I. — PARTAGE DES PROVINCES ENTRE L’EMPEREUR
ET LE SÉNAT CARACTÈRE NOUVEAU DU GOUVERNEMENT PROVINCIAL.
Auguste entendait mettre dans l’empire l’ordre qu’il
faisait régner à Rome, en organisant les provinces de manière à y étouffer
les troubles intérieurs et à prévenir les attaques du dehors. Pour cela, des
mesures de deux sortes étaient nécessaires : les unes militaires, les autres
administratives ; étudions celles-ci d’abord.
On a vu ce que devait être, en droit, l’administration
romaine dans les provinces, et ce que, en réalité, elle était devenue entre
les mains de cette aristocratie avide et violente qui périt à Pharsale et à
Philippes, ou se laissa enchaîner par les bienfaits intéressés de César et
d’Octave. Le dernier des Gracques, Sylla et César avaient montré aux
provinciaux une bonne volonté inutile, parce que Ies uns n’avaient pas
organisé dans Rome un pouvoir assez fort pour imposer à tous le respect des
lois, et que le dernier n’en avait pas eu le temps. Mais ce pouvoir, Auguste
venait de le créer, et les provinciaux en avaient salué l’avènement de leurs
acclamations. On ne changea point cependant leur condition légale ; les
anciennes formules furent conservées. Ce que les provinces avaient été le
lendemain de la conquête, elles l’étaient encore sous Trajan et les Antonins
: Strabon, Appien, Pline, Dion Cassius, tous les témoignages l’attestent[1]. Seulement il y avait
de moins les pillages périodiques des gouverneurs, et de plus une sécurité
dont le commerce et l’industrie profitaient.
Sous la république, le fait et le droit étaient
contraires, l’empire les rapprocha. Pour le gouvernement des provinces,
Auguste fit à peine autre chose ; il ne s’y montra pas plus novateur qu’à
Rome, ce qui n’empêcha point que, tout en conservant les formes anciennes, il
n’accomplit ici, comme là, une révolution salutaire.
Aux derniers jours de la république, son domaine était
partagé en quatorze provinces, gouvernées par des personnages qui avaient
géré le consulat ou la préture : les deux Gaules, les deux Espagnes, l’Illyrie
avec la Dalmatie,
la Macédoine
avec l’ Achaïe, l’Asie, la
Bithynie avec le Pont, la Cilicie, la Syrie, la Cyrénaïque avec la Crète, l’Afrique avec la Numidie, la Sicile, la Sardaigne avec la Corse. Les
consulaires étaient habituellement envoyés dans les provinces où des légions
étaient nécessaires, les préteurs dans les autres : règle qui variait suivant
l’état de paix ou de guerre, même suivant le caprice des grands.
Auguste conserva le principe de cette division. L’empire
eut deux sortes de provinces : celles que baigne la Méditerranée,
contrées paisibles et industrieuses, depuis longtemps conquises et déjà romaines,
où la vie était facile et douce, où, pour être obéi, il n’était pas besoin
d’une cohorte ; derrière cette zone tranquille, les barbares et belliqueuses
régions des bords de l’Océan, du Rhin, du Danube, et les pays sans cesse
menacés par d’incommodes voisins, comme les rives de l’Euphrate et la vallée
du Nil[2]. Dans celles-ci
les armées étaient indispensables, et, pour les commander, il fallait au
gouverneur les pouvoirs illimités de l’autorité militaire. Mais les armées et
leurs chefs obéissaient au généralissime, à l’imperator
; il y avait donc nécessité de laisser à l’empereur les provinces où
stationnaient les légions et que les dispositions de leurs habitants ou les
menaces de l’ennemi forçaient de mettre comme en état de siège permanent.
Dans ces provinces étaient les travaux, les périls[3] ; mais là aussi
étaient la gloire et la force, et Auguste les voulait toutes deux (27 ans av. J.-C.).
Cette division en provinces de l’empereur ou prétoriennes,
et en provinces du sénat et du peuple ou proconsulaires, ne fut pas immuable.
Plus d’une fois les deux pouvoirs firent des échanges, mais en restant
toujours fidèles au principe de ne donner au sénat que les contrées
paisibles. Ainsi Chypre et la
Narbonnaise, primitivement provinces impériales, revinrent
au peuple, qui céda la
Dalmatie où des troubles avaient appelé les légions. Tibère
prit de même au sénat la
Macédoine et l’Achaïe, que Claude lui rendit. Au reste, ce
partage n’était qu’une vaine formalité. Le sénat, qui, à Rome, dans la curie,
restait muet devant le prince, pouvait-il parler bien haut dans les provinces
où il paraissait commander ? Que la guerre ou une révolte y éclatât,
I’imperator intervenait aussitôt ; qu’un proconsul mourût en charge, il le
remplaçait par un de ses procurateurs[4] ; même sans cette
extrémité. Auguste, en vertu de son pouvoir proconsulaire, promulguait des
édits qui liaient tous les gouverneurs, ceux du sénat comme les siens, et
dans ses nombreux voyages il visitait toutes les provinces placées sur sa
route, qu’elles fussent ou non de son gouvernement.
Les provinces du peuple étaient les plus belles, leurs
gouverneurs aussi étaient les plus considérés. Choisis par le sort, suivant
l’usage, parmi les consulaires et les préteurs sortis de charge depuis cinq
ans au moins[5],
ils avaient tous le nom de proconsuls, n’eussent-ils été que préteurs, douze
licteurs avec les haches sur les faisceaux[6], la robe sénatoriale,
un traitement qui leur permettait de déployer un faste royal[7], le droit enfin
de prendre toutes les marques de leur dignité dés qu’ils avaient passé le pomerium, mais sans l’épée ni le paludamentum militaire[8].
Les gouverneurs impériaux ne semblaient pas d’aussi grands
personnages. Ils portaient le titre de propréteurs, même après avoir été
consuls[9], et cinq licteurs
seulement marchaient devant eux ; encore ne pouvaient-ils les avoir que dans
leur gouvernement. Le peuple de Rome voyait donc partir ses magistrats avec
tous les dehors de la puissance, une nombreuse cohorte et l’ancienne pompe
républicaine, tandis que ceux de l’empereur semblaient les agents d’un
pouvoir inférieur et timide.
Le peuple et le sénat devaient être contents. Mais cet
agent, qui part seul et sans bruit avec les instructions du prince[10], arrivé dans sa
province, y prend l’épée et le manteau de guerre. Tandis que le proconsul
donne des jeux, écoute les rhéteurs, ou visite, au bruit des fêtes, son
paisible gouvernement, le propréteur, à la tête de ses légions, combat ou
négocie avec les rois. Tous deux ont une autorité absolue au civil et au
criminel sur les provinciaux et sur les citoyens, à moins d’un appel des
citoyens à Rome[11].
Mais l’un n’est soumis qu’à l’empereur, l’autre à la fois à l’empereur et au
sénat. Celui-ci, à moins d’une délégation spéciale, n’a aucun pouvoir sur les
soldats qui passent ou séjournent dans sa province ; celui-là, investi de l’imperium militare, exerce à leur égard le droit
de vie et de mort[12]. Le premier
enfin ne reste qu’une année dans sa province ; le second y est laissé au
moins trois ans, souvent cinq, dix et plus encore, au gré de celui qui
l’envoie[13].
Que de soins pour relever à tous les yeux les officiers du sénat et pour
laisser dans l’ombre ceux de l’empereur, pour donner aux uns le pouvoir sans
les honneurs, aux autres la représentation et l’éclat qui consolent et satisfont
les ambitions caduques ! Mais c’est ainsi que les révolutions se font, sans
irriter une opposition qui les briserait ou les ferait chanceler dans le sang.
La force renverse ; la modération seule et la prudence édifient, à la
condition que cette prudence ne s’enferme pas dans les préoccupations de
l’heure présente ou dans celles du temps passé.
Qu’ils relevassent du sénat ou de l’empereur, les
gouverneurs étaient investis, avec les différences qui viennent d’être
indiquées, de tous les pouvoirs politiques, militaires et judiciaires. On
remarquera l’absence dans les provinces impériales du questeur[14] ; ce vieux titre
honoré par tant de grands hommes y était remplacé par le nom plus modeste de procurator. Les procurateurs, pris parmi les
chevaliers, même dans la classe des affranchis ou des provinciaux[15], allaient, dans
les provinces sénatoriales, administrer les revenus de la caisse privée du
prince (fiscus) et, dans celles de l’empereur,
remplir toutes les fonctions attribuées par le sénat à ses questeurs, moins
toutefois la juridiction : les procurateurs n’ayant action dans les premiers
temps que sur les esclaves[16]. Le prince, dont
ils étaient les intendants, ne les laissera pas longtemps dans cette position
inférieure : Claude voulut que leurs jugements en matière de contributions
eussent la même force que les siens[17]. Il y avait un
procurateur par chaque grand district ou par province ; quelquefois même un
seul pour deux ou trois provinces contiguës ; car on ne trouve encore rien de
fixe dans ces divisions[18]. L’empereur et le sénat, dit Strabon, divisent leurs provinces tantôt d’une manière, tantôt
d’une autre, et ils en modifient l’administration suivant les circonstances.
On connaissait trop mal les principes d’une bonne administration et les
besoins des pays à gouverner, pour établir des règles invariables, lesquelles
d’ailleurs n’eussent été qu’une gêne pour un pouvoir qui n’en voulait pas
souffrir.
Les procurateurs des provinces impériales étaient parfois
investis de pouvoirs politiques ; l’administration romaine en Judée n’eut pas
d’autres chefs. C’étaient de véritables gouverneurs, bien que la Judée ne fût qu’un
démembrement de la Syrie
: Ponce Pilate, Cumanus, Félix et les autres prononçaient en dernier ressort.
Cependant ils étaient subordonnés au gouverneur de Syrie, qui pouvait les
destituer et les renvoyer devant l’empereur. Par la création de ces nouveaux
fonctionnaires, commençait une révolution qui ne s’achèvera que sous Constantin
: la séparation des pouvoirs civils et des pouvoirs militaires.
Au-dessous de ces magistrats venaient les officiers de
tout grade et les agents inférieurs, préfets, tribuns, scribes, crieurs,
esclaves publics, licteurs, etc. N’oublions pas la cohorte, les amis, les
élèves du gouverneur, qui formaient son conseil ou sa cour de justice, et
auxquels il donnait parfois les plus importantes commissions[19]. Des centurions,
de simples vétérans, envoyés chez des peuples alliés ou auprès de chefs indigènes,
y représentaient le nom de Rome et veillaient à ses intérêts. On en trouve dans
la Frise et la Batavie, à Byzance et en
Afrique : on dirait nos chefs de bureaux arabes[20].
Cette organisation des provinces, sous l’autorité
supérieure du prince, était l’avènement d’une grande chose, l’ordre
administratif que les Grecs n’avaient point connu, que la république avait
fort mal pratiqué et dont les nations modernes ont hérité de l’empire.
Les Verrines nous ont montré ce que pouvait être,
dans le dernier siècle de la république, un gouverneur de province. Avec l’empire
leur condition changea[21]. Autrefois
chaque province voyait arriver tous les ans un nouveau maître, qui, pressé de
retourner au milieu des plaisirs de Rome, se hâtait de faire fortune et de
remonter sa maison aux dépens de ses administrés. Celui qui avait le plus
indignement pillé revenait, la tête haute, s’asseoir au sénat en face
d’hommes qui, semblables à lui, ne lui demandaient compte que de l’obéissance
des sujets. Pour les rapines et les violences, rarement en parlait-on. Les
provinciaux n’étaient-ils pas des vaincus ! Mais aujourd’hui que l’empire est
devenu le domaine d’un homme, cette propriété sera mieux régie ; par esprit
de justice ? Sans doute, mais surtout par intérêt. Après un choix habile et
une surveillance étroite, la meilleure chance d’une bonne gestion était dans
la longue durée des fonctions : laisser vieillir dans les charges sera une
des maximes les mieux suivies de l’administration impériale.
Les gouverneurs, tombés au rang de simples agents d’un
pouvoir soupçonneux et redoutable, voient donc maintenant la menace suspendue
sur leur tête ; et, dans les rescrits du prince, ils lisent formulés en lois
les conseils que Cicéron donnait inutilement aux gouverneurs de la
république. Le traitement fixe qui pourvoit à leurs nécessités délivre les
sujets des exactions dont ils étaient victimes, sous prétexte
d’approvisionnements à fournir au préteur, et, au lieu de passer quelques
mois dans une province dont souvent ils connaissaient à peine de nom les
principales villes, voici qu’ils y sont retenus assez longtemps pour en
étudier les besoins et y contracter des habitudes qui cessent de leur faire
regarder ce gouvernement comme une terre d’exil[22]. Les proconsuls.
de la république laissaient leur femme à Rome, ceux de l’empire l’emmènent
avec eux ; Auguste favorisa cet usage ; Alexandre Sévère ira même plus loin :
il imposera une union temporaire à tout gouverneur non marié. C’est que les
premiers allaient en quelque sorte en pays ennemi et qu’il fallait éloigner
la matrone des camps ; les autres sont envoyés vers des concitoyens et pour
un long séjour. Le gouverneur n’était donc plus campé dans sa province ; il y
avait ses affections, son foyer domestique et ses dieux pénates apportés par
sa femme, qui, en partant, les avait, comme Rachel, cachés dans son sein.
On ne veut pas dire que les gouverneurs se trouvèrent tout
à coup transformés en habiles et probes personnages ; on croit seulement que
les excès d’autrefois devinrent difficiles, parce que des crimes trop
éclatants attiraient bien vite le châtiment[23], qu’une fortune
trop grande eût tenté l’avidité du prince, qu’enfin la modération et la
prudence étaient conseillées aux gouverneurs par leur propre intérêt.
Auguste, malgré sa douceur, donna l’exemple d’une sévérité salutaire. On
verra plus loin le sort de Gallus et de Lollius, deux amis du prince, qui par
leurs exactions encoururent sa disgrâce et se tuèrent. Il n’eut même aucune
complaisance pour l’entourage de la famille impériale ; et les affranchis,
qui, sous ses successeurs, deviendront si puissants, furent retenus dans
l’ombre et le devoir. Son secrétaire,
dit Suétone, ayant reçu 500 deniers pour
communiquer une lettre, il lui fit briser les jambes ; le précepteur et les
esclaves de Caïus César avaient profité de la maladie du prince pour
commettre dans son gouvernement des actes d’avidité et de tyrannie ; il
ordonna qu’on les jetât à l’eau avec une pierre au cou. Il ne
comprenait pas l’empire autrement que le sénat : la plus énergique
centralisation politique, mais beaucoup de liberté administrative ; une
volonté souveraine, à Rome, pour la vie générale de l’empire, et de
l’indépendance dans les provinces pour la gestion des intérêts locaux. Les
villes provinciales gardaient et garderont encore pendant trois siècles leur
religion, leurs coutumes ou lois particulières et leurs magistrats, leurs
assemblées publiques, leurs revenus et leurs propriétés ; de sorte qu’à les
voir s’administrer à leur guise, on les eût prises pour de petits États
auxquels il ne manquait que le droit de troubler la paix publique et de se
déchirer par des guerres continuelles, comme au temps de leur liberté.
César avait envoyé quatre-vingt mille citoyens dans les
colonies d’outre-mer ; Auguste continua ce système, moins par principe de gouvernement
que comme expédient pour acquitter les promesses faites à ses vétérans. Au Monument
d’Ancyre, n° 28, il énumère les colonies militaires fondées par lui dans
les provinces ; c’était y augmenter le nombre de ceux dont les gouverneurs
devaient respecter les droits.
II. — RÉFORMES FINANCIÈRES.
Auguste fit, dans le gouvernement provincial, deux
innovations importantes : l’une financière, l’autre religieuse, toutes deux
très politiques.
Vingt années de guerre civile, de pillage et d’exactions
monstrueuses, avaient détruit dans le monde romain la richesse produite, et
l’arrêt de l’industrie, de la culture et du commerce en avait empêché le
renouvellement. Dans toute l’Italie et sur mille points la population rurale
avait été dépossédée, et la propriété, qui avait plusieurs fois changé de
main, ne rendait plus ce qu’elle avait coutume de donner. La misère était
profonde : tout le monde mendiait, même les sénateurs ; dans l’Asie, la plus
opulente des provinces, la banqueroute était universelle, et Auguste fut
réduit à décréter une mesure révolutionnaire : l’abolition des dettes[24]. Les impôts ne
rentraient plus. Cependant les besoins du trésor croissaient. Pour empêcher
les gouverneurs de piller leurs provinces, Auguste leur avait alloué un
traitement ; et pour donner à l’empire la sécurité, il avait organisé une
armée permanente de trois cent mille hommes. Nous ne savons ce que
l’administration coûta, mais on peut évaluer à 200 millions de francs la
dépense annuelle de l’armée[25].
Où trouver l’argent nécessaire ? Il ne fallait point
songer à augmenter sérieusement l’impôt dans les provinces épuisées. Un seul
moyen restait : un meilleur aménagement des ressources de l’État. Sous la
république, les contributions des sujets étaient modérées, mais inégalement
réparties et levées avec beaucoup d’arbitraire : deux maux que César, puis
Auguste voulurent guérir. Nous ne dirons pas que l’empire se proposa la
péréquation de l’impôt ; il chercha du moins à connaître la quotité de la
matière imposable pour distribuer les charges plus équitablement. Le cadastre
commencé par César fut terminé par Auguste. Quatre géomètres parcoururent
tout l’empire afin d’en mesurer les distances. Zénodoxe acheva la mesure des
parties orientales en treize ans, cinq mois et neuf jours ; Théodote, celle
des provinces du Nord en dix-neuf ans, huit mois et dix jours ; Polyclète,
celle des régions du Midi
en vingt-quatre ans, un mois et dix jours ; enfin, Didyme, celle de l’Ouest
en seize ans et trois mois[26]. Leurs travaux,
centralisés à Rome, furent coordonnés par Balbus, qui, après avoir dressé le
registre des mesures de tous les pays et de toutes les cités, écrivit les
règlements agraires imposés à l’universalité des provinces[27]. Agrippa présida
longtemps à ce grand travail ; il en tira une mappemonde, qu’il fit graver
sous un portique[28], de sorte que
chaque sénateur, désigné pour un gouvernement provincial, pouvait en étudier
d’avance les ressources et l’étendue dans ce que nous appellerions le bureau
de la statistique de l’empire. Il reçoit,
dit Végèce, une description de sa province, avec
indication des distances en milles, de l’état des routes et des petits
chemins, des montagnes et des rivières[29]. Les terres
furent, d’après leur produit et leur fertilité, rangées en diverses classes,
chaque classe taxée en raison de ce que la propriété y rendait[30] ; et le cultivateur,
sachant quelle serait sa dette envers l’État, pouvait améliorer son champ
sans craindre de ne travailler que pour le décimateur[31].
Le cadastre donnait une base excellente pour
l’établissement de l’impôt, et le cens quinquennal que César avait prescrit
dans la péninsule italienne ‘par sa lex Julia municipalis
permettait d’en faire la répartition. Cette opération ne pouvait avoir le
caractère religieux, politique et militaire des anciens dénombrements, que
terminaient la lustratio du peuple
entier et le sacrifice solennel du suovetaurile,
mais elle fournissait des renseignements indispensables à une société où la
fortune marquait les rangs pour les charges d’État et de cités, même pour la
condition pénale des citoyens. En Italie, les rôles, arrêtés par les duumvirs
de la cinquième année, quinquennales,
étaient envoyés à Rome, et Auguste, désireux de maintenir les vieilles
coutumes, y accomplissait encore les anciens rites, bien qu’ils ne fussent
que le dernier acte d’une œuvre de pure statistique.
Le même ordre fut établi dans les provinces. Auguste les
divisa en circonscriptions financières, placées chacune sous la surveillance
d’un adjutor ad census qui rédigeait
la liste des contribuables de son district, ou qui recevait celles des quinquennales, puis transmettait, après contrôle,
toutes ces pièces au censitor de la
province, legatus Aug. ad census accipiendos.
Ce haut fonctionnaire d’ordre sénatorial en adressait le résumé à celui des
secrétaires de l’empereur qui avait le contrôle du recensement général, a censibus[32], et, sur le vu
de ces états, le prince fixait le chiffre de l’impôt, qu’il augmentait ou
diminuait selon les besoins du trésor ou les demandes en décharge des
populations.
Ces agents, payés par le gouvernement et étroitement
surveillés[33],
ne levaient que les impôts directs, taxe foncière, et capitation ; un autre
système fut suivi pour les contributions indirectes, dont les publicains continuèrent
à être les fermiers[34], sans pouvoir
renouveler, dans ce service restreint, les scandaleux abus d’autrefois. La
république, et après elle l’empire, percevait le long de sa frontière de
terre et de mer le portorium sur toute
denrée qui entrait ou sortait. En outre, chaque province, ou groupe de
provinces, avait sa ligne de douane. L’Espagne, la Narbonnaise, les
trois Gaules, l’Italie, la
Sicile, etc., formaient autant de territoires où les
marchands ne pénétraient et ne circulaient qu’en acquittant les droits ;
enfin, dans l’intérieur des provinces, il existait des péages sur les ponts
et les routes, et, à l’entrée des villes, des octrois au profit de l’État ou
des cités[35].
Une denrée, transportée loin, payait donc plusieurs fois le portorium : coutume ruineuse pour le commerce,
mais très profitable au fisc, et que la France gardait encore au dernier siècle. Le
mort qui, pour aller chercher sa demeure dernière, traversait un bureau de
péage devait le portorium[36]. La taxe était
de 2 pour 100 de la valeur des objets en Espagne, de deux et demi dans les
trois Gaules, l’Asie, la
Bithynie et l’Illyricum ; de cinq en Sicile, de vingt-cinq
dans les ports de la mer Rouge, pour les denrées de l’Arabie et de l’Inde
qui, comme objets de luxe, étaient frappées d’un impôt somptuaire.
La vicesima hereditatum
faisait passer, en quelques générations, par les mains de l’État, toute la
propriété foncière des citoyens. Avec la multiplicité des péages, et le taux
des droits de douane et d’octroi, le fisc devait, en bien moins de temps
encore, lever sur le commerce une somme égale à la valeur de tout le trafic
annuel de l’empire ; et comme ce trafic était immense, le portorium
constituait à l’État un très gros revenu. A eux seuls, les deux impôts sur
les héritages et sur les transports suffiraient à expliquer comment des
princes économes ont pu accumuler des trésors tels que celui qui fut laissé
par Tibère[37].
Chaque fois qu’un territoire était ajouté à l’empire, on
procédait dans cette région à un recensement des personnes et des biens.
Ainsi fit-on, en l’an 7 de notre ère, dans la Judée, quand ce pays,
après la mort d’Archélaos, fut réuni à la province syrienne, et en l’an 27
avant J.-C. dans la Gaule
chevelue, où les guerres civiles avaient jusqu’alors empêché d’entreprendre
cette œuvre de paix. Claude et Trajan feront de même après la conquête de la Bretagne et de la Dacie. Ces opérations,
qui permettaient d’établir le chiffre de la population et la quantité de la
matière imposable, se renouvelaient à des intervalles éloignés ; du moins on
n’en connaît que cinq pour la
Gaule, d’Auguste à Domitien. Elles servaient à vérifier les
résultats du cens quinquennal et à établir le chiffre de la classe
privilégiée des cives romani.
On a vu qu’au lieu de surimposer les provinciaux[38] pour faire face
aux dépenses nouvelles de l’administration et de l’armée, Auguste avait,
contraint les citoyens à prendre leur part des charges publiques. Les
contributions qu’il exigea d’eux alimentèrent le trésor militaire, de sorte
qu’il fit ce partage équitable : les citoyens soldant en partie l’armée que
les habitants des régions frumentaires nourrissaient, et les provinciaux
payant l’administration provinciale.
Chaque province avait son tabularium,
conservant les archives du cens[39] et une caisse
particulière, fiscus, où le questeur
dans les gouvernements proconsulaires, le procurateur dans les provinces
impériales, versaient le produit des impôts. Ce qui n’avait pas été dépensé
sur place pour l’entretien des troupes, le traitement des fonctionnaires et
les travaux commandés ou subventionnés par le pouvoir central, était envoyé à
Rome et réparti, suivant l’origine de l’impôt, entre les deux caisses d’État,
Trésor public, Trésor militaire, et les trois caisses impériales, le fisc, le
Romaine et la Cassette
privée du prince. Ainsi, à l’Ærarium Saturni
allaient les revenus du domaine public et des provinces sénatoriales, le
droit sur les affranchissements, les bona caduca
et vacantia ; à l’Ærarium militare, le droit sur les
héritages et les ventes ; au Piscus, les recettes opérées dans les provinces
de l’empereur ; au Patrimonium Cæsaris,
les revenus provenant de ce que nous appelions les biens de la couronne ; à la Res privata, ceux de la fortune personnelle du
prince, dont il pouvait disposer : en vingt ans, Auguste reçut par legs
testamentaires 1400 millions de sesterces[40].
La gestion financière de la république avait été
détestable, celle qu’Auguste organise sera un grand bienfait pour les
populations, jusqu’au jour où le gouvernement aux abois se servira de cette
administration, comme d’une pompe aspirante, pour attirer à lui tout l’or des
sujets.
Une autre réforme se rattache à celle-là. L’honnête mesure
prise, en 84, par Marius Gratidianus n’avait pas été continuée. La lex testamentaria de Sylla avait fait une
obligation de recevoir la monnaie publique pour la valeur qui lui était
assignée, quelle que fût sa composition métallique[41]. Aussi les
deniers fourrés circulaient-ils en grand nombre, même du temps de César, qui
avait pourtant émis une excellente monnaie d’or, l’aureus. Auguste retira ces mauvaises pièces et fit du droit
de frapper la monnaie d’or et d’argent un droit régalien qui ne s’exerça plus
que dans des ateliers impériaux, établis à Rome et dans quelques grandes
villes des provinces. Comme il avait partagé avec le sénat l’administration
de l’empire, il partagea avec lui le privilège monétaire, dont il garda
encore la meilleure part, en se réservant la frappe des métaux précieux[42]. Le sénat n’eut
que celle des pièces de bronze. Quant aux monnaies municipales, elles ne
tardèrent pas à être supprimées, au moins dans les provinces occidentales[43]. Les peuples eurent
alors, pour leurs échanges, une facilité qu’ils n’avaient jamais connue, la
même monnaie ayant cours d’une extrémité à l’autre de l’empire.
Un sénatus-consulte avait autorisé César à mettre son
image sur les aurei ; Auguste et ses
successeurs perpétuèrent cette coutume qui nous a valu la magnifique série
monétaire où nous est conservé le portrait authentique de chaque empereur.
Les travaux du cadastre avaient facilité deux autres
opérations d’une extrême importance. L’empire reconnu et mesuré, il fut aisé
d’y percer ces routes que les Romains regardaient comme les rênes du gouvernement
et qui sont, avec le droit civil, la grande originalité de ce peuple. Le
sénat avait sillonné l’Italie de voies militaires, percé audacieusement d’un
grand chemin les montagnes de l’Épire et de la Macédoine, relié
l’Espagne à l’Italie par une route qui longeait la Méditerranée ;
Auguste fit faire celles de la
Cisalpine, de la
Gaule et de la péninsule ibérique. L’exemple fut partout
suivi : des artères principales se détachèrent des ramifications en nombre
infini qui relièrent entre eux les peuples et les cités. La république avait
établi ses chemins en vue de la guerre ; l’empire eut la même préoccupation,
mais il eut aussi celle des intérêts commerciaux, de sorte que la viabilité
romaine se développa eu un vaste réseau qui recouvrit toutes les provinces, Auguste
régularisa une autre institution demeurée jusqu’à lui à l’état embryonnaire[44] ; sur toutes les
routes qui partaient du milliaire d’or élevé dans le Forum, il plaça, à de
très courtes distances, des jeunes gens qui faisaient fonction de courriers,
et, dans la suite, des voitures, pour recevoir plus vite les informations des
provinces[45].
Ces postes, fort bien servies, facilitèrent la circulation entre tous les
points de l’empire. Un gouverneur, un général, partant de Rome, savaient le
jour où ils arriveraient à destination. Elles avaient été établies dans un
intérêt de gouverneraient ; mais elles servaient aussi les intérêts privés,
car on peut être assuré que chaque courrier emportait, avec les dépêches
d’État, des lettres particulières[46]. L’industrie
avait d’ailleurs copié et même prévenu l’institution impériale ; depuis
longtemps les négociants trouvaient sur les routes des chevaux et des
voitures pour leurs voyages et leurs affaires.
La poste d Auguste ne peut être comparée, comme service
public, à nos administrations postales, mais les voies militaires ont fait
dans le monde romain la même révolution que les chemins de fer ont opérée
chez nous. Les montagnes entr’ouvertes par la pioche des légionnaires, les
fleuves enchaînés par les ponts jetés sur leur cours, laissèrent passer la
civilisation, qui, suivant ces routes comme autant de fils conducteurs, pénétra
dans les retraites les plus solitaires, jusqu’au milieu de populations
domptées par elle plus sûrement que par les armes.
Détail curieux : les Romains avaient, ainsi que nous, des
indicateurs qui leur donnaient la distance entre la station du départ et
celle de l’arrivée. Trois vases d’argent, trouvés en 1852 aux Aquæ Apollinares (Bagni di Vicarello), au fond d’une source
minérale, où ils avaient été jetés comme offrandes, portaient gravés les noms
des villes que le voyageur devait rencontrer, de Gadès à Rome, avec le
chiffre des milles à parcourir en allant de l’une à l’autre.
III. — LA RÉFORME RELICIEUSE.
Il s’est produit sous le règne d’Auguste un phénomène
unique dans l’histoire : la formation, en pays civilisé, d’une religion
d’État qui, introduite sans violence, acceptée sans colère et pratiquée sans
révolte intérieure, ne permet cependant. pas d’accuser la conscience
religieuse des peuples d’une honteuse complaisance.
Auguste était superstitieux comme tous ses contemporains,
il n’était point dévot ; Suétone le montre fort irrévérencieux à l’égard des
plus grandes divinités. Dans les mains de ce joueur habile, la religion fut
un instrument. On a vu ses efforts, à Rome, pour faire revivre les monts de
l’Olympe et rendre leur crédit aux dieux Lares. Dans cette restauration, il
n’avait. pas obéi au seul désir de raviver la foi aux Génies protecteurs du
foyer et des carrefours, il avait trouvé le moyen d’établir un lien religieux
entre Rome et ses sujets des provinces occidentales, dont le culte différait
beaucoup des rites italiotes. Les grands dieux de ces peuples se prêtaient
moins aisément que ceux de l’Orient hellénique à l’assimilation aux dieux
romains. Il n’en était pas de même avec les Lares, déités sans nom, sans
forme précise, sans attributs déterminés, si ce n’est le pouvoir de défendre
leurs adorateurs. Ces dieux-là répondaient à l’idée de protection divine qui
est le fond de tous les cultes, et partout où se trouvait une divinité locale
ou domestique, où pouvait, sans lui faire violence, l’appeler le Lare de la
famille, du bourg, de la cité. Ce fut une grande habileté de reconnaître en
eux les frères divins des Lares de Rome. Auguste honora leurs autels ; le
Romain y fit, comme l’indigène, les libations et les offrandes accoutumées,
et ces Lares provinciaux ajoutèrent à leur nom celui du prince qui leur ouvrait
le panthéon de l’empire. Ils s’appelèrent les Lares Augustes[47], mot à double
sens où l’on put voir, suivant sa fantaisie, un souvenir de l’empereur ou une
attestation de la sainteté des Lares : Augusto
sacrum deo Borvoni et Cand ido.
Un ordre nouveau de prêtres fut nécessaire pour cette
religion à la fois ancienne et nouvelle. A raison des dépenses nécessitées
par les sacrifices, les banquets sacrés et les jeux, qui étaient une partie
du culte, on choisit ces prêtres parmi les plébéiens riches ; et comme la
plupart de ceux qui étaient de naissance libre avaient déjà leur place dans
la curie, ce furent surtout les affranchis aisés, exclus par leur origine du
décurionat, qui remplirent ce sacerdoce annuel. Les Augustaux en exercice, seviri, réunis à leurs collègues sortis de
charge, finiront par former, dans la cité, une classe à part, intermédiaire
entre le peuple et le sénat municipal[48].
Par cette adroite combinaison Ies populations des
provinces occidentales et de la
Pannonie, que leur culte rendait étrangères aux races
latines et grecques, virent leurs vieilles divinités associées à celles de
leurs maîtres, et les desservants de l’ancien culte furent relégués dans
l’ombre, par le clergé nouveau. Ce culte s’étendit partout et conserva
longtemps une tenace popularité. Un 592, Théodose proscrivant les rites
païens, comme ses prédécesseurs avaient proscrit les cérémonies chrétiennes,
déclarait coupables du crime de majesté ceux qui vénéraient encore les Lares,
les Génies et les Pénates[49].
Après Actium, quand il fut évident que le monde romain
n’aurait plus qu’un maître, le sénat ordonna que le Génie d’Auguste serait honoré aux mêmes lieux
que les dieux Lares[50]. Cette loi ne
fut pas obligatoire pour Rome seule. Dans les provinces, l’empereur prit
place au milieu de ces divinités locales. On a trouvé, dans le département de
l’Allier, deux bustes en bronze d’Auguste et de Livie qui avaient été mis
comme dieux Lares dans un édicule gaulois[51]. La formule de
l’inscription qu’ils portent ne permet pas d’en douter : V. S. L. M.
(Votum solvit libens merito.)
Voilà donc Auguste admis parmi les dieux domestiques de
ses sujets et le maître de la terre entrant dans chaque maison pour y dispenser
les faveurs d’en haut. Il l’ut également associé aux grandes divinités
nationales. Au-dessus, en effet, des lares et des divinités topiques, menu
peuple du ciel, les provinces occidentales avaient des dieux, objets d’une
vénération plus générale. Auguste latinisa leurs noms, mit en regard celui de
la divinité romaine correspondante, et l’on enseigna aux peuples que les deux
divinités n’en faisaient qu’une : ainsi Jupiter-Taranis, Pluton-Toutatés,
Mars-Camulus, Diane-Arduinna, Minerve-Belisama, etc. ; de sorte que
vainqueurs et vaincus purent venir sans trouble de conscience sacrifier aux
mêmes autels. Mais ces dieux, sujets de Ronge comme leur peuple, durent
laisser s’établir à côté d’eux la divinité suprême de l’État, le Génie de l’empereur.
Dans les ruines du temple immense que les Arvernes avaient élevé au sommet du
Puy-de-Dôme et que les Alamans détruisirent sous le règne de Valérien[52], on a trouvé
l’ex-voto suivant : Num. Aug. et deo Mercurio Dumiatti.
On connaît mal l’organisation religieuse de l’empire.
Cependant les nombreuses inscriptions qui montrent dans les cités un flamine
perpétuel[53]
révèlent l’intention d’établir une sorte de discipline religieuse. Ce
flamine, qui devait avoir passé par toutes les charges municipales, omnibus honoribus functus, jouait sans doute dans
sa ville le rôle rempli à Rome par le pontife maxime, celui que l’évêque chrétien
remplira plus tard dans sa cité épiscopale. Voué au culte des divinités
locales, mais aussi à celui des dieux de l’empire, il réglait l’ordre des
cérémonies et scellait l’alliance religieuse de Rome avec ses sujets.
On doit reconnaître la même pensée de discipline
religieuse dans une institution singulière qui est décrite au Digeste[54]. Auguste décida
que le seul Jupiter Tarpéien serait, en Italie, élevé à l’honneur et au profit
du jus trium liberorum ; mais il
accorda le même droit à sept dieux provinciaux : l’Apollon didyméen, le
Mars gaulois, la Minerve
d’Ilion, l’Hercule de Gadès, la
Diane d’Éphèse[55], la Mère des dieux honorée à Smyrne
et la Vierge
déleste de Carthage. Les legs pieux ne purent arriver qu’aux temples de ces
huit divinités, qui, par ce décret, étaient plus particulièrement désignées à
la piété des fidèles.
Ainsi le système religieux de l’empire s’étend et, tout à
la fois, se concentre. Il s’étend par le culte des Lares et il se concentre
par la supériorité reconnue à un petit nombre de divinités nationales. Mais
on fit plus : la monarchie était sur la terre ; on la nuit au ciel, par
l’établissement dans toutes les provinces, dans celles d’Orient comme dans
celles d’Occident, d’une religion officielle dont le principe fut l’empereur.
En l’an 12 avant notre ère, sur l’invitation de Drusus, les députés des trois
provinces chevelues, réunis à Lyon, décidèrent qu’il serait élevé à frais
communs, au confluent de la
Saône et du Rhône[56], un autel à Rome
et à Auguste, et qu’autour de la statue colossale du prince ou de la Ville éternelle[57] on dresserait
soixante statues plus petites représentant les soixante cités gauloises, dont
les noms seraient gravés sur l’autel des dieux[58]. L’ouvrage
achevé, un noble Éduen, client de la maison Julienne, élu par l’assemblée et
assisté d’autres pontifes du culte augustal, célébra l’inauguration du temple[59]. Chaque année,
au 1er août, les députés des provinces chevelues vinrent., au
milieu d’un immense concours, immoler des victimes et offrir l’encens aux nouveaux
dieux de la Gaule.
Nous savons, sans pouvoir en donner le détail, que même
chose eut lieu à Narbonne, à Tarragone, à Mérida, et l’on est autorisé, par
Tacite et Suétone, par de très nombreuses inscriptions et médailles, à dire
que dans toutes les provinces s’éleva l’autel de Rome et des Augustes[60]. Chaque année
les députés élus par les cités s’assemblaient dans leur ville capitale, pour
y célébrer la grande fête de l’empire. Celui d’entre eux qu’ils avaient
chargé de l’intendance du temple s’appelait en Occident sacerdos ad aram, ou le flamen provinciæ ; en Orient, l’άρχιερεύς,
titre dont les Grecs se servaient en parlant du souverain pontificat de
l’empereur, μέγας
άρχιερεύς. Ce grand
prêtre, le premier personnage de sa province[61], eut une sorte
de juridiction sur le clergé provincial[62], comme le
flamine des villes en avait une dans sa cité particulière, et il léguera
cette primauté à l’archevêque chrétien. Toutes les provinces eurent alors un
centre religieux où l’on honora la même divinité. Les anciens dieux,
humiliant leur orgueil devant les dieux nouveaux, cédèrent à ceux-ci leurs
pompes les plus magnifiques, les foules les plus nombreuses d’adorateurs[63] : le culte de
Rome et des Augustes devint la vraie religion de l’empire. Les cités firent
comme les provinces : chacune eut son flamen
Augusti. Au temps de César, les scribes d’Osuna juraient par
Jupiter et par les Pénates : c’était le serment républicain ; au temps de
Domitien, les duumvirs de Malaga jurent par la divinité des empereurs morts,
par le Génie de l’empereur vivant et par les Pénates[64] ; c’est-à-dire
par les divinités locales et par des dieux qu’avant Auguste le Capitole ne
connaissait pas.
Nous avons prononcé le mot de clergé ; il ne peut
s’appliquer aux ministres du culte augustal qu’avec une restriction
importante. Ces prêtres, avant tout citoyens, sont d’anciens magistrats, omnibus honoribus functi, des membres de la
curie, soumis au pouvoir publie, lequel garde la direction des affaires
religieuses, l’administration des biens affectés au service des temples,
celle du produit des quêtes faites dans les édifices sacrés, in sedes sacras, et le recouvrement des amendes
qui servaient aux frais du culte. Dans la colonie d’Osuna, les duumvirs
décidaient combien il y aurait de fêtes dans l’année, à quels jours seraient
célébrées ces fêtes, les sacrifices et les solennités[65]. Le flamine
devait donc s’entendre avec les magistrats. Pendant toute la durée de
l’empire païen, l’autorité religieuse et l’autorité politique furent
confondues, mais de telle sorte que la première restât toujours subordonnée à
la seconde. Ce principe de gouvernement était essentiellement romain, et il
déterminera la conduite des empereurs à l’égard des dissidents.
La révolution religieuse qui vient d’être exposée ne fut
pas l’œuvre d’un jour, mais elle s’accomplit très rapidement, car Auguste eut
pour lui ce qui est le plus nécessaire à un homme d’État, le temps ; il put
suivre son dessein pendant quarante-quatre années. Le culte augustal, établi
de bonne heure sur les bords du Rhin, dans la cité des Ubiens[66], était déjà
porté, quinze ans avant notre ère, entre l’Elbe et l’Oder[67]. S’il a pu aller
si loin, c’est qu’il avait été bien vite accepté dans les anciennes provinces[68].
On ne voit pas que les peuples se soient refusés à ces changements
qui se firent sans violence et que les mœurs, comme les croyances,
autorisaient. Seul, le clergé druidique se crut persécuté, et le fut en
effet, mais d’une manière particulière. Auguste fit deux parts du druidisme :
il accepta ses dieux et repoussa ses prêtres. Contre ceux-ci, il ne promulgua
aucun décret ; mais en donnant aux Gaulois l’organisation municipale de
l’Italie, il enleva aux druides, sans paraître s’occuper d’eux, leur pouvoir
judiciaire, qui passa aux duumvirs des nouvelles cités. En constituant de
nouveaux collèges sacerdotaux, il rendit Ies anciens inutiles, et, en
appliquant à la Gaule
les lois générales de l’empire qui défendaient les associations secrètes et
les rassemblements nocturnes, il obligea ceux qui voulurent pratiquer encore
leur culte de terreur à le cacher dans l’ombre et la mystère, tandis que la
religion officielle attirait vers les autels nouveaux les populations
séduites par ses pompes éclatantes et joyeuses. Au nom de l’Humanité, il
interdit les sacrifices humains que d’anciens sénatus-consultes défendaient[69] et il ne permit
que de légères libations de sang faites par des victimes volontaires ; au nom
de l’ambition, il appela au culte des dieux de l’empire ceux qui voulurent
sortir de l’obscurité provinciale, lorsqu’il établit la règle que
l’observance des anciens rites était incompatible avec la cité romaine, et
qu’il faudrait parler latin pour être admis dans les légions, aux charges
publiques ou aux honneurs de Rome[70].
L’institut druidique n’était point persécuté et cependant
il recevait un coup mortel[71], mais ses dieux
étaient sauvés par l’habile association qu’Auguste avait opérée entre les
deux religions de la Gaule
et de Rome[72].
Les vieux autels gaulois restèrent debout, au grand jour des cités, et les
Romains virent un panthéon bizarre de dieux cornus, tricéphales, assis dans
l’attitude du Bouddha indien : images étranges que les Grecs auraient prises
pour des monstruosités.
En 1711, on découvrit à Paris, sous le chœur de l’église
Notre-Dame, un autel consacré à Tibère par les bateliers de la Seine, Nautæ Parisiaci ; à côté de dieux gaulois,
devenus Jupiter et Vulcain, se trouvent Hésus coupant le gui sacré, le dieu
Taureau, TARVOS TRICARANVS, et le dieu Cernurinos. Sur l’autel
de Reims, entre le Mercure et l’Apollon classiques est sculpté, à la place
d’honneur, un dieu cornu, assis les jambes croisées sous lui et qui laisse
tomber d’une outre des faines ou glands qu’un cerf et un bœuf reçoivent. Le torques qu’il porte au cou marque son caractère
gaulois. Plus bizarre encore est l’autel de Beaune avec, son dieu à trois
tètes, flanqué d’Apollon et d’une divinité cornue, aux pieds de boue. En
d’autres monuments, l’élément romain n’apparaît même pas. Ces tricéphales
sont hideux (autel de
Beaune), on barbares (tricéphale de Reims) ; mais ils expriment grossièrement une
idée profonde que les Celtes avaient apportée de l’Orient, où les Pélasges
aussi l’avaient prise, celle d’un dieu suprême, unique eu son essence et
divisé en trois personnes. L’Armoricain Abélard avait-il un souvenir des
tricéphales gaulois quand il concevait la trinité chrétienne comme un Dieu à
trois têtes ?
Les Grecs n’avaient conservé le souvenir oriental de la
tricéphalie que pour les êtres malfaisants ou infernaux, Cerbère et l’hydre
de Lerne, et les Romains, malgré leur Janus et leur Hermès bifrons,
n’aimaient pas plus qu’eux ces représentations contraires à la nature humaine[73]. Leur influence
fit peu à peu renoncer les Gaulois à cette monstruosité. Mais l’idée si
vivace de la triade divine se conserva et se retrouve dans la statuette d’Autun
qui porte au-dessus des oreilles de sa tête principale deux petites têtes
faisant à peine saillie sur le crâne. Tous ces dieux avaient les cornes,
signe de la puissance divine, que les Africains avaient données à Jupiter Ammon
et que les Orientaux donnaient à Alexandre. Ils portaient aussi le torques,
autre symbole mystérieux du commandement divin et de l’autorité militaire.
Sur les genoux du dieu d’Autun s’en trouve un qu’adorent deux monstres marins
à tête de bélier.
Cette réforme religieuse, qui avait supprimé sans bruit un
clergé national et réuni en un faisceau les croyances religieuses de tous les
sujets, avait été bien conduite ; mais ce culte des Augustes nous confond, et
ces adorateurs de la puissance nous paraissent bien lâches. On sera moins
étonné et moins sévère si l’on se souvient que, dans tous les temps, l’homme,
écrasé par l’infini des cieux, a eu le besoin de peupler cette solitude
redoutable. Au moyen âge, c’était la vertu, ou ce qui était pris pour elle,
qui y faisait monter ; chez les anciens, la vertu fut la force, vis, et dans la Grèce d’Homère les héros
étaient honorés comme des demi-dieux. Dans l’Égypte pharaonique, ce pays où tout était dieu, excepté Dieu même, les rois
se disaient fils du Soleil, engendrés d’Ammon, et les peuples le croyaient.
Les Ptolémées, à leur tour, voulurent être dieux de leur vivant ; ils le
furent, et le mal gagna la
Syrie, l’Asie-Mineure, même la Grèce macédonienne. Rome y
résista longtemps : mais l’évhémérisme, qui ne voyait dans les dieux que des
rois justes de l’ancien temps mis au ciel par la reconnaissance de leurs
sujets, avait préparé la haute société romaine à accepter, sans trop de
résistance, l’apothéose des Césars, tandis que la foule était gagnée d’avance
à cette nouveauté par des idées qui lui étaient depuis longtemps familières.
En Italie, la croyance la plus profondément enracinée au
cœur des populations, et la plus respectable, la croyance aux mânes, faisait
des morts les Génies protecteurs des vivants. L’âme
est un dieu, disait Euripide, et Cicéron le répète[74]. Tous les rites
accomplis au tour des tombeaux et au foyer domestique, qui formaient la vraie
religion du peuple, procédaient de cette pensée.
Dans l’imagination de ces hommes, les divi manes purifiés par les cérémonies
funéraires[75]
et devenus l’objet d’un culte privé ou public, culte de souvenir, d’affection
et de respect, peuplaient silencieusement les profondeurs de la terre et les
régions sereines de l’éther, d’où ils protégeaient ceux qu’ils avaient
quittés. Donata, dit une inscription, toi qui fus pieuse et juste, sauve tous les tiens[76]. Et on les
invoquait comme l’Église invoque les saints : Hic
invocatur Fructuosus[77]. Chaque homme
avait son Génie, et cette croyance était si habituelle aux Romains, qu’ils
l’appliquaient à tout. Nombre d’inscriptions montrent des soldats honorant
sérieusement le Génie de leur cohorte ou de leur station, et des percepteurs
faisaient des libations au Génie des contributions indirectes[78]. L’art s’était
emparé de cette idée, mais en l’ennoblissant, comme il fait pour tout ce
qu’il touche : dans une peinture récemment trouvée sur l’Esquilin, la ville
de Lanuvium assiste elle-même à la reconstruction de ses murailles. Dans la
famille, cette croyance se relevait jusqu’à la dignité d’un sentiment filial.
Le Génie, dit le jurisconsulte Paulus,
est fils des dieux et père des hommes
; et ailleurs : Genius meus nominatur qui me
genuit[79]. Trois siècles plus
tôt, Cicéron avait écrit : Il faut regarder comme
des êtres divins les parents que nous aurons perdus[80]. Le tombeau
était l’autel où le mort passait dieu : aram
consecravit, dit une inscription tumulaire[81].
Cette idée de paternité et de protectorat, essentielle
dans la conception des Génies[82], était un des
éléments religieux de la race aryane : les Ferouer
des Persans sont les Génies des Romains, et les morts des Grecs devenaient
dans l’Élysée des êtres divins : sur son monument funéraire, Myrrhine à la
taille d’un dieu. On comprend qu’une croyance, qui sortait du fond même de la
conscience religieuse de ces peuples, ait naturellement conduit les dévots,
hypocrites ou sincères, à regarder celui que le sénat et le peuple appelaient
le père de la patrie comme le Génie de l’empire.
Un sénatus-consulte en fit une obligation légale ; il
prescrivit que, dans les maisons particulières comme dans les temples, des
libations seraient faites en l’honneur d’Auguste[83], et Horace,
Ovide, Pétrone, prouvent que cet usage s’établit rapidement[84]. A son repas du soir, le paysan joyeux t’appelle à sa table
; il répand pour toi le vin de sa coupe et t’adresse sa prière en même temps
qu’aux Lares. Si l’on doutait du poète, qu’on lise une curieuse
inscription des duumvirs de Florence qui, en l’an 18 de notre ère,
ordonnèrent d’offrir le vin et l’encens aux Génies d’Auguste et de Tibère, et
de les inviter au festin célébré en leur honneur par tous les décurions[85]. On croyait que
le prince veillait par delà le tombeau sur son peuple, comme le père sur ses
enfants : une inscription des frères Arvales l’appelle parens publicus[86].
Une autre habitude fort ancienne, née de l’impuissance où
étaient ces hommes de concevoir un dieu dans sa grandeur souveraine, leur
avait fait soumettre les êtres divins à la plus étrange analyse. Chacun des
attributs propres à une divinité était devenu un dieu particulier. Une
déesse, Tutela, finit même par représenter d’une manière spéciale, et qui, en
conséquence, parût plus certaine, la protection que chaque dieu devait
accorder à ses adorateurs[87]. L’image de Tutela, dit saint Jérôme, est dans toutes les maisons[88]. Ce qu’ils
avaient fait four les facultés divines, ils le firent pour les facultés
humaines Cicéron parle de villes où les vertus de
son frère Quintus avaient été canonisées et placées parmi les dieux[89].
Avec de telles habitudes d’esprit, il fut aisé aux Romains
de distinguer dans les empereurs le prince qui commit parfois tant de crimes
ou de folies, et cette intelligence impériale, toujours la même sous des noms
différents, grâce d laquelle cent millions d’hommes ne virent durant deux siècles
ni une émeute ni les feux d’un camp ennemi[90]. L’inspiration
heureuse qui dirigeait cette politique fut regardée comme l’élément divin
qu’on devait adorer. Dans les temples du nouveau culte, les hommages
s’adressaient donc moins au prince qu’au Génie du Peuple romain, vénéré sous
la double forme de la Ville
éternelle et du chef de l’empire : ce n’était pas le culte d’un homme, c’était
la religion de l’État-Dieu[91].
Le prince résidait en un certain lien, mais son image
pouvait se trouver partout, et cette image représentant le Genius, ou le Numen
Augusti, fut un objet sacré[92]. Les statues des dieux, dit l’évêque de Sardes,
Méliton, sont moins vénérées que celles des
Césars[93]. Tertullien a
bien des colères contre les empereurs païens ; cependant il les met tout près
de Dieu : A deo secundi, solo deo minores
; et, au milieu du quatrième siècle, en face du christianisme triomphant,
Aurelius Victor écrivait encore[94] : Les princes et les plus nobles des mortels héritent par la
sainteté de leur vie l’entrée du ciel et la gloire d’être vénérés à l’égal
des dieux.
Les mots à l’égal des dieux
sont de trop. Le personnage proclamé divus
n’était point dieu tout à fait[95], pas plus que ne
le sont les divi ou saints du
christianisme. Mais il était plus qu’un homme,
une sorte de dieu corporel et présent à qui étaient dus une piété fidèle et
un dévouement sans bornes[96]. Le ciel des
païens était bien rapproché de la terre ; toutes ces idées diminuèrent encore
l’intervalle qui séparait le domaine des hommes de celui des dieux ; et le chemin de Jupiter, comme dit Pindare, fut
très aisément franchi par des princes dont plusieurs nous semblent mériter
toutes les sévérités de l’histoire. Ceux qui avaient eu les honneurs ici-bas
les gardèrent au ciel, quand le sénat ne les avait pas fait traîner aux
gémonies.... Nous avons rendu son corps à la
nature, dit Tibère, aux funérailles de
son père adoptif ; honorons maintenant son âme comme celle d’un dieu[97].
Le culte que, d’après ces idées, on devait rendre dans
Rome à Auguste mort, on le rendit dans les provinces à Auguste vivant, et
personne n’en fut scandalisé : car ce que les peuples accordaient au glorieux
pacificateur du monde, le sénat républicain l’avait accordé à d’obscurs
proconsuls, qu’il avait autorisés à se laisser bâtir des temples par leurs
administrés[98].
Cicéron, qui en refusa pour lui-même, voulut en consacrer un à sa fille, et
un simple préteur avait eu dans Rome même des autels[99], comme en
avaient dans toute la campagne romaine les vieux rois de la légende latine,
Picus, Faunus et Latinus, les dieux indigètes. Nous faisons aussi des
apothéoses, mais sans y croire ; c’est pour nous affaire d’art ; c’était pour
les anciens article de foi, et jusque dans les siècles de doute le plus grand
nombre y croyaient. Dans le culte des Césars se confondaient donc de vieilles
et chères dévotions aux dieux qui donnaient la sécurité, l’abondance et la
joie : le Lare familier ou Génie protecteur et les Pénates. Ces divinités,
anciennement distinctes, n’en firent plus qu’une : la Providence augustale,
Σεβαστή
πρόνοια[100], et deux mots
résumèrent ses bienfaits : Pax Romana.
Tous les princes, même les fous, en furent aux yeux des peuples la
personnification, et les écrivains provinciaux l’ont célébrée durant deux
siècles avec une enthousiaste reconnaissance. Vale,
Roma, dit une inscription de Pompéi ; Bonheur à l’empereur Auguste, dit une autre, et
une troisième ajoute : Nos princes sauvés, nous
sommes heureux pour l’éternité[101]. Que l’on mette
dans ces vœux autant qu’on le voudra de flatterie officielle, on y entendra
toujours un écho de l’opinion publique, qui, dans les temps moins heureux,
parlera différemment.
Les Romains étaient de trop terribles logiciens pour ne
pas faire sortir de la nouvelle religion tous les effets utiles à leur
politique qu’elle pouvait contenir. L’empereur étant divus, jurer par son nom, par sa fortune ou par
son Génie, devint un acte que la loi sanctionna et qui eut des conséquences
pénales. Qui violait ce contrat sacré était battu de verges, Temere ne jurato[102] ; et ce serment
fut imposé à tous les magistrats municipaux[103]. La statue du
prince eut un privilège que n’avaient pas celles des dieux romains, le droit
d’asile : l’esclave qui parvenait à se réfugier auprès d’elle ne pouvait en
être arraché[104] ;
et lorsqu’un condamné était exécuté en un lieu où elle se trouvait, on
voilait la face sacrée[105]. Mais aussi ce
sera bientôt un sacrilège de la briser, ou même de garder au doigt, en
vaquant aux soins de son corps, l’impériale image gravée sur un anneau.
Cyzique, qui avait rendu de si grands services à Rome contre Mithridate,
perdit sa liberté pour avoir négligé le culte d’Auguste[106].
Quand l’empereur eut ses temples dans toutes les
provinces, ses prêtres dans toutes les cités, ses offrandes dans le lararium de chaque maison, la société romaine se
trouva enveloppée de liens religieux que l’on put croire puissants et
durables. Les efforts faits par Auguste pour discipliner ce qu’il y a de plus
indisciplinable au monde, la croyance, sont un chef-d’œuvre d’habileté. Mais
comme la passion religieuse brisera les mailles de ce filet jeté sur la
conscience humaine ! Les politiques pourront se contenter de cette dévotion
froide et sans élan, qui ne répondait pas aux besoins des âmes. La femme,
l’enfant, le vieillard, les simples d’esprit, tout en rendant au prince un
culte de gratitude, chercheront, vers d’autres autels, des émotions et des
espérances. De l’Orient, cette fabrique inépuisable de religions, viendront
de mystiques ou de sensuelles ardeurs que la politique et la persécution ne
réussiront pas à contenir. Isis et Sérapis, la Grande Mère et le Sabazios
phrygien, sont à présent dans Rome ; Mithra y arrivera bientôt avec son
baptême sanglant[107], et déjà, dans la Judée, grandit Celui dont
les disciples confondront toute cette sagesse. Elle aura pourtant duré plus
de trois siècles : vie bien courte pour une religion, mais bien longue pour
une institution politique ! La religion officielle d’auguste, faite
d’éléments anciens et d’éléments nouveaux adroitement combinés, n’était en
effet qu’une grande mesure administrative.
IV. — L’ASSEMBLÉE PROVINCIALE.
Le rouage principal de cette institution fut l’assemblée
provinciale, qui, outre son caractère religieux, eut encore, dans une
certaine mesure, un caractère politique.
Nous avons déjà montré que les anciens n’étaient pas aussi
ignorants qu’on le suppose du régime représentatif, c’est-à-dire de la
souveraineté exercée par délégation.
Les assemblées provinciales étaient une vieille
institution, chère aux peuples de race hellénique. De l’Adriatique au Taurus,
on la voit partout établie ; nous l’avons retrouvée chez les populations
italiotes, et César atteste qu’elle existait en Gaule, où, chaque année, il
tint lui-même les états généraux du pays, concilium
totius Galliæ. En Espagne, en Cilicie, il agit de mène ; et, avant
d’entreprendre ses réformes dans l’organisation provinciale, Auguste appela
près de lui, à Narbonne, tous les chefs des cités. Dans les temps paisibles,
ces assemblées étaient des réunions de plaisir ; à la solennité religieuse
succédaient des fêtes très mondaines, des jeux, des spectacles que tous les
arts embellissaient. Les rhéteurs et les poètes, les philosophes et les
artistes, y accouraient, même les marchands, et il en a été toujours ainsi.
Mais les principaux personnages d’une province, principes
civitatum, ne pouvaient demeurer plusieurs jours les uns près des
autres, sans causer entre eux de leurs affaires et de leurs désirs. Or ce
qu’il était naturel qu’ils fissent, nous savons qu’ils l’ont fait.
Un de ces conciles provinciaux, celui de Lyon, a laissé
des traces de son histoire, et, bien qu’on ne les trouve que dans des inscriptions
mutilées, elles suffisent à prouver que cette assemblée délibérait sur des
mesures d’intérêt général, puisqu’elle votait, soit des remerciements et des
statues à des magistrats romains et gaulois, soit la mise en accusation du
légat impérial par-devant le sénat et l’empereur. Four l’entretien du temple
et de ses prêtres, pour l’érection des monuments accordés, pour les dépenses
des députations envoyées à Rome, elle avait un trésor rempli à l’aide d’une
cotisation spéciale, administré en recettes, en dépenses et au contentieux
par des fonctionnaires qu’elle nommait. Elle construisit un amphithéâtre, où
chaque député eut sa place marquée, et elle y donna des fêtes, des jeux[108], notamment ces
combats d’éloquence et de poésie dont Suétone nous conservé les étranges
règlements. Il paraît qu’Auguste reconnut à ce sénat provincial le droit
qu’il avait laissé à celui de Rome, d’émettre de la monnaie de bronze ; du
moins on a cru que les pièces qui représentent l’autel de Rome et d’Auguste,
surmonté de trépieds, avec deux colonnes aux angles, portant des victoires,
avaient été frappées par l’ordre de l’assemblée lyonnaise[109]. La pensée de
la patrie commune se montre dans l’oubli de la cité particulière qu’atteste
le nom des pontifes de l’autel national ; ils s’appelaient les prêtres des trois
Gaules, et le lieu où le temple s’élevait, où l’assemblée se réunissait, bien
que touchant à Lyon, formait un territoire particulier : il était, comme
l’est aujourd’hui le district fédéral des États-Unis, le domaine des trois
provinces chevelues et n’appartenait à aucune.
Les provinciaux retrouvaient donc, au pied de l’autel d’un
maître étranger, leur nationalité ; ils y trouvaient aussi la justice, et
c’est l’excuse de leur apparente servilité. Rome avait reconnu à ses sujets,
dès que ses légions lui en eurent donné, le droit de lui adresser leurs
réclamations. La conquête de la
Grèce et de la
Macédoine n’était pas achevée que le sénat recevait les
plaintes des alliés[110], et de
nombreuses lois de pecuniis repetundis
réglèrent la procédure à suivre et les peines à infliger. Une disposition de
ces lois est remarquable : pour assurer aux provinciaux un moyen de contrôler
la gestion de leur gouverneur, celui-ci devait laisser copie de ses livres de
compte en deux villes de sa province. Mais s’il y eut sous la république
quelques condamnations éclatantes, il y eut aussi beaucoup d’acquittements
scandaleux et de châtiments illusoires : l’accusé qui s’exilait avant la
sentence gardait son bien. Sous l’empire, lorsque les députés arrivaient à Rome,
le patron de la province les recevait dans son palais ; il les menait an
sénat, qui leur désignait un défenseur choisi parmi les orateurs les plus en renom,
et alors commençaient ces procès mémorables dont Pline le Jeune et Tacite
nous ont conservé le souvenir. Tous deux, déjà consulaires, furent plus d’une
fois nominés d’office pour assister le comité d’accusation. Dans les lettres
de l’un, on trouve cinq gouverneurs appelés en justice par la députation
provinciale, et, sur ces cinq, trois furent condamnés ; dans ce qu’il nous
reste des livres de l’autre, vingt-deux accusés, dix-sept condamnations[111]. Bientôt nous
entendrons Thrasea prononcer ces paroles significatives : Nos sujets tremblaient jadis devant les proconsuls
républicains, ce sont aujourd’hui les proconsuls impériaux qui tremblent
devant nos sujets. Et ils avaient raison de trembler, c’est-à-dire
de veiller sur leur conduite pour ne pas s’exposer à cette épreuve redoutable
; car la peine n’était pas, comme sous la république, l’exil volontaire sous
les délicieux ombrages de Tibur ou de Préneste, avec la conservation des
biens ; c’était la perte de la fortune et le bannissement dans une des
Cyclades, parfois sur l’aride rocher de Gyaros[112].
Le gouvernement impérial comptait si bien sur l’efficacité
de ce contrôle exercé par les assemblées provinciales, que Claude s’imposa la
loi de ne jamais donner de nouvelles fonctions qu’après un intervalle de
plusieurs mois, afin de laisser aux plaintes le temps d’arriver au sénat[113]. Nous avons une
liste de présents envoyés par un ancien légat à un député qui, dans une
assemblée provinciale, avait fait rejeter la résolution d’accuser à Rome un
de ses prédécesseurs. La valeur des dons et les termes de la lettre d’envoi
montrent l’effroi que causaient ces accusations et font croire à la sagesse
qu’elles devaient inspirer[114].
Les sujets provoquèrent des récompenses aussi bien que des
châtiments. Les décrets rendus par une assemblée provinciale en faveur du
légat le recommandaient au prince pour de nouveaux honneurs[115], et Auguste,
attachant beaucoup d’importance à ces manifestations, voulut en garantir la
sincérité. Il ne permit pas qu’on votât en présence et sous la pression du
magistrat qui était l’objet de ces hommages ; un intervalle de soixante jours
au moins fut nécessaire entre la sortie de charge du gouverneur et
l’ouverture de la délibération sur le décret honorifique. Un rescrit de l’année
531 rappelle ce double droit[116], de blâme et
d’éloge ; et le Digeste montre que l’empereur répondait directement à
l’assemblée[117].
Les provinciaux n’usaient qu’à toute extrémité du privilège
redoutable de l’accusation ; mais fréquemment des députations apportaient à Rome
leurs vœux, preces sociorum, et les
bons princes regardaient comme un devoir de leur charge d’écouter ces
prières. Tacite et Ilion nous le disent pour Tibère[118] ; nous pouvons
sans crainte l’affirmer pour Auguste et pour tous les empereurs véritables.
Nous n’aurons pas de détails sur la cérémonie du 1er
janvier, qui, chaque année, se renouvelait en présence du gouverneur, pour la
prestation du serment de fidélité des soldats et des provinciaux[119]. Les uns
étaient sans doute représentés par leurs chefs, les autres par leurs députés
; c’était encore une occasion de se réunir et de s’entendre.
On a longtemps méconnu le rôle et l’utilité de ces
assemblées[120],
dont il est cependant aisé de suivre la trace pendant toute la durée de
l’empire[121].
On oubliait qu’avec leur droit d’accuser des magistrats coupables, non plus
comme autrefois par-devant des complices, mais en présence d’un prince
intéressé d faire régner la justice dans les provinces, afin d’y faire régner
la paix, les conciles provinciaux ont été, pour l’administration impériale, un
frein salutaire, et qu’une part leur revient dans la prospérité dont témoigne
toute l’histoire du haut empire. Un jour même, ils ont peut-être sauvé la
domination romaine, lorsqu’au temps de Vitellius, quand tout semblait se
dissoudre et que Velléda soulevait la Germanie, les députés des cités gauloises,
réunis à Reims pour décider s’ils prendraient le parti de Civilis, sommèrent
les Trévires, au nom des trois Gaules,
d’avoir à déposer les armes[122].
Lorsqu’il côté de ces droits des assemblées provinciales on
place ceux des cités : comices populaires, élection des magistrats,
juridiction des duumvirs, libre gestion de tous les intérêts municipaux, même
l’organisation, au besoin, d’une milice urbaine[123], on est forcé
de reconnaître qu’il subsistait dans cet empire du despotisme, comme on
l’appelle, bien des principes de liberté, et l’on comprend la légitimité
qu’avait aux yeux des peuples le gouvernement impérial. On verra dans le
cours de cette histoire comment et par quelles causes ces libertés
municipales peu à peu disparurent ; avais nous pouvons dès à présent
reconnaître que, dans la pensée d Auguste, les assemblées provinciales, utiles
à la bonne administration du pays, devaient rester stériles pour la politique
générale de l’empire.
Les Romains, qui n’aimaient pas à intervenir dans les
affaires intérieures de leurs sujets, voyaient ces assemblées sans jalousie
et eussent sans regret laissé leur prince en accroître les attributions.
César l’eût fait assurément, lui qui avait si bien compris que Rome devait élargir
ses institutions, comme elle avait agrandi son empire ; qui avait envoyé de
nombreuses colonies au delà des mers pour latiniser les vaincus, donné à des
millions d’étrangers les droits des citoyens, appelé au sénat beaucoup de
provinciaux, et décoré quantité de leurs villes de ces monuments qu’Auguste
réservait pour Rome seule. Il n’aurait pas manqué d’utiliser, comme
souverain, ces assemblées dont il avait su, comme général, tirer si bon
parti. Auguste, satisfait des services qu’elles pouvaient lui rendre pour la
bonne administration de l’empire, ne voulut point en faire un instrument
politique. Développée avec intelligence, cette institution lui aurait fourni
le point d’appui qu’il ne trouvait nulle part dans une société troublée par
tant de guerres, décimée par tant de proscriptions et où rien de fort n’était
resté debout, si ce n’est la crainte de guerres et de proscriptions
nouvelles. Il vit surtout Rome dans l’empire, et dans Rome le sénat, qu’il
aurait voulu ramener au chiffre de trois cents membres[124], pour conserver
le gouvernement du monde dans les mains de l’aristocratie romaine, maintenant
docile à son autorité ; quant aux députés des provinces, il ne leur demanda
que de venir brûler de l’encens sur son autel[125].
V. — ORGANISATION DES PROVINCES.
Sur les dix-huit années qui suivirent la bataille
d’Actium, Auguste en passa onze au moins dans les provinces, et ces onze
années, il les employa à mettre l’ordre dans le chaos produit par un
demi-siècle de révolutions[126].
Les
provinces au temps d'Auguste
La Gaule
et l’Espagne l’occupèrent d’abord. Il s’y rendit à la fin de l’an 27, après
s’être fait donner légalement à Rome, où il laissait Agrippa consul, toutes
les armées et la moitié des provinces.
Il allait, disait-on, reprendre les desseins de César
contre les Bretons, et la poésie chantait déjà ses victoires aux derniers
confins du monde[127]. Mais Auguste
calcula qu’à cette expédition il gagnerait peu et risquerait beaucoup : il
laissa les Bretons libres. Strabon trouve la résolution sage. On estime, dit-il, que
les droits payés par ces insulaires sur nos marchandises dépassent ce que
rapporterait un tribut annuel[128]. Cette
politique réussit ; les chefs bretons envoyèrent à l’empereur de
respectueuses ambassades et des offrandes qu’ils consacrèrent dans le
Capitole. Le temps qu’il eût perdu à cette inutile conquête, Auguste
l’employa à organiser ce qu’on avait déjà conquis.
Malgré les victoires d’Agrippa en l’an 37, la Gaule était restée
frémissante, au moins à ses extrémités, dans l’Aquitaine qui s’appuyait aux
Pyrénées comme à taie forteresse, et dans la Belgique ou le
voisinage des Germains entretenait l’agitation. À peine débarrassé d’Antoine,
Auguste avait envoyé en Gaule trois armées qui comprimèrent ces dernières
convulsions de la liberté mourante (29 av. J.-C.). La première conquête, celle du sol, était donc
achevée. Restait la seconde, plus difficile à faire, celle des esprits et des
mœurs, car l’organisation sociale qui avait si héroïquement soutenu la lutte
subsistait tout entière, et les Druides continuaient d’attirer la foule à leurs
jugements, à leurs écoles, à leurs sanglants sacrifices. Riais, si Auguste
n’était pas l’homme de la force, il était celui de l’adresse ; il n’eut pas
conquis les Gaules, il sut les transformer. Il lit trois choses où se
montrent cette habileté patiente, cet art d’assoupir et d’éteindre, qui
furent tout son génie.
Il établit des divisions administratives conçues de
manière à rompre les anciennes fédérations ou clientèles.
Il distribua inégalement les privilèges dans ces
provinces, pour créer parmi les Gaulois des intérêts différents, comme le
sénat avait fait en Italie après la guerre d’indépendance.
Enfin, il entreprit de convertir les fils des druides au
polythéisme romain ; on vient de voir comment il y réussit.
La Narbonnaise,
depuis longtemps docile, conserva ses anciennes limites, mais reçut de
nombreux colons dans plusieurs de ses villes, et la frontière de l’Aquitaine
fut portée à la Loire,
pour que, dans l’Ouest, une usasse considérable de populations gauloises fit
contrepoids à la finasse compacte des tribus aquitaniques. Dans l’Est, toute
la rive gauche du Rhin, des sources du fleuve à ses embouchures, fut placée
sous un même commandant militaire ; plus tard, Auguste en forma deux
provinces. La Celtique.,
réduite de moitié, s’appela depuis cette époque la Lugdunaise[129].
Dans les trois provinces chevelues, il fit, dit un de ses historiens, le recensement des Gaulois et il ordonna leur vie et leur
condition politique[130]. Pour certains
peuples, il changea les limites de leur territoire[131], le nom ou la
place de leur capitale, afin d’effacer les habitudes et les souvenirs du
temps de l’indépendance. Des peuplades entières avaient été exterminées, il
en donna les terres aux cités voisines ; celles que la guerre avait épuisées
furent réunies à d’autres ; des clients passèrent à la condition d’État
autonome, et ce qu’il restait des trois cents nations mentionnées par
Josèphe, Appien et Plutarque fut réparti en soixante circonscriptions
municipales. C’était à peu près le nombre des peuples qui avaient joué un rôle
dans l’histoire de l’ancienne Gaule, de sorte qu’Auguste, selon sa coutume,
paraissait ne rien changer, alors qu’il changeait tout[132]. Pour
l’administration de la justice, les trois provinces furent, comme les autres,
divisées en ressorts judiciaires, conventus juridici.
Auguste ne fonda point de nouvelles colonies dans les
provinces chevelues, parce qu’il ne voulait pourtant pas dépeupler l’Italie pour
latiniser la Gaule. Il
préféra concentrer la vie romaine dans la Narbonnaise, comme
en un foyer d’où elle rayonnerait sur la Celtique. Mais ce
qu’il ne pouvait faire par des colons, il le fit par lui-même, en contractant
des liens étroits avec une foule de cités chevelues qui prirent son nom et
dont les habitants devinrent ses clients»
Il laissa aux Édues, aux Lingons et aux Rèmes le titre
d’alliés du peuple romain, et il le concéda aux Carnutes, pour qu’au sud, au
nord et à l’est, il se trouvât trois peuples puissants intéressés au maintien
du nouvel ordre social. A dix autres il permit de conserver leurs lois, civitates liberæ, et la juridiction de leurs
magistrats. Aux Auskes, le plus puissant peuple de l’Aquitaine, aux Convènes (Saint Bertrand de Comminges),
qui gardaient le passage central des Pyrénées, et à beaucoup de peuples, dans
la Narbonnaise,
il accorda le droit des Latins qui conduisait à l’obtention de la cité
romaine. Ce dernier privilège était envié, parce qu’il donnait l’égalité avec
les vainqueurs, mais Auguste s’en montrait avare et ne le conférait qu’à des
particuliers sur qui ce titre appelait la considération et les honneurs
municipaux.
Ainsi Auguste faisait aux peuples et aux individus des
conditions diverses ; il montrait au dévouement intéressé par quels moyens se
gagnait la faveur impériale, et, en exerçant sur la Gaule une pression inégale,
il empêchait qu’il se formât une haine commune contre les dominateurs
étrangers.
Il augmenta le tribut, mais le répartit plus
équitablement, et, afin d’assurer la police du pays, il déclara les soixante
peuples gaulois, constitués en corps de nation (civitates), responsables des
désordres qui éclateraient dans leurs villes ou leurs cantons (pagi).
Il leur donna une capitale toute romaine, Lyon, que Munatius
Plancus avait récemment fondé, pour des bannis de Vienne, sur la montagne de
Fourvières[133].
Assis prés du confluent marécageux de la Saône et du Rhône, presque au point de
rencontre des quatre provinces et à deux pas des Alpes, Lyon était
admirablement situé pour devenir la plus grande des cités transalpines. Sans
passé, sans souvenirs, sans liens patriotiques avec les nations chevelues, il
allait recevoir et répandre sur la
Gaule l’esprit de Rome. Auguste augmenta la colonie de
Plancus dont il fit le centre de l’administration romaine dans la Gaule chevelue[134] ; il lui donna
un atelier monétaire pour la frappe des pièces d’or et d’argent au coin de
l’empereur, et une cohorte y tint garnison pour la protection des nombreux
agents que le service impérial y retenait[135]. C’était la
seconde capitale de l’empire. Agrippa se hâta de faire partir de ses portes
quatre grandes voies qui coururent à travers les monts de l’Auvergne, par
Limoges et Saintes, jusqu’à l’Océan ; par Autun, Sens et Beauvais, jusqu’à la Manche ; par Châlon,
Langres, Metz et Coblentz, aux bords du Rhin ; enfin le long du Rhône, vers
Marseille et les Pyrénées.
Mais, avant tout, il fallait être maître des passages
entre la Gaule
et l’Italie. Un grand chemin longeait déjà la côte de Gênes à Marseille, et
les Ligures montagnards établis au-dessus de cette route étaient surveillés
par un officier romain de l’ordre équestre qu’on leur envoyait tous les ans.
Mans les Alpes Cottiennes régnait un petit prince qui, se voyant menacé,
sollicita lui-même l’amitié de Rome et fit ouvrir par son peuple la grande
voie du mont Cenis. L’empereur se garda de dépouiller un chef si docile :
Cottius conserva son aride royaume et sa petite capitale Segusio (Suze), où il éleva
un arc de triomphe en l’honneur d’Auguste. Toutefois une nouvelle colonie fut
prudemment placée à la descente de ses montagnes, Augusta
Vagiennorum (Saluces)
; Augusta Taurinorum (Turin) s’y trouvait
déjà et fut renforcée. Plus haut habitait dans le val d’Aoste la belliqueuse
tribu des Salasses. On leur avait pris déjà leurs mines d’or, situées dans le
pays bas, et la colonie d’Eporedia
avait été fondée pour les contenir (Ivrée). Mais comme ils occupaient toujours les hauteurs, ils
détournaient les eaux, ou les vendaient aux fermiers des mines. Une fois même
ils pillèrent l’argent de l’empereur, et, sous prétexte de travailler aux
chemins et aux ponts des rivières, ils faisaient rouler sur les troupes qui
passaient d’énormes quartiers de rocs. Terentius Varron les attaqua en l’an
25 : 44.000 Salasses, le peuple tout entier, furent vendus l’encan, à la
condition imposée aux acheteurs d’emmener leurs esclaves en des pays
lointains et de ne pas les affranchir avant vingt années. Trois mille prétoriens
s’établirent à Augusta Prætoriæ (Aoste), et deux
routes furent aussitôt dirigées de là sur Lyon par le grand et le Petit
Saint-Bernard. La capitale romaine de la Gaule chevelue, ne se trouva plus qu’à deux ou
trois journées de marche de l’Italie, où ses nombreux marchands portèrent les
denrées de la Gaule,
et l’heureuse ville put prendre le surnom de Copia, l’Abondance, qui marquait
sa prospérité. Un aqueduc long de 84 kilomètres, y
apporta du mont Pilat les eaux pures du Gier et du Janon.
Plus tard (14 av. J.-C.), les Ligures chevelus firent soumission, et sur
la dernière cime des Alpes Maritimes s’éleva un gigantesque trophée de marbre
qui annonça bien loin en mer aux marins qu’ils pouvaient sans crainte longer
cette côte autrefois redoutable et maintenant pacifiée.
On a vu les habiles mesures prises par Auguste pour faire
la conquête morale de la
Gaule. Elles réussirent. Les habitudes changèrent et Ies
souvenirs s’effacèrent, non partout assurément ni dans tous les cœurs ; assez
cependant pour qu’au bout de quelques générations cette vieille race eût pris
une physionomie nouvelle. Un contemporain, Strabon, témoigne de ses efforts
pour avancer dans la voie où Auguste l’appelait : En
tous lieux, dit-il, on cultive, on
défriche[136]. Et, tandis que
les pauvres travaillaient, les jeunes nobles allaient servir comme auxiliaires
dans les camps romains et y perdaient, au contact des légionnaires, ce qui
leur restait de gaulois, ou bien accouraient aux écoles et remplaçaient les
luttes de l’épée, maintenant impossibles, par celles de l’esprit. Les cités
gauloises, devançant Rome même, furent les premières dans l’Europe à établir
des cours publics par des professeurs salariés. Les villes de la Narbonnaise
donnèrent l’exemple ; les autres suivirent, et l’on vit la Gaule envoyer à l’Italie
des maîtres d’éloquence latine.
Pour la protéger contre les attaques extérieures et en
même temps pour lui ôter tout espoir de secours étranger, huit légions et une
flottille gardèrent le Rhin. En peu d’années s’élevèrent au bord du fleuve
plus de cinquante châteaux forts qui sont devenus des cités. De vigoureuses
expéditions refoulèrent les Germains dans l’intérieur de leurs forêts ou obligèrent
des tribus entières à se transporter sur la rive gauche. En une seule fois
Tibère établit sur le bas Rhin quarante mille Gugernes, dont le nom devint
plus tard celui de la
Gueldre. Son frère Drusus joignit par un canal l’Yssel au
Rhin, et imposa aux Frisons un tribut annuel de peaux de bœuf. — Au sud, la
flotte de Fréjus gardait la frontière de mer et protégeait contre les pirates
le commerce de Marseille et de Narbonne.
Auguste fit un second voyage en Gaule, neuf ans après le
premier. Il avait chargé un Gaulois du nom de Licinius d’y lever l’impôt. Ce
Licinius, ancien esclave, n’avait vu dans sa place qu’une occasion de faire
fortune, et il la faisait avec l’impudeur d’un homme qui se sentait appuyé
par huit légions. Il voulait qu’on payât par mois un douzième de l’impôt, ce
qui était juste ; nous agissons encore ainsi. Mais il comptait audacieusement
quatorze mois dans l’année, douze pour l’empereur, deux pour lui. A l’arrivée
d’Auguste, les Gaulois demandèrent justice. Le procurateur, garçon d’esprit,
voit le danger ; il mène Auguste dans sa maison, lui montre les trésors
extorqués et lui dit : Voilà ce que j’ai amassé
pour toi et les Romains. Cet or, les Gaulois s’en fussent servis contre Rome.
Prends-le, c’est ton bien. Auguste accepta. En voyant leur ennemi
dépouillé, les Gaulois purent croire encore à la justice du prince. Cette
fois cependant il n’y avait que demi justice, et Auguste faillit payer cher
cette complicité avec l’agent infidèle : un Gaulois de naissance illustre
résolut de l’assassiner et le suivit dans les Alpes, comptant s’approcher de
lui, à quelque passage dangereux, et le précipiter dans l’abîme. Il avoua
ensuite que le visage tranquille de l’empereur lui en avait ôté le courage.
De la Gaule,
Auguste passa en Espagne, ou l’attendaient les mêmes travaux (26 av. J.-C.). Les
Astures et les Cantabres, retranchés dans leurs montagnes, y défiaient la
puissance romaine. Attaqués par terre et par mer, ils ne furent soumis que
l’année suivante par le lieutenant Antistius : soumission précaire, car,
trois ans après, il fallut encore les combattre. Agrippa seul, en l’an 49,
put vaincre leur résistance : sa modération fit plus que les cruautés de ses
prédécesseurs. Il les obligea à quitter ces montagnes où souffle toujours un
air de liberté, et il les établit dans la plaine, sous la main des officiers
impériaux. Un souvenir de cette lutte opiniâtre s’est conservé dans un chant
basque probablement fort ancien, sans être du temps de cette guerre. De Rome les étrangers nous oppriment, mais la Biscaye élève son chant
de victoire. — Octave, du monde
dominateur, Lécobidi biscayen ; — Du
côté de la mer et du coté de la terre, il met autour de nous le siège
; — A lui les plaines arides, à nous les bois et
les cavernes des monts. — Mais, ô
coffre du pain, que tu es mal rempli ! — Ils ont dures cuirasses ; mais les corps sans défenses
sont agiles. — Cinq années jour et
nuit, sans repos, le siège dura. — Des
nôtres quand ils tuaient un, quinze ils perdaient ; eux beaucoup, nous peu.
— A la fin nous fîmes alliance. — Du Tibre la ville est assise au loin, mais des grands
chênes la force s’use au perpétuel grimper du pic[137].
Les Pyrénées comme les Alpes occidentales étaient
domptées, et dans l’Espagne comme en Gaule tout foyer de résistance était
éteint. Une division nouvelle changea aussi de ce côté les anciennes
habitudes des peuples. La
Citérieure, devenue Tarraconaise, fut agrandie, et
l’Ultérieure fut partagée en Lusitanie et Bétique. Celle-ci jouait depuis
longtemps en Espagne le rôle de la Narbonnaise en Gaule ; il n’y avait donc autre
chose à y faire que de seconder le mouvement qui portait cette province vers
les mœurs romaines. De nouvelles colonies, Hispalis
(Séville), Astigi (Ecija), y aidèrent ; et quelques années après, Strabon
pouvait dire : Les indigènes de la Bétique ont absolument
adopté les mœurs et la manière de vivre des Romains, au point qu’ils ont
oublié leur propre langue. Plusieurs avaient reçu déjà le jus Latii,
Auguste multiplia les concessions de ce genre ; la plupart aujourd’hui le
possèdent. Ils ont de plus beaucoup de colonies, de sorte que peu s’en faut
qu’ils ne soient tout à fait Romains. Aussi les appelle-t-on togati.
Les Celtibères, dont les mœurs étaient autrefois si féroces, sont de ce
nombre. Ainsi l’influence romaine gagnait le centre de l’Espagne
sur lequel elle agissait de trois côtés à la fois, par la Bétique au sud, par les
plaines de Valence à l’est, et au nord par la vallée de l’Èbre, cette large
porte ouverte sur la
Méditerranée et l’Italie. L’Èbre, dont les sources étaient
captives depuis la soumission de la Biscaye, passait entre les murs de trois
colonies récentes, Xelsa, Saragosse et Tortose (Celsa, Cæsar-Augusta et Dertosa).
Une chaîne de postes militaires enveloppa toute la région occidentale : Léon
et Astorga (Legio Septima et Asturica)
veillaient sur les Astures ; les Gallaïques étaient gardés par Braga (Braccara), les Lusitaniens par Evora (Ebora), Lisbonne (Olisippo),
Beja ou Badajoz (Pax Augusta) et Mérida (Aug. Emerita), leur capitale, qui devint une des plus
belles cités de l’empire : ses ruines suffiraient à faire la richesse d’un
musée. Les quatre colonies qui viennent d’être nommées, en dernier lieu,
n’avaient paru suffisantes qu’après qu’on eut transporté une partie des Lusitaniens
au sud du Tage, plus près de la
Bétique et de la civilisation romaine. Ceux qu’on laissa au
nord du fleuve furent contraints d’y bâtir des villes. Maintenant, dit Strabon, cinquante peuples, autrefois toujours en armes, y vivent
en paix, mêlés à des colons italiens. — Le brigandage même a disparu, dit Velleius Paterculus, et
c’est à Auguste qu’il en rapporte l’honneur[138].
L’Espagne aime la force et la grandeur, même acquises à
ses dépens César, qu’elle avait deux fois combattu, y était populaire.
Auguste put donc, sans blesser le sentiment national, y multiplier les
témoignages de sa piété envers son père adoptif. Les villes sollicitaient
elles-mêmes l’honneur de changer leur nom contre celui du fondateur de
l’empire. L’une devint la vertu, l’autre la noblesse Julienne ;
celles-ci la gloire et la constance, celles-là le bonheur et la libéralité
de César[139].
Gadès, comme Mérida et vingt autres, prit le nom d’Augusta en l’honneur de
celui qui pacifiait la terre et la mer[140]. Des ponts, en
effet, jetés sur les fleuves, des routes percées à travers les montagnes, et,
mieux que cela, l’action de toutes ces colonies, le goût du bien-être
développé chez ces barbares, et la surveillance des troupes considérables qui
furent tenues dans le nord et l’ouest de la péninsule, garantirent partout
une sécurité dont la civilisation profita. Sollicités par elle depuis plus de
deux siècles, ces peuples l’avaient repoussée avec une énergie sauvage.
Maintenant qu’ils ont déposé les armes, ils se jettent avidement dans ses
bras. En quelques années ils auront regagné le temps perdu à des luttes
héroïques. Les Celtibères aujourd’hui ne portent-ils pas la toge ? et, dans
ces laboureurs pacifiques de la vallée du Tage, Viriathe pourrait-il
reconnaître les guerriers farouches qui infligeaient au sénat la honte d’un
traité conclu entre eus et le peuple romain ? Chez
les Cantabres même toute guerre a cessé, et les plus féroces, loin de piller
leurs voisins, portent les armes pour l’empire[141]. Une vie d’homme
suffit pour opérer cette révolution. Aussi l’Espagne reconnaissante lui éleva
des autels et ne voulut compter que par l’ère d’Auguste, qu’elle conserva
jusqu’à la fin du moyen âge.
Auguste était encore en Espagne quand il régla les
affaires de l’Afrique occidentale. II avait déjà fondé plusieurs colonies
dans cette région et commencé son organisation en province, dans le temps où
il envoyait de nouveaux colons à Carthage, afin que les Maures et les Numides
fussent pris comme entre deux foyers de vie romaine. Trouvant les Maures trop
barbares pour la régularité de l’administration impériale, il leur rendit un
gouvernement indigène. Juba, fils de l’ancien roi de Numidie, qu’on avait
élevé à Rome dans le culte des lettres et le respect de la puissance romaine,
reçut comme royaume une partie du pays des Gétules, et celui des Maures à
l’ouest de l’Ampsagas (25)[142]. Mais de
l’Espagne les Romains surveillaient la Maurétanie, qui était, pour une partie de ses
approvisionnements, dans la dépendance de la Bétique, comme le Maroc
l’est aujourd’hui de Gibraltar pour les objets manufacturés[143]. Près de
Tanger, sur la côte africaine, s’élevait la ville de Zilis ; Auguste en
transporta les habitants de l’autre côté du détroit : à Algésiras, qu’il
colonisa sous le nom de Colonia Julia transducta.
Au reste, le nouveau roi ne trouva pas des sujets bien dociles. Les Gétules,
indignés de n’être plus gouvernés par Rome, se soulevèrent en l’an 5 de J.-C.,
pour ce motif qui paraîtrait singulier, si l’on ne voyait d’autres peuples réclamer
à la même époque leur incorporation dans l’empire. Les légions durent marcher
contre ces amis trop zélés de l’administration romaine, et un général revint
de cette guerre avec les honneurs triomphaux et le surnom de Gétulique[144].
Cette même année où il faisait un royaume en Afrique,
Auguste en défit un en Asie. Amyntas, roi des Galates, était mort en laissant
des enfants. Mais cet État, placé au centre des possessions romaines, était à
présent inutile pour la police de cette région : Auguste réduisit la Galatie en province (25).
Les Astures et les Salasses vaincus, l’empire se trouva
sans guerres. Le temple de Janus fut alors une seconde fois fermé (25), et des
Indiens, des Scythes, dont chaque année les négociants romains[145] visitaient
maintenant les pays, vinrent rendre hommage au chef de cet immense empire qui
mettait sa gloire dans les travaux de la paix.
La Gaule,
l’Afrique et l’Espagne organisées, Auguste retourna à Rome prendre la puissance
tribunitienne à vie. On y joignit, en commémoration de ses dernières
victoires, le droit de porter à perpétuité, le premier jour de l’an, la
couronne et la toge triomphales, et un sénatus-consulte décréta l’érection
d’un arc de triomphe au sommet des Alpes. Après un séjour de prés de deux
années dans la capitale (24-22),
il commença par la Sicile
la visite des provinces orientales. Il y ordonna
toutes choses, dit son historien. Elle avait grand besoin en effet
que le maître y parût. La guerre de Sextus avait ajouté de nouvelles ruines à
celles des anciennes guerres, et la misère était partout sur cette terre
féconde. Auguste rétablit Catane, Centuripæ, et envoya une colonie à
Syracuse, qui était réduite de cinq quartiers à un seul, l’Achradine[146].
De Sicile il passa en Grèce. Cythère appartenait à un
certain Euryclès, fort méchant homme, qui, de son roc insulaire, s’était fait
comme le tyran de la
Laconie. Auguste l’exila et donna son île aux Lacédémoniens
; pour leur faire honneur, il s’assit à leurs tables publiques, seule chose,
hélas ! Qu’ils eussent gardée des anciens temps. Mais il ôta aux Athéniens
Égine et Érétrie et leur défendit de trafiquer à prix d’argent de leur droit
de cité. Les uns étaient punis de leurs flatteries à Antoine, les autres
récompensés de l’asile qu’ils avaient offert à Livie fuyant, avec son premier
époux, les proscriptions et les triumvirs. Cependant il détacha de la
juridiction de Sparte vingt-deux villages dont les habitants (les Éleuthérolaconiens)
s’étaient les premiers, dans les anciennes guerres, donnés aux Romains[147]. Corinthe reçut
de lui de nouveaux colons, car il tenait à relever une cité qui servait d’entrepôt
entre les deux mers ; plus tard, il établit des vétérans à Patras et à
Buthrotum, sur le canal de Corfou, pour tenir en bride les Corcyréens trop
enclins à la piraterie.
Auguste, qui parlait beaucoup à Rome des coutumes du temps
passé, essaya d’en faire revivre quelques-unes en Grèce ; il rétablit le
conseil amphictyonique, avec la même sincérité que celle dont il avait usé à
l’égard des institutions républicaines. Quinze peuples ou cités, représentant
trente voix, purent envoyer des députés à la nouvelle assemblée. Mais la
seule ville de Nicopolis, qu’il avait fondée, disposa de six voix, autant que
la Thessalie
et que la Macédoine.
La Béotie, la
Phocide, Delphes, n’en eurent que deux chacune ; la Doride, Athènes, l’Eubée,
la Locride Ozole,
la Locride
Opuntienne, une seule ; et quatre des plus glorieuses cités
de l’ancienne Hellade : Argos, Sicyone, Corinthe, Mégare, furent obligées de
se réunir pour former un suffrage. En outre, les députés de Nicopolis, de
Delphes et d’Athènes assistaient à chaque session, et les autres ne siégeaient
qu’à tour de rôle[148]. Quoique ce
règlement subsistât encore au temps de Pausanias, il ne faut pas s’étonner que
Strabon considérât l’amphictyonie comme n’existant plus.
Quelques mois avaient suffi au règlement des affaires
helléniques ; l’Asie l’occupa plus longtemps. De Samos, où il passa l’hiver à
étudier les questions que soulevait le gouvernement des provinces orientales,
il se rendit à Éphèse, où il limita, pour le temple de Diane, le droit d’asile
qui, s’étendant sur presque toute la ville, faisait de cette cité un repaire
de bandits[149]
; de là il se rendit à Ilion, dont il confirma les privilèges comme première
patrie du peuple romain. Il traversa ensuite toute la péninsule, visitant sur
sa route les provinces du sénat comme les siennes, et réglant toute chose
souverainement, mais avec des attentions délicates pour ces populations
vaniteuses et frivoles, à qui une grâce légère faisait oublier les maux
passés : à Éphèse, il rendit un Apollon qu’Antoine y avait pris, et à Samos,
deux des trois statues de Myron, la Minerve et l’Hercule, que le triumvir avait
volées dans le temple de Junon. Quelques villes obtinrent le droit de cité ;
d’autres, le jus Latii. Il
donna la liberté à Samos, comme il l’avait donnée aux districts de la Pamphylie soumis à
Amyntas[150]
; il l’ôta à Cyzique[151], à Sidon, à
Tyr, à cause des séditions que les magistrats de ces trois villes n’avaient
pas su empêcher. Tous, officiers romains et provinciaux, furent ramenés à la stricte
observation des lois[152].
Les rois alliés, à leur tour, furent selon leurs mérites
récompensés ou punis. Il venait de détruire le royaume inutile des Galates (25 av. J.-C.) ;
l’année d’auparavant, il avait, au contraire, envoyé les insignes de la
dignité sénatoriale, avec le titre d’allié, à ce Polémon dont la politique
romaine avait besoin à cause du voisinage de l’Arménie. Bientôt même il lui
donnera un second royaume, celui du Bosphore Cimmérien. La Cappadoce était un des
avant-postes de l’empire vers l’Euphrate ; afin d’accroître les forces de son
roi, il augmenta ses domaines[153] ; plus tard, il
lui permit d’épouser la veuve de Polémon, qui lui apporta en dot une partie
des possessions de son premier époux.
Le roi de la
Commagène avait commis un meurtre odieux : Auguste, qui ne
punissait la cruauté d’Hérode que d’une plaisanterie peu attique, eut, à ce
qu’il semble, intérêt à se montrer cette fois sévère ; il déposa le meurtrier
et donna sa place au fils de la victime. On voit que Rome se réservait la
haute juridiction sur tous ces petits tyrans qui n’avaient que trop longtemps
fatigué le monde de leurs passions sanguinaires[154].
Il confirma le fils de Jamblique, roi d’Émèse, dans la
possession de l’héritage paternel, et rendit à celui de Tarcondimotos la Cilicie orientale qu’il
lui avait retenue dix ans. Ces deux petits États Semblaient nécessaires pour
arrêter les brigandages des montagnards du mont Amanus et ceux des nomades
établis sur les frontières de la
Syrie et de la Palestine. La même raison valut à Zénodore et à
Hérode la conservation de leur tétrarchie, à l’un la Trachonitide, à
l’autre la Judée. On
a vu précédemment l’adresse d’Hérode à se concilier la faveur d’Auguste. Ce
prince lui laissa la liberté, qu’il n’accordait pas aisément, de choisir
parmi ses enfants celui qu’il voulait pour son successeur, et Zénodore ayant
été vers ce temps emporté par une maladie, il gratifia le roi juif de sa
principauté. Suétone avait donc raison d’écrire : Il
considérait les rois alliés comme des membres de l’empire. Souvent il donna
des tuteurs à leurs enfants mineurs, et il en fit élever un grand nombre avec
les siens dans sa propre famille[155].
Lorsque Cléopâtre avait voulu fuir aux Indes, les Arabes
nabatéens avaient brillé la flotte qu’elle réunissait dans la mer Rouge ; ce
service avait valu à leur roi d’être reconnu par l’empereur. Auguste tâchait
de vivre en bons rapports avec ces nomades, maîtres des avenues de la Syrie, de la Palestine et de
l’Égypte, bien que le ministre de leur roi Obodas eût peut-être à dessein
égaré Gallus dans l’expédition dont il sera bientôt parlé[156].
Les relations qui nous peignent la cour clés rajahs
indiens, à qui la
Compagnie anglaise laissait une ombre d’indépendance,
montrent comme ils se dédommagent de leur impuissance politique, en
satisfaisant les caprices les plus insensés, et du repos auquel une force
supérieure les condamne, par de sanglantes tragédies d’intérieur. Ces
esclaves couronnés, qui font de si abominables tyrans, sont le vivant
portrait de ces petits rois que Rome conservait dans ses provinces orientales.
Je ne dirai pas qu’Auguste se proposât de faire sentir aux peuples voisins,
par ce contraste, le bonheur de vivre sous la loi romaine, mais il en sortait
certainement pour eux une leçon. De toutes parts on entendait vanter le calme
dont jouissaient les provinciaux, et les pays restés indépendants imploraient
l’honneur d’être admis au nombre des sujets de l’empire. On a vu les Gétules
soutenir une guerre furieuse, parce qu’Auguste les avait donnés à Juba ; les
habitants de la Commagène,
après la mort d’Antiochus, voulurent être Romains[157], et, après
celle d’Hérode, les Juifs supplièrent qu’on les réunit à la province de
Syrie. Huit mille d’entre eux établis à Rome appuyèrent la demande des
cinquante ambassadeurs[158].
Auguste ne visita pas cette fois l’Égypte[159] ; mais il avait
si bien réglé l’administration de cette grande femme impériale, que sa
présence y était inutile.
Ce pays vit le premier exemple de la sévérité du nouveau
gouvernement à l’égard de ses agents. Cornelius Gallus, ami de Virgile et
d’Auguste, en avait eu le commandement. C’était un poète : la tête lui
tourna, quand il se trouva maître absolu de sept millions d’hommes. Il agit
comme un Pharaon ou un Ptolémée, peupla l’Égypte de ses statues, gratta son
nom et ses exploits sur les pyramides, et par ses exactions excita une
révolte qu’il réprima cruellement : Thèbes fut pillée et détruite. Auguste
n’entendait pas qu’on régît avec ces façons royales son patrimoine ; il
destitua Gallus, il lui interdit sa présence, et le sénat, s’empressant de
frapper celui que le prince repoussait, le condamna à l’exil : Gallus se tua (28 ou 26 av. J.-C.).
Petronius, son successeur, comprit mieux les intentions d’un prince à l’égard
d’un pays qui nourrissait honte pendant quatre mois de l’année, par où
passait tout le commerce des Indes, et qui, à lui seul, versait dans le
trésor l’impôt de six provinces. Sous les derniers Ptolémées, la famine et la
peste l’avaient fréquemment désolé ; Petronius fit exécuter de grands travaux
pour arriver à un meilleur aménagement des eaux du Nil ; il répara les digues
et nettoya les canaux. Les eaux se perdant moins vite et, l’inondation allant
plus loin, les produits augmentèrent. Avant ce gouverneur, quand le Nil ne
montait que de huit coudées, il y avait famine : il fallait le double pour qu’il
y eût abondance ; sous lui, douze coudées donnèrent la plus ;rasade
abondance, et huit coudées ne donnèrent plus la disette[160]. Comme l’impôt
se réglait sur la révolte, les revenus du prince croissaient avec la
prospérité du pays. Le commerce, favorisé par une police vigilante, répandit
la vie jusque dans le désert. Tous les ans cent vingt vaisseaux partaient des
ports de la mer Rouge pour l’Inde, par la mousson d’été, dont on venait de
reconnaître la périodicité, et revenaient par celle d’hiver.
Tels étaient les travaux du maître du monde, et voilà
comme il jouissait de sa victoire. Si tout lui appartenait, son temps aussi
ses soins sa fortune mètre, appartenaient à tous ; car il avait accepté les
devoirs d’un gouvernement intelligent qui répare avec les ressources générales
les désastres particuliers. Dans ses longs voyages, il soulageait les villes
obérées et rebâtissait celles que quelque fléau avait détruites. Tralles,
Laodicée, Paphos, renversées par des tremblements de terre, sortirent plus belles
de leurs ruines. Mille autres, dit l’historien Dion, furent secourues (LIV, 23). Une année même il
paya de ses deniers tout l’impôt de la province d’Asie[161]. Quand il
prenait aux Grecs un chef-d’œuvre, il en donnait le prix : Cos, en échange de
la Vénus Anadyomène
d’Apelles, obtint une remise de 100 talents sur son tribut.
La route des honneurs n’était pas fermée aux provinciaux.
Un Mitylénien fut nommé procurateur d’Asie, un Juif apostat, Tibère
Alexandre, obtint la procurature de Judée, plus tard la préfecture d’Égypte,
et le Gaditain Balbus traversa triomphalement cette voie Sacrée qui avait vu
des provinciaux couverts de la robe à fleurs d’or, mais enchaînés et captifs.
D’autres venaient insulter dans Rome même par leur faste à la pauvreté des
vieilles maisons : un Gaulois achetait ces jardins que Salluste avait créés
avec l’or d’une province.
Tout eu montrant aux sujets cet esprit libéral, Auguste
refusa cependant d’entrer dans la voie que César avait ouverte et qui menait
à l’assimilation progressive des vaincus et des vainqueurs. Il fut très avare
du droit de cité ; il le retira probablement aux Siciliens et ne l’accorda
qu’à des magistrats de municipes et à de grands propriétaires, se servant de
ce titre pour constituer une noblesse dans les provinces comme il en avait
établi une à Rome. Ainsi se retrouve en tout cette tendance aristocratique de
son gouvernement qui a été signalée plus haut.
Les mesures générales de l’administration impériale
s’accordaient avec cette conduite du prince, qui était pour les gouverneurs
un exemple et une leçon. Toutes les divinités qui veulent entrer dans le culte
romain sont admises ; et chaque grande division de l’empire voit son dieu
national protégé, enrichi par les lois de Rome. Les Juifs avaient un principe
religieux radicalement opposé à celui de la pluralité des dieux ; mais comme
ils ne s’en servaient pas alors pour revendiquer leur indépendance nationale,
on les laissait, à Rome, en face de Jupiter très bon, très grand, lire
publiquement le Pentateuque et les sanglantes ironies dont les
prophètes flagellaient les idoles. En nous souvenant combien de sang a
répandu l’intolérance religieuse, nous tiendrons compte aux Romains de ce
temps de tout le mal qu’ils n’ont pas fait. Remarquons encore, à propos des
Juifs, que Rome, qui leur avait enlevé le droit de prononcer une sentence de
mort, leur laissa celui de sauver chaque année un coupable[162].
Pour le service militaire, Auguste n’était point exigeant
; il lui fallait peu de soldats proportionnellement à la masse des habitants
de l’empire, parce qu’il n’établissait point de garnisons à l’intérieur, et
cet impôt du sang tombait principalement sur les nouvelles provinces, dont
les populations belliqueuses le payaient sans contrainte[163].
Mais ses vingt-cinq légions, rangées en face de l’ennemi,
donnaient aux provinciaux un bien que, jusqu’à cette époque, on avait le
moins connu, la sécurité. Elles contenaient les barbares en garnissant la
frontière de forteresses et de camps où se concentra toute la science
militaire de l’antiquité, et, dans les pays placés en arrière, elles
construisaient des routes et des ponts, des canaux et des aqueducs. Nous les
verrons bâtir des amphithéâtres, dessécher des marais et planter des landes
arides : ce sont les vainqueurs d’Actium qui rendirent à l’Égypte sa
prospérité en nettoyant les canaux engorgés de son grand fleuve[164].
VI. — LE COMMERCE ; PROSPÉRITÉ DE
L’EMPIRE.
Il a été question plus haut de la nouvelle organisation
financière, du cadastre, des routes, des postes et de la réforme monétaire.
Le commerce profita de toutes ces mesures, et une vie nouvelle se répandit dans
cet empire si admirablement disposé pour une grande et longue existence.
En aucun lieu de la terre l’humanité n’avait rencontré des
conditions plus favorables à son développement qu’en ces pays qui, des
Pyrénées et des Cévennes, des Alpes et des Balkans, du Taurus et de l’Atlas,
descendent à la
Méditerranée, avec leurs fleuves sans nombre et leurs beaux
rivages chargés de riches et industrieuses cités. Assez vaste pour que des
peuples nombreux eussent trouvé place sur ses bords, cette mer était assez
resserrée, par ses promontoires et ses îles, pour que les côtes opposées
pussent répéter tous les échos qui s’élevaient de chaque point de ses
rivages. Les physiciens disent que la lumière va se perdre dans les espaces
lorsque rien ne l’arrête, mais que, si elle rencontre sur son passage un
forer qui la reçoive, la concentre et la renvoie, multipliée avec une grande puissance,
elle porte alors au loin son éclat et sa chaleur. Ainsi allait-il en être
dans cet empire étendu autour de la Méditerranée : cercle lumineux où chaque point
ne brillera pas seulement de la lumière qui lui est propre, mais de celle
encore qu’il reçoit ; où l’activité d’un peuple sera stimulée par celle des
nations qui lui font face, de sorte qu’à la grandeur de Rome répondra celle
d’Alexandrie, au commerce de Corinthe, de Pouzzoles et de Marseille, celui de
Smyrne, de Carthage et de Gadès, à la richesse enfin des régions du Nord, la
prospérité de celles du Midi.
De cette prospérité il nous reste un témoin intelligent et
véridique, Strabon, qui, du vivant d’auguste, parcourut une grande partie de
l’empire. Il atteste l’activité commerciale qui se développa dès que la mer
fut délivrée de pirates, la terre purgée de bandits et le temple de Janus
fermé. Nous verrons ainsi un côté de la vie ancienne auquel on n’accorde pas
l’attention qu’il mérite. Dans un aussi vaste ensemble que l’histoire de
l’empire romain les questions économiques ont leur place nécessaire à côté
des questions politiques et militaires ; car le commerce fit alors pour le
monde romain ce qu’il fera un jour pour l’Europe moderne : il rapprocha les
cités et les peuples dont nous avons montré les profondes différences, et il
créa, pour trois siècles, sinon l’idée d’une commune patrie, au moins le même
intérêt à conserver la Paix romaine.
On se plait à répéter que le commerce était pour Rome un
objet de mépris[165]. Oui,
peut-être, pour les Romains des premiers siècles, quoiqu’ils aient signé des
traités de commerce avec Carthage ; assurément non pour ceux de l’empire, qui
avaient d’autres idées que les anciens Quirites, comme ils avaient une autre
origine et d’autres mœurs. Que faisaient en Asie, plus d’un demi-siècle avant
Actium, les quatre-vingt mille Italiens que Mithridate y trouva[166], et à Utique
ces trois cents gros négociants romains dont les esclaves suffirent à la
garde de la ville ? Dans la Narbonnaise,
dit Cicéron[167],
il ne se remue pas un écu qu’il ne passe par les mains d’un Romain. : Est-ce
que les provinces seraient devenues si vite romaines sans le commerce, et
sans le commerce fait par des Italiens résidents ? Les mesures
administratives et les colonies n’auraient pu opérer si rapidement cette
fusion ; mais quand on trouve des marchands romains chez les Sicambres, les
Marcomans et les Irlandais[168], dans l’Arabie
Pétrée et la Tauride ; quand on sait que, pour le compte de Rome, cent vingt
vaisseaux allaient chaque année visiter les côtes de la presqu’île du Gange,
et que Pompée avait fait étudier la route de l’Inde par la Caspienne, l’Oxus
et la Bactriane[169], peut-on dire
que le commerce était odieux aux Romains et qu’ils trouvaient bon
d’abandonner aux provinciaux les profits de l’immense trafic qui se faisait
dans tout l’empire ?
Les Grecs honoraient le commerce et le favorisaient par
leurs institutions ; aussi était-il très florissant dans la Méditerranée
orientale. Mais le mouvement avait gagné l’Espagne, la Gaule, même la
Pannonie. La navigation de l’Ibérie occidentale
jusqu’aux colonnes d’Hercule est fort belle, dit Strabon, à quelques difficultés prés qu’on éprouve dans le passage
du détroit. Elle n’est pas moins belle sur la Méditerranée, où le reste du
trajet se fait dans un climat tranquille, surtout quand on tient la haute mer....
et dans une mer débarrassée de pirates, de manière que rien ne manque à la
sécurité des navigateurs.... Chaque année, de très gros vaisseaux arrivent de
la Turdétanie à Dicearchia (Pouzzoles) et
à Ostie, en aussi grand nombre que ceux de Libye. Lorsque Horace a
besoin de mettre en scène un riche marchand, il l’appelle le maître opulent d’un navire d’Espagne ; et,
pour montrer son dédain de la fortune, il ne
demandera pas aux dieux, dit-il, de
pouvoir naviguer impunément trois ou quatre fois dans l’océan Atlantique[170]. Les Romains
suivaient donc sur cette mer les traces des Carthaginois. Tacite parle en
effet de négociants italiens trafiquant avec l’Irlande, et Suétone montre,
sous Auguste, le peuple divisé en trois classes : plebs
urbana, aratores, negotiantes. On voit même, malgré l’indifférence
des historiens anciens pour les faits de cet ordre, que la question du
travail, la plus vive préoccupation du monde moderne, s’agitait, il y a
dix-huit cents ans, sur les bords du Tibre. Tacite descend des hauteurs où se
tient son génie pour déplorer que, par le manque d’ouvrage, une disette soit
devenue une famine[171].
Auguste, qui avait diminué le nombre des fêtes, pour
augmenter le nombre des jours ouvrables, ne faisait que trois fois l’an les
distributions de l’annone, de peur que le peuple ne fût trop souvent détourné
de son labeur. Une preuve de l’attention donnée par l’administration aux
affaires commerciales, est la précaution prise par chaque ville, par chaque
quartier, de conserver les étalons de poids et. mesures dans un temple sous
la garde d’un dieu, et ce dieu, d’après une inscription, n’était pas le
facile Mercure, mais Hercule[172]. Les Romains
avaient mesuré la densité de l’eau, du vin, de l’huile, du miel, et, afin de
prévenir toute erreur, ils avaient pris pour unité de poids une certaine
quantité d’eau de pluie[173]. Le commerce
profita plus encore de la régularité du système monétaire.
Rome, avec ses quinze ou dix-huit cent mille habitants,
était le marché principal. Comme il s’y formait une grande accumulation de
métaux précieux, il s’y faisait une consommation énorme, car la population
des grandes villes consomme beaucoup plus, à nombre égal, que la population
des campagnes. Mais l’Italie produisait peu : du vin, dont on n’exportait que
les qualités inférieures ; de l’huile[174], d’excellent
blé, en petite quantité ; des laines, dont quelques-unes, celles de Tarente
et de la Cisalpine, étaient les plus belles qu’on connût[175]. Elle avait des
manufactures de drap et des fabriques de poteries, du soufre, du safran, du
miel, mais tolet cela ne suffisait pas à solder le prix des importations
qu’elle recevait[176], et il lui
fallait payer la différence en numéraire, de sorte que par l’industrie et le
commerce les provinces reprenaient à Rome ce qu’elles lui avaient donné en
tributs. Les seules denrées de la Sérique, de l’Inde et de l’Arabie coûtaient
annuellement à l’empire vingt et un millions[177]. Déjà tout
maître de maison qui ne couvrait pas ses convives de parfums passait pour ne
savoir point vivre, et une matrone ne pouvait pas
plus se montrer sans perles qu’un magistrat sans licteurs. Bientôt
il faudra joindre aux perles toutes les espèces de pierres précieuses.
Il y avait cependant en Italie quelques grandes foires
annuelles ; la plus célèbre se tenait à Feronia, où les possédés de la déesse
traversaient à certains jours de l’année, nu-pieds et sans souffrances, un
lit fort étendu de cendres chaudes et de charbons ardents. Notre géographe
parle aussi de denrées italiennes, mais peut-être d’origine espagnole ou
gauloise, entreposées à Éphèse, et des vins d’Italie, qui, avec ceux de
Laodicée et de Syrie, servaient comme d’objets d’échange dans les villes des
bords de la mer Rouge. Horace montre, du reste, que Rome faisait un commerce
d’exportation, puisqu’il menace son livre de servir un jour d’enveloppe à des
marchandises destinées à Utique ou à Ilerda[178]. Comme à Paris,
et par les mêmes causes, l’industrie de Rome était surtout une industrie de
luxe. On y trouvait grand nombre de ciseleurs, fondeurs, teinturiers,
brodeurs, passementiers, ébénistes, ouvriers en stuc, en bronze, en or, etc.
Le commerce des livres y était très considérable, car, chez Atrectus, un Martial
relié en pourpre et bien passé à la pierre ponce ne se vendait que 5 deniers.
On y fabriquait beaucoup de papier[179] et beaucoup de verre.
On avait imaginé plusieurs mélanges pour varier Ies couleurs de ce produit,
et on était arrivé à pouvoir livrer des verres à aussi bas prix que chez
nous, à un demi-bas la pièce.
Trois ports servaient à l’approvisionnement de Rome et à
la sortie des marchandises de l’Italie centrale : Rimini, pour la réception
des denrées de la Cisalpine ; Ostie et Pouzzoles, pour les blés d’Afrique et
les produits d’Espagne, de Gaule et d’Orient. Afin de diminuer les embarras
d’Ostie, qui n’était alors qu’un mauvais ancrage, Auguste doubla la voie
Appienne, dans la traversée des marais Pontins, d’un canal de desséchement et
de navigation qui débouchait à Terracine. De Pouzzoles on gagnait par nier le
canal, où des bateaux traînés par des mules portaient les marchands et les
marchandises peu encombrantes jusque vers le trentième mille. Les transports
par terre faits de ce côté n’avaient donc qu’une petite distance à parcourir
pour atteindre Rome.
La Cisalpine exportait une grande quantité de millet,
genre de récolte, dit Strabon, qui met à l’abri de la famine, parce qu’il ne
manque jamais ; de la poix, du vin, qu’on renfermait dans des tonneaux hauts
comme des maisons ; les laines douces de Modène, les laines rudes de la
Ligurie et du Milanais ; enfin, d’immenses troupeaux de porcs qui allaient
nourrir Rome. Padoue était le centre d’une grande fabrication de manteaux et
de tapis à long poil.
La Sicile donnait du blé, du bétail, de la laine et le
miel d’Hybla, rival de celui de l’Hymette, de belles ciselures et les précieuses
étoffes fabriquées à Malte, où se trouvaient des tisseranderies qui dataient
des Phéniciens. La Sardaigne n’avait que ses moissons.
La Gaule était trop récemment entrée dans les voies de la
civilisation pour que ses exportations fussent étendues ; mais la Narbonnaise
produisait ‘ tous les fruits de l’Italie, de l’huile, du vin en quantité et
de fort belles laines ; la Gaule chevelue, beaucoup de blé, qu’on exportait
en Italie, beaucoup de millet, de glands et du bétail de toute espèce. Aucun terrain n’y est en friche, ajoute
Strabon, et l’admirable disposition de ses
fleuves permet de transporter aisément ses marchandises, soit dans
l’intérieur du pays, soit de l’Océan dans la Méditerranée et réciproquement.
Marseille et Narbonne étaient les deux ports d’exportation pour les saies
gauloises, dont on habillait les esclaves italiens, pour les étoffes de lin
des Cadurques, le porc salé des Séquanes, le meilleur que Rome connût, les
saies militaires d’Arras et des draps rouges dont les qualités supérieures égalaient,
disait-on, la pourpre d’Orient. Ces deux grandes villes communiquaient avec
l’intérieur par d’autres places faisant déjà un commerce actif : sur la
Garonne, Toulouse et Bordeaux ; dans la vallée du Rhône et de la Saône,
Arles, Nîmes qui aura bientôt son pont du Gard, Vienne, Lyon, où l’or des
Tectosages et des Tarbelles, l’argent des Ruthènes et des Cabales, étaient
convertis en monnaie ; Autun, qui allait devenir célèbre par ses écoles ;
Cenabum, sur la Loire, où, avant même que la guerre des Gaules flet achevée,
les négociants romains accouraient ; Trêves, sur la Moselle ; Reims enfin,
qui oubliera si bien son origine gauloise qu’elle s’appellera la fille de
Remus et mettra dans ses armes la louve et les deux jumeaux. Strabon parle
des marchandises portées de la Saône sur la Seine pour l’île de Bretagne,
laquelle donnait en échange des cuirs, du fer, de l’étain, des bestiaux, des
esclaves, et, comme aujourd’hui, les meilleurs chiens de chasse. Dans un
demi-siècle, Josèphe dira : La Gaule a en elle-même
une source inépuisable de toutes sortes de biens qu’elle répand dans tout le
reste de la terre ; et Sacrovir, sous Tibère, opposera la
prospérité des Gaules aux misères de l’Italie.
Pour augmenter la valeur des terres d’Italie, nu
sénatus-consulte avait interdit la culture de la vigne et de l’olivier aux
nations transalpines[180]. Il faut
pourtant que la Narbonnaise ait été exceptée de cette mesure, comme on
l’excepta de plusieurs autres, à raison de sa proximité de l’Italie, car
Fonteius avait mis un impôt sur les vins qui circulaient dans cette province,
et les gens de Vienne récoltaient sur les collines que nous appelons la côte
Rôtie un vin, le Picatum, dont
l’amphore (25,89
litres) se vendait à Rome, assure-t-on, 1.000 sesterces ou 200 francs.
L’Espagne fournissait une masse considérable de produits :
du blé, du vin, une huile renommée, en particulier celle de Mérida, du miel,
de la cire, quantité de plantes tinctoriales, de la poix, des salaisons
comparables à celles du Pont[181], des huîtres
ramassées tout le long de ses rivages, du vermillon qui ne le cédait point à
la terre de Sinope et qu’on vendait à Rome 70 sesterces la livre, du sel,
soit extrait des marais répandus sur la calte de Cadix à Gibraltar, soit tiré
de mines fort riches, comme celles de Castille et surtout de Catalogne, où se
trouve le fameux rocher de Cardona, tout composé de sel assez dur pour qu’on
en sculpte des statuettes. Déjà l’Espagne était vantée pour ses laines,, et
on achetait ses béliers jusqu’à 1 talent[182] ; les étoffes de
Sætabis et d’Empories étaient d’une incomparable finesse ; et elle exportait
une énorme quantité de jonc spartaire, dont on faisait des cordages. Mais sa
plus grande richesse était encore ses laines d’or, d’argent, de cuivre et de
fer[183]. Dans le nord
de l’Espagne, les Cerrétans et les Cantabres exportaient d’excellents
jambons, qui procurent à ce peuple un commerce
très avantageux. Les chevaux des Cantabres et des Asttires,
petits, mais très souples, étaient si renommés depuis que les Vénètes avaient
abandonné l’élève des chevaux, que les Romains appelaient tous leurs
coursiers de prix Asturiones, et que
Posidonius comparait Ies chevaux des Celtibères à ceux des Parthes, pour leur
extrême vitesse.
Au nord de l’Italie, le vin rætique passait pour aussi bon
que les meilleurs de la péninsule, et les montagnards des Alpes échangeaient,
contre les denrées qui leur étaient nécessaires, du miel, de la cire, de la
résine et des fromages. Par le mont Ocra, point le plus bas des Alpes
orientales, on voiturait les marchandises d’ Aquilée à Nauportus, sur le
Leybach, affluent de la Save, d’où elles descendaient jusqu’à l’Ister pour
aller soit à Ségeste, soit chez les Pannoniens et les Taurisques. Aquilée,
qui possédait de très riches mines d’or, était le centre de ce commerce. Elle
livrait aux Barbares du vin, des salaisons et de l’huile ; elle en recevait
des esclaves, des bestiaux, des pelleteries, ce fer du Norique si estimé pour
forger des glaives[184], et l’ambre qui
lui venait des bords de la Baltique.
Ainsi, avec les provinces du Nord, il n’y avait qu’un
commerce d’échange dont les denrées alimentaires formaient la base. En Gaule,
l’industrie s’éveillait ; dans l’Espagne, surtout dans la Bétique, elle se
développait : métallurgie, tissage, économie rurale, pêcheries, tout prenait
l’essor.
De la Grèce et de ses îles, Rome tirait quelques chevaux,
car la dépopulation du pays y favorisait cette industrie ; le miel de
l’Hymette et des Sporades, les vins de Chios et de Lesbos, le cuivre et les
figues sèches de Chypre[185], les parfums fabriqués
à Athènes et à Corinthe, quelques mets réservés pour la table des riches, des
paons de Samos, des grues de Mélos, des poissons de Rhodes, de Chios et de la
mer Noire[186]
; de plus les marbres du Pentélique, de Paros et de Chios, l’airain de Corinthe,
le cuivre de l’Eubée, des étoffes légères, le byssus de l’Élide, si
recherché des dames romaines, l’ellébore d’Anticyre, précieux spécifique qui
guérissait, dit-on, de la folie et que Perse conseillera à Néron.
Les cinq cents villes de l’Asie, riches, peuplées,
industrieuses, consommaient beaucoup, mais produisaient davantage : des
toiles peintes, les étoffes milésiennes, mille objets d’art, statues, bronzes,
orfèvrerie d’argent et d’or, de jolies bagnes bithyniennes, les fers ciselés
de Cibyra, les tapis de Laodicée, les poteries de Tralles, les marbres précieux
de Synnade veinés de rouge, les teintures d’Hiérapolis, les vins du Tmolus,
qui servaient à donner aux autres une vieillesse factice. C’était par ces
villes que passait taie grande partie du commerce oriental. Les denrées de la
Chine, de l’Inde et de la Tartarie, laines, fourrures, pierres précieuses,
esclaves, soieries, acier sérique, arrivaient par l’Oxus, la Caspienne et
l’isthme Caucasique, à Dioscurias, où se
rencontraient les marchands de soixante-dix peuples[187].
Les tapis et les tissus de la Babylonie, les denrées
précieuses de l’Orient venues par le golfe Persique, l’Arabie septentrionale
et la Syrie intérieure, passaient par Palmyre et Thapsaque, d’où elles
étaient portées à Mazaca, sur Malys, puis à Éphèse, la principale place de
commerce de l’Asie, malgré son mauvais port. Les villes de Tanaïs, Panticapée
et Phanagorie, sur le Palus Méotide, remplissaient un rôle semblable pour les
pays placés derrière elles. Les Scythes leur livraient de la laine, des
pelleteries, des esclaves et l’or de l’Oural ou de l’Altaï, en échange de
vins, d’étoffes et de mille objets apportés par les marchands grecs. De
grandes pêches se faisaient alors comme aujourd’hui dams les eaux limoneuses
du Tanaïs et du Palus Méotide.
La Phénicie donnait toujours la pourpre tyrienne, qui se
vendait a Rome plus de 1000 deniers la livre (1000 fr.), le bois et l’huile de cèdre,
qui passaient pour incorruptibles, de sorte que les prêtres faisaient souvent
de ce bois Ies statues de leurs dieux, et que les poètes, pour assurer
l’immortalité à leurs vers, frottaient de cette huile les rouleaux qui les
gardaient pour la postérité, cedro digna locutus[188]. La Phénicie
exportait pour l’Égypte et pour toutes les villes des bords de la mer Rouge
les vins de la Syrie et ceux d’Italie, en outre quantité de verre dont la
fabrication se faisait surtout à Sidon.
L’Égypte, qui dix-huit cents ans avant notre ère
trafiquait avec l’Inde et la Chine, exportait, outre son blé (sacra embola), diverses espèces de tissus, du verre
coloré et de grand prix qu’Alexandrie fabriquait[189], du papyrus, de
l’alun ; elle tirait de la mer Morte, l’asphalte pour les embaumements ; de la
Palestine, le baume de Jéricho qui se mettait dans de la nacre de perle et
qu’on vendait fort cher ; de l’Afrique, les nègres très recherchés comme
esclaves en Italie, en Grèce et en Sicile, les plumes d’autruche et l’ivoire
; de l’Arabie, les aromates, l’encens et la poudre d’or ; de l’Inde, les
épices, la cannelle, le poivre, le gingembre, la casse, la myrrhe, le nard,
le cinabre et des denrées tinctoriales, de l’écaille, des coupes et vases
murrhins[190],
des pierres précieuses, des perles, des étoffes de coton et de soie. A propos
de ce commerce indien, on a constaté un procédé étrange ; pour l’Inde,
Auguste se fit faux-monnayeur. Les Hindous, qui, à l’égard des Romains,
étaient vendeurs et non acheteurs, recevaient beaucoup d’argent monnayé ;
comme on reconnut qu’ils ne savaient pas distinguer les pièces fausses des
vraies, les monétaires de l’empereur fabriquèrent pour l’exportation des
deniers fourrés qu’on a trouvés en grande quantité à la côte de Malabar,
tandis qu’ils n’en émettaient que fort peu pour l’intérieur de l’empire.
L’opération était aussi lucrative que malhonnête[191].
L’Afrique se ressentait encore des désastres causés par la
guerre civile. Cependant, le territoire de Carthage était un des greniers de
Rome, et cette ville, qui sortait de ses ruines, renouait ses anciennes
relations avec l’intérieur du pays. La route ouverte par Hannon vers le
Sénégal et la Guinée était sans doute fermée ; mais il n’est point certain
que les six villes fondées par ce général, à l’ouest des Colonnes d’Hercule,
eussent déjà disparu, car il n’y avait pas bien longtemps que Sertorius,
d’après les rapports de plusieurs patrons de navires, proposait à ses soldats
d’aller s’établir aux îles Fortunées. Les relations avec les Canaries
duraient donc encore. La poudre d’or que les marchands romains trouvaient en
Maurétanie pouvait bien y être apportée par la voie de mer plutôt que par la
route si dangereuse et si longue du Sahara. Carthage expédiait pour Rome des
bêtes féroces ou des gazelles destinées à l’amphithéâtre, des chevaux
numides, des bois précieux, de la poudre d’or, de l’ivoire, des nègres, du marbre
de Numidie, et ces pierres qu’on appelait de son nom grec calcédoines, dont on
faisait des vases et des coupes de prix
On a vu ce que donnait la Cyrénaïque. Derrière cette province
passait la route commerciale qui unissait l’est, le sud et l’ouest de l’Afrique.
La grande caravane partie de la haute Égypte traversait les oasis d’Ammon (Syouah), d’Augila (Audjelah) et des Garamantes,
où elle trouvait les marchands de Leptis, puis descendait au sud par le pays
des Atarantes (Tegerry)
et des Atlantes (Bilma) pour rencontrer ceux de la Nigritie. Cette route,
décrite par Hérodote il y a deux mille trois cents ans, est encore celle que
suivent les caravanes du Caire, jusqu’aux frontières du Bournou, car la
nature n’en a point tracé d’autre. Après la troisième guerre Punique, Leptis
avait hérité de ce commerce, qu’elle sera contrainte de partager avec la
nouvelle Carthage ; mais elle en gardera une part considérable.
Pour la plupart de ces marchandises, la mer était le grand
chemin que suivaient des milliers de navires chargés de faire les transports.
N’ayant ni la boussole ni la montre marine, ils pouvaient., quand les nuées
ou le brouillard cachaient les astres, dévier de leur route au point
d’arriver, comme le bâtiment de saint Paul, à Malte, au lieu d’entrer dans l’Adriatique.
Aussi la navigation était-elle suspendue l’hiver[192], autant à cause
de l’état du ciel qu’à raison de la fréquence des tempêtes. Mais, pour
l’atterrissage, ils étaient guidés, sur beaucoup de points, par des tours à
feu et par des phares que les Grecs avaient inventés et que les empereurs
multiplièrent. Le plus fameux était celui d’Alexandrie, qui avait
probablement 260 mètres de hauteur, et, pour la lumière des feux allumés à
son sommet, une portée de 60 kilomètres[193].
Ainsi, sous la protection d’une administration vigilante,
la vie civilisée s’étendait ; et les peuples prenaient ou retrouvaient
l’habitude de ces fructueux échanges dont la population grecque et les
anciens sujets des Carthaginois connaissaient depuis longtemps les avantages,
dont les Romains, depuis un siècle et demi les banquiers du monde, étaient
accoutumés à partager les profits[194].
Cette prospérité générale, deux choses l’assuraient.. un gouvernement
qui laissait beaucoup faire, beaucoup passer, et une paix profonde que ne
maintenaient ni la force ni la crainte. Qu’on lise dans Josèphe le discours
d’Agrippa : Un consul, sans un soldat, commande
aux cinq cents villes d’Asie, et trois mille légionnaires suffisent à la
garde de ces pays si rebelles à toute autorité, le Pont, la Colchide et le
Bosphore. Quarante vaisseaux ont ramené la sécurité sur les flots
inhospitaliers de l’Euxin, et la Bithynie, la Cappadoce, la Pamphylie et la
Cilicie payent tribut, sans qu’il soit besoin d’une armée pour les y
contraindre. Dans la Thrace deux mille hommes ; chez les Dalmates, les
Espagnols et les Africains une légion ; en Gaule douze cents soldats[195], autant que la Gaule a de villes, voilà les forces qui
assurent l’obéissance de ces vastes et puissantes régions !... Ah ! C’est
Dieu seul qui a pu élever le peuple romain à un tel degré de bonheur et de
puissance. Une révolte contre lui serait une révolte contre Dieu même.
A cette pensée d’un soulèvement heureux, Tacite aussi s’épouvante, mais pour
l’humanité tout entière : Si les Romains
disparaissaient de la terre, veuillent les dieux empêcher ce malheur ! Qu’y
verrait-on désormais, sinon la guerre universelle entre les nations ? Il a
fallu huit cents ans d’une fortune et d’une discipline constantes pour élever
ce colosse qui écraserait sous ses ruines quiconque tenterait de l’ébranler[196]. Mais nul n’en
avait la pensée. Pline montre les nations oubliant
leurs vieilles haines et se reposant de leurs dangers au sein d’une paix qui
n’était qu’une longue fête.
Il faut se défier des démonstrations officielles de la
reconnaissance publique. Tous les pouvoirs en ont eu, même à la veille de
leur chute ; car la puissance est entourée d’un éclat qui attire la foule et la
fascine. Mais si les temples, les autels consacrés au génie d’Auguste, les
jeux quinquennaux institués par toutes les villes en son honneur[197], étaient la
preuve de l’adulation universelle, ils étaient aussi le gage de sentiments
véritables, et Virgile, attestant le bonheur de Rome au sein de la paix
profonde et de la sereine grandeur qu’Auguste lui avait données, était l’écho
sincère de l’opinion publique. Lorsqu’il montre les innombrables victimes
immolées aux autels des trois cents temples que le prince a relevés, les
femmes qui font retentir d’hymnes religieux les parvis sacrés, Auguste assis
sur le seuil de la demeure d’Apollon et passant en revue les captifs des
nations, ou faisant suspendre aux colonnes des temples les dons des peuples
et des rois, il semble qu’on entende la Ville entière tressaillir de joie et
de reconnaissance[198]. Écoutez encore
Pline l’Ancien parlant avec une sorte de piété religieuse de ce peuple choisi
par les dieux pour réunir les empires dispersés ; adoucir les mœurs ;
rapprocher, par la communauté du langage, les idiomes discordants et sauvages
; donner aux hommes la faculté de s’entendre et de s’aimer ; enfin rassembler
dans une même patrie toutes les nations de la terre[199].
Mais à l’enthousiasme du savant et du poète je préfère un
témoignage moins éclatant et plus certain. Un
jour qu’Auguste naviguait le long des rivages de Pouzzoles, les passagers et
matelots d’un navire d’Alexandrie vinrent le saluer, vêtus de robes blanches
et couronnés de fleurs. Ils brûlèrent de l’encens devant lui comme devant un
dieu, et s’écriaient : C’est par
toi que nous vivons, par toi que nous sommes libres ; c’est à toi que nous
devons nos richesses et la sécurité. Il se trouva si heureux de ces acclamations, ajoute son
biographe, qu’il distribua quarante pièces d’or à sa suite, à condition
d’employer cet argent à acheter des marchandises d’Égypte. Les jours suivants
il donna aux Alexandrins des toges romaines, aux Romains des manteaux grecs,
et il voulut qu’ils changeassent aussi de langage, les Grecs parlant latin,
les Latins parlant grec[200]. Double image
du mélange des nations qui commençait, et qui se serait accompli, si cette
prospérité avait tenu à des institutions, au lieu de tenir à la vie d’un
homme.
Il est une autre conséquence à tirer de l’exposé
fastidieux, mais nécessaire qui remplit ce chapitre. Si le commerce
transportait beaucoup, c’est qu’il y avait beaucoup de produits agricoles et
industriels. L’industrie et l’agriculture étaient donc florissantes. Cette
activité laborieuse exigeait des bras nombreux : bras d’esclaves et bras
d’hommes libres. Aux uns, le travail donnera l’aisance, aux autres, la
liberté, et ce grand commerce sera une cause d’émancipation qui changera les
conditions économiques de la société ancienne. Dans les campagnes se formera,
à mi-chemin de la liberté et de la servitude, la classe des colons ; dans les
villes, celle des petits industriels qui, pour se protéger, s’associeront en
collèges et en corporations. Ce sera le commencement d’une évolution sociale
dont le moyen âge héritera.
|