HISTOIRE DES ROMAINS

 

NEUVIÈME PÉRIODE. — LES CÉSARS ET LES FLAVIENS (14-96), CONSPIRATIONS ET GUERRES CIVILES. DIX EMPEREURS, DONT SEPT SONT ASSASSINÉS

CHAPITRE LXXVI — TROIS EMPEREURS EN DIX-HUIT MOIS (JUIN 68-DÉC. 69).

 

 

I. — GALBA.

Tibère avait mis le gouvernement sous la protection des prétoriens. En face d’une famille impériale impuissante à se perpétuer, d’une aristocratie épuisée de sang, même de courage, et d’une populace formée par le rebut de l’univers, les soldats avaient bien vite senti leur force. Séjan leur avait donné le moyen de se  compter et de s’entendre, en les établissant aux portes de la ville, dans un camp qui valait une forteresse, d’où ils pouvaient braver toutes les colères d’un peuple sans armes et tenir le sénat sous la menace de l’épée. Déjà ils avaient vendu l’empire à Claude et ils croyaient le vendre encore à Galba. Mais les inutiles soldats du prétoire ne pouvaient prétendre à garder pour eux seuls un privilège si lucratif. Les légions avaient accepté l’élu des prétoriens tant qu’il avait été un César ; cette famille éteinte, chaque armée songea naturellement à son chef pour en faire un empereur, et l’ère des révolutions militaires recommença : les dix-huit mois qui suivirent la mort de Néron n’ont rien à envier aux plus mauvais jours de la république : annum reipublicæ prope supremum.

Servius Sulpicius Galba était né près de Terracine, trois ans avant notre ère, d’une des plus nobles familles de. Rome ; elle remontait à Jupiter, du moins l’affirmait-il dans le tableau généalogique qu’il fit exposer au milieu du vestibule du palais. On y lisait encore que sa mère descendait de Pasiphaé, fille du Soleil. Il courait bien sur cette ancêtre d’assez vilaines histoires, mais l’important pour les Romains était qu’on vint de loin. Son grand-père avait eu des goûts littéraires. Est-ce lui qui voulut posséder la belle statue de Sophocle qu’on a trouvée, de nos jours, à Terracine ?

Galba avait été gouverneur de l’Aquitaine et de la haute Germanie, puis proconsul d’Afrique. La pacification de cette dernière province lui valut les ornements triomphaux et plusieurs sacerdoces ; après quoi il se tint dans la retraite jusqu’au milieu du règne de Néron. Vers l’an 60, ce prince l’envoya dans la Tarraconaise, qu’il administra huit années. Il y fut d’abord, comme ailleurs, vigilant et dur. Ainsi il ordonna de couper les mains à un changeur infidèle et de les clouer sur son comptoir ; il condamna au supplice de la croix un tuteur qui avait empoisonné son pupille, dont les biens lui étaient substitués, et, le coupable invoquant les privilèges des citoyens romains, il lui fit dresser une croix peinte en blanc beaucoup plus grande que les autres. Mais la crainte de donner de l’ombrage à Néron ralentit son zèle : Mieux vaut l’inaction, disait-il ; on ne peut demander compte à qui n’a rien fait. Cependant, quand il vit que Néron se perdait, il travailla à se rendre populaire, et les lettres de Vindex le trouvèrent décidé. Le 2 avril 68 il monta sur son tribunal, où il avait fait placer les images des victimes du tyran, et un enfant, fils d’un proscrit, qu’il avait rappelé des Baléares Il raconta aux troupes assemblées les crimes de Néron, les malheurs de son règne, et fut interrompu par des cris qui le saluaient empereur.

Il était perclus de goutte et il avait soixante-treize ans ; c’était se mettre bien tard en route pour un rude voyage. Mais ces Romains, incrédules a tout, étaient superstitieux à l’excès, parce que ce n’était pas la raison, mais le mépris qui avait tué leurs dieux. Les anciens hôtes de l’Olympe l’avaient déserté pour faire place à une divinité inexorable, le Destin, qui révélait ses volontés par des présages, et mille présages avaient annoncé à Galba une brillante fortune : il l’attendit cinquante ans ; il l’eût attendue plus longtemps encore. Cependant, quand il sut la mort de Vindex, il se crut perdu et songeait à se tuer. Ses amis le retinrent ; bientôt son affranchi Icelus, arrivé de Rome en sept jours, lui apprit que Néron était mort, et que le sénat avait reconnu l’élection faite par la légion d’Espagne. Tout le monde s’accordait à prendre ce vieillard qui ne pouvait vivre longtemps, et dont chacun espérait hériter.

Durant les saturnales du dernier règne, l’idée d’une restauration républicaine avait sourdement fermenté. Les sénateurs s’étaient vite ralliés à un projet qui leur rendait le pouvoir. La mort de Néron accrut leur confiance. On fit circuler une médaille de Brutus avec la légende fameuse : Libertas P. R. restituta. Ce n’était qu’un avis menaçant ; la reprise du droit souverain qu’Auguste leur avait ôté d’émettre de la monnaie d’or et d’argent était plus sérieuse : leurs pièces ne portaient ni le nom ni l’effigie de Galba, qu’ils semblaient vouloir réduire à la condition d’un simple commandant d’armée. Galba encouragea d’abord ces espérances. Il déclara n’être que le lieutenant du sénat et du peuple ; sur les monnaies qu’il frappa,. le long de sa route, en Espagne et en Gaule, il ne mit pas son image et ne prit pas le nom d’Auguste ; on n’y lit que le vieux titre républicain d’imperator. L’incertitude où il était touchant les dispositions des armées avait commandé cette réserve. Mais les sénateurs, intimidés par les prétoriens, se contentèrent de leur innocente manifestation monétaire, et, sans plus exiger de garanties, ils envoyèrent jusqu’à Narbonne leur seraient de fidélité. En même temps il sut que Verginius s’obstinait à refuser l’empire ; que personne ne l’offrait à Fonteius Capito et que l’armée de Germanie, après quelque hésitation, avait promis obéissance à l’élu des légions d’Espagne. Alors il prit le titre de César et il agit en empereur. Le rêve d’une restauration républicaine avait duré ce que durent les rêves.

Avant de quitter sa province, Galba y avait fait tuer les procurateurs de Néron avec leurs femmes, leurs enfants, et il avait châtié quelques peuples dont la soumission se faisait attendre. Dans les Gaules, il gratifia tous les alliés de Vindex du droit de cité et leur remit un quart du tribut ; mais les villes qui s’étaient montrées hostiles ou peu empressées, comme celles de la Belgique, furent privées d’une partie de leur territoire, chargées de nouveaux impôts ou condamnées à raser leurs murailles. Reims, Trèves et Langres furent les glus maltraitées ; il confisqua les revenus de Lyon et combla Vienne de faveurs[1] : récompenses et punitions également maladroites, car elles créaient deux factions dans la Gaule, en y faisant des vainqueurs et des vaincus. Galba devenait l’homme d’un parti, au lieu de rester l’élu de l’empire, porté au pouvoir par la réprobation universelle contre Néron.

A Rome, Nymphidius, le préfet du prétoire, gouvernait au nom du nouveau prince. Ce personnage avait eu la part principale dans la chute de Néron. Il comptait que Galba reconnaissant lui laisserait sa charge et le pouvoir ; il portait même ses visées plus haut, se disait fils de Caligula, quoique né probablement d’un gladiateur, et songeait à l’empire, malgré ses amis, qui lui disaient : Mais qui donc à Rome consentirait à t’appeler César ? Quand il vit Galba donner à Cornelius Laco le commandement des gardes, il essaya de soulever ceux-ci, qui le tuèrent. Galba fit rechercher soigneusement et exécuter saris jugement ses complices, vrais ou supposés, parmi eux, un consul désigné, un consulaire et Mithridate, l’ancien roi de l’ont. Quand il approcha de la ville, vers la fin de décembre, les soldats de marine, accourus à sa rencontre, lui demandèrent de leur confirmer le titre de légion, que Néron leur avait donné ; il repoussa leurs prières, et, comme ils réclamaient avec énergie leur aigle et leurs enseignes, il les fit charger par sa cavalerie, puis décimer ; beaucoup périrent[2].

La réaction prit rapidement les allures d’une persécution contre les amis de Néron. Galba envoya au supplice ses affranchis avec la fameuse Locuste, rappela d’exil tous les bannis et autorisa les poursuites contre les délateurs. C’était justice : on applaudit ; mais il révoqua les libéralités faites par le dernier prince, qui ne montaient pas à moins de 540 millions de francs[3], et il chargea trente chevaliers d’en poursuivre, à Rome et dans tout l’empire, la restitution. Les Hellanodices d’Olympie furent condamnés à rendre 250.000 drachmes, la Pythie de Delphes 100.000 ; la popularité de Néron parmi les Grecs en devint plus grande. On ne laissait au donataire qu’un dixième de ce qu’il avait reçu ; si des acteurs, des athlètes, avaient vendu leurs présents, on les reprenait aux acheteurs : exécutions financières qui rapportent d’ordinaire peu d’argent et beaucoup de haine. Il accorda la remise, pour un temps, de l’impôt du quarantième sur les objets importés ; mais, pour la cour, pour la populace, ce dégrèvement momentané ne valait pas les fastueuses prodigalités de Néron. L’économie de Galba, qui était nécessaire, parut sordide et le fit chansonner au théâtre[4]. Les notables, parmi lesquels on prenait les juges, lui demandèrent d’ajouter une sixième décurie aux cinq premières pour soulager celles-ci ; il refusa et supprima leurs vacances de l’hiver et du commencement de l’année. L’armée ne fut pas mieux traitée. La garde germaine, renommée pour sa fidélité aux empereurs, fut licenciée sans récompense, et les prétoriens réclamant le donativum promis par Nymphidius : J’enrôle des soldats, leur dit-il ; je ne les achète pas[5]. Plusieurs tribuns furent cassés ; il y eut aussi des destitutions dans Ies cohortes urbaines et parmi les gardes nocturnes ; tous se sentirent menacés.

On eût compris un gouvernement austère succédant à une administration prodigue. Cette politique était dangereuse ; pratiquée avec fermeté et talent, elle eût été utile ; mais ce prince, si rigide, avait ses faiblesses. Trois hommes le conduisaient : Titus Vinius, son lieutenant en Espagne ; Laco, son préfet du prétoire, et l’affranchi Icelus. On les voyait :

Tous trois à l’envi s’empresser ardemment

A qui dévorerait ce règne d’un moment[6].

Galba leur laissait vendre les charges et les faveurs. Tout était à prix d’or, la levée des impôts, les privilèges, les grâces, les supplices. La ville entière demandait la mort de l’infâme Tigellinus, le principal conseiller de Néron ; mais Tigellinus avait acheté la protection de Vinius. Galba gourmanda le peuple, assez peu généreux pour vouloir le sang d’un homme que la maladie allait emporter. Au montent où le peuple lisait le charitable édit, Tigellinus donnait une fête brillante pour le mariage de sa fille avec, Vinius.

En apparence, tout réussissait au vieil empereur. Deux compétiteurs, Fonteius Capito dans la basse Germanie et Clodius Macer en Afrique, avaient été tués ; Vespasien lui envoyait ses serments et ceux de Mucien, le gouverneur de la Syrie ; son fils Titus, qui les portait, était arrivé déjà à Corinthe, et cette soumission rendait inutiles les assassins que Galba avait dépêchés dans la province[7] ; Verginius, coupable d’avoir mérité l’empire et de l’avoir donné, avait été attiré à Rome[8]. La Gaule et l’Espagne étaient dévouées ; les légions d’Illyrie, mandées en Italie par Néron, avaient regagné leurs camps ; celles de la haute Germanie, qui n’avaient point reçu de récompense pour leur campagne contre Vindex, montraient seules un vif mécontentement. Les députés des cités belges maltraitées par Galba affluaient dans les castra en habits de deuil, et, rappelant aux soldats leurs services méconnus, les poussaient à venger à la fois les injures d’une moitié de la Gaule et l’humiliation de leurs aigles[9]. Quand elles surent qu’à Rome les prétoriens aussi avaient lien de se plaindre, que le peuple regrettait Néron, que le sénat était peu affectionné au nouveau prince, elles lui refusèrent obéissance. Aux calendes de janvier 69 (1er janv.), elles ne préfèrent serment qu’au sénat, et leurs secrets messagers vinrent dire aux prétoriens : Nous ne voulons pas de l’empereur élu en Espagne, faites vous-mêmes un choix que toutes les armées puissent approuver. Cette défection précipita la résolution déjà prise par Galba de se donner un héritier. Il hésitait entre Othon, qui dès le premier jour s’était associé à sa fortune, et Pison, que depuis longtemps il avait fait par testament héritier de ses biens et de son nom. On reprochait au premier sa jeunesse débauchée ; mais peut-être l’âge et le malheur l’avaient mari ; il s’était fait aimer dans, sa province. D’ailleurs il venait de se ruiner pour Galba, et il ne lui fallait pas moins que l’empire pour échapper à ses créanciers[10] : à ce moment il devait 5 millions de drachmes. Pison affectait l’austérité : c’est par là qu’il avait plu au prince ; Galba le choisit (12 janv. 69).

Ce choix d’un jeune homme à l’humeur farouche[11] était un défi jeté à cette société qui aimait trop ses vices pour vouloir d’un Caton sur le trône. Ce défi, Othon et les prétoriens le ramassèrent. En leur présentant Pison, Galba avait été sec, impérieux. Il venait leur apprendre, avait-il dit, que, suivant l’exemple d’Auguste, il s’était donné un fils d’adoption et qu’il avait choisi Pison comme à la guerre un brave s’en associe un autre ; que la quatrième et la vingt-deuxième légion s’étaient soulevées, mais que bientôt elles rentreraient dans l’ordre. Ainsi on leur présentait un nouvel empereur ; on leur annonçait une guerre civile, et pour la seconde fois le prince oubliait le donativum ! Il est certain, dit Tacite, que la moindre largesse eût retenu les soldats dans le devoir : il se perdit par cette sévérité antique et par une rigueur trop brande pour nos mœurs.

Deus soldats, Proculus et Veturius, tous deux officiers subalternes, entreprirent de transférer l’empire et le transférèrent. Ils reçurent les confidences d’Othon, ses conseils et de l’argent. Dès son arrivée à Rome, il avait travaillé les cohortes prétoriennes et les troupes réunies alors dans la ville en plus grand nombre qu’on n’en avait jamais vu : la légion venue d’Espagne avec Galba, les auxiliaires et les corps tirés par Néron de la Bretagne, des bords du Rhin et du Danube en vue de son expédition des portes Caspiennes, ou qu’il avait appelés à Rome contre Vindex. C’étaient de grands moyens pour le gouvernement, s’il eût été prévoyant ; pour une révolution, si on laissait ces soldats inactifs supputer dans les dangereux loisirs de la capitale les avantages d’une sédition. On connaissait la libéralité d’Othon : chaque fois qu’il recevait l’empereur à souper, il faisait distribuer à la cohorte de garde 100 sesterces par tête, pour leur servir, disait-il, de ration ; et à ces largesses publiques il en ajoutait de secrètes. Un jour, il apprend qu’un prétorien est en contestation sur les limites d’un champ avec le propriétaire voisin ; il achète le champ tout entier et le lui donne. Avec de tels procédés, que les soldats comparaient à la lésinerie de l’empereur, Othon eut vite un parti. Dés le soir du quatrième jour qui suivit l’adoption de Pison, il aurait été proclamé, s’il n’avait craint le tumulte et les erreurs de la nuit. Le lendemain, son affranchi Onomaste assemble quelques soldats, puis va le chercher auprès de Galba, qui sacrifiait devant le temple d’Apollon et à qui l’aruspice annonçait un péril prochain. Othon le quitte sous prétexte d’un rendez-vous avec ses architectes, pour rebâtir une vieille maison qu’il venait d’acheter, et trouve au milliaire d’or vingt-trois soldats qui le saluent empereur, tirent leurs épées et l’emportent au camp. Le tribun de garde, intimidé ou complice, laisse passer cette poignée d’hommes ; leurs camarades accourent ; tous applaudissent, et Othon est le maître du monde romain.

Cependant Galba, tout occupé de sacrifices, fatiguait de prières les dieux d’un empire qui déjà ne lui appartenait plus. Quand le bruit de ce qui se passait arriva au palais, Pison harangua la cohorte de garde qui parut l’écouter ; mais les autres troupes repoussèrent à coups de javelots les messagers qu’on leur envoya, et la légion des soldats de marine se rendit au camp des prétoriens une cohorte germaine resta seule fidèle. Un moment la nouvelle se répandit qu’Othon avait été tué ; les sénateurs, les chevaliers, tout à l’heure tremblants et muets, accourent, offrent leurs services, se plaignent qu’on ait ravi à leur justice un grand coupable et décident Galba à quitter son palais, où il s’apprêtait à se défendre. Il monte dans une litière et s’avance à travers les flots pressés du peuple qui assistait à cette tragédie, dont le dénouement n’était pas encore prévu, inquiet et silencieux comme dans les grandes colères ou dans les grandes terreurs.

Un soldat se présente avec une épée sanglante et se vante d’avoir égorgé Othon : Qui t’en a donné l’ordre ? lui dit le sévère vieillard. Mais Othon n’était pas mort. Les prétoriens l’avaient placé au milieu des aigles, sur le tribunal d’où ils avaient précipité la statue dorée de Galba, et ils l’entouraient sans laisser approcher de lui ni tribuns ni centurions : mesure qu’un soldat arrivait, ils le saisissaient, l’embrassaient, le conduisaient aux enseignes et lui dictaient la formule du serment, recommandant tour à tour l’empereur aux soldats et les soldats à l’empereur. Lui, de son côté, tendant les mains vers la foule, saluait respectueusement, envoyait des baisers, et, ajoute Tacite, faisait pour devenir maître toutes les bassesses d’un esclave, omnia serviliter pro dominatione, mot profond et toujours vrai. Quand il trouva l’assistance assez nombreuse, Othon parla : le fond de sa harangue fut qu’il ne garderait le pouvoir que ce qu’ils voudraient bien lui en laisser[12]. Puis il fit ouvrir les dépôts d’armes, et cette troupe sortit tumultueusement du camp. Dès que la cohorte qui précédait Galba les aperçut, le porte-enseigne arracha l’image de l’empereur et la jeta à terre. Ce fut le signal de la défection. Quelques javelots lancés au hasard dispersèrent la foule. En un instant le Forum fut désert ; les porteurs de Galba, chargés par des cavaliers, laissèrent choir sa litière, et le vieillard roula à terre. On l’a fait parler diversement à sa mort. Suivant les uns, il demanda d’une voix suppliante quel mal il avait fait, et quelques jours pour payer le donativum. Les autres, en plus grand nombre, disent qu’il présenta sa tête aux meurtriers, les exhortant à frapper si c’était pour le bien de la république. Un soldat lui plongea son épée dans la gorge ; les autres se ruèrent sur le cadavre et le mirent en pièces. Tacite le peint d’un mot : Supérieur à la condition privée, tant qu’il y resta, et, au jugement de tous, digne de l’empire s’il n’eût été empereur.

Pison, sauvé de la première fureur des assaillants par le dévouement d’un centurion qui détourna sur lui leurs coups, se cacha dans le temple de Vesta, où il fut bientôt découvert ; on le massacra sous le parvis ; Vinius avait été tué avant lui. Les trois têtes furent portées sur des piques parmi les enseignes des cohortes, auprès de l’aigle de la légion (16 janv. 69). Plus tard, Vitellius trouva les requêtes de cent vingt individus qui réclamaient le prix du sang : il les fit mourir[13].

Pison avait été quatre jours, César et Galba sept mois empereurs ; Othon régnera quatre-vingt-huit jours.

 

II. — OTHON.

Othon[14], qui descendait d’une vieille famille étrusque de Ferentinum, arrivait à l’empire avec assez mauvais renom. Le bas peuple croyait retrouver Néron et le saluait du nom de ce prince ; il laissa relever ses statues, rétablit dans leurs charges ses intendants, et affecta 50 millions de sesterces à l’achèvement de la Maison d’Or. Puisqu’il avait tué Galba, c’était une nécessité pour lui d’honorer la mémoire de celui qu’il paraissait avoir vengé. En Lusitanie, il s’était, durant dix années, conduit avec modération[15] ; et, à Rome, ses premiers actes furent louables. Il laissa bien les prétoriens choisir leurs préfets et donner à Sabinus, frère de Vespasien, la préfecture de Rome, c’est-à-dire mettre la main sur le gouvernement civil. Mais il arrêta leur ardeur de massacre et de pillage et ne leur abandonna que les trois ministres de son prédécesseur. Ils voulaient égorger Marius Celsus, consul désigné et un des partisans les plus zélés de Galba. Othon, pour le sauver, feignit une grande colère, et le fit charger de chaînes ; quelques jours après, il lui donna un commandement important, et le mit au nombre de ses plus chers amis. Les soldats exigeaient la suppression des droits payés par eux aux centurions pour les congés : il les conserva, mais en les faisant paver par le fisc. Tempérament utile, dit Tacite, et conservé par les bons princes[16]. Au sénat beaucoup avaient parlé contre lui ; il parut avoir tout oublié ; seulement, il accorda à la haine publique la condamnation de Tigellinus, qui mourut lâchement.

Il n’eut pas le temps d’en faire davantage, car déjà il avait un rival. Après le meurtre de Fonteius Capito, Galba avait envoyé aux légions de la basse Germanie un nouveau général que rien ne recommandait, Vitellius[17]. Il était de très petite maison, ce qui n’empêcha pas les généalogistes de le faire descendre de Faunus, roi des Aborigènes, et d’une divinité sabine, Vitellia. On ne connaissait que son aïeul, chevalier romain de Nucérie et procurateur d’Auguste ; mais son père avait été censeur, et, sous Claude, le second personnage de l’empire. Pour lui, élevé à Caprée auprès de Tibère, favori de Caligula, il n’avait fait aucune guerre ; et des deux grands emplois qu’il avait gérés, le proconsulat d’Afrique et l’intendance des travaux publics, il était sorti du premier avec une réputation intègre, de l’autre avec le renons d’un effronté pillard, ayant, disait-on, dérobé les offrandes dans plusieurs temples de Rome, et mis du cuivre et de l’étain à la place de l’or et de l’argent. Ces vols n’avaient pas rétabli sa fortune ruinée par la débauche, et Suétone l’accuse d’avoir empoisonné son propre fils pour hériter de lui. Ses créanciers le suivaient partout ; comme Othon, il n’avait de refuge que dans l’empire. Vinius, dont il avait obtenu les bonnes grâces en favorisant au cirque la faction des bleus, le proposa au prince pour commander les remuantes légions de la basse Germanie. Ses façons populacières, sa prodigalité, l’oubli de toutes les règles du commandement, lui eurent en peu de jours gagnés les soldats. On a vu cependant que ce fut par les anciennes légions de Verginius que le mouvement commença, mais qu’elles ne firent point d’empereur. Ce n’est pas qu’elles fussent républicaines : elles avaient montré, à la journée de Vesontio, qu’elles tenaient à conserver, à la tête du gouvernement, un chef militaire, qui, pour bien des raisons, convenait mieux à l’armée qu’une assemblée de vieux politiques. Mais elles n’avaient dans leur camp personne à qui elles pussent jeter la pourpre sur les épaules. Leur commandant, Hordeonius, était un vieillard perclus de goutte, et, en attendant qu’un candidat parût, elles refusaient l’obéissance à l’autre vieillard du Palatin qui leur paraissait n’être que l’empereur du sénat.

Le légat d’une des légions de la basse Germanie, Valens, avait tué Capito, peut-être afin de supprimer un dangereux témoin d’intrigues avortées ; il se disait mal payé de ce service, et excitait Vitellius 3 saisir la fortune qui s’offrait à lui. Le général ruiné n’hésita plus quand il apprit qu’a Mayence les légions avaient brisé les images de Galba. Il faut, dit-il aux soldats, ou marcher contre vos camarades et commencer la guerre, ou choisir un autre prince. Valens répondit en le saluant empereur. Un autre légat, que Galba faisait poursuivre pour des exactions, Cæcina, entraîna aisément l’armée de la haute Germanie a reconnaître cette élection. Celle de Bretagne suivit cet exemple, imité encore par la Ia Italica campée à Lyon. C’était onze légions[18], plus du tiers des forces de l’empire, et les troupes les plus renommées[19] qui se soulevaient. On laissa les soldats trop vieux (senes) et des auxiliaires dans les camps du Rhin, pour ne point paraître abandonner la frontière aux Barbares, et l’on fit de la masse des troupes actives trois armées : l’une, de quarante mille hommes, partit, sous la conduite de Valens, pour entrer en Italie par les Alpes Cottiennes[20] ; l’autre, de trente mille, sous Cæcina, se proposa de franchir les Alpes Pennines ; Vitellius devait les suivre avec la troisième. Les Germains, les Belges, s’empressèrent à fournir des auxiliaires. Cologne, Langres, Trèves, offrirent des hommes, des chevaux, des armes, de l’argent. L’entraînement était général, comme si la Gaule-Belgique allait retrouver sa liberté. Chez les soldats même ardeur ; pour remplir la caisse militaire, ils apportaient leur solde, leurs armes de prix ; ils voulaient partir malgré l’hiver et franchir les montagnes au milieu des glaces. L’Italie semblait si riche ! Elle était le butin promis, et, en passant, on pillerait la Gaule.

Les armées étaient déjà en marche, quand on apprit l’avènement d’Othon. Révoltées contre Galba, elles continuèrent leur révolte contre son successeur. Qu’importait le motif de la guerre ? Ce que l’on voulait, c’était la guerre même. Les deux princes échangèrent d’abord des paroles de paix, puis des menaces, et finirent par s’envoyer des assassins[21]. Othon, maître de l’Italie et de l’Afrique, reconnu par les légions d’Orient[22] et de l’Illyricum, gouvernait à Rome comme en pleine paix et sans violence, tout en préparant la guerre avec activité. Il confirmait dans leurs charges ceux à qui Néron et Galba les avaient promises, rendait leurs honneurs aux bannis, laissait ses fonctions à L. Vitellius, frère de son rival, et se contentait de reléguer à Aquinum Cornelius Dolabella, que beaucoup regardaient comme un candidat à l’empire[23]. Pour s’attacher les provinces, il partageait le consulat entre Verginius et un noble viennois, Vopiscus ; il donnait le droit de cité aux Lingons ; de nouveaux colons à Hispalis et à Emerita, des privilèges à l’Afrique et à la Cappadoce ; enfin il étendait sur la Maurétanie la juridiction de la Bétique[24], ce qui était une punition pour l’une, un honneur pour l’autre. Il pouvait même se vanter d’une victoire sur les ennemis de l’État. Neuf mille cavaliers roxolans, qui s’étaient jetés sur la Mœsie, avaient été taillés en pièces jusqu’au dernier homme, et il venait d’apaiser une sédition des prétoriens, qui du reste n’était point dirigée contre lui. Le croyant menacé par les sénateurs, ils avaient courut avec leurs armes à son palais, en criant qu’il n’y aurait pas de sûreté pour lui tant que le sénat existerait. Cette émeute lui avait fourni l’occasion de faire le plus magnifique éloge de cette assemblée qui s’était maintenue depuis les rois jusqu’aux empereurs, comme un corps indestructible, immortel, qu’ils devaient transmettre à leurs descendants tel qu’ils l’avaient reçu de leurs pères.

C’était bien à Othon de rappeler la loi à ces furieux et de leur vanter le sénat ; malheureusement il avait acheté, par un don de 5000 sesterces à chaque soldat, la permission de parler avec cette modération. Il faut toutefois lui en savoir gré, en voyant comment soit adversaire usait déjà du pouvoir. La nouvelle fortune de Vitellius, dit Tacite, ne lui servait qu’à consumer d’avance les revenus de l’empire en lâches dissolutions et en festins ruineux. Dès midi, il était ivre et appesanti de nourriture. Avec cela, un orgueil qui lui faisait dédaigner le nom de César, et accepter à peine celui d’Auguste ; il préférait se faire appeler Germanicus. C’étaient les Barbares en effet, Germains ou Gaulois, qu’il menait au sac de Rome ; Cæcina, son général, en portait le costume et recevait les députations des sénats d’Italie avec la saie bariolée d’un Chérusque et les larges braies d’un Batave[25]. Ses troupes commirent sur leur route d’horribles dégâts : à Divodurum (Metz), elles tuèrent quatre mille hommes, ce qui répandit dans les Gaules un tel effroi, qu’à l’approche de l’armée il n’y eut point de ville dont la population ne sortit tout entière à la rencontre des soldats, avec ses magistrats, pour demander grâce. Les femmes et les enfants se prosternaient sur les chemins, et rien de ce qui peut désarmer un ennemi furieux n’était épargné par ces peuples pour obtenir, en pleine paix, de n’être pas traités comme s’ils eussent été eu guerre[26]. A Langres, ville amie, il y eut une mêlée sanglante entre les légionnaires et huit cohortes d’auxiliaires bataves. Sur le territoire éduen on chercha vainement un prétexte de guerre. Outre l’argent et les armes qu’on exigea, ce peuple fournit gratuitement les vivres. Autun avait prévenu toutes les demandes par crainte. Lyon fit la même chose par zèle, mais sollicita, comme prix de son dévouement éprouvé, la destruction de la cité rivale des Viennois, qui, après s’être rachetée par une gratification de 500 sesterces à chaque soldat, dut encore livrer des vivres, toutes ses armes et. une grosse somme secrètement donnée à Valens.

L’Aquitaine, la Narbonnaise, l’Espagne, s’étaient naturellement prononcées contre le meurtrier de l’empereur qu’elles avaient élu ; cette première armée gagna clone paisiblement les Alpes. L’autre s’avançait par le pays des Helvètes, qui, ignorant la mort de Galba, refusaient de reconnaître Vitellius. Ils avaient nommé un général et réuni des troupes. Mais leurs recrues ne pouvaient tenir contre des vieux légionnaires ; Cæcina les fit prendre en arrière par les milices de la Rhétie, tandis que lui-même attaquait de front. Battus partout, traqués dans leurs bois et leurs montagnes par les Rhètes, les Thraces et les Germains, ils se rendirent à discrétion pour sauver leur capitale, Aventicum[27].

Cette soumission ouvrit à Cæcina les avenues des Alpes. Mais les montagnes, déjà gardées par l’hiver, le seraient peut-être encore par les Othoniens ; la désertion d’un corps de cavalerie cantonné sur le Pô et chargé d’observer les passages livra l’entrée de l’Italie. Cæcina, certain désormais qu’aucun ennemi ne l’arrêterait, même à la descente, précipita sa marche. Othon, tout en disant que Néron s’était perdu par ses lenteurs, se laissait donc prévenir ; il recevait la guerre, au lieu de la porter au milieu de ses adversaires. C’est qu’il avait eu à faire les plus grands efforts pour réveiller dans Rome quelque énergie guerrière. Depuis la fin du triumvirat, l’Italie n’avait pas vu de combats. Le sénat, la noblesse, les chevaliers, s’effrayaient à l’idée d’abandonner leurs fastueuses villas et leur mollesse pour reprendre la vie des camps. Assis depuis un demi-siècle au festin de Damoclès, ils s’étaient habitués à voir l’épée suspendue sur leur tête, et ils la regardaient sans crainte, à condition que le festin fût bien servi et que rien ne vint du dehors troubler leur lâche existence. Mais voici qu’il fallait courir aux armes, s’exposer aux fatigues, aux blessures, comme des hommes libres, et mourir pour Rome comme au temps de la république : c’était trop ! On fit parler les présages ; Othon ne voulut rien entendre : il partit après avoir recommandé la république au sénat et longuement parlé au Forum de la majesté du peuple romain, au nom duquel il allait combattre (24 mars 69). Il emmena les prétoriens, les cohortes urbaines, les détachements des légions qui se trouvaient en ce moment dans la ville, les enrôlés volontaires et deux mille gladiateurs qu’il arma en soldats. Il marchait sans faste, toujours à pied, à la tète des enseignes, couvert d’une cuirasse de fer, mais plutôt conduit par ses soldats qu’il ne les guidait lui-même. L’indiscipline régnait en effet dans cette armée, toute dévouée cependant au chef qu’elle s’était donné et qui se montrait digne de cette affection. Mais, après de tels ébranlements et tant de catastrophes, le soupçon était partout, le soldat doutait de ses officiers et appelait trahison ce qui était prudence. L’obéissance et la discipline, dit Tacite, étaient les seules vertus qui manquassent à ce parti où ne manquait pas la bravoure.

Pendant qu’Othon dirigeait vers le Pô la masse des forces qu’il avait pu réunir à Rome, et que sept légions, celles de Dalmatie, de Pannonie et de Mœsie, s’apprêtaient à le rejoindre, sa flotte se porta sur les côtes de la Narbonnaise dans l’espoir d’y arrêter Valens. Elle lui livra un combat heureux, que rendit inutile l’absence d’un commandant habile et respecté (les Othoniens avaient mis aux fers leur propre général) ; et Valens, affaibli seulement de quelques cohortes, qui tinrent la flotte en échec, franchit les Alpes. Cæcina avait besoin de ce secours. Une attaque trop précipitée sur Plaisance avait échoué, et Suetonius Paulinus, le plus grand général de ce temps depuis la mort de Corbulon, traversant le Pô à la suite des Vitelliens, était venu les battre dans le champ des Castors, à douze milles de Crémone. Nais les soldats accusèrent Suetonius de n’avoir pas voulu achever sa victoire et demandèrent à grands cris un nouveau combat. Le vieux général eut beau montrer que, depuis la réunion de Valens et de Cæcina, les Vitelliens n’ayant plus de secours à attendre, il y avait tout profit à traîner la guerre en longueur ; qu’on les affamerait ainsi et qu’on donnerait le temps d’arriver en ligne aux troupes de Mœsie, surtout à la redoutable quatorzième légion, qui seule avait tenu tête aux Bretons révoltés et battu jadis quatre-vingt mille insulaires ; Othon, pressé d’en finir, donna l’ordre d’engager l’action. A cette première faute il ajouta celle d’ôter le commandement à Suetonius et de céder lui-même aux frivoles représentations de ses amis, qui le tinrent éloigné du champ de bataille. Les Othoniens, surpris au milieu d’une marche, sur une étroite chaussée, furent rompus (14 avril)[28], et ceux qui échappèrent au carnage regagnèrent en désordre leur camp de Bédriac, dont le lendemain ils ouvrirent les portes aux Vitelliens. Othon était à Brixellum[29] ; un soldat y accourt et lui apprend la défaite. Ceux qui entourent le prince refusent d’y croire : Ce messager, disent-ils, n’est qu’un lâche qui a fui du champ de bataille. Le soldat ne répond rien, mais tourne son épée contre sa poitrine et vient rouler tout sanglant aux pieds d’Othon. Cette mort le frappa. Non, s’écria-t-il, je n’exposerai pas davantage la vie de pareils défenseurs ! En vain ses amis lui montrent quelles forces lui restent : une moitié de l’armée qui n’a pas combattu, les vaincus de Bédriac qui veulent se venger, les légions de Mœsie qui sont déjà dans Aquilée ; en vain les soldats jurent de relever sa fortune, les plus éloignés en lui tendant les mains, les plus proches en embrassant ses genoux. Il rejette tous ces projets de guerre civile. C’est assez, dit-il, d’une bataille, et il fait avec calme, sans ostentation, ses derniers préparatifs. Il parle à chacun avec bonté, suivant leur âge et leur rang, ordonne aux plus jeunes, conjure les plus vieux de partir pour se soustraire au ressentiment du vainqueur, et, le front paisible, la voix ferme, il leur reproche une douleur et des larmes inutiles. Il prit soin que ceux qui partaient eussent des bateaux ou des voitures, brida toutes ses lettres et distribua aux gens de sa maison ce qu’il avait d’argent. Il se disposait ainsi pour le dernier sacrifice, lorsqu’il entendit du tumulte et s’aperçut qu’on arrêtait comme déserteurs ceux qui, sur ses ordres, s’éloignaient du camp. Ajoutons encore cette nuit à ma vie, dit-il. Il détendit qu’on fit violence à personne et ouvrit sa tente à tous ceux qui voulurent lui parler. Resté seul enfin, il demanda de l’eau glacée et deux poignards dont il essaya la pointe ; puis, s’étant encore une fois assure du départ de ses amis, il se coucha tranquillement et dormit. Au point du jour il s’éveilla et se perça d’un seul coup au-dessous du sein gauche. On accourut à ses premiers gémissements, mais il expira bientôt : il n’avait pas trente-huit ans. Ses funérailles eurent lieu sur-le-champ, comme il l’avait ordonné. Les prétoriens portèrent son corps, en couvrant de baisers et de larmes ses mains et sa blessure ; quelques-uns se tuèrent sur le bûcher. A Bédriac, à Plaisance et dans les autres camps, il y eut plusieurs morts pareilles[30]. Cette affection des soldats pour leur chef et cette fin généreuse d’un prince qui ne veut pas prolonger la guerre civile, relèvent un peu ces temps déplorables. On dirait un reflet de l’ancienne vertu qui se glisse et brille entre les orgies et les lâchetés de Vitellius et de Néron, pour empêcher de désespérer encore du dévouement et du courage, comme Thrasea et Helvidius avaient empoché de désespérer de la vertu (16 avril 69).

 

III. — VITELLIUS.

Verginius était au camp de Brixellum, les soldats lui offrirent l’empire ; il refusa encore et s’échappa dans le temps qu’ils forçaient sa maison. Rubrius Gallus alla porter enfin à Cæcina la soumission de ces vaincus si fiers, qui ne cédaient que faute d’un chef. La haute Italie vit alors se renouveler les horreurs des anciennes guerres civiles. Le soldat pillait, et les auxiliaires germains, bataves, gaulois, assouvissaient à la fois leur avidité, et leurs vieilles rancunes. Lés chefs, esclaves de leurs troupes, n’osaient rien empêcher ; on craignait les vainqueurs, on craignait les vaincus. A chaque instant, des querelles éclataient qui dégénéraient en séditions. A Turin, les huit cohortes bataves faillirent en venir aux mains avec leur légion et les prétoriens ; la ville fut brûlée. A Pavie, cieux cohortes gauloises furent taillées en pièces par leurs propres légionnaires, et le tumulte était à peine apaisé, qu’on crut voir revenir sur ses pas la quatorzième légion pour tenter une surprise sur le camp des Vitelliens. On se hâta d’éloigner ce corps, qui hésita longtemps entre la révolte et l’obéissance. Les prétoriens furent licenciés ; la légion VIIa Gemina, levée par Galba en Espagne, fut dirigée sur la Pannonie, la Ia Adjutrix sur l’Espagne, et l’on renvoya dans leurs quartiers d’hiver le reste des Othoniens ulcérés de leur défaite, du supplice de leurs plus braves centurions et de la joie insultante de leurs rivaux. c’étaient des auxiliaires tout prêts pour tut nouveau prétendant.

L’horrible confusion où s’agitait l’Italie avait gagné les provinces qui reconnaissaient Vitellius. En Afrique, le procurateur des deux Maurétanies avait pris, disait-on, les marques de la royauté et le tom de Juba, qui rappelait aux Maures leur indépendance. Il avait péri dans cette tentative, mais Cluvius Rufus, qui administrait toutes les Espagnes, était accusé d’avoir voulu faire de ce gouvernement sa part dans le déchirement de l’empire. En Bretagne, les soldats avaient chassé leur chef, et les Gaules venaient d’être ébranlées par une explosion inattendue des sentiments religieux et patriotiques qui vivaient toujours au cœur des populations rurales. Un paysan boïen s’était fait Masser pour dieu et s’appelait le libérateur des Gaules. Une foule fanatique le suivait ; il avait déjà réuni huit mille hommes, et le mouvement gagnait rapidement sur le territoire- éduen. Les nobles de cette cité, qui pouvaient arriver au sénat et aux honneurs de Borne, s’effrayèrent de cette insurrection populaire. Aidés de quelques cohortes vitelliennes, ils dispersèrent le rassemblement et prirent son chef. On le jeta aux bêtes, qui, déjà repues, refusèrent de le dévorer. Il est invulnérable ! criait le peuple. On dut le faire tuer par des soldats. Plus prés encore de Rome, dans l’Istrie, un esclave fugitif se faisait passer pour un noble romain igue la cruauté de Néron avait forcé de chercher un asile dans ce pays écarté, et la populace, les soldats, s’attroupaient autour de lui, quand on reconnut l’imposture. Tout l’Orient enfin était troublé par la grande insurrection des Juifs, à laquelle le voisinage des Parthes et les étranges rumeurs répandues dans ces provinces pouvaient donner tout à coup de formidables proportions.

On sait déjà que Vitellius n’était pas l’homme capable d’arrêter cette dissolution prématurée. Il avait à peine dépassé les frontières de la Belgique quand il apprit la victoire de Bédriac. Depuis ce moment, il ne traversa les villes que dans un char tic triomphe et descendit la Saône sur des barques chargées de tout, l’appareil des plus splendides festins. Aucune discipline parmi Ies gens de service ; aucune parmi les soldats. Il riait lui-même de leurs violences et de leurs pillages. Arrivé, dans la plaine de Bédriac, quarante jours après la bataille (25 mai), et voyant quelques-uns reculer d’horreur devant les cadavres en putréfaction, il dit cette parole qui a été répétée ailleurs, en des temps encore plus malheureux : Le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. Il marcha lentement vers Rome, ruinant les villes et les campagnes sur son passage, car il traînait après lui moins une armée qu’une immense cohue : soixante mille soldats, dont trente-quatre cohortes de troupes auxiliaires, un plus grand nombre de valets, et des bouffons, des histrions de tout genre, des cochers, au milieu desquels il passait les seuls instants qu’il ne donna pas à la table ou à son pesant sommeil. Dans tout le camp, aussi bien qu’au prétoire, on ne voyait, on n’entendait, dit Tacite, que les orgies des bacchanales entremêlées de clameurs et de meurtres. A sept milles de Rome, les soldats se jetèrent sur le peuple accouru à leur rencontre ; dans la ville même, où leur étrange costume, leurs longues piques, les peaux de bêtes dont ils se couvraient étaient un objet de curiosité et d’effroi, pour un plot, pour un regard, ils tuaient.

Qu’importaient ces désordres à Vitellius ? Les armées d’Orient lui avaient adressé leurs serments : donc plus de soucis ; il relevait les statues de Néron ; il vivait au cirque et à table ; pour lui, régner, c’était faire bombance. Ces tyrans de Rome, qui se ressemblent par leur facilité à tuer, se distinguent par un vice dominant : celui de Vitellius était ignoble, une insatiable gloutonnerie. Il s’invitait le même jour, dit son biographe, chez plusieurs personnes pour des heures différentes, et chacun de ces festins ne coûta jamais moins de 400.000 sesterces. Il suffisait à tous ces repas par l’habitude de se faire vomir. Le jour de son entrée à Rome, son frère lui donna un souper où l’on servit deus mille poissons des plus recherchés et sept mille oiseaux. Mais Vitellius effaça ces profusions par l’inauguration d’un plat d’une énorme grandeur, qu’il appela le bouclier de Minerve Protectrice[31]. On y avait mêlé des foies de carrelets, des cervelles de faisans et de paons, des langues de phénicoptères, des laitances de lamproies, mille autres choses encore que des trirèmes étaient allées chercher depuis le fond du Pont-Euxin jusqu’au détroit d’Hercule. Sa gloutonnerie ne pouvait se contenir, même pendant les sacrifices : il mangeait sur l’autel la viande et les gâteaux que le prêtre y faisait cuire. En peu de mois, ajoute Tacite, il engloutit 900 millions de sesterces[32]. Mais il légua son nom à certains plats que du temps de Dion on appelait encore des mets vitelliens !

Quant à l’administration, c’était l’affaire de Cæcina et de Valens, depuis longtemps rivaux, maintenant ennemis, et l’un des deux déjà traître. Vitellius leur avait donné le consulat pour les mois de septembre et d’octobre 69 : année consulaire par excellence, car elle compta quinze consuls[33]. Cette nomination faite et ses deux généraux chargés des affaires civiles, il lui sembla que sa fonction impériale était remplie et qu’il n’avait plus qu’à vivre en liesse. Ce gros homme avait le tempérament débonnaire et facile des bons vivants. Dans sa route de Cologne à Bédriac, il avait sauvé de la colère des soldats plus de malheureux qu’il rie leur en avait abandonné ; après sa victoire, il avait épargné le frère d’Othon, pardonné à Suetonius Paulinus qui l’avait battu à la journée du champ des Castors, et vers la fin, au moment le plus critique, tenant dans ses mains un frère, un fils, un neveu de Vespasien, il lent- laissera la vie.

Ce qu’il avait été au camp, il le fut à Rome : recherchant bassement la popularité ; au théâtre, il applaudissait avec la populace ; au cirque, il soutenait les cochers qu’elle favorisait. Dans le sénat où il se rendait sans nécessité, sa tenue, son langage, n’étaient pas d’un, prince : il y faisait de longs discours, y supportait de vives discussions où la dignité impériale était compromise. Une fois qu’Helvidius Priscus lui partit aller trop loin, il appela les tribuns au secours de son autorité méprisée. Au sortir de la séance, quelques-uns essayaient d’adoucir sa colère : Est-ce donc, leur dit-il, chose si nouvelle que de voir deux sénateurs différer d’opinion ? Cela parut très sénatorial ; mais lorsqu’il ajouta : N’ai-je pas moi-même souvent contredit Thrasea ? on trouva le souvenir impertinent. Dion le loue de n’avoir confisqué les biens de personne, ni cassé les testaments d’aucun des amis d’Othon.

Ces façons débonnaires ne l’empêchaient pas de prendre de temps à autre les habitudes impériales. Un grand qui lui était suspect, Cornelius Dolabella, fut égorgé durant son sommeil ; plus tard, il en força peut-être un autre, Junius Blesus, de s’empoisonner[34]. Suétone assure que, pour régler ses comptes avec ses créanciers, il les envoya à la mort[35]. Un d’eux croit échapper en lui criant : Je t’ai fait mon héritier ; parole doublement imprudente et qui l’eût fait condamner s’il ne l’eût été déjà. Vitellius ouvre le testament ; un affranchi devait partager avec lui ; il prend le tout en faisant tuer le testateur et le légataire. Deux fils demandaient grâce pour leur père, on les exécuta avec lui.

En ce temps-là les devins étaient gens d’importance. On les consultait quand où n’était rien, et, naturellement, on les proscrivait quand on était tout. Vitellius ordonna à ceux d’Italie de quitter la péninsule avant le 1er octobre ; ils se cachèrent ou s’enfuirent, mais en jetant derrière eux un édit à leur façon : A tous, salut. De par les Chaldéens défense à Vitellius d’être en aucun endroit du monde aux calendes d’octobre. Tous ceux qu’on put saisir furent exécutés. C’était répondre bien durement à leur plaisanterie ; mais le bourreau faisait souvent sa partie dans les facéties impériales, et il ne manquait pas de gens pour en rire.

Voilà donc où l’empire en était venu dans l’espace d’un demi-siècle, depuis la mort de son fondateur : à Rome, des moeurs ignobles et sanguinaires ; dans les armées, plus de discipline ; dans les provinces, une fidélité douteuse ; l’administration partout relâchée ; les villes reprenant leurs rivalités à la faveur des révolutions[36] ; et la paix qu’Auguste avait donnée disparaissant ; les frontières qu’il avait garnies de troupes laissées sans défense ; tout l’édifice en un mot qu’il avait élevé chancelant et menaçant déjà de couvrir le monde d’une ruine immense.

Cette désorganisation si rapide était inévitable avec une constitution qui faisait tout dépendre du maître. Cette fois l’excès du mal amena, pour un temps, une réaction salutaire : au goinfre revêtu de la pourpre d’Auguste va enfin succéder un vrai prince ; et il y avait tant de vitalité dans ce puissant État, qu’il retrouvera le repos et la prospérité dès qu’une main habile et ferme en aura saisi les rênes. Vespasien va recommencer Auguste ; Titus, Trajan, Hadrien et les deux Antonins le continueront, sans plus de garantie, il est vrai, pour l’avenir, parce qu’ils laisseront encore tout au hasard et à la force, mais en faisant de leurs règnes la plus heureuse époque de l’humanité.

La succession des empereurs montre combien avaient été rapides le déclin et la destruction de l’aristocratie romaine, sous la double action de ses vices et de la loi de majesté. On ne la trouve plus dans les hautes charges, autrefois son domaine ; et comme ce sont des parvenus qui fournissent des chefs à l’armée, ce sont eux qui vont donner des maîtres à l’empire.

Après les Césars, on avait eu encore un patricien, Galba ; Othon était d’une maison royale d’Étrurie ; mais déjà Vitellius n’a plus qu’une origine équestre ; Vespasien[37] est fils d’un paysan de la Sabine, et, l’Italie étant épuisée comme le patriciat, on va voir arriver les empereurs provinciaux.

L’aïeul de Vespasien avait été centurion dans les légions de Pompée, à Pharsale ; son père ne s’était pas élevé dans l’armée beaucoup plus haut que l’aïeul, mais, chargé de percevoir en Asie l’impôt du quarantième, il montra une telle probité, que plusieurs villes lui élevèrent des statues avec cette inscription : Au receveur intègre. Cette noblesse en valait bien une autre. Vespasien ne rougit jamais de son origine et se moquait de ceux qui le faisaient descendre d’un compagnon d’Hercule ; empereur, il se plut à visiter les lieux où s’était écoulée son enfance ; il défendit qu’on changea rien dans la pauvre maison qu’il avait habitée, et même, aux fêtes solennelles, il but toujours dans une petite coupe d’argent que son aïeule lui avait donnée. Je voudrais effacer ses lâches complaisances pour Caligula. Mais, sous un despotisme ombrageux, ces flatteries malheureuses sont la rançon des honnêtes gens timides. II les fit oublier sous Claude par des services. Légat d’une légion pendant l’expédition de Bretagne, il se battit trente fois contre l’ennemi, soumit deux peuples puissants, vingt villes et l’île de Wight. Aussi reçut-il les ornements triomphaux, deux sacerdoces et le consulat pour les deux derniers mois de l’année 51. Envoyé par le sort comme proconsul en Afrique, il s’y montra intègre et sévère[38], et il revint de sa province moins riche qu’il n’était parti, à ce point qu’il fut forcé, tout consulaire qu’il était et triomphateur, de faire, pour vivre, le commerce des chevaux. Néron l’emmena cependant dans son voyage d’Achaïe, et il y courut risque de la vie, en s’endormant tandis que l’empereur chantait. Le besoin qu’on eut alors d’un général habile et sans naissance mit fin à sa disgrâce. Les Juifs avaient battu le lieutenant consulaire de Syrie et pris une aigle. Corbulon étant mort, Suetonius Paulinus oublié dans son gouvernement de la Moesie, Néron se souvint de Vespasien et lui donna le commandement des trois légions envoyées contre les Juifs (fin de 66).

Son premier soin fut de rétablir la discipline, et pour y réussir il usa du meilleur moyen, celui de donner eu tout l’exemple de ne refuser pour lui-même ni les fatigues ni les dangers. Partout les soldats le virent combattre à leur tète ; au siège d’une petite ville, il reçut plusieurs flèches sur son bouclier et fut blessé au genou. Ses talents, l’assistance dévouée de son fils Titus et du père de Trajan firent le reste ; les Juifs, vaincus, fuirent rejetés dans Jérusalem, et tout l’Orient, où les Grecs avaient porté la haine contre la race d’Abraham, retentit du nom de Vespasien. Après la mort de Néron, il reconnut successivement Galba, Othon et Vitellius. Mais quand il lut à ses troupes le serment et les voeux pour le dernier, les soldats montrèrent par leur silence qu’ils n’entendaient pas se résigner plus longtemps à accepter les chefs que les autres armées leur donnaient. Ils répétaient ce qu’avaient dit plusieurs cohortes de la Mœsie : Valaient-ils moins que les légions d’Espagne qui avaient élu Galba, que les prétoriens qui avaient nommé Othon, que l’armée de Germanie qui avait proclamé Vitellius ? Seuls à cette heure, dans tout l’empire, ils combattaient les ennemis de Rome, et en récompense de leurs travaux on voulait les enlever à une province qu’ils aimaient pour les exiler sur les bords du Rhin, où ils trouveraient un rude climat et un service pénible ; sans doute en vue de les séparer de leur chef, afin que celui-ci ne pût accomplir la vengeance qu’Othon en mourant lui avait léguée, au nom de la république, comme lui sacrifiée[39]. Il courait, en effet, copie d’une lettre écrite, disait-on, par cet empereur pour appeler Vespasien au secours de l’empire.

Les chefs des provinces orientales avaient le même intérêt que leurs soldats. Mucien, qui commandait quatre légions en Syrie, aurait pu disputer la pourpre à son collègue ; mais ils se seraient perdus tous deux en se divisant ; il eut la sagesse de le comprendre. D’ailleurs les soldats penchaient pour Vespasien. Un de ses fils montrait déjà des talents. Mucien, sans famille, n’avait à penser qu’à lui seul ; il crut plus sûr de faire un empereur, en lui imposant ses conditions, que de chercher à le devenir.

Jusqu’alors ennemi du commandant des légions de Judée, il se réconcilia avec lui et offrit de le reconnaître pour chef. Le préfet d’Égypte, associé à leurs desseins, promit deux légions ; quelques soldats de Mœsie avaient déjà placé son image sur leurs enseignes, et on pouvait compter que les légions de l’Illyricum, vaincues à Bédriac sans avoir combattu, salueraient le vengeur d’Othon et d’elles-mêmes. On avait des flottes, de nombreux auxiliaires, l’amitié de Vologèse, des oracles qui annonçaient que vers ce temps un maître du monde sortirait de la Judée. Ce roi de la terre, un prisonnier juif l’avait nommé ; du vivant de Néron, Josèphe, chargé de chaînes pour être envoyé à Rome, avait dit à Vespasien : Garde-moi, je suis prophète, tu seras empereur ![40]

Le 1er juillet 69, il fat proclamé dans Alexandrie par le préfet d’Égypte ; deux jours après, l’armée de Judée le. salua empereur, et Mucien fit aussitôt prêter serment à ses légions. À l’honneur des troupes et de leur nouveau prince, il ne fut pas question d’un donativum extraordinaire. L’argent manquait pour les préparatifs, et l’on fut obligé de frapper des réquisitions sur les provinciaux. Mucien donna tout ce qu’il avait ; d’autres l’imitèrent, surtout les rois alliés d’Édesse, de la Commagène et de l’Iturée[41]. Les uns et les autres croyaient placer à gros intérêts sur la victoire. Mais tous, ajoute Tacite, n’eurent pas, comme Mucien, le droit et le pouvoir de se dédommager.

On décida que des députés se rendraient en Arménie et chez les Parthes pour garantir la paix des frontières ; que Titus, le fils ciné de l’empereur, se chargerait de réduire Jérusalem ; Vespasien de fermer l’Afrique en occupant Alexandrie et Carthage pou r affamer Rome ; Mucien de marcher sur l’Italie et d’entraîner les légions du Danube ; qu’enfin de pressants messages iraient agiter les Gaules, ébranler la fidélité suspecte des armées de Bretagne et d’Espagne et faire espérer aux prétoriens leur rétablissement. Les sept légions de l’Illyricum[42], décidées d’avance, n’attendirent mène pas Mucien et prirent les devants sous l’active impulsion d’un légat légionnaire, Antonius Prunus, homme taré et mauvais citoyen, mais soldat plein de courage et de résolution qui savait commander et se faire obéir[43]. On prit à la solde de l’armée les chefs des Sarmates Jazyges, qui se chargèrent de garder le Danube, et deux rois des Suèves, Sidon et Italicus, qui suivirent Primus lorsque, malgré les ordres de Vespasien, il franchit les Alpes Juliennes à la tête de la cavalerie et des vexillaires[44].

Les Vitelliens s’étaient aussi mis en mouvement, mais personne n’eût reconnu dans ces soldats languissants, énervés, qui marchaient sans ordre et presque sans armes, le long de la voie Flaminienne, ces fières légions de Germanie si renommées dans tout l’empire. Les plus braves d’entre eux étaient restés à Rome dans les vingt nouvelles cohortes du prétoire et de la ville[45]. Le chef des autres, Cæcina, jaloux du crédit de Valens, avait déjà ouvert l’oreille aux propositions de Sabinus, frère de Vespasien, qui était préfet de Rome. Cæcina ne voulait trahir qu’à bon escient. Afin de donner a ses agents le temps de conclure le marché, il choisit, avec un coup d’œil militaire qui prouve son habileté, la ligne de l’Adige pour arrêter l’ennemi, maître déjà d’Aquilée, de Vicence, de Padoue et de la forte place de Vérone. Par ses lenteurs calculées il permit aux Flaviens de réunir plus de quarante mille hommes, et à son complice Lucilius Bassus de décider la défection de la flotte de Ravenne. Quand la nouvelle lui en arriva, il fit abattre dans son camp les images de Vitellius et inscrire sur les drapeaux le nom de Vespasien. Nais les soldats s’indignent de cette trahison envers l’élu des légions de Germanie ; ils se jettent sur Cæcina, l’enchaînent, puis. sans chef et en désordre, ils abandonnent leurs lignes et vont rejoindre les troupes qu’ils ont laissées dans Crémone. Antonius Primus, pour profiter de la sédition, passe l’Adige, qui n’est plus défendu, et en deux jours gagne Bédriac, d’où il peut gêner l’arrivée des secours que Valens ne manquera pas de leur conduire. Du reste, résolu à frapper au plus tôt quelque coup décisif avant que les provinces transalpines ne s’ébranlent et que les Germains, qui menacent d’une invasion par la Rhétie, ne paraissent, il pousse dès le premier jour vers Crémone une forte reconnaissance, qui, à huit milles de Bédriac, rencontre deux légions ennemies et les rejette en désordre sur la cité. Six autres y entraient à ce moment, après une marche de trente milles en un jour. Au lieu de se reposer d’une si longue route, elles traversent la ville, le camp retranché qui la couvre, et attaquent, en laissant à peine à Antonius le temps de rappeler aux légions de Mœsie que cette querelle est moins celle de deux empereurs que des deux armées du Danube et du Rhin.

On se battit toute la nuit. La lune s’étant levée derrière les Flaviens projetait en avant de leurs lignes de grandes ombres de soldats et de chevaux qui trompaient les coups des Vitelliens, tandis que ceux-ci, vus en pleine lumière, étaient accablés de traits dont pas un ne se perdait. Au matin, la troisième légion venue de Syrie adora le soleil levant ; en même temps, sur le bruit que Mucien arrivait, de grands cris retentirent ; l’armée fit un puissant effort, et le camp fut forcé. Les Vitelliens désespèrent de résister davantage ; ils courent à Cæcina, qu’ils délivrent de ses chaînes, qu’ils supplient d’être leur intercesseur, et ils arborent sur les remparts de la ville les voiles et les bandelettes des suppliants. C’était, depuis Sella, la première victoire que les troupes des provinces orientales gagnaient sur celles de l’Occident.

Durant la lutte, un père avait été tué par son fils, un frère par son frère : c’est le crime ordinaire des guerres civiles ; mais un des meurtriers s’en vanta comme d’un glorieux exploit et réclama des généraux une récompense. Pareil malheur s’était vu, dit Tacite, au temps de nos anciennes discordes ; un soldat de Pompée tua son frère dans les rangs de Cinna ; mais, l’ayant reconnu, il ne voulut pas lui survivre et se perça de son épée. La guerre civile avait elle-même dégénéré.

Le jour de la bataille, une grande foire se tenait dans Crémone ; l’avidité des vainqueurs s’en accrut : durant quatre jours la ville fut livrée aux brutales passions de quarante mille soldats furieux et d’autant de valets d’armée. Les Flaviens avaient fait aux Vitelliens les honneurs du pillage et scellé leur réconciliation sur les ruines fumantes de la malheureuse cité. Lorsqu’ils eurent tout pris ou tué, ils la brûlèrent, et de cette florissante colonie fondée deux cent quatre-vingt-six années auparavant pour arrêter les Gaulois et Annibal, il ne resta debout que le petit temple de Méphitis, en dehors de l’enceinte[46].

La chute de Crémone retentit douloureusement au coeur de l’Italie. Depuis plus d’un siècle[47], la péninsule n’avait ni entendu un bruit d’armes, sauf à Bédriac, ni vu une chaumière brûlée par des soldats, et voici que des Pannoniens, des Dalmates, des Suèves, des hommes de la Mœsie, des Syriens, renouvelaient pour elle des maux que quatre générations n’avaient connus que par les récits faits aux veillées du soir. Les chefs sentaient l’odieux du sac de Crémone ; mais ils laissaient faire, n’étant plus maîtres de leurs soldats, ceux-ci parce qu’il manquaient d’autorité, comme Pompeius Silvanus, qui perdait à parler les occasions d’agir[48], ceux-là parce qu’ils essayaient d’en prendre par des moyens funestes, comme Antonius, qui leur abandonnait le droit de remplacer leurs officiers morts. Les suffrages donnèrent les grades aux plus turbulents, et le soldat ne dépendant plus du chef, les chefs étant faits tumultueusement par le caprice du soldat, ces pratiques séditieuses corrompaient la discipline....

Fabius Valens, qui n’avait pu passer par Rimini et Ravenne, à cause de la défection de la flotte, apprit en Étrurie le désastre de Crémone. Il forma le projet de s’embarquer pour la Narbonnaise, d’aller soulever les Gaules, la Bretagne, la Germanie, et de recommencer sa première campagne. Mais déjà la Narbonnaise s’était prononcée pour Vespasien ; Valens, jeté par la tempête sur les dies d’Hyères, près de Marseille, y fut pris par les galères du procurateur Valerius Paulinus, et à quelque temps de là mis à mort. Cette nouvelle et celles qui arrivaient d’Italie décidèrent la défection de l’Espagne et de la Gaule. La Bretagne seule hésitait, et les insulaires, voyant dans ces conflits une chance de liberté, recommençaient la guerre. Sur le Rhin, Civilis soulevait les Bataves, moins contre Vitellius que contre Rome. La Germanie s’agitait, et tous les Barbares, de la forêt Hercynienne au Caucase, sentant que l’empire avait retiré d’eux sa puissante main pour la tourner contre lui-même, se levaient et marchaient à l’attaque des frontières dégarnies. Les Daces avaient franchi le Danube ; l’Euxin se couvrait de pirates ; dans le Pont un affranchi du dernier roi appelait aux armes les nations voisines[49].

Au milieu. du bruit de cet empire qui s’écroulait sur sa tête, Vitellius, caché sous les ombrages des jardins d’Aricie, paraissait ne rien entendre, ne rien voir ; semblable à ces animaux immondes qui, une fois repus, se couchent et dorment[50]. Il avait pris l’empire pour un festin-, et il voulait achever tranquillement l’orgie. Il se réveilla pourtant en apprenant la défaite de Crémone, et, à l’approche des Flaviens, il fit sortir de Rome quatorze cohortes prétoriennes, toute la cavalerie et la légion formée des soldats de marine. C’étaient des hommes d’élite ; avec eux il pouvait fermer l’Apennin déjà couvert par les neiges, et peut-être mettre en péril l’armée victorieuse, qu’Antonius précipitait sur la capitale, sans ordre ni discipline, afin d’y arriver avant Mucien. Mais il ne sut pas s’en servir, et, sur le bruit qu’une nouvelle guerre éclatait derrière lui, il les arrêta dans la forte position de Narnia. Un centurion, avec de fausses lettres de Vespasien, venait d’entraîner la défection de la flotte de Misène. Pouzzoles, ruinée si la guerre continuait, s’était prononcée pour celui qui commandait en Égypte et en Asie. Capoue, par rivalité, resta fidèle à Vitellius ; mais une troupe qu’il envoya contre les rebelles passa de leur côté ; et ils emportèrent encore Terracine. Les Samnites, les anses, les Péligniens, se joignirent à eux ; et de l’empire du monde, il ne lui resta que l’espace compris entre Circeii et Narnia. L’armée campée à ce dernier poste fit elle-même défection, quand on lui montra la tète de Fabius Valens, qu’elle croyait occupé à soulever les Gaules et la Germanie (17 déc.).

Les chefs des Flaviens savaient quels étaient leurs soldats, et ils redoutaient pour Rome, prise d’assaut, le sort de Crémone, dont la destruction avait paru à toute l’Italie l’œuvre de Barbares[51]. Antonius et Mucien envoyèrent à Vitellius de pressants messages qui le décidèrent à traiter avec Sabinus, frère de Vespasien et préfet de la ville. Il accepta leurs conditions : la vie sauve, avec 100 millions de sesterces et une retraite en Campanie. Mais, s’il était homme à descendre honteusement du pouvoir et à s’accommoder de la fortune que son rival daignerait lui faire, les anciens légionnaires de Germanie qui l’avaient choisi pour exploiter son règne, la canaille de Rome qui se reconnaissait avec plaisir dans cet empereur ivrogne et glouton, n’entendaient pas perdre les avantages qu’ils s’étaient promis. Soldatesque et populace se mirent encore une fois d’accord en faveur de l’ignoble personnage, sans coeur et sans talent, qui par ses vices convenait si bien aux leurs. Lorsque, des degrés du palais, il annonça à la foule qu’il renonçait à l’empire dont il s’était chargé malgré lui, de violentes clameurs s’élevèrent, et il consentit à retirer son abdication.

La nuit ranima ses craintes ; dès le point du jour, il sortit du palais, couvert d’une toge sombre, environné de ses serviteurs en larmes ; son fils, encore enfant, suivait porté dans une litière : on eût dit une pompe funèbre. Il avait convoqué le peuple au Forum, et, du haut des Rostres, il renouvela sa déclaration de la veille : C’était par amour d la paix et pour le bien de la république qu’il se retirait, demandant pour toute grâce que l’on gardât quelque souvenir de lui ; qu’on prit en pitié son frère, sa femme, l’âge innocent de ses enfants ; en même temps, il leur présentait son fils. Enfin, les pleurs étouffant sa voix, il détacha son poignard de sa ceinture, en signe qu’il renonçait au droit de vie et de mort sur les citoyens, et il voulut le remettre au consul, qui n’eut garde d’accepter le dangereux présent. Les soldats et le peuple se récrient encore contre cet abandon ; et voyant Vitellius prendre le chemin de l’habitation de son frère, ils s’opposent à ce que le prince se retire dans une maison particulière. C’est au palais, lui crient-ils, qu’est sa demeure ; c’est là qu’il doit aller ; et ils lui ferment toutes les rues ; ils ne laissent ouverte devant lui que la voie Sacrée qui mène au Palatin. Vitellius y retourne.

Cependant le bruit de l’abdication s’était répandu, et les principaux des sénateurs, la plupart des chevaliers, les soldats des cohortes urbaines et des vigiles, étaient accourus auprès de Sabinus. Une rencontre fortuite mit les deux partis aux prises, près du mont Quirinal. Les Vitelliens ayant eu l’avantage, Sabinus se réfugia au Capitole, d’où il envoya un messager à Vitellius pour lui reprocher la rupture du traité. Ce succès n’avait pas relevé le coeur du triste empereur ; il se disculpa en rejetant la faute sur les troupes et fit sortir l’émissaire par une porte dérobée, de peur que les soldats ne tuassent, en haine de la paix, celui qui s’en faisait le médiateur.

La nuit fut tranquille, grâce à une pluie d’hiver qui tomba à torrents. Au matin, les Vitelliens assaillirent le Capitole, en s’aidant des maisons que, depuis la grandeur de Rome, on avait laissées s’élever sur les flancs de la colline, et dont les toits étaient de niveau avec le terrain de l’ancienne forteresse. On les repoussa quelque temps avec des pierres et des tuiles lancées du haut des portiques ; mais ils jetèrent des torches enflammées qui mirent le feu aux édifices, et cheminèrent à la suite de l’incendie. Une barricade d’une espèce nouvelle les arrêta : c’étaient les statues des dieux et des héros, que Sabinus avait amoncelées à l’entrée de la forteresse. Deux attaques de flanc, par le bois de l’Asile et par l’escalier aux cent marches qui touchait à la roche Tarpéienne, leur permirent de déboucher sur le plateau. La lutte fuit courte : quelques gens de cœur se firent tuer ; le plus grand nombre s’enfuit assez tôt pour trouver des issues libres, ce qui ne les empêcha pas de revendiquer plus tard l’honneur d’avoir combattu pour Vespasien et pour le Capitole. D’autres s’échappèrent, en se mêlant aux Vitelliens dont ils avaient surpris le mot d’ordre ; Domitien passa, vêtu d’une robe de lin, au milieu des sacrificateurs, et se réfugia près du Vélabre, chez un client de son père. Assis à table dans la maison de Tibère, Vitellius avait de là regardé je combat. On lui amena Sabinus et le consul Quintus Atticus ; il essaya de les sauver. Malgré ses prières, la populace mit Sabinus en pièces ; il réussit à faire échapper le consul.

Durant ces meurtres, l’incendie dévorait le Capitole, et le temple de l’empire s’abîmait dans les flammes.

Sur la foi du traité qui se négociait, l’armée vespasienne s’était arrêtée à Otriculum et y célébrait tranquillement les saturnales. Quand la nouvelle de ce qui se passait à Rome lui arriva, elle prit rapidement la route de la Ville : Antonins, avec l’infanterie, par la voie Flaminienne ; Petilius Cerialis, avec la cavalerie, par la via Sataria. Un échec que le dernier éprouva dans les faubourgs enivra la populace, qui s’arma de tout ce qu’elle put trouver et courut bruyamment aux remparts. Vitellius, beaucoup moins rassuré, quoiqu’il sût déjà que son frère venait d’étouffer le mouvement de Campanie, se rendit à la curie, où l’on ne trouva rien de mieux à faire que d’envoyer aux Flaviens une députation, qui leur conseillât la paix et la concorde. Il fit même partir les Vestales, avec une lettre où il demandait un jour pour tout terminer. Antonius reçut les vierges sacrées avec de grands égards, et continua d’avancer jusqu’au pont Milvius, où il aurait voulu retenir ses troupes, pour éviter une bataille dans l’intérieur de Rome. Le philosophe Musonius crut aussi les arrêter par son éloquence, en leur montrant la patrie en deuil, etc. ; on le reçut avec des huées, et il courut risque de la vie. La proie était trop belle : les soldats entraînèrent leurs chefs.

Il y eut plusieurs combats sanglants, dans les jardins de Salluste, au Champ de Mars, surtout au camp de la garde prétorienne, qui fut attaqué dans les règles, avec la tortue, les machines, les terrasses et le feu. Les prétoriens d’Othon s’y acharnaient, tenant à honneur de rentrer victorieusement dans la place lucrative que leur avaient prise les prétoriens de Vitellius. Pas un de ceux-ci ne demanda quartier à l’assaut du camp ; aucun d’ailleurs ne l’eut obtenu. C’était, comme toute la guerre, une rivalité de soldats plus que d’empereurs.

Une partie de la population aidait les Vitelliens, une autre assistait à la bataille du haut des maisons, comme à un combat de gladiateurs, applaudissant les habiles et les forts, poursuivant de ses cris les malheureux ou les lâches, de quelque parti qu’ils fussent ; et si une troupe débandée se cachait dans les boutiques, ils la désignaient aux soldats. La populace, les esclaves, suivaient le carnage, ramassaient le butin que le soldat, occupé à tuer, négligeait, et dévalisaient les morts. Mais la ville était trop vaste pour qu’on s’y battît partout. Dans les quartiers non encore envahis, chacun continuait sa vie de tous les jours, ses affaires ou ses débauches. Les bains, les tavernes, les mauvais lieux, étaient ouverts et remplis. Le malheur général semblait un assaisonnement nouveau du plaisir, et l’idée de la patrie était si bien morte que personne n’éprouvait un sentiment de deuil public. Quelques jours plus tard, de désastreuses nouvelles arrivèrent des provinces sans troubler davantage cette indifférence[52] : nouvelle preuve que Rome n’était plus Rome, et que le peuple qui l’habitait n’avait plus rien de romain.

Cependant ces citadins incapables de prévoir et d’agir, dont le cour ne s’ouvrait même plus à l’écho des douleurs publiques, apprirent bien vite à leurs dépens, sans en devenir des citoyens plus résolus, que la lâcheté ou l’insouciance qui tiennent à l’écart du danger ne sont pas la meilleure manière d’échapper au péril. Les soldats à demi barbares qui parcouraient la ville en vainqueurs avaient d’abord tué au hasard. Quand les rues eurent été remplies de cadavres, que le sang eut rougi les places publiques et le pavé des temples, ils fouillèrent les maisons, y cherchant les légionnaires des bords du Rhin ; il suffisait d’être grand et jeune pour être regardé comme un soldat des légions germaines et aussitôt égorgé. Après le sang, l’or : des misérables dénonçaient les riches ; des esclaves, leurs maîtres ; on tuait ceux-ci comme Vitelliens, puis on pillait ; Dion et Josèphe parlent de plus de cinquante mille morts.

Vitellius ne fut pris qu’assez tard. Quand il avait su les Flaviens dans la ville, il s’était échappé par les derrières du palais, avec son cuisinier et son boulanger, et s’était fait porter en litière sur l’Aventin, dans la demeure de sa femme, d’où il espérait se sauver en Campanie. Là, pris encore d’incertitude, il retourne au palais, dont le silence et la solitude l’épouvantent. Après avoir erré partout misérablement, il se réfugie dans la loge du portier, attache le chien devant la porte et la barricade avec un lit et un matelas. Quelque temps après, les Flaviens arrivent et le tirent de sa retraite ; il les supplie de lui laisser la vie, dût-on le garder en prison, parce qu’il avait des secrets importants à révéler à Vespasien. Mais on le traîne le long de la voie Sacrée vers le Forum, demi nu, les mains liées derrière le dos, la corde au cou, les vêtements déchirés, au milieu des insultes et des outrages ; les uns lui tiraient la tête en arrière par les cheveux ; les autres lui relevaient le menton avec la pointe d’un glaive, pour le forcer à montrer son visage, à regarder ses statues renversées, et le lieu où avait péri Galba. Ceux-ci lui jetaient de la boue ; ceux-là l’appelaient ivrogne et incendiaire. On lui reprochait jusqu’à ses défauts corporels, car il avait le visage rouge et bourgeonné par l’abus du vin, le ventre gros, une jambe plus faible que l’autre. On le poussa ainsi jusqu’aux Gémonies, où il fut déchiqueté à petits coups d’épée ; puis, avec un croc, on traîna au Tibre ces lambeaux palpitants[53]. (21 déc. 69). Il fut le dernier des empereurs d’origine patricienne.

Vitellius ne méritait pas les vingt pages que nous lui avons données ; mais Caligula, Claude et Néron nous ont montré ce qu’ils avaient fait du palais et du gouvernement d’Auguste ; il fallait voir, avec Vitellius, ce qu’étaient devenus Rome et les légions de César.

 

 

 

 



[1] Steininger (Gesch. des Trev., p. 83) pense même que Galba envoya à Trèves une colonie pour l’établissement de laquelle les anciens habitants et quelques peuples du voisinage durent céder des terres.

[2] Cependant il fit plus tard des soldats de marine la légion Ia Adjutrix. On a un diplôme militaire accordé par lui, le 22 décembre 68, à des vétérans de cette légion. Borghesi, Œuvres, IV, 204 et suiv. Voyez aussi le savant livre de M. Ferrero, l’Ordinamento della annale romane, 1878.

[3] Tacite, Hist., 20. Deux mille deux cents millions de sesterces.

[4] Suétone raconte (Galba, 12) que Tarragone lui ayant offert une couronne d’or de 15 livres, il l’avait aussitôt fait fondre et avait réclamé 5 onces qui manquaient au lingot. Un musicien renommé vient jouer de la flûte durant son souper. Galba lui donne 5 deniers (5 francs), en lui faisant remarquer qu’il les prenait sur son argent à lui et non sur celui du public. Plutarque dit, il est vrai, que les pièces étaient d’or (125 francs).

[5] La somme promise par Nymphidius, 7500 drachmes, à chaque soldat des cohortes prétoriennes et urbaines, et 1250 à chaque légionnaire des vingt-huit légions (Plutarque, Galba, 2), devait monter à 5 ou 100 millions de francs.

[6] Corneille, Othon, acte I, sc. I.

[7] Suétone, Galba, 25.

[8] Il vécut trente ans encore et ne mourut que sous Nervi, entouré de l’estime publique. Tacite, alors consul, fit son oraison funèbre, et Pline le Jeune nous a conservé son épitaphe :

Hie situs est Rufeis pulso qui Vindice quondam ?

Imperium adseruit non sibi sed patriæ.

[9] Ipsitis exercitus pericula et contumelios conquerentes (Tacite, Hist., I, 51).

[10] Nisi principem, se stare non posse (Suétone, Othon, 5).

[11] Ingenio trucem et longo exilio efferatum (Tacite, Hist., I, 21). L’adoption se fit sans aucune des formalités légales. Sévère les bravera bien davantage quand il se fera adopter par un mort. Voyez le chapitre XC.

[12] Suétone, Othon, 6. Ce thème était bien plus dans la situation que le discours mis par Tacite dans la bouche d’Othon.

[13] Tacite, Hist., I, 41. Cf. Suétone et Plutarque, Vie de Galba. Dion (LXIV, 6) dit que beaucoup de monde périt avec Galba. Ce n’est point probable.

[14] Marcus Salvius Otho, né à Rome, le 28 avril 52. (Suétone, Othon, 1 et 2.)

[15] Per decem annos moderatione atque abstinentia sinqulari (Suétone, Othon, 3).

[16] Histoires, I, 46.

[17] Aulus Vitellius, né à Rome, le 7 ou le 24 septembre de l’an 15, (Suétone, Vitellius, 5.)

[18] Quatre dans la basse Germanie, trois dans la haute, autant en Bretagne et celle de Lyon. Il y avait alors trente légions, sans compter un nombre égal d’auxiliaires, formées en alæ et en cohortes.

[19] Magna per provincias Germanici exercitus fama (Tacite, Hist., II, 58).

[20] L’armée qui passa par Lucus Augusti, Luc, sur la Drome, a dû franchir le mont Cenis ou le mont Genèvre. (Tacite, Hist., I, 66.)

[21] Suétone, Othon, 8 ; Plutarque, Othon, 4 ; Tacite, Hist., I, 74-5.

[22] Les légions d’Asie avaient envoyé aux prétoriens deux mains entrelacées en signe de concorde. (Tacite, Hist., II, 8.)

[23] Galba avait dissous la garde germaine comme lui étant dévouée. (Suétone, Galba, 42.)

[24] Provinciæ Bæticæ Maurorum civitates dono dedit (Tacite, Hist., I, 78).

[25] Tacite, Histoires, II, 20.

[26] Tacite, Histoires, I, 65 et 66.

[27] On a récemment trouvé dans les ruines d’Avenches un beau bas-relief en marbre, représentant la louve romaine et les deux jumeaux.

[28] Dion (LXIV, 10) porte à quarante mille le nombre des hommes tués des deux côtés.

[29] Bressello, sur la rive droite du Pô, à onze lieues de Crémone. La position de Bedriacum est incertaine, peut-être près d’Ustiano, à l’ouest de Canneto, sur la rive gauche de l’Oglio.

[30] Tacite, Hist., II, 46-51, et Suétone, Othon, 10 et 11. Le père de Suétone, Suetonius Leuis (?), était alors auprès d’Othon en qualité de tribun de la treizième légion. Plutarque vit le tombeau du prince : il était simple et, pour toute inscription, portait son nom.

[31] Ce plat était d’argent ; on le conserva jusqu’à Hadrien, qui le fit fondre. (Dion, LXV, 5.)

[32] Suétone, Vitellius, 15 ; Pline, Hist. nat., XXXV, 12 ; Dion, LXV, 24 ; Josèphe, Bell. Jud., IV, 42 ; Tacite, Hist., 95. Cf. Eutrope, VII, 12.

[33] Il y eut quatre consuls désignés qui n’eurent pas le temps d’entrer en charge. Voyez Borghesi, Fasti consulares, p. 68.

[34] Le récit de Tacite n’est pas clair ; on ne comprend pas comment put se faire l’exécution. Il dit même que la joie de Vitellius en voyant Blesus mort contribua à faire croire au crime : addidit facinori fidem (Hist., III, 59).

[35] Dion dit seulement, ce qui est plus vraisemblable (LXV, 5), qu’il se contenta de se faire livrer par eux leurs titres de créance.

[36] Discordibus municipiorum animis magis inter semet quam contumacia adverses principem (Tacite, Hist., II, 5). Comme il était arrivé à Lyon et à Vienne dans les Gaules, Leptis et Œa, en Afrique, se livraient de sanglants combats. (Ibid., 50.) Cf. Suétone, Vespasien, 8 : Provinciæ civitatesque liberæ, nec non et rogna quædam tumultuosius inter se agebant.

[37] Titus Flavius Vespasianus, né a Phalacrine, prés de Reate (Rieti), le 17 novembre 9 de J.-C. (Suétone, Vespasien, 2.)

[38] Suétone, Vespasien, I, 4. Tacite (Hist., II, 97) semble dire le contraire. Vespasien avait sans doute déjà montré dans ce gouvernement une économie sévère. De là cette émeute d’Hadrumète, où on lui jette des raves à la tète, et ces souvenirs fâcheux (famosum invisumque) laissés parmi les habitants, tandis que Vitellius s’était fait aimer par sa facilité et ses profusions. Un fait certain, c’est que Vespasien sortit pauvre de sa province. Suétone lui reproche cependant d’avoir extorqué 200.000 sesterces à un jeune homme pour lui faire obtenir le laticlave. On a vu Burrus vendre aussi son crédit, et malheureusement ces façons qui ont été pratiquées en d’autres temps n’ont pas toujours fait perdre à celui qui s’en rendait coupable sa réputation de galant homme.

[39] Tacite (Hist., II, 80) et Suétone (Vespasien, 4-6) disent que ce projet attribué à Vitellius de transporter les légions de Germanie en Orient déplaisait aux habitants autant qu’aux soldats. Il y avait d’ailleurs une vieille jalousie entre les légions de Syrie et celles d’Occident. Sous Tibère, seules dans toute l’armée romaine, elles n’avaient point mis Séjan au milieu de leurs enseignes ; seules aussi, elles avaient à sa mort reçu une gratification du prince. (Suétone, Tibère, 48.)

[40] Suétone, Vespasien, 5, et Josèphe, Bell. Jud., III, 8, 9. Tacite, Hist., II, 74-78, v, 15 : Profecti Judæa rerum potirentur.

[41] Tacite, Hist., II, 81 ; Josèphe, Bell. Jud., VII, 28.

[42] Il y avait trois légions en Mœsie et deux en Pannonie, autant en Dalmatie. (Tacite, Hist., II, 85-6 ; III, 7, 9, 10, 50.)

[43] Tacite, Hist., II, 56. C’était un Gaulois de Toulouse, surnommé Becco. Chassé du sénat en 61 pour un faux, il avait été rétabli par Galba, qui lui donna le commandement de la légion VIIe Gemina. (Suétone, Vitellius, 15 ; Tacite, Ann., XIV, 40 ; Hist., II, 86.)

[44] Le vexillaire était le porte-étendard, mais aussi le vétéran qui, ayant accompli la durée légale du service, était retenu sub vexillo. Les corps servant à part de la légion étaient aussi appelés vexilla : Germanica vexilla (Tacite, Hist., I, 51, 70) ; equitum vexilla (Hist., II, 11) ; etc.

[45] Seize prétoriennes, quatre urbaines, chacune de mille hommes. (Tacite, Hist., II, 95.)

[46] Tacite, Hist., III, 1-35 ; Dion, LXV, 15 ; Josèphe, Bell. Jud., IV, 41. Ce furent les Vitelliens qui firent le plus de mal, parce qu’ils connaissaient les maisons des riches. Malgré un ordre d’Antonius de relâcher tous les Crémonais captifs, les soldats voulurent les vendre comme esclaves, et, aucun acheteur ne se présentant, ils se mirent à les tuer (occidi cœpere. Tacite, Hist., III, 51). Alors les parents, les alliés, les rachetèrent en secret.

[47] Depuis le sac de Pérouse, 40 av. J.-C.

[48] Socordem bello et dies rerum verbis terentem (Tacite, Hist., III, 50).

[49] Tacite, Histoires, III, 44-47.

[50] Jacent torpentque (Tacite, Hist., I, 36).

[51] Dion dit des Flaviens qu’ils ne montraient tant d’ardeur que pour pilier l’Italie (LXV, 9). C’étaient, en effet, des Barbares. On a vu Antonius prendre à sa solde deux rois suèves qui, avec leurs gens, furent placés en première ligne à la seconde bataille de Crémone (Tacite, Hist., IV, 21). Les soldats de la flotte de Ravenne étaient pour la plupart (magna pars. Ibid., 12) des Dalmates et des Pannoniens qu’on versa dans les légions. La cavalerie joua un rôle important dans cette guerre ; soutenue des cohortes auxiliaires, elle avait eu la principale part au succès de la première journée devant Crémone, et cette cavalerie, ces cohortes, étaient levées surtout dans les provinces où les légions campaient. Tacite (III, 19) dit des auxiliaires measiens qu’ils valaient des légionnaires. Or une seule légion, la onzième, avait six mille auxiliaires dalmates (ibid., 50). L’armée qui marcha d’abord sur Rome, après le sac de Crémone, était composée des cohortes auxiliaires, de la cavalerie, d’un détachement de légionnaires choisis, des Pannoniens et des Dalmates de la flotte, et elle ne comptait qu’une seule légion, la onzième. On voit que les chefs avaient raison de craindre pour Rome. L’armée vitellienne n’était pas autrement composée. Civilis rappelle aux Gaulois (Tacite, Hist., IV, 17) que, à la bataille contre Vindex, c’était la cavalerie batave qui avait écrasé les Arvernes et les Éduens, que les Belges formaient une partie des auxiliaires de Verginius, et il ajoute : Vere reputantibus, Galliam suismet viribus concidisse. Il y avait tant de Germains parmi les Vitelliens, qu’au sac de Rome on tuait tous les hommes jeunes et grands, parce qu’une haute taille désignait un Barbare (proceritas corporum. Tacite, Hist., V, 14). Les légions elles-mêmes comptaient dans leurs rangs beaucoup de provinciaux des districts frontières qui y étaient entrés après avoir servi dans les cohortes auxiliaires. A Crémone, la troisième légion venue de Syrie adore le soleil levant comme si elle n’était composée que de Syriens. Au siège de Jérusalem, les actes de la plus grande audace sont accomplis par un Syrien, un Bithynien, etc. (Josèphe, VI, 1, 6 et 8.) Enfin, la désolation des Syriens à la nouvelle que les légions de l’Euphrate seraient envoyées sur le Rhin, prouve les relations de toute sorte qui s’établissaient entre les provinciaux et les légionnaires qui résidaient à demeure dans la province. Ainsi, les armées étant campées sur la frontière, c’est-à-dire sur les points les moins romanisés de l’empire, et se recrutant principalement autour d’elles, leur caractère devait peu à peu s’altérer, et il n’y a pas à s’étonner qu’elles aient fini par ne plus rien avoir de romain.

[52] Tacite, Hist., IV, 12 : .... nequaquam mæsta civitas.... cœsos exercitus, capta legionum hiberna, descivis Gallias, non ut mala, loquebantur.

[53] Suétone, Vitellius, 17, et Tacite, Hist., III, 68-85 ; Pline, Hist. nat., XXXIV, 7 ; Josèphe, Bell. Jud., IV, 42.