HISTOIRE DES ROMAINS

 

NEUVIÈME PÉRIODE. — LES CÉSARS ET LES FLAVIENS (14-96), CONSPIRATIONS ET GUERRES CIVILES. DIX EMPEREURS, DONT SEPT SONT ASSASSINÉS

CHAPITRE LXXII — LE RÈGNE DE TIBÈRE JUSQU’À LA MORT DE DRUSUS (14-23).

 

 

I. — SAGES COMMENCEMENTS DE TIBÈRE ; GERMANICUS (14-19).

On a vu, au chapitre précédent, quels matériaux nécessaires furent oubliés dans la fondation de l’empire, quels matériaux défectueux entrèrent dans la construction, de sorte que l’édifice fut, dès le premier jour, mal assis et fragile. Après un règne de quarante-quatre ans, il était trop tard pour tout reprendre en sous-œuvre, et nous ne demanderons pas compte à Tibère, pas plus qu’à ses successeurs, de ne l’avoir point tenté, Ils se firent au contraire une loi de ne rien changer aux institutions du divin Auguste, mais y ajoutèrent, chacun selon sa nature, Tibère une cruauté froide, Caligula et Néron une folie féroce. Nous revenons donc au simple récit des faits, et nous nous bornerons à dérouler le tableau des vicissitudes de ce gouvernement qui reflète à chaque règne la physionomie du prince, parce que le prince y est tout, et que rien n’y fait obstacle à sa volonté, bonne ou mauvaise.

Des beaux rivages de Baia, de Naples et de Sorrente, on voit à l’horizon sortir de la mer une masse sombre et, sauf en un point, inabordable, l’île de Caprée, dont les rochers surplombent presque partout les flots. Sur eux plane le souvenir du terrible vieillard que l’on croit voir encore usant dans la débauche et de, cruels plaisirs les restes d’une vie trop longue. Tibère est toujours à Caprée : Tacite a attaché au roc son image. Mais file et le tyran se sont fait tort l’un à l’autre. Caprée, séjour aimé d’Auguste, n’était pas si affreuse[1] ; et Tibère ne fut pas toujours si infâme. Dans ce Plessis-lez-Tours du Louis XI impérial se cachaient moins de terreur et de vices que de mépris pour les hommes. Il les avait trouvés si vils !

Distinguer dans le règne de Tibère le bien et le mal est presque une mauvaise action ; montrer que les contemporains de cet empereur ne valaient pas mieux que lui, et qu’il ne pouvait sortir que de fatales conséquences de la situation faite aux uns par leurs vices et leurs souvenirs, à l’autre par son caractère et par les périls dont il était menacé, ce sera s’exposer au reproche de tenter la réhabilitation d’un tyran. Je ne veux cependant pas réviser le procès de Tibère ; la condamnation est légitime, mais tous les considérants ne le sont pas ; j’essayerai d’établir ceux que l’histoire doit garder.

Tacite voit surtout l’ennemi du sénat ; il faut voir le prince et cesser de mettre tout l’empire dans Rome, en subordonnant les intérêts de quatre-vingts millions d’hommes à ceux d’une classe qui protestait par des complots contre son abdication. L’empereur et le sénat, le bourreau et les conspirateurs, les intrigues du palais et les meurtres juridiques forment sans doute une scène plus dramatique et plus simple. Au risque d’un peu de désordre, sur ce théâtre trop étroit faisons monter le peuple des provinces.

Tibère était de cette ambitieuse famille des Claudes qui avait eu vingt-huit consulats, cinq dictatures, sept censures et autant de triomphes. Le mariage de sa mère avec Octave et son adoption par Auguste l’avaient fait entrer dans la maison des Césars. Il avait tendrement aimé son frère[2]. Pour le retrouver vivant, il avait fait 70 lieues en un jour ; et, lorsqu’il ramena son corps des bords du Rhin à Rome, il précéda à pied pendant cette longue route le funèbre cortége. Vingt ans après, il se souvenait encore de lui, et il associait le nom de Drusus au sien sur un temple élevé avec le butin de ses victoires[3]. Il ne s’était séparé de sa première femme, pour épouser Julie, que sur l’ordre exprès d’Auguste, mais son cœur resta toujours avec elle. Un jour qu’il la rencontra par hasard, dit son biographe, ses yeux se remplirent de larmes et se tinrent fixés sur elle tant qu’il put la suivre ; il fallut qu’on prît garde que Vipsania ne parût plus devant lui[4].

A neuf ans, il prononça l’éloge public de son père ; Auguste avait fait de même à douze. Les jeunes Romains étaient élevés pour l’éloquence autant que pour la guerre : la parole était l’arme de la paix, et l’on verra bientôt qu’elle livrait de sanglants combats. Jeune encore, il plaida devant Auguste pour le roi Archélaos, la ville de Tralles, les Thessaliens ; et dans le sénat il intercéda en faveur de Thyatire, de Laodicée et de Chios ruinées par un tremblement de terre. Ses premières paroles publiques furent ainsi consacrées à la défense des provinciaux, et Auguste lui donna l’honorable mission d’aller recevoir de la main des Parthes les drapeaux de Crassus. Tous les devoirs dont soit père adoptif le chargea furent remplis avec activité et intelligence ; au moment de la guerre contre Marbod, il sauva l’empire d’une crise dangereuse. Depuis la mort d’Agrippa, nul général ne pouvait invoquer d’aussi éclatants services. Il avait combattu en Espagne et dans tes Alpes, gouverné la Gaule, donné un roi à l’Arménie et dompté Ies Pannoniens. Il avait vaincu les Germains, transporté quarante mille Barbares dans la Belgique et rassures l’empire après la défaite de Varus. Neuf fois, écrivait-il lui-même, j’ai été envoyé par Auguste au delà du Rhin. Excepté le temps de son séjour à Rhodes, il avait été mêlé pendant trente années aux plus grandes affaires, et il arrivait à l’empire plein de talents et d’expérience[5].

Auguste, longtemps prévenu contre lui, avait fini par le regarder comme le meilleur appui de son pouvoir. Adieu, mon très cher Tibère, lui écrivait-il un jour. Aie toute sorte de succès. Adieu, le plus brave des guerriers et le plus sage des généraux. Et une autre fois : Tu me demandes si j’approuve la disposition de tes camps. Je suis persuadé, mon cher Tibère, qu’au milieu de circonstances aussi difficiles et avec d’aussi mauvaises troupes personne n’eût montré plus de prudence. Tous ceux qui t’ont vu à l’œuvre t’appliquent ce vers :

L’activité d’un seul a raffermi l’Etat.

Il ne me survient pas une affaire sérieuse, pas un chagrin, que je ne regrette mon Tibère. Par les dieux, je te le jure, je ne puis entendre dire, sans frissonner d’effroi, que l’excès des fatigues compromet ta santé. Ménage-toi, je t’en supplie. Si nous apprenions que tu es tombé malade, nous ne vivrions plus, ta mère et moi, et le peuple romain serait en danger pour son empire. Qu’importe ma santé si la tienne est mauvaise. Je prie les dieux qu’ils te conservent, s’ils aiment le peuple romain.

Voilà l’homme qui, par la mort d’Auguste, prenait le pouvoir à l’âge de cinquante-six ans[6], après l’amortissement des passions, dans la pleine maturité de l’esprit et de l’expérience. Ajoutez cependant que ses mœurs ne valaient probablement pas mieux que celles de tous les grands de Rome[7], que son humeur était chagrine, tristissimus hominum, dit Pline ; son caractère dur, vindicatif, sa répugnance à verser le sang aussi faible que chez tous ces habitués de l’amphithéâtre[8] ; qu’enfin Auguste avait dû plusieurs fois modérer son zèle à punir toute parole, tout acte contraire au gouvernement nouveau. Ces dispositions et les dangers de son rôde expliquent d’avance son règne. C’est l’inverse de celui de son père adoptif. Il ne se montrera pas plus qu’Auguste vraiment homme d’État et grand politique, mais il sera bon administrateur et, pendant les neuf premières années, prince débonnaire, parce qu’il pourra, dans ces neuf années, vivre doucement comme lui, en n’usant que d’adresse ; sur la lin de sa vie, il deviendra cruel comme le triumvir, parce qu’alors il retrouvera les menaces et les périls qu’Octave avait rencontrés à son début.

Le moment de crise pour un gouvernement est la mort de son fondateur. C’est alors seulement que sa nature et sa durée se décident. Tibère ne songea pas plus qu’Auguste au lendemain ; il continua son hypocrite modération et en fit comme la loi du gouvernement impérial. De là ces continuelles alternatives de feint abandon de la part du prince et de violences sanguinaires ; ces espérances, continuellement ravivées pour être continuellement détruites, et ce fantôme si souvent évoqué de la république, qui entraîna dans la mort tant de généreux mais crédules personnages. Au reste, le testament d’Auguste obligeait Tibère à ces réserves. Il feignit d’abord de remettre tout au sénat et aux consuls, comme s’il eût douté de ses droits. Du palais du prince expirant l’ordre avait été envoyé au centurion qui gardait Agrippa Postume de l’égorger. Quand le soldat revint dire qu’il avait obéi : Je ne t’ai rien commandé, dit l’empereur, tu rendras compte au sénat. On se garda bien de revenir sur cette affaire, la victime n’intéressait personne[9].

Il avait convoqué l’assemblée des Pères, modestement et avec pets de paroles, afin de délibérer sur les honneurs dus à Auguste. Cette réserve n’était que pour les sénateurs. Imperator, il avait écrit aux légions en empereur ; tribun perpétuel, il avait pris, à Rome, le serinent des magistrats et du peuple, donné le mot d’ordre aux prétoriens, appelé autour de lui une escorte de soldats pour l’accompagner au Forum, même à la curie ; n’hésitant en rien ni nulle part, si ce n’est au sénat.

Cette première séance fut la répétition de beaucoup d’autres sous Auguste : flatteries et bassesse d’un côté, faux désintéressement de l’autre ; toujours la même scène si souvent jouée, avec cette différence que le prince, cette fois, notait les libres paroles, les aveux imprudents, et marquait silencieusement ceux qu’il devait tenir pour suspects et dont il fera plus tard ses victimes.

Par une de ces révolutions si fréquentes dans les opinions humaines, on était, à la mort d’auguste, plus républicain qu’au lendemain d’Actium ; on le sera plus encore à la cour de héron qu’à celle de Tibère. À mesure que la république s’éloignait pour n’être plus qu’un souvenir, elle se couvrait de ce prestige dont notre esprit enveloppe toutes les choses qui ont longtemps vécu : disposition heureuse qui, en assurant notre respect ait passé, empêche le présent de se précipiter trop vite vers l’avenir ;ruais illusion dangereuse, quand cette vénération devient un culte et que par ce culte on essaye, de rendre la vie à ce que la mort a irrévocablement frappé. Il y avait donc encore des républicains, mais, comme on n’avait rien réglé pour la succession ait principat, il y avait aussi des candidats à l’empire. Avec Octave, le fils de César, le vainqueur de Brutus et d’Antoine, le pacificateur du monde, on s’était résigné à l’obéissance. C’était un temps de repos, une dictature utile pour reconstituer l’État et seulement plus longue que celle de César. Mais, si le gouvernement d’un seul était nécessaire, pourquoi le fils de Livie plutôt que celui de Pollion, de Pison ou de Lépide ? Et ces nobles qui se croyaient dignes du pouvoir étaient assez nombreux, assez connus, pour qu’Auguste, dans ses derniers moments, les nommât à Tibère et discutât leurs chances[10]. Un d’eux, Asinius Gallus, osa proposer de faire au nouvel empereur sa part[11] ; Qu’il accepte ou se désiste ! s’écriait un autre. Et il avait ses raisons pour hésiter, ajoute Suétone, car il était de toutes parts environné de périls. Il le savait bien lorsqu’il disait à ses amis, dans son langage souvent vulgaire mais énergique. Vous ignorez quel monstre c’est que l’empire, ou bien encore : Je tiens un loup par les deux oreilles[12]. On oublie trop et les immenses richesses dont quelques-uns de ces nobles disposaient, et la fierté de ces personnages qui, naguère maîtres du monde et sans frein, ne pouvaient se faire à leur condition nouvelle de sujets d’un homme et de la loi. Tacite, leur ami, nous montre un jeune patricien du nom de Sylla qui, contre tous les usages, refuse, au théâtre, de céder sa place à un ancien préteur, et celui-ci, un parvenu, forcé, après de longues contestations dans le sénat, de se contenter d’une satisfaction dérisoire[13].

Tels étaient les adversaires dont Tibère se sentait entouré ; il les avait vus à l’œuvre, sous Auguste, dans leurs complots ; et il les connaissait bien, car il avait rempli contre eux le rôle d’accusateur public. Mais il avait de plus ses ennemis personnels, les anciens amis des, jeunes Césars ou d’Agrippa, ceux qui avaient menacé ou méprisé l’exilé de Rhodes, ceux qui avaient raillé l’époux de Julie, celui qui avait osé fiancer sa première femme Vipsania et qui affectait l’autorité paternelle sur le fils du prince. Compte terrible à régler avec un pareil homme ! Au reste, il ne se hâtera point, et il ne se souviendra des vieilles injures qu’après avoir été de nouveau et longtemps provoqué.

Tibère débuta par des faveurs au sénat. Continuant le mouvement de concentration de tous les pouvoirs commencé par Auguste, il transporta les élections du Champ de Bars à la curie[14]. Ainsi que son prédécesseur, il avait parfaitement compris que la foule de la place publique, facile à tromper, a cependant (les retours soudains, formidables, impossibles à prévenir ou à arrêter, mais que rien de semblable n’était à craindre dans la curie, où l’on votait tout haut, sous l’œil du prince. Le sénat hérita donc des comices ; et comme Tibère lui donnait l’apparence du pouvoir électoral, il lui donna l’apparence du pouvoir législatif. Pendant son principat, les comices ne voteront que deux lois[15] : toute la législation se fera à la curie par des sénatus-consultes[16] ou au palais par des édits[17], et, dans la seconde moitié de son principat, il ne se donnera même pas la peine d’élaborer les uns et les autres au sein du conseil privé établi par Auguste. Il laissera aussi le sénat, docile instrument des volontés impériales, empiéter sur les autres juridictions, en multipliant les cas dont il se réservera de connaître. Ainsi, sous le second empereur, cette assemblée, corps à la fois législatif, électoral et judiciaire, tiendra dans l’État une place encore plus large que sous le premier. Elle occupera à elle seule toute la scène. Mais le rôle qu’elle y joue, ne l’oublions pas, c’est le prince qui le dicte et qui le règle. Il y a donc ici la pire chose qui soit au monde, la plus absolue dépendance sous les dehors de la force et de la liberté. Cette force qui n’existe pas épouvantera celui même qui la donne, en même temps qu’elle trompera ceux qui la reçoivent.

Quant au peuple ainsi dépouillé, nous savons assez ce qu’il était depuis un siècle pour qu’on ne s’étonne pas de n’entendre sortir de cette tourbe ni un mot de regret ni un murmure. L’aristocratie sera moins résignée.

Le despotisme militaire dont la loi est de demander tout aux soldats, sous peine aussi de leur tout accorder, était au fond du gouvernement établi par Auguste. Il y parut dès le lendemain de sa mort. L’une de ces deux alternatives qui, sous ce régime, se succèdent incessamment, la toute-puissance du prince et les exigences des armées, se présenta dès qu’on apprit l’avènement d’un pouvoir nouveau, sans doute encore faible et timide. Les soldats avaient compris que sur eux reposait la sécurité de l’empereur, autant que celle de l’empire ; et puisqu’il n’y avait plus de guerres civiles pour les enrichir, les successions au trône devaient leur en tenir lieu. Trois légions de Pannonie se soulevèrent, demandant un denier par jour au lieu de dix as, le congé après seize ans, au lieu de vingt, et une somme fixe payée au camp le jour de la vétérance. Tibère leur envoya son fils Drusus avec Séjan, un des préfets du prétoire, et les soldats disponibles en Italie. Une éclipse de lune (26 sept), qui effraya les conjurés fit tomber la révolte[18].

Sur le Rhin elle fut plus longue et plus dangereuse. Il y avait là huit légions, réparties en deux camps, sous le commandement suprême de Germanicus, gouverneur de la Gaule. Les demandes furent semblables. Au camp inférieur les légionnaires tuèrent leurs centurions, qui voulaient les contenir ; et quand Germanicus, alors occupé à lever le tribut des Gaules, accourut, ils lui réclamèrent le legs d’Auguste et lui offrirent l’empire. A cette dangereuse parole, Germanicus s’écrie qu’il mourrait plutôt et il saisit son épée, il en tourne la pointe contre sa poitrine. Frappe donc ! lui crient les soldats ; et, ses amis lui arrachant le glaive, un légionnaire lui offre le sien : Prends-le, il est mieux affilé. Il n’y avait plus à parler d’honneur et de loyauté à ces furieux, qui entre eux comptaient déjà ce que produirait le pillage des cités gauloises ; Germanicus céda devant la menace d’une guerre civile que les Barbares n’auraient pas manqué de mettre à profit. Il supposa une lettre de Tibère qui accordait tout et doublait le legs d’Auguste. Mais il fallut satisfaire sur l’heure cette soldatesque mercenaire, expédier les congés, donner les gratifications ; les sommes du tribut et tout l’argent du général et de ses amis y suffirent à peine.

Au camp supérieur les esprits étaient moins emportés. Germanicus s’y rendit, reçut le serment, distribua les congés et les dons. Mais des députés du sénat arrivaient à l’Autel des Ubiens, où le lieutenant Cecina avait conduit deux des légions rebelles. Les soldats croient que ces envoyés apportent un décret contraire aux promesses du général ; ils accusent surtout l’inimitié du chef de la députation, le consulaire, Munatius Plancus ; ils l’insultent, le poursuivent jusqu’au milieu des enseignes qu’il tient embrassées, sur l’autel du camp, et ils l’auraient tué, sans le courage d’un porte-drapeau et l’arrivée de Germanicus. Cette nouvelle sédition le décide aux mesures extrêmes ; il fait d’abord partir, pour la cité des Trévires, Agrippine et toute sa maison, avec son jeune fils Caïus qui, né dans le camp et nourri sous les tentes, avait reçu des soldats le surnom populaire de Caligula[19]. Mais le spectacle de ces nobles femmes fuyant d’un camp romain, pour demander un asile aux Barbares, frappe, étonne et touche les séditieux ; ils les arrêtent, puis courent à Germanicus, pour qu’il ne leur inflige pas cette honte ; ils écoutent ses reproches, tombent à ses pieds, et vaincus, comme la multitude l’est souvent, par une femme, ils le conjurent de punir les coupables. Eux-mêmes les saisissent. Un tribunal est élevé ; les légions, l’épée nue, l’entourent ; chaque prisonnier y monte successivement. Si les soldats le déclarent coupable, on le précipite et il est aussitôt égorgé. Deux autres légions, campées à Vetera Castra, suivirent cet exemple. Il fallait de la gloire pour expier ces fureurs ; Germanicus profita de l’ardeur des troupes et les conduisit à l’ennemi. Chez les Marses, un espace de 50 milles fut mis à feu et à sang ; une victoire, gagnée au retour sur les Germains embusqués dans les bois, ennoblit cette trop facile expédition.

Varus attendait toujours des vengeurs. Au printemps suivant, Germanicus passa de nouveau le Rhin, espérant profiter de la querelle d’Hermann et de Ségeste, du parti national et du parti romain, qui s’était ranimée plus vive. Ségeste avait un instant tenu son rival prisonnier[20], mais lui-même était maintenant assiégé et il implorait le secours des légions. Les Chérusques, menacés par Cecina, lui laissèrent ravager tout le pays des Cattes, et délivrer Ségeste. Parmi les captifs se trouva la femme d’Hermann. Digne de son époux, elle marchait sans verser une larme, sans s’abaisser aux prières, les mains jointes et les yeux faxés sur le sein où elle portait un fils du l’orateur de la Germanie.

Depuis la retraite de Ségeste le parti national était sans contrepoids, et les derniers ravages des Romains, les plaintes violentes d’Hermann, avaient exaspéré les tribus ; une ligue nouvelle se forma. Germanicus, pour la combattre, reprit la route ouverte par son père : une flotte amena quatre légions aux bouches de l’Ems ; les Chauques offrirent des auxiliaires, et l’on pénétra jusqu’à la forêt Teutberg. On retrouva bientôt les traces du grand désastre, les remparts à demi ruinés des camps, des ossements blanchis, des monceaux d’armes brisées et des tètes d’hommes encore attachées aux troncs des arbres. Quelques témoins de cette fatale journée, échappés du carnage ou des fers, montraient les lieux où les légats avaient péri, ceux où l’on avait pris les aigles, celui où Varus s’était frappé, et les autels où les Barbares avaient égorgé les centurions. Les légions rendirent à la terre ces restes mutilés qui, depuis six années, attendaient de l’empire ce dernier honneur ; Germanicus porta la première pierre du tombeau.

Hermann, vivement poursuivi, reculait en se battant ; un jour même il faillit jeter l’armée romaine dans un marais, et Germanicus à son tour s’arrêta[21]. Il regagna l’Ems et remonta sur sa flotte, laissant la cavalerie côtoyer l’Océan, et Cecina, avec soli corps, regagner le Rhin par la route des Longs-Ponts. Hermann l’y précéda, et, tandis que les Romains réparaient cette chaussée à moitié détruite, il se jeta sur les travailleurs, mit le désordre dans les rangs, et, le soir, un tournant les eaux des montagnes voisines, il les dirigea sur l’étroit espace où les Romains campaient. La nuit fut affreuse ; tous, légionnaires et Germains, se rappelaient la forêt Teutberg, naguère visitée, et Cecina crut voir en songe Varus qui se levait tout sanglant du fond des marais, qui l’appelait et lui tendait les mains pour l’entraîner avec lui sur sa couche funèbre. Le jour ramena le combat. C’est encore Varus ! s’écriait Hermann, voilà ses légions. Et en même temps il se précipite sur les cohortes, qui ne peuvent, dans ces terres fangeuses, prendre leur rang de bataille. Les Barbares visent aux chevaux pour augmenter le désordre. Celui de Cecina est tué, et le vieux soldat, qui comptait quarante campagnes, sentit tombé aux mains de l’ennemi, sans un effort vigoureux. de la première légion. L’avidité (les assaillants sauva l’armée : pendant qu’ils pillaient le bagage, Cecina gagna un terrain découvert et solide. On se partagea, pour la nuit, quelques vivres souillés de boue et de sang. Tout à coup un cheval échappé s’élance à travers les groupes, renverse et blesse quelques hommes ; on s’effraye, on croit que les Germains ont surpris le camp ; et tous se précipitent sans armes vers la porte Décumane. Ils seraient allés s’offrir d’eux-mêmes aux coups des Barbares, si Cecina, qui ne pouvait les retenir ni par l’autorité ni pur les prières, ne se fût jeté eu travers de la porte, fermant le passage avec son corps. Ils n’osèrent fouler aux pieds leur vieux général. Le matin vents, il distribue aux plus braves les chevaux des centurions et des tribuns, les siens même, puis il tient silencieusement ses troupes derrière le retranchement. Les Barbares s’avancent, comblent le fossé et saisissent les palissades. A ce moment tous les clairons sonnent, toutes les portes s’ouvrent ; sur cette plaine solide, les légionnaires retrouvent leurs avantages, et bientôt l’ennemi fuit au loin. La route du Rhin était rouverte. Le bruit d’un nouveau désastre s’était déjà répandu sur les bords du fleuve, on voulait couper le pont par où l’on attendait Cecina : Agrippine s’y était opposée ; à l’arrivée des troupes, elle sortit au-devant d’elles, vanta leur courage, distribua elle-même des médicaments aux blessés, des habits et des secours à ceux qui avaient tout perdu : conduite digne, mais inusitée, et que Séjan présenta comme coupable[22].

Germanicus, surpris par les grandes marées et les tempêtes de l’équinoxe, avait lui-même été en danger[23]. Cette campagne malheureuse coûtait donc beaucoup d’hommes et presque tous les bagages. Le tombeau élevé à Parus était déjà détruit ; les ossements des légions encore une fois semés sur la plaine ; un ancien autel, dressé en l’honneur de Drusus, avait été renversé, et les Barbares tenaient assiégé un des forts construits sur la Lippe. Une antre expédition était nécessaire pour abattre la confiance des Germains et le prestige qui commençait à s’attacher à leurs armes. La Gaule, l’Espagne et l’Italie réparèrent avec empressement les pertes de l’armée. Mille navires furent construits ; Germanicus y embarqua ses troupes, après avoir fortifié toute la vallée de la Lippe qui, pénétrant au cœur de la Germanie occidentale, donnait les moyens de tenir en bride les tribus voisines du fleuve. Par l’Océan et l’Ems, huit légions gagnèrent les bords du Weser, qu’elles franchirent en présence des Chérusques. Les Barbares, trop confiants dans leur courage, réunirent leurs forces dans la plaine des Fées, Idistavisus[24]. Sur ce terrain favorable, la supériorité des armes et de la discipline donna aux Romains une victoire complète ; Hermann n’échappa qu’en se faisant jour avec son cheval et son épée, le visage couvert de son propre sang, pour n’être point reconnu. Malgré ses blessures, il entraîna encore son peuple à une seconde action ; ce fut un second massacre : on tua pendant tout un jour, et un trophée, élevé par les vainqueurs, porta cette inscription : L’armée de Tibère César, victorieuse des nations entre l’Elbe et le Rhin, a consacré ce monument à Mars, à Jupiter et à Auguste.

Cette fois la honte des armes romaines était effacée. Tibère n’en voulait pas davantage ; on reprit donc le chemin de la Gaule, une moitié de l’armée par terre, le reste sur la flotte. Une tempête de plusieurs jours brisa et engloutit une partie des vaisseaux ; quelques-uns furent portés jusque sur les côtes de la Bretagne, d’autres échouèrent sur des terres inconnues, et les Barbares firent ainsi captifs plusieurs des vainqueurs d’Idistavisus. A ces nouvelles, toute la Germanie frémit et s’agita. Mais Germanicus rallia ses troupes ; il frappa des coups répétés sur les Lattes, sur les Marses, qui se laissèrent enlever une des aigles de Varus, et les Barbares, surpris de tant de vigueur, n’essayèrent point d’entraver la marche des légions vers leurs quartiers d’hiver (16 de J.-C.).

Germanicus y trouva des lettres de Tibère qui l’appelaient à Rome leur un second consulat et le triomphe. II demandait une année encore, promettant d’en finir en quelques mois avec les Barbares. Mieux vaut, répondit l’empereur, puisque l’honneur de Rome est vengé, les abandonner à leurs rivalités et à leurs guerres intestines ; c’est ainsi que j’ai réduit les Suèves et leur roi à nous donner la paix. Si d’ailleurs les hostilités recommencent, ne convient-il pas de laisser à Drusus quelques travaux et l’unique occasion de gagner lui aussi le titre d’imperator ? Tibère croyait cette politique bonne pour l’empire et pour sa maison ; mais elle ne convient pas à Tacite, qui, déjà, prépare son tragique récit de la mort de Germanicus ; il connaît, lui, les raisons secrètes que l’empereur ne donnait pas, et il décrit avec complaisance la noble résignation du général victorieux qui, pénétrant les soupçons du prince, quitta le théâtre de sa gloire et ses légions maintenant trop dévouées.

Lorsque Germanicus proposait û Tibère de soumettre la Germanie, il avait raison, et Tibère eut tort de refuser. La vraie frontière de l’empire était non pas sur le Rhin, mais sur l’Elbe, où le premier Drusus, Tibère et Germanicus avaient pénétré et que Domitius avait franchi. Conquise depuis soixante-dix ans, la Gaule se faisait rapidement romaine ; il fallait lui donner pour boulevard la Germanie latinisée. L’Asie et ses nomades pénètrent en Europe par une plaine immense qui, contournant les Carpates et les monts de Bohème, se prolonge jusqu’au Rhin par où l’invasion s’est faite. Si la civilisation, maîtresse de la grande forteresse de Bohême dont le pied baigne dans le Danube, en face des Alpes Autrichiennes que les légions occupaient, s’était encore fortement établie derrière l’Elbe, la défense eût été facile. Cette ligue de fleuves et de montagnes qui, de l’Adriatique à la mer du Nord, barre le continent, arrêta plus tard les Slaves[25], les Mongols et les Turcs ; elle aurait arrêté les Huns. L’élan de ces hordes farouches, qui ne purent entamer dans la haute Italie et la Gaule qu’une petite portion de terre civilisée, se serait brisé contre la Germanie couverte de populations romaines et défendue par de puissantes cités. Après la défaite d’Hermann et de Marbod, l’occupation de ce pays n’était pas une œuvre au-dessus des forces de l’empire dont elle aurait changé la fortune. L’occasion perdue ne se retrouva qu’au bout de huit siècles, quand Charlemagne finit Lia terme pour jamais aux invasions orientales, en forçant les nations germaniques fit entrer dans son nouvel empire d’Occident. Mais elles y entrèrent après la grande ruine, sans avoir été touchées par l’esprit de Rome, de sorte qu’elles ont gardé jusqu’aux temps modernes leur rudesse native et cette culture particulière, le Germanenthum, si différente de la civilisation des races latines.

Cependant, à Rome, Tibère gouvernait avec sagesse et sans violence. On l’accusait d’avoir laissé mourir Julie de misère, et d’avoir fait tuer un amant de sa femme, Sempr. Gracchus, relégué depuis quatorze ans dans l’île de Cercine[26] ; mais, pour un Romain, cette dureté n’était point un crime. En plein Forum, un homme voyant passer un convoi avait chargé tout haut le mort de dire à Auguste que ses legs au peuple n’étaient point acquittés. Tibère, assure-t-on, continua la plaisanterie : il fit donner à l’homme sa part, puis l’envoya au supplice, en lui disant : Va bien vite rapporter toi-même la chose plus exactement. Cela est cruel, si cela est vrai[27] ; mais je n’oserais affirmer que beaucoup de gens, en ce temps-là, trouvassent la repartie mauvaise. Dans le pays où l’on jetait vivants les esclaves aux murènes, combien n’eussent pas donné la vie d’un pauvre diable pour un bon mot ! Il refusait les honneurs, les temples qu’on lui offrait, défendait qu’on jurât par son nom ou sa fortune, qu’on l’appelât Père de la patrie, seigneur ou maître, qu’on parlât de ses occupations divines[28], et repoussait les basses flatteries du sénat, en homme qui savait leur prix. On voulait donner son nom au mois où il était né : Eh ! Comment ferez-vous, dit-il, quand vous aurez eu treize empereurs ?[29]

Sa vie était simple, celle d’un riche particulier ; ses manières, sinon affables, au moins polies. Il se levait devant les consuls, leur renvoyait la plupart des affaires, et, en toute question, consultait le sénat[30], acceptant la contradiction, le veto des tribuns, les leçons même qu’osait parfois lui donner la liberté mourante[31]. Un Marcellus, ancien gouverneur de Bithynie, est accusé de concussions et de propos injurieux, infâmes. Cette fois Tibère s’indigne et veut parler. Il opinera, dit-il, et à haute voix. — Mais à quel rang ? demande un sénateur. Si c’est avant nous, tu dictes nos opinions ; si c’est après, j’ai à craindre que mon avis ne diffère du tien. Tibère se tut et laissa le sénat absoudre[32]. Quelque temps après, il défendit qu’on recherchai les propos tenus contre lui ou contre sa mère[33]. Dans un État libre, disait-il, la langue et la pensée doivent rester libres. Et le sénat persistant à vouloir connaître de ces délits : Nous avons, répliqua-t-il, assez d’affaires importantes, sans nous charger encore de ces soins misérables. Si vous ouvrez cette porte aux accusations, vous ne ferez plus autre chose, et, sous ce prétexte, on se servira de nous pour assouvir toutes les inimitiés[34].

Un Pison, censeur amer de son temps, se plaignait un jour des brigues du forum, la corruption des juges, de la cruauté des orateurs ; il déclara qu’il allait quitter Rome et cacher sa vie dans quelque terre inconnue et lointaine. En disant ces mots, il sortait du sénat. Tibère cherche d’abord à adoucir par de consolantes paroles cette farouche vertu, puis recourt aux prières, et appelle enfin les parents de Pison à son aide pour empêcher son départ. Ce même Pison, un autre jour, cite en justice la favorite de Livie pour une certaine somme qu’elle lui doit. Tout le monde s’étonne ; l’impératrice se plaint qu’on l’outrage, exige que Tibère punisse cette offense. Il s’en défend, parle de la loi qui veut être obéie, et, pour avoir la paix avec Augusta, finit par lui promettre de plaider pour son amie. Il sort, en effet, à pied dit palais, sans gardes, marche lentement, s’arrête à causer avec ceux qu’il rencontre, allonge le temps et le chemin. Cependant, au tribunal, l’affaire se débat, les plaidoiries s’achèvent, les juges vont condamner ; Livie fait porter l’argent qu’on réclamait[35]. S’il refusait une injustice à cette mère impérieuse qu’il respecta jusqu’à la dernière heure de sa longue vie, pense-t-on qu’il était disposé à montrer à d’autres plus de complaisance ?

Il aimait les libéralités qui avaient un motif honorable, et cette vertu, il la garda longtemps. Un ancien préteur demandait à sortir du sénat à cause de sa pauvreté : il lui donna un million de sesterces. Un autre avait perdu sa maison par la construction d’un chemin public et d’un aqueduc : il lui en paya le prix[36]. Fonteius offrait sa fille pour remplacer une vestale : Tibère ne l’accepta pas, mais il lui constitua une dot d’un million de sesterces[37]. Le petit-fils de l’orateur Hortensius, une fois déjà tiré de la misère par Auguste, y était retombé, et mendiait un nouveau secours : l’empereur refusa[38]. Tacite lui en fait un crime : je l’en loue. Lui-même est contraint, en racontant de Tibère d’autres preuves d’une sage munificence, d’ajouter : En général il n’accepta de legs que de la part de ses amis et rejeta tous ceux que des inconnus lui offrirent[39]. Mais s’il soulageait la pauvreté honnête et vertueuse, il était sans pitié pour celle qui venait de la débauche et de la prodigalité, comme l’éprouvèrent Varron, Marius Nepos, Appius Appianus, Sylla et Vitellius, qu’il chassa du sénat.

Ce témoignage que Tacite est forcé de lui rendre n’empêche pas le partial écrivain de reprocher au prince jusqu’à son bon sens. Le Tibre déborde et désole ses rives. Le sénat ne voit d’autre remède que de consulter les livres Sibyllins ; Tibère fait envoler des ingénieurs pour étudier le régime du fleuve[40]. Il a raison, mais l’historien l’accuse, avec une grande magnificence de paroles vides et sonores, de vouloir que tout soit mystère dans les choses divines et humaines[41]. Un homme jure par Auguste et fait un faux serment ; on le poursuit, non pour son improbité, mais pour l’offense commise envers le divin Auguste. C’est aux dieux, répond Tibère, à venger les parjures et eux-mêmes[42]. Il se plaint du luxe qui transporte chez l’étranger les trésors de l’empire. Pourtant, lorsqu’on réclame de ces règlements somptuaires qui n’ont jamais rien produit, il les repousse, mais recommande aux édiles la police la plus sévère, et, ce qui valait encore mieux, il donne lui-même l’exemple de la simplicité, en faisant servir sur sa table, jusque dans les jours de fête, les viandes qui restaient de la veille.

S’il permit par son silence, dans une affaire qui fat du bruit, que le veto d’un tribun triomphât de l’autorité du sénat, et s’il continua les travaux de son prédécesseur pour l’embellissement de Rome, il n’eut cependant point de lâches complaisances à l’égard du peuple. Auguste regardait comme un devoir d’assister à tous ses plaisirs et devait à cette déférence une partie de sa popularité. Tibère méprisa de tels moyens et laissa le peuple s’amuser sans lui. Il restreignit même la dépense des jeux ; il diminua le salaire des acteurs et défendit aux sénateurs d’entrer chez les pantomimes, aux chevaliers de se laisser voir avec eux en public. Les histrions ne purent donner de représentations que sur la scène, et un sénatus-consulte investit le préteur du droit exorbitant de condamner à l’exil le spectateur turbulent. Des désordres ayant eu lieu au théâtre, il exila les chefs des factions rivales, ainsi que les acteurs pour lesquels on s’était disputé, et jamais il ne céda aux instances que le peuple lui fit pour qu’il les rappelât.

De tous lés plaisirs de la foule, les plus vifs étaient les atellanes et les jeux de gladiateurs. Tibère réprima la licence des uns et ne permit les autres que rarement[43]. Même à en croire Tacite, qui sans doute ici s’oublie, il reprochait à son fils Drusus de montrer trop de joie à la vue du sang[44]. Il eût voulu extirper la superstition qui croissait en proportion du déclin de la religion officielle. Les magiciens furent bannis ; un d’eux précipité de la roche Tarpéienne ; un autre exécuté, à la manière antique. Les prêtres égyptiens et juifs furent chassés avec leurs sectateurs.

La multitude se récriait contre l’impôt du centième sur les ventes. Tibère, qui mettait une stricte économie dans les finances, répondit que la caisse militaire n’avait pas d’autres fonds. Mais plus tard, quand on n’y songeait plus, il accorda une réduction de moitié : le tribut de la Cappadoce, devenue une province, comblant le déficit[45]. En l’an 19, le blé était cher, la famine menaçante ; il fit ce que nous n’avons su faire, pour la première fois, que dans la disette de 1853 : il maintint le blé à bas prix pour les acheteurs, mais il dédommagea les marchands, en leur tenant compte de la différence, 2 sesterces par boisseau[46].

Rome était toujours sous le coup d’une famine, depuis que la vie du peuple romain était à la merci des vents et des flots. L’Italie, en effet, changée, surtout au, environs de la capitale, en jardins de plaisance et ruinée par la concurrence des blés étrangers, ne pouvait plus nourrir ses habitants. Tibère, pour y ranimer l’agriculture, renouvela une loi de César qui obligeait les riches à mettre une partie de leur fortune en biens-fonds italiens[47]. Les routes n’étaient pas encore sûres : il multiplia les postes militaires et réprima sévèrement tout acte qui compromettait la paix publique. Les habitants de Pollentia avaient arraché par force, aux héritiers d’un personnage dont le convoi traversait leur ville, la somme nécessaire à un combat de gladiateurs. Il expédia aussitôt deux cohortes qui entrèrent dans la cité l’épée à la main ; plusieurs décurions et notables furent saisis, mis aux fers, et n’en sortirent jamais. L’empereur rappelait ainsi à toutes les municipalités de l’empire qu’elles étaient responsables des désordres qu’elles ne punissaient pas[48].

Les soldats, qui avaient inauguré ce règne par une révolte, ne tardèrent pas à comprendre qu’ils avaient un maître auquel il ne fallait pas marchander l’obéissance. Tibère retira les concessions qu’il leur avait d’abord faites : la vétérance fut reportée à vingt ans, et même alors rarement donnée. Plus tard, à une époque où il avait besoin de pouvoir compter sur les prétoriens, il refusa qu’on leur permit de prendre place au théâtre sur les bancs des chevaliers et reprocha durement à l’auteur de la proposition de vouloir corrompre ces esprits grossiers et détruire la discipline[49]. Il doubla pour les légions les legs d’Auguste, mais ce fut l’unique gratification qu’elles eurent de lui. Après la mort de Séjan, les seules légions de Syrie reçurent quelques largesses, parce qu’elles n’avaient point placé l’image du favori parmi leurs enseignes[50]. Cette sévérité réussit, et il n’eut pas, durant tout son règne, une mutinerie à réprimer.

Quant aux provinces, il continuait la politique d’Auguste. S’il n’osait, comme lui, pour les visiter, s’éloigner de Rome, où il n’avait ni un Mécène ni un Agrippa sur qui compter en son absence, il leur envoyait au moins les gouverneurs les plus habiles, qui y maintenaient l’ordre et en augmentaient la prospérité par d’utiles travaux : l’Afrique garde encore un pont de Tibère. Il évitait d’augmenter les tributs et soulageait les trop grandes misères. Douze villes de l’Asie, ruinées par un tremblement de terre, venaient d’être exemptées pour cinq ans de tout impôt ; une d’elles, plus maltraitée, Sardes, avait reçu de lui 10 millions de sesterces[51]. Quelques gouverneurs prenant trop vivement les intérêts du fisc : Un bon pasteur, leur dit-il, tond son troupeau et ne l’écorche pas. En Égypte, la récolte de l’an 13 avait été mauvaise ; le blé était cher : Germanicus employa les réserves de l’État et fit baisser le prix en ouvrant les greniers publics[52]. Aussi les provinces témoignaient leur reconnaissance : les unes en élevant des temples à la divinité des empereurs ; les autres, comme la Gaule et l’Espagne, en fournissant spontanément aux armées tous les secours dont elles avaient besoin. Ira Macédoine et la Grèce faisaient encore un meilleur éloge du gouvernement impérial : elles demandaient, comme remède pour leurs maux, à passer de l’administration des proconsuls du sénat sous celle des lieutenants de l’empereur.

Ainsi l’empire était sagement et doucement gouverné. Mais, en voyant ces allures débonnaires du nouvel empereur, les grands s’enhardirent. Un Pison soutint en face même de Tibère qu’en l’absence du prince le sénat devait continuer ses délibérations et les affaires. Cette proposition, qui déplaçait le pouvoir souverain, ne fut rejetée qu’après une longue et douteuse discussion. Ce Pison est le même personnage que nous verrons, faisant revivre audacieusement les habitudes des derniers temps de la république, armer ses esclaves, lever des troupes, et, de sa pleine autorité, déclarer la guerre à un général romain, pour rentrer de vive force dans une province. Un autre, un de ceux qu’Auguste avait désignés comme très désireux de recueillir son héritage, Gallus, demanda que les magistrats fussent nommés cinq ans d’avance. C’eût été désarmer le pouvoir et donner aux élus une dangereuse influence. Comme Pison voulait que le sénat prit au sérieux ses pouvoirs politiques, quelques-uns voulaient qu’il exerçât avec indépendance son droit électoral. Germanicus et Drusus soutenaient, de concert et très vivement, un de leurs parents, dans la poursuite de la préture ; le sénat le repoussa longtemps, et le candidat des Césars et de la cour ne fut élu qu’à une très faible majorité[53]. Ainsi les pères conscrits étaient tout disposés à reprendre leur ancien rôle, en gardant, bien entendu, les nouveaux pouvoirs qui leur avaient été donnés. J’ai jugé sévèrement les institutions d’Auguste, mais, entre l’autorité d’un homme et celle d’une assemblée telle que le sénat, je n’hésite point à passer du côté des empereurs.

Les secrets sentiments du patriciat se montrèrent mieux dans la double tentative de Libon et de Clemens. L’un était un jeune patricien apparenté à la famille impériale et à qui les astrologues, alors fort en renom, avaient fait espérer une haute fortune. Cette fois ce n’était pas seulement des paroles imprudentes : on trouva des tablettes où les noms de Tibère et de quelques sénateurs étaient précédés de notes menaçantes ou mystérieuses. Libon, évidemment coupable[54], se tua. On envoya au supplice deux astrologues, et les autres, avec tous les magiciens, furent chassés d’Italie. Clemens était un esclave d’Agrippa Postume, qui se fit passer pour son maître. Secrètement encouragé par des chevaliers, des sénateurs et des personnages mêmes de la maison du prince, il réunit quelques partisans. Déjà on le disait débarqué à Ostie, et des rassemblements clandestins se formaient dans la ville. Deux émissaires, qui endormirent sa vigilance en lui offrant leur courage et leur bourse, le surprirent une nuit et l’amenèrent à Tibère. Comment es-tu devenu Agrippa ? lui demanda-t-il. — Et toi, répondit fièrement l’esclave, comment es-tu devenu César ? On l’exécuta dans le palais, mais l’empereur défendit toute recherche.

Plus près de lui, Tibère trouvait des ennuis domestiques : Livie, habituée aux égards d’Auguste, croyait régner encore et voulait être écoutée. Le fils de Tibère, Drusus, n’avait rien fait et ne promettait ni talents ni conduite. Je ne doute pas de la fidélité de Germanicus ; mais la fille de Julie ne pouvait oublier les auteurs de la ruine de sa mère. Avide de pouvoir, fière de sa naissance, de sa fécondité, de sa vertu et de l’amour du peuple pour le vainqueur d’Idistavisus, Agrippine bravait avec emportement la veuve d’Auguste et ne souffrait pas que l’épouse de Drusus marchât son égale[55]. Ces rivalités de femmes partageaient la cour et faisaient naître des haines que les courtisans vont envenimer.

Tibère avait rappelé Germanicus des bords du Rhin pour rester libre de suivre sur cette frontière la politique d’Auguste, celle qu’il y avait pratiquée lui-même. Il lui permit d’entrer à Rome en triomphe, ses cinq enfants placés autour de lui sur son char ; derrière, les captifs, et, parmi eux, la veuve d’Hermann, la belle Thusnelda. Il lui fit élever un arc triomphal et frapper des monnaies avec cette devise qui devait immortaliser sa gloire et que vous lisons encore : signis receptis, devictis Germanis[56] ; enfin, après avoir distribué en son nom 300 sesterces par tête, il partagea avec lui le consulat pour l’année suivante. Germanicus n’en prit possession qu’en Grèce, où il fut envoyé à la fin de l’an 17.

Depuis C. Cæsar, nul membre de la famille impériale ne s’était montré en Orient. Cependant il était nécessaire qu’ils y parussent de loin en loin, pour ne pas laisser toujours à de simples lieutenants le soin dangereux de traiter les graves questions qui s’y agitaient. A ce moment les Parthes redevenaient hostiles. Ils avaient chassé Vonon, le roi que Rome leur avait donné et mis à sa place l’Arsacide Artaban, qui, élevé chez les Dalles, barbares voisins de la Caspienne, n’apportait sur le trône ni les mœurs efféminées d’un habitué du Palatin, ni les sentiments d’un élève d’Auguste. Vonon, retiré en Arménie, s’y fit proclamer roi ; Artaban voulait l’y poursuivre. Pour éviter une guerre avec les Parthes, le gouverneur de la Syrie attira Vonon dans sa province et l’y retint. Ce n’était là qu’une solution provisoire Tibère vint exposer au sénat la nécessité d’une intervention. Si l’on n’avançait point sur le Rhin, au moins ne devait-on pas reculer sur l’Euphrate[57]. En outre, le vieux roi de Cappadoce, qui avait autrefois offensé Tibère, venait de mourir à Rome, où il avait été appelé, et son royaume avait été réuni à l’empire ; il fallait l’organiser en province. La Commagène et la Cilicie des montagnes, depuis quelque temps sans rois, étaient pleines de troubles[58] ; la Syrie et la Judée réclamaient une diminution d’impôt. Germanicus seul, disait Tibère, peut calmer par sa sagesse les mouvements de l’Orient, puisque je suis déjà sur le déclin de l’âge et que Drusus, manque encore de maturité. Un décret du sénat déféra au jeune prince le gouvernement des provinces au delà de la mer, avec une autorité supérieure à celle de tous les gouverneurs. Avouons que si c’était un exil, il était honorable et d’accord avec les vrais intérêts de l’empire[59]. Tibère envoyait en même temps Drusus en Pannonie pour veiller sur les mouvements des Suèves. Lui au centre, ses deux fils sur les deux frontières menacées, et la tranquillité sévèrement maintenue partout dans les provinces, comme dans les États alliés, c’est-à-dire les intrigues du dedans prévenues et les dangers du dehors conjurés, l’empire gardait une ferme et digne attitude : il était à la fois gouverné et défendu ; il donnait la paix et l’ordre[60] ; c’était aux provinciaux à y joindre le bien-être. Pour la liberté, ils avaient dans leurs municipes toutes celles qu’ils étaient capables d’exercer.

La tâche de Drusus était la plus simple : il n’avait qu’à assister paisiblement aux déchirements intérieurs de la Germanie que Tibère avait si bien prévus. Sous la double pression que Rome exerçait par le Rhin et par le Danube, deux ligues puissantes s’étaient formées : au nord, celle des Chérusques sous Hermann et son oncle Inguiomar, vieux guerrier, qui, dans toutes les rencontres, avait rivalisé de courage avec son jeune collègue ; an midi, celle des Marcomans sous Marbod, qui, à la tête de quatre-vingt mille soldats, avait répandu autour de lui la terreur et l’obéissance. Sa conduite ou, comme beaucoup de Germains disaient, sa trahison, après la défaite de Varus, avait détaché de lui plusieurs peuples. Les Semnons et les Longobards ses alliés étaient passés du côté des Chérusques. Mais Inguiomar, éclipsé par Hermann et honteux d’être réduit à servir sous ses ordres, s’était rendu au camp de Marbod avec tous ses leudes. La Germanie était partagée entre ces deux hommes ; ils combattirent pour décider à qui resterait l’empire. L’action fut indécise et sanglante. Marbod, en se retirant le premier sur les hauteurs, fit l’aveu de sa défaite ; bientôt il rentra en Bohème et demanda des secours à l’empereur. Tu ne nous as point aidés contre les Chérusques, répondit Tibère, tu n’es pas en droit de compter sur notre assistance. Cependant il envoya Drusus pour achever par l’intrigue ce que les armes avaient préparé, la destruction de ce grand royaume barbare. Marbod, déshonoré par sa défaite, vit ses sujets se révolter et ses lieutenants le trahir. Un chef des Gothons, Catwald, soutenu par l’or de Rome et secrètement appelé par les principaux chefs des Marcomans, força sa ville royale. Tibère exposa au sénat avec une joie orgueilleuse les mesures qui avaient amené la chute de ce roi redouté[61], et montra les lettres où il demandait à se retirer sur les terres de l’empire. On lui assigna Ravenne pour résidence. Catwald, chassé peu de temps après par les Hermondures, vint aussi mendier un asile et fut relégué à Fréjus (19 de J.-C.). On retint les leudes qui les avaient accompagnés, de peur que leur turbulence ne troublât ces deux villes, et on les laissa s’établir sous la protection romaine au delà du Danube, dans la Moravie, en leur donnant pour roi le Quade Vannius. Plusieurs peuplades suéviques se rattachèrent à ce petit État placé a portée des légions et qui resta longtemps fidèle[62].

La puissance des Marcomans était détruite, celle des Chérusques tomba la même année. Un chef des Cattes offrit d’empoisonner Hermann ; Tibère répondit comme Fabricius : Ce n’est point dans l’ombre et par la perfidie que les Romains se vengent, mais publiquement et par les armes. Ce retour à l’héroïsme des anciens temps n’avait rien de dangereux : Hermann était entouré d’ennemis. Le cœur enflé par le succès, il voulut régner et tomba sous les coups des siens ; il n’avait que trente-sept ans. Aux yeux de son peuple, sa fin expia son ambition, et l’on ne se souvint que du libérateur de la Germanie. Il est encore, dit Tacite, chanté par les Barbares. Le temps en fit presque un dieu. Quand Charlemagne pénétra jusqu’au sanctuaire des Saxons, il y trouva l’Hermann-Saül, mystérieux symbole représentant à la fois la patrie, un dieu et le héros. De nos jours, la poésie a évoqué sa mémoire, les bardes modernes l’ont célébré, et son nom s’est retrouvé dans les chants de guerre contre le nouvel empire d’Occident.

La Germanie, naguère si menaçante, était donc rendue à l’anarchie, ramenée à la faiblesse et à l’impuissance. La politique avait mieux réussi que les armes. Tacite aurait dû reconnaître que Tibère avait exaucé d’avance ses vœux homicides, lorsque, en face d’un champ de bataille où gisaient soixante mille Barbares égorgés par leurs frères, l’historien s’écriait : Ah ! puissent les nations, à défaut d’amour pour nous, persévérer dans cette haine d’elles-mêmes, puisque la fortune n’a désormais rien de plus à nous offrir que les discordes de nos ennemis ![63]

La même conduite avait, en Orient, le même succès. Germanicus avait voyagé lentement, visitant les endroits fameux, les sanctuaires célèbres : Actium, Délos, Athènes, qui le vit, avec reconnaissance, entrer dans ses murs précédé d’un seul licteur ; Samothrace, où, il se fit initier aux mystères cabiriques ; Ilion, qu’on disait le berceau de Rome. Sur sa route, il réprimait les rivalités des villes, les excès de pouvoir des magistrats, et partout il portait le mot d’ordre du nouveau gouvernement, la justice et la paix. En Arménie, il établit pour roi le fils d’un fidèle vassal de l’empire, du roi de Pont Polémon, et il le couronna de sa main dans Artaxata. Ce choix était habile. Vonon avait prouvé que la politique romaine dépassait le but, lorsqu’elle donnait aux peuples d’Orient des rois trop romains. Le nouveau prince avait depuis longtemps adopté les usages, la parure et tous les goûts des Arméniens ; les grands et un peuple immense l’accueillirent avec acclamation. Le règlement des affaires de la Cappadoce fut plus simple encore : on donna une formule à la nouvelle province ; on désigna les villes où le gouverneur établirait son tribunal ; et, pour que le peuple gagnât à ce changement, on diminua quelque chose des tributs qu’il payait à ses rois. On fit de même pour la Commagène. En Syrie, Germanicus trouva des envoyés du roi des Parthes. Artaban demandait le renouvellement de l’alliance, une entrevue avec le fils de l’empereur sur les bords de l’Euphrate et l’éloignement de son compétiteur. Il n’y avait point de motifs pour rejeter ces ouvertures : Vonon fut relégué en Cilicie[64], où il périt l’année suivante dans une tentative d’évasion.

En Thrace, un des deux rois du pays avait tué l’autre. C’était Auguste qui avait établi ce partage entre Rhescuporis et Cotys ; Tibère, qui se faisait un devoir de suivre en tout son exemple, chargea le gouverneur de la Mœsie d’empêcher la réunion de la Thrace entière en un seul État. Rhescuporis, attiré, à une conférence, fut enlevé, conduit à Rome et relégué à Alexandrie, où quelque temps après, sous prétexte qu’il avait voulu rompre son ban, on le fit mourir. Son fils garda son royaume, et les jeunes enfants de Cotys eurent celui de leur père, sous la tutelle d’un commissaire romain : La veuve de Cotys était venue dans le sénat implorer cette vengeance, de sorte que Tibère, tout en donnant cette leçon sévère aux rois alliés, n’apparaissait que comme le juge désintéressé des coupables et le protecteur des orphelins.

Une plus sérieuse affaire avait commencé l’année précédente en Afrique (17 de J.-C.). Les Romains n’avaient pas trouve dans cette province ce qui fait les résistances les plus opiniâtres, l’opposition religieuse, et celle des mœurs avait été affaiblie par le voisinage de Carthage et l’influence de la civilisation gréco-latine. Tout le littoral devenait romain. Mais, par delà l’Atlas, dans les solitudes qui avoisinent le Sahara, erraient des nomades à qui la prospérité du Tell donnait de bien vives tentations. Un Numide, déserteur des légions, Tacfarinas, réunit dans les montagnes quelques bandits, puis une troupe, enfin une armée qu’il disciplina à la romaine. Les Musulans, sur les limites du désert, se déclarèrent pour lui, entraînant les Maures leurs voisins avec la grande tribu des Cinithiens, et le fer et le leu furent portés au milieu des villages. Il fallut que le proconsul Camille marchât contre eux avec une légion. Tacfarinas accepta le combat, mais ses Numides étaient encore mal exercés, il fut battu. Tibère, heureux de cet acte de vigueur qui rendait la sécurité à une province frumentaire, envoya les insignes du triomphe au vainqueur. Il accorda aussi l’ovation à ses deux fils, Germanicus et Drusus, qui avaient remporté des victoires comme il les aimait, par la politique, sans avoir eu besoin de tirer l’épée.

C’est au milieu de cette prospérité, disons mieux, de cette gloire pacifique, qu’on place le crime le plus odieux de Tibère, l’empoisonnement de Germanicus. Dans les gouvernements monarchiques, soit calcul, soit résultat inévitable d’une disposition des esprits qui aiment à placer dans l’État , comme dans la famille, l’avenir à côté du présent, il y a toujours un prince qui recherche la popularité ou à qui elle s’impose. Cette idole du peuple, à qui s’attachent les espérances publiques, avait été Marcellus, mort à vingt ans, puis Drusus, mort à trente, brevis et infaustos populi Romani amores[65] ; maintenant c’était le jeune général de l’armée du Rhin, le pacificateur de l’Orient. Aimé des soldats pour son courage et ses goûts militaires, des lettrés de Rome pour les dons heureux de son esprit[66], de la foule pour ses vertus, pour sa belle et nombreuse famille, de tous enfin pour sa modération, l’affabilité de ses mœurs, la douceur de son commerce, Germanicus, sans s’y prêter, sans le vouloir, était devenu dans l’opinion de beaucoup le rival secret de Tibère. Plus on sentait le pouvoir de l’un, plus on s’obstinait à voir dans l’autre un prochain restaurateur de la liberté romaine. De la position faite ainsi faussement aux deux princes devait nécessairement sortir, pour la crédulité populaire, en cas d’accident imprévu, le drame que la sombre imagination de Tacite a si éloquemment retracé.

Mais un homme tel que Tibère, sérieux, réfléchi, calculant tout, et que Tacite est obligé de nous montrer vingt fois dans le sénat complètement maître de lui-même, un tel homme ne commettait pas de crimes inutiles. La mort de son fils adoptif ne lui ôtait pas un rival dangereux, il le savait incapable d’une trahison odieuse, et elle le privait d’un appui nécessaire. Germanicus vivant, Germanicus fidèle aux habitudes d’obéissance et à la discipline mises par Auguste dans la famille impériale, était un obstacle aux desseins des ambitieux et des rêveurs ; Germanicus mort ouvrait la route aux menées coupables et aux révolutions : car aux espérances de ses ennemis Tibère n’avait plus à opposer que son fils, l’incapable Drusus. Mais quand donc les contemporains ont-ils vu disparaître du monde, dans la fleur de l’âge, un grand personnage, sans croire à de mystérieux complots[67] ? Ici l’artisan du crime aurait été Pison.

C’était un patricien d’un caractère violent et fier, qui se croyait aussi noble que le prince, plus noble que ses fils, et dont nous avons vu déjà les emportements dans le sénat. Il avait obtenu le gouvernement de la Syrie dans le temps où Germanicus était envoyé en Orient. Tacite veut que ce choix ait été fait avec dessein. Pison et Plancine sa femme, confidente d’Augusta, connaissaient, dit-il, la haine de Livie pour Agrippine, et Tibère plaçait auprès du jeune prince un gardien vigilant de ses intérêts. S’exagérant peut-être d’imprudentes paroles, les deux époux se crurent encouragés à ne garder ni mesure ni convenances envers Germanicus et Agrippine. Allèrent-ils plus loin ? Je croirai difficilement au rôle qu’on prête à ce rigide personnage, fils d’un homme qu’Auguste avait été réduit à solliciter pour qu’il daignât accepter le consulat et qui lui-même s’était montré plus d’une fois si libre en face de Tibère. Tacite même n’ose d’abord rien affirmer[68]. Germanicus avait voulu visiter l’Égypte et ses merveilles. Bien qu’il s’y fût montré sans aucun appareil et en simple particulier, ce n’en était pas moins une infraction aux règlements d’Auguste[69]. Tibère le reprit vivement de donner l’exemple de l’oubli des lois, mais lui laissa achever son voyage, et lui fit à ce moment même accorder l’ovation en récompense de ses services en Orient. A son retour en Syrie, Germanicus trouva toutes les dispositions qu’il avait prises changées par Pison. De vives altercations éclatèrent entre eux, et l’indocile gouverneur, plutôt que de céder, préféra quitter sa province. La nouvelle d’une grave indisposition l’arrêta à Antioche. Le prince s’étant rétabli, il s’opposa aux fêtes célébrées pour sa convalescence et gagna Séleucie, où le bruit d’une rechute plus alarmante le retint encore. Autour d’Agrippine on parlait d’empoisonnement. On avait trouvé, sur le sol et le long des murs du palais, des os de morts, des caractères magiques et des talismans, le nom de Germanicus gravé sur des tablettes de plomb, des cendres sanglantes, des débris à demi consumés, d’autres maléfices encore, toutes choses par lesquelles on croyait dévouer sûrement une victime aux dieux infernaux. Les émissaires de Pison, qui venaient épier les progrès du mal, montraient par quelles mains le coup était porté.

Voilà ce que disaient les amis du prince ; mais lui-même repoussait ces soupçons. On n’écrit point à son assassin pour rompre avec lui, pour répudier son amitié, et c’est une telle lettre que Germanicus adressait à Pison[70]. Après de nouvelles crises qui donnèrent un rayon d’espérance, le malade s’affaiblit et expira, en recommandant, selon Tacite, à son père de le venger, à sa femme d’abaisser son orgueil et de modérer ses désirs de pouvoir. Il n’avait pas trente-quatre ans[71] (10 oct. 19 de J.-C.).

Avant de brûler son corps, on l’exposa nu dans le forum d’Antioche : Agrippine recueillit pieusement ses cendres, et, malgré l’hiver, s’embarqua pour l’Italie avec son précieux dépôt. Dés qu’on eut signalé de loin en mer son approche, de toutes les villes voisines on se précipita vers Brindes. La flotte funèbre entra lentement au port, dans un appareil lugubre et sans les cris joyeux des matelots, sans les acclamations de la foule. Mais, quand on vit Agrippine, en longs vêtements de deuil et les regards fixés contre terre, sortir de son vaisseau avec deux de ses enfants, portant elle-même l’urne sépulcrale, un immense cri de douleur éclata. Dans toutes les villes de la Calabre, de la Pouille, de la Campanie, et tout le long de la route, la même affliction éclata. Tibère avait envoyé jusqu’à Brindes deux cohortes prétoriennes. Drusus, les enfants de Germanicus restés à Rome et Claude, son frère, allèrent jusqu’à Terracine au-devant du cortége. Mais la vénérable Antonia sa mère et l’empereur restèrent renfermés dans leur palais ; et l’on comprend que l’une ait voulu y cacher sa douleur maternelle, que l’autre, l’homme triste et sévère, soit resté loin des démonstrations bruyantes, occupé à calculer les périls que faisait naître pour lui la perte d’un lieutenant fidèle et nécessaire.

Tibère avait fait voter à Germanicus des statues, des arcs de triomphe, à Rome, sur le mont Amanus, aux bords du Rhin, et des honneurs qu’on rendait encore à sa mémoire un siècle plus tard. Mais ses adversaires s’efforçaient de prolonger le deuil public : manière d’opposition qui était sans danger et non sans charme. Agrippine surtout et ses amis le blessaient par de vagues accusations qu’on faisait remonter plus haut que Pison ; et des pierres avaient été jetées contre ses statues. A la fin il se fatigua de ces pleurs intéressés et de tout le bruit qui se faisait autour d’un mort glorieux, pour servir de secrètes ambitions ; il mit brutalement un terme à ces manifestations par un édit où il rappelait que d’autres grands hommes étaient morts pour l’État, que Rome avait perdu des armées, en supportant avec plus de fermeté son malheur. Cette douleur honorait les Romains et lui-même, pourvu qu’elle eût des bornes, car il y avait des faiblesses qui ne convenaient ni a un grand empire ni au peuple-roi.... Les princes meurent, mais la république est immortelle : qu’ils retournent donc à leur vie ordinaire, même aux plaisirs.

Le dernier mot était de trop, bien qu’il s’expliquât par l’approche des grandes fêtes de Cybèle qu’il ne convenait pas de déserter[72]. Ces dures paroles rendirent la ville à ses habitudes ; on n’en attendait pas moins avec impatience l’arrivée de Pison. Chassé de sa province par Germanicus, Pison avait reçu avec une joie inconvenante la nouvelle de sa mort et avait aussitôt repris la route de son gouvernement. Mais les légats et les sénateurs répandus en Syrie avaient déféré le commandement à un d’entre eux ; Pison ne recula pas devant une guerre civile. Cette faute le perdit : Tibère ne devait point pardonner à celui qui compromettait la paix publique[73]. Pison, battu, fut embarqué de force sur un navire pour l’Italie ; des accusateurs l’y attendaient. Ils voulaient que l’empereur fût seul juge dans cette cause[74]. S’il avait craint quelque révélation compromettante, il aurait accepté ; il renvoya tout au sénat, lui demandant froidement impartialité et justice. Il siégea lui-même ; et l’accusé, dit l’historien, le vit, avec épouvante, sans pitié, sans colère, impassible, impénétrable. C’est le plus fidèle portrait que Tacite ait laissé de Tibère[75].

Pison se tua dans sa maison. Près de son corps on trouva une lettre assez digne, où il n’avouait d’autre tort que celui d’être rentré en armes dans sa province. Tibère récompensa les trois amis de Germanicus qui s’étaient portés accusateurs, sollicita pour Néron, l’aîné de ses enfants, la permission de demander la questure cinq ans avant l’âge prescrit, et le maria à la fille de Drusus (20). Quand le second des fils de Germanicus prit la robe virile (25), il lui fit donner le même privilège ; et, pour maintenir Drusus dans ses dispositions favorables à leur égard, il le loua longuement dans le sénat de la bienveillance paternelle qu’il montrait aux enfants de son frère[76]. Des sénateurs voulaient que l’on consacrât un autel à la Vengeance et une statue à Mars Ultor, il s’y opposa. Réservons, dit-il, les monuments pour des victoires sur l’étranger, et cachons nos malheurs domestiques dans la douleur et le silence.

 

II. - ADMINISTRATION DE TIBÈRE ; SÉJAN ; MORT DE DRUSUS (19-23).

Ce long drame accompli, Tibère retourna aux soins du gouvernement. On se plaignait de la trop grande sévérité de la loi Papia-Poppæ, il nomma quinze commissaires pour en adoucir les exigences et réprimer l’avidité des délateurs[77]. Les édiles demandaient une loi somptuaire : Qu’on se corrige d’abord, répondit-il avec l’autorité du bon sens, de bonnes mœurs valent mieux que des lois impuissantes[78]. Et, s’il ne peut ramener les bonnes mœurs, il frappe au moins les mauvaises qui se produisent trop effrontément. Il rétablit, dit Suétone (chap. XXXV), l’ancien usage de faire prononcer, par une assemblée de parents, à l’unanimité des voix, le châtiment des femmes qui avaient violé la foi conjugale et que ne poursuivaient point des accusateurs publics. II releva de son serment un chevalier romain qui, ayant juré de ne jamais répudier sa femme, ne pouvait la renvoyer, quoiqu’il l’eût surprise en adultère. Des matrones, pour se délivrer d’une dignité gênante et se mettre hors des atteintes de la loi, s’étaient fait inscrire parmi les courtisanes ; de jeunes libertins des meilleures maisons s’étaient fait noter d’infamie par un tribunal, pour avoir ensuite le droit de paraître sur le théâtre ou dans l’arène : il les exila tous. Il exigeait de la dignité dans la vie des magistrats. Un questeur tire une femme au sort, l’épouse et le lendemain la répudie ; il lui ôta sa charge. Uri sénateur s’éloignant de Rome par un mesquin calcul, vers les calendes de juillet, pour y revenir, le jour du terme passé, afin de louer une maison moins cher, il le dégrada. Un autre dissipait son bien, il lui imposa un tuteur[79].

Comme il trouve ses pouvoirs suffisants, il repousse, sans hypocrisie ni feinte modération, tout ce qu’on veut y ajouter. Un sénateur propose d’étendre ses droits pour le choix des gouverneurs, il refuse[80]. Le sénat nommait au proconsulat d’Afrique ; un homme de guerre étant nécessaire dans cette province troublée par Tacfarinas, les Pères renvoient la nomination art prince ; il s’en plaint et ne consent qu’à désigner deux personnages entre lesquels la curie décidera. L’Asie, Cyrène, accusent leurs gouverneurs de concussions : ils sont condamnés. L’abus du droit d’asile dans les temples entraînait mille désordres, dont le moindre était l’impunité des coupables. Une mesure énergique eût peut-être, parmi les populations de l’Orient, causé des troubles : Tibre provoque une enquête solennelle, et c’est au sénat qu’il renvoie cette importante affaire. Jour glorieux, dit Tacite, où les bienfaits de nos aïeux, les traités des alliés, les décrets des rois qui avaient précédé la puissance romaine et jusqu’au culte rendu aux dieux, tout fut soumis à l’examen du sénat, libre, comme autrefois, de confirmer ou d’abolir. En l’an 22, il demande pour son fils Drusus la puissance tribunitienne ; le sénat y ajoute tous les honneurs que la flatterie invente : Tibère les rejette ; c’est lui qui les rappelle à la modération, à la dignité. La fameuse Junie, nièce de Caton, épouse de Cassius, sœur de Brutus, meurt cette même année en faisant des legs à tous les grands de Rome : Tibère, dont elle n’a pas mis le nom sur son testament, oubli insultant dans les usages de Rome, laisse célébrer ses funérailles avec une pompe solennelle, et porter à son convoi les images de vingt nobles familles. Celles de Brutus et de Cassius manquaient ; Tacite s’en indigne, et il a raison si Tibère a imposé cet exil posthume ; mais je doute qu’il ait eu peur de ces deux morts reparaissant dans une cérémonie funèbre.

On objectera peut-être les accusations de majesté, ce fantôme qui trouble et poursuit l’imagination de l’historien ; il y en a, et les voici : Drusus tombe malade ; un poète, récompensé pour des vers sur la mort de Germanicus, compose aussitôt un pomme sur celle du fils de l’empereur. Mais le prince se rétablit ; le poète vaniteux, loin de renoncer à ses vers, ose en faire des lectures ; ces paroles de mort sont, pour la superstition romaine, un présage funeste : puisqu’elles peuvent porter malheur, elles deviennent un attentat. On l’accuse, et le sénat, en un même jour, le condamne et le fait exécuter. Tibère était absent, il s’indigne, se récrie qu’on s’est trop hâté[81], qu’il aurait fait grèse ; et ses reproches sont si sérieux, qu’un décret inspiré par lui décide qu’il y aura désormais un intervalle de dix jours entre la sentence et l’exécution[82]. Un chevalier est cité pour avoir fait servir une statue d’argent de Tibère à divers usages ; il ne veut pas qu’on reçoive l’accusation. Capiton se révolte bassement contre cette indulgence, mais le prince persiste[83]. En mainte circonstance il avait déjà défendu qu’on poursuivit pour des paroles contre la famille impériale[84], car il n’encourageait point encore les délateurs[85] ; deux d’entre eux, quoique chevaliers, furent punis pour une fausse accusation[86] ; un autre dénonçant le sénateur Lentulus, Tibère se leva et dit qu’il ne se croirait plus digne de voir le jour si Lentulus lui était ennemi[87].

Sa justice est égale et sévère pour tous, même pour les dieux. Un jeune chevalier avait trompé une matrone dans le temple d’Isis, en se faisant passer, avec l’aide des prêtres, pour le dieu Anubis : Tibère fit ruiner le temple, jeter dans le Tibre la statue de la déesse et crucifier ses prêtres[88]. Dans le même temps, quatre Juifs, quatre bandits au témoignage de Josèphe, leur compatriote, avaient converti la femme d’un noble Romain et lui extorquaient beaucoup de pourpre et d’or, sous prétexte de dons au temple de Jérusalem. Le mari vint les dénoncer à Tibère ; l’empereur, peu soucieux des dogmes et ne voyant que la police et l’ordre indignement violés, défendit à Rome l’exercice de ces cultes étrangers. Quatre mille Juifs, en âge de servir et de race d’affranchis, furent enrôlés et envoyés en Sardaigne, contre les brigands de l’île. On fixa aux autres un terme pour quitter l’Italie ou leur rites profanes[89]. Cela était dur, car beaucoup d’innocents furent punis pour quelques coupables ; mais la tolérance religieuse est-elle une vertu bien ancienne ? En outre, les Juifs, n’ayant point le droit de cité à Rome, y étaient légalement à la discrétion du pouvoir ; et aujourd’hui encore les gouvernements modernes peuvent expulser les étrangers de leur territoire.

Les vieux rites latins ne lui imposaient pas davantage. Il n’aimait pas qu’on adressât aux dieux d’indiscrètes questions, et les oracles lui étaient suspects, avec raison, car ils n’étaient plus un moyen de gouvernement, et ils pouvaient devenir un instrument d’opposition. Il essaya de ruiner leur crédit, défendit de consulter les aruspices sans témoin et voulut examiner lui-même les Sorts fameux de Préneste, qui conservaient un reste d’autorité. Il fit sceller le coffre où l’on tenait enfermées les planchettes qu’un enfant tirait au hasard et sur les quelles étaient gravées des lettres dont la réunion formait des mots. On le lui apporta ; quand il l’ouvrit, les Sorts avaient disparu ; mais, à Préneste, ils se retrouvèrent à leur place[90] : Effrayé, dit son crédule biographe, il cessa d’entreprendre contre la majesté des Sorts prénestins. Tibère n’était pas homme à s’effrayer pour si peu : il s’était attaqué à de plus habiles que lui, et, cette fois, il avait été joué.

Tibère semblait alors un justicier sévère, mais impartial, inexorable pour les juges autant que pour les accusés, et combattant de tous ses efforts le vieux mal de la société romaine, la vénalité des tribunaux. Il venait s’offrir, dit Suétone, pour conseil aux magistrats et s’asseyait à côté d’eux au tribunal. Ou bien, s’il apprenait que la faveur devait sauver un accusé, il paraissait tout à coup et rappelait avec autorité aux juges leur serment, les lois et le crime qu’ils avaient à punir. Tacite appuie de son témoignage ces paroles du biographe des Césars ; il montre le prince arrêtant les brigues, les sollicitations des grands[91], et aussitôt il ajoute : Ainsi la justice était sauvée, mais la liberté était perdue. Quelle liberté, grands dieux ! celle de suborner ou de vendre la justice ! Cependant on serait tenté de passer cette fois de son côté, car le prince intervenant aujourd’hui pour la loi pouvait intervenir demain contre elle. Mais il était tribun perpétuel ; à ce titre, il était obligé de recevoir les appels et il avait le droit d’arrêter par son veto l’effet des sentences, même les procédures ; enfin l’antiquité ne connaissant pas ce que nous appelons la division des pouvoirs, les Romains ne s’offensaient pas plus de la présence du prince aux jugements que nos aïeux des temps féodaux ne s’étonnaient de voir le roi rendre la justice, fût-ce au pied d’un chêne[92].

Bon ménager des deniers publics comme des siens propres[93], il diminua les dépenses, accrut les recettes, et par sa ponctuelle exactitude à payer la solde militaire, par ses largesses au peuple dans les cas de nécessité, il prévint tout mouvement séditieux[94]. L’avare devenait parfois généreux, mais il fallait à sa générosité un motif d’intérêt public. Verrucosus le supplie de payer ses dettes, Tibère y consent à condition que Verrucosus lui remettra la liste de ses créanciers. D’autres font la même demande ; le prince exige qu’ils rendent compte de leur état de fortune au sénat, et ensuite paye. Sénèque s’en plaint : Ce n’est plus un bienfait, dit-il[95]. Mais le trésor public doit-il en accorder ? Si Tibère consentait à venir au secours du sénateur, pour sauver l’honneur du corps, il voulait que le débauché fût châtié par la honte, et il avait raison. En l’an 27, le feu dévora tout le mont Cælius : il indemnisa les incendiés ; on s’en étonna : c’étaient, pour le plus grand nombre, des gens de rien[96]. Tibère ne s’était pas enquis de leur qualité. Dédaigneux de la popularité comme des honneurs, il avait secouru des malheureux, probablement sans les plaindre, et comme il faisait toute chose, par esprit de gouvernement. La loi lui donnait les biens des condamnés ; souvent il les laissa à leurs héritiers, et il refusa les legs que lui faisaient, aux dépens de leurs enfants, ceux qui ne lui étaient ni parents ni amis[97].

Dans les provinces, il maintenait la bonne administration par l’habileté de ses chois, par sa persévérance à conserver dans leurs charges les officiers éprouvés, par sa sévérité contre les prévaricateurs. Bien des provinces avaient encore les gouverneurs qu’il leur avait donnés a son avènement[98] ; et on ne trouve pas qu’un seul de ceux qui furent accusés de concussions ait échappé[99] ; il les rendit même responsables des délits que leurs femmes pouvaient commettre à l’abri de leur nom[100].

Il y eut cependant quelques troubles dans la Thrace, actes de brigandage plutôt que de guerre[101], entre les diverses tribus, et il n’en conta pas un homme aux Romains pour tout faire rentrer dans l’ordre. En Gaule, ce fut un commencement de révolte. Un Trévire, Flores, essaya de soulever les Belges, et l’Éduen Sacrovir agita les Gaulois de la Celtique. Le prétexte était le poids des tributs, la dureté des gouverneurs et des créanciers, raisons difficiles à concilier avec le tableau qu’ils traçaient en même temps, pour enflammer les courages, de la prospérité des Gaules et de la misère de l’Italie ; mais ils ne surent rien concerter. Un mouvement prématuré des Andécaves et des Turons fut réprimé par une seule cohorte. Florus, cerné dans les Ardennes et traqué par un autre Trévire qui le poursuivit au fond de ces bois, se tua lui-même. Sacrovir causa plus d’alarmes : il entraîna les Édues et les Séquanes, prit Autun et rassembla jusqu’à quarante mille hommes, dont à peine, il est vrai, un cinquième était armé. Deux des légions du Rhin se rabattirent sur la province. Depuis un demi-siècle les Gaulois avaient si bien désappris la guerre, qu’il n’y eut même point de combat., mais un massacre. Sacrovir et ses amis, réfugiés dans une villa, s’entre-tuèrent après y avoir mis le feu (24)[102]. L’arc d’Orange consacra le souvenir de ce facile succès.

A Rome, il y avait eu un moment d’effroi et beaucoup de clameurs. Tibère seul n’interrompit pas ses travaux ; il ne daigna même parler de cette guerre que quand elle fut terminée. a Alors il annonça au sénat la révolte en même temps que la soumission, n’ôtant rien, n’ajoutant rien à la vérité. Les mesures qu’il avait prises, disait-il, et la fidélité, la bravoure de ses lieutenants, avaient suffi à tout. Puis il expliqua pourquoi ni lui ni Drusus n’étaient partis. Il allégua la grandeur de l’empire, flua ne permettait point à ses chefs de quitter, pour quelques troubles dans une ville ou deux, la capitale, d’où ils surveillaient tout l’État. Un sénateur proposa que Tibère rentrât de la Campanie dans Rome, avec l’ovation. Il répondit aussitôt : Ma vie n’a pas été tellement vide de gloire, que j’aie besoin de ce peu d’honneur. Dans ma jeunesse, j’ai dompté assez de nations belliqueuses, obtenu ou dédaigné assez de triomphes, pour n’aller point dans l’âge mûr ambitionner cette vaine récompense d’une promenade sur la route de Rome. De quel côté se trouvent le bon sens, la dignité et la sagesse politique ?

Tacite raconte l’émeute gauloise sans rien dire de la répression qui la suivit ni des mesures prises pour en prévenir le retour. Les exécutions furent certainement nombreuses ; une classe particulière en souffrit, les druides. Auguste avait latinisé leurs dieux, supprimé leurs privilèges et leurs assemblées. Afin de les empêcher de parler au nom du ciel à des esprits faciles à enflammer, Tibère proscrivit les cérémonies sanglantes et les sortilèges par lesquels ces prêtres prétendaient révéler les promesses ou les menaces des dieux. La pratique des rites particuliers au druidisme fut assimilée au crime de magie qui, pour un provincial, entraînait la mort[103]. C’était la peine portée par les Douze Tables contre les enchanteurs et celle que le sénat républicain avait appliquée aux fauteurs des Bacchanales. Il n’y eut point de persécution générale, parce qu’il n’y eut pas de recherche, inquisitio, ordonnée contre les fauteurs de l’ancien culte, et si un certain nombre de druides, instigateurs de la dernière révolte ou contempteurs acérés de la nouvelle loi, ont dû périr, beaucoup ont pu échapper par leur silence ou par l’obscurité de leur vie. Ainsi s’expliquent les passages contradictoires des auteurs qui datent des règnes de Tibère et de Claude l’abolition de la vieille religion gauloise et de ceux qui montrent des druides en Gaule deux ou trois siècles plus tard. Les dieux meurent avant que leurs autels ne tombent, et des restes de druidisme ont traversé le polythéisme romain, comme tant de rites païens ont survécu au paganisme. Les religions qui s’en vont laissent toujours derrière elles des traces durables de leur passage.

Il faut aller maintenant dans une autre partie du monde.

Tacfarinas avait reparu en Afrique, et assiégé dans un fort une cohorte romaine, qui, par une sortie imprudente, lui avait livré la place. Encouragé par ce succès, il osa attaquer la ville de Thala. Mais le proconsul avait fait décimer la cohorte qui s’était laissé battre, et il avait si bien raffermi la discipline par cette sévérité, que cinq cents vétérans repoussèrent dans une rencontre toutes les forces de l’ennemi. Tacfarinas change alors de tactique : il renonce aux sièges, divise son armée en petites troupes, attaque et recule dès qu’il est pressé, mais pour reparaître ailleurs, se jouant des Romains et de leur vaine poursuite. II en vint à cet excès d’audace de députer à Tibère, et, traitant de puissance à puissance, de lui signifier qu’il eût à lui céder de bonne grâce un établissement, sinon qu’il s’attendit à une guerre interminable. L’empereur répondit par l’envoi d’un général habile, Blesus, oncle de Séjan, qui combattit l’insaisissable Numide par une tactique pareille à la sienne. Deux corps furent placés aux frontières ; à la tête du troisième, Blesus se tint au centre, et de là dirigea dans tous les sens une poursuite acharnée. Quand il eut tué beaucoup de monde à l’ennemi, il partagea ses forces en petites troupes vives et lestes, mit à leur tête, avec de bons guides, des centurions d’une valeur éprouvée, éleva des fortins pour appuyer leurs mouvements, comme nous avons élevé des blockhaus contre les Arabes, et leur fit tenir la campagne, même durant l’hiver. De quelque côté que l’ennemi se tournât, il trouvait toujours en face, sur ses flancs, sur ses derrières, un détachement romain. Tacfarinas échappa, mais son frère fut fait prisonnier, et la tranquillité parut rétablie. Tibère envola à Blesus les ornements du triomphe et laissa ses soldats le proclamer imperator. Ce fut le dernier général décoré de ce titre.

Le roi de Maurétanie, Ptolémée, avait fidèlement servi Rome dans cette guerre. Sur le compte qui en fut rendu, on renouvela, en sa faveur, un usage des anciens temps un sénateur lui porta le sceptre d’ivoire avec la robe brodée, et, au nom du prince et du sénat, il le salua des titres de roi et d’ami du peuple romain.

Depuis neuf ans Tibère était au pouvoir, et son administration avait été heureuse pour l’État. Écoutons Tacite : Voici le tableau résumé, que le prince présenta au sénat, des forces de l’empire et des provinces où se trouvent les légions : L’Italie avait une flotte sur chacune des deus mers, l’une à Misène, l’autre à Ravenne, sans compter les galères de Fréjus, qui protégeaient la côte de la Narbonnaise. Huit légions, sur le Rhin, contenaient à la fois les Germains et les Gaulois ; l’Espagne était gardée par trois légions, la Maurétanie par le roi Juba. Dans le reste de l’Afrique, deux légions, autant en Égypte et quatre seulement dans ce vaste pays qui s’étend à l’ouest de l’Euphrate jusqu’à ces royaumes des Albaniens et des Ibères que notre grandeur protège contre les empires voisins. Rhémétalcès et les enfants de Cotys gouvernaient la Thrace ; deux légions en Pannonie, et autant en Mœsie, défendaient le passage du Danube ; deux autres en Dalmatie pouvaient à volonté soutenir les premières ou accourir à la défense de l’Italie. Rome avait ses troupes particulières : trois cohortes urbaines, neuf cohortes du prétoire, toutes levées dans l’Étrurie, l’Ombrie, le Latium ou les anciennes colonies romaines. Les flottes, la cavalerie et l’infanterie auxiliaires, qui formaient une force presque égale, étaient distribuées selon Ie, besoin dans les provinces ; mais il n’y a rien de certain ni sur leur destination ni sur leur nombre, qui variaient sans cesse.

Dans le gouvernement, les affaires publiques et les intérêts les plus graves des particuliers se traitaient au sénat ; pour les discussions, on suivait l’ordre ordinaire. Les orateurs tombaient-ils dans l’adulation, Tibère les arrêtait. Pour la distribution des honneurs, il consultait la naissance, les services militaires et le talent civil : de sorte qu’il eût été difficile de faire de meilleurs choix. Le consulat et la préture conservaient leur éclat extérieur, les magistratures inférieures leurs anciens droits. Quant aux lois, si l’on excepte celle de majesté, on faisait des autres bon usage ; les approvisionnements, les impôts et les autres revenus publics étaient donnés en ferme à des compagnies de chevaliers romains. Pour ses affaires particulières, le prince choisissait les hommes les plus considérés, quelques-uns sans les connaître et sur leur réputation. Une fois choisis, il les changeait difficilement ; la plupart vieillirent dans leur charge. Le peuple souffrit plusieurs fois de la cherté des grains ; ce ne fut point la faute de Tibère : il n’épargna ni soins ni dépenses pour parer aux mauvaises récoltes et aux accidents de mer qui mettaient, comme il le disait lui-même, la vie du peuple romain à la merci des vents et des flots. Il veillait à ce que les provinces ne fussent pas chargées de nouveaux impôts, à ce que les anciens ne fussent pas aggravés par l’avarice et la cruauté des gouverneurs. Il défendait les punitions corporelles et les confiscations[104].

Les domaines du prince en Italie étaient peu étendus, ses esclaves sans insolence, et ses affranchis en petit nombre. Avait-il contestation avec des particuliers, les tribunaux et les lois décidaient. Il est vrai que ses formes n’étaient point aimables, qu’il était farouche, et que le plus souvent il inspirait la crainte ; mais il sut se contenir jusqu’à la mort de Drusus, où tout changea de face.

Cette révolution, qui s’opère à jour fixe dans la vie et les habitudes de Tibère, nous est suspecte. Elle serait à peine explicable pour un jeune homme ; elle devient incompréhensible chez un vieillard de soixante-cinq ans, depuis neuf ans maître du pouvoir, libre par conséquent depuis neuf années de s’abandonner sans contrainte à ses passions. Jusqu’à cinquante-six ans, dit Tacite[105], sa vie et sa renommée furent irréprochables ; de cinquante-six à soixante-cinq ans il feignit la vertu ; de soixante-cinq à soixante et onze il mêla sa conduite de bien et de mal ; de soixante et onze à soixante-treize il montra une cruauté sans nom, mais cacha ses débauches ; de soixante-treize à soixante-dix-huit il y eut un débordement de crimes et d’infamies, parce qu’il put s’abandonner enfin à son caractère. Ces divisions sont ridicules. Un esprit aussi fortement trempé que celui de Tibère n’a pas dans l’âge mûr de ces métamorphoses périodiques. Montrez-nous que la situation change, que les dangers s’accroissent, et nous comprendrons que naissent aussi et augmentent les craintes, les soupçons, la cruauté. Nous aurons le développement régulier d’une situation mauvaise dès le principe, et d’un caractère enclin à l’extrême sévérité, non des changements à vue, tels qu’on n’en trouve qu’au théâtre.

Comme Louis XI, comme tous les princes placés en face d’une aristocratie puissante, Tibère aimait à gouverner avec de petites gens[106]. Il ne pouvait refuser toujours des commandements aux grands ; mais, leur vanité satisfaite, il lui arrivait souvent de les retenir à Rome, en faisant administrer leur province par des lieutenants[107]. Le seul favori qu’il ait eu fut un simple chevalier, Ælius Séjan, né dans la ville étrusque de Vulsinie, mais dont le père, vers la fin du règne d’Auguste, avait commandé la garde prétorienne. Associé à ce pouvoir par Tibère dès l’an 14, il resta seul préfet du prétoire, quand son père obtint le gouvernement d’Égypte, et il gagna l’affection du prince par un dévouement absolu, par une activité infatigable et d’habiles conseils[108]. Tibère ne pouvait douter de celui qui, un jour, quand tous fuyaient, seul resta et lui sauva la vie en soutenant une voûte qui s’écroulait au-dessus de sa tête[109] ; aussi lui accordait-il toute confiance : au sénat, devant le peuple, il l’appelait le compagnon de ses travaux, il le consultait pour la distribution des dignités et des provinces ; il souffrait qu’au théâtre, au Forum, dans les camps, on plaçât, à côté des siennes, les images de son ministre.

Dans le monde romain, Séjan représente ces vizirs d’Orient, patients et impénétrables, qui mettent des années à enlacer leur maître d’invisibles liens qu’un jour ils serrent brusquement. Parvenu si haut, il voulut monter encore, et, en voyant les plus nobles et les plus fiers devenir ses clients[110], il crut qu’entre lui et la première place il n’y avait que ce vieillard et ses enfants. Nul sans doute ne les aimait, mais, pour le plus grand nombre, ils étaient le signe de la paix et de l’ordre autour duquel l’empire s’était rallié ; et ce signe abattu, aussitôt reparaissaient l’anarchie, les meurtres, la guerre civile. La crainte de ces maux faisait la légitimité des Césars, et elle protégera longtemps des monstres comme Caligula, Néron on Commode. Il n’était donc pas facile de surprendre le soupçonneux vieillard, qui voyait clair dans la nuit, dit Suétone, et dont le regard perçait mieux encore les ténébreuses intrigues. Séjan lutta d’adresse avec lui.

Il avait le commandement des gardes prétoriennes. Les neuf cohortes, dispersées dans la ville et les faubourgs, même dans les bourgades du voisinage, y perdaient leur discipline ; il les rassembla dans un camp fortifié entre les deux routes qui partaient des portes Viminale et Colline[111] ; et il montra ce camp à Tibère comme la forteresse d’où le prince tiendrait le sénat et la grande cité sous la crainte d’une exécution militaire. Nais cette réunion sur un même point de dix mille soldats d’élite pouvait aussi servir d’ambitieux projets ; Séjan allait souvent visiter ses prétoriens ; il les appelait par leur nom ; il choisissait leurs centurions et leurs tribuns ; ils étaient sa garde plutôt que celle de l’exilé de Caprée.

Sa première victime fut le fils même de l’empereur. Drusus, dans une querelle, l’avait frappé de la main ait visage ; Séjan ne pouvait se venger publiquement, mais il corrompit l’épouse de Drusus, femme dépravée et déjà coupable, en feignant pour elle une passion violente, et, la tenant par le vice et le crime, il la décida à empoisonner son mari. Ce coup frappa douloureusement Tibère ; pendant quelque temps il défendit à tous ceux que son fils avait aimés de se présenter devant lui, parce que leur présence renouvelait son affliction[112]. Il vint cependant au sénat chercher, disait-il, parmi les soutiens ode la république des consolations courageuses. Et il leur montrait sa mère fléchissant sous le poids des ans, des petits-fils encore en bas âge, lui-même sur le déclin de la vie. Les enfants de Germanicus étaient maintenant sa seule espérance. Alors il demande qu’on les lui amène. Les deux consuls vont les chercher ; et Tibère les prenant par la main : Pères conscrits, dit-il, voilà les orphelins qu’après la mort de leur père je confiai à leur oncle, en le conjurant, quoiqu’il eût des enfants lui-même, de les élever comme les siens et de les rendre digues de lui et de la postérité. Drusus est mort ; c’est à vous que j’adresse maintenant mes prières ; c’est vous qu’en face des dieux et de la patrie j’implore pour ces petits-fils d’Auguste, pour ces descendants des plus illustres maisons. Soyez leur soutien, soyez leur guide ; remplissez vis-à-vis d’eux et mes devoirs et les vôtres. Et vous, Néron, Drusus, regardez-les comme vos pères, vous souvenant que, par votre naissance, vos vices comme vos vertus importent à la république.

Cette scène est belle, et c’est un tableau touchant que forment ce vieil empereur brisé à son tour par les douleurs domestiques, qui ne trouve plus pour appui que des orphelins, et ces enfants sur qui repose la paix du monde, et cette assemblée en larmes qui se serre autour des jeunes princes confiés par leur aïeul à la république[113] ! Pourquoi cette confiance et ces nobles paroles, en ce moment sincères, seront-elles bientôt si cruellement démenties ? Dans ces sénateurs qu’une même et pieuse émotion anime, combien je vois déjà de victimes et de meurtriers ! Ces enfants périront de la même main qui aujourd’hui les caresse, et ce vieillard, qui jusqu’à présent n’a été que juste et sévère, deviendra terrible.

Tibère se rejeta dans les affaires pour chercher au milieu des soins du gouvernement[114] la seule consolation que cet esprit actif et dur à lui-même comme aux autres pût trouver. Il réprima une révolte d’esclaves, chassa d’Italie les histrions dont les Pères devaient punir, disait-il, les farces licencieuses et obscènes, et continua à montrer une justice inflexible. Le sénat voulant interdire seulement l’Italie à un ancien questeur convaincu d’avoir reçu de l’argent dans un procès où il était juge, Tibère fit décréter l’exil. Un autre sénateur, protégé d’Augusta, avait précipité sa femme du haut de sa maison et soutenait qu’elle s’était tuée elle-même. Le sénat hésitait ; l’empereur se rendit sur les lieux, visita tout, reconnut les traces d’une lutte violente, et le coupable se fit ouvrir les veines. Un de ses procurateurs en Asie était poursuivi pour excès de pouvoir : il l’abandonna au sénat[115]. Cette assemblée traitait encore de toutes les affaires. Afin d’augmenter sa dignité, le prince consentit à ce que les villes d’Asie, en reconnaissance de la justice qu’elles avaient récemment, par deux fois, trouvée à Rome, associassent dans un temple qu’elles lui dédiaient la divinité du sénat à la sienne et à celle de sa mère. Nous sommes clone tout prés de voir réaliser ces vœux que nous formions pour l’accroissement de l’autorité du sénat. Tibère lui accorde plus que ne lui donnait Auguste ; et ce corps, pouvoir tout à la fois législatif, électoral et judiciaire[116], devient presque le conseil suprême de l’empire. Que les sénateurs fassent le reste ; que leur conduite soit à la hauteur de leur rôle ; que le prince trouve en eux : dévouement sans bassesse, lumières sans ambition ; qu’ils le défendent à la fois contre les courtisans qui voudront l’aveugler, contre les factieux qui chercheront de nouveaux troubles, et le difficile problème d’une monarchie tempérée sera à demi résolu.

Tibère avait jusqu’alors gardé le conseil d’Auguste : vingt des principaux personnages de l’empire et quelques-uns de ses vieux amis[117] auxquels étaient associés, quand il s’agissait d’une réponse à des députations, ceux qui avaient commandé dans les pays dont on agitait les intérêts[118]. Un de ses soins les plus importants était toujours d’écouter les plaintes des provinces[119], de décider des différends des villes[120], de secourir les cités frappées par quelque désastre[121], ou de punir celles qui troublaient la paix publique[122]. Il fit condamner encore en l’an 25 un proconsul de l’Espagne Ultérieure pour la dureté de son gouvernement, et, l’année suivante, le vainqueur de Sacrovir pour ses pillages et les concussions de sa femme.

Parmi les requêtes arrivées à Rome, en ce temps-là, s’en trouvait une de Marseille. Un banni romain, devenu citoyen de cette ville, lui avait en mourant légué ses biens, comme autrefois Rutilius à Smyrne. L’exemple de Rutilius fit autorité, dit Tacite, et la donation fut sanctionnée. C’était contraire à l’ancien droit ; la jurisprudence s’emparera de cette exception pour en tirer une règle générale qui aura les plus heureuses conséquences[123].

A la faveur de cette paix, les peuples de l’Occident marchaient à grands pas vers une complète transformation. Tibère, plus fidèle aux premiers exemples d’Auguste qu’à ses derniers conseils, y avait multiplié les concessions du droit de cité pour y favoriser le développement de la vie romaine. Sacrovir avait trouvé dans les écoles d’Autun des jeunes gens de toutes les grandes familles gauloises. Les Sénèque étaient déjà arrivés de Cordoue à Rome ; et Strabon, après avoir parcouru presque tout l’empire, y écrivait à cette heure même Son magnifique ouvrage, où d’irrécusables témoignages attestent la prospérité de toutes les provinces[124].

Quelques succès en Thrace contre les montagnards de l’Hæmus, qui résistaient à une levée, en Afrique, contre Tacfarinas, qui, surpris dans une marche de nuit, avait enfin péri avec tous les siens (an 24), honoraient encore ce sage gouvernement dont le chef ne se laissait pas plus éblouir par les victoires que par les flatteries.

L’Espagne demandait l’autorisation de lui élever un temple, comme l’Asie : il refusa. Je sais trop, dit-il au sénat, que je ne suis qu’un homme, soumis à toutes les conditions de l’humanité. C’est assez pour moi si je remplis bien les devoirs de votre prince, et la postérité accordera beaucoup à ma mémoire si elle reconnaît que j’ai été digne de mes aïeux, prévoyant dans la conduite de vos intérêts, ferme devant le péril et indifférent à la haine, toutes les fois qu’il s’est agi de l’utilité publique[125]. Je ne fais qu’une prière aux alliés, aux citoyens et aux dieux à ceux-ci, je demande jusqu’à mon dernier jour une âme tranquille et une claire intelligence des lois divines et humaines[126] ; à ceux-là, quand je ne serai plus, quelques éloges et un bienveillant souvenir de mes actions et de mon nom[127].

La postérité n’a point réalisé cette espérance. A qui la faute ? A Tibère sans doute, parce qu’il ne garda point ce jugement calme et juste qu’il demandait aux dieux ; mais aux sénateurs aussi, à Séjan, à Agrippine même, à tous ceux qui l’entraînèrent par leurs lâchetés, leurs trahisons ou leurs violences à ne régner plus dans Rome que par la terreur. Les tyrans ne se font pas tout seuls ; et il faut demander compte aussi de la tyrannie à ceux qui la provoquent et qui la rendent possible.

 

 

 

 



[1] Caprée, qui appartenait aux Napolitains, leur fut achetée, en l’an 29 av. J.-C., par Auguste (Dion, LII, 43), ce qui indique l’intention de ce prince d’y avoir une ailla. Derrière son rempart de rochers à pic, Caprée offre de très beaux sites et est renommée pour la salubrité de son climat. Le narcisse y fleurit en décembre, et toute l’année l’air y est embaumé par les parfums des plantes aromatiques. N’oublions pas, en lisant Tacite, ce qu’il dit lui-même de l’éducation 6ratoire donnée aux jeunes Romains (de Orat., 55). Le caractère de la littérature de ce temps est un ton déclamatoire et forcé, qui exagère toute chose, ingentia verba. Pétrone aussi se moque de ces athlètes des écoles qui, lorsqu’ils débutent au barreau, semblent tomber d’un autre monde, tant ils sont étrangers à la vie réelle. Dans leurs déclamations il n’était jamais question que de pirates embusqués sur le rivage avec des chaînes, que de tyrans faisant égorger les pères par les enfants, que d’oracles réclamant des victimes humaines, etc., etc. Satiricon, 2 : Nuper ventosa istæc et enormis loquacitas Athenas ex Asia commigravit animosque juvenum ad magna surgentes.... adflavit. Strabon se plaignait déjà sous Auguste de l’enflure orientale qui gagnait Rome.

[2] Suétone (Tibère, 50) dit qu’il le trahit un jour en montrant à Auguste une de ses lettres. Ai-je besoin de dire que je ne crois pas plus au républicanisme de Drusus qu’à celui d’Agrippa et de Germanicus ? Le même auteur l’accuse de ne pas avoir aimé son fils ; la nature et deux écrivains, Josèphe (Ant. Jud., XVII, 61) et Dion (LVII, 22), disent le contraire. Tacite lui-même montre la douleur du prince à la mort de Drusus et de son fils (Ann., IV, 8 et 15). La conspiration contre Tibère subsistait après lui contre sa mémoire (Ann., IV, 11 et 33).

[3] Suétone, Tibère, 20. Tacite lui donne un ami qu’il garda trente ans, le sénateur Lucilius, dont la mort l’affligea beaucoup (Ann., IV, 15). Il en eut d’autres : l’illustre jurisconsulte Nerva et le préfet d’Égypte Flaccus. (Philon, adv. Flaccus, initio.)

[4] Suétone, Tibère, 7.

[5] Tantis rebus exercitus, dit Tacite (Ann., IV, 11) ; tantam rerum experientam (ibid., VI, 48). Rien de ce que je dis de Tibère n’est emprunté à Velleius Paterculus ou à Valère Maxime, mais à Suétone et à Dion, qui ne l’épargnent guère, et à Tacite, qui lui est hostile. Velleius, qui servit sous ses ordres, montre ses grandes qualités militaires.

[6] Tibère, né le 17 nov. 42 av. J.-C., avait cinquante-cinq ans, neuf mois et trois jours. La statue de Tibère découverte à Piperno (Privernum) est regardée comme iconique. Elle est au Vatican, Braccio Nuovo, n° 494.

[7] Je n’ose dire qu’elles étaient meilleures. Cependant, avant les fameuses débauches de Caprée, je ne lui vois reprocher par les soldats que le goût du vin. Encore son nom était-il bien plus que lui-même cause de ce reproche : Biberius Nero, pour Tiberius Nero, car Suétone atteste (Tibère, 18) que dans les camps il vivait comme un soldat, mangeant par terre et couchant à la belle étoile.

[8] Ces continuels spectacles de mort devaient bien endurcir les cœurs. Je rois dans Pline (XXVIII, 2) qu’ils en vinrent à regarder comme un remède souverain, en de certaines maladies, de boire du sang de gladiateur : Ut vivente poculo, calidum spirantemque sanguinem. Ajoutez les cruautés permises par la loi contre les esclaves et qu’attestent les faits racontés par Tacite (Ann., XIV, 42 ; cf. Pline, Lettres, III, 45, etc.) au sujet de Pedanius, de Largius Macedo et de Vedius Pollion.

[9] Tacite accuse Tibère de cette mort. Selon Suétone, on ne sait si Auguste mourant n’avait pas laissé l’ordre de le faire mourir, ou si Livie, du consentement ou à l’insu de Tibère, le fit tuer en prétextant un ordre d’Auguste. Ces mots expliquent la réponse de Tibère, se nihil imperasse. Tacite, Dion et Suétone s’accordent à représenter cet Agrippa comme un homme ignorant et grossier, stupide et féroce. Dion ajoute (LV, 32) que ses biens avaient été confisqués, ce qui prouve que, dans la pensée d’Auguste, cette relégation devait être éternelle, puisque la relégation ordinaire n’entraînait pas la confiscation des biens, pas même la perte des droits civils. (Cf. Ovide, Tristes, V, II, 56-57, et Digeste, XXVIII, 1, 8 ; XLVIII, 22, fr. 4, 7, § 3 ; fr. 14, § 1 ; fr. 17, 18, pr.) La déportation ou l’exil faisait au contraire perdre tous les droits civils. Le déporté était, sous l’empire, considéré comme mort civilement. (Digeste, XXXVII, 1, fr. 13 et fr. 7, § 5 ; ibid., 4, fr. 1, § 8 ; fr. 5, § 2 ; XLVIII, 12 ; et Paul, lib. III Sent., tit. 4.) Cette mort d’Agrippa n’en fut pas moins un de ces crimes d’État devant lesquels le despotisme ne recule pas. Elle fut amenée sans doute par la tentative que fit un de ses esclaves, à la nouvelle de la fin prochaine d’Auguste, d’enlever son maître pour le conduire, aux armées de Germanie, qui quelques jours après se soulevèrent. (Tacite, Ann., II, 39.)

[10] Tacite, Annales, I, 15.

[11] Ceci se rapporte à la division dont parle Dion (LVII, 2). L’empire devait être partagé en trois : Rome et l’Italie, les armées, les provinces.

[12] Suétone, Tibère, 24, 25.

[13] Annales, III, 51.

[14] Tacite, Annales, I, 15 et 81. C’était, dit Velleius Paterculus (II, 124), l’exécution d’un plan tracé par Auguste. Il proposait lui-même le plus souvent les candidats au titre de consul et de préteur. Quant aux autres charges, il désignait un certain nombre de candidats qu’il renvoyait au sénat, les uns pour que ce corps choisit entre eux, les autres pour que, sous sa surveillance, ils tirassent leur charge au sort. Cela fait, ceux qui devaient remplir des charges curules allaient se présenter aux centuries, les magistrats inférieurs aux tribus, ou ils recevaient la confirmation de leur titre. (Dion, LVIII, 20). Les comices électoraux jouaient donc sous l’empire le même rôle que les comices curiates avaient joué sous la république, depuis les lois de Publilius Philo. De là le mot de Galba dans Quintilien (VI, 5) : petis tanquam Cæsaris candidatus. Un changement analogue eut lieu à une époque incertaine, dans les municipes et les colonies, probablement même en laissant subsister des exceptions : l’ordre des décurions nomma aux magistratures, en vertu d’une loi Petronia souvent mentionnée (cf. Orelli, n. 3679 et n. 3, ad h. loc.), mais dont le texte nous manque. Zumpt (Comm. epigr., p. 60) rapporte cette loi à l’an 19 de J.-C. Ainsi Rome fut gouvernée μονxρχιxώς, et les municipes άριστοxρατιxώς. Cette aristocratie (l’ordre des décurions) deviendra même, à la fin, héréditaire. Dans deux inscriptions récemment trouvées à Prusias ad Hypium, un certain Calliclès est dit agonothète (président) de père en fils des grands jeux augustéens qui se célébraient tous les cinq ans auprès du temple d’Auguste et de Rome, et un des Dix-Premiers se dit sénateur et censeur à vie. (G. Perrot, Exploration archéol. de la Galatie.)

[15] Lex Junia Norbana, en l’an 19 (cf. Gaius, I, 22 ; et Ulpien, fr. 1, 10 et 16), et lex Visellia, en l’an 23 (Ulpien, III, 5).

[16] Senatusconsultum legis vicem obtinet (Gaius, I, 4). Non ambigitur senatum jus facere posse (Ulpien, au Digeste, I, 3, § 9).

[17] Il écrivait fréquemment au sénat, et ses lettres, epistolæ vel libelli, étaient lues par des questeurs qui candidati principis dicuniur (Digeste, I, 13, § 4).

[18] Drusus en fit tuer les chefs : c’était nécessaire. Tacite pourtant est tout prêt à l’accuser d’un excès de sévérité : promptum ad asperiora ingenium (Ann., I, 9).

[19] Quia plerumque ad concilianda vulgi studia, eo tegmine pedum induebatur (Tacite, Annales, I, 42).

[20] Il y avait d’éternelles contestations entre ces tribus, ennemies les unes des autres plus encore que des Romains. Un chef des Amsibarres avait aussi été jeté dans les fers par Hermann. (Tacite, Annales, XIII, 55.)

[21] Le combat finit avec un avantage égal des deux côtés, dit Tacite, manibus æquis scessum. C’est l’aveu d’une défaite.

[22] Tacite n’y voit pas de mal, bien entendu, et avec raison ; mais lorsque Plancine fera les mêmes choses, oh ! alors, elle bravera les bienséances de son sexe. (Annales, II, 55.)

[23] Sénèque, dans ses Suasoria, nous a conservé un fragment de Pedo Albinovanus, sur la tempête où Germanicus faillit périr. Ce Pedo est probablement le même que le préfet de la cavalerie mentionné par Tacite (Annales, I, 60) et qui servit dans ces campagnes.

[24] Grimm (Deutsche Mythologie, p. 572) pense que le lieu s’appelait Idisiaviso, de Idisi, fée. C’est la plaine qui s’étend sur la rive droite du Weser, entre les villages actuels de Hausbergen, Mittekenhausen, Vennebeck et Holtrup. Cf. Wilhem, Germania, p. 164.

[25] Vers 650, les Tchèques occupèrent la Bohème, et ils y sont encore, mais peut-être n’y seraient-ils pas entrés si les Romains y étaient venus. La frontière du Danube et du Rhin avait un développement de prés de 1000 kilomètres. Des montagnes de Bohème à la mer du bord, en suivant la vallée de l’Elbe, on n’en compte que 600.

[26] Tacite (Annales, I, 53) trace de ce Gracchus un triste portrait : Il ne faisait de son éloquence qu’un usage pervers. Du vivant d’Agrippa, il avait corrompu Julie, et leur adultère opiniâtre avait déshonoré la maison de Tibère. Il n’avait cessé d’enflammer la haine de Julie pour son époux, et on le regardait comme l’auteur des lettres violentes qu’elle écrivait à Auguste contre lui. Auguste, dit Tacite (Ann., III, 24), avait condamné à l’exil ou à la mort les complices de sa fille et de sa petite-fille ; et il raconte (II, 85) un procès intenté à un mari pour n’avoir point puni les débordements de sa femme.

[27] Suétone, qui raconte cette anecdote (Tibère, 57), dit cependant que Tibère ne voulut pas commencer son règne par des rigueurs, ne quid in novitate acerbius fieret (Tibère, 25) ; Tacite parle de même. Elle n’est probablement pas plus certaine que l’exécution de l’homme qui, laissant à dessein tomber devant Tibère une coupe de verre qui se déforma, lui rendit aussitôt, en pétrissant ce verre dans ses mains, sa forme première. (Dion, LVII, 21.) Fabricius dit justement de cette anecdote : Totius hujus rei famam crebriorem diu quam certiorem fuisse ; et cela pourrait se dire de beaucoup d’autres.

[28] Dion, LVII, 9. Cependant je vois, en l’année 28, les duumvirs de Florence instituer, pour le jour de naissance de Tibère, un repas public précédé d’une offrande d’encens et de vin, genio Augusti et Tiberii, aux pieds de leurs statues dressées dans une chapelle. (Orelli, n° 686.)

[29] Dion, LVII, 38 ; Tacite, Annales, I, 72 ; Suétone, Tibère, 26, 27.

[30] Dion, LVII, 7.

[31] Vestigia morientis libertatis (Tacite, Annales, I, 74). Voyez, dans Suétone (Tibère, 30 et 34), plusieurs exemples de l’autorité rendue au sénat et aux magistrats.

[32] Tacite, Annales, I, 74.

[33] Tacite, II, 50.

[34] Suétone, Tibère, 28.

[35] Tacite, Annales, II, 54.

[36] Tacite, Annales, I, 75.

[37] Tacite, Annales, II, 86.

[38] Cependant, par égard pour le sénat, il donna 200.000 sesterces à chacun des quatre enfants de ce noble mendiant. (Tacite, Annales, II, 38.)

[39] Dion, LVII, 17. Cf. Tacite, Annales, II, 48. Ce que Suétone rapporte de Lepida (Tibère, 49) est réfuté par Tacite (Ann., III, 22, 25), et Sénèque, qui fait le plus triste portrait de Lentulus, parle bien de ses 400 millions de sesterces, mais non des obsessions de Tibère (de Ben., II, 27).

[40] Le Tibre a des crues énormes. Les fonctions d’inspecteur du Tibre devinrent permanentes. Cf. Mommsen, Inscr. Neap., n° 2502-3 : Cons. albes Tiberis et cloacarum ou n° 5944, Tiberis riparum ; et Orelli, n° 1117, 2284, etc.

[41] Annales, I, 76.... perinde divin humanaque oblegens.

[42] Annales, I, 75, .... deorum injurias diis curæ. Les jurisconsultes en firent un délit que la loi punit. En Irlande, ceux qui jurent à faux par la main du seigneur du lieu sont obligés de lui payer une grosse amende. (Amelot de la Houssaye, Tacite, p. 105 (1690).)

[43] Suétone, Tibère, 34 et 47. Après le grand désastre de l’amphithéâtre de Fidènes, en l’an 28, il fit décider par le sénat qu’il serait interdit de donner des combats de gladiateurs à moins d'avoir quatre cent mille sesterces de revenu (Tacite, Annales, IV, 63).

[44] Annales, I, 76.

[45] Tacite, Annales, II, 42. Dion (LVII, 16) dit qu’il le releva au taux primitif ; mais il est encore question, sous Caligula (Suétone, Cal., 16), du ducentesima.

[46] Tacite, Annales, II, 87. Je fais allusion à l’heureuse combinaison de détaxes et de surtaxe, (caisse de la boulangerie) imaginée par M. Haussmann, pour constituer au profit de la population parisienne une assurance contre la cherté du pain.

[47] Tacite, Annales, IV, 16, 17.

[48] Suétone, Tibère, 57.

[49] Tacite, Annales, VI, 3, 4.

[50] Suétone, Tibère, 48.

[51] Tacite, Annales, II, 47 ; cf. Dion, LVII, 17. Une inscription récemment trouvée à Mylasa appelle Tibère τόν έαυτοΰ [la ville] εύεργέτην. (Bull. de Corresp. Hellénique, janv. 1881, p. 41.)

[52] Annales, II, 59.

[53] Tacite, Annales, II, 51.

[54] Suétone (Tibère, 25), qui parle des dangers dont Tibère était menacé de toutes parts, affirme la conjuration (cf. Dion, LXII, 45), et son importance est marquée par ce fait que dans les municipes des fêtes furent instituées, du 10 au 15 septembre, pour célébrer la découverte du complot de Libon. Cf. Orelli, chap. XII : Fastes d’Amiternum.

[55] Tacite, Annales, I, 33. Cf. Id., II, 43, et II, 72. Il la représente, d'un caractère ambitieux et dominateur (VI, 25).

[56] Eckhel, Doctr. numor. VI, p. 209 ; Tacite, Annales, II, 42

[57] Josèphe va plus loin : suivant lui (Ant. Jud., XVIII, 3), et il était bien informé de ces choses, le nouveau roi des Parthes avait déjà établi son propre fils comme roi en Arménie.

[58] La Cilicia aspera conserva des chefs particuliers jusqu’à Vespasien.

[59] Tacite condamne d’avance les soupçons qu’il élèvera plus tard sur la complicité de Tibère dans la mort de Germanicus, en disant ici : il se croyait plus en sûreté lui-même, si ses deux fils avaient des légions sous leurs ordres (Annales, II, 44).

[60] Tacite dit encore (Annales, II, 65) : Tibère n'appréhendait rien tant que de voir la paix troublée quelque part.

[61] Tibère était plus satisfait d'avoir assuré la paix par sa politique, que s'il eût terminé la guerre par des victoires (Tacite, Annales, II, 64).

[62] Tacite, Annales, II, 63.

[63] Tacite, Germania, 33.

[64] Tacite, Annales, II, 68, en l’an 1.

[65] Les amours du peuple romain si courtes et si malheureuses. Belle phrase où le poète historien glisse encore un soupçon, tant il est plus occupé de ses périodes que de la vraisemblance. (Annales, II, 41.) On a vu que Marcellus était mort de maladie, peut-être d’un traitement maladroit, et Drusus d’une chute de cheval.

[66] Tacite, Annales, II, 83 ; Ovide, Fastes, I, 2.1 ; Pont., IV, VIII, 67. Il composa des comédies grecques, etc. Weichert, Imp. Aug. scriptor. reliq., p. 186. M. Egger en doute, Histor. d’Aug., p. 416.

[67] Tacite dit lui-même, au sujet d’une autre mort : La renommée se plaît à entourer la mort des princes de tragiques circonstances (Annales, IV, 11).

[68] Il donne partout à entendre que Germanicus mourut assassiné, mais il est forcé d’avouer que Pison, dans le procès, se disculpa tout à fait.

[69] Philon (in Flacc.) et Trebellius Pollion (in Æmil.) montrent qu’il y avait danger d’une émeute à Alexandrie, si quelque personnage s’y présentait avec les faisceaux consulaires ou l’appareil royal. D’après Cicéron (adv. Gabin.), c’était une vieille prétention des Alexandrins, et César raconte (Bell. civ., III, 106) que la guerre qu’il eut à soutenir dans Alexandrie commença sur ce prétexte. Voilà une des raisons politiques et sensées qui firent décider par César et par Auguste que de simples chevaliers pourraient seuls être préfets d’Égypte. Gallien ayant voulu nommer un proconsul à cette charge, les prêtres égyptiens s’y opposèrent en invoquant le vieux droit de la ville. On a vu que, par surcroît de précaution, Auguste avait établi qu’aucun sénateur ne pourrait entrer, sans son expresse permission, dans cette province.

[70] Il déclara, par lettres, à Pison, qu'il renonçait à son amitié (Annales, II, 70). Tacite voit toutes choses d’une façon si tragique que, oubliant que le père de Germanicus était mort des suites d’un accident, il ose dire de lui et de son fils : Germanicus périt, comme son père, pour avoir conçu la pensée de rendre au peuple romain le règne des lois et de la liberté (Ibid., II, 82).

[71] Si on laisse de côté les paroles de Germanicus mourant, qui ne sont qu’une déclamation d’école, si l’on doute qu’un homme, épuisé par les attaques répétées de la maladie, ait été capable de dire adieu à la vie avec cette majesté et cette éloquence, à moins que, comme Julien, il n’ait eu sous son oreiller un discours en règle préparé de longue main pour cette occurrence, on ne trouvera comme indices de l’empoisonnement que les faits suivants. Dans Tacite : 1° la haine de Pison et de Plancine ; 2° des incantations magiques ; 3° le poison que Pison aurait mêlé aux aliments ;  dans Pline (XI, 71) et Suétone (Caligula, 1) ; 4° le corps de Germanicus parsemé de taches livides, sa bouche couverte d’écume et son cœur resté intact au milieu de ses ossements brûlés ; on invoque encore : 5° les paroles de Tacite : Scripsissent expostulantes quod haud minus Tiberius quam Piso abnuere ; 6° la mort subite à Brindes de Martine, célèbre empoisonneuse ; 7° un manuscrit vu entre les mains de Pison ; 8° la joie de Tibère et de Livie ; 9° les funérailles de Germanicus, où nulle pompe ne fut déployée. Mais le premier argument ne prouve rien ; le second et le quatrième sont ridicules. Que, pour assouvir sa haine, Plancine, fort crédule sans doute comme les femmes de son temps en fait de nécromancie, ait recouru à des sortilèges, je ne m’en étonne pas ; mais de là à l’empoisonnement, il y a loin. Bien des gens au moyen âge envoûtaient sans remords des hommes qu’ils n’auraient pas osé tuer. Les taches livides et l’écume de la bouche ne sont point des indices certains de poison ; d’ailleurs, si ces taches avaient existé, comme le corps fut exposé à Antioche, Tacite en parlerait. Quant au troisième point, Tacite se charge lui-même de le réfuter. Le poison n’a pas de ces intermittences : Germanicus parut d’abord guéri, et si bien, que sa famille s’acquitta des vœux qu’elle avait faits pour sa santé, puis il retomba. Un empoisonnement est un crime dont l’accomplissement exige le plus grand secret. Pison au contraire est comme fou de haine ; il déclare bien haut son ressentiment, sans se soucier, comme le dit son fils, des soupçons ridicules et des bruits malveillants. Enfin Tacite déclare que l’accusation parut réfutée : Le crime de poison fut le seul dont il parût s'être justifié ; et les accusateurs aussi l'appuyaient de trop faibles preuves : selon eux, Pison, invité à un repas chez Germanicus, et placé à table au-dessus de lui, avait de sa main empoisonné les mets. Or, il paraissait incroyable qu'entouré d'esclaves qui n'étaient pas les siens, devant une foule de témoins, sous les yeux de Germanicus lui-même, il eût eu cette audace. L'accusé demandait d'ailleurs que ses propres esclaves et ceux qui avaient servi le repas fussent mis à la question. On ne peut donner au texte altéré qui est cité sous le n° 5 la signification qu’on lui accorde (voir Burnouf, notes ad Ann., III, 14). No 6. Nous ne connaissons pas cette Martine et ne pouvons rien conclure de sa mort. N° 7. Qu’un livre ait été vu entre les mains de Pison, c’est un bruit dont le testament de Pison fait justice. N° 8. S’il en faut croire Tacite, l’empereur et Livie dissimulaient leur joie ; mais lui-même nous apprend que Tibère n’aimait pas le fracas des solennités. Josèphe atteste qu’après la mort de Drusus il interdit l’accès de sa maison à tous les amis de son fils, craignant que leur vue ne ravivât sa douleur (Ant. Jud., VIII, 8). Dion en cite un autre exemple (à la mort de son petit-fils), en ajoutant : Il ne pensait pas qu’une conduite différente fait digne d’un empereur. (LVIII, 14 ; cf. LVII, 22.) Sénèque (Cons. ad Marc., 3) vante Auguste d’avoir été victor dolorum, comme Saint-Simon et Voltaire louent la fermeté de Louis XIV dans ses malheurs. N° 9. Les funérailles ne furent pas célébrées sans pompe : le récit de Tacite prouve qu’elles eurent tout l’éclat qu’elles pouvaient avoir, si l’on remarque qu’il était impossible de les rendre semblables à celles de Drusus, sous Auguste, parce que les deux actes principaux de la solennité, l’exposition du corps et sa crémation au bûcher, ayant été accomplis à Antioche, il n’était pas possible de les renouveler à Rome. A mes yeux, Tibère a de plus un avocat puissant, cette Antonia dont Valère Maxime (IV, 3, 3) et Josèphe (Ant. Jud., XVIII, 6, 6) font un pompeux éloge, à cause de la pureté de ses mœurs ; elle était mère de Germanicus, et la mort de son fils altéra si peu son dévouement pour Tibère, qu’elle le sauva dans la conjuration de Séjan (ibid., 6, 10), et qu’après la mort de cet empereur elle décida Gaius à respecter la mémoire de son grand-père. Ce n’est pas la conduite d’une mère vis-à-vis du meurtrier de son fils. Sénèque, qui était à Rome quand Germanicus mourut, et qui a dû connaître tous les détails de cette mort par son amie Julie, fille d’Agrippine, ne fait pas même allusion au crime (Consol. ad Marc., 15, et Quæst. natur., I, 1), et Suétone (Caligula, 1) est dans la vérité lorsqu’il dit que Germanicus succomba à une maladie de langueur ; il ajoute seulement : Non sans soupçon de poison, et ce soupçon était inévitable. Du reste, parmi les travaux récents sur Tibère, il en est bien peu où l’on soutienne encore l’ancienne thèse si chère aux lettrés de l’empoisonnement de Germanicus.

[72] Les Mégalésies, fête de la déesse mère, commençaient le 4 avril. Le justitium, ou vacance des tribunaux, devait être auparavant proclamé. C’était sans doute l’objet de l’édit.

[73] Annales, III, 14.

[74] Annales, III, 10.

[75] Il le montre de même lorsque arrive la nouvelle du soulèvement des Gaulois (Annales, III, 44 et 47), et dans le jugement de Libon :.... immoto vultu.... libellos et auctores recitat.... ita moderans ne lenire neve asperare crimina videretur (Ibid., II, 20). Philon (Leg. ad Caium, p. 1034 d) dit aussi de Tibère : ούx εΰλxηπτος ών όργή.

[76] Tacite, Annales, IV, 4.

[77] Tacite, Annales, III, 28 ; Montesquieu, Esprit des lois, XXIII, 21.

[78] Tacite, Annales, III, 55.

[79] Il y eut peu de modifications au droit civil, sous Tibère. J’ai parlé de la loi Junia Norbana (19 de J.-C.) qui se rattachait aux mesures prises par Auguste relativement a la condition des affranchis. Un sénatus-consulte de l’an 20 introduisit une amélioration pour les esclaves. (Digeste, XLVIII, fr. 12, § 3). Sous la république, la peine était arbitraire et toujours plus dure pour l’esclave que pour l’homme libre. Dans le droit pénal des empereurs, l’esclave fut traité comme l’ingénu de basse condition, humilior, parce que natura est communis. (Ibid., § 4.) Un autre sénatus-consulte augmenta Ies peines civiles contre les célibataires, et le sénatus-consulte Libonien organisa la théorie des prohibitions contre ceux qui, même sous la dictée du testateur, inscrivaient dans le testament un legs en leur faveur. Cf. Cod., IX, 23. Enfin Tibère priva du droit de tester ceux à qui on avait interdit le feu et l’eau. (Dion, LXII, 22.)

[80] Annales, III, 68.

[81] Josèphe dit : Personne ne procédait aussi lentement que Tibère en toute chose. (Ant. Jud., XVIII, 6, 5). Ce sont les expressions mêmes de Tacite : cette lenteur circonspecte dont il usait même envers des étrangers (Annales, IV, 11).

[82] Tacite, Annales, III, 50, et Dion, LVII, 20.

[83] Annales, III, 70. Il était plus sévère pour ce qui regardait Auguste : s’habiller devant sa statue ou la briser devenait un crime. Mais les délateurs n’acceptèrent pas longtemps les réserves qu’il avait imposées pour lui-même. Il y en eut qui voulurent poursuivre ceux qui étaient entrés avec une image du prince dans un lieu privé (Sénèque, de Beneficiis, III, 26).

[84] Annales, III, 22, et ailleurs.

[85] Les lois romaines admettaient malheureusement la confiscation et accordaient une part aux délateurs ; dans les accusations de lèse-majesté, le quart suivant Tacite (Ann., IV, 20), le huitième suivant Josèphe (Ant. Jud., XIX, 16). Aussi cette race pullulait. Tacite dit de Tibère (Ann., III, 56) : ingruentis accusatores represserat. Suétone (Tibère, 28) et Dion (LVII, 9) affirment que, dans la première moitié de son règne, il n’abusa pas des jugements de majesté. On ne voit en effet dans cette période punir personne qui ne fût coupable d’un autre crime que d’une offense à la personne du prince.

[86] Annales, III, 37.

[87] Ce fut en l’an 25, (Dion, LVII, 24). En 21, une femme qui se croyait le droit d’insulter toutes gens, parce qu’elle portait toujours sur elle une image de l’empereur, fut envoyée par Drusus en prison (Tacite, Annales, III, 36).

[88] Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 3, 4 et 5.

[89] Tacite, Annales, II, 85, et Josèphe, ibid. Sénèque dit (Ep. ad Luc., 108) : Sous Tibère alienigenarum sacra movebantur.

[90] Suétone, Tibère, 63. Dion (LVI, 23) attribue à Auguste la défense de consulter les astrologues sans témoin. Cette défense était politique et a pu être faite par les deux princes.

[91] Annales, I, 75 ; cf. Suétone, Tibère, 33 ; Dion, LVII, 7 ; Velleius Paterculus, II, 123.

[92] Juger était une des plus importantes fonctions de l’empereur. Suétone dit d’Auguste (Octave, 33) : il était fort assidu à rendre la justice.

[93] Dion, LVII, 10.

[94] Tacite, I, 75 ; Dion, LVII, 17. Sous Tibère, les importations de blé à Rome furent supérieures à ce qu’elles étaient sous Auguste. (Tacite, VI, 13.)

[95] De Benef., II, 7, 8. Voyez, pour des secours à des particuliers, Tacite, Annales, II, 37, 86 ; Suétone, Tibère, 47 ; Dion, LVII, 10.

[96] Tacite, Annales, IV, 64. Il avait déjà, en l’an 16, fourni des secours en pareille circonstance. (Dion, LVII, 16.) Plus tard, il donnera encore 100 millions de sesterces.

[97] Tacite, Annales, II, 48 ; Dion, LVII,17. Tacite vante même son désintéressement : J'ai déjà dit plusieurs fois que Tibère n'était point dominé par l'avarice  (Ann., III, 18), et Dion ajoute (LVII, 10) : Il ne fit mourir personne pour avoir son bien.... et jamais il n’amassa d’argent par des voies iniques.

[98] Comme Cratus, qui resta onze ans en Judée. (Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 3.) Ce fut une des maximes de Tibère de laisser longtemps l'autorité dans les mêmes mains ; et, sous lui, plus d'un gouverneur garda jusqu'à la mort son armée ou sa juridiction (Tacite, Ann., I, 80).

[99] En l’an 22, Silanus, gouverneur d’Asie, et Cordas, gouverneur de la Cyrénaïque, furent condamnés. (Ann., III, 68, 70.) Marcellus, gouverneur de la Bithynie, n’échappa certainement pas. (Ibid., I, 74.) Aussi Tacite s’en fâche, non enim Tiberius, non accusatores fatiscebant (Ann., III, 38). Sur tous ces procès, voyez Tacite, Ann., I, 71 ; III, 58, 66, 70 ; IV, 15, 18, 19, 31, 36 ; VI, 29. Remarquons que les plaintes partent des provinces sénatoriales et non des provinces impériales. Un seul procurateur excepté, tous les gouverneurs accusés dont parle Tacite étaient d’ordre sénatorial.

[100] Tacite, Annales, IV, 20.

[101] Tacite, Annales, III, 40.

[102] Tacite, Annales, III, 45.

[103] Pline, Hist. nat., XII, 4, 3. Digeste, XLVIII, 8, 13 : Ex sc. ejus legis (Cornelia de Sicariis) pæna damnari jubetur, qui mala sacrificia fecerit, habuerit. Tibère fit exécuter par tout l’empire le sénatus-consulte contre les sacrifices humains.

[104] Annales, VI, 5-7. Ailleurs Tacite oppose en quelques mots expressifs cette prospérité aux malheurs des temps passés : Multa duritiæ veterum melius et lætius mutata ; neque enim ut olim obsideri urbem bellis aut provincias hostiles esse. Cf. Philon, Leg. ad. C., p. 993 b. ; Strabon, VI, p. 288 : Jamais les Romains et leurs alliés n’avaient connu cette abondance de biens. Velleius Paterculus, II, 126 : Vindicatæ ab injuriis magistratuum provinciæ, et Dion, LVII, 23. Dans le discours de Lyon, Claude dit (col. 11, 4) que Tibère avait appelé beaucoup de provinciaux au sénat.

[105] Annales, VI, 51.

[106] Un jour qu’il avait préféré, pour la préture, aux plus nobles personnages, un Curtius Rufus qui passait pour le fils d’un gladiateur, il répondit à ceux qui s’étonnaient de l’indignité de l’élu : Rufus est le fils de ses œuvres : Curtius Rufus videtur mihi ex se natus (Tacite, Ann., II, 21). Il va sans dire que Tacite s’en offense, il a honte de le rapporter, dit-il : vera exsequi pudet.

[107] Tacite, Annales, I, 80, et VI, 27.

[108] Corpus illi laborum tolerans (Annales, IV, 1). Bonis consiliis notescere volebat (ibid., 7).

[109] Ce fait est de l’an 26 (Tacite, Annales, IV, 59).

[110] Tibère lui écrit (Annales, IV, 40) : Ces magistrats, ces grands, qui, malgré toi, pénètrent chez toi et te consultent sur toutes les affaires...

[111] Les restes de ce camp se voient près de la porte Nomentane (enceinte d’Aurélien). C’est aujourd’hui le Campo militare. Plus tard, il y eut un second camp à Albano. Cf. Henzen, la Legione Ie Parthica.

[112] Tacite, Annales, IV, 3. Dion (LVII, 14) fait le plus triste portrait de Drusus.

[113] Néron avait alors seize ans, Drusus quinze, Caius neuf ; leur oncle, l’oublié Claude, trente-deux.

[114] Cependant Tibère, sans interrompre un instant ses travaux accoutumés, et cherchant sa consolation dans les soins de l'empire, réglait les droits des citoyens, écoutait les prières des alliés (Tacite, Annales, IV, 13).

[115] Car toutes les affaires se traitaient encore dans le sénat (Annales, IV, 15), mais sans publicité. Dion, LVII, 21 et 23. Cf. Le Clerc, des Journaux chez les Romains.

[116] Tacite, Annales, IV, 6 ; Suétone, Tibère, 30. Muant à l’autorité judiciaire, Tibère laissa le sénat empiéter sur les autres juridictions et multiplier les cas réservés à cette assemblée, c’est-à-dire ceux de haute trahison, de concussion, d’empoisonnement, de violence, de vol, de divorce, d’inceste, de tentative de corruption, etc. Cf. Tacite, Ann., III, 50, 35 ; III, 10, 12, 19 ; IV, 31, 43 ; VI, 49. Les quæstiones perpetuæ chargées jusqu’alors de poursuivre la plupart de ces crimes, jugeant sans appel, ne pouvaient convenir au nouveau gouvernement. Il n’y eut point d’affaire grande ou petite, dit Suétone (36), publique ou particulière dont il ne rendit compte au sénat. II le consultait sur rétablissement des impôts et la concession des monopoles, sur la construction et la réparation des édifices publics, sur la levée des troupes, les congés, les cantonnements, la prolongation des commandements, la conduite des guerres, les réponses à faire aux rois. Il obligea un commandant de cavalerie accusé de violence et de rapine à se justifier devant cette assemblée. Mais un mot de l’empereur annulait toute cette puissance ; une lettre du prince au sénat était considérée comme un ordre. (Tacite, Annales, III, 19.)

[117] Veteres amicos ac familiares (Suétone, Tibère, 55).

[118] Dion, LVII, 17.

[119] Preces sociorum (Annales, IV, 15).

[120] Entre Lacédémone et Messène, après l’arbitrage inutile de Milet. (Ibid., 43.)

[121] Comme Cibyre et Ægium, exemptées pour trois ans de tout tribut. (Ibid., 13.)

[122] Comme Cyzique, privée l’an 25 de la liberté pour violences contre des citoyens. (Ibid., 36.)

[123] Tacite, Annales, IV, 43. Suétone (Tibère, 31) parle aussi d’un legs fait à la ville de Trébie. Voyez, au chapitre LXXIX, les réformes de Nerva et d’Hadrien à ce sujet, et, au chapitre LXXXIII, de nombreux exemples de donations aux villes.

[124] Tacite, Annales, III, 45. En trente-quatre ans, de l’an 14 à l’an 48 de J.-C., le nombre des citoyens doubla presque. Voyez, ci-dessous, le règne de Claude.

[125] Une inscription du temple de la Concorde (Regio, VIII) est ainsi conçue : Lusitaniæ design. pro salute Ti. Cæsaris Augusti optimi ac justissimi principis, etc. (Orelli, 25.) Optimus est de trop, mais pour des provinciaux la seconde épithète est juste.

[126] Ce sont presque les mêmes vœux que forme Juvénal, Satires, X, 356 :

Orandum est ut sit mens sana in corpore sano.

Fortem ponce animum, mortis terrore carentem.

[127] Annales, IV, 37-8. Je suis forcé de relever encore ici les très étranges réflexions que Tacite place après ces paroles. Je ne veux rien prendre des éloges de Velleius Paterculus : ils sont suspects, quoique, sauf l’emphase et les épithètes divines qui étaient la politesse du temps, comme l’altesse, l’Excellence et le Monseigneur sont la politesse du nôtre, ils soient h peu près vrais ; car l’auteur, enveloppé probablement dans la chute de Séjan, n’a point dépassé dans son récit l’année 30. Je remarque seulement ces deux phrases : Suspicit potentem humilia, non timet ; antecedit, non contemnit humiliorem potens, c’est-à-dire l’aristocratie n’a plus le droit d’être ce que Tacite lui reproche d’avoir été avant l’empire (Annales, I, 1), ni oppressive, ni insolente, et : pax Augusta per omnis terrarum orbis angulos a latrociniorum metu servat immunes (II, 126).