I. — LA LOI DE MAJESTÉ ET LES
DÉLATEURS.
Il y avait à Rome d’anciennes dispositions légales contre
ceux qui, par trahison ou incapacité, mettaient en péril la fortune ou
l’honneur de l’État, qui portaient la main sur la constitution ou sur les
magistrats, ses organes. Le crimen perduellionis,
ou attentat contré le peuple romain, était très vague, et par conséquent très
compréhensif. En outre, même dans les anciens temps, on ne punissait pas
seulement les actes, mais les écrits et les paroles. Ainsi Claudia, durant la
première guerre Punique, fut condamnée pour des veaux imprudents, et les
Douze Tables décrétaient la mort contre les auteurs de libelles. La loi de majesté proprement dite est
d’origine populaire : le démagogue Apuleius fit passer la première cent ans
avant J.-C., et le tribun Varius proposa la seconde quelques années plus
tard. Sylla, César, la reprirent pour mieux définir les cas ; ils étaient
nombreux : la tentative, même non suivie d’effet, entraînait l’application de
la peine, qui était l’interdiction du feu et de l’eau, c’est-à-dire l’exil
avec la confiscation des biens et la perte de la cité[1]. Cette loi
enveloppait maintenant et protégeait le prince, représentant du peuple,
héritier de ses tribuns, et, à ce titre, déjà couvert par l’inviolabilité que
la constitution reconnaissait à la magistrature sacro-sainte.
— Qui de fait ou de paroles offensait un tribun[2], était voué aux dieux, sa tête à Jupiter, ses biens à
Cérès.
César n’usa pas de la loi qu’il avait publiée ; Auguste
s’en servit très modérément. Cependant des amendes, l’exil, furent prononcés
de son temps pour des écrits ou de mauvais propos[3], et les Romains
se plaisaient aux traits satiriques : Pasquino et Marforia ont toujours
habité Rome. Ces habitudes invétérées d’intempérance de langage faisaient des
accusés ; l’avidité besogneuse, la vanité oratoire surexcitée dans les écoles
et interdite au forum, faisaient des accusateurs. Une accusation bien réussie
rapportait profit et honneur : la loi d’abord accordait à celui qui
l’avait vengée une part dans les dépouilles du condamné[4] ; souvent, le
sénat y ajoutait une large récompense, le prince des honneurs, et la ville
entière ses applaudissements. L’avenir s’ouvrait facile devant l’heureux vainqueur
; tout s’offrait à lui, fortune et dignités. Aussi, par le progrès croissant
de la servilité et des appétits, les cas qui feront des coupables vont se
multiplier ; la loi punira non seulement les paroles, mais un geste, un oubli
involontaire ou une curiosité indiscrète : consulter un astrologue sur la
durée de la vie du prince, sera montrer de criminelles espérances. La statue
même de l’empereur participera à son inviolabilité : malheur à qui la vend
avec le champ où elle est dressée, à qui la frappe d’une pierre, en enlève la
tête ou fond ce bronze mutilé et inutile ! Malheur à qui s’oublie, pour une
nécessité, en face de la divine image, ou seulement en l’ayant au doigt
gravée sur un anneau[5] !
Si l’on trouvait ces accusations ridicules, il faudrait se
rappeler ce qui pendant tant d’années a constitué en Angleterre des crimes de
haute trahison, et comme il en a coûté cher à bien des hommes d’Écosse et
d’Irlande pour avoir bu à la santé des Stuarts. Chaque époque a constitué,
tantôt au nom de l’État ou du prince, tantôt au nom de la religion, des
crimes particuliers que les époques suivantes n’ont plus compris. Liée à la
politique, la justice devient souvent l’injustice, parce qu’alors elle frappe
des coupables que la raison absout, et la pression des idées régnantes est si
forte, qu’on voit de grands esprits, entraînés par le courant, ne pas
résister à ces déviations de la conscience. Deux siècles après Tibère, Ulpien
définissait encore ce crimen majestatis
qui avait déjà servi à tant de basses et de sanguinaires vengeances, le crime
qui de tous est le plus près du sacrilège, proximum
sacrilegio crimen. A Rome, en effet, la religion se mêlait à tout.
L’empereur étant souverain pontife et réservé à l’apothéose, ses statues
étaient pontificalement consacrées. Y a-t-il bien longtemps que, chez
nous-mêmes, briser une image sainte ou un symbole religieux a cessé d’être un
crime entraînant la mort[6] ? Nous pouvons
nous indigner de cette divinité accordée à des empereurs dont quelques-uns
ont été l’opprobre du genre humain, mais nous ne pouvons pas faire que cette
consécration politique et religieuse n’ait été donnée au prince, acceptée du
peuple et garantie par la loi. Montesquieu dit : Pour
juger les hommes, il faut, leur passer les préjugés de leur temps[7]. Les leur passer
? Non : mais leur en tenir compte ? Assurément oui.
Avec ses attributions politiques et militaires, l’empereur
commandait l’obéissance ; avec la loi de majesté, il essayait de garantir sa
sécurité personnelle. Car cette arme antique et redoutable dont les meurs et
les idées du temps, mélange de superstition et de servilité, autorisaient
plus que jamais l’usage, lui permettait d’atteindre ceux qu’il n’eût pu
frapper par d’autres lois. Tibère allait en faire un emploi redoutable[8].
La fin prématurée de Germanicus et de Drusus le laissait
seul exposé aux coups ; il sentait les périls de cet isolement, et, comme
cette double mort qui faisait le vide autour de lui avait augmenté les
espérances des partis, elle accrut aussi ses soupçons ; de ce jour, il se crut
menacé et en péril. On voit peu agir les républicains purs : si les Chéréas
qui voulaient la suppression du prince, au profit des pères conscrits, étaient
nombreux à ce point qu’à la mort de Caligula il ne fut question dans le sénat
que de rétablir l’ancien gouvernement, Cremutius Cordus se contentait de
louer Brutus et d’appeler Cassius le dernier des Romains. Cet amour de la
liberté aristocratique était, il est vrai, dans la tête plus que dans le
cœur, dans les souvenirs plus que dans les passions. Peu dangereux pour
l’empire, il Pétait pour l’empereur ; car, s’il ne pouvait enfanter une
révolution, il était toujours capable de faire des complots, soit avec les
partisans d’une restauration sénatoriale, soit avec les ambitieux qui rêvaient
de remplacer l’empereur. Les princes sous qui quelque chose se fonde ou
quelque chose finit sont continuellement exposés à ce péril.
Quant aux ambitieux, n’osant agir encore pour leur compte,
ils se groupaient autour d’Agrippine, exploitaient ses ressentiments et
comptaient se servir de ses enfants pour renverser Tibère, sauf à se
débarrasser d’eux ensuite. Plus d’un sans doute répétait aux jeunes princes
ce mot du Juif Agrippa à Caius : Ce vieillard ne
partira-t-il pas bientôt pour l’autre monde, vous laissant maître de celui-ci
?[9]
Il y avait donc autour d’Agrippine un parti nombreux[10], que Séjan
montrait déjà prêt pour la guerre civile. Tibère lui permit de le frapper.
Un des meneurs, Silius, qui se vantait trop haut d’avoir
conservé l’empire à Tibère, dans la révolte de Sacrovir, et qui avait souillé
sa victoire par des rapines, fut accusé de concussions et de lèse-majesté :
il se tua. Tacite dit que l’amitié d’Agrippine lui coûta la vie : cela se peut
; mais il est forcé de reconnaître que les reproches faits à la gestion de
Silius étaient graves ; ce fut après ce procès que le sénat rendit les
magistrats responsables des délits de leurs femmes. Celle de Silius fut
exilée[11].
Une autre amie d’Agrippine, sa cousine Claudia, fut
accusée d’adultère et condamnée. A cette nouvelle, Agrippine était accourue
chez Tibère, qu’elle trouva sacrifiant sur l’autel d’Auguste. Cette circonstance
irrite sa colère : Pourquoi,
s’écrie-t-elle, immoler des victimes à Auguste
quand on poursuit sa famille ? Ce n’est point dans des marbres inanimés que
réside cet esprit immortel ; c’est en elle qu’il est passé, elle son pur sang
et sa vive image. Elle voit les périls qui la menacent ; aussi a-t-elle
revêtu les vêtements de deuil. Claudia n’est poursuivie que parce qu’elle a
trop aimé la malheureuse Agrippine. Tibère, calme devant ces
emportements, répondit par un vers grec : Vos
droits sont-ils donc lésés, si vous ne régnez point !
L’autre parti eut son tour ; le républicain Cremutius
Cordus avait blessé Séjan. On ne le met pas sur
nos têtes, disait-il, il y monte[12]. Accusé pour son
Histoire des guerres civiles, il se
défendit avec dignité. Croit-on que je veuille
par mes écrits exciter le peuple à la guerre civile, ramener Cassius et
Brutus eu armes dans les champs de Philippes ? Malgré les soixante ans
écoulés depuis leur mort, l’histoire a gardé leur souvenir, comme les statues
que le vainqueur lui-même n’a pas détruites ont conservé leurs traits. La
postérité fait à chacun sa part de gloire ; si l’on me condamne, il ne
manquera pas de citoyens qui se souviendront de Brutus, de Cassius, même de
moi. Après ces fières paroles, il sortit du sénat, s’enferma dans
sa maison et s’y laissa mourir de faim[13] (25). Ce fut le
premier crâne de Tibère et le premier exemple de ces morts stoïques qui nous
montrent encore quelques vieux Romains au milieu de l’universelle dégradation.
Le sénat fit brûler publiquement tout ce que l’on put
découvrir des ouvrages de Cordus. Si fille Marcia en cacha une copie qui fut
multipliée. Aujourd’hui, dit Sénèque, ses écrits sont dans les mains et dans le cœur de tous les
Romains. Le bourreau, en effet, ne peut rien contre la pensée ;
celle qui doit survivre, parce qu’elle est juste, lui échappe : le temps seul
est le justicier inexorable.
Cependant, à quelques jours de là, Agrippine tomba malade
; Tibère vint la voir, mais elle le reçut avec un silence obstiné et des larmes.
Puis, se répandant en reproches et en prières, elle lui demanda un époux pour
donner un protecteur à la veuve et aux enfants de Germanicus[14]. L’empereur, à
son tour, garda le silence et sortit sans rien répondre à ce vœu imprudent.
Ainsi allaient-ils s’aigrissant l’un l’autre. Séjan n’oubliait rien pour accroître
cette inimitié. Il fit secrètement avertir Agrippine de se défiler des
festins de soli beau-père, et, un jour qu’elle était à la table de
l’empereur, elle demeura pendant tout le repas sans parler, les yeux baissés
et ne touchant à aucun mets. Tibère, surpris et irrité, affecta de louer des fruits
placés devant lui, et les offrit à sa bru : elle les rendit aux esclaves,
sans y toucher. Il ne lui fit point de reproches, mais, se tournant vers sa
mère : Y aurait-il lieu de s’étonner, lui dit-il,
que je montrasse quelque sévérité envers une femme qui veut me faire passer
pour un empoisonneur ? Un vieil ami de Germanicus payera bien t
pour toutes ces imprudences.
Vers ce temps (26 de J.-C.), Tibère quitta Rome, où il était résolu à ne
plus rentrer, accompagné de Séjan, d’Atticus, noble chevalier romain, de
l’habile jurisconsulte Cocceius Nerva, et de quelques Grecs lettrés dont il
aimait le commerce. Lui qui riait si peu, se plaisait à leur esprit subtil,
et plaisantait avec eux. Un de ces Grecs le quittant, il lui donna un
sauf-conduit ainsi conçu : Si quelqu’un veut
faire du tort à Potamon de Lesbos, qu’il réfléchisse auparavant s’il est en
état de me déclarer la guerre[15]. Il visita lentement
la Campanie
et se retira l’année suivante dans la délicieuse île de Caprée. Il avait
alors soixante-neuf ans. Sa verte vieillesse n’ôtait rien à son activité
d’esprit[16],
mais son corps se voûtait, son visage se couvrait parfois d’ulcères et il voulait
cacher ces signes de décrépitude. Sur ce roc insulaire où l’avaient conduit
un grand mépris des hommes et le dédain des pompes officielles, il cherchait
la sécurité pour ses derniers jours. Loin de Rome et des obsessions qui l’y
entouraient encore, sa volonté serait mieux obéie, car un pouvoir qu’on ne
voit pas semble plus terrible ; et, dans cette île, il se croyait plus en
sûreté. Son petit-fils Tibère n’avait encore que huit ans, tandis que deux
des trois fils de Germanicus étaient arrivés à l’âge d’homme[17]. Autour d’eux
les espérances grandissaient. Le peuple, qui n’aime ni les vieillesses
royales ni les administrations froides et sévères, ne cachait pas ses
préférences : tout son amour était pour le sang de Germanicus. Un bonheur
dans sa maison, comme un malheur dans celle de Tibère, causait la joie
publique[18]
; et le vieil empereur, se sentant haï, croyait être entouré de complots.
Séjan venait de lui sauver la vie ; cette preuve de dévouement avait augmenté
son crédit. Le prince ne voyait plus que par les yeux de l’homme qu’il avait
laissé s’interposer entre lui et l’empire.
Pour le succès de ses ambitieuses visées le préfet du
prétoire ne trouvait donc plus d’obstacle que dans les fils de Germanicus ;
aussi il excitait les méfiances du prince contre ses héritiers trop
impatients ; il l’amena à leur donner des gardes, à faire épier leurs
démarches, les visites, les messages qu’ils recevaient. Des traîtres apostés
leur conseillaient d’aller embrasser la statue d’Auguste au Forum, d’implorer
la protection du sénat et du peuple, de tenter même la fidélité des légions,
en se réfugiant au milieu de l’ancienne armée de Germanicus. Ils rejetaient
bien loin ces projets coupables, mais on leur en imputait la pensée ; on les
représentait à Tibère comme tout prêts à les accomplir.
L’aîné, Néron, à qui sa mère montrait une prédilection
imprudente, et que ses affranchis, ses clients, poussaient à saisir une
fortune dont ils auraient profité, donnait prise aux soupçons par ses
impatiences et ses paroles hautaines contre le favori qui abusait de la faiblesse d’un vieillard. Sa
femme, son frère Drusus, le trahissaient et rapportaient tout à Séjan, qui
flattait Drusus de l’espérance de l’empire.
Tibère crut nécessaire de frapper un second coup sur ce
parti. Le premier jour de janvier (28 de J.-C.), Sabinus, le partisan le plus animé d’Agrippine,
fuit traîné en prison. Cette triste affaire montra clairement ce qu’étaient
devenus les magistrats et les sénateurs de Rome. Quatre anciens préteurs
furent les instruments de sa perte. Un d’eux provoqua ses confidences en
paraissant partager sa haine, et l’amena un jour dans sa maison, où il lui
arracha les plus imprudentes paroles. Les trois autres, cachés entre la voûte
et le plafond, écoutaient à travers les fentes. Ils rendirent compte à
Tibère, qui demanda au sénat la tête du coupable. Ce que firent ces quatre
préteurs, d’autres l’essayaient tous les jours : car, même entre les plus
grands personnages, il y avait une émulation de lâcheté et d’infamie qui ne
s’explique que par la dépravation du sens moral dans les hautes classes, et
par le besoin de s’ouvrir une voie nouvelle pour aller à la richesse. Chacun
des deux accusateurs de Thraséa fut gratifié de plus d’un million de francs,
et le délateur de Soranus eut, en plus de l’argent, la questure. Aussi comme
ils vont se mettre à la piste des délits et en quête de victimes ? Loi
civile, loi politique, loi criminelle, tout leur est bon. Auguste avait
provoqué les citoyens à découvrir les infractions à sa loi Pappia-Poppæa. Aussitôt les délateurs
s’étaient abattus sur la ville, sur l’Italie, sur tout l’empire. Déjà ils avaient renversé une foule de fortunes et jeté
partout la crainte, lorsque Tibère, pour remédier au mal, donna commission à
quinze sénateurs de préciser et d’adoucir la loi. Le mal fut momentanément
diminué[19]. Mais, quand
lui-même lâcha la bride qu’il avait retenue ; lorsque, grâce à la loi de
majesté, on put changer en crime une parole, un geste, alors la terreur plana sur la cité. Les parents se
redoutaient, on ne s’abordait plus, on ne se parlait pas ; inconnus ou non,
on s’évitait ; tout était suspect, jusqu’aux murs, jusqu’aux voûtes inanimées
et muettes[20]. C’était la
guerre civile qui renaissait arec ses proscriptions et ses mêlées sanglantes.
Mais ici la parole servait de glaive, le sénat et les gémonies de champ de
bataille, les riches et les grands de victimes[21]. Dans ces duels
sans armes, l’empereur fut plus souvent témoin qu’acteur ; juge du camp, il
assistait avec le peuple à ce jeu terrible que I’aristocratie leur donnait à
tous deux[22]
: l’un comptant les coups et décernant au plus meurtrier la palme de
l’éloquence[23]
; l’autre emportant ceux qui tombaient pour s’amuser de leurs cadavres dans
les rues de la ville. Tibère donnait peu de combats de gladiateurs ; le peuple
trouvait dans ces exécutions un dédommagement !
On dit que Scipion Émilien, voyant du haut d’une colline
deux armées de Numides et de Carthaginois qui s’égorgeaient dans la plaine,
trouvait ce spectacle digne des dieux. Ce plaisir, Tibère se le donna pendant
la seconde moitié de son règne. Tacite raconte qu’un sénateur, Domitius Afer,
enrichi par une première accusation, ayant follement dissipé le salaire de
son infamie, s’associa avec un des plus nobles personnages de Rome,
Dolabella, pour perdre Varus. Le sénat refusa de recevoir la délation, en
disant qu’on attendrait la présence du prince, et l’historien ajoute : C’était la seule ressource qui restât contre les
nécessités pressantes. Parole étrange dans sa bouche, et
significative[24].
Qu’on ne pense pas que nous exagérons en racontant ces
duels où, comme au moyen âge, dans les jugements de Dieu, le vaincu était
livré au bourreau. Auguste soumit l’accusateur qui ne faisait pas la preuve
du fait dénoncé à la peine que l’accusé aurait encourue, et Tibère fit
exécuter des délateurs[25].
II. — DESTRUCTION DE LA FAMILLE DE GERMANICUS
; CHUTE DE SÉJAN ; CRUAUTÉS DE TIBÈRE (29-37).
Tibère n’avait donc qu’à laisser faire pour être débarrassé
de ceux qu’il craignait. Mais il craignait beaucoup, car il savait que quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours
maistre de celle d’aultruy[26] ; et il écrivait
au sénat après la mort de Sabinus : Ma vie est
sans cesse menacée ; je redoute encore de nouveaux complots. Il
voulait désigner Agrippine et Néron. Ils furent presque aussitôt frappés (29). Livie, qui
avait, dit-on, intercédé pour eux, venait de mourir, à l’âge de
quatre-vingt-cinq ans, et Séjan, délivré de la contrainte que lui imposait la
vieille impératrice, pressait leur perte. Des écrits anonymes couraient dans
Rome, pleins de sarcasmes contre le ministre. Un d’eux allait jusqu’à
supposer une séance du sénat où l’on montrait des consulaires parlant et
opinant avec une grande liberté. Séjan crut ou feignit de croire à un
commencement de révolte. Le sénat,
écrivait-il à Tibère, méprise les ressentiments
du prince ; le peuple se soulève ; on répand, on lit publiquement de fausses
harangues, de faux sénatus-consultes. Il ne leur reste plus qu’à prendre les
armes et à proclamer leurs chefs, leurs empereurs, ceux dont ils veulent voir
les images sur leurs étendards. C’est le malheur des gouvernements
de cette nature que le prince y redoute sans cesse l’ambition de ses proches.
Cette situation, Tibère ne l’avait point faite, mais il l’aggrava par ses
défiances, par son mépris des hommes, par sa facilité à faire couler le sang.
Dans la solitude où il s’enferma, loin du inonde et du bruit de toutes les
têtes qui tombaient a Rome, il devint aisément sans pitié. Les hommes ne
furent pour lui que les pièces d’un échiquier ; celles qui gênaient, au lieu
de servir, furent rejetées et brisées. Les fils de Germanicus devenaient des causes
de troubles, il les fit disparaître. Agrippine, enlevée de Rome, fut conduite
dans l’île de Pandataria par un tribun qui traita, dit-on, avec tant de brutalité
cette petite-fille d’Auguste, qu’il lui creva un rail ; nous la verrons, dans
quatre ans, s’y laisser mourir de faim ; Néron, relégué à Pontia, sera
bientôt mis à mort ou se tuera (31) ; son frère Drusus fut enfermé dans une chambre basse du
palais, Rome ; la jeunesse du troisième, Caïus, le sauva. Il fallait bien le
garder comme une ressource pour quelque cas imprévu, sauf à se débarrasser de
lui plus tard, s’il devenait à craindre.
Toute la famille de Germanicus était comme détruite ; Séjan
se crut rapproché du but. Il avait osé naguère demander la main de Livilla,
veuve de Drusus ; c’était presque demander le titre de gendre et d’héritier
de l’empereur. Tibère avait refusé, mais avec d’amicales paroles[27] ; en l’an 31, il
le prit pour collègue dans le consulat. Le sénat, croyant pénétrer ses
intentions, les dépassa et donna le premier éveil à ses défiances, en décernant
au ministre les nièmes honneurs qu’au prince. On dressa l’une à côté de
l’autre leurs statues, on plaça ensemble leurs sièges au théâtre, on décréta
qu’ils seraient en même temps consuls pendant cinq années. Déjà Séjan était
demi-dieu ; on immolait des victimes devant ses statues ; et, ce qui ne s’est
jamais fait gravement qu’à Rome et dans la Rome de ce temps-là, il sacrifiait lui-même à
sa divinité. Quelques-uns l’appelaient l’empereur véritable ; l’autre,
disaient-ils, n’est que le roi de Caprée. La belle-sœur de Tibère, Antonia,
qui avait honoré son veuvage, comme Agrippine, par une longue et
irréprochable chasteté, s’aperçut plus vite que le prince des secrètes menées
du conspirateur. Séjan, lui écrivait-elle,
conspire avec les sénateurs. Des chefs de l’armée, des soldats achetés à prix
d’argent, des affranchis même du palais impérial, sont entrés dans le complot
; et elle lui en révélait toutes les particularités[28]. Tibère n’osa
frapper immédiatement. Il voulut sonder d’abord les dispositions réelles du
sénat, du peuple et des prétoriens, étudier les ressources de Séjan, afin de
les ruiner d’avance, comme celles d’un ennemi qu’on attaque prudemment et de
loin, qu’on resserre peu à peu et qu’on ne saisit corps à corps qu’au moment
décisif pour le terrasser. Il l’avait déjà renvoyé de Caprée à Rome où son
consulat semblait le rendre nécessaire, en réalité pour l’observer mieux là
où il croirait l’être moins. Il commença par des lettres habilement calculées
pour que les sentiments divers se montrassent. Tantôt il écrivait que sa
santé était ruinée, tantôt qu’elle redevenait excellente ; et comme l’ancien
favori demandait à retourner en Campanie, il annonçait qu’il allait lui-même
arriver à home. Quelquefois il blâmait Séjan, plus souvent il le louait. Il
faisait des grâces à ses amis ; il en maltraitait d’autres. Il le nomma
pontife, mais il accordait aussi l’augurat et le pontificat d’Auguste à
Caïus, qui devait un retour de faveur et de fortune aux craintes qu’inspirait
maintenant le meurtrier de tous les siens[29]. Avec ces
titres, Tibère donna au jeune prince de grands éloges et laissa entrevoir
qu’il le désignerait pour son successeur. Enhardi par la joie du peuple au
bruit de cette élévation d’un fils de Germanicus, il osa davantage ; un
accusé, ennemi de Séjan, fut absous, et il défendit de sacrifier à un homme
vivant.
Tandis que le préfet du prétoire flottait dans
l’incertitude, aujourd’hui blessé, demain caressé et rendu à la confiance, il
perdait l’occasion de répondre à ces sourdes attaques par une révolution[30], et Tibère
s’assurait du peuple, ébranlait son parti, détachait de lui les sénateurs qui
l’avaient cru plus fort. A la fan, Séjan comprit, au vide qui se faisait
autour de lui, qu’il était menacé, et il connaissait trop bien Tibère pour ne
pas savoir que la menace précédait toujours de bien peu l’exécution. Il
précipita ses projets, chercha et trouva des complices pour un attentat
contre la vie du prince[31], mais Tibère
veillait invisible : le moment était venu, il frappa. Le 18 octobre, un chef
des prétoriens, Macron, arrive de Caprée à Rome pendant la nuit. Il
communique aussitôt ses ordres au consul Regulus et au préfet des gardes
nocturnes. Au matin, il rencontre Séjan aux portes de la curie ; celui-ci
s’étonne que Macron n’ait pas pour lui des lettres de Tibère. J’en ai, répandit-il, et elles te donnent la puissance
tribunitienne. L’ancien favori croit que le prince se livre de
lui-même entre ses mains, et, plein de joie, va prendre place au sénat. Macron,
avant d’aller l’y rejoindre, montre aux prétoriens de la suite de Séjan un
message de Tibère qui l’institue leur chef ; il leur promet une
gratification, pais les fait relever par des gardes nocturnes, qui entourent
la curie. Il entre alors, remet aux consuls une lettre de l’empereur et sort aussitôt
pour se rendre au camp des prétoriens et y prévenir tout mouvement séditieux.
Il avait ordre, si quelque trouble éclatait, de tirer Drusus de sa prison et
de le présenter au sénat et au peuple[32].
La lettre de Tibère était fort longue, afin de donner le
temps à Macron de s’assurer de la fidélité des bardes. L’empereur commençait
par une affaire indifférente, jetait quelques mots contre Séjan, puis allait
à un autre sujet et revenait encore à Séjan, sans colère ni emportement.
Enfin, le serrant de plus près, il accusait hautement deux membres du sénat,
ses amis, et demandait qu’on s’assurât de sa personne. Aussitôt les sénateurs
assis prés de lui, et qui tout à l’heure le félicitaient, s’éloignent et
l’insultent, les tribuns et les préteurs l’entourent, le consul le saisit et
le conduit à travers les huées de la multitude à la prison Mamertine. Le soir
même il fut exécuté. Son corps, abandonna au peuple, fut pendant trois jours
traîné dans les rues de la ville et mis en pièces, de sorte qu’il n’en resta
même pas un membre entier que le bourreau pût jeter au Tibre[33]. Le peuple, mis
en goût par ce jeu sanglant, se rua sur les partisans du ministre tombé,
tandis que les prétoriens, irrités qu’on eût donné leur rôle dans cette
tragédie aux gardes nocturnes, brûlaient et pillaient dans la ville.
Après les victimes du peuple, il y eut celles du prince :
Blesus l’oncle de Séjan, ses amis, et il en avait eu beaucoup, car il avait
été longtemps puissant, ses enfants, qu’on égorgea en deux fois. Les plus
jeunes avaient d’abord été épargnés. On les porta
à la prison ; le fils comprenait ce qui le menaçait ; la fille, tout enfant,
demandait quelle était sa faute, où on la menait, disant qu’on lui donnât le
fouet et qu’elle ne le ferait plus. Comme il était inouï qu’une vierge fût
punie d’une peine capitale, les auteurs du temps rapportent que le bourreau
la viola avant de l’étrangler[34].
De ce jour datent les cruautés de Tibère : jusqu’alors on
avait plus accusé le ministre que le maître[35] ; mais, quand
Apicata, la veuve de Séjan, révéla au prince que son mari avait sept ans
auparavant empoisonné Drusus, et par ce crime causé tous les périls que rencontrait
la vieillesse de Tibère[36] ; lorsqu’il se
vit vaincu en dissimulation par un homme qui, pour mieux assurer ses projets,
lui avait sauvé la vie au risque de la sienne, et qu’il connut l’étendue du
complot, le nombre des complices, il ne compta plus pour sa sécurité que sur
le bourreau. Depuis ce jour, dit
Suétone, sa cruauté ne connut pas de frein ; il
multiplia les tortures et les supplices, et durant des jours entiers
l’instruction de cette seule affaire absorba tellement son attention, qu’un
Rhodien son hôte, qu’il avait invité à le venir voir, s’étant fait annoncer,
il ordonna de l’appliquer à la question, persuadé que c’était un de ceux
qu’attendait la torture, et, l’erreur découverte, il le fit tuer, pour en
étouffer le bruit. On montre encore à Caprée le lieu des exécutions, un
rocher d’où les condamnés, sur un signe de lui, étaient précipités dans la
mer. Des matelots les attendaient en bas et achevaient à coups d’aviron ceux
qui respiraient encore. A Rome, le sénat continua longtemps à
recevoir, à provoquer les accusations contre les complices de l’homme qui,
après avoir empoisonné le fils de l’empereur, s’était attaqué à l’empereur
même. Tibère fut le premier à se lasser de ces meurtres, que la lâcheté des
grands multipliait. Pour en finir, il ordonna d’exécuter ceux qui étaient
retenus dans les prisons. Vingt condamnés[37], et parmi eux
des femmes, des enfants, furent étranglés en un jour, traînés aux gémonies,
puis jetés au Tibre. Après un moment de repos, les condamnations
recommencèrent ; cette fois Tibère les arrêta autrement : il fit mettre à
mort les délateurs les plus infâmes et interdit à tout soldat licencié de se
porter accusateur. La délation devenait un privilège de l’ordre équestre et
du sénat[38].
Cependant, même en ces années malheureuses, il ne fut pas
toujours impitoyable. Un chevalier accusé d’avoir été l’ami de Séjan répondit
que Tibère aussi l’avait été ; et que, s’il était
juste de punir les complices du traître, ceux qui n’avaient été, comme le
prince, que ses amis, devaient, comme César lui-même, être absous.
Il fut renvoyé de la plainte, et l’on punit de l’exil ou de la mort ses
accusateurs[39].
Messalinus Cotta était dénoncé par Ies premiers de la
ville pour de méchants propos qu’il aurait tenus contre l’empereur ; Tibère
défendit qu’on instruisit cette affaire et fit punir un des délateurs. Bien
des accusés furent oubliés dans leur prison : ainsi Agrippa, dont nous avons
rapporté le vœu homicide ; Vitellius, qui, disait-on, avait promis à Séjan de
lui ouvrir le trésor public confié à sa garde, et le consulaire Pomponius. Le
second, ennuyé de ces lenteurs, se tua ; les deux autres, plus sages,
attendirent sept ans la mort du prince : Caligula leur rendit la liberté. Un
des historiens de Tibère comprenant, sans toutefois s’en rendre compte, la
déplorable situation produite par la faute des temps, Ies crimes de
quelques-uns, la lâcheté de tous, est prêt à le féliciter d’avoir épargné des
amis de Séjan[40].
Il arrivait donc parfois que le tyran sommeillât. Un
préteur, Lucius Sejanus, qui le tourna publiquement en ridicule aux yeux de
tout le peuple, ne fut pas même inquiété, et deux accusateurs d’Arruntius
furent punis. De cinq sénateurs inculpés du crime de lèse-majesté, deux sont
renvoyés absous ; pour les autres, Tibère ordonne qu’on diffère jusqu’à ce
qu’il vienne lui-même à Rome, oïl il ne revint jamais, et de ces trois-là, un
conspira plus tard contre Claude, un autre contre Néron ; quant au troisième,
Scaurus, décrié pour ses mœurs infâmes et accusé une seconde fois d’adultère
et de sacrifices magiques, il se tua[41]. Enfin il y
avait place pour de longues et honorables existences : Pison, le préfet
de Rome, mourut octogénaire, ayant occupé vingt ans la place la plus
difficile, avec honneur et sans lâches complaisances[42]. Son successeur
l’exerça comme lui de manière à mériter les éloges de Tacite. Je vois même
que Lepidus, le plus noble dans Rome après la famille des Césars, et
qu’Auguste mourant montrait à Tibère comme un des candidats à l’empire, resta
à la fois l’ami du prince et du peuple. On pouvait donc, sous Tibère, vivre
sans bassesse, mais à la condition de vivre sans intrigues. Pour cela, il ne
fallait être ni conjuré ni délateur, et presque tous Ies nobles étaient l’un
ou l’autre.
Après cette grande commotion, Tibère crut devoir se
montrer aux environs de Rome. Il vint par le Tibre jusqu’aux jardins qu’il
avait près du Vatican, mais les soldats écartaient le peuple des bords du
fleuve. Telles étaient ses méfiances, qu’il demanda que Macron, son nouveau
préfet du prétoire, l’accompagnât, lorsqu’il irait à la curie, avec des
tribuns et des centurions. L’assemblée s’empressa d’ajouter que chaque
sénateur serait fouillé avant d’entrer, afin qu’on s’assurât que nul ne
cachait un poignard. Voilà quel était le sénat de Tibère ! Servile et rampant,
d’autant plus à craindre ; aujourd’hui condamnant, sans l’ordre du prince,
une mère qui avait pleuré son fils ; demain prêt à traîner Tibère aux
gémonies, si quelque heureux coup l’abattait.
Mais le sénat et l’empereur ne devaient plus se revoir : Tibère
regagna son île, où il allait, assure-t-on, se livrer à d’infâmes voluptés.
Voltaire, le grand douteur, n’y croyait pas, et je fais comme lui. Lorsqu’on
vit cet homme terrible retiré sur son roc inabordable, l’imagination s’épuisa
à inventer de monstrueux plaisirs, et l’on supposa des scènes impossibles
comme les seules distractions qu’il pût goûter. Tacite infirme d’avance les
récits de Suétone et les siens sur les débauches de Caprée, quand il oppose à
la vie dissipée de Drusus la solitude austère et triste dans laquelle Tibère
vivait à Rome[43].
Certes je ne me rends point garant de ses mœurs, dans un temps où personne
n’en avait, mais je pense à sa vie passée, à ses terribles préoccupations, à
ses travaux, surtout à son âge. On oublie qu’il avait soixante-neuf ans
lorsqu’il quitta Rome ; qu’il en avait plus de soixante-treize après la mort
de Séjan, quand Tacite parle pour la première fois des abominations de
Caprée, et l’on ne songe pas que de telles mœurs auraient, en quelques
semaines, conduit ce vieillard au tombeau. Au reste, c’est moins l’homme que
le prince que nous avons à étudier.
A Rome continuait la guerre que les grands se faisaient
entre eux sous le nom de l’empereur, et des condamnations étaient prononcées,
souvent pour des motifs que nous avons peine à comprendre[44]. La terreur
planait sur le sénat, et l’accusation de lèse-majesté était comme un glaive
suspendu sur toutes les têtes, mais qui le plus souvent, d’après les paroles
mêmes de Tacite, frappait des victimes n’ayant droit à aucune pitié. Il y
avait aussi comme une épidémie de suicide qui s’est montrée en d’autres pays[45]. On se tuait
pour un mot du prince, par ennui, même sans motif, comme Nerva, son vieil
ami, qui se laissa mourir de faim, malgré les instantes supplications de
Tibère. Un consulaire craint d’être accusé ; il se tue afin d’avoir au moins
le plaisir d’écrire dans son testament des invectives contre Macron et contre
Tibère[46]. Les héritiers
voulaient tenir ce testament secret, l’empereur le fit lire publiquement. Il
défend à Galba de tirer les provinces au sort ; il donne à d’autres des
sacerdoces promis aux deux Blesus, et Galba et les Blesus se tuent. Il écrit
à Labéon qu’il renonce à son amitié : Labéon se fait ouvrir les veines, et sa
femme l’imite. Un Scaurus est accusé pour une tragédie où Tibère pouvait être
reconnu sous la figure d’Atrée : sa femme lui conseille de mourir plutôt que
de répondre, et lui en donne l’exemple[47]. Gallus, depuis
trois ans sous la garde des consuls, se laisse mourir de faim ; un Vitellius
fait de même. On échappait ainsi aux ennuis de la prison ou du procès et à la
honte dés gémonies ; arrivé au terme d’une longue existence, rassasié de
plaisirs, on reprenait pour un moment le grand courage des anciens temps ; on
se drapait fièrement dans le manteau de Caton, et ce qui était une grande commodité pour l’héroïsme, chacun faisait finir
la pièce qu’il jouait dans le monde à l’endroit où il voulait[48], par un acte que
les stoïciens estimaient le comble de la vertu et qu’ils appelaient la sortie raisonnable.
Apicius veut savoir un jour ce qu’il lui reste après
toutes ses folles dépenses ; son intendant lui annonce 2500000 drachmes ;
comme ce n’était pas assez pour continuer son train ordinaire, il s’en va.
Vous avez connu, dit Sénèque, 1llarcellinus. II était jeune, il avait du
bien, des amis, des esclaves, niais aussi une maladie fâcheuse, qui pourtant
n’était pas incurable. Il se demanda s’il ne ferait pas bien de se délivrer
des médecins en se débarrassant de la vie. Il assembla ses amis et mit la chose
en délibération ; l’un vota blanc, l’autre noir. Un stoïcien représenta qu’en
vérité la vie ne mérite pas tant de soucis ; qu’on la partage avec les
animaux et les esclaves ; qu’il faut manger et boire, s’amuser et dormir, et
que c’est toujours à recommencer. Pour vouloir mourir, il suffit qu’on
s’ennuie. Marcellinus approuva le conseil ; ses esclaves fondaient en larmes
: il leur donna quelque argent, les consola et prit ses dernières
dispositions. Il resta trois jours sans manger, puis se fit mettre dans un
bain chaud, où, affaibli comme il l’était, il s’éteignit bientôt, en
murmurant quelques paroles sur le plaisir qu’il éprouvait à se sentir en
aller doucement[49].
Voilà pour les voluptueux et les ennuyés, pour ceux qui, fatigués de leur oisive existence, sentaient l’amertume
cachée d la source même du plaisirs[50]. Toute société
de civilisation raffinée a des accès de cette maladie : quelques-uns de nos
cinq mille suicidés annuels en sont certainement victimes[51]. Pour les
accusés, les raisons étaient différentes. Eux et le prince avaient intérêt à
ce que tout se passât sans éclat et sans bruit, au fond des palais et des
villas : l’un, en évitant de donner au peuple le spectacle de tant de
supplices, diminuait l’odieux des condamnations, parce que ces morts en apparence
volontaires semblaient des aveux de culpabilité ; les autres, en prévenant le
licteur, sauvaient leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et, ce qui dans
les croyances païennes était quelque chose, leurs propres funérailles[52]. D’ailleurs ; où
fuir ? L’empire était si grand ! Se cacher n’était ni digne ni sûr, et
la mollesse, autant que la fierté romaine, répugnait à demander un asile aux
Barbares.
Tout cela est vrai ; niais un temps où de telles
résolutions sont possibles n’en est pas moins une époque maudite, et puisque
le chef aurait eu l’honneur des prospérités, qu’il garde la honte des
égorgements et des désespoirs.
Un des actes les, plus odieux fut la mort de Drusus. Ce
prince ne méritait aucune estime : il avait trahi son frère, natté Séjan, et
Tacite le juge sévèrement ; mais Tibère devait respecter le sang de
Germanicus. Le bruit ayant couru d’une réconciliation de Drusus avec
l’empereur, les Romains en montrèrent une joie qui fut sa condamnation.
Pendant neuf jours le malheureux vécut de la bourre de ses matelas : Tibère
n’avait pas voulu que le bourreau versât le sang d’un membre de la famille
Julienne.
Agrippine ne lui survécut pas ; elle se laissa mourir de
faim (18 oct. 33),
malgré ses gardes qui lui ouvraient de force la bouche pour lui faire prendre
des aliments[53].
Tibère poursuivit lâchement sa mémoire, l’accusa de débauches et se fit
remercier par son sénat de n’avoir pas envoyé aux gémonies le corps de la petite-fille
d’Auguste[54].
Ainsi, sauf Caligula, toute la maison de Germanicus était exterminée, et
l’opposition qu’elle représentait noyée dans le sang. Le despotisme, qu’il
soit à Rome ou à Constantinople, ne peut agir autrement : il faut qu’il fasse
le vide autour de lui par l’exil ou la mort. Mais quittons ces scènes de
meurtre qui ont justement fait la détestable réputation de Tibère et qui
finiraient par nous faire aussi oublier l’empire.
L’administration de Tibère, dans les dernières années,
porta le même caractère de fermeté et de bon sens qu’auparavant[55]. La discipline
fut maintenue avec sévérité, même parmi les prétoriens. Après la mort de
Séjan, il leur donna une gratification ; mais il resta toujours leur chef,
jamais leur complaisant ! Un d’eux ayant volé un paon dans un verger, il le
punit de mort[56].
Le peuple s’était laissé aller à des murmures à cause de la cherté des grains
; Tibère reprocha aux consuls et au sénat de n’avoir pas réprimé cette
licence, nomma les provinces d’où il tirait des blés et prouva que
l’importation était beaucoup plus considérable que sous Auguste. Un décret du
sénat et un édit des consuls dont les termes rappelaient l’ancienne sévérité,
ramenèrent le peuple au calme et à l’obéissance. Il ne craignit même pas de
rétablir l’impôt du centième qu’il avait d’abord réduit de moitié[57]. Les magiciens
étaient revenus et troublaient souvent les familles et la foule avec leurs
prédictions : il les chassa. On proposait l’admission d’un nouveau livre
sibyllin : il refusa, aimant peu les moyens de gouvernement de cette espèce
et trouvant qu’il y avait assez déjà des oracles qu’Auguste avait révisés.
Une année, les délateurs, laissant en repos la loi de
majesté, s’étaient rejetés sur un règlement de César qui, pour combattre un
des fléaux de Rome, l’usure, avait interdit de garder en espèces plus de 60
000 sesterces et prescrit de placer le reste en terres ou en maisons dans l’Italie[58]. Cette mauvaise
loi économique était vite tombée en désuétude. On avait gardé ses capitaux, et
quantité de gens faisaient travailler leur argent.
Le préteur, effrayé de la multitude des délits, fit son rapport au sénat ;
Ies sénateurs mêmes étaient tous coupables ; ils demandèrent grâce au prince,
qui leur accorda un an et demi pour se mettre en règle avec la loi. Un
sénatus-consulte décida que les deux tiers des sommes recouvrées sur les créances
seraient employées en achats de biens-fonds italiens. Le remboursement
immédiat des prêts ruina beaucoup de débiteurs, et les créanciers, usant du
délai que la loi leur donnait, tinrent leur argent en réserve pour profiter
de l’avilissement du prix des terres que les emprunteurs étaient obligés de
vendre. Le numéraire ne circula donc pas plus abondamment, et l’on ne s’en
procura qu’à un taux usuraire. Pour arrêter l’ébranlement des fortunes,
Tibère créa une sorte de caisse du crédit foncier. Il constitua un fonds de
100 millions de sesterces, sur lequel on prêta sans intérêt pendant trois
ans, en recevant pour gage des biens-fonds d’une valeur double[59]. Cette banque et
l’abandon du sénatus-consulte sur l’achat forcé des terres rétablirent le
crédit. Quelques mois avant sa mort un incendie désola tout l’Aventin, oit se
trouvaient les temples de Diane, de Junon Reine, de Minerve et de
Jupiter-Libertas qu’Auguste avait restaurés et remplis de chefs-d’œuvre : il
renouvela les largesses qu’il avait faites en deux occasions semblables, paya
le prix des maisons brûlées, et dépensa encore à cette munificence 100
millions de sesterces[60].
Hors de l’Italie, l’aristocratie provinciale fut
quelquefois traitée comme celle de Rome. Un noble de Macédoine, soupçonné
d’intrigues avec un roi thrace, fut proscrit ; la loi de majesté atteignit
deux des principaux citoyens de l’Achaïe ; et Marius, le plus riche des
Espagnols, condamné pour inceste, fut précipité de la roche Tarpéienne[61]. En diverses
provinces, il dépouilla des gens qui, contrairement à la loi de César,
avaient une trop grande partie de leur fortune en espèces, et il ôta à des
particuliers, à des villes, le droit qui leur avait été antérieurement
conféré d’exploiter des mines[62].
Un fait rapporté par Josèphe doit éloigner l’idée qu’une
sordide avarice présidât à l’administration des provinces. Lorsque le
tétrarque Philippe mourut, en l’an 34, Tibère réunit ses domaines. à la Syrie, mais en s’engageant
à faire dépenser dans le pays tout l’argent. qu’il en tirerait[63]. Pour expliquer
la formation du trésor qu’il laissa à sa mort[64], il n’est pas
nécessaire de croire à de cruelles exactions. La sévère économie du prince,
attestée par mille faits et continuée pendant un règne de vingt-trois ans,
suffit, avec les confiscations prononcées à Rome, pour en rendre compte. Du
reste, il persistait dans son système des longs commandements, qui assurait
aux provinciaux des administrateurs au courant de leurs intérêts. Poppæus
Sabinus garda les deux Mœsies, la Macédoine et l’Achaïe pendant vingt-quatre ans
; Arruntius, l’Espagne pendant plus de dix années[65]. Il y en avait
huit que Lentulus Getulicus était à la tête de l’armée de Germanie[66]. Aussi les
consulaires ne désiraient plus ces places difficiles qui les exilaient de
Rome pour si longtemps, et Tibère fut réduit à se plaindre au sénat de ce que
personne ne voulait aller gouverner les provinces ni commander les armées.
Ces refus, qui ne venaient pas d’un désintéressement généreux, sont pour nous
un star indice de la dépendance oit l’empereur tenait ses agents et de la
bonne gestion qu’il exigeait[67]. Deux des plus
importantes provinces, l’Afrique et la Syrie, avaient à sa mort pour gouverneurs deux
hommes d’une rare probité, dit Tacite, et d’une vertu antique ; en Égypte,
l’administration du préfet Flaccus fut irréprochable, aux yeux mêmes de
Philon, son mortel ennemi, tant que Tibère vécut[68]. Aussi les
provocations qui de loin en loin leur venaient restaient sans effet.
Tacfarinas, en Afrique, n’avait ramassé que les vagabonds et les bandits ;
Florus ne put soulever la
Belgique, ni Sacrovir la Lyonnaise. En
Grèce, un faux Drusus se montra après la mort de Séjan, fit quelques dupes et
disparut, sans que Tacite ait pu apprendre ce qu’il était devenu.
Ces faits prouvent mieux en faveur de l’administration de
Tibère, que la verbeuse ambassade de Smyrne, d’Halicarnasse et de neuf autres
villes d’Asie, se disputant l’honneur de lui élever un temple[69]. Pour nous, ces
démonstrations sont sacrilèges et serviles, elles ne l’étaient pas plus pour
les anciens que ne le serait, chez les modernes, l’érection d’une statue à un
prince vivant. Elles ne signifiaient pas davantage ; mais elles avaient bien
cette signification que l’Asie était contente du gouvernement de Tibère.
Aux frontières, la paix ne fut un instant troublée que par
la révolte des Frisons, en l’an 28. Un primipilaire, commandant de leur pays,
exigeait en tribut des peaux d’aurochs au lieu de peaux de bœufs : les Frisons
le chassèrent et tuèrent quelques Romains surpris auprès d’un bois. Tibère ne
voulut point d’une guerre au delà du Rhin, qui pouvait remettre encore la Germanie en mouvement,
il laissa les Frisons libres du tribut.
Sur l’Euphrate la politique romaine avait reçu un autre
échec. A la mort du prince établi sur le trône d’Arménie par Germanicus,
Artaban avait fait reconnaître dans ce pays son fils Arsace ; puis il avait réclamé,
avec les trésors laissés en Syrie par Vonon, son ancien rival, les provinces
autrefois possédées par les Perses, c’est-à-dire toute l’Asie Mineure (35). Tibère ne
s’émut pas de ces hyperboles orientales. Il choisit un de ses plus sages
capitaines, l’habile et prudent Vitellius, et il l’investit d’une autorité
supérieure dans les provinces de l’Est[70]. A cette
concentration de toutes les forces romaines en Orient il ajouta des moyens
encore plus sûrs. Un prince d’Ibérie, Mithridate, fut encouragé à faire la
conquête du trône d’Arménie ; on noua à Ctésiphon même une conspiration entre
les seigneurs parthes mécontents[71], et un des
Arsacides détenus à Rome fut envoyé en Syrie. Celui-là ayant été emporté par
une maladie, un autre, Tiridate, lui fut substitué ; enfin Vitellius acheta à
prix d’or les peuples du Caucase qui ouvrirent aux Alains les portes
Caspiennes, et il déchaîna ces Barbares sur les derrières de l’empire parthe
qu’il se préparait à attaquer lui-même de front par l’Euphrate[72]. Ce plan réussit
; Artaban, vaincu deux fois en Arménie, et menacé d’une révolte universelle,
s’enfuit chez les Scythes, tandis que Vitellius, passant le fleuve sans
résistance, présentait Tiridate à la foule accourue au-devant des légions.
L’incapacité du nouveau prince rendit presque aussitôt des chances favorables
à son rival. Chassé de Ctésiphon, il se réfugia sur les terres de l’empire ;
mais Artaban, éclairé par ses malheurs, se hâta de traiter avec Vitellius ;
il lui donna son fils Darius en otage, avec de grands présents pour
l’empereur[73].
Tibère, plus heureux qu’Auguste, pouvait donc se vanter, à son dernier
moment, d’avoir imposé la paix aux Parthes après avoir montré les aigles
romaines au milieu de leurs provinces.
Il avait alors atteint sa soixante-dix-huitième année, et
depuis quelque temps les forces et la vie l’abandonnaient. Cependant son
esprit était aussi actif ; il affectait l’enjouement pour cacher un dépérissement
qui frappait tous les yeux, et, descendu sur la côte campanienne, il
changeait fréquemment de séjour. Il s’arrêta enfin au cap Misène, dans une
ancienne villa de Lucullus. Un habile médecin, Chariclès, vint l’y voir, non
pour lui donner des soins, car Tibère se moquait de ceux qui, passé trente
ans, avaient besoin que d’autres leur apprissent ce qui était bon ou mauvais
pour leur santé[74].
Chariclès, en prenant congé du prince, étudia son pouls sous prétexte de lui
baiser la main, et découvrit que sa fin approchait. L’intention n’échappa
point à Tibère. Au lieu de punir cette indiscrétion audacieuse, il commanda
un festin et resta à table plus longtemps que de coutume, comme pour faire
honneur à un ami qui allait le quitter. Cependant Chariclès informa Macron
que l’empereur n’avait pas deux jours à vivre ; le 16 mars il fut pris d’un
long évanouissement ; lorsqu’il en sortit, il appela ses esclaves, et,
personne ne répondant, il se leva, soutenu par son énergique volonté, mais
retomba mort auprès de son lit (16 Mars
57 de J.-C.)[75].
Je crois avoir montré Tibère tel qu’il fut, n’aimant ni la
pompe, ni le bruit, ni la foule ; méprisant l’adulation au point de trouver
son sénat trop lâche[76] ; bravant la
haine ; dédaignant de flatter le peuple autant que d’en être applaudi ;
n’estimant le bien, le mal, qu’in la mesure de l’utile ; esprit actif et
ferme, mais triste et dur, sans préjugés ni croyances, si ce n’est celle du
destin[77], et impassible,
implacable comme lui ; soupçonneux, parce qu’il rencontra toujours la
bassesse et la trahison ; à la fin, cruel, parce qu’il se sentit menacé.
Longtemps il gouverna avec modération, et toujours dans les questions
d’administration avec sagesse ; mais, lorsqu’on lui eut empoisonné son fils
unique, lorsque, dans son palais, parmi ses favoris et ses ministres, on eut
conspiré contre lui, il se vengea sans pitié, et une fois sur cette route, il
ne s’arrêta plus. Isolé, sans appui, sans défenseur intéressé à sa cause, il
frappa tout autour de lui comme un vieux lion fait le désert autour de son
antre. Vue ainsi, cette grande figure est peut-être moins tragique ; je la
crois plus vraie.
Personne assurément n’aimera cet homme à qui rien d’humain
ne battait dans la poitrine. La nature, l’éducation, les travaux accomplis,
lui avaient donné une haute et sévère intelligence ; le pouvoir absolu et les
circonstances firent de lui un abominable tyran. Nul ne voudra justifier les
cruautés de ses dernières années : le sang versé crie toujours ; mais
n’oublions pas qu’il g a eu des tyrannies plus odieuses et plus coupables,
parée qu’elles ont été volontaires. Tibère, provoqué, accepta la lutte qui
devait éclater nécessairement tôt ou tard dans une société où manquaient à la
fois les institutions et les mœurs, qui souvent en tiennent lieu, et dont la
vie ne sera par conséquent, sauf à quelques rares moments, qu’une révolution
continuelle. Or nous savons quelle est la justice des temps de révolution. Un
des membres de notre tribunal révolutionnaire disait aussi : Nous ne sommes pas des juges ; ils ne sont point des
accuses. Il n’y a ici que des ennemis politiques, eux et nous.
Voilà pourquoi tout soupçon qu’on inspire devient alors un délit, et tout
délit un crime. Temps malheureux où une fausse logique endurcit le cœur et
étouffe la voix de la conscience. On aimerait mieux de glorieuses
inconséquences et tous les hasards d’une imprudence généreuse que ces champs
clos où l’on s’égorge judiciairement ; et l’on ne saurait admettre que Tibère
n’eût pu trouver, même après la mort de Séjan, d’autre moyen de gouvernement
que la hache des licteurs.
Sa situation était plus difficile que celle d’Auguste. Il
pouvait cependant continuer son rôle ; il préféra déchirer brutalement les
voiles que la main de son prédécesseur avait jetés sur le despotisme. Le
sénat, les chevaliers, toute la haute société romaine, tremblèrent devant
lui, et à son tour il trembla devant tous[78]. Mais le
gouvernement et les mœurs d’un pays sont solidaires ; comme la liberté élève
les caractères, la tyrannie les abaisse ; celle-ci, spéculant sur les passions
mauvaises, les excite, et la société souffre doublement dans ses intérêts
politiques et dans ses intérêts moraux. Ici la peur amena la bassesse ; la
fierté du citoyen étant brisée, la dignité de l’homme tomba, et le niveau de
la conscience publique descendit. Les âmes humiliées n’eurent plus il opposer
au vice la meilleure des sauvegardes, le respect de soi-même. Voilà les
fruits du despotisme ; Auguste les avait semés, Tibère et quelques-uns de ses
successeurs les recueillirent.
Quatre ans auparavant, les princes des prêtres, en Judée,
conduisaient devant le procurateur un homme qu’ils accusaient de se dire roi
des Juifs et fils de Dieu. Pilate ne trouvait en lui aucun crime, et ce
royaume de la vérité lui semblait peu redoutable : il aurait voulu sauver la
sainte victime. Mais, comme à son maître, l’ordre publie lui importait plus
que la Justice
: il céda lâchement devant l’émeute en disant : Que
son sang retombe sur vos têtes ; et le crime s’accomplit[79].
Tibère avait vu tomber devant lui trois héros de la
résistance des nations aux Romains, Hermann, Tacfarinas et Sacrovir ; mais le
héros de l’humanité triomphait en périssant. Les bras du Christ étendus sur
la croix du Golgotha allaient envelopper le monde[80], saisir sur leur
trône les héritiers mêmes de César, et aider à les en précipiter.
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