HISTOIRE DES ROMAINS

 

HUITIÈME PÉRIODE — AUGUSTE OU LA FONDATION DE L’EMPIRE

CHAPITRE LXXI — L’ŒUVRE D’AUGUSTE ET LE CARACTÈRE DU NOUVEL EMPIRE.

 

 

I. — AUGUSTE ACCOMPLIT UNE RÉVOLUTION INÉVITABLE, MAIS IL NE L’ORGANISE PAS.

Les armées qui suivirent Actium furent l’époque critique du monde ancien. De la direction où la société romaine allait s’engager dépendait l’avenir d’innombrables générations. Ira-t-elle vers l’Orient pour retourner au régime des monarchies asiatiques, ou vers l’Occident pour reprendre les institutions fédérales et libres des peuples grecs, italiens et gaulois ? La cité conquérante restera-t-elle, sous un maître, cité souveraine et privilégiée, ou va-t-il se former un grand État dont les parties seront solidaires et au sein duquel se préparera en paix l’avènement des nations modernes ? C’est le problème qui s’imposait au fondateur de l’empire, à moins qu’il ne préférât, comme un ambitieux vulgaire, se faire le serviteur des événements et les suivre avec une égoïste docilité, tout en les exploitant à son profit.

On a vu dans les chapitres précédents l’œuvre d’Auguste, et, au soin qu’il prit de rédiger les Mémoires de sa vie, dont le résumé fut gravé sur les murailles des temples, on doit croire qu’il comptait sur la reconnaissance publique.

Cette reconnaissance, il la méritait de ses contemporains, car c’était une grande chose que d’avoir donné à ce monde troublé une paix demi séculaire, mais la mérite-t-il autant de la postérité ?

On a, tout à la fois, exalté et rabaissé ce personnage au delà de la juste mesure. Sa longue prospérité ne tient pas à d’heureux hasards, car la fortune ne sert que ceux qui savent l’enchaîner ; et ceux-là sont de deux sortes : les forts et les habiles, les seconds moins grands que les premiers, mais, dans certaines circonstances, plus utiles. Auguste était de ce nombre. Cette domination que César avait établie, son fils d’adoption, après l’avoir reconquise, chercha à la rendre durable. Il employa prés d’un demi-siècle à conduire doucement Rome à la royauté, tandis qu’il suffit de quatre années à Napoléon pour aller du consulat à l’empire ; mais, en France, ce qui était vieux c’était la monarchie, et, en dépit des idées, les mœurs y portaient ; à home, c’était la république, et les souvenirs en étaient difficiles à effacer. Il fallait mettre les mœurs, les idées, les lois et l’administration en rapport avec le nouvel ordre de choses. Sur les mœurs, je veux dire celles de la vie publique, il agit par Mécène, par Salluste, par tous ceux de ses amis qui se tenaient loin des charges et qui montraient les habitudes à prendre : plus d’ambition, plus de brigue, un désintéressement affecté ou sincère, une docilité sans bornes, afin de détourner les regards et les espérances de la curie et du forum où rien ne se faisait plus, vers le palais du prince où tout se donnait. Sur les idées, il agit par Horace, par Virgile, noblement conquis à sa cause, et il ne payait qu’une dette légitime lorsqu’il jurait par les Muses, car, sous son règne, elles furent monarchiques. Enfin, par ses lois, ses règlements et sa vigilance, il mit la justice dans l’administration, l’ordre dans les finances, la paix dans Ies provinces et tout le pouvoir dans ses mains, mais il le cacha de manière à ne paraître que le premier citoyen de la république ; et il fut grand en affectant de se faire petit.

On a lu dans son Testament ce qu’il pensait de la nature de son autorité, ou du moins ce qu’il voulait qu’on en pensât : Après avoir étouffé les guerres civiles, j’ai remis le gouvernement au sénat et au peuple romain.... A partir de ce moment, je fus au-dessus de tous les autres citoyens en dignité, mais je n’eus pas plus de pouvoir que ceux qui furent mes collègues dans les magistratures.

C’est bien là sa pensée dernière, car il ajoute : Quand j’écrivais ces lignes, j’étais dans ma soixante-seizième année. Cependant on ne peut croire que le grand trompeur se soit pris lui-même au mensonge de sa vie. Il savait bien qu’il était le maître, et maître absolu : mais il voulait égarer le jugement de la postérité, et, par un juste retour, cette postérité lui reproche l’hypocrisie d’une politique sans grandeur.

Une révolution est légitime lorsque ce qu’elle établit vaut mieux que ce qu’elle remplace. A ce compte, Auguste eut raison à Actium, et l’empire était un progrès pour le monde. Nous le disons hardiment, en opposant à Tacite, Tacite lui-même, Pline, Strabon, Josèphe, Philon, Aristide, Pion Cassius et tous les écrivains provinciaux[1] ; à Caligula, à Néron, non seulement Vespasien et Trajan, mais le bonheur d’un empire qui était trop vaste pour que les folies et les cruautés d’un seul homme pussent le troubler. Qu’on détourne un instant son attention des tragédies du palais ou de la curie, et l’on verra Domitien faire d’excellentes lois que Nerva confirme ; sous Caracalla, Papinien rédigera les édits.

Ainsi, nous approuvons Auguste d’avoir replis la tache de César ; nous le louons de sa libéralité d’esprit, et de son goût pour les lettres et les arts ; de son administration honnête, de son habileté à faire passer les Romains de leur liberté anarchique au repos d’une paix féconde. Mais on a le droit de demander compte à un fondateur d’empire même de ce qu’il n’a point fait. Quand on monte si haut, c’est afin de regarder au loin, surtout du côté par où l’avenir approche. Le premier empereur a-t-il eu ces vues larges et profondes de l’homme supérieur ? Après la mort d’Antoine, il pouvait tout ; qu’a-t-il fait de ce pouvoir ? Occupé du soin unique de sauver sa fortune en la cachant, il vécut au jour le jour, pour lui seul, sans souci du lendemain, replâtrant çà et là le vieil édifice, au lieu de le prendre d’une main puissante et de l’asseoir sur des fondements nouveaux qui l’eussent porté des siècles.

Sans doute, l’empire des Césars devait mourir : c’est la loi d’éternelle transformation. Mais ce terme fatal, il est donné à l’homme de le reculer à force de prudence. Quatre siècles, dont la moitié passée dans la misère et la honte, ne sont pas une vie de peuple ; l’empire pouvait durer plus longtemps et mieux. Quel État fut jamais préparé comme lui par la nature et les hommes, pour une forte et glorieuse existence ? Des frontières faciles à défendre contre des ennemis alors peu dangereux, et derrière ce rempart de grands fleuves, de déserts et de hautes montagnes, des populations qui, heureuses de leur obéissance, parce qu’elles y trouvaient le repos et la richesse, ne savaient désigner le pouvoir placé au-dessus d’elles que par le beau nom de la paix romaine, Pax romana.

Ainsi, du dedans et du dehors, nul péril à craindre ; tout le mal, puisqu’il n’était ni dans l’ennemi ni dans les sujets, s’est donc trouvé dans la constitution de l’État ; et une cruelle expérience nous a montré ce qu’une organisation habile et ferme, qui ne laisse se perdre aucune parcelle de la force nationale, peut donner à un peuple de succès inespérés, tandis que le courage, le dévouement, le patriotisme, toutes les ressources d’un pays industrieux et riche, sont paralysés ou rendus inutiles par une organisation insuffisante.

 

II. — ÉLÉMENTS NÉGLIGÉS PAR AUGUSTE DANS L’ORGANISATION DE L’EMPIRE.

On a cherché bien des causes pour expliquer la décadence de l’empire romain ; toutes celles qu’on a données : l’état économique et les mœurs de cette société, l’esclavage, l’indiscipline des légions, la fiscalité, les barbares, etc., sont vraies, mais elles sont dominées par une aube qui, à elle seule, aurait suffi à rendre la chute inévitable. L’empire tomba, parce qu’il n’eut d’autre institution d’État que la volonté de l’empereur.

Dans les anciennes républiques de l’Italie et de la Grèce, chez les peuples de l’Espagne et de la Gaule, le pouvoir était une fonction de la liberté. Il garantissait la liberté générale en se subordonnant, au besoin, les libertés individuelles par des dictatures temporaires. Auguste rendit la sienne permanente. En Orient, où le roi est fils du ciel, la religion et des castes puissantes le protègent ; à Rome, quelles seront les défenses qui abriteront le monarque ? Dans ce monde depuis sis longtemps travaillé par des idées d’égalité, personne, parmi ceux qui pensent, ne prend au sérieux l’apothéose du prince, et il reste sans prêtres, sans noblesse, seul et à découvert, en face de quatre-vingts millions d’hommes : double danger pour lui, car, dans cet isolement, il est exposé à tous les coups des conspirateurs qui, pour saisir le pouvoir suprême, n’auront qu’une poitrine d’homme à percer ; et, à cette hauteur d’où il voit le monde à ses pieds, où il se sent si près des dieux, le vertige pourra le prendre, la tète lui tourner. C’est ainsi que s’expliquent la folie et l’assassinat de tant d’empereurs. On compte, jusqu’à Constantin, que les deux tiers[2] périrent de mort violente ; et je ne parle pas des Trente Tyrans, qui tous finirent mal.

On voit que l’institution impériale d’Auguste a été d’abord fatale aux empereurs, et l’on doit ajouter qu’il n’en pouvait être autrement. Dans les États où la loi règne, les partis et les ambitieux s’agitent pour changer la loi ; mais lorsque le prince est tout, c’est le prince même que l’on change ; alors l’émeute et l’assassinat deviennent la loi de succession à l’empire. Il fallait donc, dans l’intérêt de chacun, peuple et souverain, trouver, pour fonder la monarchie impériale, autre chose que la concentration dans les mains d’un seul homme de tous les vieux pouvoirs républicains, avec leur inévitable cortége de dangereux souvenirs de liberté. Il fallait encore, puisque la Ville était devenue un univers[3], préparer la formation du nouveau peuple de l’empire qui remplacerait l’ancien peuple de la cité. Or, pour concevoir cette organisation nouvelle, il n’était pas nécessaire de recourir à des idées que le temps n’aurait permis ni d’avoir ni de réaliser. Lorsque nous aurons montré les institutions existantes qu’une prévoyance habile pouvait développer et les funestes résultats produits par quelques-unes de celles qui furent établies, l’histoire, qui trop souvent se contente de saluer le succès ou de pleurer sur des ruines, sans rechercher si I’un était légitime et les autres inévitables, aura le moyen de prononcer son verdict sur le premier des Césars. Comme les successeurs d’Auguste hériteront de sa politique, on pressentira en même temps le caractère que l’empire tiendra de son fondateur et celui qu’il léguera à plusieurs États modernes, où les légistes du moyen âge ont refait, à l’aide des lois impériales, la monarchie absolue.

Et d’abord, puisque Auguste était si désireux de faire croire au maintien de la république, dont il conserva toutes les apparences ; si zélé partisan du passé, qu’il appliqua tous ses soins à restaurer, par les petits côtés il est vrai, l’ancienne société, pourquoi répudia-t-il la tradition nationale en deux points essentiels : la constitution du pouvoir et l’extension progressive de la cité ?

Si la révolution accomplie à Actium et acceptée par tous avait pour conséquence obligatoire la concentration de l’autorité, elle n’en demandait ni la possession viagère et absolue, qui expose l’État au péril d’être gouverné par une main débile ou passionnée, ni l’hérédité qui lui fait courir le risque d’avoir des chefs mineurs par l’âge ou par la raison. La monarchie héréditaire n’est une force de conservation que dans les pairs où existent par eux-mêmes, comme dans la France des Valois et des premiers Bourbons, de grands corps qui, intéressés au maintien du trône, s’en font les soutiens ; ou chez les peuples, tels que les Anglais, les Belges et les Hollandais, dont les institutions de cité, de province et, par suite, d’État, sont assez fortes pour que la royauté y serve seulement de parure : sorte de clef de voûte qui achève l’édifice, mais sans laquelle, ainsi qu’au Panthéon d’Agrippa, la voûte ne s’écroulerait pas. Rome n’avait point les grands corps politiques qui sont l’œuvre du temps, et Auguste ne sut pas lui donner les institutions qui peuvent être l’œuvre d’un homme. La monarchie n’y trouvait donc aucune des conditions nécessaires à son existence régulière ; c’est pourquoi elle n’y aura qu’une existence désordonnée.

Cependant, puisque cet immense empire exigeait l’unité du commandement, il y avait à chercher une combinaison qui ne fût ni l’hérédité ni la possession viagère du pouvoir, double principe particulièrement odieux dans le monde gréco-romain, où tout était à l’élection et à la virilité[4]. Or il était possible de donner à la nouvelle royauté un caractère qui convînt aux circonstances, en même temps qu’aux traditions de la société romaine ; il aurait fallu établir pour le gouvernement ce qui existait dans la loi civile pour la famille, dans la loi politique pour certaines charges. Les membres du sénat étaient choisis par les deux censeurs, le dictateur par un des consuls, les augures par leurs collègues, et l’adoption, l’adrogation, donnaient le moyen de constituer une famille légale, même aux dépens des héritiers du sang. Auguste y pensa. Durant une maladie qui semblait mortelle, il donna son anneau à Agrippa, comme au plus digne ; et nous l’avons vu se faire renouveler tous les dix ans ses pouvoirs, mais sans avoir le courage d’y renoncer jamais. Avec l’âge, l’égoïsme des affections paternelles prit le dessus ; l’intérêt de la famille domina l’intérêt de l’État. Il blessa le grand Agrippa par ses faveurs au fils d’Octavie, et Tibère, qui n’avait encore montré que des talents, en lui préférant les jeunes Césars. Cependant sa pensée vacilla jusqu’à la dernière heure entre deux idées contraires, la grandeur de sa maison, qu’il voulait maintenir dans une condition royale, et la sécurité de l’empire, qu’il sentait mai garantie par l’hérédité du pouvoir. Dans son testament, il recommanda encore de ne pas confier toute l’autorité à un seul et de laisser aux magistrats républicains une part considérable d’influence et d’activité[5].

Mais, pour être justes, reconnaissons que si le système tout romain de l’adoption nous a valu le siècle des Antonins, il nous a aussi donné Caligula et Néron ; et que l’abdication, après dix ans de pouvoir, était bien difficile en un pays où n’existait aucune force constitutionnelle capable de l’imposer. Excellents en théorie, ces systèmes exigent, pour être appliqués, une abnégation qui n’est pas dans la nature humaine, ou des institutions plus fortes qu’un homme. Auguste n’eut pas cette résignation pour lui-même et il ne chercha aucun moyen de la rendre obligatoire pour ses successeurs.

Sur d’autres points, il manqua plus encore de prévoyance.

L’ancien sénat, les Gracques, Drusus, surtout César, même les rois, dés les premiers temps, avaient voulu asseoir sur de larges bases la domination romaine, en accroissant sans cesse le nombre des citoyens. Le Latium, une partie de la Sabine et de l’Étrurie avaient successivement obtenu le droit de cité ; l’Italie proconsulaire l’avait conquis par la guerre Sociale ; César l’avait donné à la Transpadane, à la Sicile et à tant d’autres, qu’il se trouva plus de quatre millions de citoyens en état de porter les armes au premier recensement fait après Actium. Tout conseillait de persévérer dans cette voie. Auguste s’y arrêta court : il fut très avare du droit de cité, le refusa à des protégés de Tibère, même de Livie, et recommanda dans son testament de ne point faire de nouveaux citoyens[6]. Cependant toute l’histoire de la république, toute l’explication de sa fortune, se résumaient en ces mots : admission successive des plébéiens dans la cité patricienne, des Italiens dans la cité romaine. Voilà la tradition nationale, et Auguste la rejette au moment où la révolution césarienne faisait une loi d’opérer un progrès nouveau, en remplaçant le peuple usé de la cité souveraine par le peuple nouveau de l’empire. Après la victoire des plébéiens et des Italiens, l’heure des provinciaux était venue. Far la faute d’Auguste, ils l’attendirent deux siècles ; et quand elle arriva, il était trop tard : l’égalité des droits décrétée par Caracalla n’était plus que l’égalité des charges.

Le peuple romain se recrutait d’une autre manière : par les affranchissements. Il gagna ainsi Livius Andronicus, l’auteur des premières comédies romaines ; Cæcilius, autre poète comique ; Térence, Horace, Syrus, Phèdre, Tiron, l’ami et l’éditeur probable des lettres de Cicéron, Épictète et tant d’autres d’origine ou de condition servile qui furent l’honneur des arts, des lettres et de la philosophie. Les affranchis étaient souvent un élément de corruption, mais ils pouvaient être un élément de progrès, car ils étaient le résultat d’une sorte de æ sélection naturelle » qui désignait pour la liberté les plus intelligents des esclaves ; et, comme ils ne provenaient pas alors de races inférieures, ce sang nouveau qui coulait dans les veines d’un vieux peuple n’était pas toujours vicié. Auguste essaya de tarir encore cette source de renouvellement. Il limita le nombre des affranchissements testamentaires (loi Furia Caninia) ; il fixa l’âge auquel le maître put donner la liberté, l’esclave la recevoir (Ælia Sentia), et son testament contenait le conseil d’embarrasser d’obstacles la route qui menait hors de servitude. C’était donc un système logiquement suivi. Auguste concevait l’État romain d’une manière aussi exclusive que certains patriciens des anciens jours, et, quatre siècles plus tôt, il aurait sans doute applaudi aux paroles de Manlius menaçant de poignarder le premier Latin qui oserait venir siéger au sénat. De l’ancienne société romaine il voulait restaurer tout, excepté la grande politique et les libres institutions : par là nous avons la mesure de ce génie étroit qui ne sut lire ni dans le passé pour y prendre des conseils, ni dans l’avenir pour en prévoir les nécessités. Cherchez bien dans la longue énumération de ses actes qu’il fit graver sur l’airain pour éterniser sa gloire, et vous n’y trouverez pas une pensée politique : preuve qu’il n’avait point une conception nette de l’œuvre dont les événements l’avaient fait l’instrument nécessaire.

Cependant le monde ne pouvait continuer d’aller à l’aventure. A la révolution qui dans Rome substituait un pouvoir unique et permanent à des pouvoirs divisés et annuels devait correspondre dans les provinces une révolution qui, sans détruire l’existence distincte des peuples ou des cités, constituerait une vie générale, laquelle serait la vie même de l’empire et sa raison d’être.

Un grand État, en effet, ne peut subsister et se défendre qu’à la condition d’avoir des idées qui réunissent beaucoup de citoyens dans un même sentiment, avec des institutions qui dirigent beaucoup de volontés vers un même but et arment beaucoup de bras pour un même effort. Ces institutions générales, Auguste aurait pu les donner à l’empire ; et ces idées communes, une administration plus habile aurait cherché à les faire naître.

Les anciens, qui ont si parfaitement organisé la cité, n’ont jamais eu qu’une très insuffisante conception de l’État. Leurs plus glorieuses villes, Athènes, Sparte, Carthage, n’ont pas fondé de domination durable, parce que, ne comprenant que la souveraineté personnellement exercée par chaque citoyen en un lieu déterminé, elles ont réservé les droits politiques à un petit nombre et maintenu la distinction entre vainqueurs et vaincus, ce qui les empêcha de former jamais un grand peuple. Rome s’éleva et dura par une politique contraire ; mais elle ne résolut que la moitié du problème : elle s’assimila une partie des vaincus, en leur donnant ses lois civiles ; elle n’en forma pas un tout homogène par des institutions politiques qui eussent assuré à son empire une plus grande force de résistance contre les dangers extérieurs.

Entre l’État représenté par le prince avec sa volonté souveraine et les mille cités qui gardaient leur administration intérieure, il aurait fallu un corps intermédiaire placé au-dessous du gouvernement redouté de l’empereur, mais, au-dessus, des magistrats humbles et timides dont l’action, le regard et les affections ne dépassaient point les murailles de leur ville. Ce corps existait partout, d l’état embryonnaire, il est vrai ; mais si Auguste lui avait donné une vie large et sérieuse ; si, comme César l’essaya, comme Mécène, dit-on, et Claude le proposèrent[7], Auguste était allé prendre quelques-uns de ses fonctionnaires et de ses pères conscrits au sein des assemblées provinciales[8], non par des faveurs individuelles, mais en vertu de règles établies ; s’il avait rattaché par quelque lien le sénat de Rome aux sénats des provinces, de manière à faire véritablement de cette assemblée le conseil suprême de la nation, il eût substitué à la constitution purement municipale de l’empire une forte et vivante organisation d’État. Alors l’empire eût formé une construction harmonieuse et, pour des siècles peut-être, indestructible. Faute d’un lien, toutes les villes restèrent isolées, indifférentes aux intérêts généraux, et par conséquent privées de cette vie de relation qui fait d’une réunion d’atomes un être existant par soi-même et capable de se défendre contre les influences dangereuses du dehors.

Cette idée, que Tacite aurait acceptée, puisqu’il souhaitait, comme Cicéron, un gouvernement mélangé de royauté, d’aristocratie et de démocratie[9], était si praticable, que ce qui n’avait point été fait par le premier empereur à l’heure opportune fut tenté par quelques autres quand il n’était plus temps. Par l’édit célèbre de 418, renouvelé d’un rescrit de Gratien en 382, Honorius ordonna aux magistrats et aux curiales, c’est-à-dire aux propriétaires de la Novempopulanie et de l’Aquitaine, d’envoyer chaque année des députés dans la ville d’Arles pour soumettre au préfet du prétoire des Gaules leurs vues touchant les nécessités publiques ; et de très savants hommes ont fait remonter à cet édit l’origine des états généraux du Languedoc qui ont duré jusqu’à la Révolution française[10]. La raison et des textes autorisent à affirmer que pareille prescription fut faite alors en d’autres provinces. Malheureusement, en 418, les Barbares avaient déjà pénétré dans l’empire et l’inévitable dissolution était commencée.

Où en serait aujourd’hui la catholicité, sans les synodes provinciaux, qui ont été le lien des églises particulières, sans les conciles généraux, qui ont mis la discipline entre les provinces religieuses, sans les conciles œcuméniques qui ont fait l’unité de l’Église Universelle et assuré à la monarchie pontificale quinze siècles d’existence ? Or les synodes ont copié les assemblées provinciales de l’empire, comme les églises avaient d’abord imité les collegia des cités, avec leurs libres élections, leurs cotisations mensuelles et leurs cimetières communs.

Le mai de l’empire romain a été la prépotence de l’ordre militaire ; il fallait y faire équilibre en constituant vigoureusement l’ordre civil, avec des éléments qui existaient partout, qui étaient dans les mœurs comme dans les besoins des populations. Pourquoi ce qui a si bien réussi à l’Église n’aurait-il pu servir à l’État ? Mais Auguste voulait bien de bruyantes manifestations de dévouement à la maison impériale, et il ne lui déplaisait pas que les gouverneurs eussent à compter avec les sujets. Il craignit, en allant au delà, de favoriser la formation d’un esprit provincial qu’il eût considéré comme une gêne, tandis qu’il aurait pu en faire une force. Ses successeurs agirent comme lui ; ils eurent peur de ces assemblées, et leur refuser tout rôle politique fut une maxime de gouvernement que Dion exprimait au troisième siècle en ces paroles : Il faut que les peuples ne soient maîtres de rien ; que jamais ils ne se réunissent en assemblées publiques, car il ne leur viendrait aucune bonne pensée et sans cesse ils exciteraient des troubles[11]. Avec cette défiance, on ne fait pas des États forts. Aussi le colosse romain a été brisé par des ennemis que les légionnaires de César auraient chassés à coups de fouet devant eux.

Chose digne de remarque, les deux plus grandes nations de l’antiquité, les Grecs et les Romains, souffrirent du même mal : en Grèce, la division du territoire en une foule de villes étrangères les unes aux autres ou ennemies ; dans l’empire, l’isolement des communes avec l’autorité absolue du prince. Au dernier moment de leur existence, les deux peuples recoururent aussi au même remède pour se sauver, en essayant de constituer enfin l’État, l’un par des fédérations, l’autre par une sorte de gouvernement représentatif[12]. Ils n’y réussirent point. Mais que serait-il arrivé, pour les uns, si Philippe de Macédoine avait trouvé devant lui la ligue achéenne étendue à toute la Grèce, et pour les autres, si, quatre siècles et demi avant Honorius, Auguste avait consacré une institution qui était alors vivante dans tous les esprits et dans tous les cœurs ?

Quant au recrutement des ordres et des fonctionnaires par les provinciaux, cette idée de César qu’Auguste repoussait s’imposa à lui-même et à ses successeurs, comme une nécessité pour combler les vides que l’incurie des familles et la cruauté des empereurs firent dans les rangs de la noblesse. Tacite montre sous Tibère beaucoup d’hommes nouveaux dans le sénat[13] ; Caligula, d’après Dion (LIX, 9), compléta l’ordre équestre avec les plus nobles, les plus riches des provinciaux, et accorda à plusieurs d’entre eux le laticlave ; enfin, l’on sait, par le discours de Lyon, que Claude voulut faire de cette idée le principe de son administration. Mais ce recrutement, auquel Rome devra quelques-uns de ses meilleurs princes, ne résulta pas d’un plan général de gouvernement : exécuté au hasard par grâces personnelles, il n’eut pas les avantages d’une organisation qui aurait relié toutes les provinces et utilisé, en les agençant, toutes les forces, je veux dire toutes les influences d’origine et de relations, d’intelligence et de fortune.

C’est que le prince entendait, comme l’ancien sénat, gouverner le monde, de Rome et par Rome ; tout se concentra dans la capitale, et tout en partit : là battra le cœur de l’empire, mais trop vite. Aussi est-ce au bord du Tibre que nous trouverons le premier exemple de ces cités fameuses qui, attirant à elles toute la vitalité du pays, sont sujettes à des désordres périodiques. Auguste, qui ne sut pas protéger par de fortes institutions cet unique foyer de la vie politique romaine, le couvrit du moins par une belle ordonnance extérieure. On a vu ses minutieux règlements pour fixer à chacun une place et l’y tenir. Cette police des conditions sociales, ces encouragements donnés à la vanité par des distinctions dont le prince dispose, étaient du plus pur esprit monarchique. Mais Auguste devait faire un pas de plus et établir la hiérarchie des fonctions civiles, comme il rendait permanente la hiérarchie des fonctions militaires. La constitution républicaine ne comportait ni l’une ni l’autre, parce qu’elle ne connaissait pas pour la vie civile les pouvoirs subordonnés et qu’elle ne les admettait que temporairement pour la vie militaire. Chaque magistrat y était indépendant et souverain, sauf sa responsabilité par-devant le peuple ; les grades militaires ne valaient même que pour une campagne : tel, aujourd’hui consul, triomphateur, servait demain comme tribun légionnaire. La subordination des pouvoirs est, au contraire, une des conditions de la royauté. Auguste en eut le vague instinct, non la vue nette ; et, quoiqu’on trouve en germe dans ses règlements la divine hiérarchie de Constantin et de ses successeurs qui feront du maintien des rangs et des classes la principale affaire de l’État, on peut dire encore que le premier empereur ne donna pas à sa monarchie l’organisation administrative qui est nécessaire à cette forme de gouvernement. Les institutions libres, c’est-à-dire l’âme, manquant alors au corps social, il faut au moins, pour le maintenir, en envelopper toutes les parties de liens nombreux qui aboutissent à la main du prince.

Ainsi, pour conserver et détendre cette immense domination qui devait subir un jour de si furieux assauts, Auguste avait à choisir entre deux systèmes : on bien, des institutions libres de cités, de provinces et d’État qui auraient fait l’union de bas en haut et au cœur même du pays ; ou bien, une monarchie savamment organisée avec des agents du prince présents partout, et l’union se faisant de haut en les par des liens administratifs. Il n’essaya ni l’un ni l’autre système, conserva, en l’améliorant, celui que la conquête avait produit, et se contenta de donner une tête à la république, un maire à ses proconsuls. Le pillage des provinces lit arrêté, mais la force et la durée de l’empire ne furent pas garanties.

Les sujets auraient pu ère appelés d’une autre manière à mettre en commun leurs sentiments et leurs intérêts. D’après les idées grecques et romaines, la défense du pays était le premier devoir du citoyen. En imposant cette obligation aux provinciaux, en faisant passer régulièrement leur jeunesse par la discipline des camps, Auguste aurait doté son empire d’une organisation militaire qui y aurait conservé les habitudes viriles et qui en eût rapproché les populations. Il créa bien une armée permanente, mais on verra plus loin quelles furent les suites de cette institution qui, désarmant quatre-vingts millions d’hommes, leur ôta le souci de se défendre. Pour rester dans l’ordre d’idées où nous sommes en ce moment, bornons-nous à dire que les assemblées générales auraient entretenu la vie politique, que les milices provinciales eussent empêché la perte de l’esprit militaire, qu’enfin les deux institutions réunies auraient fait naître le patriotisme, qui est l’honneur des temps prospères et la ressource des jours de malheur.

Si l’on objectait qu’il n’y avait pas d’organisation capable de faire vivre de la même vie les Coptes des bords du Nil et les Gaulois des rives de la Seine, nous dirons encore qu’il se peut bien que ces institutions n’eussent pas sauvé l’empire, mais qu’elles auraient hâté la formation des grandes nations modernes ; et que celles-ci, organisées, armées, disciplinées, seraient devenues assez fortes pour résister d’elles-mêmes à l’invasion.

Je cherche tout ce qui pouvait servir de trait d’union entre les diverses nations romaines. Je vois bien que l’idiome latin va se répandre eut Occident[14], le grec en Orient et la loi romaine partout. Mais cette loi ne règle que des questions d’individus, de famille ou de ville, et ces deux langues, instruments utiles pour les échanges, ne serviront pas à l’expression de ces sentiments fraternels dont se compose la plus grande des forces sociales, l’amour du pays.

Chez les anciens, la cité faisait le citoyen par les traditions pieusement conservées au foyer domestique ou sans cesse ravivées à l’agora et au forum, dans les solennités ou dans les chants populaires, par l’éloquence, la poésie et l’art. Nais à tant de peuples séparés par l’histoire, par la religion et, pour longtemps encore, par la langue, qu’allaient enseigner les prêtres de l’empire et ses philosophes, ses artistes et ses poètes, ses politiques et ses lettrés ? Ce que les institutions ne faisaient pas, l’éducation allait-elle le faire ?

Les religions païennes étaient sans influence sur la direction morale de la vie, parce que les questions de mérite et de démérite ne trouvaient point de place au milieu de ces conceptions religieuses où les dieux n’étaient plus compris que comme la personnification des forces brutales de la nature. Les prêtres auraient été forcés de tourner ces croyances à l’édification des fidèles, si le culte païen avait comporté la prédication ; mais, au temple, ils accomplissaient des rites ; ils n’enseignaient pas. Le râle qu’ils abandonnaient avait été pris par les poètes et les philosophes, souvent par les premiers avec de grands dangers pour les mœurs, et par les seconds avec de grands périls pour les dieux. Leurs livres, plus propres à détruire qu’à fonder, à séparer qu’à unir, étaient cependant les seuls livres d’éducation que cette société connût[15].

Dans l’ancienne Grèce, les chants populaires, les grandes épopées nationales, les vers d’Hésiode, de Tyrtée, de Pindare, qui étaient dans toutes les bouches ; au moyen âge, les légendes des saints, les chansons de geste, même les fabliaux des conteurs, formaient un enseignement pour la foule. Chez les peuples modernes, l’école, le livre, le journal, la chaire, la tribune, influent diversement star l’éducation et font l’opinion publique. La société impériale n’eut rien de pareil. Faites pour les esprits délicats, les lettres et la philosophie y restaient sans action sur la multitude.

L’art n’en avait pas davantage ; comme les lettres, il n’était qu’une affaire de luxe et de plaisir. En temple égyptien partout couvert d’inscriptions et de sculptures, historiques ou divines, parlait aux yeux et à l’âme, et, en face de ces sanctuaires de la religion et de la patrie, les habitants se sentaient une nation ; une église chrétienne avec ses récits bibliques peints sur les vitraux, sculptés sur le portail, aux chapiteaux des colonnes, à l’enceinte du chœur, était un grand livre que tous comprenaient, même l’ignorant, et où tous lisaient qu’ils étaient frères. Que disaient à la foule les thermes d’Agrippa, le portique d’Octavie, la basilique Julienne, l’amphithéâtre de Taurus ? Que lui diront les Pans, les Satyres, l’Homicide Antinoüs et tant de déesses provocantes ? Entre tous ces peuples il n’y avait donc de commun que la nécessité de l’obéissance et l’intérêt de la pais. C’est assez pour durer, tant que le péril est loin ; ce n’est pas assez pour s,ivre d’une vie glorieuse et forte. Auguste parut comprendre que, sans lien moral, les mille cités enfermées dans son empire resteraient divisées, et il essaya de les unir en leur donnant à toutes deux divinités nouvelles, celle de Moine, puis celle du prince ; en même temps il proposa à leur imitation, par ses poètes et par ses historiens, par ses discours et par ses édits, l’idéal suranné de la vieille société romaine, cette aristocratie maintenant couronnée d’un roi, avec ses mœurs d’un municipe latin et son esprit étroit d’ancienne cité conquérante. Il ne réussit qu’à entretenir parmi les habitants de Rome un orgueil stérile, et à réveiller chez quelques-uns l’esprit républicain des derniers temps, sans faire naître dans le cœur des provinciaux le, sentiment général de la patrie commune,

Sous la république, ce peuple et cette âme existaient. Le cri Civis Romanus sum était un appel redouté à la justice de la terre et du ciel. Sous l’empire, personne ne songea jamais à faire entendre cette protestation suprême, parce qu’alors il y eut bien des citoyens romains, c’est-à-dire des privilégiés, épars dans les provinces, mais il n’y eut pas de nation romaine, partant point de patriotisme impérial. La religion officielle créée par Auguste n’était point capable d’en faire un, car aux autels de Rome et des empereurs les peuples ne venaient attester que leur absolue résignation à l’obéissance.

Débarrassé du souci des affaires publiques, puisqu’un seul homme pensait et agissait pour tous, chacun vivait à l’écart et cherchait ses aises et sou plaisir, en regardant tout devoir social comme une gêne importune. Plus de brigues, plus de tumultes ; le forum est paisible, mais aussi, vers la fin de son règne, Auguste ne trouve plus le nombre, de candidats nécessaire aux magistratures et aux dignités. Il lui faut user de contrainte pour tenir son sénat au complet et pour que les sénateurs viennent aux séances. Personne ne veut être édile, tribun ; mais personne non plus ne veut prendre les armes, même quand l’Italie et Rogne tremblent à la nouvelle du désastre de Parus. Ainsi l’on s’éloigne des magistratures et l’on se refuse à l’enrôlement. C’est que tout tombe à la fois dans les États libres qui perdent leur liberté : l’esprit militaire disparaît en même temps que l’esprit politique ; l’on manque de soldats, parce qu’il n’y a plus de citoyens ; et il n’y en a plus parce qu’un seul homme est tout : la loi, la patrie[16].

 

III. — CONSÉQUENCES DES INSTITUTIONS D’AUGUSTE.

Nous avons trouvé dans l’établissement de l’empire bien des vides par où s’échapperont la force et la vie de ce grand corps ; il est une autre recherche à faire, celle des conséquences qu’eurent plusieurs des institutions d’Auguste.

En établissant les classifications rigoureuses que nous avons montrées ; en mettant une sorte d’hérédité dans le sénat et dans l’armée ; en rendant très étroite la porte des honneurs et en n’y laissant passer que ceux qu’il désignait lui-même aux électeurs, candidati Cæsaris ; enfin en concentrant tout le gouvernement dans les quelques pieds carrés où il délibérait avec les membres du consilium, Auguste, s’ôta le moyen de trouver des hommes. Le propre des républiques ou du moins des institutions libres est d’en faire, lorsque la liberté n’y est pas la licence et que la plèbe n’y est point dominante, parce qu’alors tout est ouvert à tous, et que le talent prend de lui-même sa place. Le propre des cours est de faire des courtisans qui enlacent peu à peu le prince de mille liens invisibles, quelles que soient sa force et sa volonté contraire ; qui l’empêchent de regarder au delà de son entourage, et d’aller aux gens de mérite dont le rôle et la dignité sont d’attendre, pour se produire, que l’on vienne à eux. Un Mécène et un Agrippa peuvent se trouver sous un Auguste, un Sully sous un Henri IV, un Colbert sous un Louis XIV ; mais Néron nommera Tigellinus préfet du prétoire, et Louis XV fera de Soubise un maréchal de France. Les favoris de l’empereur vont être les maîtres de l’empire.

Je sais bien qu’Auguste crut avoir trouvé pour son gouvernement un principe de conservation et pour ses fonctionnaires un mode de recrutement, en constituant à Rome une aristocratie d’argent que les autres villes s’empressèrent d’imiter[17]. La république ne demandait pas à Cincinnatus, à Fabricius, ce qu’ils avaient d’or avant de les faire entrer au sénat ; Fabius Buteo ne s’inquiétait pas si le cens sénatorial manquait aux citoyens honorés de couronnes civiques, qu’il inscrivait, après Cannes, parmi les pères conscrits, et César, en donnant le laticlave à des centurions, considérait leurs services, non pas leur fortune. Auguste, plus difficile, exigea 1.200.000 sesterces des sénateurs et 400.000 des chevaliers : c’était un moyen de faire d’une partie d’entre eux ses pensionnaires. Et puis, comme le sénat impérial n’avait plus le pouvoir, il fallait bien lui donner autre chose qui brillât aux jeux de la foule et, de loin, fit illusion. Mais une aristocratie d’argent ne devient un corps politique subsistant par lui-même que dans une société marchande et industrielle, où l’on sait le prix de l’or et où l’on honore ceux qui l’ont honnêtement gagné. À Rome, la fortune n’était pas le produit du travail honnête et libre. En provenait le plus souvent de sources impures : l’usure, la chasse aux testaments, les complaisances coupables, les industries malsaines, la mendicité autour du prince. Aux premiers bancs de l’amphithéâtre, d’où l’inspecteur chassait l’honnête homme pauvre, Juvénal voyait des barbiers enrichis et des fils de gladiateurs, de crieurs publics, d’industriels infâmes qui, avec de l’or ramassé clans la boue, avaient acheté le droit de s’asseoir au milieu de l’ordre équestre[18].

Aussi en face même d’Auguste, un fils d’affranchi osait bafouer cette fausse noblesse : Qu’il te manque pour le cens équestre 6 ou 70.00 sesterces, dit Horace, et te voilà du peuple, aurais-tu le courage, les mœurs, l’éloquence, la probité.... Et cependant les enfants, dans leurs jeux, disent : Fais bien, tu seras roi.... C’est ce que disaient ainsi les Curius, les Camille, ces hommes de mâle courage.... Aujourd’hui, vieux et jeunes de s’écrier : D’abord il faut chercher la fortune ; arrière, la vertu et vive l’argent ! À quoi l’esclave syrien répondait : La fortune ! mais elle fait habituellement un sot de celui qu’elle comble de ses faveurs.

En outre, pour que la richesse donne à celui qui la possède l’indépendance et la dignité, c’est-à-dire pour qu’elle soit une force, il faut qu’elle ait la sécurité ; et, par la loi de majesté, la menace de la confiscation allait être suspendue sur toutes les têtes.

A la place la plus apparente se trouvait le sénat. Auguste partit tout lui remettre, la nomination aux principales magistratures, le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire. On a vu qu’en réalité il avait tout retenu, et que cette assemblée quasi souveraine était à sa complète discrétion ; de sorte qu’elle ne pouvait donner ni l’indépendance au juge ni la liberté au législateur. Aussi le sénat impérial ne fut jamais une force pour le prince, jamais non plus une sauvegarde pour les citoyens mais en obtenant la juridiction criminelle, ce corps politique sans liberté sera, sous les mauvais princes, un tribunal sans justice ; et le plus docile des instruments, devenu le plus sûr moyen de tyrannie, mettra les biens, la vie des citoyens à la merci du prince, de ses passions, même de ses caprices. Cette assemblée à laquelle Auguste confiait ce qu’il semblait ne vouloir pas prendre de pouvoir était donc une création artificielle ; tandis que, constituée d’après les idées que nous indiquions plus haut, on en eût fait une œuvre vivante qui, par sa masse, aurait assuré l’équilibre de l’État, et, par sa force, aurait appuyé le prince en le contenant. Cependant c’était encore l’ombre d’un grand nom, stat magni nominis umbra ; aussi, bien qu’Auguste connaisse l’impuissance de ces hommes qu’il couvre d’honneurs afin de cacher leur indignité, il leur ôte, pour les tenir toujours à portée de ses regards et de sa main, une liberté que le dernier des citoyens possède : nul sénateur ne pourra voyager hors d’Italie sans un congé du prince[19].

Je n’ai point parlé du peuple : c’est qu’en vérité il n’est plus rien et qu’il ne redeviendra pas même quelque chose par des émeutes[20].

La plèbe de Rome a successivement parcouru trois étapes historiques qui peuvent être désignées par ces trois mots : les plébéiens, les pauvres, les prolétaires.

À force de constance et de véritable esprit politique, les plébéiens avaient conquis l’égalité civile, politique et religieuse : leur triomphe marqua le temps de la robuste jeunesse de Rome et de sa meilleure fortune.

Les pauvres luttèrent contre les riches comme aujourd’hui nos ouvriers contre les patrons : ce fut le temps des guerres civiles où la liberté périt.

Les prolétaires, au lieu de patriotisme et d’honneur, n’ont plus que des appétits[21]. Leurs prédécesseurs, les conquérants de l’Italie et du monde, avaient demandé des droits, puis de la terre ; eux, ils ne demandent qu’à être nourris, amusés et pensionnés. Ils ne s’inquiètent pas si les comices électoraux sont une dérision et les comices législatifs une apparence ; si les quæstiones perpetuæ, le préfet de la ville, le sénat, l’empereur, ont pris leur ancien pouvoir judiciaire ? Tout ce qu’ils souhaitaient à présent, Auguste le leur donne : du pain, de l’argent, des jeux, des fêtes, des thermes, des portiques, et cela leur suffit. Le prolétariat et la soldatesque, deux formes différentes de la même condition sociale, voilà à quoi aboutit le peuple romain. Auguste, qui les constitua régulièrement, en consacrant l’usage des distributions à Rome et en séparant l’armée du peuple, ne prévit pas que donner à l’empire, pour droit originaire, le consentement de la plèbe, et pour unique défense les légions, sans autre institution intermédiaire qu’un sénat servile, c’était mettre à la base de l’édifice social une force aveugle et violente qui allait l’ébranler et incessamment faire ou défaire les empereurs.

Dans le gouvernement des hommes, il n’y a que deux pouvoirs de contrôle (?) : le pouvoir des armes et le pouvoir des lois. Si ce dernier n’est pas appuyé sur un corps judiciaire sans crainte et sans reproche, le premier doit prévaloir et conduire ainsi au triomphe des institutions militaires sur les institutions civiles[22]. Or l’empire n’eut pas et, reconnaissons-le, ne pouvait, avec les idées qui régnaient alors, avoir de corps judiciaire sans crainte et sans reproche. La justice, confondue avec l’administration, resta aux mains de l’empereur ; de là, tant de condamnations qui seront de détestables moyens de vengeance ou de spoliation.

J’arrive à la véritable création d’Auguste, l’armée permanente. Pour le reste, il avait imité César en concentrant comme lui dans ses mains tous les pouvoirs de la république, sauf la dictature, qu’il reprit sous la forme populaire de la puissance tribunitienne. L’armée permanente fut son œuvre propre, et cette institution militaire, qui dispensa des institutions civiles, donna à l’empire son vrai caractère et fit sa destinée.

Les institutions militaires sont comme le résumé de la civilisation d’un peuple, et une grande armée qui se forme est malheureusement l’annonce d’une grande domination qui se prépare. La Grèce triompha des hordes asiatiques avec ses soldats-citoyens élevés dans les gymnases, et sa victoire nous valut le siècle de Périclès. Mais les Grecs divisés ne purent tenir contre la, phalange macédonienne si bien unie, qui conquit l’Asie et nous donna Alexandre. A son tour, cette masse pesante s’entrouvrit et tomba sous les attaques vives et hardies de la légion, l’engin de guerre le plus perfectionné que l’antiquité ait connu, et Rome domina de la Tamise à l’Euphrate. Dans les temps modernes, l’infanterie de Condé, de Turenne et de la République a fait la puissance de Louis XIV et de Napoléon, comme l’organisation savante de la Prusse, avec son peuple entier sous les armes et discipliné, a été la cause de nos récents malheurs, parce que nous n’avons pas su remplacer à temps un mécanisme usé par un mécanisme nouveau. Auguste eut l’art de comprendre ce que le temps exigeait : le peuple-soldat de la république, avec ses légions levées chaque année, avait conquis ; il forma l’armée permanente pour conserver.

On sait comment il l’organisa : environ trois cent mille hommes, répartis entre vingt-cinq légions et les cohortes auxiliaires, furent cantonnés aux extrémités de l’empire, le long des frontières. C’était bien ; mais ces soldats furent légalement retenus vingt ans sous les drapeaux, en service actif, souvent toute leur vie, comme vétérans ; un orateur des légions de Pannonie se plaint en leur nom qu’on les y garde trente et quarante années ; d’autres, dans une émeute, montrent leurs cheveux blancs[23], et Civilis, pour décider ses Bataves à attaquer les camps, leur dit qu’ils n’y trouveront que des vieillards, senes. Le chiffre de la gratification promise pour la vétérance : 5000 deniers aux prétoriens, 3000 aux légionnaires, suffit à prouver qu’on ne licenciait chaque année qu’un très petit nombre d’hommes[24]. Bien peu de ces vétérans revoyaient leur cité natale. Les successeurs d’Auguste les retiendront souvent jusqu’à leur mort sous les enseignes[25], ou leur donneront, au lieu d’argent, des terres sur la ligne des frontières, de manière à la garnir d’une population militaire et romaine[26].

De cette organisation il allait résulter que les soldats, liés pour leur vie presque entière à un métier et non plus pour quelques années à un devoir civique, formeront dans l’empire un peuple distinct, avec ses mœurs, ses idées, ses exigences et ses immunités particulières[27], tandis que les citoyens, les provinciaux, prendront en dégoût la vie militaire, et qu’un temps viendra où ils fuiront au désert plutôt que d’entrer dans une légion. Pour tenir l’armée au complet, avec une durée si longue du service, il suffisait chaque année de vingt-cinq vaille recrues, certainement de moins encore, prélèvement insensible sur une population de quatre-vingts millions d’âmes[28], et qu’il était facile de faire sans déranger les citoyens de leur mollesse, soit en prenant, comme dit Végèce, des misérables que les particuliers dédaignent pour leurs valets, soit en acceptant ces hommes turbulents, inquiets, qui préfèrent les hasards de la vie des camps aux devoirs de la vie civile, et qui recherchent le péril d’un combat pour la chance d’un pillage ou d’une aventure[29]. Mais ces mercenaires et ces valets porteront aux armées de tout autres sentiments que ceux de l’honneur et du patriotisme. On s’en apercevra bien vite aux insurrections qui vont éclater, au lendemain même de la mort d’Auguste. Ajoutez que l’on met dans l’adnée le principe monarchique, c’est-à-dire la faveur et une sorte d’hérédité : les officiers de naissance y priment les officiers de fortune.

Ainsi Auguste supprimait le double courant qui autrefois entraînait ait camp, puis ramenait dans la cité une partie de la population dont l’âme prenait, dans ces alternatives de discipline et de liberté, une mâle assurance. En faisant du service militaire une profession, il sépara les soldats des citoyens, et forma deux nations dans l’empire : l’une qu’il désarma et qui sera faible, craintive et lâche ; l’autre qui deviendra insolente et forte, sinon toujours contre l’ennemi, du moins contre l’empereur.

Sans doute, arec ces trois cent mille soldats, les princes commanderont l’obéissance et assureront l’ordre intérieur, sauf à compter, à leur tour, avec les prétoriens et les révolutions de caserne. Mais la vie militaire étant supprimée pour des populations autrefois si belliqueuses, les citoyens désapprendront les armes et perdront les vertus qui y tiennent : le respect de la discipline, le sentiment du devoir, l’esprit ale sacrifice. Désintéressés dans la défense du pays, ils manqueront entre eux de ce lien qu’établit la communauté de gloire ou de péril, et ils resteront, dans leur isolement municipal, livrés aux seules préoccupations du bien-être ou de la misère. Aussi, quand arriveront les jours de malheur, quand les Barbares auront percé la mince ligne des castra stativa, ils ne verront devant eux que des multitudes timides et lâches qui trembleront à la vue d’une épée, comme elles auront tremblé devant les empereurs. Moins de trois générations après Vercingétorix, les Gaulois semblaient à Tacite avoir perdu tout leur courage, imbelles[30].

Chaque fois que le pouvoir absolu a voulu s’établir, il a repris le principe romain des armées permanentes, en désarmant les citoyens ou en les laissant sans armes, et ce principe a perdu autant d’empires qu’il en a fondé. Ce sont des milices nationales qui ont fait la fortune de la Grèce et de Rome, qui ont sauvé la Suisse dans ses montagnes, la Hollande sur ses canaux, les États-Unis dans l’immensité de leur territoire ; et ce sont les armées permanentes séparées du reste de la nation qui, en exaltant l’ambition ou la confiance de leurs chefs, ont fait mourir Charles-Quint dans l’abandon, Louis XIV dans la tristesse, Napoléon dans la captivité[31].

Les émeutes des légions qui ont désorganisé l’empire et le succès de l’invasion des Barbares qui le précipita ont été les conséquences de l’organisation donnée par Auguste à ses forces militaires. Ceci conduit à remarquer que toutes les institutions qu’il avait considérées comme des éléments d’ordre devinrent très vite des éléments de trouble : les légions dans les provinces, les prétoriens dans la ville, le sénat dans la curie qui fut un foyer permanent de conspirations ; qu’enfin ce qui lui avait paru une garantie de sécurité, l’isolement des cités et le désarmement des provinciaux, se trouva n’être pour l’empire qu’une cause de faiblesse.

 

IV. — EFFORTS IMPUISSANTS POUR RESTAURER L’ANCIENNE SOCIÉTÉ. LE PRINCIPAT D’AUGUSTE EST UNE MONARCHIE ABSOLUE AVEC DES APPARENCES RÉPUBLICAINES.

Fut-il mieux inspiré lorsqu’il tenta de restaurer les mœurs et les croyances ? A Rome même il échoua ; à plus forte raison dans l’empire. Il y avait beaucoup de raisons pour qu’il en fût ainsi, celle entre autres que Dave donne à son maître, quand il reproche à Horace de vanter à tout propos les temps anciens et d’être incapable de les imiter[32].

Pour réformer les mœurs, dit Montesquieu, il faut en avoir, et les amis, les conseillers d’Auguste, Auguste lui-même, n’en avaient pas. Il ne se faisait point scrupule d’entretenir commerce avec des matrones, ce qui, même à Rome, était grave ; et si ses édits étaient très moraux, les mimes, ces pièces de théâtre qu’il aimait tant, n’étaient que criminelles amours et plaisanteries obscènes. Examine, lui dit Ovide, les dépenses de tes jeux, tu y verras bien vies infamies achetées pour toi à beaux deniers[33]. L’œuvre la plus vantée d’Auguste, ses lois de adulteriis et de maritandis ordinibus furent un grand mais inutile effort ; elles firent peu de bien, puisque les mœurs ne changèrent pas, et beaucoup de mai, car d’elles naquit la race des délateurs ; et en autorisant le prince à pénétrer dans la vie privée, elles fourniront à ses successeurs le moyen de frapper comme adultères ceux qu’ils ne pourront atteindre comme conspirateurs.

De même, pour entreprendre la tâche impossible de rendre la vie à une religion qui se meurt, il faudrait au moins croire en elle. Or depuis bien longtemps la classe éclairée ne croyait plus aux dieux de l’Olympe. Polybe avait déjà dit (VI, 56), plus d’un siècle avant Auguste : Ce qui a fait le salut de Rome, c’est la crainte exagérée des dieux.... Je ne doute pas que le législateur eu agissant ainsi n’ait voulu contenir la multitude. Si les États n’étaient composés que de gens sages, on pourrait se passer de ces sortes d’institutions ; mais, comme la foule est pleine de passions déréglées et d’emportements aveugles, il a fallu la retenir par la crainte de l’inconnu, avec tout cet appareil de fictions effrayantes. Un peu plus tard, le grand pontife Scævola trouvait que la religion populaire était un tissu de sottises : sottises utiles, selon Strabon, et que l’homme sensé respectait dans un intérêt de gouvernement. Varron pensait comme eux. L’État, disait-il, est plus ancien que les dieux, de même que le peintre existe avant son tableau et le maçon avant la maison. — S’il s’agissait de refaire toutes ces divinités, on s’y prendrait mieux ; mais il faut garder des mannequins que la foule adore et des cérémonies absurdes qui lui plaisent, « parce qu’il y a des vérités qu’il est bon que le peuple ne sache pas et des mensonges qu’il importe que le peuple prenne pour des vérités[34].

L’Olympe n’était donc plus qu’un magasin de bric-à-brac rempli de costumes, de figures, de machines de théâtre qui faisaient peur encore aux enfants et aux femmes, et où le politique, le poète, suivant les besoins du moment, venait prendre le burattino nécessaire au meilleur effet d’une ode ou d’un discours.

Aussi ne trouvait-on pas de candidats pour les fonctions sacerdotales, pour celles qui autrefois flattaient le plus la vanité des familles. Auguste recrutait difficilement le collège des vestales[35], et ne pouvant, ou n’osant rien faire de Claude, il en fit un augure. Lui-même n’était pas dévot, malgré toutes ses dévotions ; on se souvient qu’il avait chassé Neptune des jeux du cirque pour le punir de favoriser Sextus Pompée, et qu’avant d’être un grave personnage il jouait avec ses amis aux douze grands dieux, en n’oubliant, dans la représentation, aucune de leurs scandaleuses histoires. Les divinités du ciel s’en étaient voilé la face pour ne pas voir ces adultères impies[36]. Je ne sais ce que César aurait fait de l’ancienne religion, lui qui, en plein sénat, niait l’immortalité de l’âme et qu’aucun signe funeste dénoncé par les prêtres ne détourna jamais d’une entreprise résolue, ni à Munda, où les sacrificateurs n’avaient pas trouvé, avertissement sinistre ! le cour de la victime ; ni dans une autre circonstance, où il rassura ses vétérans en leur disant : Quand il me plaira, j’aurai les meilleurs présages[37]. Pour Auguste, devenu prince, il crut, comme tant d’autres, trouver une force, instrumentum regni, dans ces superstitions qu’il méprisait, et il essaya de consolider, par d’hypocrites égards, la religion officielle, afin de gagner l’innombrable tribu des gens qui en vivaient et ceux qui continuaient à s’y plaire. Faux calcul, toujours fait et toujours trompé, pour lequel cependant il ne peut être montré à Auguste beaucoup de sévérité, car, à cette heure, où rien ne perçait à l’horizon, on ne saurait lui reprocher de n’avoir pas vu dans l’avenir religieux du monde. Ce vieux : culte rajeuni par des poètes incrédules[38], ces légendes pieuses qui ne servaient plus qu’à faire des contes de vieilles femmes, aniles fabulæ, ou des incantations magiques ; ces dieux dont on redorait les images vermoulues, toute cette friperie religieuse remise à neuf et les paternelles moralités dont le prince semait ses décrets, ses édits et ses discours pour cacher la vieillesse d’une religion épuisée, la pire des décrépitudes, tout cela lui semblait de belles apparences et suffisait à son génie essentiellement romain, sans éclat ni profondeur. Pourvu qu’il jetât sur cette société pourrie une toile de décors décente, il lui importait peu qu’il n’y eût rien par dessous.

Cinquante ans plus tôt, Sylla avait commis la même erreur, et sa tentative de restauration avait été aussi impuissante que le sera celle d’Auguste. Les peuples, pas plus que les fleuves, ne retournent en arrière sur la pente que l’humanité tour à tour descend ou gravit, et le bras le plus fort n’est capable de les y arrêter qu’un instant d peine.

Ainsi, au moment où nous sommes, les temps de Rome étaient finis, et ceux du monde commençaient. Auguste ne le vit que confusément. Héritier d’une révolution et chargé de la faire triompher en l’organisant, il regarda en arrière et non pas en avant. Il avait vaincu I’oligarchie, il s’était fait nommer tribun perpétuel, et il essaya de fonder une nouvelle aristocratie. A une époque où les besoins de l’État exigeaient l’égalité des droits, il établit, comme règle du gouvernement impérial, la séparation des citoyens et des provinciaux en deux peuples qu’il ne fallait pas mêler. A la veille du jour où le christianisme n’allait plus distinguer la scie de l’esclave de la toge patricienne, il rendit les affranchissements plus difficiles, comme il rendait la concession du droit de cité plus rare. Il s’efforçait donc de remonter le courant que le monde descendait ; ou plutôt, sans avoir la grande ambition d’entrer en lutte avec son temps, il crut, petitement, qu’il suffisait, pour sauver Rome et l’empire, d’y mettre de l’ordre, à l’aide de vieilles idées et d’institutions mensongères. Il dépensa ainsi prés d’un demi-siècle d’efforts à essayer de faire revivre l’ancienne société romaine, avec ses magistrats, ses ordres de citoyens, ses costumes, ses fêtes religieuses, tout en lui ôtant son principe de liberté, pour lui imposer un principe contraire qui lui était mortel, celui du pouvoir absolu d’un monarque irresponsable.

Du milieu en effet de l’ordre de choses fondé par Auguste, se dégagea peu à peu une idée jusqu’alors inconnue dans le monde romain et qui reparut au sein des sociétés modernes après le grand naufrage du moyen âge : l’État identifié avec la personne du prince, les fonctionnaires publics regardés comme ses serviteurs, le trésor national comme son épargne, le sol de l’empire comme sa propriété

Quelques-uns allèrent encore plus loin, et cet homme qu’ils avaient fait si grand, ils l’appelèrent dieu.

Ne nous récrions pas : sous une autre forme, nous faisons la même chose en proclamant des hommes providentiels. N’a-t-on pas vu naguère un chef d’invasion prendre, le ciel pour complice de ses iniquités et attester chaque jour la mission qu’il accomplissait avec l’aide et par la grâce de Dieu ?

Octave ne dédaigna pas le parti qu’il pouvait tirer pour sa cause de ces lâches dispositions. A Rome, il n’osa s’attribuer par son titre d’Auguste qu’une part du respect accordé aux êtres divins ; mais dans les provinces, surtout dans cet Orient où toute idée revêt la forme religieuse, il autorisa son apothéose, ce qui permit à ses successeurs de l’obtenir à Rome même.

Ainsi, le premier empereur, pour sanctionner un pouvoir né de la guerre civile, tentait timidement ce que les castes sacerdotales et les royautés absolues ont fait ouvertement, de prendre les dieux pour complices. L’empereur de la Chine est fils du Ciel ; Louis XIV et Jacques Ier se disaient inspirés d’en haut. Auguste fut aussi plus qu’un homme. Après sa mort, l’Olympe s’ouvrit pour lui[39]. Ses successeurs firent des miracles que Suétone et Tacite racontent gravement. Vespasien guérit des maladies[40], comme nos rois touchaient les écrouelles ; Marc Aurèle envoyait des songes qui révélaient l’avenir, et le plus sceptique des empereurs passait pour rendre la vue aux aveugles[41]. Faut-il voir en cela une immense et volontaire duperie ? J’ai déjà expliqué comment ce culte sortit des croyances et des mœurs. Beaucoup sans doute riaient en secret, quelquefois tout haut, des miracles et de l’apothéose, comme Sénèque racontant l’arrivée grotesque du divin Claude dans l’Olympe. Mais la foule, qui est la même dans tous les temps, se plait aux merveilles, et le plus grand nombre acceptait les nouveaux dieux : les uns, parce qu’il semble qu’il y ait quelque chose de divin dans les grands événements qui commencent une phase nouvelle de l’humanité ; les autres, parce que le paganisme souillait l’Olympe de tant de vices, qu’en vérité, après avoir fait descendre Ies dieux si bas et avoir élevé si haut le chef de l’empire, il ne fallait pas une bien grande résignation, à des gens qui croyaient aux faunes et aux Satyres, pour croire au maître de vingt-cinq légions et du monde. Pline résume d’un mot cette croyance mêlée d’impiété, de bassesse et de reconnaissance intéressée : Deus est, dit-il, juvare mortalem, celui-là est dieu qui se fait le bienfaiteur des hommes.

Cette religion nouvelle eut de graves conséquences légales. L’empereur fait divas après sa mort, devait bien l’être quelque peu durant sa vie. Il sera donc bientôt la raison et la sagesse incarnées, la loi vivante, lex animata[42] ; et le droit divin de nos rois eut pour point de départ cet assentiment donné à la divinité d’Auguste[43].

Ainsi, dès la première génération, le prince se laisse dresser des autels et honorer comme une divinité : il est l’âme de quatre-vingts millions d’hommes. C’est une bien téméraire ambition que celle de jouer le rôle de Dieu sur la terre. Au moins faut-il alors trouver et donner un but à l’activité du peuple dont on s’est fait la Providence ; sans quoi ce peuple, s’il est pauvre, languit, comme les races de l’Orient, qui, depuis tant de siècles, dorment les yeux ouverts à l’ombre de leurs palmiers ; ou, s’il est riche, s’affaisse dans les énervantes langueurs du bien-être et traîne, au sein de la corruption, une vie sans honneur et sans force contre l’étranger. Rome fut vertueuse et vaillante tant que l’ennemi rôdant autour du Latium et Annibal menaçant montrèrent nettement oïl était le devoir. En ce temps-là, il y eut de, la foi pour les dieux, du respect pour les chefs, et, avec la liberté, de la discipline dans tous les ordres, du dévouement pour la patrie. Le monde vaincu et la république tombée, ce peuple, qui avait perdu le soin de sa défense et le souci de ses affaires, ne songea plus qu’à jouir, et Auguste employa son habileté et son or à faire de la vie des Romains une fête perpétuelle. Il n’avait pas créé cette situation, mais il l’aggrava. Il supprima la vie politique chez un peuple qui avait perdu la vie religieuse et ne pouvait avoir encore la vie scientifique. Mais que mit-il à la place de tous ces grands vides ? Rien que le plaisir, panem et circenses. Avec cela on ne fait ni des hommes ni une nation. Or ce qui se passait à Rome fut imité partout ; les Pylades devinrent, dans toutes les villes, comme ils l’étaient dans la cité impériale, les instruments les plus sûrs du gouvernement ; et voilà pourquoi cet immense empire, sans fortes croyances ni labeurs sévères de l’esprit, tomba si vite. Franklin a dit dans sa langue expressive : Comment voulez-vous qu’un sac vide se tienne debout ?

En résumé, l’empire était nécessaire et inévitable ; niais à l’unité de commandement devait correspondre l’unité de l’état :

Unité politique, par des institutions générales, ayant leurs racines dans les cités et s’élevant de degré en degré jusqu’au chef de l’empire ;

Unité militaire, par une organisation qui intéressât chacun à la défense de tous ;

Unité morale, par la communauté des idées et des sentiments.

Auguste simplifia ce difficile problème, ou plutôt ne sut ni le résoudre ni même le voir. Il constitua pour lui l’unité de commandement, et il crut que, pour les sujets, la communauté des intérêts suffirait à tout sauver. Cette union égoïste, il chercha à la produire par l’ordre, c’est-à-dire par une police vigilante. Mais ce que la paix avait fait, la guerre le défit ; et les intérêts blessés par les révolutions de palais, par la fiscalité et les invasions des barbares, ne défendirent pas un gouvernement qui les ruinait après les avoir servis.

Le malheur a donc été que l’empire romain fut simplement un fait et non pas un principe. Je sais que la plupart des gouvernements commencent ainsi ; mais, pour devenir un droit, il faut durer, et, pour durer honorablement, il faut avoir ou représenter une doctrine (lui soit d’accord avec les besoins du temps. Or la conception politique d’Auguste ne provenait pas d’une théorie particulière de gouvernement ; née d’une nécessité de circonstance, elle fut, sous des dehors de modération, la stérile application d’une idée brutale. Le mot de césarisme, qui a été si souvent employé avec le sens d’autorité absolue mise au service de la démocratie, ne répond pas à une réalité historique. Les empereurs romains, portés au pouvoir par les événements, et non par le triomphe d’un système arrêté de renouvellement politique que le salut de l’empire exigeait, représentent avant tout leur intérêt personnel et subsidiairement l’ordre publie, idée qui est insuffisante, lorsqu’il ne s’agit que de l’ordre maintenu par la force. Ils ne prirent pas, comme on l’a prétendu, le protectorat du faible et du pauvre contre le riche et le puissant. S’ils maintinrent les distributions à Rome, c’est qu’ils ne pouvaient répudier ce legs de la république ; et s’ils assurèrent aux provinciaux deux siècles de vie heureuse, ce fut d’abord parce qu’ils trouvaient leur compte à cette prospérité, ensuite parce que tout noble cœur, arrivé au pouvoir, est nécessairement saisi par le sentiment de l’intérêt public. Beaucoup d’empereurs eurent cette préoccupation ; elle fit le bonheur de leur règne, mais elle n’assura pas l’avenir. Or on a vu qu’il y avait un plan à concevoir et à suivre, des institutions à créer, une paix féconde à organiser, en donnant à mille cités, qui se considéraient chacune comme un État distinct, les mêmes intérêts et le même esprit.

Nais, pour entreprendre de faire subir à l’ancien monde cette évolution qui l’aurait conduit de l’idée de la commune, sans la détruire, à l’idée de l’État, sans l’exagérer, un grand homme était nécessaire, et l’on n’eut qu’un homme habile. L’ordre, la règle, la paix, voilà l’unique préoccupation d’Auguste. Cet ordre, il crut l’établir par de minutieux règlements, par des précautions de père de famille veillant à l’honneur de sa maison. Toutes ses mesures, depuis Actium, furent honnêtes, et toutes seront sans efficacité, parce qu’il ne vit rien au delà du besoin actuel et de l’heure présente. Il employa une fouie de petits moyens qui produisirent le calme de la somnolence ; il endormit home et l’empire, au lieu de les animer d’une grande et large vie ; ce fut un excellent administrateur. Venu le second, sa gloire serait complète, parce qu’une bonne conduite de gouvernement et un zèle vigilant suffisent à un État déjà constitué ; venu le premier, il resta au-dessous de son rôle. L’empire fut heureux sous lui ; mais qu’avait-il fondé ? Le despotisme militaire et les droits de la force, sans autre garantie que l’intérêt bien entendu du prince[44].

Les empereurs auront beau conserver sur les enseignes des légions la vieille formule Senatus Populusque Romanus, donner la volonté nationale pour sanction à leur pouvoir et dater leur règne du jour où ils prendront la magistrature républicaine dont le premier devoir était la protection du peuple[45], c’est bien le système des monarchies orientales qui envahit un monde où on ne le connaissait pas, mais où, il faut bien le dire, tous l’acceptèrent[46]. Il est triste de voir ces peuples gréco-romains, qui avaient tant aimé la liberté, revenir, sous le coup d’une anarchie séculaire, à cet idéal du despotisme paternel qui peut être utile aux États en formation, qui est mortel aux sociétés vivantes.

Et comme la logique des faits est inexorable, les mœurs des cours asiatiques entreront au Palatin en même temps que leur esprit. Ce n’est pas seulement dans la servitude que les Romains vont se précipiter, mais dans la dépravation. Après les hypocrisies républicaines et morales, la tyrannie sanguinaire et l’impudicité ; après Auguste, Caligula ; après Livie, Messaline.

Cependant ne mettons pas la fatalité dans l’histoire. Elle raconte, mais aussi elle juge, et, dans les considérants de son arrêt, elle fait, aux époques de transformation, la part des éléments de reconstitution dont l’emploi, pour difficile qu’il soit, ne doit pas être négligé. Au lendemain d’Actium le vainqueur était maître des événements, et ce qu’il ne sut pas faire, un esprit plus vaste et un cœur moins timide auraient pu l’exécuter. A la place d’Auguste, César peut-être eût accompli cette tâche ; et le résultat valait la peine d’un grand effort, car, si l’empire romain avait été fortement organisé, il eût été capable d’arrêter les Barbares et de les civiliser, comme il le fit pour les Espagnols et pour les Gaulois, comme nous avons vu Auguste entreprendre de le faire pour les tribus germaniques, des bords du Danube et du Rhin.

Si du prince nous passons à l’homme, il faut bien dire qu’on ne saurait aimer ce personnage qui jamais n’eut un premier mouvement de l’esprit ni un emportement du cœur, qui écrivait d’avance ce qu’il voulait dire à ses amis, même à sa femme, et fit tour à tour le mal ou le bien, selon qu’il y vit son intérêt ; cruel de sang-froid, clément par calcul ; assassin de Cicéron et sauveur de Cinna ; tartufe de piété, sans religion ; hypocrite de vertu, avec des vices ; le modèle enfin des politiques, si la politique était l’art de conduire les hommes en les dominant par la terreur, ou en les trompant par des caresses. César, Alexandre, voilà des génies aimables ; Napoléon, voilà un génie terrible. Auguste, qui ne commande ni la sympathie ni l’admiration, n’est point de leur famille et doit prendre place bien loin d’eux.

Et cependant il restera une grande figure dans l’histoire. Pourquoi ? Il a fait vivre quatre-vingts millions d’hommes en paix pendant quarante-quatre ans. Le genre humain, dit Pline, lui a décerné la couronne civique[47].

Malgré ce dernier mot, quelques-uns nous trouveront trop sévère. On nous accordera du moins que nous ne nous sommes pas servi contre Auguste de médisances autorisées par des anecdotes suspectes. Notre excusé, s’il en est besoin, est dans le sentiment que nous avons des immenses services que l’empire romain pouvait rendre à l’humanité. Les deux plus grandes choses du monde avant les temps modernes, la Grèce et Rome, ont péri, l’une par l’abus de l’indépendance locale, l’autre par le pouvoir absolu d’un homme : solutions extrêmes et détestables du problème politique. Aussi avons-nous cherché s’il n’existait pas des éléments d’une solution différente, qui aurait pu sauver l’empire et, avec lui, la civilisation ancienne purifiée par la philosophie et le christianisme ; car l’empire, mieux constitué, c’eût été l’invasion contenue, le moyen âge supprimé, et pour l’esprit humain dix siècles de lumière, peut-être de liberté, par conséquent de progrès, au lieu de dix siècles de ténèbres et de servitude durant lesquels la civilisation s’est arrêtée et recula.

 

 

 

 



[1] Tacite, de Orat., 37, et cf. 41. — Strabon, liv. VI, ad finem ; Philon, Leg. ad Caium, 21 ; Josèphe, Ant. Jud., XXI, 2 ; Pline, Hist. nat., III, 5 ; Dion, LIII, 19.

[2] Quarante et un sur cinquante-neuf. D’après la liste dressée par Brottier, sur cent huit personnes rattachées à la maison Julienne par le sang ou les alliances, depuis, César jusqu’à Néron, trente-neuf, ou plus du tiers, périrent de mort violente.

[3] Urbem fecisti quod prius arbis crat (Rutilius, Itin., 66).

[4] À soixante ans, on ne votait plus. Festus, v. Sexagenarius ; Macrobe, Saturnales, I, V, et Pline, Lettres, IV, 25 : Ipsæ leges monent quæ majorem LX annis otio reddunt. À 65, on était exempté de la capitation. Ulpien, au Digeste, 4, 15, 3, pœm.

[5] Dion, LVI, 53, et Suétone, Octave, 37 : Quo plures partem administrandiæ reipublicæ caperent.

[6] D’après le Monument d’Ancyre, le recensement de l’année 28 donna 4.063.000 citoyens ; celui de l’an 8 av. J.-C. 4.233.000 ; celui de l’an 13 après J.-C. 4.937.000. C’est, en quarante et une années de paix, une augmentation annuelle d’environ 20.000 citoyens, chiffre qui est de beaucoup au-dessous de l’accroissement moyen annuel des populations dont le nombre augmente le plus lentement, puisqu’il aurait fallu, à ce compte, deux siècles et demi pour que la population romaine doublât. Auguste n’aurait pas dit lui-même qu’il s’était imposé la règle d’être très avare du droit de cité, que nous pourrions conclura des chiffres qui précédent que les concessions qu’il fit de ce titre furent peu nombreuses. Je dois ajouter que la question politique était doublée, pour la question du droit de cité, d’une question financière. Les citoyens ne payaient ni la capitation ni l’impôt foncier ; en augmenter le nombre, c’était donc diminuer les revenus de l’État. Mais il n’y avait pas à hésiter entre une mesure politique qui s’imposait impérieusement et un intérêt fiscal auquel il était aisé de pourvoir par d’autres moyens.

[7] Claude dans le discours de Lyon, Mécène dans celui que lui prête Dion (LII, 49). De ce que Mécène n’a certainement pas prononcé ce discours, il ne s’ensuit point qu’il n’ait pas eu la pensée d’ouvrir le sénat et l’ordre équestre aux notables des provinces, la cité romaine aux sujets, pensée qui était dans la tradition de la politique de César et une des nécessités du gouvernement nouveau.

[8] Si le sénat romain avait compris les personnages les plus considérables de Rome, de l’Italie et des provinces, il aurait eu, comme la Chambre des lords d’Angleterre, une puissance propre et une sérieuse influence, tandis qu’il n’eut, comme nos Chambres des pairs et le Sénat des deux empires, qu’une autorité de reflet que le prince et l’opinion donnent et retirent é volonté.

[9] Il le souhaitait, mais le croyait difficile à conserver. (Annales, IV, 33.) C’est le régime qui aurait été établi si Auguste avait donné aux assemblées provinciales le droit de délibérer avec indépendance sur les affaires de leur province et une part dans le recrutement du sénat romain et des grands fonctionnaires de l’empire.

[10] Caseneuve, États génér. du Lang., p. 41 ; Hauteserre, Rer. Aguit., IV, chap. II ; dom Vaissette, Hist. du Lang., t. I, des preuves ; Fauriel, Hist. de la Gaule mérid., I, 148.

[11] Dion, LII, 30.

[12] Voyez mon Histoire grecque, t. II, p. 109, où commence la huitième période de cette histoire (272-146) qui a pour titre : Efforts impuissants pour s’unir et se sauver.

[13] Novi homines e municipiis, coloniis atque etiam provinciis in senatum crebro assumpti (Ann., III, 55, ad annum 22).

[14] Le latin se répandit aussi en Orient et plus que nous ne le pensions. On a trouvé à Nicomédie une inscription latine de l’an 2 avant notre ère. À partir du deuxième siècle, sur certains points, à Ancyre par exemple, on rencontre autant d’inscriptions latines que d’inscriptions grecques, et, dans les listes d’officiers municipaux de Cyzique, les noms latins sont au moins aussi nombreux que les noms grecs. (G. Perrot, Galatie, p. 6 et 75.)

[15] L’enfant quittait les femmes vers sept ans ; jusqu’à douze ou quatorze il suivait les leçons d’un grammairien, et ses livres d’étude étaient les poètes classiques. De l’école du grammairien, il passait à celte du rhéteur, qui lui enseignait l’art de discourir ; après quoi il s’attachait à un philosophe qui le mettait au courant du système en vogue et des connaissances nécessaires dans la vie publique. Ces écoles étaient des entreprises privées et absolument libres ; sous l’empire, il y eut des professeurs de haut enseignement pavés par l’État et par les villes. Les communes eurent aussi des écoles élémentaires publiques. Voyez notre chapitre LXXXIII, § 4.

[16] Il ne se trouvait personne qui voulût entrer au sénat, même les fils ou descendants des sénateurs ; mais il contraignit ceux qui avaient le cens à devenir sénateurs. (Dion, LIV, 26.) Le même écrivain montre Auguste obligé de multiplier les mesures qui devaient assurer l’assiduité aux séances d’un nombre de membres suffisant pour valider une délibération. Il ajoute : Personne non plus ne se décidait aisément à demander le tribunat.... Cette charge étant peu recherchée, il prescrivit par une loi que les magistrats proposeraient chacun un chevalier possédant au moins 250.000 drachmes et que le peuple choisirait parmi ces candidats les tribuns qui lui manquaient, avec faculté pour ceux-ci, à l’expiration de leur charge, de faire partie du sénat, s’ils le voulaient, sinon de rentrer dans l’ordre équestre. (Ibid., 30.) — Personne ne consentant de bon gré à être édile, des citoyens tirés au sort parmi les anciens questeurs et tribuns du peuple furent contraints d’accepter cette charge. (Ibid., LIV, 24.) — Un édile en charge donna sa démission. — Comme aucun de ceux qui avaient l’âge de porter les armes ne voulait s’enrôler, il les fit tirer au sort, et ceux que le sort désigna, un sur cinq parmi ceux qui n’avaient pas trente-cinq ans, un sur dix parmi ceux qui étaient plus âgés, furent dépouillés de leurs biens et notés d’infamie. Beaucoup refusant encore d’obéir, il en punit plusieurs de mort. Il enrôla aussi parla voie du sort le plus qu’il put de vétérans et d’affranchis. (Ibid., LVI, 23.) Une autre fois, Auguste fit vendre corps et biens aux enchères un chevalier romain qui avait coupé le pouce à ses deux fils (pollex truncatus, d’où poltron), afin de les soustraire au recrutement. (Suétone, Octave, 24.) Sous Tibère, on ne veut plus aller gouverner des provinces, Ainsi Lepidus et Blesus refusent le proconsulat d’Afrique. (Tacite, Ann., III, 55.) Lamia ne se rend point dans son gouvernement de Syrie (Ann., VI, 27) ; et Claude est obligé de prescrire que tous les gouverneurs devront avoir quitté Rome au milieu d’avril. (Dion, LX, 17.) Ce prince ayant chassé durant sa censure bon nombre de sénateurs, la plupart en furent charmés. Un autre voulait se retirer à Carthage, il le força à demeurer. (Ibid., LX, 28.)

[17] Pline reconnaît bien que toute la constitution de l’empire reposait sur une aristocratie d’argent ; il dit, après avoir vanté les temps anciens : Posteris.... rerum amplitudo damno fuit : postquam senator censu legi cœptus, judex fieri censu, magistratum ducemque nil magis exornare quam census (Hist. nat., XIV, 1). Ce jugement est expressément confirmé par Dion (LIV, 17).

[18] Martial, Épigrammes, VII, 61, et Juvénal, Satires, III, 153. Curia pauperibus clausa est ; dat census honores (Ovide, Amor., III, VIII, 55). Cf. Pline, Hist. nat., XIV, 1.

[19] La défense était encore en vigueur au temps de Dion (LII, 42).

[20] Cependant, même au troisième siècle, pour Ulpien et Gaius, la base du pouvoir impérial était encore la fiction légale de l’assentiment populaire : … Quod populus ei et in eum omnem suam potestatem conferat.

[21] Vulgus.... cui una ex re publica annonæ cura (Tacite, Hist., IV, 38).

[22] Voyez Story, Commentaries on the Constitution, n. 1612, et l’excellent livre de M. G. Picot, la Réforme judiciaire en France, p. 566, et Appendice IX, 1881.

[23] Canitiem exprobrantes (Tacite, Ann., I, 18). En l’an 23, Tibère montre les légions presque uniquement formées de vétérans : multitudinem veteranorum (Ann., IV, 4 ; Hist., IV, 14). Lui-même y contribuait : Missiones veteranorum rarissimas fecit, ex senio mortem, ex morte compendium captans (Suétone, Tibère, 48). Dans le Mon. Anc., n° 17, Auguste dit qu’il donna des gratifications.... militibus qui vicena plurave stipendia emeruissent. Dans les diplômes de Domitien et d’Hadrien on voit que le congé n’est habituellement accordé qu’après vingt-cinq ans et plus de service.

[24] La vétérance normale aurait dû faire sortir des rangs, chaque année, 1/20 de légionnaires ou 15.000 hommes, et 1/10 de prétoriens ou 740 hommes. Or 15.000 x 3000 = 45.000.000, et 740 x 5000 = 3.700.000 ; total : 48.700.000 deniers, somme qui devait paraître bien lourde aux empereurs et qu’ils s’appliquaient certainement à diminuer, en restreignant la délivrance des congés. (Cf. Suétone, Tibère, 48.) La solde annuelle des 25 légions montait à environ 50 millions de francs ; à ce chiffre, il faut ajouter ce que coûtaient les cohortes auxiliaires, la haute paye des sous-officiers, centurions, tribuns et légats, les dépenses pour la flotte, pour les machines, pour le blé fourni gratuitement, enfin pour les gratifications de vétérance. Et je ne parle point des donativa, vieille coutume républicaine que l’empire ne pouvait répudier et qui était de droit toutes les fois que le prince était proclamé imperator, soit au jour de son avènement, soit à chaque victoire de ses lieutenants. Marquardt (Staatsverf., II, p. 94) estime que la dépense annuelle pour les vivres, les armes et les vêtements fournis gratuitement par l’État, montait à près de 40 millions de deniers. Il est bien probable que les dépenses militaires de l’empire n’étaient pas inférieures à 200 millions de francs.

[25] Dans ce cas, les vétérans restés au camp étaient exemptés de tout service, si ce n’est quand l’ennemi attaquait. (Suidas, s. v. Βετεράνος.) Les evocati ou vétérans rappelés au service portaient le cep de vigne comme les centurions. (Dion, LV, 21.) Domitien accordait les privilèges de la vétérance, c’est-à-dire le jus civitatis et connubii, à des auxiliaires ayant servi vingt-cinq ans, tout en les gardant sous les enseignes. (L. Renier, Dipl. milit., p. 220.)

[26] Octave ne pouvait songer, au lendemain d’Actium, à établir ses vétérans sur les frontières ; aussi est-il dit dans le Monument d’Ancyre qu’il en renvoya trois cent mille dans leurs municipes ou sur des terres qu’il acheta pour eux.

[27] Par exemple le castrense peculium qui constitua pour la première fois au fils une propriété dont le père ne pouvait disposer.

[28] Dans les armées modernes, la mortalité annuelle est de 1 pour 100, les congés de réforme et pertes diverses, de 2 pour 100 ; en ajoutant à ce déficit, lorsqu’il s’agit d’une armée romaine sous l’empire, ½ pour 100, à raison de l’infériorité du service médical et de l’hygiène dans les légions, on ce service était pourtant bien organisé, on arrivera au chiffre de 10.500 morts, réformés ou rayés des cadres, qui, joints aux 15.000 licenciés, forment un déficit annuel de 25.000 hommes. Nous avons dit que beaucoup de vétérans étaient gardés sous les enseignes : notre chiffre de 25.000 recrues est donc beaucoup trop fort ; cependant il aurait représenté pour l’empire un recrutement 32 fois moindre que le recrutement chez les nations modernes, qui ne prennent qu’environ 1 soldat sur 100 de population pour l’armée active.

[29] Plerumque voluntario milite numeri supplentur (Digeste, XLIX, tit. 16, leg. 4, § 10, d’après Arrius Menander qui semble avoir vécu à la fin du deuxième siècle). Un peu plus tard, Dion Cassius faisait de cette pratique un principe arrêté de gouvernement : Il faut, fait-il dire à Mécène, désarmer les citoyens, les éloigner des places fortes et enrôler les plus indigents, ceux que la misère contraindrait a vivre de brigandage. (LII, 27.) Plus tard encore, Végèce (I, 7) dira : Tous nos malheurs viennent de la négligence ou de la lâcheté des commissaires pour les levées qui font des soldats de misérables que les particuliers dédaignent pour valets. Mais ce mal datait de loin, car, dès l’année 23, Tibère montre au sénat les volontaires de bonne condition faisant défaut, de sorte qu’on acceptait jusqu’aux vagabonds. Tacite, Ann., IV, 4 : Voluntarium militem deesse ; ac, si suppeditet, non eadem virtute ac modestia agere, quia plerumque inopes ac vagi sponte militiam sumant. Les légions demeurant campées le long des frontières, leurs auxiliaires se recrutaient surtout parmi les populations du voisinage, qui, le long du Rhin, du Danube ou de l’Atlas, étaient de vrais barbares. Or beaucoup de ces auxiliaires passaient, en obtenant le titre de citoyens, dans les légions, dont le caractère ira, b chaque génération, s’altérant davantage. On verra, au chapitre LXXVII, ce qu’étaient déjà les légionnaires de Vitellius et de Vespasien.... truces corpore, horridi sermone, et comment ils se conduisirent au sac de Crémone et de Rome. La plupart des soldats de Vitellius, dit Othon (Hist., I, 84), sont des Germains. Et Tacite nous montre des cohortes entières de Germains attaquant Plaisance.... cantu truci et more patrio nudis corporibus (ibid., II, 22) ; enfin Suetonius, dans le conseil de guerre tenu par Othon, conseille de traîner la guerre en longueur, parce que les Germains de Vitellius ne pourront supporter les chaleurs de l’été (ibid., 32) ; plus tard, Antonius veut que l’on se presse pour ne pas laisser à l’ennemi le temps d’appeler de nouvelles forces da la Germanie, Germaniam unde vires (ibid., III, 2). A Crémone, la troisième légion venue de Syrie adore le soleil levant : preuve qu’elle était composée de Syriens. Une des causes du soulèvement des légions de Syrie contre Vitellius fut le bruit qu’il voulait les envoyer sur les bords du Rhin et les remplacer par l’armée de Germanie : Quippe et provinciales sueto militum contubernio gaudebant, plerique necessitudinibus et propinquilatibus mixti (ibid., II, 80). On trouve bien un grand nombre de cohortes qui semblent avoir été levées originairement dans différentes provinces : ainsi les inscriptions montrent des Espagnols en Suisse, des Suisses en Bretagne, des Pannoniens en Afrique, des Illyriens en Arménie, etc., mais ces cohortes se recrutaient ensuite aux lieux onze elles campaient. Voyez Henzen, Sugli equiti singolari.

[30] En l’an 21 (Ann., III, 46). Cependant beaucoup de cités conservèrent des armes et des soldats de police. Voyez mon Mémoire sur les Tribuni milimum a populo, au tome XXIX des Mém. de l’Acad. des inscr., et le chapitre LXXXIII du présent ouvrage.

[31] Pour notre malheur, nos derniers ennemis ont su réunir les deux choses : la constitution d’une armée régulière, qui leur assura la science militaire et la discipline ; l’armement du pays tout entier, qui leur donna le nombre et la force.

[32] Satires, II, VII. Le poète avait déjà dit (Carm., III, 24) : .... quid leges sine moribus ? vanæ proficiunt.

[33] Tristes, II, 500. Cf. Suétone, Octave, 69, 71 ; Dion, LIV, 16. Cet historien, qui est très favorable à Auguste, dit à propos des réformes du prince : Il ne s’inquiétait pas de la contradiction qu’il y avait entre ses paroles et ses actions, (Ibid.) Cf. id., LVI, 43, et le récit de Zonaras relatif à Athénodore. Quand le sénat lui demanda d’arrêter, par de sévères règlements, les désordres des femmes, cela parut une raillerie. (Dion, LIV, 16.)

[34] S. Augustin, de Civ. Dei, IV, 31 ; VI, 4. Expedire existimat Scævola falli in religione civitates (Id., IV, 27). Cf. Arnobe, VII, 7. C’est l’opinion de Cicéron dans le de Natura Deorum et le de Divinatione.

[35] Dion, LV, 22.

[36] Suétone, Octave, 46.

[37] Suétone, Octave, 59.

[38] Cf. Horace, Satires, I, v. 101-103 :

.... Deos didici securum agere ævum,

Nec, si quid miri faciat natura, deos id

Tristes ex alto cæli demittere tecto.

Saint Augustin a raison de dire : Poetas Romanos nulli deorum pepercisse (de Civ. Dei, II, 12).

[39] Je ne cite ni Ovide (Fastes, I, 609 ; Pont., IV, 9, 105), ni Virgile (Georg., III, 16), ni Horace (Epist., II, I, 15), ni Velleius Paterculus (II, 91), et je laisse de côté toutes les merveilles si intrépidement racontées par Suétone (Octave, 6, 94, 97).

[40] Suétone, Vespasien, 7.

[41] Capitolin, Marc-Aurèle, 18, et Spartien, Hadrien, 23.

[42] Constitutio principis vim legis obtinet (Gaius, I, 2, 5) .... quod principi placuit legis vigorem habet (Inst., I, 2, § 6).

[43] Dans la formation de cette idée du droit divin, il faut faire une part à la coutume hébraïque du sacre renouvelée par l’Église pour nos rois. Les prêtres et Ies légistes, qui regardent les choses humaines de deux points de vue différents, furent amenés, les uns par la tradition biblique, les autres par la tradition romaine, à dire, par la bouche de Bossuet : Ô vois ! Vous êtes des dieux ! Et par celle des parlementaires : Si veut le roi, si veut la loi.

[44] C’est la théorie de Dion dans le long discours qu’il prête à Mécène (LII, 14-40). Résumant plus loin (LIII, 17) les pouvoirs impériaux, il dit lui-même : πάντων αύτοί xαί τών όσίων xαί τών ίερών xυριεύουσιν. Sénèque, aux premiers jours du règne de Néron, met dans la bouche du prince la définition du pouvoir impérial : c’est la formule la plus complète du despotisme oriental. Le philosophe montre à Néron la foule immense, séditieuse, effrénée, toujours prête à s’élancer à la perte des autres et à la sienne, si elle pouvait briser son joug. Et il ajoute : Il t’est doux de pouvoir dire : Egone ex omnibus mortalibus placui, electusque sum, qui in terris deorum vice fungerer ? ego vitæ necisque gentibus arbiter ? qualem quisque sortem statumque habeat, in manu mea positum est ? Quid cuique mortalium Fortuna datum velit, meo ore pronuntiat ? ex nostro responso lætitiæ causas populi urbesque concipiunt ? Nulla pars usquam, nisi volente propitioque me, floret ? Hæc tot millia gladiorum, quæ pax mea comprimit, ad nutum meum stringentur ? quas nationes funditus exscidi, quas transportari, quibus libertatem dari, quibus eripi, quos reges mancipia fieri quorumque capiti regium circumdari decus oporteat, quæ ruant urbes, quæ oriantur, mea jurisdiclio est ? (De Clem., I, 1.)

[45] Dion, LII, 31.

[46] Un des arguments favoris des rhéteurs était : Quum providentia mundus regatur, administranda est respublica (Quintilien, Inst. orat., V, 10). Nos pères disaient aussi : Un dieu, un roi, une loi.

[47] Pline, Hist. nat., XVI, 3. Velleius Paterculus résume les conséquences de l’établissement de l’empire en ces mots : Summota e Foro seditio, ambitio Campo, discordia Curia. Pline le Jeune parle de même, III, 20.