prêtera de l’argent aux pauvres à 3 p. 100, pour qu’ils puissent acheter de la terre.

[112] C’est du moins le rapport qu’on trouve le plus souvent dans les tables de Velleia et des Bæbiani. Cf. Desjardins, de Tabulis alim., et Henzen, Tab. alim.

[113] Je mets le sesterce à 25 centimes ; c’est environ la valeur que lui donnent, pour ce temps, Dureau de la Malle, Hultsch, Friedlænder et Mommsen, mais cette valeur est probablement trop forte. Pline (Hist. nat., XVIII, 20, 2) donne pour prix moyen de la farine en son temps 40 as ou 10 sesterces le modius. Il ajoute que le modius (en litres 8,67) fournissait 26 à 27 livres de pain. La livre romaine étant de 327 grammes pour 10 sesterces, on avait alors environ 8.650 grammes de pain, et pour 192 sesterces, subvention annuelle d’un garçon, 166 kilogrammes par an, soit 455 grammes par jour. Mais le prix du blé, 4 sesterces le modius au temps de Cicéron (Ver., III, 77), n’était certainement pas monté dans les campagnes aussi haut que le chiffre donné par Pline pour la farine de choix, et nous savons qu’en ce temps-là un philosophe s’exerçant à l’abstinence pouvait se tirer d’affaire avec un demi sesterce par jour. Sénèque, engageant Lucilius à vivre de temps à autre de pain dur et bis, papis durus ac sordidus, pour s’exercer à la pauvreté volontaire, lui dit : Il ne t’en coûtera que 2 as pour être rassasié, dipondio satur. (Lettres, VI, 18.) Origine, qui vécut longtemps avec 4 oboles par jour (60 centimes), était un prodigue. Épicure arrivait à se suffire, certains jours, avec moins d’un as, mais il fallait à son disciple Métrodore, qui n’avait pas encore atteint à l’état de perfection du magister voluptalis, un as entier. (Ibid.) Ailleurs Sénèque (Lettres, 63) nous apprend que le salaire d’un acteur jouant les grands rôles, mais de condition servile, était de 5 modii et de 5 deniers par mois, c’est-à-dire, par jour, d’un peu plus d’un kilogramme de pain et de 2 as ½. Friedlænder (II, p. 27) fait le compte d’un dîner dans une auberge de la Cisalpine qui ne coûta que 3 as ; du temps de Polybe (II, 15), il en coûtait six fois moins, ήμιασοxρίου, la moitié d’un as ou 3 centimes. De tout cela il résulte qu’avec 64 ou 80 as par mois, soit 16 ou 20 sesterces, un enfant de famille pauvre pouvait vivre. Malgré le caractère du Satiricon, il n’est pas interdit de tenir un certain compte de ces mots de Pétrone : Alors un pain d’un as suffisait pour deux ; aujourd’hui les pains d’un as ne sont pas plus gros que l’œil d’un bœuf.

[114] Tacite se plaint de la diminution de la classe des hommes libres en Italie, minore in dies plebe ingenua (Annales, IV, 27).

[115] Panégyrique, 28.

[116] Lettres, IX, 30 ; X, 94.

[117] Par exemple à Amisus, où il voulait qu’une partie des revenus fut employée ad sustinendam tenuiorum inopiam (Pline, Lettres, X, 103). Une femme d’Alexandrie ayant donné le jour, en une seule fois, à trois garçons et à deux filles, Trajan ou Hadrien se chargea de les élever. (Phlégon, Περί θαυμασίων, 58, éd. Didot.)

[118] On lit déjà dans une inscription du temps d’Auguste : .... hominis boni, misericordis, amantis pauperes (Henzen, ap. Orelli, n, 724.3). Le centurion Corneille, dans les Actes des Apôtres, était loué avant sa conversion pour ses aumônes aux pauvres.

[119] Une autre mesure favorable à la propriété en Italie, sans l’être toujours a son agriculture, fut l’édit qui obligea les provinciaux, candidats aux magistratures de Rome, d’avoir un tiers de leurs biens-fonds en Italie. (Pline, Lettres, VI, 79.) C’était une prescription d’une loi de César et d’une autre de Tibère. Cet édit fut renouvelé par Marc-Aurèle, qui n’exigea que le quart. (Capitolin, M. Anton., 11.)

[120] LXVIII, 5. Cf. Rossini, gli Archi trionfali, tav. 38-43, et la monnaie (Cohen, II, Trajan, n° 373) qui représente Trajan debout tenant un sceptre surmonté d’un aigle et relevant l’Italie à genoux ; entre eux, deux enfants tendant les mains, et pour légende : REST. ITALIAE. Cf. Id., n° 13, 14, 299-301.

[121] Les successeurs de Trajan conservèrent et développèrent cette institution. Hadrien, dit Spartien, 7, pueris ac puellis.... incrementum liberalitatis adjecit ; et il décida que la pension alimentaire serait continuée aux garçons jusqu’à dix-huit ans, aux filles jusqu’à quatorze (Digeste, XXXIV, 1, 11). Antonin augmenta, en l’honneur de sa femme, le nombre des jeunes filles assistées, Faustinianæ (Capit., 8). On a des inscriptions au nom des pueri et puellæ alimentarii de Cupra Montana en l’honneur d’Antonin, d’Orbinum et de Ficulnea en l’honneur de Marc-Aurèle. Capitolin dit de ce prince : de alimentis publicis multa prudentes invenit, et, comme son prédécesseur, à la mort de la seconde Faustine, novas puellas Faustinianas instituit. Alexandre Sévère institua aussi, au non de sa mère Mammée, des Mammæanas et Mammæanos (Lampride, 57). Macrin se proposait d’agir de même (Id., Diad., 2). L’exemple des empereurs fat suivi par les citoyens riches ; ainsi Pline (Lettres, VI, 18, et I, 8) constitua sur une de ses terres, en faveur de Côme, sa ville natale, une rente perpétuelle de 30.000 sesterces in alimenta ingenuorum ; Cælia Macriua légua 1 million de sesterces pour entretenir cent enfants, à Terracine (Borghesi, Œuvres, t. IV, p. 269, avec les annotations de M. L. Renier) ; une femme de Séville fit une fondation analogue (C. I. L., t. II, n° 1170 ; à Sicca, sous Marc-Aurèle, un citoyen donna à la ville 1.300.000 sesterces pour que, avec l’intérêt à 5 pour 100, on nourrit chaque année trois cents garçons et deux cents filles de trois à quinze ans, choisis par les duumvirs, dans les familles non  seulement des municipes, mais aussi des incolæ établis dans la cité. Chaque garçon recevait 2 deniers et demi par mois ; chaque fille, 2 deniers, et la liste des assistés devait être tenue au complet (Guérin, Voyage en Tunisie, t. II, p. 59, n, 251t). On trouve à Curubis, en Afrique, un curator alimentorum. Cf., pour d’autres exemples, Henzen, Tab. alim., p. 16 et suiv. Cet usage était même ancien : un contemporain d’Auguste, Helvius Basila, Alinatibus sestertium quadringenta millia legavit ut liberis eorum ex reditu, dum in ætatem pervenirent, frumentum et postea sestertia singula millia darentur (Orelli, n° 1365). Dans chaque ville un quæstor alimentorum administrait la caisse de cette institution. Il semble que Marc-Aurèle ait créé, pour la surveillance générale de ce service, des præfecti alim., qui furent de grands personnages, anciens consuls et gouverneurs de province præf. alim. per Æmiliam ; præf. alim. viæ Flaminiæ, etc. Voyez Borghesi, Œuvres, t. IV, p. 135 et suiv. On trouve encore en 258, à Sarmizegetusa, un procurateur de Dacie qui avait été, vers 220, procurator ad alimenta per Apuliam, Lucaniam et Bruttios (C. I. L., t. III, n° 9456. — Sur l’extension que cette institution avait prise, voyez le règne de Caracalla). D’après les inscriptions et les monnaies (Eckhel, VI, p. 406, monn. de Gallien et de Claude II), l’institution de Trajan semble avoir duré jusque dans la seconde moitié du troisième siècle ; les malheurs de cette époque la firent disparaître. Constantin, en 515, essaya de combattre les progrès redoutables de la misère par la charité. Sa loi (code Théodosien, XI, 27, 1 et 2) prescrivait des aumônes, mais ne faisait pas revivre la grande institution des Antonins.

[122] Quand Trajan éleva Petovium au rang de colonie, il y envoya des vétérans missione agraria, qui furent de véritables colons au sens ancien du mot. (C. I. L., t. III, n° 4057.)

[123] Panégyrique, 29-32 :.... Emit fiscus quidquid emere videtur ; inde copiæ, inde annona, de qua inter licentem vendentemque conveniat ; inde hic satietas, nec faines usquam. Il réorganisa à Rome le collège des boulangers, et les règlements qu’il lui donna furent si sages, qu’Aurelius Victor a pu dire (de Cæsaribus, 15) que Trajan avait par là annonæ perpetuæ mire consultum.

[124] XVI, 10 : Singularem sub cælo structuram.

[125] Orbem terrarum ædificans (Eutrope, VIII, 2).

[126] C’est l’Acqua Paola de la Rome moderne.

[127] De Meth. medendi, IX, 8.

[128] De Prony, Desséchement des marais Pontins, p. 76 et 241.

[129] La coutume subsistait encore du temps de Macrobe (Saturnales, II, IV).

[130] Lanciani, Sulla cità di Porto.

[131] Letronne, Inscr. gr. et rom. d’Égypte, I, 195 et 420. Au Djebel-Fateereh ou mons Claudianus, dans la chaîne Porphyritique, plusieurs inscriptions prouvent que Trajan donna une grande impulsion aux travaux de ces carrières. (C. I. L., t. III, n° 24, 25, et Letronne, Inscr. d’Égypte, 59-42.) Au Djebel-Fateereh, à 10 lieues de la mer Rouge, on a trouvé, gisant à terre, des monolithes longs de 18 mètres sur 8 mètres de circonférence.

[132] C. I. L., t. II, n° 753, 762. Celui de Chaves (Aquæ Flavixæ) sur le Tamago, en Galice, subsiste aussi. (C. I. L., t. II, n° 2178.) Il ne se trouve pas en Angleterre de pont aussi élevé que celui d’Alcantara, et il y en a un seul en France, celui de Saint-Sauveur, qui le dépasse de quelques mètres.

[133] Ulpien, fr. XXII, 5.

[134] Voyez au chapitre de la Cité, § 3.

[135] Epist., V, 7.

[136] Cf. Francke, p. 491.

[137] Paulus, Digeste, XXXVI, 1, 26 ; Cod., VI, 24, 12, et Ulpien, fr. XXIV, 28 : Civitatibus.... legari potest ; adque a D. Nerva introductum, postea a senatu, auctore Hadriano, diligentius constitutum est.

[138] Paulus (Digeste, XXX, fr. 122) dit : Civitatibus legari potest quod ad honorem ornatunque civitatis pertinet. Ad ornatum, puta quod ad instruendum forum, theatrum, stadium legatum fuerit. Ad honorem, puta quod ad munus edendum, venationemve, ludos scenicos, ludos circenses relictum fuerit, aut quod ad divisionem singulorum civium, vel epulum relictum fuerit. Hoc amplius, quod in alimenta infirme ætatis (puta, senioribus, vel pueris, puellisque) relictum fuerit.

[139] Paulus, Digeste, XLVIII, 13, 2 et 4, § 4.

[140] Digeste, L. 12, 14, pr.

[141] Elle était à la charge des cités. Nerva, en 97, avait déchargé de cet impôt les villes d’Italie. Trajan parait avoir amélioré le service en corrigeant les abus, c’est-à-dire l’usage que les particuliers faisaient du cursus publicus dans un intérêt privé et en plaçant ce service sous la surveillance de præfecti vehiculorum. Cf. Pline, Epist., X, 62 et 120, et Henzen, Ann. de l’Inst. arch., 1857, p. 98. Le passage d’Aurelius Victor (Cæsaribus, 13) se comprend mal.

[142] Le pont de Simittu Colonia avait été fait opera militum suorum et pecunia sua.

[143] .... unus senator damnatus per senatum, dit Eutrope (VIII, 2), ignorante Trajano. Il avait des complices qu’on bannit, ou il se forma d’autres complots. Du moins, au commencement du règne suivant, un ami d’Hadrien l’engageait à se défaire d’un Laberius Maximus, qui était exilé dans une île, comme suspect d’avoir aspiré à l’empire, et de Crassus Frugi, qui fut mis à mort pour avoir quitté son lieu de relégation. (Spartien, Hadrien, 5.)

[144] Il en a eu, mais nous ne les avons pas. Les ouvrages de Marius Maximus, de Fabius Marcellinus, d’Aurelius Verus et de Statius Valens, qui avaient écrit sa vie, sont perdus, comme les treize premiers livres d’Ammien Marcellin, dont l’Histoire des empereurs, faisant suite à Suétone, commençait à Nerva ; de Dion, il ne nous reste que le maigre résumé de Xiphilin. Les abrégés d’Aurelius Victor et d’Eutrope donnent fort peu de chose.

[145] Je ne donne pas, bien entendu, le texte de ces lettres, mais la plus brève indication du contenu. Mommsen, dans son Étude sur Pline, p. 30, pense que la correspondance avec Trajan s’étend de septembre 111 au delà de janvier 113.

[146] Dans ces deux cas, il s’agit d’impôts à proroger ou à établir, et, en France, il faut pour cela une décision du souverain, c’est-à-dire une loi. Du reste, attendu la nature du pouvoir impérial, l’empereur pouvait toujours intervenir, même pour de petits intérêts. Un préfet d’Égypte avait demandé à Néron l’autorisation d’enlever les sables qui s’amoncelaient au pied des pyramides (Letronne, Inscr. d’Égypte, t. II, p. 466). Sur toutes ces questions municipales, voyez le chapitre de la Cité (LXXXIII).

[147] Pline a bien raison (Epist., II, 93) de réunir ces mots, qui jurent pourtant les uns à côté des autres : Civitas libera et fœderata quæ beneficio indulgentiæ tuæ legibus suis ulitur, car on ne se faisait pas faute de regarder, au besoin, dans les affaires des cités qu’on disait libres. Ainsi Trajan envoya Maxime en Achaïe ad ordinandum statum liberarum civitatum (Pline, Epist., VIII, 24) ; Pline lui-même avait eu en Bithynie une mission extraordinaire (Wilmanns,1180) ; d’autres reçurent d’Hadrien. Cf. C. I. G., n° 1624, 4033-4, et Orelli, n° 6482. Souvent les villes elles-mêmes provoquaient cette intervention.

[148] C. I. L., t. III, n° 1562, en l’année 150. Ces députations onéreuses étaient très fréquentes : il en arrivait à chaque événement qui marquait dans la vie des empereurs ou à chaque dispute qui s’élevait entre ces cités querelleuses. On vient de retrouver une lettre d’Antonin aux Coronéens pour les remercier de lui avoir fait porter leurs condoléances pour la mort d’Hadrien et leurs félicitations pour l’adoption de Marc-Aurèle. Dans une autre, il leur rappelle que leurs députés lui ont demandé de décider entre eux et les Thesbéens au sujet de quelques plèthres de pâturage. (Bull. de Corresp. hellén. pour 1881, p. 456.)

[149] Au troisième siècle, les décurions furent généralement appelés curiales. (Henzen, n° 6414, et C. I. L., t. V, n° 555.)

[150] Epist., V, 85. Ceux que désignaient pour les remplir leur fortune et leur naissance, comme, à Rome, les fils de sénateurs.

[151] On trouve dans une inscription d’Hadrien (C. I. L., t. III, n° 586) le nom de defensor, mais avec le sens d’avocat plaidant pour les intérêts de la ville. L’έxδιxος était, du temps de Cicéron, l’avocat de la ville (ad Fam., VIII, 56, et ap. Waddington, l’inscription de Cibyra, n° 2312). Le σύνδιxος était un citoyen envoyé extraordinairement à l’empereur ou au gouverneur pour une affaire spéciale. Digeste, L, 4, 48, § 13. Dans ce passage il est dit : Defensores quos Græci syndicos appellant. Cf. Waddington, ad n. 628 et 1175.

[152] Il a voulu cependant, à l’exemple de Cicéron, donner des conseils à un gouverneur. Comparez les deux lettres (Pline, VIII, 24, et Cicéron, Ep. ad Quint., I, 1), et vous aurez la mesure de la différence des deux hommes.

[153] Pline le Jeune s’appelait C. Plinius Cæcilius Secundus.

[154] .... Qui inviti fiunt decuriones (Pline, Lettres, 114). Cela arrivait souvent : la loi de Malaga prévoit le cas.

[155] Borghesi, Œuvres, t. V, 407-415.

[156] Se scripturum esse si quid forte dubitaret (Capiton, Verus, 9).

[157] Egger, Examen des historiens d’Auguste, p. 590.

[158] Epist. ad Rom., XIII, 1-7, et la Ie Petri, II, 13.

[159] Epist., I, II, 17.

[160] Epist., I, II, 18, et Paul, ad Col., III, 22-24.

[161] Il les interdit toutes. ....Secundum mandata tua, dit Pline, hetærias esse vetueram. Cependant il en réorganisa une à Rome. Mais c’était le collège des boulangers : Par une prévoyance admirable, dit Aurelius Victor (de Cæsaribus, 13), et afin d’entretenir à Rome une perpétuelle abondance, il rétablit et consolida le pistorum cellegium. Sur le droit d’association et les collèges ou corporations des Romains, voyez le chapitre LXXXIII, § 3.

[162] Le droit d’en appeler à l’empereur était le plus important des privilèges qui restât aux citoyens.

[163] Cibum innoxium, pour répondre à l’accusation souvent portée contre les Juifs d’immoler des enfants.

[164] De Leg., II, 8.... nisi publicæ adscitos.

[165] Il y a d’ailleurs de grands doutes au sujet des Actes de saint Ignace, qui paraissent avoir été rédigés fort tard : suivant Uhlhorn, au sixième siècle (Cf. C. I. L., t. III, p. 103), et l’authenticité de ses Lettres prête à beaucoup de disputes ; car elles exposent une organisation hiérarchique qui n’existait pas encore et elles combattent des doctrines (gnosticisme et docétisme) qui, n’ayant été nettement formulées que plus tard, ne pouvaient lui paraître un danger aussi grand qu’il le présente. Quant au martyre de Siméon, il est mis en l’année 105 par la Chronique Paschale et par celle Eusèbe, en l’an 107 par saint Jérôme. La condamnation de l’évoque de Jérusalem par le procurateur de Syrie aurait donc précédé de plusieurs années l’arrivée de Pline en Bithynie. Suivant la Chronique Paschale, il fut condamné comme chrétien, mais aussi comme descendant de David, ce qui donne à penser que la fermentation qui produisit la grande insurrection juive de 117 commençait peut-être à se faire sentir.

[166] On a vu ce que fut la persécution sous Néron ; sous Domitien il y eut condamnation légale de quelques citoyens qui, n’appartenant pas à la nation juive, judaïsaient, c’est-à-dire qui abandonnaient la foi nationale ; les paroles de Pline prouvent que, parmi ces judaïsants, on comprenait les chrétiens, puisqu’il en condamna avant d’avoir reçu la réponse de Trajan. Ce prince fut le premier à retirer aux chrétiens, sans distinction d’origine, le bénéfice de la tolérance légale sous laquelle vivaient les sectateurs des religions étrangères ; mais il n’y eut pas, sous lui, de recherche, d’inquisitio ; on punissait la manifestation publique, qui était, par cela seul, une publique révolte contre la loi et les magistrats. Aussi n’y eut-il qu’un petit nombre de martyrs jusqu’à la grande persécution de Dèce (Origène, Adv. Cels., III, 8). Même alors l’Église si florissante d’Alexandrie ne compta que dix-sept martyrs, onze hommes et six femmes (Eusèbe, Hist. eccl., VI, 41), et presque en tout temps on put recueillir les restes des victimes.

[167] Le nombre des condamnés doit avoir été bien petit, car ni Tertullien (Apologétique, v), ni Méliton (Eusèbe, Hist. eccl., IV, 26), ni Lactance (de Morte persecutorum, chap. III), ne comptent Trajan parmi les persécuteurs. Depuis Domitien, dit Lactance (ibid.), jusqu’à Dèce, multi ac boni principes Romani imperii clavum regimenque tenuerunt. Les inscriptions chrétiennes remontant avec certitude au troisième siècle, c’est-à-dire un siècle après Trajan, sont encore très rares. (Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1867, p. 168.) M. de Rossi en date deux de 107 et 110 (Inscr. christ. ant., 2 et 3).

[168] Tertullien dit expressément :.... Sacrilegii et majestatis rei convenimur. Summa hæc causa imo tota est (Apologétique, X). Il faut ajouter que la loi de majesté n’entraînait pas seulement la peine de mort, mais aussi les tortures. (Paul, Sent., V. 29, § 2.) Du reste Tertullien comprend bien que ces deux sociétés en présence sont absolument incompatibles. Les empereurs, dit-il, auraient cru au Christ, si les Césars n’étaient pas nécessaires au monde, ou si l’on pouvait être à la fois et chrétien et César .... Si aut Cæsares non essent sæculo necessarii, aut si et christiani potuissent esse Cæsarces. (Apologétique, XXI).

[169] Wescher, Mém. des Sav. étr. de l’Acad. des inscr., p. 51 et suiv., et C. I. L., t. III, n° 566. Cf. Additam., p. 987.

[170] Dion, LXVIII, 17. Dierauer (Gesch. Traj., p. 153) combat très justement les motifs que Merivale assigne à l’expédition de Trajan en Orient et que l’écrivain anglais tire principalement de la crainte inspirée à ce prince par les chrétiens, dont il lie s’occupait guère, et par les Juifs, dont il ne s’occupait pas.

[171] Anthologie palatine, VI, 332.

[172] .... Meliore tamen Romamorum fama impune supplex abisset, quam jure supplicium luisset. C’est un fragment de Fronton, l’ami de Marc-Aurèle, ap. Principia historiæ, p. 99 de ses Œuvres, éd. Naber, 1867.

[173] Cohen, II, Trajan, n° 207 et 376.

[174] Le Caucase, dont la cime, l’Elbruz, dépasse de prés de 1000 mètres le mont Blanc, n’a guère qu’une passe praticable, celle de Dariel, qui atteint, au Kreuzberg, une altitude de plus de 2500 mètres, et est si étroite, que, à l’endroit appelé Portes Caucasiennes, on supposait autrefois qu’elle était fermée par des portes de fer. La chaîne tombe, à ses deux extrémités, dans la nier Caspienne et la mer Noire.

[175] Le mont Amanus, qui court de l’Euphrate à la mer, ferme absolument l’Asie Mineure, en ne laissant à ses extrémités que deux étroits passages : sur la mer, les Pyles Syriennes ; sur l’Euphrate, les Pyles Amaniques. Ici le fleuve s’ouvre péniblement passage par des cataractes entre l’Amanus et le Taurus, qui va se relier aux grandes cimes de l’Arménie. Les deux montagnes donnent donc à l’Asie Mineure lui rempart formidable.

[176] D’après les Actes du martyre de saint Ignace, il aurait été condamné à Antioche par l’empereur et envoyé de là à Rome pour y être livré aux butes : c’est peu probable. On a déjà remarqué l’intention évidente des rédacteurs de ces Actes de donner un pendant au dernier voyage de saint Paul. Cf. Dierauer, p. 169, n° 5.

[177] Dion, LXVIII, 21.

[178] Ou mieux par le canal appelé Naharmalcha, fleuve royal, qui allait de Babylone à Ctésiphon.

[179] Cohen, II, Trajan, n° 318 et 575.

[180] Fronton, Princ. Hist., p. 204 : .... Legatus cum exercitu cœsus, et principis ad triumphum decedentis haudquaquam secura nec incruenta regressio.

[181] On peut conclure d’un diplôme militaire de Domitien que, déjà sous ce prince, il y avait eu de la fermentation en Palestine, puisqu’on le voit, en 86, y envoyer des troupes et retenir les vétérans sous les enseignes.

[182] Mauri lacessebant, Sarmatæ bellum inferrebant, Britanni teneri sub Romana ditione non poterant (Spartien, Hadrien, 5).