HISTOIRE DES ROMAINS

 

HUITIÈME PÉRIODE — AUGUSTE OU LA FONDATION DE L’EMPIRE

CHAPITRE LXVII — ADMINISTRATION D’AUGUSTE DANS LES PROVINCES.

 

 

I. — PARTAGE DES PROVINCES ENTRE L’EMPEREUR ET LE SÉNAT CARACTÈRE NOUVEAU DU GOUVERNEMENT PROVINCIAL.

Auguste entendait mettre dans l’empire l’ordre qu’il faisait régner à Rome, en organisant les provinces de manière à y étouffer les troubles intérieurs et à prévenir les attaques du dehors. Pour cela, des mesures de deux sortes étaient nécessaires : les unes militaires, les autres administratives ; étudions celles-ci d’abord.

On a vu ce que devait être, en droit, l’administration romaine dans les provinces, et ce que, en réalité, elle était devenue entre les mains de cette aristocratie avide et violente qui périt à Pharsale et à Philippes, ou se laissa enchaîner par les bienfaits intéressés de César et d’Octave. Le dernier des Gracques, Sylla et César avaient montré aux provinciaux une bonne volonté inutile, parce que Ies uns n’avaient pas organisé dans Rome un pouvoir assez fort pour imposer à tous le respect des lois, et que le dernier n’en avait pas eu le temps. Mais ce pouvoir, Auguste venait de le créer, et les provinciaux en avaient salué l’avènement de leurs acclamations. On ne changea point cependant leur condition légale ; les anciennes formules furent conservées. Ce que les provinces avaient été le lendemain de la conquête, elles l’étaient encore sous Trajan et les Antonins : Strabon, Appien, Pline, Dion Cassius, tous les témoignages l’attestent[1]. Seulement il y avait de moins les pillages périodiques des gouverneurs, et de plus une sécurité dont le commerce et l’industrie profitaient.

Sous la république, le fait et le droit étaient contraires, l’empire les rapprocha. Pour le gouvernement des provinces, Auguste fit à peine autre chose ; il ne s’y montra pas plus novateur qu’à Rome, ce qui n’empêcha point que, tout en conservant les formes anciennes, il n’accomplit ici, comme là, une révolution salutaire.

Aux derniers jours de la république, son domaine était partagé en quatorze provinces, gouvernées par des personnages qui avaient géré le consulat ou la préture : les deux Gaules, les deux Espagnes, l’Illyrie avec la Dalmatie, la Macédoine avec l’ Achaïe, l’Asie, la Bithynie avec le Pont, la Cilicie, la Syrie, la Cyrénaïque avec la Crète, l’Afrique avec la Numidie, la Sicile, la Sardaigne avec la Corse. Les consulaires étaient habituellement envoyés dans les provinces où des légions étaient nécessaires, les préteurs dans les autres : règle qui variait suivant l’état de paix ou de guerre, même suivant le caprice des grands.

Auguste conserva le principe de cette division. L’empire eut deux sortes de provinces : celles que baigne la Méditerranée, contrées paisibles et industrieuses, depuis longtemps conquises et déjà romaines, où la vie était facile et douce, où, pour être obéi, il n’était pas besoin d’une cohorte ; derrière cette zone tranquille, les barbares et belliqueuses régions des bords de l’Océan, du Rhin, du Danube, et les pays sans cesse menacés par d’incommodes voisins, comme les rives de l’Euphrate et la vallée du Nil[2]. Dans celles-ci les armées étaient indispensables, et, pour les commander, il fallait au gouverneur les pouvoirs illimités de l’autorité militaire. Mais les armées et leurs chefs obéissaient au généralissime, à l’imperator ; il y avait donc nécessité de laisser à l’empereur les provinces où stationnaient les légions et que les dispositions de leurs habitants ou les menaces de l’ennemi forçaient de mettre comme en état de siège permanent. Dans ces provinces étaient les travaux, les périls[3] ; mais là aussi étaient la gloire et la force, et Auguste les voulait toutes deux (27 ans av. J.-C.).

Cette division en provinces de l’empereur ou prétoriennes, et en provinces du sénat et du peuple ou proconsulaires, ne fut pas immuable. Plus d’une fois les deux pouvoirs firent des échanges, mais en restant toujours fidèles au principe de ne donner au sénat que les contrées paisibles. Ainsi Chypre et la Narbonnaise, primitivement provinces impériales, revinrent au peuple, qui céda la Dalmatie où des troubles avaient appelé les légions. Tibère prit de même au sénat la Macédoine et l’Achaïe, que Claude lui rendit. Au reste, ce partage n’était qu’une vaine formalité. Le sénat, qui, à Rome, dans la curie, restait muet devant le prince, pouvait-il parler bien haut dans les provinces où il paraissait commander ? Que la guerre ou une révolte y éclatât, I’imperator intervenait aussitôt ; qu’un proconsul mourût en charge, il le remplaçait par un de ses procurateurs[4] ; même sans cette extrémité. Auguste, en vertu de son pouvoir proconsulaire, promulguait des édits qui liaient tous les gouverneurs, ceux du sénat comme les siens, et dans ses nombreux voyages il visitait toutes les provinces placées sur sa route, qu’elles fussent ou non de son gouvernement.

Les provinces du peuple étaient les plus belles, leurs gouverneurs aussi étaient les plus considérés. Choisis par le sort, suivant l’usage, parmi les consulaires et les préteurs sortis de charge depuis cinq ans au moins[5], ils avaient tous le nom de proconsuls, n’eussent-ils été que préteurs, douze licteurs avec les haches sur les faisceaux[6], la robe sénatoriale, un traitement qui leur permettait de déployer un faste royal[7], le droit enfin de prendre toutes les marques de leur dignité dés qu’ils avaient passé le pomerium, mais sans l’épée ni le paludamentum militaire[8].

Les gouverneurs impériaux ne semblaient pas d’aussi grands personnages. Ils portaient le titre de propréteurs, même après avoir été consuls[9], et cinq licteurs seulement marchaient devant eux ; encore ne pouvaient-ils les avoir que dans leur gouvernement. Le peuple de Rome voyait donc partir ses magistrats avec tous les dehors de la puissance, une nombreuse cohorte et l’ancienne pompe républicaine, tandis que ceux de l’empereur semblaient les agents d’un pouvoir inférieur et timide.

Le peuple et le sénat devaient être contents. Mais cet agent, qui part seul et sans bruit avec les instructions du prince[10], arrivé dans sa province, y prend l’épée et le manteau de guerre. Tandis que le proconsul donne des jeux, écoute les rhéteurs, ou visite, au bruit des fêtes, son paisible gouvernement, le propréteur, à la tête de ses légions, combat ou négocie avec les rois. Tous deux ont une autorité absolue au civil et au criminel sur les provinciaux et sur les citoyens, à moins d’un appel des citoyens à Rome[11]. Mais l’un n’est soumis qu’à l’empereur, l’autre à la fois à l’empereur et au sénat. Celui-ci, à moins d’une délégation spéciale, n’a aucun pouvoir sur les soldats qui passent ou séjournent dans sa province ; celui-là, investi de l’imperium militare, exerce à leur égard le droit de vie et de mort[12]. Le premier enfin ne reste qu’une année dans sa province ; le second y est laissé au moins trois ans, souvent cinq, dix et plus encore, au gré de celui qui l’envoie[13]. Que de soins pour relever à tous les yeux les officiers du sénat et pour laisser dans l’ombre ceux de l’empereur, pour donner aux uns le pouvoir sans les honneurs, aux autres la représentation et l’éclat qui consolent et satisfont les ambitions caduques ! Mais c’est ainsi que les révolutions se font, sans irriter une opposition qui les briserait ou les ferait chanceler dans le sang. La force renverse ; la modération seule et la prudence édifient, à la condition que cette prudence ne s’enferme pas dans les préoccupations de l’heure présente ou dans celles du temps passé.

Qu’ils relevassent du sénat ou de l’empereur, les gouverneurs étaient investis, avec les différences qui viennent d’être indiquées, de tous les pouvoirs politiques, militaires et judiciaires. On remarquera l’absence dans les provinces impériales du questeur[14] ; ce vieux titre honoré par tant de grands hommes y était remplacé par le nom plus modeste de procurator. Les procurateurs, pris parmi les chevaliers, même dans la classe des affranchis ou des provinciaux[15], allaient, dans les provinces sénatoriales, administrer les revenus de la caisse privée du prince (fiscus) et, dans celles de l’empereur, remplir toutes les fonctions attribuées par le sénat à ses questeurs, moins toutefois la juridiction : les procurateurs n’ayant action dans les premiers temps que sur les esclaves[16]. Le prince, dont ils étaient les intendants, ne les laissera pas longtemps dans cette position inférieure : Claude voulut que leurs jugements en matière de contributions eussent la même force que les siens[17]. Il y avait un procurateur par chaque grand district ou par province ; quelquefois même un seul pour deux ou trois provinces contiguës ; car on ne trouve encore rien de fixe dans ces divisions[18]. L’empereur et le sénat, dit Strabon, divisent leurs provinces tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, et ils en modifient l’administration suivant les circonstances. On connaissait trop mal les principes d’une bonne administration et les besoins des pays à gouverner, pour établir des règles invariables, lesquelles d’ailleurs n’eussent été qu’une gêne pour un pouvoir qui n’en voulait pas souffrir.

Les procurateurs des provinces impériales étaient parfois investis de pouvoirs politiques ; l’administration romaine en Judée n’eut pas d’autres chefs. C’étaient de véritables gouverneurs, bien que la Judée ne fût qu’un démembrement de la Syrie : Ponce Pilate, Cumanus, Félix et les autres prononçaient en dernier ressort. Cependant ils étaient subordonnés au gouverneur de Syrie, qui pouvait les destituer et les renvoyer devant l’empereur. Par la création de ces nouveaux fonctionnaires, commençait une révolution qui ne s’achèvera que sous Constantin : la séparation des pouvoirs civils et des pouvoirs militaires.

Au-dessous de ces magistrats venaient les officiers de tout grade et les agents inférieurs, préfets, tribuns, scribes, crieurs, esclaves publics, licteurs, etc. N’oublions pas la cohorte, les amis, les élèves du gouverneur, qui formaient son conseil ou sa cour de justice, et auxquels il donnait parfois les plus importantes commissions[19]. Des centurions, de simples vétérans, envoyés chez des peuples alliés ou auprès de chefs indigènes, y représentaient le nom de Rome et veillaient à ses intérêts. On en trouve dans la Frise et la Batavie, à Byzance et en Afrique : on dirait nos chefs de bureaux arabes[20].

Cette organisation des provinces, sous l’autorité supérieure du prince, était l’avènement d’une grande chose, l’ordre administratif que les Grecs n’avaient point connu, que la république avait fort mal pratiqué et dont les nations modernes ont hérité de l’empire.

Les Verrines nous ont montré ce que pouvait être, dans le dernier siècle de la république, un gouverneur de province. Avec l’empire leur condition changea[21]. Autrefois chaque province voyait arriver tous les ans un nouveau maître, qui, pressé de retourner au milieu des plaisirs de Rome, se hâtait de faire fortune et de remonter sa maison aux dépens de ses administrés. Celui qui avait le plus indignement pillé revenait, la tête haute, s’asseoir au sénat en face d’hommes qui, semblables à lui, ne lui demandaient compte que de l’obéissance des sujets. Pour les rapines et les violences, rarement en parlait-on. Les provinciaux n’étaient-ils pas des vaincus ! Mais aujourd’hui que l’empire est devenu le domaine d’un homme, cette propriété sera mieux régie ; par esprit de justice ? Sans doute, mais surtout par intérêt. Après un choix habile et une surveillance étroite, la meilleure chance d’une bonne gestion était dans la longue durée des fonctions : laisser vieillir dans les charges sera une des maximes les mieux suivies de l’administration impériale.

Les gouverneurs, tombés au rang de simples agents d’un pouvoir soupçonneux et redoutable, voient donc maintenant la menace suspendue sur leur tête ; et, dans les rescrits du prince, ils lisent formulés en lois les conseils que Cicéron donnait inutilement aux gouverneurs de la république. Le traitement fixe qui pourvoit à leurs nécessités délivre les sujets des exactions dont ils étaient victimes, sous prétexte d’approvisionnements à fournir au préteur, et, au lieu de passer quelques mois dans une province dont souvent ils connaissaient à peine de nom les principales villes, voici qu’ils y sont retenus assez longtemps pour en étudier les besoins et y contracter des habitudes qui cessent de leur faire regarder ce gouvernement comme une terre d’exil[22]. Les proconsuls. de la république laissaient leur femme à Rome, ceux de l’empire l’emmènent avec eux ; Auguste favorisa cet usage ; Alexandre Sévère ira même plus loin : il imposera une union temporaire à tout gouverneur non marié. C’est que les premiers allaient en quelque sorte en pays ennemi et qu’il fallait éloigner la matrone des camps ; les autres sont envoyés vers des concitoyens et pour un long séjour. Le gouverneur n’était donc plus campé dans sa province ; il y avait ses affections, son foyer domestique et ses dieux pénates apportés par sa femme, qui, en partant, les avait, comme Rachel, cachés dans son sein.

On ne veut pas dire que les gouverneurs se trouvèrent tout à coup transformés en habiles et probes personnages ; on croit seulement que les excès d’autrefois devinrent difficiles, parce que des crimes trop éclatants attiraient bien vite le châtiment[23], qu’une fortune trop grande eût tenté l’avidité du prince, qu’enfin la modération et la prudence étaient conseillées aux gouverneurs par leur propre intérêt. Auguste, malgré sa douceur, donna l’exemple d’une sévérité salutaire. On verra plus loin le sort de Gallus et de Lollius, deux amis du prince, qui par leurs exactions encoururent sa disgrâce et se tuèrent. Il n’eut même aucune complaisance pour l’entourage de la famille impériale ; et les affranchis, qui, sous ses successeurs, deviendront si puissants, furent retenus dans l’ombre et le devoir. Son secrétaire, dit Suétone, ayant reçu 500 deniers pour communiquer une lettre, il lui fit briser les jambes ; le précepteur et les esclaves de Caïus César avaient profité de la maladie du prince pour commettre dans son gouvernement des actes d’avidité et de tyrannie ; il ordonna qu’on les jetât à l’eau avec une pierre au cou. Il ne comprenait pas l’empire autrement que le sénat : la plus énergique centralisation politique, mais beaucoup de liberté administrative ; une volonté souveraine, à Rome, pour la vie générale de l’empire, et de l’indépendance dans les provinces pour la gestion des intérêts locaux. Les villes provinciales gardaient et garderont encore pendant trois siècles leur religion, leurs coutumes ou lois particulières et leurs magistrats, leurs assemblées publiques, leurs revenus et leurs propriétés ; de sorte qu’à les voir s’administrer à leur guise, on les eût prises pour de petits États auxquels il ne manquait que le droit de troubler la paix publique et de se déchirer par des guerres continuelles, comme au temps de leur liberté.

César avait envoyé quatre-vingt mille citoyens dans les colonies d’outre-mer ; Auguste continua ce système, moins par principe de gouvernement que comme expédient pour acquitter les promesses faites à ses vétérans. Au Monument d’Ancyre, n° 28, il énumère les colonies militaires fondées par lui dans les provinces ; c’était y augmenter le nombre de ceux dont les gouverneurs devaient respecter les droits.

 

II. — RÉFORMES FINANCIÈRES.

Auguste fit, dans le gouvernement provincial, deux innovations importantes : l’une financière, l’autre religieuse, toutes deux très politiques.

Vingt années de guerre civile, de pillage et d’exactions monstrueuses, avaient détruit dans le monde romain la richesse produite, et l’arrêt de l’industrie, de la culture et du commerce en avait empêché le renouvellement. Dans toute l’Italie et sur mille points la population rurale avait été dépossédée, et la propriété, qui avait plusieurs fois changé de main, ne rendait plus ce qu’elle avait coutume de donner. La misère était profonde : tout le monde mendiait, même les sénateurs ; dans l’Asie, la plus opulente des provinces, la banqueroute était universelle, et Auguste fut réduit à décréter une mesure révolutionnaire : l’abolition des dettes[24]. Les impôts ne rentraient plus. Cependant les besoins du trésor croissaient. Pour empêcher les gouverneurs de piller leurs provinces, Auguste leur avait alloué un traitement ; et pour donner à l’empire la sécurité, il avait organisé une armée permanente de trois cent mille hommes. Nous ne savons ce que l’administration coûta, mais on peut évaluer à 200 millions de francs la dépense annuelle de l’armée[25].

Où trouver l’argent nécessaire ? Il ne fallait point songer à augmenter sérieusement l’impôt dans les provinces épuisées. Un seul moyen restait : un meilleur aménagement des ressources de l’État. Sous la république, les contributions des sujets étaient modérées, mais inégalement réparties et levées avec beaucoup d’arbitraire : deux maux que César, puis Auguste voulurent guérir. Nous ne dirons pas que l’empire se proposa la péréquation de l’impôt ; il chercha du moins à connaître la quotité de la matière imposable pour distribuer les charges plus équitablement. Le cadastre commencé par César fut terminé par Auguste. Quatre géomètres parcoururent tout l’empire afin d’en mesurer les distances. Zénodoxe acheva la mesure des parties orientales en treize ans, cinq mois et neuf jours ; Théodote, celle des provinces du Nord en dix-neuf ans, huit mois et dix jours ; Polyclète, celle des régions du Midi en vingt-quatre ans, un mois et dix jours ; enfin, Didyme, celle de l’Ouest en seize ans et trois mois[26]. Leurs travaux, centralisés à Rome, furent coordonnés par Balbus, qui, après avoir dressé le registre des mesures de tous les pays et de toutes les cités, écrivit les règlements agraires imposés à l’universalité des provinces[27]. Agrippa présida longtemps à ce grand travail ; il en tira une mappemonde, qu’il fit graver sous un portique[28], de sorte que chaque sénateur, désigné pour un gouvernement provincial, pouvait en étudier d’avance les ressources et l’étendue dans ce que nous appellerions le bureau de la statistique de l’empire. Il reçoit, dit Végèce, une description de sa province, avec indication des distances en milles, de l’état des routes et des petits chemins, des montagnes et des rivières[29]. Les terres furent, d’après leur produit et leur fertilité, rangées en diverses classes, chaque classe taxée en raison de ce que la propriété y rendait[30] ; et le cultivateur, sachant quelle serait sa dette envers l’État, pouvait améliorer son champ sans craindre de ne travailler que pour le décimateur[31].

Le cadastre donnait une base excellente pour l’établissement de l’impôt, et le cens quinquennal que César avait prescrit dans la péninsule italienne ‘par sa lex Julia municipalis permettait d’en faire la répartition. Cette opération ne pouvait avoir le caractère religieux, politique et militaire des anciens dénombrements, que terminaient la lustratio du peuple entier et le sacrifice solennel du suovetaurile, mais elle fournissait des renseignements indispensables à une société où la fortune marquait les rangs pour les charges d’État et de cités, même pour la condition pénale des citoyens. En Italie, les rôles, arrêtés par les duumvirs de la cinquième année, quinquennales, étaient envoyés à Rome, et Auguste, désireux de maintenir les vieilles coutumes, y accomplissait encore les anciens rites, bien qu’ils ne fussent que le dernier acte d’une œuvre de pure statistique.

Le même ordre fut établi dans les provinces. Auguste les divisa en circonscriptions financières, placées chacune sous la surveillance d’un adjutor ad census qui rédigeait la liste des contribuables de son district, ou qui recevait celles des quinquennales, puis transmettait, après contrôle, toutes ces pièces au censitor de la province, legatus Aug. ad census accipiendos. Ce haut fonctionnaire d’ordre sénatorial en adressait le résumé à celui des secrétaires de l’empereur qui avait le contrôle du recensement général, a censibus[32], et, sur le vu de ces états, le prince fixait le chiffre de l’impôt, qu’il augmentait ou diminuait selon les besoins du trésor ou les demandes en décharge des populations.

Ces agents, payés par le gouvernement et étroitement surveillés[33], ne levaient que les impôts directs, taxe foncière, et capitation ; un autre système fut suivi pour les contributions indirectes, dont les publicains continuèrent à être les fermiers[34], sans pouvoir renouveler, dans ce service restreint, les scandaleux abus d’autrefois. La république, et après elle l’empire, percevait le long de sa frontière de terre et de mer le portorium sur toute denrée qui entrait ou sortait. En outre, chaque province, ou groupe de provinces, avait sa ligne de douane. L’Espagne, la Narbonnaise, les trois Gaules, l’Italie, la Sicile, etc., formaient autant de territoires où les marchands ne pénétraient et ne circulaient qu’en acquittant les droits ; enfin, dans l’intérieur des provinces, il existait des péages sur les ponts et les routes, et, à l’entrée des villes, des octrois au profit de l’État ou des cités[35]. Une denrée, transportée loin, payait donc plusieurs fois le portorium : coutume ruineuse pour le commerce, mais très profitable au fisc, et que la France gardait encore au dernier siècle. Le mort qui, pour aller chercher sa demeure dernière, traversait un bureau de péage devait le portorium[36]. La taxe était de 2 pour 100 de la valeur des objets en Espagne, de deux et demi dans les trois Gaules, l’Asie, la Bithynie et l’Illyricum ; de cinq en Sicile, de vingt-cinq dans les ports de la mer Rouge, pour les denrées de l’Arabie et de l’Inde qui, comme objets de luxe, étaient frappées d’un impôt somptuaire.

La vicesima hereditatum faisait passer, en quelques générations, par les mains de l’État, toute la propriété foncière des citoyens. Avec la multiplicité des péages, et le taux des droits de douane et d’octroi, le fisc devait, en bien moins de temps encore, lever sur le commerce une somme égale à la valeur de tout le trafic annuel de l’empire ; et comme ce trafic était immense, le portorium constituait à l’État un très gros revenu. A eux seuls, les deux impôts sur les héritages et sur les transports suffiraient à expliquer comment des princes économes ont pu accumuler des trésors tels que celui qui fut laissé par Tibère[37].

Chaque fois qu’un territoire était ajouté à l’empire, on procédait dans cette région à un recensement des personnes et des biens. Ainsi fit-on, en l’an 7 de notre ère, dans la Judée, quand ce pays, après la mort d’Archélaos, fut réuni à la province syrienne, et en l’an 27 avant J.-C. dans la Gaule chevelue, où les guerres civiles avaient jusqu’alors empêché d’entreprendre cette œuvre de paix. Claude et Trajan feront de même après la conquête de la Bretagne et de la Dacie. Ces opérations, qui permettaient d’établir le chiffre de la population et la quantité de la matière imposable, se renouvelaient à des intervalles éloignés ; du moins on n’en connaît que cinq pour la Gaule, d’Auguste à Domitien. Elles servaient à vérifier les résultats du cens quinquennal et à établir le chiffre de la classe privilégiée des cives romani.

On a vu qu’au lieu de surimposer les provinciaux[38] pour faire face aux dépenses nouvelles de l’administration et de l’armée, Auguste avait, contraint les citoyens à prendre leur part des charges publiques. Les contributions qu’il exigea d’eux alimentèrent le trésor militaire, de sorte qu’il fit ce partage équitable : les citoyens soldant en partie l’armée que les habitants des régions frumentaires nourrissaient, et les provinciaux payant l’administration provinciale.

Chaque province avait son tabularium, conservant les archives du cens[39] et une caisse particulière, fiscus, où le questeur dans les gouvernements proconsulaires, le procurateur dans les provinces impériales, versaient le produit des impôts. Ce qui n’avait pas été dépensé sur place pour l’entretien des troupes, le traitement des fonctionnaires et les travaux commandés ou subventionnés par le pouvoir central, était envoyé à Rome et réparti, suivant l’origine de l’impôt, entre les deux caisses d’État, Trésor public, Trésor militaire, et les trois caisses impériales, le fisc, le Romaine et la Cassette privée du prince. Ainsi, à l’Ærarium Saturni allaient les revenus du domaine public et des provinces sénatoriales, le droit sur les affranchissements, les bona caduca et vacantia ; à l’Ærarium militare, le droit sur les héritages et les ventes ; au Piscus, les recettes opérées dans les provinces de l’empereur ; au Patrimonium Cæsaris, les revenus provenant de ce que nous appelions les biens de la couronne ; à la Res privata, ceux de la fortune personnelle du prince, dont il pouvait disposer : en vingt ans, Auguste reçut par legs testamentaires 1400 millions de sesterces[40].

La gestion financière de la république avait été détestable, celle qu’Auguste organise sera un grand bienfait pour les populations, jusqu’au jour où le gouvernement aux abois se servira de cette administration, comme d’une pompe aspirante, pour attirer à lui tout l’or des sujets.

Une autre réforme se rattache à celle-là. L’honnête mesure prise, en 84, par Marius Gratidianus n’avait pas été continuée. La lex testamentaria de Sylla avait fait une obligation de recevoir la monnaie publique pour la valeur qui lui était assignée, quelle que fût sa composition métallique[41]. Aussi les deniers fourrés circulaient-ils en grand nombre, même du temps de César, qui avait pourtant émis une excellente monnaie d’or, l’aureus. Auguste retira ces mauvaises pièces et fit du droit de frapper la monnaie d’or et d’argent un droit régalien qui ne s’exerça plus que dans des ateliers impériaux, établis à Rome et dans quelques grandes villes des provinces. Comme il avait partagé avec le sénat l’administration de l’empire, il partagea avec lui le privilège monétaire, dont il garda encore la meilleure part, en se réservant la frappe des métaux précieux[42]. Le sénat n’eut que celle des pièces de bronze. Quant aux monnaies municipales, elles ne tardèrent pas à être supprimées, au moins dans les provinces occidentales[43]. Les peuples eurent alors, pour leurs échanges, une facilité qu’ils n’avaient jamais connue, la même monnaie ayant cours d’une extrémité à l’autre de l’empire.

Un sénatus-consulte avait autorisé César à mettre son image sur les aurei ; Auguste et ses successeurs perpétuèrent cette coutume qui nous a valu la magnifique série monétaire où nous est conservé le portrait authentique de chaque empereur.

Les travaux du cadastre avaient facilité deux autres opérations d’une extrême importance. L’empire reconnu et mesuré, il fut aisé d’y percer ces routes que les Romains regardaient comme les rênes du gouvernement et qui sont, avec le droit civil, la grande originalité de ce peuple. Le sénat avait sillonné l’Italie de voies militaires, percé audacieusement d’un grand chemin les montagnes de l’Épire et de la Macédoine, relié l’Espagne à l’Italie par une route qui longeait la Méditerranée ; Auguste fit faire celles de la Cisalpine, de la Gaule et de la péninsule ibérique. L’exemple fut partout suivi : des artères principales se détachèrent des ramifications en nombre infini qui relièrent entre eux les peuples et les cités. La république avait établi ses chemins en vue de la guerre ; l’empire eut la même préoccupation, mais il eut aussi celle des intérêts commerciaux, de sorte que la viabilité romaine se développa eu un vaste réseau qui recouvrit toutes les provinces, Auguste régularisa une autre institution demeurée jusqu’à lui à l’état embryonnaire[44] ; sur toutes les routes qui partaient du milliaire d’or élevé dans le Forum, il plaça, à de très courtes distances, des jeunes gens qui faisaient fonction de courriers, et, dans la suite, des voitures, pour recevoir plus vite les informations des provinces[45]. Ces postes, fort bien servies, facilitèrent la circulation entre tous les points de l’empire. Un gouverneur, un général, partant de Rome, savaient le jour où ils arriveraient à destination. Elles avaient été établies dans un intérêt de gouverneraient ; mais elles servaient aussi les intérêts privés, car on peut être assuré que chaque courrier emportait, avec les dépêches d’État, des lettres particulières[46]. L’industrie avait d’ailleurs copié et même prévenu l’institution impériale ; depuis longtemps les négociants trouvaient sur les routes des chevaux et des voitures pour leurs voyages et leurs affaires.

La poste d Auguste ne peut être comparée, comme service public, à nos administrations postales, mais les voies militaires ont fait dans le monde romain la même révolution que les chemins de fer ont opérée chez nous. Les montagnes entr’ouvertes par la pioche des légionnaires, les fleuves enchaînés par les ponts jetés sur leur cours, laissèrent passer la civilisation, qui, suivant ces routes comme autant de fils conducteurs, pénétra dans les retraites les plus solitaires, jusqu’au milieu de populations domptées par elle plus sûrement que par les armes.

Détail curieux : les Romains avaient, ainsi que nous, des indicateurs qui leur donnaient la distance entre la station du départ et celle de l’arrivée. Trois vases d’argent, trouvés en 1852 aux Aquæ Apollinares (Bagni di Vicarello), au fond d’une source minérale, où ils avaient été jetés comme offrandes, portaient gravés les noms des villes que le voyageur devait rencontrer, de Gadès à Rome, avec le chiffre des milles à parcourir en allant de l’une à l’autre.

 

III. — LA RÉFORME RELICIEUSE.

Il s’est produit sous le règne d’Auguste un phénomène unique dans l’histoire : la formation, en pays civilisé, d’une religion d’État qui, introduite sans violence, acceptée sans colère et pratiquée sans révolte intérieure, ne permet cependant. pas d’accuser la conscience religieuse des peuples d’une honteuse complaisance.

Auguste était superstitieux comme tous ses contemporains, il n’était point dévot ; Suétone le montre fort irrévérencieux à l’égard des plus grandes divinités. Dans les mains de ce joueur habile, la religion fut un instrument. On a vu ses efforts, à Rome, pour faire revivre les monts de l’Olympe et rendre leur crédit aux dieux Lares. Dans cette restauration, il n’avait. pas obéi au seul désir de raviver la foi aux Génies protecteurs du foyer et des carrefours, il avait trouvé le moyen d’établir un lien religieux entre Rome et ses sujets des provinces occidentales, dont le culte différait beaucoup des rites italiotes. Les grands dieux de ces peuples se prêtaient moins aisément que ceux de l’Orient hellénique à l’assimilation aux dieux romains. Il n’en était pas de même avec les Lares, déités sans nom, sans forme précise, sans attributs déterminés, si ce n’est le pouvoir de défendre leurs adorateurs. Ces dieux-là répondaient à l’idée de protection divine qui est le fond de tous les cultes, et partout où se trouvait une divinité locale ou domestique, où pouvait, sans lui faire violence, l’appeler le Lare de la famille, du bourg, de la cité. Ce fut une grande habileté de reconnaître en eux les frères divins des Lares de Rome. Auguste honora leurs autels ; le Romain y fit, comme l’indigène, les libations et les offrandes accoutumées, et ces Lares provinciaux ajoutèrent à leur nom celui du prince qui leur ouvrait le panthéon de l’empire. Ils s’appelèrent les Lares Augustes[47], mot à double sens où l’on put voir, suivant sa fantaisie, un souvenir de l’empereur ou une attestation de la sainteté des Lares : Augusto sacrum deo Borvoni et Cand ido.

Un ordre nouveau de prêtres fut nécessaire pour cette religion à la fois ancienne et nouvelle. A raison des dépenses nécessitées par les sacrifices, les banquets sacrés et les jeux, qui étaient une partie du culte, on choisit ces prêtres parmi les plébéiens riches ; et comme la plupart de ceux qui étaient de naissance libre avaient déjà leur place dans la curie, ce furent surtout les affranchis aisés, exclus par leur origine du décurionat, qui remplirent ce sacerdoce annuel. Les Augustaux en exercice, seviri, réunis à leurs collègues sortis de charge, finiront par former, dans la cité, une classe à part, intermédiaire entre le peuple et le sénat municipal[48].

Par cette adroite combinaison Ies populations des provinces occidentales et de la Pannonie, que leur culte rendait étrangères aux races latines et grecques, virent leurs vieilles divinités associées à celles de leurs maîtres, et les desservants de l’ancien culte furent relégués dans l’ombre, par le clergé nouveau. Ce culte s’étendit partout et conserva longtemps une tenace popularité. Un 592, Théodose proscrivant les rites païens, comme ses prédécesseurs avaient proscrit les cérémonies chrétiennes, déclarait coupables du crime de majesté ceux qui vénéraient encore les Lares, les Génies et les Pénates[49].

Après Actium, quand il fut évident que le monde romain n’aurait plus qu’un maître, le sénat ordonna que le Génie d’Auguste serait honoré aux mêmes lieux que les dieux Lares[50]. Cette loi ne fut pas obligatoire pour Rome seule. Dans les provinces, l’empereur prit place au milieu de ces divinités locales. On a trouvé, dans le département de l’Allier, deux bustes en bronze d’Auguste et de Livie qui avaient été mis comme dieux Lares dans un édicule gaulois[51]. La formule de l’inscription qu’ils portent ne permet pas d’en douter : V. S. L. M. (Votum solvit libens merito.)

Voilà donc Auguste admis parmi les dieux domestiques de ses sujets et le maître de la terre entrant dans chaque maison pour y dispenser les faveurs d’en haut. Il l’ut également associé aux grandes divinités nationales. Au-dessus, en effet, des lares et des divinités topiques, menu peuple du ciel, les provinces occidentales avaient des dieux, objets d’une vénération plus générale. Auguste latinisa leurs noms, mit en regard celui de la divinité romaine correspondante, et l’on enseigna aux peuples que les deux divinités n’en faisaient qu’une : ainsi Jupiter-Taranis, Pluton-Toutatés, Mars-Camulus, Diane-Arduinna, Minerve-Belisama, etc. ; de sorte que vainqueurs et vaincus purent venir sans trouble de conscience sacrifier aux mêmes autels. Mais ces dieux, sujets de Ronge comme leur peuple, durent laisser s’établir à côté d’eux la divinité suprême de l’État, le Génie de l’empereur. Dans les ruines du temple immense que les Arvernes avaient élevé au sommet du Puy-de-Dôme et que les Alamans détruisirent sous le règne de Valérien[52], on a trouvé l’ex-voto suivant : Num. Aug. et deo Mercurio Dumiatti.

On connaît mal l’organisation religieuse de l’empire. Cependant les nombreuses inscriptions qui montrent dans les cités un flamine perpétuel[53] révèlent l’intention d’établir une sorte de discipline religieuse. Ce flamine, qui devait avoir passé par toutes les charges municipales, omnibus honoribus functus, jouait sans doute dans sa ville le rôle rempli à Rome par le pontife maxime, celui que l’évêque chrétien remplira plus tard dans sa cité épiscopale. Voué au culte des divinités locales, mais aussi à celui des dieux de l’empire, il réglait l’ordre des cérémonies et scellait l’alliance religieuse de Rome avec ses sujets.

On doit reconnaître la même pensée de discipline religieuse dans une institution singulière qui est décrite au Digeste[54]. Auguste décida que le seul Jupiter Tarpéien serait, en Italie, élevé à l’honneur et au profit du jus trium liberorum ; mais il accorda le même droit à sept dieux provinciaux : l’Apollon didyméen, le Mars gaulois, la Minerve d’Ilion, l’Hercule de Gadès, la Diane d’Éphèse[55], la Mère des dieux honorée à Smyrne et la Vierge déleste de Carthage. Les legs pieux ne purent arriver qu’aux temples de ces huit divinités, qui, par ce décret, étaient plus particulièrement désignées à la piété des fidèles.

Ainsi le système religieux de l’empire s’étend et, tout à la fois, se concentre. Il s’étend par le culte des Lares et il se concentre par la supériorité reconnue à un petit nombre de divinités nationales. Mais on fit plus : la monarchie était sur la terre ; on la nuit au ciel, par l’établissement dans toutes les provinces, dans celles d’Orient comme dans celles d’Occident, d’une religion officielle dont le principe fut l’empereur. En l’an 12 avant notre ère, sur l’invitation de Drusus, les députés des trois provinces chevelues, réunis à Lyon, décidèrent qu’il serait élevé à frais communs, au confluent de la Saône et du Rhône[56], un autel à Rome et à Auguste, et qu’autour de la statue colossale du prince ou de la Ville éternelle[57] on dresserait soixante statues plus petites représentant les soixante cités gauloises, dont les noms seraient gravés sur l’autel des dieux[58]. L’ouvrage achevé, un noble Éduen, client de la maison Julienne, élu par l’assemblée et assisté d’autres pontifes du culte augustal, célébra l’inauguration du temple[59]. Chaque année, au 1er août, les députés des provinces chevelues vinrent., au milieu d’un immense concours, immoler des victimes et offrir l’encens aux nouveaux dieux de la Gaule.

Nous savons, sans pouvoir en donner le détail, que même chose eut lieu à Narbonne, à Tarragone, à Mérida, et l’on est autorisé, par Tacite et Suétone, par de très nombreuses inscriptions et médailles, à dire que dans toutes les provinces s’éleva l’autel de Rome et des Augustes[60]. Chaque année les députés élus par les cités s’assemblaient dans leur ville capitale, pour y célébrer la grande fête de l’empire. Celui d’entre eux qu’ils avaient chargé de l’intendance du temple s’appelait en Occident sacerdos ad aram, ou le flamen provinciæ ; en Orient, l’άρχιερεύς, titre dont les Grecs se servaient en parlant du souverain pontificat de l’empereur, μέγας άρχιερεύς. Ce grand prêtre, le premier personnage de sa province[61], eut une sorte de juridiction sur le clergé provincial[62], comme le flamine des villes en avait une dans sa cité particulière, et il léguera cette primauté à l’archevêque chrétien. Toutes les provinces eurent alors un centre religieux où l’on honora la même divinité. Les anciens dieux, humiliant leur orgueil devant les dieux nouveaux, cédèrent à ceux-ci leurs pompes les plus magnifiques, les foules les plus nombreuses d’adorateurs[63] : le culte de Rome et des Augustes devint la vraie religion de l’empire. Les cités firent comme les provinces : chacune eut son flamen Augusti. Au temps de César, les scribes d’Osuna juraient par Jupiter et par les Pénates : c’était le serment républicain ; au temps de Domitien, les duumvirs de Malaga jurent par la divinité des empereurs morts, par le Génie de l’empereur vivant et par les Pénates[64] ; c’est-à-dire par les divinités locales et par des dieux qu’avant Auguste le Capitole ne connaissait pas.

Nous avons prononcé le mot de clergé ; il ne peut s’appliquer aux ministres du culte augustal qu’avec une restriction importante. Ces prêtres, avant tout citoyens, sont d’anciens magistrats, omnibus honoribus functi, des membres de la curie, soumis au pouvoir publie, lequel garde la direction des affaires religieuses, l’administration des biens affectés au service des temples, celle du produit des quêtes faites dans les édifices sacrés, in sedes sacras, et le recouvrement des amendes qui servaient aux frais du culte. Dans la colonie d’Osuna, les duumvirs décidaient combien il y aurait de fêtes dans l’année, à quels jours seraient célébrées ces fêtes, les sacrifices et les solennités[65]. Le flamine devait donc s’entendre avec les magistrats. Pendant toute la durée de l’empire païen, l’autorité religieuse et l’autorité politique furent confondues, mais de telle sorte que la première restât toujours subordonnée à la seconde. Ce principe de gouvernement était essentiellement romain, et il déterminera la conduite des empereurs à l’égard des dissidents.

La révolution religieuse qui vient d’être exposée ne fut pas l’œuvre d’un jour, mais elle s’accomplit très rapidement, car Auguste eut pour lui ce qui est le plus nécessaire à un homme d’État, le temps ; il put suivre son dessein pendant quarante-quatre années. Le culte augustal, établi de bonne heure sur les bords du Rhin, dans la cité des Ubiens[66], était déjà porté, quinze ans avant notre ère, entre l’Elbe et l’Oder[67]. S’il a pu aller si loin, c’est qu’il avait été bien vite accepté dans les anciennes provinces[68].

On ne voit pas que les peuples se soient refusés à ces changements qui se firent sans violence et que les mœurs, comme les croyances, autorisaient. Seul, le clergé druidique se crut persécuté, et le fut en effet, mais d’une manière particulière. Auguste fit deux parts du druidisme : il accepta ses dieux et repoussa ses prêtres. Contre ceux-ci, il ne promulgua aucun décret ; mais en donnant aux Gaulois l’organisation municipale de l’Italie, il enleva aux druides, sans paraître s’occuper d’eux, leur pouvoir judiciaire, qui passa aux duumvirs des nouvelles cités. En constituant de nouveaux collèges sacerdotaux, il rendit Ies anciens inutiles, et, en appliquant à la Gaule les lois générales de l’empire qui défendaient les associations secrètes et les rassemblements nocturnes, il obligea ceux qui voulurent pratiquer encore leur culte de terreur à le cacher dans l’ombre et la mystère, tandis que la religion officielle attirait vers les autels nouveaux les populations séduites par ses pompes éclatantes et joyeuses. Au nom de l’Humanité, il interdit les sacrifices humains que d’anciens sénatus-consultes défendaient[69] et il ne permit que de légères libations de sang faites par des victimes volontaires ; au nom de l’ambition, il appela au culte des dieux de l’empire ceux qui voulurent sortir de l’obscurité provinciale, lorsqu’il établit la règle que l’observance des anciens rites était incompatible avec la cité romaine, et qu’il faudrait parler latin pour être admis dans les légions, aux charges publiques ou aux honneurs de Rome[70].

L’institut druidique n’était point persécuté et cependant il recevait un coup mortel[71], mais ses dieux étaient sauvés par l’habile association qu’Auguste avait opérée entre les deux religions de la Gaule et de Rome[72]. Les vieux autels gaulois restèrent debout, au grand jour des cités, et les Romains virent un panthéon bizarre de dieux cornus, tricéphales, assis dans l’attitude du Bouddha indien : images étranges que les Grecs auraient prises pour des monstruosités.

En 1711, on découvrit à Paris, sous le chœur de l’église Notre-Dame, un autel consacré à Tibère par les bateliers de la Seine, Nautæ Parisiaci ; à côté de dieux gaulois, devenus Jupiter et Vulcain, se trouvent Hésus coupant le gui sacré, le dieu Taureau, TARVOS TRICARANVS, et le dieu Cernurinos. Sur l’autel de Reims, entre le Mercure et l’Apollon classiques est sculpté, à la place d’honneur, un dieu cornu, assis les jambes croisées sous lui et qui laisse tomber d’une outre des faines ou glands qu’un cerf et un bœuf reçoivent. Le torques qu’il porte au cou marque son caractère gaulois. Plus bizarre encore est l’autel de Beaune avec, son dieu à trois tètes, flanqué d’Apollon et d’une divinité cornue, aux pieds de boue. En d’autres monuments, l’élément romain n’apparaît même pas. Ces tricéphales sont hideux (autel de Beaune), on barbares (tricéphale de Reims) ; mais ils expriment grossièrement une idée profonde que les Celtes avaient apportée de l’Orient, où les Pélasges aussi l’avaient prise, celle d’un dieu suprême, unique eu son essence et divisé en trois personnes. L’Armoricain Abélard avait-il un souvenir des tricéphales gaulois quand il concevait la trinité chrétienne comme un Dieu à trois têtes ?

Les Grecs n’avaient conservé le souvenir oriental de la tricéphalie que pour les êtres malfaisants ou infernaux, Cerbère et l’hydre de Lerne, et les Romains, malgré leur Janus et leur Hermès bifrons, n’aimaient pas plus qu’eux ces représentations contraires à la nature humaine[73]. Leur influence fit peu à peu renoncer les Gaulois à cette monstruosité. Mais l’idée si vivace de la triade divine se conserva et se retrouve dans la statuette d’Autun qui porte au-dessus des oreilles de sa tête principale deux petites têtes faisant à peine saillie sur le crâne. Tous ces dieux avaient les cornes, signe de la puissance divine, que les Africains avaient données à Jupiter Ammon et que les Orientaux donnaient à Alexandre. Ils portaient aussi le torques, autre symbole mystérieux du commandement divin et de l’autorité militaire. Sur les genoux du dieu d’Autun s’en trouve un qu’adorent deux monstres marins à tête de bélier.

Cette réforme religieuse, qui avait supprimé sans bruit un clergé national et réuni en un faisceau les croyances religieuses de tous les sujets, avait été bien conduite ; mais ce culte des Augustes nous confond, et ces adorateurs de la puissance nous paraissent bien lâches. On sera moins étonné et moins sévère si l’on se souvient que, dans tous les temps, l’homme, écrasé par l’infini des cieux, a eu le besoin de peupler cette solitude redoutable. Au moyen âge, c’était la vertu, ou ce qui était pris pour elle, qui y faisait monter ; chez les anciens, la vertu fut la force, vis, et dans la Grèce d’Homère les héros étaient honorés comme des demi-dieux. Dans l’Égypte pharaonique, ce pays où tout était dieu, excepté Dieu même, les rois se disaient fils du Soleil, engendrés d’Ammon, et les peuples le croyaient. Les Ptolémées, à leur tour, voulurent être dieux de leur vivant ; ils le furent, et le mal gagna la Syrie, l’Asie-Mineure, même la Grèce macédonienne. Rome y résista longtemps : mais l’évhémérisme, qui ne voyait dans les dieux que des rois justes de l’ancien temps mis au ciel par la reconnaissance de leurs sujets, avait préparé la haute société romaine à accepter, sans trop de résistance, l’apothéose des Césars, tandis que la foule était gagnée d’avance à cette nouveauté par des idées qui lui étaient depuis longtemps familières.

En Italie, la croyance la plus profondément enracinée au cœur des populations, et la plus respectable, la croyance aux mânes, faisait des morts les Génies protecteurs des vivants. L’âme est un dieu, disait Euripide, et Cicéron le répète[74]. Tous les rites accomplis au tour des tombeaux et au foyer domestique, qui formaient la vraie religion du peuple, procédaient de cette pensée.

Dans l’imagination de ces hommes, les divi manes purifiés par les cérémonies funéraires[75] et devenus l’objet d’un culte privé ou public, culte de souvenir, d’affection et de respect, peuplaient silencieusement les profondeurs de la terre et les régions sereines de l’éther, d’où ils protégeaient ceux qu’ils avaient quittés. Donata, dit une inscription, toi qui fus pieuse et juste, sauve tous les tiens[76]. Et on les invoquait comme l’Église invoque les saints : Hic invocatur Fructuosus[77]. Chaque homme avait son Génie, et cette croyance était si habituelle aux Romains, qu’ils l’appliquaient à tout. Nombre d’inscriptions montrent des soldats honorant sérieusement le Génie de leur cohorte ou de leur station, et des percepteurs faisaient des libations au Génie des contributions indirectes[78]. L’art s’était emparé de cette idée, mais en l’ennoblissant, comme il fait pour tout ce qu’il touche : dans une peinture récemment trouvée sur l’Esquilin, la ville de Lanuvium assiste elle-même à la reconstruction de ses murailles. Dans la famille, cette croyance se relevait jusqu’à la dignité d’un sentiment filial. Le Génie, dit le jurisconsulte Paulus, est fils des dieux et père des hommes ; et ailleurs : Genius meus nominatur qui me genuit[79]. Trois siècles plus tôt, Cicéron avait écrit : Il faut regarder comme des êtres divins les parents que nous aurons perdus[80]. Le tombeau était l’autel où le mort passait dieu : aram consecravit, dit une inscription tumulaire[81].

Cette idée de paternité et de protectorat, essentielle dans la conception des Génies[82], était un des éléments religieux de la race aryane : les Ferouer des Persans sont les Génies des Romains, et les morts des Grecs devenaient dans l’Élysée des êtres divins : sur son monument funéraire, Myrrhine à la taille d’un dieu. On comprend qu’une croyance, qui sortait du fond même de la conscience religieuse de ces peuples, ait naturellement conduit les dévots, hypocrites ou sincères, à regarder celui que le sénat et le peuple appelaient le père de la patrie comme le Génie de l’empire.

Un sénatus-consulte en fit une obligation légale ; il prescrivit que, dans les maisons particulières comme dans les temples, des libations seraient faites en l’honneur d’Auguste[83], et Horace, Ovide, Pétrone, prouvent que cet usage s’établit rapidement[84]. A son repas du soir, le paysan joyeux t’appelle à sa table ; il répand pour toi le vin de sa coupe et t’adresse sa prière en même temps qu’aux Lares. Si l’on doutait du poète, qu’on lise une curieuse inscription des duumvirs de Florence qui, en l’an 18 de notre ère, ordonnèrent d’offrir le vin et l’encens aux Génies d’Auguste et de Tibère, et de les inviter au festin célébré en leur honneur par tous les décurions[85]. On croyait que le prince veillait par delà le tombeau sur son peuple, comme le père sur ses enfants : une inscription des frères Arvales l’appelle parens publicus[86].

Une autre habitude fort ancienne, née de l’impuissance où étaient ces hommes de concevoir un dieu dans sa grandeur souveraine, leur avait fait soumettre les êtres divins à la plus étrange analyse. Chacun des attributs propres à une divinité était devenu un dieu particulier. Une déesse, Tutela, finit même par représenter d’une manière spéciale, et qui, en conséquence, parût plus certaine, la protection que chaque dieu devait accorder à ses adorateurs[87]. L’image de Tutela, dit saint Jérôme, est dans toutes les maisons[88]. Ce qu’ils avaient fait four les facultés divines, ils le firent pour les facultés humaines Cicéron parle de villes où les vertus de son frère Quintus avaient été canonisées et placées parmi les dieux[89].

Avec de telles habitudes d’esprit, il fut aisé aux Romains de distinguer dans les empereurs le prince qui commit parfois tant de crimes ou de folies, et cette intelligence impériale, toujours la même sous des noms différents, grâce d laquelle cent millions d’hommes ne virent durant deux siècles ni une émeute ni les feux d’un camp ennemi[90]. L’inspiration heureuse qui dirigeait cette politique fut regardée comme l’élément divin qu’on devait adorer. Dans les temples du nouveau culte, les hommages s’adressaient donc moins au prince qu’au Génie du Peuple romain, vénéré sous la double forme de la Ville éternelle et du chef de l’empire : ce n’était pas le culte d’un homme, c’était la religion de l’État-Dieu[91].

Le prince résidait en un certain lien, mais son image pouvait se trouver partout, et cette image représentant le Genius, ou le Numen Augusti, fut un objet sacré[92]. Les statues des dieux, dit l’évêque de Sardes, Méliton, sont moins vénérées que celles des Césars[93]. Tertullien a bien des colères contre les empereurs païens ; cependant il les met tout près de Dieu : A deo secundi, solo deo minores ; et, au milieu du quatrième siècle, en face du christianisme triomphant, Aurelius Victor écrivait encore[94] : Les princes et les plus nobles des mortels héritent par la sainteté de leur vie l’entrée du ciel et la gloire d’être vénérés à l’égal des dieux.

Les mots à l’égal des dieux sont de trop. Le personnage proclamé divus n’était point dieu tout à fait[95], pas plus que ne le sont les divi ou saints du christianisme. Mais il était plus qu’un homme, une sorte de dieu corporel et présent à qui étaient dus une piété fidèle et un dévouement sans bornes[96]. Le ciel des païens était bien rapproché de la terre ; toutes ces idées diminuèrent encore l’intervalle qui séparait le domaine des hommes de celui des dieux ; et le chemin de Jupiter, comme dit Pindare, fut très aisément franchi par des princes dont plusieurs nous semblent mériter toutes les sévérités de l’histoire. Ceux qui avaient eu les honneurs ici-bas les gardèrent au ciel, quand le sénat ne les avait pas fait traîner aux gémonies.... Nous avons rendu son corps à la nature, dit Tibère, aux funérailles de son père adoptif ; honorons maintenant son âme comme celle d’un dieu[97].

Le culte que, d’après ces idées, on devait rendre dans Rome à Auguste mort, on le rendit dans les provinces à Auguste vivant, et personne n’en fut scandalisé : car ce que les peuples accordaient au glorieux pacificateur du monde, le sénat républicain l’avait accordé à d’obscurs proconsuls, qu’il avait autorisés à se laisser bâtir des temples par leurs administrés[98]. Cicéron, qui en refusa pour lui-même, voulut en consacrer un à sa fille, et un simple préteur avait eu dans Rome même des autels[99], comme en avaient dans toute la campagne romaine les vieux rois de la légende latine, Picus, Faunus et Latinus, les dieux indigètes. Nous faisons aussi des apothéoses, mais sans y croire ; c’est pour nous affaire d’art ; c’était pour les anciens article de foi, et jusque dans les siècles de doute le plus grand nombre y croyaient. Dans le culte des Césars se confondaient donc de vieilles et chères dévotions aux dieux qui donnaient la sécurité, l’abondance et la joie : le Lare familier ou Génie protecteur et les Pénates. Ces divinités, anciennement distinctes, n’en firent plus qu’une : la Providence augustale, Σεβαστή πρόνοια[100], et deux mots résumèrent ses bienfaits : Pax Romana. Tous les princes, même les fous, en furent aux yeux des peuples la personnification, et les écrivains provinciaux l’ont célébrée durant deux siècles avec une enthousiaste reconnaissance. Vale, Roma, dit une inscription de Pompéi ; Bonheur à l’empereur Auguste, dit une autre, et une troisième ajoute : Nos princes sauvés, nous sommes heureux pour l’éternité[101]. Que l’on mette dans ces vœux autant qu’on le voudra de flatterie officielle, on y entendra toujours un écho de l’opinion publique, qui, dans les temps moins heureux, parlera différemment.

Les Romains étaient de trop terribles logiciens pour ne pas faire sortir de la nouvelle religion tous les effets utiles à leur politique qu’elle pouvait contenir. L’empereur étant divus, jurer par son nom, par sa fortune ou par son Génie, devint un acte que la loi sanctionna et qui eut des conséquences pénales. Qui violait ce contrat sacré était battu de verges, Temere ne jurato[102] ; et ce serment fut imposé à tous les magistrats municipaux[103]. La statue du prince eut un privilège que n’avaient pas celles des dieux romains, le droit d’asile : l’esclave qui parvenait à se réfugier auprès d’elle ne pouvait en être arraché[104] ; et lorsqu’un condamné était exécuté en un lieu où elle se trouvait, on voilait la face sacrée[105]. Mais aussi ce sera bientôt un sacrilège de la briser, ou même de garder au doigt, en vaquant aux soins de son corps, l’impériale image gravée sur un anneau. Cyzique, qui avait rendu de si grands services à Rome contre Mithridate, perdit sa liberté pour avoir négligé le culte d’Auguste[106].

Quand l’empereur eut ses temples dans toutes les provinces, ses prêtres dans toutes les cités, ses offrandes dans le lararium de chaque maison, la société romaine se trouva enveloppée de liens religieux que l’on put croire puissants et durables. Les efforts faits par Auguste pour discipliner ce qu’il y a de plus indisciplinable au monde, la croyance, sont un chef-d’œuvre d’habileté. Mais comme la passion religieuse brisera les mailles de ce filet jeté sur la conscience humaine ! Les politiques pourront se contenter de cette dévotion froide et sans élan, qui ne répondait pas aux besoins des âmes. La femme, l’enfant, le vieillard, les simples d’esprit, tout en rendant au prince un culte de gratitude, chercheront, vers d’autres autels, des émotions et des espérances. De l’Orient, cette fabrique inépuisable de religions, viendront de mystiques ou de sensuelles ardeurs que la politique et la persécution ne réussiront pas à contenir. Isis et Sérapis, la Grande Mère et le Sabazios phrygien, sont à présent dans Rome ; Mithra y arrivera bientôt avec son baptême sanglant[107], et déjà, dans la Judée, grandit Celui dont les disciples confondront toute cette sagesse. Elle aura pourtant duré plus de trois siècles : vie bien courte pour une religion, mais bien longue pour une institution politique ! La religion officielle d’auguste, faite d’éléments anciens et d’éléments nouveaux adroitement combinés, n’était en effet qu’une grande mesure administrative.

 

IV. — L’ASSEMBLÉE PROVINCIALE.

Le rouage principal de cette institution fut l’assemblée provinciale, qui, outre son caractère religieux, eut encore, dans une certaine mesure, un caractère politique.

Nous avons déjà montré que les anciens n’étaient pas aussi ignorants qu’on le suppose du régime représentatif, c’est-à-dire de la souveraineté exercée par délégation.

Les assemblées provinciales étaient une vieille institution, chère aux peuples de race hellénique. De l’Adriatique au Taurus, on la voit partout établie ; nous l’avons retrouvée chez les populations italiotes, et César atteste qu’elle existait en Gaule, où, chaque année, il tint lui-même les états généraux du pays, concilium totius Galliæ. En Espagne, en Cilicie, il agit de mène ; et, avant d’entreprendre ses réformes dans l’organisation provinciale, Auguste appela près de lui, à Narbonne, tous les chefs des cités. Dans les temps paisibles, ces assemblées étaient des réunions de plaisir ; à la solennité religieuse succédaient des fêtes très mondaines, des jeux, des spectacles que tous les arts embellissaient. Les rhéteurs et les poètes, les philosophes et les artistes, y accouraient, même les marchands, et il en a été toujours ainsi. Mais les principaux personnages d’une province, principes civitatum, ne pouvaient demeurer plusieurs jours les uns près des autres, sans causer entre eux de leurs affaires et de leurs désirs. Or ce qu’il était naturel qu’ils fissent, nous savons qu’ils l’ont fait.

Un de ces conciles provinciaux, celui de Lyon, a laissé des traces de son histoire, et, bien qu’on ne les trouve que dans des inscriptions mutilées, elles suffisent à prouver que cette assemblée délibérait sur des mesures d’intérêt général, puisqu’elle votait, soit des remerciements et des statues à des magistrats romains et gaulois, soit la mise en accusation du légat impérial par-devant le sénat et l’empereur. Four l’entretien du temple et de ses prêtres, pour l’érection des monuments accordés, pour les dépenses des députations envoyées à Rome, elle avait un trésor rempli à l’aide d’une cotisation spéciale, administré en recettes, en dépenses et au contentieux par des fonctionnaires qu’elle nommait. Elle construisit un amphithéâtre, où chaque député eut sa place marquée, et elle y donna des fêtes, des jeux[108], notamment ces combats d’éloquence et de poésie dont Suétone nous conservé les étranges règlements. Il paraît qu’Auguste reconnut à ce sénat provincial le droit qu’il avait laissé à celui de Rome, d’émettre de la monnaie de bronze ; du moins on a cru que les pièces qui représentent l’autel de Rome et d’Auguste, surmonté de trépieds, avec deux colonnes aux angles, portant des victoires, avaient été frappées par l’ordre de l’assemblée lyonnaise[109]. La pensée de la patrie commune se montre dans l’oubli de la cité particulière qu’atteste le nom des pontifes de l’autel national ; ils s’appelaient les prêtres des trois Gaules, et le lieu où le temple s’élevait, où l’assemblée se réunissait, bien que touchant à Lyon, formait un territoire particulier : il était, comme l’est aujourd’hui le district fédéral des États-Unis, le domaine des trois provinces chevelues et n’appartenait à aucune.

Les provinciaux retrouvaient donc, au pied de l’autel d’un maître étranger, leur nationalité ; ils y trouvaient aussi la justice, et c’est l’excuse de leur apparente servilité. Rome avait reconnu à ses sujets, dès que ses légions lui en eurent donné, le droit de lui adresser leurs réclamations. La conquête de la Grèce et de la Macédoine n’était pas achevée que le sénat recevait les plaintes des alliés[110], et de nombreuses lois de pecuniis repetundis réglèrent la procédure à suivre et les peines à infliger. Une disposition de ces lois est remarquable : pour assurer aux provinciaux un moyen de contrôler la gestion de leur gouverneur, celui-ci devait laisser copie de ses livres de compte en deux villes de sa province. Mais s’il y eut sous la république quelques condamnations éclatantes, il y eut aussi beaucoup d’acquittements scandaleux et de châtiments illusoires : l’accusé qui s’exilait avant la sentence gardait son bien. Sous l’empire, lorsque les députés arrivaient à Rome, le patron de la province les recevait dans son palais ; il les menait an sénat, qui leur désignait un défenseur choisi parmi les orateurs les plus en renom, et alors commençaient ces procès mémorables dont Pline le Jeune et Tacite nous ont conservé le souvenir. Tous deux, déjà consulaires, furent plus d’une fois nominés d’office pour assister le comité d’accusation. Dans les lettres de l’un, on trouve cinq gouverneurs appelés en justice par la députation provinciale, et, sur ces cinq, trois furent condamnés ; dans ce qu’il nous reste des livres de l’autre, vingt-deux accusés, dix-sept condamnations[111]. Bientôt nous entendrons Thrasea prononcer ces paroles significatives : Nos sujets tremblaient jadis devant les proconsuls républicains, ce sont aujourd’hui les proconsuls impériaux qui tremblent devant nos sujets. Et ils avaient raison de trembler, c’est-à-dire de veiller sur leur conduite pour ne pas s’exposer à cette épreuve redoutable ; car la peine n’était pas, comme sous la république, l’exil volontaire sous les délicieux ombrages de Tibur ou de Préneste, avec la conservation des biens ; c’était la perte de la fortune et le bannissement dans une des Cyclades, parfois sur l’aride rocher de Gyaros[112].

Le gouvernement impérial comptait si bien sur l’efficacité de ce contrôle exercé par les assemblées provinciales, que Claude s’imposa la loi de ne jamais donner de nouvelles fonctions qu’après un intervalle de plusieurs mois, afin de laisser aux plaintes le temps d’arriver au sénat[113]. Nous avons une liste de présents envoyés par un ancien légat à un député qui, dans une assemblée provinciale, avait fait rejeter la résolution d’accuser à Rome un de ses prédécesseurs. La valeur des dons et les termes de la lettre d’envoi montrent l’effroi que causaient ces accusations et font croire à la sagesse qu’elles devaient inspirer[114].

Les sujets provoquèrent des récompenses aussi bien que des châtiments. Les décrets rendus par une assemblée provinciale en faveur du légat le recommandaient au prince pour de nouveaux honneurs[115], et Auguste, attachant beaucoup d’importance à ces manifestations, voulut en garantir la sincérité. Il ne permit pas qu’on votât en présence et sous la pression du magistrat qui était l’objet de ces hommages ; un intervalle de soixante jours au moins fut nécessaire entre la sortie de charge du gouverneur et l’ouverture de la délibération sur le décret honorifique. Un rescrit de l’année 531 rappelle ce double droit[116], de blâme et d’éloge ; et le Digeste montre que l’empereur répondait directement à l’assemblée[117].

Les provinciaux n’usaient qu’à toute extrémité du privilège redoutable de l’accusation ; mais fréquemment des députations apportaient à Rome leurs vœux, preces sociorum, et les bons princes regardaient comme un devoir de leur charge d’écouter ces prières. Tacite et Ilion nous le disent pour Tibère[118] ; nous pouvons sans crainte l’affirmer pour Auguste et pour tous les empereurs véritables.

Nous n’aurons pas de détails sur la cérémonie du 1er janvier, qui, chaque année, se renouvelait en présence du gouverneur, pour la prestation du serment de fidélité des soldats et des provinciaux[119]. Les uns étaient sans doute représentés par leurs chefs, les autres par leurs députés ; c’était encore une occasion de se réunir et de s’entendre.

On a longtemps méconnu le rôle et l’utilité de ces assemblées[120], dont il est cependant aisé de suivre la trace pendant toute la durée de l’empire[121]. On oubliait qu’avec leur droit d’accuser des magistrats coupables, non plus comme autrefois par-devant des complices, mais en présence d’un prince intéressé d faire régner la justice dans les provinces, afin d’y faire régner la paix, les conciles provinciaux ont été, pour l’administration impériale, un frein salutaire, et qu’une part leur revient dans la prospérité dont témoigne toute l’histoire du haut empire. Un jour même, ils ont peut-être sauvé la domination romaine, lorsqu’au temps de Vitellius, quand tout semblait se dissoudre et que Velléda soulevait la Germanie, les députés des cités gauloises, réunis à Reims pour décider s’ils prendraient le parti de Civilis, sommèrent les Trévires, au nom des trois Gaules, d’avoir à déposer les armes[122].

Lorsqu’il côté de ces droits des assemblées provinciales on place ceux des cités : comices populaires, élection des magistrats, juridiction des duumvirs, libre gestion de tous les intérêts municipaux, même l’organisation, au besoin, d’une milice urbaine[123], on est forcé de reconnaître qu’il subsistait dans cet empire du despotisme, comme on l’appelle, bien des principes de liberté, et l’on comprend la légitimité qu’avait aux yeux des peuples le gouvernement impérial. On verra dans le cours de cette histoire comment et par quelles causes ces libertés municipales peu à peu disparurent ; avais nous pouvons dès à présent reconnaître que, dans la pensée d Auguste, les assemblées provinciales, utiles à la bonne administration du pays, devaient rester stériles pour la politique générale de l’empire.

Les Romains, qui n’aimaient pas à intervenir dans les affaires intérieures de leurs sujets, voyaient ces assemblées sans jalousie et eussent sans regret laissé leur prince en accroître les attributions. César l’eût fait assurément, lui qui avait si bien compris que Rome devait élargir ses institutions, comme elle avait agrandi son empire ; qui avait envoyé de nombreuses colonies au delà des mers pour latiniser les vaincus, donné à des millions d’étrangers les droits des citoyens, appelé au sénat beaucoup de provinciaux, et décoré quantité de leurs villes de ces monuments qu’Auguste réservait pour Rome seule. Il n’aurait pas manqué d’utiliser, comme souverain, ces assemblées dont il avait su, comme général, tirer si bon parti. Auguste, satisfait des services qu’elles pouvaient lui rendre pour la bonne administration de l’empire, ne voulut point en faire un instrument politique. Développée avec intelligence, cette institution lui aurait fourni le point d’appui qu’il ne trouvait nulle part dans une société troublée par tant de guerres, décimée par tant de proscriptions et où rien de fort n’était resté debout, si ce n’est la crainte de guerres et de proscriptions nouvelles. Il vit surtout Rome dans l’empire, et dans Rome le sénat, qu’il aurait voulu ramener au chiffre de trois cents membres[124], pour conserver le gouvernement du monde dans les mains de l’aristocratie romaine, maintenant docile à son autorité ; quant aux députés des provinces, il ne leur demanda que de venir brûler de l’encens sur son autel[125].

 

V. — ORGANISATION DES PROVINCES.

Sur les dix-huit années qui suivirent la bataille d’Actium, Auguste en passa onze au moins dans les provinces, et ces onze années, il les employa à mettre l’ordre dans le chaos produit par un demi-siècle de révolutions[126].

Les provinces au temps d'Auguste

La Gaule et l’Espagne l’occupèrent d’abord. Il s’y rendit à la fin de l’an 27, après s’être fait donner légalement à Rome, où il laissait Agrippa consul, toutes les armées et la moitié des provinces.

Il allait, disait-on, reprendre les desseins de César contre les Bretons, et la poésie chantait déjà ses victoires aux derniers confins du monde[127]. Mais Auguste calcula qu’à cette expédition il gagnerait peu et risquerait beaucoup : il laissa les Bretons libres. Strabon trouve la résolution sage. On estime, dit-il, que les droits payés par ces insulaires sur nos marchandises dépassent ce que rapporterait un tribut annuel[128]. Cette politique réussit ; les chefs bretons envoyèrent à l’empereur de respectueuses ambassades et des offrandes qu’ils consacrèrent dans le Capitole. Le temps qu’il eût perdu à cette inutile conquête, Auguste l’employa à organiser ce qu’on avait déjà conquis.

Malgré les victoires d’Agrippa en l’an 37, la Gaule était restée frémissante, au moins à ses extrémités, dans l’Aquitaine qui s’appuyait aux Pyrénées comme à taie forteresse, et dans la Belgique ou le voisinage des Germains entretenait l’agitation. À peine débarrassé d’Antoine, Auguste avait envoyé en Gaule trois armées qui comprimèrent ces dernières convulsions de la liberté mourante (29 av. J.-C.). La première conquête, celle du sol, était donc achevée. Restait la seconde, plus difficile à faire, celle des esprits et des mœurs, car l’organisation sociale qui avait si héroïquement soutenu la lutte subsistait tout entière, et les Druides continuaient d’attirer la foule à leurs jugements, à leurs écoles, à leurs sanglants sacrifices. Riais, si Auguste n’était pas l’homme de la force, il était celui de l’adresse ; il n’eut pas conquis les Gaules, il sut les transformer. Il lit trois choses où se montrent cette habileté patiente, cet art d’assoupir et d’éteindre, qui furent tout son génie.

Il établit des divisions administratives conçues de manière à rompre les anciennes fédérations ou clientèles.

Il distribua inégalement les privilèges dans ces provinces, pour créer parmi les Gaulois des intérêts différents, comme le sénat avait fait en Italie après la guerre d’indépendance.

Enfin, il entreprit de convertir les fils des druides au polythéisme romain ; on vient de voir comment il y réussit.

La Narbonnaise, depuis longtemps docile, conserva ses anciennes limites, mais reçut de nombreux colons dans plusieurs de ses villes, et la frontière de l’Aquitaine fut portée à la Loire, pour que, dans l’Ouest, une usasse considérable de populations gauloises fit contrepoids à la finasse compacte des tribus aquitaniques. Dans l’Est, toute la rive gauche du Rhin, des sources du fleuve à ses embouchures, fut placée sous un même commandant militaire ; plus tard, Auguste en forma deux provinces. La Celtique., réduite de moitié, s’appela depuis cette époque la Lugdunaise[129].

Dans les trois provinces chevelues, il fit, dit un de ses historiens, le recensement des Gaulois et il ordonna leur vie et leur condition politique[130]. Pour certains peuples, il changea les limites de leur territoire[131], le nom ou la place de leur capitale, afin d’effacer les habitudes et les souvenirs du temps de l’indépendance. Des peuplades entières avaient été exterminées, il en donna les terres aux cités voisines ; celles que la guerre avait épuisées furent réunies à d’autres ; des clients passèrent à la condition d’État autonome, et ce qu’il restait des trois cents nations mentionnées par Josèphe, Appien et Plutarque fut réparti en soixante circonscriptions municipales. C’était à peu près le nombre des peuples qui avaient joué un rôle dans l’histoire de l’ancienne Gaule, de sorte qu’Auguste, selon sa coutume, paraissait ne rien changer, alors qu’il changeait tout[132]. Pour l’administration de la justice, les trois provinces furent, comme les autres, divisées en ressorts judiciaires, conventus juridici.

Auguste ne fonda point de nouvelles colonies dans les provinces chevelues, parce qu’il ne voulait pourtant pas dépeupler l’Italie pour latiniser la Gaule. Il préféra concentrer la vie romaine dans la Narbonnaise, comme en un foyer d’où elle rayonnerait sur la Celtique. Mais ce qu’il ne pouvait faire par des colons, il le fit par lui-même, en contractant des liens étroits avec une foule de cités chevelues qui prirent son nom et dont les habitants devinrent ses clients»

Il laissa aux Édues, aux Lingons et aux Rèmes le titre d’alliés du peuple romain, et il le concéda aux Carnutes, pour qu’au sud, au nord et à l’est, il se trouvât trois peuples puissants intéressés au maintien du nouvel ordre social. A dix autres il permit de conserver leurs lois, civitates liberæ, et la juridiction de leurs magistrats. Aux Auskes, le plus puissant peuple de l’Aquitaine, aux Convènes (Saint Bertrand de Comminges), qui gardaient le passage central des Pyrénées, et à beaucoup de peuples, dans la Narbonnaise, il accorda le droit des Latins qui conduisait à l’obtention de la cité romaine. Ce dernier privilège était envié, parce qu’il donnait l’égalité avec les vainqueurs, mais Auguste s’en montrait avare et ne le conférait qu’à des particuliers sur qui ce titre appelait la considération et les honneurs municipaux.

Ainsi Auguste faisait aux peuples et aux individus des conditions diverses ; il montrait au dévouement intéressé par quels moyens se gagnait la faveur impériale, et, en exerçant sur la Gaule une pression inégale, il empêchait qu’il se formât une haine commune contre les dominateurs étrangers.

Il augmenta le tribut, mais le répartit plus équitablement, et, afin d’assurer la police du pays, il déclara les soixante peuples gaulois, constitués en corps de nation (civitates), responsables des désordres qui éclateraient dans leurs villes ou leurs cantons (pagi).

Il leur donna une capitale toute romaine, Lyon, que Munatius Plancus avait récemment fondé, pour des bannis de Vienne, sur la montagne de Fourvières[133]. Assis prés du confluent marécageux de la Saône et du Rhône, presque au point de rencontre des quatre provinces et à deux pas des Alpes, Lyon était admirablement situé pour devenir la plus grande des cités transalpines. Sans passé, sans souvenirs, sans liens patriotiques avec les nations chevelues, il allait recevoir et répandre sur la Gaule l’esprit de Rome. Auguste augmenta la colonie de Plancus dont il fit le centre de l’administration romaine dans la Gaule chevelue[134] ; il lui donna un atelier monétaire pour la frappe des pièces d’or et d’argent au coin de l’empereur, et une cohorte y tint garnison pour la protection des nombreux agents que le service impérial y retenait[135]. C’était la seconde capitale de l’empire. Agrippa se hâta de faire partir de ses portes quatre grandes voies qui coururent à travers les monts de l’Auvergne, par Limoges et Saintes, jusqu’à l’Océan ; par Autun, Sens et Beauvais, jusqu’à la Manche ; par Châlon, Langres, Metz et Coblentz, aux bords du Rhin ; enfin le long du Rhône, vers Marseille et les Pyrénées.

Mais, avant tout, il fallait être maître des passages entre la Gaule et l’Italie. Un grand chemin longeait déjà la côte de Gênes à Marseille, et les Ligures montagnards établis au-dessus de cette route étaient surveillés par un officier romain de l’ordre équestre qu’on leur envoyait tous les ans. Mans les Alpes Cottiennes régnait un petit prince qui, se voyant menacé, sollicita lui-même l’amitié de Rome et fit ouvrir par son peuple la grande voie du mont Cenis. L’empereur se garda de dépouiller un chef si docile : Cottius conserva son aride royaume et sa petite capitale Segusio (Suze), où il éleva un arc de triomphe en l’honneur d’Auguste. Toutefois une nouvelle colonie fut prudemment placée à la descente de ses montagnes, Augusta Vagiennorum (Saluces) ; Augusta Taurinorum (Turin) s’y trouvait déjà et fut renforcée. Plus haut habitait dans le val d’Aoste la belliqueuse tribu des Salasses. On leur avait pris déjà leurs mines d’or, situées dans le pays bas, et la colonie d’Eporedia avait été fondée pour les contenir (Ivrée). Mais comme ils occupaient toujours les hauteurs, ils détournaient les eaux, ou les vendaient aux fermiers des mines. Une fois même ils pillèrent l’argent de l’empereur, et, sous prétexte de travailler aux chemins et aux ponts des rivières, ils faisaient rouler sur les troupes qui passaient d’énormes quartiers de rocs. Terentius Varron les attaqua en l’an 25 : 44.000 Salasses, le peuple tout entier, furent vendus l’encan, à la condition imposée aux acheteurs d’emmener leurs esclaves en des pays lointains et de ne pas les affranchir avant vingt années. Trois mille prétoriens s’établirent à Augusta Prætoriæ (Aoste), et deux routes furent aussitôt dirigées de là sur Lyon par le grand et le Petit Saint-Bernard. La capitale romaine de la Gaule chevelue, ne se trouva plus qu’à deux ou trois journées de marche de l’Italie, où ses nombreux marchands portèrent les denrées de la Gaule, et l’heureuse ville put prendre le surnom de Copia, l’Abondance, qui marquait sa prospérité. Un aqueduc long de 84 kilomètres, y apporta du mont Pilat les eaux pures du Gier et du Janon.

Plus tard (14 av. J.-C.), les Ligures chevelus firent soumission, et sur la dernière cime des Alpes Maritimes s’éleva un gigantesque trophée de marbre qui annonça bien loin en mer aux marins qu’ils pouvaient sans crainte longer cette côte autrefois redoutable et maintenant pacifiée.

On a vu les habiles mesures prises par Auguste pour faire la conquête morale de la Gaule. Elles réussirent. Les habitudes changèrent et Ies souvenirs s’effacèrent, non partout assurément ni dans tous les cœurs ; assez cependant pour qu’au bout de quelques générations cette vieille race eût pris une physionomie nouvelle. Un contemporain, Strabon, témoigne de ses efforts pour avancer dans la voie où Auguste l’appelait : En tous lieux, dit-il, on cultive, on défriche[136]. Et, tandis que les pauvres travaillaient, les jeunes nobles allaient servir comme auxiliaires dans les camps romains et y perdaient, au contact des légionnaires, ce qui leur restait de gaulois, ou bien accouraient aux écoles et remplaçaient les luttes de l’épée, maintenant impossibles, par celles de l’esprit. Les cités gauloises, devançant Rome même, furent les premières dans l’Europe à établir des cours publics par des professeurs salariés. Les villes de la Narbonnaise donnèrent l’exemple ; les autres suivirent, et l’on vit la Gaule envoyer à l’Italie des maîtres d’éloquence latine.

Pour la protéger contre les attaques extérieures et en même temps pour lui ôter tout espoir de secours étranger, huit légions et une flottille gardèrent le Rhin. En peu d’années s’élevèrent au bord du fleuve plus de cinquante châteaux forts qui sont devenus des cités. De vigoureuses expéditions refoulèrent les Germains dans l’intérieur de leurs forêts ou obligèrent des tribus entières à se transporter sur la rive gauche. En une seule fois Tibère établit sur le bas Rhin quarante mille Gugernes, dont le nom devint plus tard celui de la Gueldre. Son frère Drusus joignit par un canal l’Yssel au Rhin, et imposa aux Frisons un tribut annuel de peaux de bœuf. — Au sud, la flotte de Fréjus gardait la frontière de mer et protégeait contre les pirates le commerce de Marseille et de Narbonne.

Auguste fit un second voyage en Gaule, neuf ans après le premier. Il avait chargé un Gaulois du nom de Licinius d’y lever l’impôt. Ce Licinius, ancien esclave, n’avait vu dans sa place qu’une occasion de faire fortune, et il la faisait avec l’impudeur d’un homme qui se sentait appuyé par huit légions. Il voulait qu’on payât par mois un douzième de l’impôt, ce qui était juste ; nous agissons encore ainsi. Mais il comptait audacieusement quatorze mois dans l’année, douze pour l’empereur, deux pour lui. A l’arrivée d’Auguste, les Gaulois demandèrent justice. Le procurateur, garçon d’esprit, voit le danger ; il mène Auguste dans sa maison, lui montre les trésors extorqués et lui dit : Voilà ce que j’ai amassé pour toi et les Romains. Cet or, les Gaulois s’en fussent servis contre Rome. Prends-le, c’est ton bien. Auguste accepta. En voyant leur ennemi dépouillé, les Gaulois purent croire encore à la justice du prince. Cette fois cependant il n’y avait que demi justice, et Auguste faillit payer cher cette complicité avec l’agent infidèle : un Gaulois de naissance illustre résolut de l’assassiner et le suivit dans les Alpes, comptant s’approcher de lui, à quelque passage dangereux, et le précipiter dans l’abîme. Il avoua ensuite que le visage tranquille de l’empereur lui en avait ôté le courage.

De la Gaule, Auguste passa en Espagne, ou l’attendaient les mêmes travaux (26 av. J.-C.). Les Astures et les Cantabres, retranchés dans leurs montagnes, y défiaient la puissance romaine. Attaqués par terre et par mer, ils ne furent soumis que l’année suivante par le lieutenant Antistius : soumission précaire, car, trois ans après, il fallut encore les combattre. Agrippa seul, en l’an 49, put vaincre leur résistance : sa modération fit plus que les cruautés de ses prédécesseurs. Il les obligea à quitter ces montagnes où souffle toujours un air de liberté, et il les établit dans la plaine, sous la main des officiers impériaux. Un souvenir de cette lutte opiniâtre s’est conservé dans un chant basque probablement fort ancien, sans être du temps de cette guerre. De Rome les étrangers nous oppriment, mais la Biscaye élève son chant de victoire. — Octave, du monde dominateur, Lécobidi biscayen ; — Du côté de la mer et du coté de la terre, il met autour de nous le siège ; — A lui les plaines arides, à nous les bois et les cavernes des monts. — Mais, ô coffre du pain, que tu es mal rempli !Ils ont dures cuirasses ; mais les corps sans défenses sont agiles. — Cinq années jour et nuit, sans repos, le siège dura. — Des nôtres quand ils tuaient un, quinze ils perdaient ; eux beaucoup, nous peu. — A la fin nous fîmes alliance. — Du Tibre la ville est assise au loin, mais des grands chênes la force s’use au perpétuel grimper du pic[137].

Les Pyrénées comme les Alpes occidentales étaient domptées, et dans l’Espagne comme en Gaule tout foyer de résistance était éteint. Une division nouvelle changea aussi de ce côté les anciennes habitudes des peuples. La Citérieure, devenue Tarraconaise, fut agrandie, et l’Ultérieure fut partagée en Lusitanie et Bétique. Celle-ci jouait depuis longtemps en Espagne le rôle de la Narbonnaise en Gaule ; il n’y avait donc autre chose à y faire que de seconder le mouvement qui portait cette province vers les mœurs romaines. De nouvelles colonies, Hispalis (Séville), Astigi (Ecija), y aidèrent ; et quelques années après, Strabon pouvait dire : Les indigènes de la Bétique ont absolument adopté les mœurs et la manière de vivre des Romains, au point qu’ils ont oublié leur propre langue. Plusieurs avaient reçu déjà le jus Latii, Auguste multiplia les concessions de ce genre ; la plupart aujourd’hui le possèdent. Ils ont de plus beaucoup de colonies, de sorte que peu s’en faut qu’ils ne soient tout à fait Romains. Aussi les appelle-t-on togati. Les Celtibères, dont les mœurs étaient autrefois si féroces, sont de ce nombre. Ainsi l’influence romaine gagnait le centre de l’Espagne sur lequel elle agissait de trois côtés à la fois, par la Bétique au sud, par les plaines de Valence à l’est, et au nord par la vallée de l’Èbre, cette large porte ouverte sur la Méditerranée et l’Italie. L’Èbre, dont les sources étaient captives depuis la soumission de la Biscaye, passait entre les murs de trois colonies récentes, Xelsa, Saragosse et Tortose (Celsa, Cæsar-Augusta et Dertosa). Une chaîne de postes militaires enveloppa toute la région occidentale : Léon et Astorga (Legio Septima et Asturica) veillaient sur les Astures ; les Gallaïques étaient gardés par Braga (Braccara), les Lusitaniens par Evora (Ebora), Lisbonne (Olisippo), Beja ou Badajoz (Pax Augusta) et Mérida (Aug. Emerita), leur capitale, qui devint une des plus belles cités de l’empire : ses ruines suffiraient à faire la richesse d’un musée. Les quatre colonies qui viennent d’être nommées, en dernier lieu, n’avaient paru suffisantes qu’après qu’on eut transporté une partie des Lusitaniens au sud du Tage, plus près de la Bétique et de la civilisation romaine. Ceux qu’on laissa au nord du fleuve furent contraints d’y bâtir des villes. Maintenant, dit Strabon, cinquante peuples, autrefois toujours en armes, y vivent en paix, mêlés à des colons italiens. — Le brigandage même a disparu, dit Velleius Paterculus, et c’est à Auguste qu’il en rapporte l’honneur[138].

L’Espagne aime la force et la grandeur, même acquises à ses dépens César, qu’elle avait deux fois combattu, y était populaire. Auguste put donc, sans blesser le sentiment national, y multiplier les témoignages de sa piété envers son père adoptif. Les villes sollicitaient elles-mêmes l’honneur de changer leur nom contre celui du fondateur de l’empire. L’une devint la vertu, l’autre la noblesse Julienne ; celles-ci la gloire et la constance, celles-là le bonheur et la libéralité de César[139]. Gadès, comme Mérida et vingt autres, prit le nom d’Augusta en l’honneur de celui qui pacifiait la terre et la mer[140]. Des ponts, en effet, jetés sur les fleuves, des routes percées à travers les montagnes, et, mieux que cela, l’action de toutes ces colonies, le goût du bien-être développé chez ces barbares, et la surveillance des troupes considérables qui furent tenues dans le nord et l’ouest de la péninsule, garantirent partout une sécurité dont la civilisation profita. Sollicités par elle depuis plus de deux siècles, ces peuples l’avaient repoussée avec une énergie sauvage. Maintenant qu’ils ont déposé les armes, ils se jettent avidement dans ses bras. En quelques années ils auront regagné le temps perdu à des luttes héroïques. Les Celtibères aujourd’hui ne portent-ils pas la toge ? et, dans ces laboureurs pacifiques de la vallée du Tage, Viriathe pourrait-il reconnaître les guerriers farouches qui infligeaient au sénat la honte d’un traité conclu entre eus et le peuple romain ? Chez les Cantabres même toute guerre a cessé, et les plus féroces, loin de piller leurs voisins, portent les armes pour l’empire[141]. Une vie d’homme suffit pour opérer cette révolution. Aussi l’Espagne reconnaissante lui éleva des autels et ne voulut compter que par l’ère d’Auguste, qu’elle conserva jusqu’à la fin du moyen âge.

Auguste était encore en Espagne quand il régla les affaires de l’Afrique occidentale. II avait déjà fondé plusieurs colonies dans cette région et commencé son organisation en province, dans le temps où il envoyait de nouveaux colons à Carthage, afin que les Maures et les Numides fussent pris comme entre deux foyers de vie romaine. Trouvant les Maures trop barbares pour la régularité de l’administration impériale, il leur rendit un gouvernement indigène. Juba, fils de l’ancien roi de Numidie, qu’on avait élevé à Rome dans le culte des lettres et le respect de la puissance romaine, reçut comme royaume une partie du pays des Gétules, et celui des Maures à l’ouest de l’Ampsagas (25)[142]. Mais de l’Espagne les Romains surveillaient la Maurétanie, qui était, pour une partie de ses approvisionnements, dans la dépendance de la Bétique, comme le Maroc l’est aujourd’hui de Gibraltar pour les objets manufacturés[143]. Près de Tanger, sur la côte africaine, s’élevait la ville de Zilis ; Auguste en transporta les habitants de l’autre côté du détroit : à Algésiras, qu’il colonisa sous le nom de Colonia Julia transducta. Au reste, le nouveau roi ne trouva pas des sujets bien dociles. Les Gétules, indignés de n’être plus gouvernés par Rome, se soulevèrent en l’an 5 de J.-C., pour ce motif qui paraîtrait singulier, si l’on ne voyait d’autres peuples réclamer à la même époque leur incorporation dans l’empire. Les légions durent marcher contre ces amis trop zélés de l’administration romaine, et un général revint de cette guerre avec les honneurs triomphaux et le surnom de Gétulique[144].

Cette même année où il faisait un royaume en Afrique, Auguste en défit un en Asie. Amyntas, roi des Galates, était mort en laissant des enfants. Mais cet État, placé au centre des possessions romaines, était à présent inutile pour la police de cette région : Auguste réduisit la Galatie en province (25).

Les Astures et les Salasses vaincus, l’empire se trouva sans guerres. Le temple de Janus fut alors une seconde fois fermé (25), et des Indiens, des Scythes, dont chaque année les négociants romains[145] visitaient maintenant les pays, vinrent rendre hommage au chef de cet immense empire qui mettait sa gloire dans les travaux de la paix.

La Gaule, l’Afrique et l’Espagne organisées, Auguste retourna à Rome prendre la puissance tribunitienne à vie. On y joignit, en commémoration de ses dernières victoires, le droit de porter à perpétuité, le premier jour de l’an, la couronne et la toge triomphales, et un sénatus-consulte décréta l’érection d’un arc de triomphe au sommet des Alpes. Après un séjour de prés de deux années dans la capitale (24-22), il commença par la Sicile la visite des provinces orientales. Il y ordonna toutes choses, dit son historien. Elle avait grand besoin en effet que le maître y parût. La guerre de Sextus avait ajouté de nouvelles ruines à celles des anciennes guerres, et la misère était partout sur cette terre féconde. Auguste rétablit Catane, Centuripæ, et envoya une colonie à Syracuse, qui était réduite de cinq quartiers à un seul, l’Achradine[146].

De Sicile il passa en Grèce. Cythère appartenait à un certain Euryclès, fort méchant homme, qui, de son roc insulaire, s’était fait comme le tyran de la Laconie. Auguste l’exila et donna son île aux Lacédémoniens ; pour leur faire honneur, il s’assit à leurs tables publiques, seule chose, hélas ! Qu’ils eussent gardée des anciens temps. Mais il ôta aux Athéniens Égine et Érétrie et leur défendit de trafiquer à prix d’argent de leur droit de cité. Les uns étaient punis de leurs flatteries à Antoine, les autres récompensés de l’asile qu’ils avaient offert à Livie fuyant, avec son premier époux, les proscriptions et les triumvirs. Cependant il détacha de la juridiction de Sparte vingt-deux villages dont les habitants (les Éleuthérolaconiens) s’étaient les premiers, dans les anciennes guerres, donnés aux Romains[147]. Corinthe reçut de lui de nouveaux colons, car il tenait à relever une cité qui servait d’entrepôt entre les deux mers ; plus tard, il établit des vétérans à Patras et à Buthrotum, sur le canal de Corfou, pour tenir en bride les Corcyréens trop enclins à la piraterie.

Auguste, qui parlait beaucoup à Rome des coutumes du temps passé, essaya d’en faire revivre quelques-unes en Grèce ; il rétablit le conseil amphictyonique, avec la même sincérité que celle dont il avait usé à l’égard des institutions républicaines. Quinze peuples ou cités, représentant trente voix, purent envoyer des députés à la nouvelle assemblée. Mais la seule ville de Nicopolis, qu’il avait fondée, disposa de six voix, autant que la Thessalie et que la Macédoine. La Béotie, la Phocide, Delphes, n’en eurent que deux chacune ; la Doride, Athènes, l’Eubée, la Locride Ozole, la Locride Opuntienne, une seule ; et quatre des plus glorieuses cités de l’ancienne Hellade : Argos, Sicyone, Corinthe, Mégare, furent obligées de se réunir pour former un suffrage. En outre, les députés de Nicopolis, de Delphes et d’Athènes assistaient à chaque session, et les autres ne siégeaient qu’à tour de rôle[148]. Quoique ce règlement subsistât encore au temps de Pausanias, il ne faut pas s’étonner que Strabon considérât l’amphictyonie comme n’existant plus.

Quelques mois avaient suffi au règlement des affaires helléniques ; l’Asie l’occupa plus longtemps. De Samos, où il passa l’hiver à étudier les questions que soulevait le gouvernement des provinces orientales, il se rendit à Éphèse, où il limita, pour le temple de Diane, le droit d’asile qui, s’étendant sur presque toute la ville, faisait de cette cité un repaire de bandits[149] ; de là il se rendit à Ilion, dont il confirma les privilèges comme première patrie du peuple romain. Il traversa ensuite toute la péninsule, visitant sur sa route les provinces du sénat comme les siennes, et réglant toute chose souverainement, mais avec des attentions délicates pour ces populations vaniteuses et frivoles, à qui une grâce légère faisait oublier les maux passés : à Éphèse, il rendit un Apollon qu’Antoine y avait pris, et à Samos, deux des trois statues de Myron, la Minerve et l’Hercule, que le triumvir avait volées dans le temple de Junon. Quelques villes obtinrent le droit de cité ; d’autres, le jus Latii. Il donna la liberté à Samos, comme il l’avait donnée aux districts de la Pamphylie soumis à Amyntas[150] ; il l’ôta à Cyzique[151], à Sidon, à Tyr, à cause des séditions que les magistrats de ces trois villes n’avaient pas su empêcher. Tous, officiers romains et provinciaux, furent ramenés à la stricte observation des lois[152].

Les rois alliés, à leur tour, furent selon leurs mérites récompensés ou punis. Il venait de détruire le royaume inutile des Galates (25 av. J.-C.) ; l’année d’auparavant, il avait, au contraire, envoyé les insignes de la dignité sénatoriale, avec le titre d’allié, à ce Polémon dont la politique romaine avait besoin à cause du voisinage de l’Arménie. Bientôt même il lui donnera un second royaume, celui du Bosphore Cimmérien. La Cappadoce était un des avant-postes de l’empire vers l’Euphrate ; afin d’accroître les forces de son roi, il augmenta ses domaines[153] ; plus tard, il lui permit d’épouser la veuve de Polémon, qui lui apporta en dot une partie des possessions de son premier époux.

Le roi de la Commagène avait commis un meurtre odieux : Auguste, qui ne punissait la cruauté d’Hérode que d’une plaisanterie peu attique, eut, à ce qu’il semble, intérêt à se montrer cette fois sévère ; il déposa le meurtrier et donna sa place au fils de la victime. On voit que Rome se réservait la haute juridiction sur tous ces petits tyrans qui n’avaient que trop longtemps fatigué le monde de leurs passions sanguinaires[154].

Il confirma le fils de Jamblique, roi d’Émèse, dans la possession de l’héritage paternel, et rendit à celui de Tarcondimotos la Cilicie orientale qu’il lui avait retenue dix ans. Ces deux petits États Semblaient nécessaires pour arrêter les brigandages des montagnards du mont Amanus et ceux des nomades établis sur les frontières de la Syrie et de la Palestine. La même raison valut à Zénodore et à Hérode la conservation de leur tétrarchie, à l’un la Trachonitide, à l’autre la Judée. On a vu précédemment l’adresse d’Hérode à se concilier la faveur d’Auguste. Ce prince lui laissa la liberté, qu’il n’accordait pas aisément, de choisir parmi ses enfants celui qu’il voulait pour son successeur, et Zénodore ayant été vers ce temps emporté par une maladie, il gratifia le roi juif de sa principauté. Suétone avait donc raison d’écrire : Il considérait les rois alliés comme des membres de l’empire. Souvent il donna des tuteurs à leurs enfants mineurs, et il en fit élever un grand nombre avec les siens dans sa propre famille[155].

Lorsque Cléopâtre avait voulu fuir aux Indes, les Arabes nabatéens avaient brillé la flotte qu’elle réunissait dans la mer Rouge ; ce service avait valu à leur roi d’être reconnu par l’empereur. Auguste tâchait de vivre en bons rapports avec ces nomades, maîtres des avenues de la Syrie, de la Palestine et de l’Égypte, bien que le ministre de leur roi Obodas eût peut-être à dessein égaré Gallus dans l’expédition dont il sera bientôt parlé[156].

Les relations qui nous peignent la cour clés rajahs indiens, à qui la Compagnie anglaise laissait une ombre d’indépendance, montrent comme ils se dédommagent de leur impuissance politique, en satisfaisant les caprices les plus insensés, et du repos auquel une force supérieure les condamne, par de sanglantes tragédies d’intérieur. Ces esclaves couronnés, qui font de si abominables tyrans, sont le vivant portrait de ces petits rois que Rome conservait dans ses provinces orientales. Je ne dirai pas qu’Auguste se proposât de faire sentir aux peuples voisins, par ce contraste, le bonheur de vivre sous la loi romaine, mais il en sortait certainement pour eux une leçon. De toutes parts on entendait vanter le calme dont jouissaient les provinciaux, et les pays restés indépendants imploraient l’honneur d’être admis au nombre des sujets de l’empire. On a vu les Gétules soutenir une guerre furieuse, parce qu’Auguste les avait donnés à Juba ; les habitants de la Commagène, après la mort d’Antiochus, voulurent être Romains[157], et, après celle d’Hérode, les Juifs supplièrent qu’on les réunit à la province de Syrie. Huit mille d’entre eux établis à Rome appuyèrent la demande des cinquante ambassadeurs[158].

Auguste ne visita pas cette fois l’Égypte[159] ; mais il avait si bien réglé l’administration de cette grande femme impériale, que sa présence y était inutile.

Ce pays vit le premier exemple de la sévérité du nouveau gouvernement à l’égard de ses agents. Cornelius Gallus, ami de Virgile et d’Auguste, en avait eu le commandement. C’était un poète : la tête lui tourna, quand il se trouva maître absolu de sept millions d’hommes. Il agit comme un Pharaon ou un Ptolémée, peupla l’Égypte de ses statues, gratta son nom et ses exploits sur les pyramides, et par ses exactions excita une révolte qu’il réprima cruellement : Thèbes fut pillée et détruite. Auguste n’entendait pas qu’on régît avec ces façons royales son patrimoine ; il destitua Gallus, il lui interdit sa présence, et le sénat, s’empressant de frapper celui que le prince repoussait, le condamna à l’exil : Gallus se tua (28 ou 26 av. J.-C.). Petronius, son successeur, comprit mieux les intentions d’un prince à l’égard d’un pays qui nourrissait honte pendant quatre mois de l’année, par où passait tout le commerce des Indes, et qui, à lui seul, versait dans le trésor l’impôt de six provinces. Sous les derniers Ptolémées, la famine et la peste l’avaient fréquemment désolé ; Petronius fit exécuter de grands travaux pour arriver à un meilleur aménagement des eaux du Nil ; il répara les digues et nettoya les canaux. Les eaux se perdant moins vite et, l’inondation allant plus loin, les produits augmentèrent. Avant ce gouverneur, quand le Nil ne montait que de huit coudées, il y avait famine : il fallait le double pour qu’il y eût abondance ; sous lui, douze coudées donnèrent la plus ;rasade abondance, et huit coudées ne donnèrent plus la disette[160]. Comme l’impôt se réglait sur la révolte, les revenus du prince croissaient avec la prospérité du pays. Le commerce, favorisé par une police vigilante, répandit la vie jusque dans le désert. Tous les ans cent vingt vaisseaux partaient des ports de la mer Rouge pour l’Inde, par la mousson d’été, dont on venait de reconnaître la périodicité, et revenaient par celle d’hiver.

Tels étaient les travaux du maître du monde, et voilà comme il jouissait de sa victoire. Si tout lui appartenait, son temps aussi ses soins sa fortune mètre, appartenaient à tous ; car il avait accepté les devoirs d’un gouvernement intelligent qui répare avec les ressources générales les désastres particuliers. Dans ses longs voyages, il soulageait les villes obérées et rebâtissait celles que quelque fléau avait détruites. Tralles, Laodicée, Paphos, renversées par des tremblements de terre, sortirent plus belles de leurs ruines. Mille autres, dit l’historien Dion, furent secourues (LIV, 23). Une année même il paya de ses deniers tout l’impôt de la province d’Asie[161]. Quand il prenait aux Grecs un chef-d’œuvre, il en donnait le prix : Cos, en échange de la Vénus Anadyomène d’Apelles, obtint une remise de 100 talents sur son tribut.

La route des honneurs n’était pas fermée aux provinciaux. Un Mitylénien fut nommé procurateur d’Asie, un Juif apostat, Tibère Alexandre, obtint la procurature de Judée, plus tard la préfecture d’Égypte, et le Gaditain Balbus traversa triomphalement cette voie Sacrée qui avait vu des provinciaux couverts de la robe à fleurs d’or, mais enchaînés et captifs. D’autres venaient insulter dans Rome même par leur faste à la pauvreté des vieilles maisons : un Gaulois achetait ces jardins que Salluste avait créés avec l’or d’une province.

Tout eu montrant aux sujets cet esprit libéral, Auguste refusa cependant d’entrer dans la voie que César avait ouverte et qui menait à l’assimilation progressive des vaincus et des vainqueurs. Il fut très avare du droit de cité ; il le retira probablement aux Siciliens et ne l’accorda qu’à des magistrats de municipes et à de grands propriétaires, se servant de ce titre pour constituer une noblesse dans les provinces comme il en avait établi une à Rome. Ainsi se retrouve en tout cette tendance aristocratique de son gouvernement qui a été signalée plus haut.

Les mesures générales de l’administration impériale s’accordaient avec cette conduite du prince, qui était pour les gouverneurs un exemple et une leçon. Toutes les divinités qui veulent entrer dans le culte romain sont admises ; et chaque grande division de l’empire voit son dieu national protégé, enrichi par les lois de Rome. Les Juifs avaient un principe religieux radicalement opposé à celui de la pluralité des dieux ; mais comme ils ne s’en servaient pas alors pour revendiquer leur indépendance nationale, on les laissait, à Rome, en face de Jupiter très bon, très grand, lire publiquement le Pentateuque et les sanglantes ironies dont les prophètes flagellaient les idoles. En nous souvenant combien de sang a répandu l’intolérance religieuse, nous tiendrons compte aux Romains de ce temps de tout le mal qu’ils n’ont pas fait. Remarquons encore, à propos des Juifs, que Rome, qui leur avait enlevé le droit de prononcer une sentence de mort, leur laissa celui de sauver chaque année un coupable[162].

Pour le service militaire, Auguste n’était point exigeant ; il lui fallait peu de soldats proportionnellement à la masse des habitants de l’empire, parce qu’il n’établissait point de garnisons à l’intérieur, et cet impôt du sang tombait principalement sur les nouvelles provinces, dont les populations belliqueuses le payaient sans contrainte[163].

Mais ses vingt-cinq légions, rangées en face de l’ennemi, donnaient aux provinciaux un bien que, jusqu’à cette époque, on avait le moins connu, la sécurité. Elles contenaient les barbares en garnissant la frontière de forteresses et de camps où se concentra toute la science militaire de l’antiquité, et, dans les pays placés en arrière, elles construisaient des routes et des ponts, des canaux et des aqueducs. Nous les verrons bâtir des amphithéâtres, dessécher des marais et planter des landes arides : ce sont les vainqueurs d’Actium qui rendirent à l’Égypte sa prospérité en nettoyant les canaux engorgés de son grand fleuve[164].

 

VI. — LE COMMERCE ; PROSPÉRITÉ DE L’EMPIRE.

Il a été question plus haut de la nouvelle organisation financière, du cadastre, des routes, des postes et de la réforme monétaire. Le commerce profita de toutes ces mesures, et une vie nouvelle se répandit dans cet empire si admirablement disposé pour une grande et longue existence.

En aucun lieu de la terre l’humanité n’avait rencontré des conditions plus favorables à son développement qu’en ces pays qui, des Pyrénées et des Cévennes, des Alpes et des Balkans, du Taurus et de l’Atlas, descendent à la Méditerranée, avec leurs fleuves sans nombre et leurs beaux rivages chargés de riches et industrieuses cités. Assez vaste pour que des peuples nombreux eussent trouvé place sur ses bords, cette mer était assez resserrée, par ses promontoires et ses îles, pour que les côtes opposées pussent répéter tous les échos qui s’élevaient de chaque point de ses rivages. Les physiciens disent que la lumière va se perdre dans les espaces lorsque rien ne l’arrête, mais que, si elle rencontre sur son passage un forer qui la reçoive, la concentre et la renvoie, multipliée avec une grande puissance, elle porte alors au loin son éclat et sa chaleur. Ainsi allait-il en être dans cet empire étendu autour de la Méditerranée : cercle lumineux où chaque point ne brillera pas seulement de la lumière qui lui est propre, mais de celle encore qu’il reçoit ; où l’activité d’un peuple sera stimulée par celle des nations qui lui font face, de sorte qu’à la grandeur de Rome répondra celle d’Alexandrie, au commerce de Corinthe, de Pouzzoles et de Marseille, celui de Smyrne, de Carthage et de Gadès, à la richesse enfin des régions du Nord, la prospérité de celles du Midi.

De cette prospérité il nous reste un témoin intelligent et véridique, Strabon, qui, du vivant d’auguste, parcourut une grande partie de l’empire. Il atteste l’activité commerciale qui se développa dès que la mer fut délivrée de pirates, la terre purgée de bandits et le temple de Janus fermé. Nous verrons ainsi un côté de la vie ancienne auquel on n’accorde pas l’attention qu’il mérite. Dans un aussi vaste ensemble que l’histoire de l’empire romain les questions économiques ont leur place nécessaire à côté des questions politiques et militaires ; car le commerce fit alors pour le monde romain ce qu’il fera un jour pour l’Europe moderne : il rapprocha les cités et les peuples dont nous avons montré les profondes différences, et il créa, pour trois siècles, sinon l’idée d’une commune patrie, au moins le même intérêt à conserver la Paix romaine.

On se plait à répéter que le commerce était pour Rome un objet de mépris[165]. Oui, peut-être, pour les Romains des premiers siècles, quoiqu’ils aient signé des traités de commerce avec Carthage ; assurément non pour ceux de l’empire, qui avaient d’autres idées que les anciens Quirites, comme ils avaient une autre origine et d’autres mœurs. Que faisaient en Asie, plus d’un demi-siècle avant Actium, les quatre-vingt mille Italiens que Mithridate y trouva[166], et à Utique ces trois cents gros négociants romains dont les esclaves suffirent à la garde de la ville ? Dans la Narbonnaise, dit Cicéron[167], il ne se remue pas un écu qu’il ne passe par les mains d’un Romain. : Est-ce que les provinces seraient devenues si vite romaines sans le commerce, et sans le commerce fait par des Italiens résidents ? Les mesures administratives et les colonies n’auraient pu opérer si rapidement cette fusion ; mais quand on trouve des marchands romains chez les Sicambres, les Marcomans et les Irlandais[168], dans l’Arabie Pétrée et la Tauride ; quand on sait que, pour le compte de Rome, cent vingt vaisseaux allaient chaque année visiter les côtes de la presqu’île du Gange, et que Pompée avait fait étudier la route de l’Inde par la Caspienne, l’Oxus et la Bactriane[169], peut-on dire que le commerce était odieux aux Romains et qu’ils trouvaient bon d’abandonner aux provinciaux les profits de l’immense trafic qui se faisait dans tout l’empire ?

Les Grecs honoraient le commerce et le favorisaient par leurs institutions ; aussi était-il très florissant dans la Méditerranée orientale. Mais le mouvement avait gagné l’Espagne, la Gaule, même la Pannonie. La navigation de l’Ibérie occidentale jusqu’aux colonnes d’Hercule est fort belle, dit Strabon, à quelques difficultés prés qu’on éprouve dans le passage du détroit. Elle n’est pas moins belle sur la Méditerranée, où le reste du trajet se fait dans un climat tranquille, surtout quand on tient la haute mer.... et dans une mer débarrassée de pirates, de manière que rien ne manque à la sécurité des navigateurs.... Chaque année, de très gros vaisseaux arrivent de la Turdétanie à Dicearchia (Pouzzoles) et à Ostie, en aussi grand nombre que ceux de Libye. Lorsque Horace a besoin de mettre en scène un riche marchand, il l’appelle le maître opulent d’un navire d’Espagne ; et, pour montrer son dédain de la fortune, il ne demandera pas aux dieux, dit-il, de pouvoir naviguer impunément trois ou quatre fois dans l’océan Atlantique[170]. Les Romains suivaient donc sur cette mer les traces des Carthaginois. Tacite parle en effet de négociants italiens trafiquant avec l’Irlande, et Suétone montre, sous Auguste, le peuple divisé en trois classes : plebs urbana, aratores, negotiantes. On voit même, malgré l’indifférence des historiens anciens pour les faits de cet ordre, que la question du travail, la plus vive préoccupation du monde moderne, s’agitait, il y a dix-huit cents ans, sur les bords du Tibre. Tacite descend des hauteurs où se tient son génie pour déplorer que, par le manque d’ouvrage, une disette soit devenue une famine[171].

Auguste, qui avait diminué le nombre des fêtes, pour augmenter le nombre des jours ouvrables, ne faisait que trois fois l’an les distributions de l’annone, de peur que le peuple ne fût trop souvent détourné de son labeur. Une preuve de l’attention donnée par l’administration aux affaires commerciales, est la précaution prise par chaque ville, par chaque quartier, de conserver les étalons de poids et. mesures dans un temple sous la garde d’un dieu, et ce dieu, d’après une inscription, n’était pas le facile Mercure, mais Hercule[172]. Les Romains avaient mesuré la densité de l’eau, du vin, de l’huile, du miel, et, afin de prévenir toute erreur, ils avaient pris pour unité de poids une certaine quantité d’eau de pluie[173]. Le commerce profita plus encore de la régularité du système monétaire.

Rome, avec ses quinze ou dix-huit cent mille habitants, était le marché principal. Comme il s’y formait une grande accumulation de métaux précieux, il s’y faisait une consommation énorme, car la population des grandes villes consomme beaucoup plus, à nombre égal, que la population des campagnes. Mais l’Italie produisait peu : du vin, dont on n’exportait que les qualités inférieures ; de l’huile[174], d’excellent blé, en petite quantité ; des laines, dont quelques-unes, celles de Tarente et de la Cisalpine, étaient les plus belles qu’on connût[175]. Elle avait des manufactures de drap et des fabriques de poteries, du soufre, du safran, du miel, mais tolet cela ne suffisait pas à solder le prix des importations qu’elle recevait[176], et il lui fallait payer la différence en numéraire, de sorte que par l’industrie et le commerce les provinces reprenaient à Rome ce qu’elles lui avaient donné en tributs. Les seules denrées de la Sérique, de l’Inde et de l’Arabie coûtaient annuellement à l’empire vingt et un millions[177]. Déjà tout maître de maison qui ne couvrait pas ses convives de parfums passait pour ne savoir point vivre, et une matrone ne pouvait pas plus se montrer sans perles qu’un magistrat sans licteurs. Bientôt il faudra joindre aux perles toutes les espèces de pierres précieuses.

Il y avait cependant en Italie quelques grandes foires annuelles ; la plus célèbre se tenait à Feronia, où les possédés de la déesse traversaient à certains jours de l’année, nu-pieds et sans souffrances, un lit fort étendu de cendres chaudes et de charbons ardents. Notre géographe parle aussi de denrées italiennes, mais peut-être d’origine espagnole ou gauloise, entreposées à Éphèse, et des vins d’Italie, qui, avec ceux de Laodicée et de Syrie, servaient comme d’objets d’échange dans les villes des bords de la mer Rouge. Horace montre, du reste, que Rome faisait un commerce d’exportation, puisqu’il menace son livre de servir un jour d’enveloppe à des marchandises destinées à Utique ou à Ilerda[178]. Comme à Paris, et par les mêmes causes, l’industrie de Rome était surtout une industrie de luxe. On y trouvait grand nombre de ciseleurs, fondeurs, teinturiers, brodeurs, passementiers, ébénistes, ouvriers en stuc, en bronze, en or, etc. Le commerce des livres y était très considérable, car, chez Atrectus, un Martial relié en pourpre et bien passé à la pierre ponce ne se vendait que 5 deniers. On y fabriquait beaucoup de papier[179] et beaucoup de verre. On avait imaginé plusieurs mélanges pour varier Ies couleurs de ce produit, et on était arrivé à pouvoir livrer des verres à aussi bas prix que chez nous, à un demi-bas la pièce.

Trois ports servaient à l’approvisionnement de Rome et à la sortie des marchandises de l’Italie centrale : Rimini, pour la réception des denrées de la Cisalpine ; Ostie et Pouzzoles, pour les blés d’Afrique et les produits d’Espagne, de Gaule et d’Orient. Afin de diminuer les embarras d’Ostie, qui n’était alors qu’un mauvais ancrage, Auguste doubla la voie Appienne, dans la traversée des marais Pontins, d’un canal de desséchement et de navigation qui débouchait à Terracine. De Pouzzoles on gagnait par nier le canal, où des bateaux traînés par des mules portaient les marchands et les marchandises peu encombrantes jusque vers le trentième mille. Les transports par terre faits de ce côté n’avaient donc qu’une petite distance à parcourir pour atteindre Rome.

La Cisalpine exportait une grande quantité de millet, genre de récolte, dit Strabon, qui met à l’abri de la famine, parce qu’il ne manque jamais ; de la poix, du vin, qu’on renfermait dans des tonneaux hauts comme des maisons ; les laines douces de Modène, les laines rudes de la Ligurie et du Milanais ; enfin, d’immenses troupeaux de porcs qui allaient nourrir Rome. Padoue était le centre d’une grande fabrication de manteaux et de tapis à long poil.

La Sicile donnait du blé, du bétail, de la laine et le miel d’Hybla, rival de celui de l’Hymette, de belles ciselures et les précieuses étoffes fabriquées à Malte, où se trouvaient des tisseranderies qui dataient des Phéniciens. La Sardaigne n’avait que ses moissons.

La Gaule était trop récemment entrée dans les voies de la civilisation pour que ses exportations fussent étendues ; mais la Narbonnaise produisait ‘ tous les fruits de l’Italie, de l’huile, du vin en quantité et de fort belles laines ; la Gaule chevelue, beaucoup de blé, qu’on exportait en Italie, beaucoup de millet, de glands et du bétail de toute espèce. Aucun terrain n’y est en friche, ajoute Strabon, et l’admirable disposition de ses fleuves permet de transporter aisément ses marchandises, soit dans l’intérieur du pays, soit de l’Océan dans la Méditerranée et réciproquement. Marseille et Narbonne étaient les deux ports d’exportation pour les saies gauloises, dont on habillait les esclaves italiens, pour les étoffes de lin des Cadurques, le porc salé des Séquanes, le meilleur que Rome connût, les saies militaires d’Arras et des draps rouges dont les qualités supérieures égalaient, disait-on, la pourpre d’Orient. Ces deux grandes villes communiquaient avec l’intérieur par d’autres places faisant déjà un commerce actif : sur la Garonne, Toulouse et Bordeaux ; dans la vallée du Rhône et de la Saône, Arles, Nîmes qui aura bientôt son pont du Gard, Vienne, Lyon, où l’or des Tectosages et des Tarbelles, l’argent des Ruthènes et des Cabales, étaient convertis en monnaie ; Autun, qui allait devenir célèbre par ses écoles ; Cenabum, sur la Loire, où, avant même que la guerre des Gaules flet achevée, les négociants romains accouraient ; Trêves, sur la Moselle ; Reims enfin, qui oubliera si bien son origine gauloise qu’elle s’appellera la fille de Remus et mettra dans ses armes la louve et les deux jumeaux. Strabon parle des marchandises portées de la Saône sur la Seine pour l’île de Bretagne, laquelle donnait en échange des cuirs, du fer, de l’étain, des bestiaux, des esclaves, et, comme aujourd’hui, les meilleurs chiens de chasse. Dans un demi-siècle, Josèphe dira : La Gaule a en elle-même une source inépuisable de toutes sortes de biens qu’elle répand dans tout le reste de la terre ; et Sacrovir, sous Tibère, opposera la prospérité des Gaules aux misères de l’Italie.

Pour augmenter la valeur des terres d’Italie, nu sénatus-consulte avait interdit la culture de la vigne et de l’olivier aux nations transalpines[180]. Il faut pourtant que la Narbonnaise ait été exceptée de cette mesure, comme on l’excepta de plusieurs autres, à raison de sa proximité de l’Italie, car Fonteius avait mis un impôt sur les vins qui circulaient dans cette province, et les gens de Vienne récoltaient sur les collines que nous appelons la côte Rôtie un vin, le Picatum, dont l’amphore (25,89 litres) se vendait à Rome, assure-t-on, 1.000 sesterces ou 200 francs.

L’Espagne fournissait une masse considérable de produits : du blé, du vin, une huile renommée, en particulier celle de Mérida, du miel, de la cire, quantité de plantes tinctoriales, de la poix, des salaisons comparables à celles du Pont[181], des huîtres ramassées tout le long de ses rivages, du vermillon qui ne le cédait point à la terre de Sinope et qu’on vendait à Rome 70 sesterces la livre, du sel, soit extrait des marais répandus sur la calte de Cadix à Gibraltar, soit tiré de mines fort riches, comme celles de Castille et surtout de Catalogne, où se trouve le fameux rocher de Cardona, tout composé de sel assez dur pour qu’on en sculpte des statuettes. Déjà l’Espagne était vantée pour ses laines,, et on achetait ses béliers jusqu’à 1 talent[182] ; les étoffes de Sætabis et d’Empories étaient d’une incomparable finesse ; et elle exportait une énorme quantité de jonc spartaire, dont on faisait des cordages. Mais sa plus grande richesse était encore ses laines d’or, d’argent, de cuivre et de fer[183]. Dans le nord de l’Espagne, les Cerrétans et les Cantabres exportaient d’excellents jambons, qui procurent à ce peuple un commerce très avantageux. Les chevaux des Cantabres et des Asttires, petits, mais très souples, étaient si renommés depuis que les Vénètes avaient abandonné l’élève des chevaux, que les Romains appelaient tous leurs coursiers de prix Asturiones, et que Posidonius comparait Ies chevaux des Celtibères à ceux des Parthes, pour leur extrême vitesse.

Au nord de l’Italie, le vin rætique passait pour aussi bon que les meilleurs de la péninsule, et les montagnards des Alpes échangeaient, contre les denrées qui leur étaient nécessaires, du miel, de la cire, de la résine et des fromages. Par le mont Ocra, point le plus bas des Alpes orientales, on voiturait les marchandises d’ Aquilée à Nauportus, sur le Leybach, affluent de la Save, d’où elles descendaient jusqu’à l’Ister pour aller soit à Ségeste, soit chez les Pannoniens et les Taurisques. Aquilée, qui possédait de très riches mines d’or, était le centre de ce commerce. Elle livrait aux Barbares du vin, des salaisons et de l’huile ; elle en recevait des esclaves, des bestiaux, des pelleteries, ce fer du Norique si estimé pour forger des glaives[184], et l’ambre qui lui venait des bords de la Baltique.

Ainsi, avec les provinces du Nord, il n’y avait qu’un commerce d’échange dont les denrées alimentaires formaient la base. En Gaule, l’industrie s’éveillait ; dans l’Espagne, surtout dans la Bétique, elle se développait : métallurgie, tissage, économie rurale, pêcheries, tout prenait l’essor.

De la Grèce et de ses îles, Rome tirait quelques chevaux, car la dépopulation du pays y favorisait cette industrie ; le miel de l’Hymette et des Sporades, les vins de Chios et de Lesbos, le cuivre et les figues sèches de Chypre[185], les parfums fabriqués à Athènes et à Corinthe, quelques mets réservés pour la table des riches, des paons de Samos, des grues de Mélos, des poissons de Rhodes, de Chios et de la mer Noire[186] ; de plus les marbres du Pentélique, de Paros et de Chios, l’airain de Corinthe, le cuivre de l’Eubée, des étoffes légères, le byssus de l’Élide, si recherché des dames romaines, l’ellébore d’Anticyre, précieux spécifique qui guérissait, dit-on, de la folie et que Perse conseillera à Néron.

Les cinq cents villes de l’Asie, riches, peuplées, industrieuses, consommaient beaucoup, mais produisaient davantage : des toiles peintes, les étoffes milésiennes, mille objets d’art, statues, bronzes, orfèvrerie d’argent et d’or, de jolies bagnes bithyniennes, les fers ciselés de Cibyra, les tapis de Laodicée, les poteries de Tralles, les marbres précieux de Synnade veinés de rouge, les teintures d’Hiérapolis, les vins du Tmolus, qui servaient à donner aux autres une vieillesse factice. C’était par ces villes que passait taie grande partie du commerce oriental. Les denrées de la Chine, de l’Inde et de la Tartarie, laines, fourrures, pierres précieuses, esclaves, soieries, acier sérique, arrivaient par l’Oxus, la Caspienne et l’isthme Caucasique, à Dioscurias, où se rencontraient les marchands de soixante-dix peuples[187].

Les tapis et les tissus de la Babylonie, les denrées précieuses de l’Orient venues par le golfe Persique, l’Arabie septentrionale et la Syrie intérieure, passaient par Palmyre et Thapsaque, d’où elles étaient portées à Mazaca, sur Malys, puis à Éphèse, la principale place de commerce de l’Asie, malgré son mauvais port. Les villes de Tanaïs, Panticapée et Phanagorie, sur le Palus Méotide, remplissaient un rôle semblable pour les pays placés derrière elles. Les Scythes leur livraient de la laine, des pelleteries, des esclaves et l’or de l’Oural ou de l’Altaï, en échange de vins, d’étoffes et de mille objets apportés par les marchands grecs. De grandes pêches se faisaient alors comme aujourd’hui dams les eaux limoneuses du Tanaïs et du Palus Méotide.

La Phénicie donnait toujours la pourpre tyrienne, qui se vendait a Rome plus de 1000 deniers la livre (1000 fr.), le bois et l’huile de cèdre, qui passaient pour incorruptibles, de sorte que les prêtres faisaient souvent de ce bois Ies statues de leurs dieux, et que les poètes, pour assurer l’immortalité à leurs vers, frottaient de cette huile les rouleaux qui les gardaient pour la postérité, cedro digna locutus[188]. La Phénicie exportait pour l’Égypte et pour toutes les villes des bords de la mer Rouge les vins de la Syrie et ceux d’Italie, en outre quantité de verre dont la fabrication se faisait surtout à Sidon.

L’Égypte, qui dix-huit cents ans avant notre ère trafiquait avec l’Inde et la Chine, exportait, outre son blé (sacra embola), diverses espèces de tissus, du verre coloré et de grand prix qu’Alexandrie fabriquait[189], du papyrus, de l’alun ; elle tirait de la mer Morte, l’asphalte pour les embaumements ; de la Palestine, le baume de Jéricho qui se mettait dans de la nacre de perle et qu’on vendait fort cher ; de l’Afrique, les nègres très recherchés comme esclaves en Italie, en Grèce et en Sicile, les plumes d’autruche et l’ivoire ; de l’Arabie, les aromates, l’encens et la poudre d’or ; de l’Inde, les épices, la cannelle, le poivre, le gingembre, la casse, la myrrhe, le nard, le cinabre et des denrées tinctoriales, de l’écaille, des coupes et vases murrhins[190], des pierres précieuses, des perles, des étoffes de coton et de soie. A propos de ce commerce indien, on a constaté un procédé étrange ; pour l’Inde, Auguste se fit faux-monnayeur. Les Hindous, qui, à l’égard des Romains, étaient vendeurs et non acheteurs, recevaient beaucoup d’argent monnayé ; comme on reconnut qu’ils ne savaient pas distinguer les pièces fausses des vraies, les monétaires de l’empereur fabriquèrent pour l’exportation des deniers fourrés qu’on a trouvés en grande quantité à la côte de Malabar, tandis qu’ils n’en émettaient que fort peu pour l’intérieur de l’empire. L’opération était aussi lucrative que malhonnête[191].

L’Afrique se ressentait encore des désastres causés par la guerre civile. Cependant, le territoire de Carthage était un des greniers de Rome, et cette ville, qui sortait de ses ruines, renouait ses anciennes relations avec l’intérieur du pays. La route ouverte par Hannon vers le Sénégal et la Guinée était sans doute fermée ; mais il n’est point certain que les six villes fondées par ce général, à l’ouest des Colonnes d’Hercule, eussent déjà disparu, car il n’y avait pas bien longtemps que Sertorius, d’après les rapports de plusieurs patrons de navires, proposait à ses soldats d’aller s’établir aux îles Fortunées. Les relations avec les Canaries duraient donc encore. La poudre d’or que les marchands romains trouvaient en Maurétanie pouvait bien y être apportée par la voie de mer plutôt que par la route si dangereuse et si longue du Sahara. Carthage expédiait pour Rome des bêtes féroces ou des gazelles destinées à l’amphithéâtre, des chevaux numides, des bois précieux, de la poudre d’or, de l’ivoire, des nègres, du marbre de Numidie, et ces pierres qu’on appelait de son nom grec calcédoines, dont on faisait des vases et des coupes de prix

On a vu ce que donnait la Cyrénaïque. Derrière cette province passait la route commerciale qui unissait l’est, le sud et l’ouest de l’Afrique. La grande caravane partie de la haute Égypte traversait les oasis d’Ammon (Syouah), d’Augila (Audjelah) et des Garamantes, où elle trouvait les marchands de Leptis, puis descendait au sud par le pays des Atarantes (Tegerry) et des Atlantes (Bilma) pour rencontrer ceux de la Nigritie. Cette route, décrite par Hérodote il y a deux mille trois cents ans, est encore celle que suivent les caravanes du Caire, jusqu’aux frontières du Bournou, car la nature n’en a point tracé d’autre. Après la troisième guerre Punique, Leptis avait hérité de ce commerce, qu’elle sera contrainte de partager avec la nouvelle Carthage ; mais elle en gardera une part considérable.

Pour la plupart de ces marchandises, la mer était le grand chemin que suivaient des milliers de navires chargés de faire les transports. N’ayant ni la boussole ni la montre marine, ils pouvaient., quand les nuées ou le brouillard cachaient les astres, dévier de leur route au point d’arriver, comme le bâtiment de saint Paul, à Malte, au lieu d’entrer dans l’Adriatique. Aussi la navigation était-elle suspendue l’hiver[192], autant à cause de l’état du ciel qu’à raison de la fréquence des tempêtes. Mais, pour l’atterrissage, ils étaient guidés, sur beaucoup de points, par des tours à feu et par des phares que les Grecs avaient inventés et que les empereurs multiplièrent. Le plus fameux était celui d’Alexandrie, qui avait probablement 260 mètres de hauteur, et, pour la lumière des feux allumés à son sommet, une portée de 60 kilomètres[193].

Ainsi, sous la protection d’une administration vigilante, la vie civilisée s’étendait ; et les peuples prenaient ou retrouvaient l’habitude de ces fructueux échanges dont la population grecque et les anciens sujets des Carthaginois connaissaient depuis longtemps les avantages, dont les Romains, depuis un siècle et demi les banquiers du monde, étaient accoutumés à partager les profits[194].

Cette prospérité générale, deux choses l’assuraient.. un gouvernement qui laissait beaucoup faire, beaucoup passer, et une paix profonde que ne maintenaient ni la force ni la crainte. Qu’on lise dans Josèphe le discours d’Agrippa : Un consul, sans un soldat, commande aux cinq cents villes d’Asie, et trois mille légionnaires suffisent à la garde de ces pays si rebelles à toute autorité, le Pont, la Colchide et le Bosphore. Quarante vaisseaux ont ramené la sécurité sur les flots inhospitaliers de l’Euxin, et la Bithynie, la Cappadoce, la Pamphylie et la Cilicie payent tribut, sans qu’il soit besoin d’une armée pour les y contraindre. Dans la Thrace deux mille hommes ; chez les Dalmates, les Espagnols et les Africains une légion ; en Gaule douze cents soldats[195], autant que la Gaule a de villes, voilà les forces qui assurent l’obéissance de ces vastes et puissantes régions !... Ah ! C’est Dieu seul qui a pu élever le peuple romain à un tel degré de bonheur et de puissance. Une révolte contre lui serait une révolte contre Dieu même. A cette pensée d’un soulèvement heureux, Tacite aussi s’épouvante, mais pour l’humanité tout entière : Si les Romains disparaissaient de la terre, veuillent les dieux empêcher ce malheur ! Qu’y verrait-on désormais, sinon la guerre universelle entre les nations ? Il a fallu huit cents ans d’une fortune et d’une discipline constantes pour élever ce colosse qui écraserait sous ses ruines quiconque tenterait de l’ébranler[196]. Mais nul n’en avait la pensée. Pline montre les nations oubliant leurs vieilles haines et se reposant de leurs dangers au sein d’une paix qui n’était qu’une longue fête.

Il faut se défier des démonstrations officielles de la reconnaissance publique. Tous les pouvoirs en ont eu, même à la veille de leur chute ; car la puissance est entourée d’un éclat qui attire la foule et la fascine. Mais si les temples, les autels consacrés au génie d’Auguste, les jeux quinquennaux institués par toutes les villes en son honneur[197], étaient la preuve de l’adulation universelle, ils étaient aussi le gage de sentiments véritables, et Virgile, attestant le bonheur de Rome au sein de la paix profonde et de la sereine grandeur qu’Auguste lui avait données, était l’écho sincère de l’opinion publique. Lorsqu’il montre les innombrables victimes immolées aux autels des trois cents temples que le prince a relevés, les femmes qui font retentir d’hymnes religieux les parvis sacrés, Auguste assis sur le seuil de la demeure d’Apollon et passant en revue les captifs des nations, ou faisant suspendre aux colonnes des temples les dons des peuples et des rois, il semble qu’on entende la Ville entière tressaillir de joie et de reconnaissance[198]. Écoutez encore Pline l’Ancien parlant avec une sorte de piété religieuse de ce peuple choisi par les dieux pour réunir les empires dispersés ; adoucir les mœurs ; rapprocher, par la communauté du langage, les idiomes discordants et sauvages ; donner aux hommes la faculté de s’entendre et de s’aimer ; enfin rassembler dans une même patrie toutes les nations de la terre[199].

Mais à l’enthousiasme du savant et du poète je préfère un témoignage moins éclatant et plus certain. Un jour qu’Auguste naviguait le long des rivages de Pouzzoles, les passagers et matelots d’un navire d’Alexandrie vinrent le saluer, vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs. Ils brûlèrent de l’encens devant lui comme devant un dieu, et s’écriaient : C’est par toi que nous vivons, par toi que nous sommes libres ; c’est à toi que nous devons nos richesses et la sécurité. Il se trouva si heureux de ces acclamations, ajoute son biographe, qu’il distribua quarante pièces d’or à sa suite, à condition d’employer cet argent à acheter des marchandises d’Égypte. Les jours suivants il donna aux Alexandrins des toges romaines, aux Romains des manteaux grecs, et il voulut qu’ils changeassent aussi de langage, les Grecs parlant latin, les Latins parlant grec[200]. Double image du mélange des nations qui commençait, et qui se serait accompli, si cette prospérité avait tenu à des institutions, au lieu de tenir à la vie d’un homme.

Il est une autre conséquence à tirer de l’exposé fastidieux, mais nécessaire qui remplit ce chapitre. Si le commerce transportait beaucoup, c’est qu’il y avait beaucoup de produits agricoles et industriels. L’industrie et l’agriculture étaient donc florissantes. Cette activité laborieuse exigeait des bras nombreux : bras d’esclaves et bras d’hommes libres. Aux uns, le travail donnera l’aisance, aux autres, la liberté, et ce grand commerce sera une cause d’émancipation qui changera les conditions économiques de la société ancienne. Dans les campagnes se formera, à mi-chemin de la liberté et de la servitude, la classe des colons ; dans les villes, celle des petits industriels qui, pour se protéger, s’associeront en collèges et en corporations. Ce sera le commencement d’une évolution sociale dont le moyen âge héritera.

 

 

 

 



[1] Strabon dit (XIV, p. 646) que le royaume de Pergame conservait de son temps I’organisation qui lui avait été donnée par Aquilius cent cinquante ans auparavant, et Appien (præf., 15) que les Romains, après la défaite de Carthage, Αιβόην xατίστησαν ές τά νόν δντα. Du temps de Pline le Jeune, la loi de Pompée, ou formula provinciæ, était encore en vigueur dans la Bithynie (Lettres, X, 114).

[2] Le sénat eut d’abord, suivant Dion, l’Afrique avec la Numidie, la Bétique, l’Asie, la Grèce ou Achaïe avec l’Épire, la Dalmatie, la Macédoine, la Sicile, la Crète avec la Cyrénaïque, la Bithynie avec le Pont, la Corse ; l’empereur eut le reste des provinces : Tarraconaise, Narbonnaise, Cilicie, Syrie, et Égypte et les nouvelles provinces qui furent formées dans l’Espagne, la Gaule, Ies Alpes et le long du Danube.

[3] Dion, LIII, 12.

[4] .... proc. provinci e Asiæ quam mandatu principis vice defuncti proc. rexit, probablement sous Vespasien (Orelli, 3651).

[5] C’était le règlement fait par Pompée en 52 av. J.-C. (Dion, LIII, 13.) Le sort ayant mal choisi, le prince eut soin de désigner d’avance ceux qui seraient soumis aux chances du sort. (Ibid., 14.)

[6] Douze en Asie et en Afrique, six dans les autres provinces dites prétoriennes.

[7] Le proconsul d’Asie et celui d’Afrique recevaient chacun, au commencement du troisième siècle, 1 million de sesterces (Dion, LXXVIII, 23) ; les procurateurs, seulement 200.000, 100.000 et même 60.000. (Dion, LIII, 15 ; J. Capitolinus, Pertinax, 2 ; Tacite, Agricola, 42 ; Lampride, Alex. Severus, 42 ; Trebonius Pollion, Claudius, 15 ; Probus, 4.)

[8] Digeste, I, 16, 1. Cependant le proconsulat d’Afrique étant province frontière, celui qui y commandait pour le sénat eut, sous Auguste et Tibère, une légion et un corps d’auxiliaires, mais par une délégation spéciale de l’empereur, qui titi fut retirée sous Caligula. (Tacite, Ann., IV, 48 ; Dion, LIX, 20.)

[9] Auguste les prenait parmi les consulaires (legatus Aug. consulatus pro prætore), quand ils avaient à commander plusieurs légions ; parmi les anciens préteurs, quand ils n’en commandaient qu’une (ibid.).

[10] Dion, LIII, 15 ; Pline, Lettres, X, 64. La plupart des questions qu’ils pouvaient avoir à résoudre y étaient prévues. Les proconsuls en recevaient également du prince.

[11] Plenissimam jurisdictionem proc. habet (Digeste, 1, 10, 7). Sur l’importance que conservait le titre de citoyen dans les provinces, voyez, dans les Actes des Apôtres, l’histoire de saint Paul emprisonné à Jérusalem. On trouve encore sous Trajan un civis Romanus qui, accusé de crime capital, fut renvoyé à Rome. (Pline, Lettres, X, 97.)

[12] Jus gladii (Digeste, I, 17, 6, § 8).

[13] En vingt et un ans, il n’y eut, sous Tibère, que deux procurateurs en Judée, Gratus et Pilate. (Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 4 et 5.) Voir aussi ce que dit Appien (Iber., 109). Tibère laissa cependant Silanus, proconsul d’Afrique, sept ans en fonction.

[14] Gaius, Inst., I, 6.

[15] Gessius Florus, procurateur de Judée, était de Clazomine. (Josèphe, Ant. Jud., XX, 9.) Un autre, Tibère Alexandre, était Juif apostat. (Id., ibid., 4.) Les affranchis n’arrivaient qu’aux procuratures inférieures ; on n’en voit point parmi les procuratores præsides.

[16] Tacite, Annales, IV, 15 : Jus in servitia et in pecunias familiares.

[17] Tacite, Ann., XII, 60 ; Suétone, Claude, 112 ; Ulpien, au Digeste, I, 19, Proœm. Il est probable aussi que, depuis ce temps, cette charge donna rang de chevalier. (Tacite, Agricola, 4.)

[18] Dans l’ancien royaume de Judée, la Samarie et la Galilée eurent chacune, à un certain moment, un procurateur. (Tacite, Ann., XII, 54.)

[19] Vitellius, ayant déposé Ponce Pilate, fit administrer la Judée par Marcellus, un de ses amis (Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 4). Il y avait aussi les assesseurs, gens ayant des connaissances spéciales, dont les gouverneurs s’entouraient pour s’éclairer de leurs conseils dans les cas difficiles. Alexandre Sévère leur donna un traitement. (Lampride, Alex. Severus, 45.)

[20] Tacite, Annales, IV, 79 ; Histoires, IV, 44 ; Pline, Lettres, X ; L. Renier, Inscr. d’Algérie, 2715 et 4033.

[21] Plus tard, il fut défendu d’envoyer quelqu’un avec une charge dans la province où il était né, pour éviter les actes de partialité. Défense était faite de rien lever, même dans l’intérêt du trésor, au delà du chiffre fixé. (Dion, LIII, 45 ; LVII, 40 ; Tacite, Annales, IV, 6.)

[22] Dion, LV, 28. Tacite, Annales, IV, 6. Cela était reconnu si nécessaire, qu’en l’an 5 de J.-C. des troubles ayant éclaté en plusieurs lieux, on déclara que les gouverneurs des provinces sénatoriales, élus et non plus choisis par le sort, resteraient deux ans en charge. Bien des honnêtes gens sous la république refusaient les gouvernements, quand ils ne voulaient pas y piller. Atticus n’en accepta jamais, Cicéron n’alla en Cilicie que malgré lui, et Quintus se plaint très vivement d’être retenu une troisième année en Asie.

[23] Dion dit que la révolte des Pannoniens et des Dalmates en l’an 6 fut causée par les exactions des gouverneurs : c’est possible ; mais toute administration, quelque douce qu’elle fût, devait paraître insupportable à ces barbares, qui se pliaient difficilement à payer le tribut et à livrer leurs enfants pour le service militaire. Quant à Varus, que Velleius Paterculus accuse d’être entré pauvre en Syrie et d’en être sorti riche, remarquons que la pauvreté de ce personnage, qui avait été consul quelque temps auparavant, et qui était apparenté à la famille impériale, ne devait pas être bien grande ; qu’ensuite il resta neuf ans dans son gouvernement, tandis que, sous l’ancien régime, la Syrie, dans le même temps, eût été trois ou quatre fois pillée ; qu’enfin Varus, depuis sa défaite, put être impunément accusé par tous et de tout. Pour l’affranchi Licinius, en Gaule, ses rapines montrent qu’Auguste ne pouvait tout empêcher ; mais la confiscation dont il fut frappé prouve aussi qu’il était dangereux, tout au moins inutile, d’en faire. L’Achaïe et la Macédoine se trouvant mal de l’administration du sénat, onera deprecantes, on n’imagine rien de mieux que de les mettre dans le lot de l’empereur. (Tacite, Annales, I, 76.)

[24] Dion Chrysostome, p. 601 b.

[25] Voyez au chapitre LXX, le § III.

[26] Sur cette vaste opération, voyez Ritschl. : Die Vermehrung des röm. Reichs ; et de Rossi, Piante iconografiche di Roma, p. 28.

[27] Front., de Col. ap. Goes., p. 109.

[28] Pline, Hist. nat., III, 3. La carte de Peutinger parait être une réduction ou une imitation grossière de la carte d’Agrippa, avec des retouches postérieures.

[29] Végète, de Re milit., III, 6.

[30] Dans la Pannonie, la division était : Arvi primi., arvi secundi, prati, silvæ glandifloræ, silvæ vulgares, pascua (Hygin, Gromat. de limit. const., p. 205, 9).

[31] Augusti temporibus, orbis Romanus agris divisus censuque descriptus est, ut possessio sua nulli haberetur incerta, quam pro tributorum susceperat quantitate solvenda (Cassiodore, Variar., III, 52. Cf. Isidore, Orig., V, 36).

[32] Borghesi, Œuvres, t. V, p. 7 et suiv. ; L. Renier, Mélange d’Épigraphie, p. 47-72, Digeste, L, 15, 4, 1 ; Orelli-Henzen, n° 6518.

[33] Lex Julia de residuis (Digeste, XLVIII, 15, 2). Si quis fiscalem pecuniam.... in suas usus converterit, in quadruptum condemnatur (Paul, V, 27, 1). Qui nova vectigalia exercent, lege Julia tenentur (Digeste, XLVIII, 6, 12).

[34] Tacite, Ann., IV, 6 ; XIII, 56 ; et Digeste, passim. Ils fonctionnaient sous la surveillance des procurateurs impériaux,... procuratores quatuor publicorum Africæ (Orelli-Henzen, n°’ 6648 et 6649).

[35] Il avait été stipulé avec certaines villes que les citoyens romains seraient exempts de ces droits ; mais il n’y a tracs de cette exemption que pour les temps républicains (Tite-Live, XXXVIII, 44), et je ne crois pas que la mesure ait été générale : elle eût ruiné les villes. Les postes militaires étaient en dehors des lignes de douane. (Digeste, XXXIX, 4, 2.) Le tarif de Zraia a pour titre : Lex portus post discessum cohortis instituta. Ce tarif, établi après le départ de la cohorte, était très faible ; on l’a regardé longtemps comme un tarif de douane impériale ; il n’était probablement qu’un octroi municipal.

[36] Digeste, XI, 7, 37. L’empereur, les officiers du palais, le fisc et les soldats étaient exceptés du portorium, les particuliers, pour les objets à leur usage et pour les instrumenta itineris, chariots et bêtes de somme. L’exportation de certaines denrées était interdite : blé, huile, vin, armes et fer, pour ne fournir aux barbares ni armes ni subsistances.

[37] Pline (VI, 26) dit que les denrées de l’Inde se vendaient au centuple de leur valeur. La supériorité de la demande sur l’offre faisait monter les prix, mais les péages devaient aussi contribuer largement à cette élévation.

[38] Les impôts des provinces restèrent modérés. Cicéron dit quelque part que l’Asie payait à peine ce qu’elle coûtait, et, suivant Strabon (II, 5, 8), les Romains dédaignèrent de soumettre la Bretagne, parce qu’ils trouvaient plus de profit έx τών τέλων (les douanes) que ne pourrait leur en donner ό φορός (le tribut), défalcation faite de la dépense nécessaire pour la garnison qu’il faudrait mettre dans le pays.

[39] Orelli, 155, 2348 et 3662.

[40] Le domaine privé de l’empereur était à son avènement incorporé au domaine impérial (Vopiscus, Tacite, 10), qui, dans l’empire comme dans l’ancienne France, était inaliénable. La Chersonèse de Thrace, domaine d’Agrippa, était échue après lui à la couronne, et se trouvait encore dans le patrimonium Cæsaris au temps de Trajan. (Marquardt, Handbuch der römischen Alter thümer, II, 248.)

[41] Paul, Sent., V, 2. Aristote avait justement défini la monnaie, une marchandise. Paul et les jurisconsultes romains ne sirent en elle qu’un moyen de déterminer le prix des choses. De cette conception imparfaite sont venus tous les malheurs monétaires de l’empire et du moyen pige, alors qu’on crut pouvoir donner aux monnaies la valeur qu’il plut aux gouvernements de leur assigner.

[42] Cette réforme est de l’an 15 avant J.-C. Le gouvernement s’étant concentré dans la maison du prince, ce furent ses esclaves qui fabriquèrent la monnaie impériale, familia monetatis ou monetaria. (Orelli, 1711 et 3226 ; C. I. L., t. VI, 239 et 298.)

[43] En Gaule, en Sicile et en Afrique, vers la fin du règne d’Auguste ou au commencement de celui de Tibère, l’Espagne sous Caligula. (Eckhel, Doctr. num., I, 2 et suiv.)

[44] Sous la république, les Tabellarii officiels portaient déjà les dépêches des magistrats et avaient des stations sur les voies militaires. (Inscr. de l’an 132 au C. I. L., t. I, n° 551.) Les publicains et les particuliers envoyaient leurs dépêches par leurs esclaves et leurs affranchis ou par des tabellarii privés, qu’ils payaient. Cf. Desjardins, Mém. sur les Tabellarii. L’usage était depuis longtemps établi que les parochi, habitants de la station où s’arrêtaient les voyageurs, donnassent quæ debent, ligna salemque. (Horace, Satires, I, V, 46.) Nos soldats, à l’étape, ont droit au feu et à la chandelle.

[45] Suétone, Octave, 49, et Plutarque, Galba, 8. La poste, défrayée par les villes dont elle traversait le territoire, deviendra pour elles une charge écrasante. C’est une question sur laquelle nous aurons plusieurs fois à revenir.

[46] Quum veredarii deesset occasio privato homini reddenda scripta commisi (Symmaque, Epist., VII, 14, et IV, 20. Cf. Synesius, Ep. ad Olympum). Octave avait interdit la publication des actes du sénat. (Suétone, Octave, 56.) biais il y avait des journaux, Acta, qui racontaient tout ce qui se passait à Rome (Suétone, Tibère, 5 ; Caligula, 8 ; Tacite, Ann., III, 3 ; XIII, 31 ; Lampride, Commode, 45) et qui étaient lus avidement dans les provinces (Tacite, Ann., XVI, 22 : Diurna Romani populi per provincias, per exercitus curatius leguntur).

[47] Le sénatus-consulte dont il est parlé ci-après doit avoir imposé cette appellation.

[48] Orelli-Henzen, n° 3939 :.... Decuriones, Augustales et plebs. A Narbonne, les seviri furent, à l’origine, trois chevaliers et trois affranchis. (Orelli-Henzen, n° 2489.) La Grèce, l’Asie et l’Afrique, dont les Romains avaient depuis longtemps accepté toutes les institutions religieuses, n’eurent point de collèges d’Augustaux, qu’on trouve seulement en Gaule, en Espagne, dans l’Illyrie et les colonies d’outre-mer, à Philippes, par exemple. (Heuzey, Hist. de Macéd., p. 37.) L’Italie en eut pour ses dieux Lares, et quelques-uns des colons de Trajan en établirent dans la Dacie. (L. Renier, Mém. de l’Acad. des inscr., t. XXIX, 1ère partie, p. 68-70.)

[49] Code Théodosien, liv. XVI, tit. X, chap. XII : Larem igne, mero Genium, nidore Penates.

[50] Dion, LI, 19.

[51] Ils sont maintenant au musée du Louvre, salle des bronzes.

[52] Grégoire de Tours, I, 30.

[53] Un citoyen de Lyon fait de grandes largesses ob honorem perpetui pontificatus. (Orelli-Henzen, n° 4020.) La perpétuité était pour le titre, non pour la fonction, qui était annuelle.

[54] Ulpien, Liber singularis Regularum, tit. XXII, 6. Les gouverneurs étaient tout particulièrement chargés de protéger les domaines des temples et leurs immunités. (Aggen. Urbicus, ap. Goes., 74.)

[55] La Diane de l’Olympe grec est une vierge gracieuse et farouche, déesse de la nuit, qui aime l’ombre des bois où elle poursuit sa chasse éternelle avec rare d’or, souvenir du croissant lunaire. Comme la Minerve d’Athènes, elle n’a jamais voulu connaître les joies de la maternité. Celle d’Éphèse, vieille déité asiatique, symbolise au contraire la fécondité de la nature ; son corps est couvert des mamelles nourricières ; sur la gaine qui l’enveloppe comme une momie, sont dessinés des bœufs, des lions, etc. ; elle est la puissance de la vie. (Strabon, XIV, 61.5 ; Pausanias, IV, 51, 6.)

[56] Ce confluent a souvent changé ; il a dû être anciennement à la place des Terreaux ; au seizième siècle, il était au midi d’Ainay : il est aujourd’hui à une demi lieue de là, à la Mulatière. Les fouilles exécutées en 1858 prés de la place des Terreaux, dans l’ancien Jardin des plantes, ont fait trouver les restes de l’amphithéâtre et quantité de débris ayant appartenu a un monument magnifique. Deux énormes colonnes de granit qui décoraient l’autel d’Auguste sont dans l’église d’Ainay. M. Monfalcon (Hist. mon. de Lyon, t. I, p. 46) pense qu’elles sont à peu près au lieu où elles avaient été dressées primitivement.

[57] Le texte de Strabon (IV, 3, 2) étant altéré en cet endroit, on ne sait si cette statue représentait Rome ou l’empereur. Avant Actium, il y avait déjà à Rome un temple consacré au Génie du Peuple romain. (Dion, L, 8.)

[58] Strabon dit soixante peuples ; Tacite, soixante-quatre ; Ptolémée, soixante-trois. Dans la Pannonie supérieure, les statues des cités de la province furent aussi placées autour de l’Ara Augusti (C. I. L., 4192, 4193).

[59] 1er août de l’an 10 avant J.-C. Ce même jour, Claude, le futur empereur, naquit à Lyon. (Tite Live, Épitomé CXXXVII, et Suétone, Claude, 2.)

[60] A propos du temple que les Espagnols élevèrent à Auguste dans la ville de Tarragone, Tacite dit (Ann., I, 78) : Datum in omnes provincias exemplum. Suétone (Octave, 59) complète cette pensée : Provinciarum pleræque super templa et aras, ludos quoque quinquennales pene oppidatim constituerunt. On connaît des temples de Rome et d’Auguste à Tarragone et à Mérida en Espagne ; à Tanger en Maurétanie ; à Pola en Istrie ; à Éphèse, Nicée, Smyrne, Sardes, Cyme, Pergame, Nicomédie, Cyzique, Ancyre, Mylasa, Césarée de Palestine, etc. Éphèse et Nicée avaient des temples de César et de Rome. (Dion, LI, 20).

[61] Il l’était encore en 359. Cf. Code Théodosien, XII, 1, 148.

[62] Waddington, Voyage arch. en Asie Min., n. 885 ; Perrot, Exploration archéol., p. 200. Les lettres de Julien, 49, 62 et 63, montrent cette juridiction au quatrième siècle. Il est vraisemblable qu’elle existait dès le premier.

[63] Voyez, dans Tertullien (Apologétique, 35), le tableau de la fête des Césars. L’orateur chrétien ne montre, bien entendu, que les extravagances de la joie publique.

[64] Lex Malacitana, § 59, Bronzes d’Osuna, § 81.

[65] Voyez les articles 64, 72 et 128 de la loi de Genetiva, avec le commentaire de H. Giraud, Nouveaux bronzes d’Osuna, chap. IV, V et VI.

[66] Le fils de Ségeste, un chef des Chérusques, était sacerdos ad aram Ubiorum (Tacite, Ann., I, 50, 57).

[67] Dion, LV, 10.

[68] Elles acceptèrent même de très bonne heure le culte des divæ. Moins d’un quart de siècle après Auguste, un sévir augustal d’Avaricum consacra un monument pro salute Cæsarum et populi Romani à Minerve et à diva Drusilla, par conséquent après la mort de Drusilla et avant celle de Caligula, entre les années 38 et 41 de notre ère. (Revue archéol., déc. 1879.)

[69] Pline, Hist. nat., XXX, 5, en l’année 97 av. J.-C. Ce fut en vertu de cette loi que Tibère fit mettre en croix les prêtres africains qui sacrifiaient des enfants à leur dieu Moloch. (Tertullien, Apologétique, 9.) Cependant Pline atteste (XXVIII, 3) que, pour des motifs religieux et politiques, on enterra encore de son temps des hommes vivants. Une exécution semblable eut lieu sous César, probablement comme expiation religieuse.

[70] Le latin était la langue de l’armée (Suétone, Tibère, 71), de l’administration et des affaires ; Claude destitua des juges grecs qui ne parlaient pas latin et leur ôta le titre de citoyen. (Suétone, Claude, 16 ; Dion, XL, 17.) Dans l’Orient hellénique, qui avait une grande littérature, les notables apprirent le latin, mais eux et le peuple gardèrent leur idiome. Les populations des provinces occidentales, que leur passé ne défendait pas contre l’invasion d’une civilisation supérieure, se mirent à l’école de Rome et parlent encore sa langue.

[71] J’ai développé cette question de la suppression de l’institut druidique dans la Revue archéologique d’avril 1880.

[72] Les inscriptions ont déjà fait connaître 14 déesses et 36 dieux gaulois, dont M. Al. Bertrand a recueilli les noms dans la Revue archéologique de juin 1880.

[73] Les Hermès biffons des Romains ne figuraient pas un même dieu en deux personnes, mais deux divinités ou deux personnages distincts.

[74] Animus divinus est (Cicéron, Tusculanes, I, 26), et il ajoute (ibid., 27) : cæleste et divinum ob eamque rem æternum sit necesse est.

[75] Une inscription porte : .... opertis(id est rite sepuliis) manibus, divin vis est (Wilmanns,1225 c).

[76] Léon Renier, Inscr. d’Algérie, 283. Cf. Orelli-Henzen, n° 6206 et 7400 : Pete pro parentes tuos, Matronata, dit la dernière inscription, avec un solécisme qu’un lettré n’eût pas commis et qui prouve que cette croyance était bien populaire.

[77] C. I. L., II, 5052.

[78] Comptes rendus de l’Acad. des inscr., 1868, p. 109. Au camp de Lambèse, tout le culte se rapportait au Génie de la légion et au Génie du camp, à l’aigle et aux enseignes portant l’image de l’empereur. C’étaient les dieux que la légion portait partout avec elle. Quant à Jupiter et aux autres divinités, romaines ou étrangères, leurs autels étaient en dehors du camp. (Wilmanns, Mém. sur. Lambèse, 1877, ap. Commentat. philolog.)

[79] Une inscription de Narbonne porte : Genio patrono. (Revue archéologique, mai 1879.)

[80] De Legibus, II, 9.

[81] Orelli-Henzen, n° 5087. Une autre est ainsi conçue : Deæ dominæ Rufiœ Maternæ, aram et lucum consecravit Macronia Marcia et ei omnibus annis sacrificium instituit (Orelli, n° 4587). Une autre encore porte : In hoc tumulo jacet corpus cujus spiritus inter deos receptus est (Orelli-Henzen, n° 7418).

[82] Genium deorum filius et parens hominum, ex quo homines gignuntur. (Preller, Röm. Mythol, p. 69.) Censorinus (de Die nat., 3) définit ainsi le Génie : Genius est deus cujus in tutela, ut quisque natus est, vivit. Hic, sine quod, ut genamur, curat, sine quod una genitur nobiscum, sive etiam quod nos genitos suscipit ac tuetur, cerce a genendo Genius adpellatur. Censorinus écrirait au troisième siècle de l’ère chrétienne. J’ai cité un rescrit de Théodose qui montre le culte des Génies encore vivace en l’an 392.

[83] Dion, LI, 39, après la mort d’Antoine.

[84] Horace, Odes, IV, 5, 35 ; Ovide, Fastes, II, 655 ; Pétrone, 69 : Augusto, patri patriæ, feliciter.

[85] Orelli, n° 686.

[86] Orelli-Henzen, n° 7849. Les Asiatiques étaient si bien au courant de cette croyance, que, sous Auguste, les rois alliés résolurent d’achever à frais communs le plus grand temple de l’univers, celui de Jupiter Olympien à Athènes, et de le consacrer au Génie de l’empereur. (Suétone, Octave, 60.)

[87] Manilius, Astronomica, II, 493-428

.... Restat.... noscere tutelas....

Cum divina dedit [Natura] magnis virtutibus ora

Condidit et varias sacro sub nomine vires.

[88] Isaïe, 57.

[89] ... in quibus tuas virtutes consecratas et in deorum numero collocatas vides (ad Quint., I, 1).

[90] Sauf le sanglant intermède d’une guerre civile de dix-huit mois après la mort de Néron.

[91] Il faut distinguer le culte provincial de Rome et d’Auguste du culte tout romain qui sera rendu aux divi. Chaque empereur consacré aura son flamine, comme l’avaient depuis longtemps Jupiter, Mars et Quirinus ; et tous ensemble seront honorés, chacun sous son propre nom, par le collège des sodales Augustales composé des plus grands personnages de l’empire. Dans le culte provincial de Bonze et d’Auguste, c’est-à-dire de l’État, l’empereur, quel qu’il fût, était honoré, mais sans nom propre. On a vu comment le culte des Lares Augustes rattachait les religions locales à la religion officielle. Tous les empereurs ne seront pas divi. Sur les douze premiers Césars, cinq seulement obtiendront du sénat la consecratio, et, d’après les Actes des frères Arvales, il n’y en avait encore que seize sous Commode, en 193. Voyez E. Desjardins, le Culte des divi.

[92] Par le même procédé d’analyse, les Grecs avaient fait de Rome une divinité qui, après la défaite de Mithridate, eut en Asie des temples. (Tacite, Ann., IV, 56.) Avant Actium, il y avait déjà à Rome un temple consacré au Génie du Peuple romain. (Dion, L, 8.)

[93] Spicileg. Solesm., II, p. XLI. Méliton était contemporain de Marc-Aurèle.

[94] De Cæsaribus, 38.

[95] A propos de l’apothéose de Commode, décrétée par Septime Sévère, Dion (LXXV, 7) traduit le mot latin consecratio, qui faisait un divus, par ήρωιxάς έδίδω τιμάς. Le pape, dans l’Église catholique, est aussi appelé de son vivant divus ou Sa Sainteté.

[96] Dion, LIII, 16. Cf. Végèce, II, 5.

[97] Dion, LVI, 41. Varron approuvait que les villes missent au ciel leur fondateur. (S. Augustin, de Civitate Dei, III, 4) ; Cicéron estimait cette coutume sage (de Consol. fragm.) et pensait que les hommes intègres bonis studiis atque artibus expolitos, leni quodam et facili lapsu ad deos, id est ad naturam sui similem pervolare.

[98] Cicéron, ad Quint., I, 1, 9 ; ad Att., V, 21. Au temps de Caton, Smyrne consacra un temple à la Ville de Rome. (Tacite, Ann., IV, 56.) Après la guerre de Persée, Rhodes plaça dans son principal sanctuaire la statue colossale du Peuple romain. (Polybe, XXXI, 16.) Alexandrie fit d’Auguste, après sa mort, le protecteur des marins. (Philon, Legat. ad Caium, p. 784.) Athènes honora comme nouveau dieu Mars, Caius César, son petit-fils, et donna un prêtre à Drusus. (C. I. G., 181, 264 et 511.) Un contemporain d’Auguste, Labéon, eut un temple à Cyme. Cf. Egger, Mém. d’hist. anc., p. 78, et, dans le C. I. G., une inscription d’Olbia, 2087 ; de Paphos, 2629 ; d’Aphrodisias, 2738 ; de Nisa, 2943, etc. Voyez dans les Mém. de l’Acad. des inscr., t. I, p. 466 de l’édition in-12, une dissertation de l’abbé Mongault, sur les honneurs divins accordés sous la république.

[99] ... Cui vicatim populus statuas posuerat, cui thure et vivo supplicabat (Sénèque, de Ira, III, 18). Voyez, pour d’autres exemples, C. I. G., n° 311, 3514, etc.

[100] Le Bas, Inscriptions, III, 858.

[101] C. I. L., t. III, 1074, 1745.

[102] Digeste, XII, 2, 13, § 6. Le sénat avait déjà donné force légale au serment fait par la fortune de César. (Dion, XLIV, 6.)

[103] Cf. C. I. L., t. V, 172, et C. I. G., 1933.

[104] Labéon, un des jurisconsultes d’Auguste, parle de l’esclave qui ad statuant Cæsaris con fugit. (Digeste, XXI, 11, § 12.) Ce droit avait été reconnu, dès l’an 42 av. J.-C., à l’Héroon ou chapelle de César. Les Grecs avaient étendu le droit d’asile, auprès de certains sanctuaires, jusqu’à rendre l’administration de la justice impossible ; les Romains, avec leur bon sens politique, semblent ne l’avoir reconnu qu’à la statue de l’empereur et seulement pour l’esclave qui s’y réfugiait. Dion (XLVII, 19) le dit expressément : .... όπερ ούδεί σύδέ τών θιών, excepté pour l’asile de Romulus, qu’ils rendirent de bonne heure inabordable.

[105] Dion, LX, 12.

[106] Incuria cærimoniarum divi Augusti (Tacite, Ann., IV, 36).

[107] Il y sera sous Claude. (Orelli-Henzen, n° 5844 )

[108] En 1806, une belle mosaïque représentant les jeux du cirque a été découverte à Lyon, sur l’emplacement de la rue du Rempart, à 200 pas du lieu où s’élevait le temple d’Auguste. Elle a 4m,97 de largeur sur 5m,02 et est conservée au musée de Lyon. On a remarqué que les concurrents ne portent que les quatre couleurs adoptées avant Domitien et qui représentaient les quatre saisons : vert (printemps), rouge (été), bleu (automne) et blanc (hiver). Domitien ajouta aux quatre factiones les factiones aurata et purpurea (Suétone, Domitien, 7).

[109] Bernard, op. cit., pl. VI, n° 2 à 14.

[110] Dès l’année 173. Tite Live, XLIII, 1, et XLII, 2.

[111] On trouve d’autres exemples de ces condamnations dans Dion et dans Ammien Marcellin.

[112] Les déportés étaient relégués dans une île qui devait être éloignée du continent de 50 milles, à moins que, par faveur spéciale, il ne leur fût permis de résider en Sardaigne ou dans les îles de Cos, de Rhodes et de Lesbos. Les plus riches ne pouvaient garder de leur fortune, pour vivre dans cet exil, que 125.000 deniers (Dion, LVI, 27), et ils étaient intextabiles. (Digeste, XXVII, 1, 18, et Dion, LVII, 22.)

[113] Dion, LI, 25.

[114] Ces présents étaient : une chlamyde de Canusium, une dalmatique de Laodicée, une agrafe d’or ornée de pierreries, deux vacènes (?), une fourrure de Bretagne, une peau de veau marin et 25.000 sesterces ou le traitement d’un tribun légionnaire. L’inscription est de l’année 238, mais le fait qu’elle rappelle s’était passé vers 225.

[115] Tacite, Ann., XV, 20 ; Dion, LVI, 25 ; Lampride, Alex. Severus, 22 ; A. Marcellin, XXX, 5. Pline le Jeune, en son Panégyrique, a tout un paragraphe (70) sur les avantages de cette coutume pour la bonne administration de l’empire.

[116] Dion, LVI, 25, et Code Théodosien, I, 40, 3.

[117] Divus Hadrianus.... rescripsit (Digeste, V, 1, 37 ; XLVII, 14, 1 ; XLIV, I, 1, etc.).

[118] Tacite, Ann., IV, 15 ; Dion, LVII, 17.

[119] Pline, Lettres, X, 28, 44, 45, 60, 101 ; Dion, LVII, 8. Voyez, ap. Wilmanns, Inscr. 2859, le serment des Aritienses (Alvega, prés d’Abrantès).

[120] Il me sera permis de faire remarquer que j’en avais signalé l’importance, il y a prés de quarante ans, dans la première édition de cet ouvrage. M. le procureur général Humbert écrivait récemment avec beaucoup de raison : La liberté fut victime de l’immensité d’un État qu’on ne sut pas transformer en un gouvernement représentatif. Mais il ne faudrait pas exagérer le rôle de ces assemblées et faire du sacerdos provinciæ, comme on l’a dit, presque l’égal du gouverneur. La fête religieuse, à laquelle il présidait, n’avait pas plus d’importance politique que notre fête du 15 août sous l’Empire et celle de la Saint-Louis sous la Restauration. La foule accourt à ces cérémonies officielles, à cause de la pompe qui s’y déploie, et elle en fait des occasions de réjouissances. Tous les préfets ont écrit des dépêches semblables à la lettre de Pline à Trajan, au sujet des vœux adressés au ciel avec un zèle pieux, par toute la Bithynie, pour le salut du prince. L’importance de rassemblée provinciale n’était pas là.

[121] .... concilium quod apud eos est annuum (Ammien Marcellin, XXVIII, 6, et dans vingt endroits du Digeste et du Code Théodosien : par ex., XII, 12, 1, 7, 9, 32, 13, etc.). Il en est encore question au milieu du cinquième siècle. (Sidoine Apollinaire, Epist., I, 6, et Panégyrique d’Avitus ; Le Blant, Inscr. chrét. de la Gaule, n° 545 A.)

[122] Il convient toutefois de ne pas confondre cette assemblée réunie à Reims dans des conditions exceptionnelles, avec l’assemblée régulière de Lyon. Elle était un souvenir du concilium Galliæ de César et elle fut convoquée à l’instigation des partisans de Rome.

[123] Article 103 de la loi de Genetiva Julia. Cf. aux Mém. de l’Acad. des inscr., mon étude sur les Tribuni militum a populo. La question des libertés municipales est traitée dans mon chapitre LXXXIII, intitulé la Cité.

[124] Dion, LIV, 14.

[125] Les successeurs d’Auguste montrèrent longtemps la même défiance aux membres de l’aristocratie provinciale. Ceux des anciens sujets qui briguaient une charge d’État devaient employer un tiers de leur fortune à acheter des biens-fonds en Italie (Pline, Lettres, VI, 19) ; et quand ils obtenaient un siège au sénat, ils étaient obligés de résider à Rome, ce qui était juste ; mais pour aller revoir un moment, dans la cité natale, leurs dieux pénates et leurs concitoyens, une permission de l’empereur leur était nécessaire.

[126] De septembre 31 à août 29, séjour en Orient. De la fin de 27 à la fin de 24, séjour en Gaule et en Espagne. L’hiver de l’an 22 passé en Sicile ; l’an 21 en Grèce et à Samos ; l’an 20 en Asie, Bithynie, Syrie ; l’an 19 à Samos, à Athènes, et retour à Rome le 12 octobre. Au milieu de l’an 16, en Gaule, et retour à Rome seulement au milieu de l’an 15. Il retourna plusieurs fois en Gaule, dans les années 10, 8. La réorganisation des provinces est le mot que Dion et Zonaras ont sans cesse à la bouche pour tous ces voyages.

[127] Horace, Carmina, I, XXV ; IV, I, 149.

[128] Strabon, IV, p. 200.

[129] On peut conclure d’un passage de Tacite (Ann., III, 41) que la Ie et la IIe Germanie étaient déjà formées en la 4e ou 5e année de Tibère, et, en parlant pour l’année 9 de notre ère d’un sacerdoce ad aram Ubiorum, Tacite (Ann., I, 59, 57) autorise à croire que cette organisation date du règne d’Auguste.

[130] Dion, LIII, 22.

[131] Il fit de ces changements de limites même pour d’anciennes villes romaines.... urbes.... numero civium ampliavit quasdam et finibus (Hygin, Gromat. de Limit. const., p. 177 et 119). A plus forte raison a-t-il dû agir de même en Gaule. Ces changements étaient un principe du système d’administration des Romains. Ils l’avaient appliqué en Asie.... (Strabon, XII, 4, 6).

[132] Sur la question des soixante cités gauloises, voyez Desjardins, la Gaule romaine, t. II, p. 357-501.

[133] Un bourg gaulois, Condate, occupait la pointe de terre comprise entre le confluent de la Saône et du Rhône. Il ne fut absorbé par Lugdunum qu’au quatrième siècle. Ce territoire fut distrait du pays des Ségusiaves par Drusus, quand il y bâtit le temple de Rome et d’Auguste. Cf. Description du pays des Ségusiaves, par A. Bernard, 4858. Plancus avait fondé une autre colonie, Rauraca (Augst, près de Bâle).

[134] Strabon dit (IV, 6, 11) : Elle est située au milieu du pays comme une citadelle. Lyon n’a malheureusement aucune ruine romaine, si ce n’est quelques pans de murs, des colonnes et des arcs isolés de l’aqueduc qui lui amenait l’eau du mont Pilat. On suppose que l’église de Fourvières occupe l’emplacement du Forum, et l’hospice de F Antiquaille celui du palais impérial. M. d’Arbois de Jubainville traduit Lugdunum par le fort de Lugu ; ce Lugu était le dieu des gens de métier, que César identifia avec Mercure, mais le mot lug signifie aussi corbeau et ce fut cette étymologie qu’on adopta à Lyon.

[135] Une inscription dit pour la garde de l’hôtel des monnaies, Cohors ad monetam. (Revue épigr. du midi de la France, n° 6, p. 95.) Cet atelier monétaire, qui est resté en activité jusqu’à nos jours, fit cesser le monnayage municipal que la Gaule avait conservé depuis César.

[136] Strabon, IV, 1, 5.

[137] Fauriel, Histoire de la Gaule méridionale, II, p. 354, et append. n° 3.

[138] Velleius Paterculus, II, 91. Cette organisation de la Gaule et de l’Espagne ne fut achevée que dans le second voyage qu’Auguste fit en Gaule durant les années 15, 14 et 13. (Dion, LIV, 23 et 25.) Strabon attribue à Tibère l’organisation militaire de la Tarraconaise et de la Lusitanie.

[139] Victus Julia (Itucci), Claritas Julia (Atubi ?), Felicitas Julia (Lisbonne), Liberalitas Julia (Évora), etc.

[140] Pline, Hist. nat., IV, 38. Gadès faisait un très grand commerce sur l’Océan et la Méditerranée, et, au témoignage de Strabon, elle n’avait pas moins, comme Padoue, de cinq cents chevaliers, c’est-à-dire cinq cents citoyens qui possédaient au moins 400.000 sesterces.

[141] Strabon, III, 3, 8.

[142] Dion, LIII, 26. Le grand port de Saldæ, entre Cæsarea et le cap Trelum, marquait la frontière de l’Afrique romaine du côté du nouveau royaume. (Strabon, XVII, 3, 12 et 13.)

[143] A Mellaria, dit Strabon (111, 1, 8), on faisait des salaisons qui étaient embarquées à Belon pour Tanger et la Maurétanie.

[144] Dion, LV, 28.

[145] Cette même année des Germains avaient tué des marchands romains. Ceux-ci sortaient par toutes les frontières. (Dion, LIII, 26 ; Suétone, Octave, 22. Orose, VI, 21.)

[146] Strabon, VI, 270. Antoine avait donné le droit de cité aux Siciliens, Auguste sans doute le leur retira, car, au temps de Pline, six seulement de leurs soixante-huit cités l’avaient gardé (III, 14).

[147] Pausanias (III, 21) en nomme dix-huit.

[148] Wescher, Monum. bilingue de Delphes, p. 164.

[149] Strabon, X, 4, 23.

[150] Dion, LV, 26.

[151] Cyzique la recouvra en l’an 15. (Id., LIV, 23.)

[152] Peut-être fut-ce alors que fut établie la colonia Cæsarea Antiochia, pour tenir en bride les Isauriens. (Pline, Hist. nat., V, 27.) Il en envoya une aussi à Béryte. (Digeste, L, 15, 16, § 1.)

[153] Il lui donna plusieurs villes de Cilicie et la partie de la petite Arménie jadis cédée par Antoine à son allié le roi des Mèdes. (Dion, LIV, 9.)

[154] Dion, LII, 43.

[155] Octave, 18 ; Josèphe, Ant. Jud., XV, 10, 13.

[156] En l’an 6, Obodas fut remplacé par Arétas. Ce prince ayant pris le titre de roi avant de l’avoir sollicité d’Auguste, l’empereur en montra un mécontentement qui obligea Arétas à lui envoyer des excuses et des présents. (Josèphe, ibid., XVI, 16.)

[157] Josèphe, Ant. Jud., XVIII, 3.

[158] Josèphe, Ant. Jud., XVII, 42 ; Bell. Jud., II, 8, et Tacite, Ann., II, 42.

[159] Il n’alla pas non plus en Afrique, mais il dit, dans le Monument d’Ancyre, qu’il y envoya des colonies, notamment à Carthage. (Appien, Bell. Pun., 936.) L’Afrique et la Sardaigne furent les deux seules provinces qu’il ne visita pas. (Suétone, Octave, 47.)

[160] Appien, Bell. civ., IV, 61, 68, 108 ; Tacite, Ann., II, 59 ; Hist., I, 11 ; Suétone, Octave, 18 ; Strabon, LVII, 788-817.

[161] Dion, LIV, 30. — Dans le Monument d’Ancyre, n° 24, il se vante d’avoir rendu aux temples de la Grèce et de l’Asie les richesses et les ornements que ses adversaires leur avaient pris, il ajoute qu’il vint quatre fois au secours du trésor épuisé.

[162] Évangile de S. Matthieu, XXVII, 15.

[163] Voyez au chapitre LXX.

[164] Cf. Suétone, Octave, 18 ; Claude, 1 ; Tacite, Ann., I, 20 ; XI, 20 ; XIII, 55 ; XVI, 25, et d’innombrables inscriptions. Nous rappellerons seulement les canaux de Marius, de Drusus et de Corbulon ; les travaux des légionnaires de Trajan, d’Hadrien et de Probus.

[165] Ce préjugé était surtout grec et mis eu avant sans trop de succès par les philosophes. Xénophon, Économ., IV, dit : Les métiers ruinent le corps et laissent même sans énergie ; Aristote (Polit., III, 3) : On doit refuser les droits de citoyen aux artisans ; il ne veut même pas (VII, 9) que le citoyen travaille aux terres ; Platon (Lois, VIII) le lui interdit formellement, et le condamne à un mois de prison (ibid., I, 11), s’il fait quelque négoce ; c’est l’idéal réalisé par les Spartiates, les Crétois et les Thessaliens. Cicéron se fit à Rome l’écho de ces doctrines (de Off., I, 42, etc.). Mais on voit, dès les premiers temps, le peuple se partager en corps de métiers (Plutarque, Numa, 17), et un collège de marchands se constituer sous le patronage de Mercure (Tite-Live, II, 27). Avant la seconde guerre Punique, une loi interdit aux sénateurs le négoce et ne leur laissa qu’un navire d’une certaine capacité (300 amphores) pour le transport de leurs récoltes (Tite-Live, XXI, 63). Durant la lutte contre Annibal, ce sont des entrepreneurs qui se chargent de l’approvisionnement des armées, et une province n’est pas conquise qu’on y voit aussitôt accourir les négociants romains, avec leur avidité accoutumée, dit Diodore (V, 26). Beaucoup d’inscriptions portent : Les négociants romains de telle ville, de telle province.

[166] Appien, Mithridate, 61 ; Val. Maxime, IX, 2. Cicéron, au pro lege Manilia, 8, montre les immenses capitaux engagés par les Romains en Asie.

[167] Pro Fonteio, 5. Flores engage les Trévires à commencer la guerre par le massacre des négociants romains. (Tacite, Ann., III, 42.) La conquête des Gaules n’était pas achevée que déjà les négociants romains y accouraient. La grande révolte commence à Cenabum par le massacre des citoyens, Romani qui negotiandi causa ibi constiterant. (César, de Bello Gall., VII, 5.)

[168] Tacite, Ann., II, 62 ; Agricola, 24. Soixante-dix mille Romains ou alliés sont tués en Bretagne sous Néron, et il n’y avait que dix-huit ans qu’elle avait été conquise sous Claudel (Tacite, Ann., XIV, 33.) Il dit (ibid.) en parlant de Londres, copia negotiatorum et commeatorum maxime celebre.

[169] Les denrées de l’Inde se vendaient au centuple, quæ apud nos centuplicato veneunt (Pline, Hist. nat., VI, 26, et VI, 19) ; d’après Varron : Pompeii ductu exploratum. Strabon dit aussi au livre XI, 7, 3 : L’Oxus est tellement navigable, que, par son canal, les marchandises indiennes s’apportent avec facilité jusqu’à la mer Hyrcanienne, d’où, par d’autres fleuves, elles arrivent jusqu’au Pont-Euxin.

[170] Carmina, I, 31, 38, et III, 6. La navigation à voiles et à rames était plus rapide que nous ne le croyons. Au dire de Pline (XIX, 1), on allait d’Ostie à la côte d’Afrique en 2 jours, à Marseille en 3, à Tarragone en 4, à Gadès en 7. De Pouzzoles à Alexandrie on mettait 6 jours ; de Messine 7, et quelquefois 6. Mais on ne naviguait que dans la belle saison.

[171] Histoires, I, 86 : Fames in volgus, inopia quæstus et penuria alimentorum.

[172] Suétone, Octave, 40 :.... ne plebs frumentationum causa frequentius ab negotiis avocaretur ; cf. ibid., 42.

[173] Dureau de la Malle, Économie politique des Romains, I, p. 44.

[174] Pline (Hist. nat., XV, 2) place l’huile de Vénafre au premier rang, au second celle de la Bétique et de l’Istrie. Pausanias (X, 52) préfère à toutes celle de Tithoré, en Phocide, qui était servie sur la table des empereurs. Les meilleurs vins étaient ceux d’Amminée et de Nomente, le Falerne, le Massique, le Cécube, tant de fois chantés par Horace, celui de Setia, digne de Bacchus (Silius Italicus, VIII, 375), etc., etc.

[175] Columelle, VII, 2.

[176] Rome recevait du marbre de la Grèce, de l’Asie Mineure, de l’Égypte et de la Numidie, le nard des Indes et celui de Syrie, le baume de Jéricho, les perles, les pierres précieuses dont l’usage devint fréquent sous Auguste : la pourpre, les étoffes de Cos, celles d’Attale, Attalica rextis, tissues d’or ; l’ivoire, l’ébène d’Éthiopie, le cristal de l’Inde. Sur les tables on servait le paon de Samos, la grue de Mélos, le faisan de Colchide, la lamproie de Tartessus, le merlus de Pessinonte, l’ellops de Rhodes, le scarus de Cilicie, la pétoncle de Chias, la pintade et la poule de Numidie, les oies de la Gaule, dont on faisait grossir le foie dans le lait et dans le miel, invention qu’un consulaire et un chevalier se disputèrent ; les oies de Germanie, dont le duvet se vendait 5 deniers la livre ; l’aveline de Thasos, les dattes d’Égypte, la noisette d’Espagne, les vins de tous les rivages de la Méditerranée, l’huile de l’Afrique, de l’Espagne et de la Grèce, des esclaves de toutes les régions. Cf. le 3e mémoire de M. de Pastoret, p. 101-116.

[177] Je pourrais presque dire à Rome, car c’était là surtout qu’était la consommation de ces denrées. Les marchands d’aromates formaient tout un quartier. (Horace, Epist., II, t.) Néron brûla, aux funérailles de Poppée, plus d’encens que toute l’Arabie Heureuse n’en donnait en une année. Pline ajoute (Hist. nat., XII, 11) : Tanti nobis deliciæ et feminæ constant ! Que dirait-il aujourd’hui que le commerce avec l’Inde seulement, d’une des plus petites et de la plus pauvre province de l’empire, est annuellement d’un milliard ? Il est vrai que les vieilles déclamations contre le luxe ne sont plus de mise, maintenant que le commerce et l’industrie se proposent, non d’assurer la jouissance de quelques-uns, mais d’accroître le bien-être de tous. La richesse, fruit des rapines et du travail esclave, comme c’était le cas à Rome, est un mal car, née de la violence, elle nourrit habituellement le vice et la corruption. La richesse, fruit du travail libre, comme dans nos sociétés modernes, est un bien : car elle excite l’industrie, développe l’intelligence et force ceux qui la consomment à partager par le salaire avec ceux qui la produisent.

[178] Epist., I, XX, 15.

[179] Auguste et Livie avaient donné leur nom à deux qualités de papier. Voyez la longue énumération donnée par M. de Pastoret (ibid., t. V, 2e partie, p. 85) des diverses professions alors en honneur à Rome.

[180] Cicéron, de Re publ., III, 9.

[181] Strabon suit avec curiosité les évolutions de l’armée des thons, tout le long des côtes, où, sers le temps de leur arrivée annuelle, des sentinelles étaient placées pour signaler leur approche.

[182] Aulu-Gelle, Noct. Atticæ, II, 29.

[183] Diodore, V, 36 ; Pline, Hist. nat., XXXVIII, 2. Il y avait des mines de fer et de très belles forges au cap Dianium, appelé, à cause de cela, par Pomponius Mela, Ferraria, et des eaux excellentes pour la trempe près de Bilbilis et de Turiasso. Horace vante les cuirasses espagnoles, loricis Iberis (Carmina, I, XXIX, 15). Dans les mines d’or de la Bétique on trouva jusqu’à des pépites du poids de 10 livres romaines. (Pline, ibid., XXXIII, 4.) En Turdétanie, le quart da minerai tiré de la mine était du cuivre pur. (Strabon, III, 7.) Il y avait de l’étain chez les Gallaïques, du plomb à Gastalon, d’où l’on en tire encore. Le Tage et les autres fleuves de Lusitanie roulaient des paillettes d’or. (Id., ibid.) Pline (ibid., XXXIII, 21) estime qu’annuellement la Galice, l’Asturie et la Lusitanie donnaient 20.000 livres pesant d’or.

[184] Noricus cusis (Horace, Carmina, I, XVI, 9 ; Épode, XVII, 71).

[185] Josèphe, Ant. Jud., II, 25 ; Strabon, III, 162. Les vins les plus estimés étaient ceux de Chios, de Samos, de Clazomène, de Chypre, de Lesbos, de Smyrne, de Tripoli, de Béryte et de Tyr. Quelques vins de Sicile (le Mamertin et celui de Tauromenium) et d’Espagne (le Lalétan, celui de Tarragone, de Lauron et des Baléares) se vendaient bien. Ceux de Gaule, gâtés par certaines mixtures, ne paraissaient pas sur les tables riches, excepté celui de Vienne. Pline (Hist. nat., II, 19) compte quatre-vingts espèces de vin, dont cinquante en Italie.

[186] Horace, Epist., I, VI, 53.

[187] Pline, Hist. nat., VI, 5, 19 ; IX, 65, 4 ; Strabon, XI, 198. La Bithynie envoyait en Italie des fromages fort estimés (Pline, ibid., XI, 42) ; le Pont donnait de l’alun, l’acacia, du bois de construction (Horace, Carm., I, XIV, 11), et la Colchide un fer d’une trempe excellente (Virgile, Georg., 1, 58).

[188] Perse, Satires, I, 43 ; Horace, de Arte poet., 332 : linenda cedro.

[189] Pline donne en plusieurs endroits (Hist. nat., IX, 63 ; XII, 26, 42 ; XXXVII, 7, etc.) le prix de ces objets à Rome. Sous Aurélien, une livre de soie s’échangeait contre une livre d’or. (Vopiscus, Aurelianus, 45.) César donna une perle qui coûtait plus d’un million. (Suétone, César, 50.) On essaya de cultiver le poivrier en Italie. (Pline, ibid., XVI, 59.)

[190] Ces vases dont Properce (IV, V, 26) dit : Marrueaque in Parthis pocula cocta facis, semblent avoir été de la porcelaine de Chine et se vendaient très cher. (Pline, ibid., XXXVII, 7.)

[191] La carte de Peutinger marque auprès de deux villes de la côte du Malabar un Templum Augusti, ce qui suppose en ce lieu un comptoir de marchands romains. C’était l’usage d’avoir dans toutes les villes marchandes une chambre d’armateurs. La langue dont on usait dans les échanges en Orient était le grec, que parlaient, dit Philostrate, les princes du nord de l’Inde et tous les lettrés. Sénèque (Cons. ad Helv., 6) et Plutarque (de la Fortune d’Alex.) confirment ce témoignage.

[192] Voyez Actes des Apôtres, chap. XXVII, 9.

[193] Avec les lentilles à échelons, la zone de visibilité de nos phares est de 95 kilomètres.

[194] Plus tard, il y eut interdiction sous peine capitale d’exporter du fer, des armes, du vin, du blé, du sel et de l’or. (Digeste, XXXIX, 4, II, pr., et Code, IV, 21, 1, 2.)

[195] Bell. Jud., II, 16. Josèphe, bien entendu, ne parle point des armées rangées le long de la frontière.

[196] Hist., IV, 74. The roman was emphatically a peacemaker to the ever-warring, selfdestroying barbarians. Without the providential interference of Rome the cavage tribes of Europe would have in time annihilated each other. (The Romans of Britain, by A. Ch. Coote, 1873, p. 21.)

[197] Suétone, Octave, 59.

[198] Énéide, VII, 710. Voyez aussi Horace, Carmina, IV, 6, 17 sqq.

Tutus bos.... rura perambulat,

Pæatum volitant per mare navitæ.

[199] Pline, Hist. nat., III, 6.

[200] Suétone, Octave, 98.