HISTOIRE DES ROMAINS

 

HUITIÈME PÉRIODE — AUGUSTE OU LA FONDATION DE L’EMPIRE

CHAPITRE LXVI — ADMINISTRATION D’AUGUSTE À ROME ET DANS L’ITALIE.

 

 

I. — CLASSEMENT LES PERSONNES.

Malgré les bruits d’armes qu’on avait entendus naguère sur les côtes de Sicile, dans la mer d’Ionie et aux rives du Nil, il s’était fait depuis longtemps dans les passions un grand apaisement : et la société romaine, calme, indifférente, allait se prêter docilement à toutes les mesures qu’il plairait au nouveau pouvoir de prendre pour assurer l’ordre et faire enfin régner la loi.

Par une sorte d’instinct monarchique, qui, dans l’esprit de Constantin, deviendra un principe arrêté d’organisation sociale, Auguste tacha de mettre dans l’État des divisions et des rangs, pour y ramener la subordination et la discipline. Il comprenait que l’homme seul au-dessus de tous avait à craindre de la part de tous, et il plaça entre lui et la foule, pour garder les avenues du pouvoir, une multitude de gens régulièrement classés par catégories et échelonnés tes uns au-dessus des autres, de manière que cette hiérarchie, pesant de tout son poids sur les masses d’en bas, tint le peuple et les factieux dans l’immobilité.

Ce qui restait de vieille noblesse patricienne avait le premier rang dans la cité, avec le privilège de remplir exclusivement certaines charges religieuses ; au-dessous venait la noblesse sénatoriale, à demi héréditaire ; plus bas, la noblesse d’argent ou l’ordre équestre : trois aristocraties superposées.

Le sénat se composait : 1° des sénateurs en titre, au nombre de six cents, dont le nom avait été inscrit sur la liste officielle publiée chaque année ; 2° des vingt questeurs annuellement en exercice, à qui cette charge ouvrait la curie, et des anciens questeurs qui n’étaient pas encore devenus titulaires, en prenant sur la liste officielle les places laissées vacantes par les sénateurs décédés[1]. Les titulaires étaient seuls vraiment sénateurs ; on appelait les autres : ceux qui sont autorisés à parler devant le sénat, quibus in senatu sententiam dicere licet. On voit qu’Auguste faisait entrer dans la haute assemblée les hommes qu’il destinait à devenir les grands fonctionnaires de l’empire, afin d’animer toute l’administration d’un même esprit. Jusque parlai les sénateurs titulaires il existait des distinctions, du reste fort anciennes : on siégeait à la place déterminée par la fonction qu’on avait exercée, consulat, préture, tribunat, édilité ou questure. C’étaient comme des degrés différents de noblesse : un prétorien ne marchait pas l’égal d’un consulaire, et ceux qui n’avaient reçu que les insignes de ces charges passaient après les personnages qui les avaient remplies. Nous savons encore que, pour entrer à la curie, il fallait posséder le cens sénatorial, et que les mutilés n’y étaient pas admis[2] : disposition qui serait étrange chez un peuple de soldats, si elle n’avait pas été inspirée par une idée religieuse qui a passé dans la discipline du clergé catholique.

Les fils de sénateurs formaient rate classe intermédiaire entre l’ordre sénatorial et l’ordre équestre. Ils étaient associés à une partie des prérogatives honorifiques de leurs pères, portaient dés l’âge de dix-sept ans le laticlave, avec le brodequin noir, assistaient aux séances du sénat[3], et, leur stage militaire achevé, obtenaient, à Rome, une des charges du vigintivirat[4]. Ces fonctions les initiaient aux affaires publiques et leur facilitaient l’accès de la questure par où l’on entrait au sénat[5]. Il y avait donc pour ce corps une sorte d’hérédité qui répondait assez bien à celle qu’Auguste se proposait d’établir pour le pouvoir : ni l’une ni l’autre franchement avouées, mais montrées comme condition nécessaire de stabilité[6]. Au second siècle, les familles sénatoriales formeront une noblesse héréditaire, ordo senatorum[7] ; dès maintenant les pères conscrits, leurs femmes et leurs enfants sont soustraits à la justice ordinaire pour ne relever que de la juridiction du sénat[8].

Un privilège des fils de sénateurs eut de graves conséquences. Comme ils arrivaient de plein droit au tribunat légionnaire et aux préfectures de cavalerie, l’avancement par la naissance remplacera souvent l’avancement par les services, et le mal deviendra si grand, qu’Hadrien, un des restaurateurs de la discipline romaine, sera obligé, de déclarer qu’il ne nommera plus de tribun imberbe : nec tribunum nisi plena barba faceret ! En outre, comme il eût été imprudent de laisser ces imberbes remplir leur charge, on dut leur adjoindre, comme lieutenants, de vieux centurions : ceux-ci faisant toute la besogne, tribuni minores ; ceux-là ayant tous les honneurs, tribuni majores[9]. Les légions romaines souffriront alors du mal qui, au dernier siècle, désolait notre armée, quand un enfant trouvait dans son berceau des épaulettes de colonel et que les officiers de naissance fermaient la route aux officiers de fortune.

Auguste établit des distinctions dans l’ordre équestre. Les chevaliers de noble origine et qui avaient le cens sénatorial formèrent une classe à part, celle des illustres, qui fut comme la pépinière du sénat. Quand cette assemblée ne fournit pas de candidats pour le tribunat plébéien, on alla les prendre parmi les illustres. La préfecture du prétoire, celle de l’Égypte, le gouvernement de plusieurs provinces, leur furent réservés, ainsi que l’intendance des vivres, le commandement des gardes nocturnes, les hauts grades à l’armée et presque toutes les places nouvellement créées, qui enrichissaient., tandis que les charges sénatoriales ruinaient. Celles-ci obligeaient à donner des jeux et des fêtes ; celles-là assuraient un traitement de 100, 200, 400.000 sesterces. Enfin les chevaliers voyaient à leur tète les petits-fils d’Auguste, les princes de la jeunesse romaine, et clans leurs rangs les plus chers amis de l’empereur, Mécène et Salluste. À l’armée, ils ne formaient plus la cavalerie des légions, principalement fournie par les alliés ; mais on conservait à Ronce, pour les solennités, les six compagnies d’ordonnance, equites equo publico, dont l’empereur faisait chaque année la revue et où il plaçait les plus distingués parmi la jeune noblesse. Cet honneur du cheval public sera donné plus tard même à des enfants[10], et ceux qui le posséderont auront au théâtre iule place à part des autres chevaliers, le cuneus juniorium. Quant à la foule des enrichis, au vétéran qui obtenait l’anneau d’or en récompense de ses services, au provincial que l’empereur faisait chevalier et qui venait s’établir à Rome, ils remplissaient les tribunaux civils qui employaient quatre mille juges ou jurés.

Ainsi, aux sénateurs, la délibération sur les grandes affaires publiques ; aux principaux des chevaliers, presque toute l’administra Lieu de l’empire : voilà la double aristocratie sur laquelle Auguste appuie à l’intérieur son pouvoir : aristocratie non de race, malgré quelques semblants d’hérédité, mais d’argent, car, pour entrer au sénat ou dans l’ordre équestre, comme pour obtenir une charge, il faut une fortune déterminée et considérable[11] ; aristocratie qu’il augmente à son gré., car il abrége la durée des fonctions pour accroître le nombre de ceux qui auront passé par les honneurs ; et, comme nos rois donnaient des lettres de noblesse, il envoie les ornements de consul, de préteur, de tribun ou de questeur, à des citoyens qui n’ont pas rempli ces charges, ou il donne l’anneau d’or à ceux qu’il veut élever au rang de chevalier[12].

Aux réceptions officielles, les sénateurs avaient le privilège d’embrasser l’empereur ; le prince se contentait de saluer les chevaliers illustres, en prononçant leur nota, quand il voulait leur être agréable.

Après les chevaliers venaient les bourgeois de Rome, qui tenaient le milieu entre l’ordre équestre et la plebs urbana. Le privilège de fournir une quatrième décurie de juges, celle des ducénaires[13], et les mille places de quartenier qu’il leur réserva[14], les constituaient en classe distincte ; cependant je les suppose peu nombreux, car ils devaient tendre à monter plus haut, pour avoir l’anneau d’or, ou à descendre plus bas, pour partager avec les prolétaires les gratifications mensuelles.

Quand César fit le recensement de ceux qui étaient nourris aux dépens du trésor, il en trouva trois cent vingt mille, en retrancha la moitié, et pour le reste ordonna que, chaque année, le préteur remplacerait les pensionnaires morts par d’autres que le sort désignerait entre les pauvres non encore inscrits[15]. Les désordres qui suivirent la mort de César et les progrès de la misère ramenèrent le chiffre primitif ; ce ne fut que dans la seconde moitié de son règne qu’Auguste osa le faire redescendre à environ deux cent mille[16]. Ses colonies en Italie et dans les provinces facilitèrent cette réduction ; afin de la rendre durable, il encouragea le travail, combattit la mode intéressée des affranchissements, et se montra très avare du droit de cité. Voilà donc, au-dessous de la vraie société romaine, deux cent mille mendiants, menace redoutable. Mais, délivrée de ses tribuns démagogues et contenue par les prétoriens de l’imperator, la plebs urbana tendra la main et ne fera plus d’émeute.

Auguste avait conservé les anciennes charges républicaines ; en réalité, elles furent moins des fonctions politiques, ayant un pouvoir propre, que des titres qui servaient à classer. Pour que ce classement fût plus rigoureux, il fit revivre les anciennes prescriptions sur la hiérarchie des magistratures, et il les consacra par les exceptions mêmes qu’il accorda[17]. Quand il exigeait un sénatus-consulte solennel pour dispenser ses petits-fils de la loi annale, nul ne devait être assez hardi pour oser s’y soustraire. Son administration tendit partout et en tout à multiplier les différences dans les conditions sociales, soit des personnes, soit des cités et des pays. Par exemple, il divisa Rome en quatorze régions, et ces régions étaient, par leur administration, par les prérogatives de leurs habitants[18], placées au-dessus des districts suburbicaires, lesquels, à leur tour, étaient plus favorisés que le reste de l’Italie[19], regardée cependant, elle aussi, par les provinciaux, comme une terre privilégiée.

Jusque clans le droit de cité, Octave mit des différences : le citoyen parvenu n’eut pas la cité au même titre que le citoyen d’origine[20], et le provincial décoré de la toge ne fut, ni en droit ni en dignité, l’égal du quirite de Rome. Il y avait jadis plusieurs degrés pour monter au jus civitatis ; Auguste en créa un nouveau : nul Égyptien ne put devenir citoyen de Rome qu’il n’eût été auparavant citoyen d’Alexandrie[21]. Ajoutez la grande et permanente distinction qu’il établit entre les quirites et les soldats, dont il forma deux peuples à part, afin de s’appuyer sur l’un pour dominer l’autre.

Ainsi, des derniers rangs de la foule jusqu’au faite, Ies conditions se classent, les rangs se marquent ; ils ne le sont pas moins parmi les provinciaux, depuis le dedititius jusqu’au civis, et plus bas encore de la servitude à la liberté. Il y a l’esclave à qui la manumission par-devant le magistrat ouvre la cité, celui qui ne pourra obtenir que la latinité nouvelle créée par la loi Junia Norbana, celui enfin à qui il est interdit de s’approcher de Rome à moins de 100 milles et que Gaius place au dernier degré de la liberté[22]. Non content, dit Suétone, d’avoir élevé une foule d’obstacles entre l’esclavage et la simple liberté, d’en avoir mis un plus grand nombre entre la servitude et la jouissance des droits politiques, il avait réglé les conditions, les différences et le nombre des affranchissements[23].

C’est au théâtre qu’il faut voir le peuple romain ; il est là tout entier, avec ses pontifes, ses vestales et son sénat. Avant Auguste, la plus grande confusion y régnait, chacun s’y asseyait au hasard[24] ; il y mit l’ordre, ordinavit : voilà le mot de tout son règne. Au premier rang, les magistrats, puis les sénateurs et leurs fils ; derrière ceux-ci, les quatorze bancs des chevaliers. Le peuple est séparé des soldats ; les plébéiens mariés de ceux qui ne le sont pas. Les femmes ont une place à part, et les prolétaires eu haillons sont rejetés sur les bas côtés.

Le costume marque les rangs ; Auguste en maintient sévèrement les différences. Il proscrit le manteau grec, et fait chasser du Forum ceux qui n’ont pas la toge, car son poète lauréat l’a dit : C’est à la toge que se reconnaît le peuple-roi. Horace a deux fois raison. la toge était le signe de la souveraineté nationale, et par son ampleur, par l’harmonieuse élégance de ses plis, elle était un des plus majestueux vêtements que l’homme ait portés, surtout quand la bande de pourpre se détachait sur son éclatante blancheur. Vue sur les froides images que ce peuple nous a laissées de lui-même, elle contribue à maintenir le renom de la gravité romaine. Mais ôtez-la des épaules de cette foule qui encombre la Rome d’Auguste, et vous trouverez une société vaniteuse où chacun court à une distinction et met son orgueil à obtenir quelque chose qui brille, tout au moins quelque chose qui classe à part.

Ces tendances vont apparaître jusque dans la loi pénale. Les Douze Tables établissaient les mêmes peines pour les mêmes délits quel que fût le coupable, pourvu qu’il fût citoyen[25] ; la législation nouvelle sépare les grands des petits, ceux qu’elle appelle, tout en les frappant, les honnêtes gens, honesti, de ceux dont elle ne parle qu’avec dédain, humiles, les gens de rien ; et elle détermine deux catégories de châtiments, les plus rigoureux pour les plus pauvres. On ne sait à quelle époque, cette distinction insultante fut établie, mais elle sortait des entrailles mêmes de cette société dont les lois et les traditions reconnaissaient : au patricien, une origine supérieure ; au père de famille, un pouvoir absolu dans sa maison ; au maître, l’autorité sans limite sur ses esclaves ; au patron, des droits rigoureux sur ses affranchis ; et qui, où conséquence, n’a jamais pu connaître l’égalité. Une telle organisation de cité et de famille ne laissait de place au pauvre que dans la clientèle de ces riches arrogants que Martial appelle des rois ; et Cicéron, Salluste, pensent comme eux lorsqu’ils parlent de la tourbe famélique, dépravée dans ses mœurs, exaltée dans ses espérances et dont le fond est l’envie. L’ancienne loi politique chassait les ærarii du Comitium et de l’armée ; la nouvelle les plaça dans une condition juridique inférieure. Auguste détermina les catégories d’hommes dont le témoignage ne serait pas reçu en justice[26], et un de ses jurisconsultes, Labéon, déclara qu’il n’était pas permis à l’humilis d’être témoin contre un honestior ; nous avons vu les triumvirs commencer cette législation qui pour un même délit décrétait des peines différentes, selon la condition du coupable[27]. Dans les peintures de la petite cité bourgeoise de Pompéi, il se rencontre bien des scènes grotesques, parce qu’il s’y trouvait des ancêtres de Pulcinella qui aimaient la plaisanterie à gros sel ; on n’y voit pas une représentation de la vie populaire, parce qu’ils la méprisaient.

La langue, jusqu’alors sévère dans sa sobre élégance, se surcharge et s’enfle. L’emphase orientale qui, depuis deux siècles, gâtait l’idiome de Démosthène et de Maton, agha bientôt sur celui de Cicéron et de Virgile. Les mots ordinaires ne suffisent plus ; les sénateurs prennent ou reçoivent la qualification de très glorieux[28] ; les membres de l’ordre équestre sont les illustres, et leur service à l’armée s’appelle la splendide milice. Bientôt, avec les progrès de la servilité, tout deviendra divin et sacré, même dans le palais de Césars immondes. Quelques-uns en rient ; Auguste même entend le favori de Mécène se moquer de ces classifications qu’établit la fortune, non le mérite. Mais les Romains les acceptent, et l’habitude des superlatifs outrés est passée à leurs descendants : des Alpes au canal de Malte a bien longtemps régné l’Eccellenza.

 

II. — MOYENS EMPLOYÉS POUR ASSURER L’ORDRE ET LE BIEN-ÊTRE.

A ce peuple si bien classé extérieurement il fallait encore du blé pour le nourrir, des jeux pour le distraire et une police active pour veiller, à sa place, contre le Tibre et les bandits, contre le feu et la peste, contre tous les fléaux auxquels son insouciance laissait libre carrière. Auguste n’eut garde de manquer à ces exigences. Il savait qu’il devait donner du pain, s’il voulait assurer l’ordre, ce but unique de son administration. Aussi sa grande affaire à Rome fut-elle, après l’affermissement de son pouvoir, de garantir à l’immense population qui encombrait la ville des moyens d’existence. Il eût bien voulu s’en dispenser, et renvoyer aux clamps cette foule incommode ; usais les distributions étaient un legs de la république, et l’on a vu qu’il s’y attachait l’idée d’un droit que les Gracques, même Caton, avaient reconnu et que César respecta. Auguste fit des frumentationes une institution impériale sous la direction du préfet de l’annone, qui jugea toutes les causes, civiles ou criminelles, se rapportant au commerce des grains. D’abord tous, riches ou pauvres, avaient été admis à jouir d’un avantage conquis par tous. Plus tard les sénateurs et les chevaliers avaient été exclus ; Auguste dressa le canon frumentaire qui détermina la quantité de blé à fournir par les provinces pour la consommation du palais, des soldats et des citoyens établis à Rome (annona militaris et annona civica) ; de l’autre, il fixa le nombre des parties prenantes : deux cent mille pour une population qui dépassait sans doute quinze cent mille âmes[29] ; les non participants durent attendre que la mort produisit des vacances clans les listes d’inscription[30]. L’annone ne fut plus alors qu’un secours accordé aux nécessiteux et à tous ceux qui, sans être dans le besoin, n’étaient pas dans l’aisance. Ce qu’elle donnait, 42 litres de blé par mois, c’est-à-dire à peine la ration assignée à l’esclave et au captif, ne suffisait pas à pour nourrir une famille[31]. Comme cette assistance ne dispensait pas ceux qui la recevaient de chercher d’autres moyens d’existence, on n’a pas le droit de dire que, grâce à l’annone, tout un peuple vivait sans rien faire.

Ce blé ne coûtait rien à l’État, puisqu’il était fourni par les provinces frumentaires, qui devaient faire parvenir leurs grains aux ports d’embarquement. De là les navires des cités maritimes les transportaient à Rome[32], de sorte que le trésor n’avait à payer que les frais d’emmagasinage et de manutention dans les greniers de la Fille. Si l’on disait que l’impôt en nature était une diminution, pour les provinces frumentaires, de leur impôt en espèces[33], qui, sans lui, se serait accru de la somme représentée par le blé fourni, il faudrait convenir que ces distributions causaient à l’État une dépense annuelle de 45 francs par individu ou de 9 millions de francs pour la totalité[34]. Avec toute raison nous faisons la même chose sous ales formes meilleures, et dans des proportions plus grandes. A Paris, en 9870, les bureaux de bienfaisance ont secouru 114.000 personnes, qui ont reçu chacune en moyenne 51 fr. 11 c. ; et 180.000 autres citoyens, c’est-à-dire un chiffre presque égal à celui des inscrits de l’annone, ayant un loyer inférieur à 400 francs, ont été dispensés de payer la cote personnelle et mobilière que la Ville a payée pour eux, sans qu’à Paris, plus qu’à Rome, la moralité des individus ait été prise en considération. L’assistance officielle coûte dans notre capitale trois fois plus qu’elle ne coûtait dans la capitale de l’empire[35] ; mais ce qui chez nous s’appelle d’un beau nom, charité, on l’appelle, quand il s’agit de Rome, corruption.

Dans les temps de famine, Auguste doublait la ration ; souvent même il ménagea au peuple des surprises. Dans son onzième consulat, il lui donna douze fois du blé acheté à ses frais ; et, à chaque événement important de sa vie, il fit des distributions en argent qui allèrent jusqu’à 400 sesterces par tête, et dont le total monte à 135 millions de francs. Ses édits avaient défendu aux candidats de répandre de l’argent dans les tribus[36] ; on en conclut qu’il s’était réservé le droit d’acheter le peuple romain tout entier. Alors il faut avouer que ce peuple ne se vendait pas cher : moins de 12 francs par tête et par an[37]. Un jour, après un spectacle de gladiateurs, ils abandonnèrent à celui qui le leur avait donné le privilège d’élire chaque année, à lui tout seul, un des préteurs[38]. C’était mieux que le droit d’aînesse vendu pour un plat de lentilles.

Que de déclamations on s’épargnerait si l’on connaissait mieux les mœurs de la société ancienne où ces libéralités, d’usage général, étaient un honneur pour celui qui donnait et pour ceux qui recevaient ! Autrefois le patron était tenu d’assurer à son client un morceau de terre ; il lui assure ; à présent, un morceau de pain, la sportula. Chaque matin le pauvre vient, à la porte d’une noble ou riche maison, tendre son panier aux vivres et la main ; dans l’un, l’esclave distributeur laisse dédaigneusement tomber des restes de festin, et dans l’autre quelque menue monnaie. Auguste, devenu le patron universel, devait la sportula au peuple romain, et il la lui donna.

Dans cette société, les riches avaient aussi la charge d’amuser les pauvres ; les nobles n’y avaient pas manqué ; Auguste fit comme eut. Les spectacles étaient de deux sortes : les ludi, ou représentations scéniques et courses du cirque, qui revenaient à jour fixe ; les munera, ou combats soit de gladiateurs, soit de bêtes fauves. Il en régla les dépenses et le nombre, pour ceux que donnaient les magistrats et les particuliers ; mais lui-même en donna beaucoup. J’ai fait combattre, dit-il dans son Testament, dix mille gladiateurs dans l’arène, et j’ai fait chasser trois mille cinq cents bêtes fauves. En une seule de ces chasses deux cent soixante lions furent égorgés. Une autre fois il fit creuser un large canal le long du Tibre, et trente galères à trois ou quatre rangs de rames, avec un plus grand nombre de petits navires divisés en deux flottes et montés par trois mille hommes, sans compter les matelots, donnèrent à la multitude la représentation d’un combat naval.

Traitant le peuple en grand enfant, qu’il fallait à tout prix distraire, il se faisait envoyer des curiosités de tous les points de l’empire, un rhinocéros, un serpent de cinquante coudées, ou un tigre monstrueux. Il lui vint d’Égypte, en une fois, trente-six crocodiles, pour lesquels il fit un lac du cirque flaminien. Lors même, dit son biographe, que ce n’était pas jour de fête, s’il lui arrivait quelque chose qu’on n’eut pas encore vu à Rome, il le faisait montrer aussitôt dans tous les endroits de la ville.

Durant l’édilité d’Agrippa, en l’an 38, les jeux avaient duré deux mois entiers[39], et Varron s’écrie : A Rome, la vie n’est qu’une bombance de tous les jours[40].

Le peuple n’entendait pas raillerie sur ses plaisirs, il voulait qu’on s’amusât avec lui. César avait failli perdre sa popularité en s’occupant d’affaires au milieu du spectacle. Auguste se garda bien d’une pareille inconvenance. Il restait aux jeux des journées entières. Si quelque nécessité publique le forçait à s’absenter, il en demandait la permission[41], et désignait quelqu’un pour présider à sa place.

Il protégeait les histrions, enlevait aux magistrats le droit de les faire battre de verges, et s’intéressait aux querelles des mimes. Il vous est utile, César, lui disait Pylade, que le peuple s’occupe de Bathylle et de moi[42]. Auguste n’avait pas besoin des conseils du mime pour laisser au peuple romain ces passions du cirque et cette liberté du théâtre, la seule qu’il n’ait jamais perdue. Il les eût excitées plutôt, car, dit Suétone, tous ceux, sans exception, qui consacraient leur industrie aux spectacles publics,, lui paraissaient dignes de son attention. Il augmenta les privilèges des athlètes et il supprima l’ancienne loi qui plaçait les comédiens, hors du théâtre, dans une étroite dépendance de l’autorité[43].

Il était une autre manière de faire sa cour à la multitude. Ces hommes ardents du Midi sont tous artistes et poètes. Privés du nécessaire, ils demandent des fêtes, et pourvu que leur ville soit belle, ils ne s’aperçoivent pas que leurs masures sont immondes. C’est qu’aussi ces masures ne sont pas leurs demeures. Dans ces heureux climats, où le ciel donne à la terre des jours si purs et des nuits si douces, ils vivent sub dio, et les portiques, les temples, les arcs de triomphe, les statues, leur appartiennent bien réellement, puisqu’ils en jouissent sans cesse. Auguste céda à ce goût comme aux autres. César lui en avait donné l’exemple, il continua ses grands travaux. Pour lui-même, il se construisit sur le Palatin une demeure qui commença cette suite de palais dont les empereurs couvrirent la colline royale[44], et puisqu’on était encore en république, du moins le disait-on, il obligea ses amis et les principaux sénateurs à suivre les usages républicains, en l’aidant de leur fortune à décorer la ville[45]. Le Champ de Mars, autour duquel se groupèrent la plupart de ces constructions, forma une cité nouvelle, toute monumentale, qui pour maisons avait des temples, des théâtres et des portiques.

Agrippa, aussi habile dans ces travaux de la paix que dans ceux de la guerre, éleva, dit Suétone, un nombre infini de beaux édifices. Un d’eux subsiste encore, le Panthéon (Santa Maria Rotonda), qui garde ces mots sur son fronton : M. Agrippa L. F. cos. Tertium fecit. Il n’était pas consacré, comme on l’a cru, d’après le nota qu’on lui a donné plus tard, à toutes les divinités de l’Olympe. A l’intérieur, en face de l’entrée, se dressait sans doute la statue de Jupiter Vengeur, qui avait poursuivi sur tous les meurtriers du dictateur l’expiation du crime. A droite et a gauche du dieu des vengeances de la maison Julienne, les divinités et les héros de la race prédestinée : Mars et Vénus, Énée et Iule, Romulus le fondateur de la Rome patricienne, et César le fondateur de la Rome impériale. Octave refusa de siéger parmi les immortels, et, discrètement, mit sa statue en dehors, prés de la porte ; de l’autre côté, il fit placer celle d’Agrippa.

Porté par son génie pratique vers les entreprises utiles, Agrippa, durant son édilité, amena à Rome l’aqua Virgo, source qu’une jeune fille, disait-on, avait découverte et indiquée à des soldats romains altérés ; elle donne encore aujourd’hui, après dix-huit cents ans, à la moitié de Rome, une eau limpide et fraîche (fontaine de Trevi). Il construisit le Diribitorium, le plus vaste édifice qui ait jamais existé avec un seul toit[46] ; il restaura les anciens canaux, établit 700 abreuvoirs, 105 fontaines jaillissantes, 130 réservoirs, 170 bains gratuits, et sur ces constructions il plaça 300 statues, 400 colonnes de marbre, tout cela en un an[47]. A sa mort, il légua au prince 240 esclaves ingénieurs qu’il avait formés et dont Auguste fit présent à l’État, pour l’achèvement ou l’entretien des travaux de son grand ministre.

Auguste aussi se vante d’avoir réparé les aqueducs qui tombaient en ruine, et doublé le volume de l’aqua Marcia, en dérivant une nouvelle source dans le conduit qui l’apportait à Rome. Il empêcha pour quelque temps le Tibre de ravager périodiquement les bas quartiers de la ville, en élargissant et creusant son lit depuis longtemps obstrué et rétréci par les édifices écroulés[48]. Il attachait avec raison tant d’importance à empêcher les désastreuses inondations du fleuve, qu’il constitua une commission spéciale de curatores alvei et riparum Tiberis et cloacarum urbis.

Pour garantir Rome du désordre et du feu, il divisa la ville en quatorze régions, chaque région en quartiers. La surveillance des régions fut confiée aux magistrats annuels, sous l’autorité supérieure du préfet de la ville[49] ; celle des quartiers, à des inspecteurs choisis parmi les habitants eux-mêmes (vicomagistri).

Sept cohortes de gardes nocturnes, réparties en sept postes, un pour deux régions, furent chargées, sous la direction d’un préfet, sorti de l’ordre équestre, de prévenir et d’arrêter les incendies[50]. Ces vigiles, tous affranchis[51], pouvaient, après trois années de service, obtenir la tessère frumentaire et, avec elle, le plein droit de cité. Pour la police de jour, elle était faite par les trois cohortes urbaines auxquelles les prétoriens pouvaient au besoin prêter main forte. Quand Auguste donnait, au Champ de Mars, des jeux où tout le peuple accourait, il faisait garder la ville déserte par des soldats, de peur que les bandits ne pillassent les maisons vides d’habitants : précaution qui en dit beaucoup sur l’état où cette société avait été mise par vingt ans de guerre civile.

Le véritable remède contre la misère est le travail du pauvre et non l’aumône du riche. Mais, à ce sujet, il subsistait bien des préjugés et des habitudes invétérées. L’ancienne Rome n’avait connu qu’une façon de s’enrichir, la guerre : la Rome nouvelle voulant tenir fermé le temple de Janus devait chercher un autre moyen d’échapper à la misère. Les empereurs des derniers siècles crurent le trouver en organisant le travail dans des corporations héréditaires. Auguste vit plus juste, il se contenta de l’encourager. Bon nombre d’industries que les esclaves n’avaient pas encore envahies tout entières, et les besoins multiples d’une grande capitale sollicitèrent la plèbe à demander au travail des profits qui suppléassent à l’insuffisance des distributions. Les constructions, par lesquelles la face de la ville fut changée, donnèrent aussi de l’occupation aux prolétaires, et les efforts du prince pour relever l’agriculture rendirent çà et là un peu de vie aux Campagnes ; enfin, l’immense commerce qui se fit entre Rome et le monde ramena vers les gains légitimes beaucoup de ceux qui depuis longtemps vivaient de fraudes et de mendicité. En modérant, dit Suétone, l’excès des distributions de blé, il concilia l’intérêt du peuple avec celui des fermiers et des négociants[52]. Ajoutons qu’il entrevit vaguement l’idée moderne du crédit, lorsqu’il prêta des capitaux sans intérêt à qui put lui répondre du double[53].

Un autre moyen de fournir des bras au commerce et à l’agriculture fut la diminution des loisirs forcés : il supprima trente jours fériés[54]. On sait combien Auguste fut aidé dans cette tâche par Virgile, qui reprit, dans le plus parfait de ses poèmes, le mot mis dés la première églogue dans la bouche d’Octave :

Pascite, ut ante, boves, pueri ; submittite tauvos....

Ses Géorgiques sont un magnifique éloge du travail agricole. Horace célèbre aussi la fécondité revenue dans les campagnes ; et pour seconder le prince dans cette œuvre, Varron, à quatre-vingts ans, écrivit les préceptes de l’agriculture.

 

III. — RÉFORME RELIGIEUSE.

La société romaine était plus calme, Auguste tâcha de la rendre plus digne ; et pour utiliser, après tant de bouleversements, tous les éléments conservateurs, il se fit professeur de morale et de religion. Il commanda d’écrire des recueils de sentences prises dans les vieux auteurs et il les envoya aux magistrats des provinces. Dans le sénat, on lut par ses ordres des discours qui avaient été prononcés au temps de l’ancienne rigueur des mœurs[55], ou des harangues nouvelles de pure morale, et il fit défense aux juges d’entrer dans la maison d’un citoyen pendant l’année de leur charge : petites mesures qui ne remédiaient à rien[56]. Il ne se vanta pas moins, dans son Testament, d’avoir fait revivre les mœurs antiques. Par des lois nouvelles, dit-il, j’ai remis en honneur les exemples de nos ancêtres depuis longtemps oubliés, et par mes édits j’ai proposé à l’imitation de tous les vertus de nos pères.

Le réformateur moraliste voulut être aussi un réformateur religieux, pour fortifier clans le peuple des croyances que lui-même n’avait pas. Tant de défis jetés, depuis un siècle, à la justice du ciel, n’avaient point rendu aux habitants de l’Olympe leur crédit. La confiance aux grands dieux des nobles, des artistes et des poètes, s’en allait, mais elle restait à ceux des petites gens ; et avec ses légendes, avec son cortége impur d’imposteurs venus de ces contrées d’Orient où les charlatans religieux demi trompés, demi trompeurs, pullulent toujours, le paganisme romain demeurait une puissance. Tite-Live a beau dire que le peuple même ne croit plus aux signes envoyés par les dieux[57], et Properce que l’araignée couvre les temples de ses toiles, que les herbes folles cachent les dieux abandonnés[58], on allait aux autels et surtout on s’occupait des présages. Les prétendues révélations des auspices et des prodiges, celles des oracles et des étoiles, convenaient à ces hommes, qu’une curiosité malsaine poussai tà demander quelle sera dans l’avenir la volonté des dieux, au lieu de contraindre, par leur volonté propre, cet avenir à seconder des desseins préparés avec prudence et suivis avec courage. Et puis, pour certains esprits, la religion seule, toute science sérieuse manquant encore, rendait compte des phénomènes naturels ; seule aussi elle répondait obscurément aux questions que l’homme se fera toujours sur sa fin dernière, et le plus sceptique, au milieu des plaisirs, subissait son influence dés qu’un péril se montrait. Vorace ne fonde-t-il pas un sacrifice annuel pour remercier les dieux qui l’ont préservé de la chute d’un arbre maudit ? Ainsi, spiritualisée par les uns, pour les autres grossière, mais mêlée à toute leur existence, la religion païenne se maintenait.

Ce peuple s’était d’ailleurs laissé enchaîner, par des rites sans nombre, à un culte formé de pratiques extérieures et entourait ses dieux de cette dévotion fastueuse que les Romains de tous les temps ont aimée. Les magistrats l’encourageaient par politique, les érudits par curiosité, les philosophes par dédain du vulgaire et les jurisconsultes pour y trouver une sanction à leurs lois. César, qui niait la vie à venir, avait écrit un livre sur les auspices ; larron, qui ne croyait qu’à l’âme du monde, n’en racontait pas moins, dans un grand ouvrage, toutes les histoires de l’Olympe, et Cicéron, si pieux dans ses discours publics, si éloquent dans ses objurgations divines, se moque dans ses livres des dieux et de leurs présages, même des sorts fameux de Préneste : Quel magistrat, dit-il, quel homme de bon sens y recourt ?

Pour ces grands esprits, la religion était une chose utile, elle n’était pas une chose nécessaire, parce qu’ils pensaient, comme Socrate, qu’il y avait bien peu de rapports entre la religion et la morale, même, comme Aristote, que ces deux conceptions de l’intelligence étaient absolument indépendantes.

Auguste protégea la religion à titre d’utilité. Avant même d’avoir pris le grand pontificat, 18 av. J.-C., il en purifia les sources par un choix des oracles qui couraient dans le public. Plus de deux mille volumes de prédictions en grec et en latin furent brûlés. Les livres sibyllins, seul évangile que les Romains connussent, furent soumis à une révision sévère, puis enfermés en deux coffrets d’or qu’on plaça sous la statue d’Apollon Palatin. La cooptation faisait arriver dans les collèges sacerdotaux des prêtres dont la vie contrastait avec leur fonction, elle fut remplacée par la nomination impériale[59]. Il reconstitua le collège des frères Arvales et s’en fit le chef, comme il l’était déjà des autres corporations religieuses. Enfin il rétablit beaucoup d’anciennes cérémonies. Pour que rien ne gênât ce retour vers le passé, il repoussa les nouveautés et défendit de regarder dans l’avenir.

Les magiciens, plusieurs fois chassés de Rome sous la république, y étaient rentrés et pullulaient, comme il arrive pour toute profession qui spécule sur les vices ou la sottise humaine. Auguste leur interdit, sous peine de la vie, de prédire les choses futures, ces prédictions n’étant pas d’ordinaire favorables à la politique du moment, et il défendit de pratiquer, dans l’intérieur du pomerium, le culte égyptien et les cérémonies juives, deux religions sur lesquelles il n’avait point de prise.

Il s’honorait du titre de fondateur ou de restaurateur des temples[60], faisait glorifier les dieux par tous ceux qui l’approchaient, et enrôlait dans cette croisade jusqu’à Ovide, qui, tout en écrivant les Fastes pour célébrer l’ancien culte, s’étonnait d’en être arrivé là, après avoir si bien chanté les amours faciles[61]. Enfin il rétablit d’antiques cérémonies avec des restrictions autrefois inutiles dans une société naturellement chaste, nécessaires aujourd’hui au milieu d’un peuple corrompu. Il restaura les anciens temples et il en éleva aux dieux bienfaisants et pacifiques : à Cérès, à la Concorde, à la Fortune qui ramène, à la Fortune qui sauve, à Jupiter Libertas qui avait délivré Rome de l’anarchie, à la Paix, déesse longtemps délaissée, qui reçut de lui deux autels, à la condition de convertir le monde à son culte. Bars, devenu le gardien des serments, ne devait plus combattre que pour punir les parjures : il était Mars Vengeur[62]. Par cette transformation du dieu homicide, Auguste voulait donner à croire que la guerre, subie désormais comme une nécessité, serait non plus un appel à la force, niais à la justice du ciel. Il croyait ou tenait à faire croire qu’Apollon l’avait protégé au grand jour d’Actium ; il lui éleva sur le Palatin un temple très riche, dont les portes avaient des ciselures d’ivoire, et où le dieu était montré se vengeant de ses ennemis[63]. Une idée contraire valut aussi un temple à Jupiter Tonnant, dont la foudre avait un jour effleuré la litière du prince et tué un esclave à ses côtés.

Entre les anciens dieux, ceux qui étaient les gardiens de l’État et de la famille, Pesta et les Lares, furent les plus honorés : ceux-ci surtout, divinités familières et simples, chères au petit peuple dont elles faisaient toute la religion. Jupiter, Apollon et Diane étaient de trop grands dieux, bons pour les sénateurs,et réservés à ceux qui montaient au Capitole. Aux pauvres gens qui ne sortaient point de leurs quartiers, il fallait de ces dieux du coin de rue et du foyer, menue monnaie de la divinité, personnages moins imposants et d’abord plus facile, comme le peuple s’en fait toujours. Chaque jour, le père de famille entouré de ses enfants et de ses esclaves, lorsqu’il en avait, faisait, devant les Lares, la prière du matin ; il les invoquait encore avant de s’asseoir à sa table frugale, et, au milieu du repas, dans un religieux silence, il jetait au foyer un peu de sel et de pain : c’était la communion avec les dieux propices[64].

Auguste replaça dans les carrefours (compita) les images des Lares (8 av. J.-C.) et voulut que deux fois l’an, au printemps et dans l’été, à la fête des Compitalia, les habitants du voisinage vinssent les orner de fleurs.

Pour assurer la perpétuité de ce culte, il en organisa le sacerdoce : les 265 vici de Rome eurent chacun quatre prêtres annuellement élus par les gens du voisinage. C’était, au-dessous des collèges pontificaux de la vieille religion aristocratique, un clergé nouveau, tout plébéien, donné à la religion populaire. Le Lare familier était l’ancêtre de la famille ou celui qui l’avait le plus honorée. On verra plus loin par quel enchaînement d’idées l’empereur devint le dieu lare par excellence et prit place prés des autres,au foyer de chaque maison comme aux autels des compita[65]. Rome a maintenant, dit Ovide, mille dieux lares et le Génie du prince qui nous les a donnés : chaque quartier adore trois divinités[66]. Cette association valut aux modestes divinités de carrefour le titre impérial, Laribus Augustis, et aux desservants qui devaient veiller sur l’édicule, y offrir les sacrifices, y célébrer des jeux, le surnom d’Augustales.

Auguste augmenta le nombre des prêtres, leur dignité, même leurs privilèges ; une des Vestales étant morte, il protesta devant plusieurs citoyens, qui refusaient de soumettre leurs enfants aux chances du sort, que si l’une de ses petites-filles avait atteint l’âge voulu, il l’aurait de lui-même offerte[67].

Il est un autre culte, celui des gloires nationales. Afin de ranimer le patriotisme qui s’éteignait, Auguste les accepta toutes sans les craindre. Il honora, raconte son biographe, presque à l’égal des dieux immortels, les grands hommes qui avaient porté si haut la puissance romaine ; il fit restaurer, en y laissant leurs glorieuses inscriptions, les monuments qu’ils avaient élevés ; et il dressa leurs statues, dans le costume triomphal, sous les deux portiques de son forum, afin, disait-il dans un édit, que leur exemple servît à le juger lui-même, tant qu’il vivrait, et après lui, tous les princes, ses successeurs. La statue même de Pompée fut placée en face de son théâtre, sous une arcade de marbre. Ces illustres morts lui faisaient un cortége d’honneur, et il semblait que toutes les gloires républicaines vinssent naturellement se réunir et se perdre dans la gloire impériale. Je ne sais s’il abattit les images de Brutus, ni s’il releva celles de Cicéron, mais il respecta toujours la mémoire de l’un et le génie de l’autre[68].

Ses anciens adversaires ou leurs fils trouvaient près de lui bon accueil. Il donna le consulat et la main de sa nièce à un fils d’Antoine, et il sollicita Pison, un des plus violents ennemis de César et des triumvirs, d’accepter le consulat[69]. Une fois même il défendit Caton contre des courtisans maladroits : Sachez, leur dit-il, que celui qui s’oppose aux révolutions dans l’État est un honnête homme et un bon citoyen[70]. Il y a plus de politique que de magnanimité dans ces paroles. En changeant de place, l’allié d’Antoine avait changé de point de vue, sans cesser de regarder du côté de son intérêt, et si, par cet éloge du conservateur à outrance, le révolutionnaire devenu prince condamnait le triumvirat d’Octave, c’était au profit du principat d’Auguste.

Mais la foule s’inquiétait peu des secrets calculs d’une politique qui lui plaisait ; elle applaudissait à ces publics hommages rendus aux dieux et aux héros de la ville éternelle, et elle écoutait avec une curiosité complaisante les beaux génies qui secondaient les efforts du prince, en employant tous les charmes de l’éloquence et de la poésie à ramener les Romains, fût-ce par l’orgueil du patriotisme, à l’imitation de leurs pères. Tite-Live racontant dans soit majestueux langage leur glorieuse histoire, et Virgile montrant les puissances du ciel et de la terre réunies autour de leur berceau, étaient comme les pontifes du passé assis sur les ruines du temple antique, pour y appeler encore le peuple à l’accomplissement des rites pieux et au culte des anciennes vertus.

Avons-nous le droit de dire que ces leçons furent inutiles et que l’admiration pour ces grands écrivains a été une admiration stérile ? On aimait trop les lettres pour ne pas subir l’influence de ceux qui étaient les maîtres de la parole. Depuis que le Forum avait perdu ses agitations et le sénat sa liberté, toute l’activité des esprits s’était tournée vers le culte des Muses. Gomme il n’y avait plus d’orateurs à entendre, on écoutait les poètes. Tout le monde écrivait, même Pollion, même Auguste, qui composait des tragédies, mais, plus sage que ne le fut Richelieu, ne les faisait pas représenter. Les libraires ne suffisaient pas aux demandes ; les récitations ou lectures publiques se multipliaient et l’empereur ne dédaignait pas d’y assister[71]. On ouvrait des bibliothèques ; Asinius Pollion avait fondé la première dans un monument qu’il appela d’un beau nom, Atrium Libertalis, le sanctuaire de la liberté morale, où il plaça les bustes des grands hommes à côté de leurs œuvres, pour qu’on retrouvât leur image dans le lieu où leur âme immortelle semblait encore parler[72]. Auguste en ouvrit une autre dans le temple d’Apollon bâti à côté de sa demeure, et y admit, avec une libéralité d’esprit qui l’honore, les poésies de Catulle et de Bibaculus, malgré leurs vers satiriques contre la famille des Césars. Il fallait bien laisser lire, puisque les institutions nouvelles ne laissaient plus parler. Octavie en fonda une troisième, en souvenir de son fils.

La moralité ne s’impose pas plus par de beaux vers que par des règlements de police ; il y a cependant des qualités qui tiennent à l’habit que l’on porte, au rang que l’on garde, et c’est déjà beaucoup que d’obliger à l’observation des convenances sociales. Le respect de soi et des autres, s’il n’est pas la vertu en est du moins le commencement ; Auguste ne souffrit pas le renouvellement du spectacle scandaleux de sénateurs combattant dans l’arène ; il leur défendit, à eux et à leurs fils, d’épouser des filles d’affranchis ou de comédiens, à tous les citoyens de contracter mariage avec des femmes tarées[73]. Il força les chevaliers à garder la dignité de l’angusticlave, et ne leur permit point de monter sur le théâtre. En suivant assidûment les exercices militaires du Champ de Mars, on gagnait sa faveur ; par contre, il flétrit ceux qui faisaient de trop grosses usures. Tout le peuple fut plus d’une fois réprimandé par lui ; et, pour tarir les sources impures où il se renouvelait, il limita les affranchissements[74] et défendit qu’un esclave, après avoir été condamné à la torture, pût jamais devenir citoyen[75].

Il eût voulu retourner jusqu’à ces beaux jours de la république où c’était un devoir pour le riche d’aider le pauvre de sa parole et de ses lumières devant le tribunal du préteur. Il défendit aux juges de faire des visites, aux avocats de rien recevoir de leurs parties, sous peine de restitution au quadruple[76]. Cette fois-là sans doute Labéon fut de l’avis d’Auguste, mais ni l’un ni l’autre ne réussirent.

Les femmes n’avaient pas à Rome l’influence que nos mœurs leur accordent[77]. En général elles vivaient à l’écart, loin de la société des hommes et de ces occupations touchantes que le christianisme leur a données l’aumône, la charité, les soins à l’enfance, les consolations au malheur. Aussi celles qui osaient sortir de l’ombre protectrice du gynécée, ne trouvant pas de route frayée, pas de place pour elles au grand jour, chancelaient et tombaient au premier pas. Et le nombre en était grand, car la chasteté antique était perdue comme l’antique pauvreté. Auguste, intéressé d voiler partout la corruption romaine, ne les oublia pas dans ses réformes. Il voulut que les femmes de la maison impériale donnassent l’exemple d’une vie modeste et laborieuse. Longtemps il ne s’habilla que des étoffes qu’avaient filées sa femme, sa fille et sa sœur. Il punit la séduction par la confiscation d’une partie des biens, par une peine corporelle ou par la relégation ; l’adultère, en permettant à l’époux outragé, ou au père, qui surprenait les coupables, de les frapper du glaive, et en déclarant que la femme convaincue de ce crime ne serait jamais reçue à contracter mariage avec un homme de naissance libre[78]. Par contre, il donnait à l’épouse fidèle une garantie pour ses biens, en interdisant au mari l’aliénation du fonds dotal[79], et une autre pour sa liberté en affranchissant la mère de famille de la tutelle incommode des agnats[80].

Je n’oserais dire qu’Auguste espérât ramener les matrones aux vertus de Lucrèce et de Tanaquil la Fileuse ; il essaya du moins de leur rendre un peu de cette pudeur que le cirque leur avait enlevée. Il leur défendit l’entrée des jeux où luttaient des athlètes ; et, dans les combats de gladiateurs, il les relégua sur les bancs les plus élevés de l’amphithéâtre. Il fit davantage pour elles, en honorant le mariage, en attachant des privilèges aux unions légitimes et fécondes. Ici se place un des actes les plus importants de son administration intérieure, la fameuse loi Papia Poppæa, le plus grand monument de la législation romaine, depuis les Douze Tables.

Dans la tourmente qui, pendant un siècle, avait emporté la république, les institutions seules n’avaient pas péri. Un cynisme éhonté avait détruit les mœurs privées[81]. Dans beaucoup de maisons, il n’y avait plus de pères, plus de fils, plus d’épouses, mais des créatures humaines oubliant les plus naturels de tous les devoirs et courant au plaisir à travers la débauche. Le mariage devenu une gêne était abandonné ; et, pour échapper à ses obligations, on vivait dans le célibat, ou, ce qui était pis encore, on le prostituait par des divorces annuels. Les matrones, disait-on, comptent les années par leurs maris et non plus par les consuls. De telles mœurs mettaient en péril non seulement la famille, mais la société même. Pour forcer la classe des citoyens à se recruter en elle-même et non plus dans la sentine impure de l’esclavage, Auguste reprit, mais en les développant, les mesures de son père adoptif[82] ; il proposa en l’an 18 une loi Julia de maritandis ordinibus. Le mai était si profond, si universel, que ces Romains qui n’avaient plus de force pour protéger leur liberté en trouvèrent pour défendre leurs vices ; les comices repoussèrent tout d’une voix la proposition, et le prince dut attendre vingt années pour la faire accepter (an 4 de J.-C.). Cinq ans plus tard, bravant les violentes réclamations qu’elle soulevait et presque une émeute de chevaliers en plein théâtre, il la reproduisit dans une loi Papia Poppæa, qui forma comme un code nouveau, où furent réglés non seulement le mariage, mais le divorce, la dot, les donations entre époux, les hérédités, les legs, etc. Un juge difficile et peu prévenu a dit de ces lois : Elles ont tant de vues, elles influent sur tant de choses, qu’elles forment la plus belle partie des lois civiles des Romains[83].

La loi, considérant le mariage comme un impôt dû à l’État, divisa les citoyens en deux classes : ceux qui avaient des enfants (patres) et ceux qui n’en avaient pas (cælibes vel orbi). Aux premiers elle donna des privilèges et des honneurs ; elle frappa les seconds d’une diminution de droits utiles, calculée de manière à punir le célibataire plus sévèrement que le citoyen sans enfants (orbus), qui en se mariant avait fait au moins preuve de soumission à la loi. La pénalité fut habilement prise dans une des passions les plus vives de cette société oit, le législateur n’ayant guère mis de bornes à la faculté de tester[84], la chasse aux testaments était une des constantes préoccupations des citoyens. Le prince ferma ou tarit, pour ceux qui se tenaient en dehors des prescriptions de sa loi, cette source de fortune, en déclarant que le célibataire[85] serait incapable de rien recevoir d’un étranger ; que le citoyen dont le mariage était resté stérile n’avait droit qu’à la moitié de ce qui lui serait laissé, et qu’il ne pourrait donner à sa femme par testament, ni recevoir d’elle plus d’un dixième de sa succession. Ces biens que la loi enlevait aux citoyens délivrés des charges de la famille, elle en gratifiait les héritiers ou les légataires qui donnaient à l’État des enfants[86]. Si ceux-là mêmes n’avaient point de postérité, le peuple romain, comme père commun, leur était substitué, et le fisc recevait les legs[87]. Tous les citoyens furent invités par l’appât de riches récompenses à dénoncer les infractions[88].

Aux droits utiles étaient jointes les prérogatives qu’on accordait autrefois à l’âge, une place meilleure au théâtre, et, partout, en tout, la prééminence sur les citoyens du même ordre. Une nombreuse famille assurait la préférence dans la poursuite et l’exercice des honneurs ; le consul qui avait le plus d’enfants prenait le premier les faisceaux et choisissait sa province ; de même que la femme la plus féconde donnait à son époux sénateur le droit d’être inscrit en tête de la liste du sénat, et de dire le premier son avis. Pour les pères de famille le temps d’arriver aux magistratures était abrégé, car chaque enfant donnait dispense d’une année[89], et trois enfants, à Rome, exemptaient des charges personnelles, libéraient des tutelles et assuraient double part dans les distributions. Les Vestales, naturellement, avaient le jus trium liberorum, et les soldats, qui eux aussi ne pouvaient se marier, l’obtinrent de Claude[90]. Ce droit devint donc comme une condition nouvelle ajoutée à celles qui existaient déjà dans la société et y marquaient les rangs ; ce fut un privilège très envié qu’on ne chercha pas toujours à gagner par les moyens que la loi indiquait, et qu’on arracha à la prodigue facilité des empereurs, mais dont les bons princes se montrèrent fort avares. Auguste le refusa longtemps à Livie ; il ne le lui accorda qu’après la mort de Drusus, avec les autres honneurs décernés à l’impératrice pour la distraire de la perte de son fils. On verra que les dieux mêmes furent soumis à la loi Poppæa.

L’an 17 av. J.-C., le troisième jour des jeux séculaires, dans cette solennité qu’un homme ne pouvait voir deux fois[91], des chœurs de jeunes garçons et de jeunes vierges chantèrent au Capitole :

Chœur des jeunes garçons. — Laisse reposer tes flèches, ô Apollon, et écoute avec faveur les vœux des enfants de Rome.

Chœur des jeunes filles. — Ô reine des nuits, déesse au croissant de feu, exauce la prière des vierges.

Les deux chœurs. — Si Rome est votre ouvrage, dieux puissants ! donnez à la jeunesse un cœur docile et des mœurs pures, aux vieillards le doux repos, au peuple de Romulus l’empire du monde, une race nombreuse et toutes les gloires. Faites que l’illustre rejeton de Vénus et d’Anchise qui vous immole aujourd’hui des taureaux sans tache commande à l’univers, terrible pour l’ennemi qui résiste, clément pour l’ennemi abattu.

Chœur des jeunes garçons. — Déjà le Parthe tremble devant son bras que redoutent la terre et les flots. Déjà le Scythe et l’Indien, naguère si fers, viennent implorer ses ordres.

Chœur des jeunes filles. — La Paix, la Bonne loi, l’Honneur et la Pudeur antique, et la Vertu, si longtemps oubliée, reparaissent parmi nous ; l’heureuse Abondance nous revient avec sa corne féconde[92].

Faut-il se défier de la poésie, comme du poète qui, malgré ses beaux vers, gardait sa légèreté ? Ou croirons-nous que l’empereur parvint à rendre son peuple religieux et moral en vertu des lois ? La loi n’a point affaire en ces choses. Elle ne peut aller jusqu’au fond des consciences, arracher le vice et purifier les âmes. Cependant, comme elle commande aux actes extérieurs, par eux elle atteint quelquefois les passions qui les produisent. Cet homme qui, pendant quarante-quatre ans, fit peser sur la société romaine une volonté honnête, y ramena certainement un peu d’ordre, de retenue et de dignité extérieure. Il força ses concitoyens à se respecter eux-mêmes par des lais qui, après avoir fait quelque bien dans Rome, allèrent en faire davantage dans les provinces, où on les imita et les suivit mieux[93].

Par malheur, j’entends l’auteur du Chant séculaire dire aussi : Votre homme de bien ! celui qui au Forum, au tribunal, attire tous les veux, mais écoutez-le donc lorsqu’il offre un sacrifice aux dieux. Il crie très haut : Ô Janus, notre père ! Ô Apollon ! Et tout bas : Patronne des larrons, belle Laverna, fais-moi la grâce de tromper tout le monde ! Couvre mes ruses d’un voile épais, cache mes méfaits dans une nuit profonde ! Ô belle Laverna, fais-moi la grâce de paraître toujours un juste et saint personnage ![94]

 

IV. — RÉFORMES EN ITALIE.

Tout ce que l’empereur faisait pour la police de la capitale eut son contrecoup dans l’Italie qui était habituée à copier Rome et ses institutions. La péninsule ne formait pas un gouvernement provincial, car elle n’avait à donner ni argent ni soldats, puisqu’elle n’était point soumise à l’impôt foncier et que les légions des frontières ne s’y recrutaient point[95] ; en outre, tous ses habitants ayant le droit de cité romaine, un magistrat romain n’aurait pu y exercer le jus necis de l’imperium militaire. Auguste la divisa en onze régions, probablement pour centraliser les résultats du cens municipal, faciliter le recouvrement des impôts indirects, l’administration du domaine public et celle des subseciva ou terres coloniales non encore assignées[96]. Les quatre questeurs qui, du temps de la république, résidaient à Ostie, à Calés, dans la Cisalpine et peut-être à Rimini, ceux que, au témoignage de Dion (LV, 4), Auguste institua pour l’Italie, étaient-ils chargés de ce service ? Nous l’ignorons, mais d’une manière ou d’une autre il a fallu y pourvoir.

Afin de prévenir le brigandage, Auguste désarma la population. On ne put garder d’armes que pour la chasse ou le voyage[97]. Les bandits se recrutaient de paysans ruinés, de colons militaires fatigués de la vie des champs, surtout d’esclaves qui, après avoir quelque temps servi dans l’armée, en cachant leur origine, gagnaient à la première occasion la montagne. Auguste fit une revue sévère de ses légions, avant de les envoyer aux frontières. Tous les esclaves trouvés dans les rangs furent rendus à leurs maîtres ou mis en croix[98]. Pour les vétérans, il les répartit dans vingt-huit colonies italiennes, où il ne les oublia pas : cinq fois, pour les y retenir, il leur fit des largesses considérables.

Vivant lui, la fondation d’une colonie était une calamité pour la ville où elle s’établissait, les habitants étant contraints de partager avec les nouveaux venus, fiers et turbulents, leurs maisons et leurs champs, quand les colons ne prenaient pas tout. Auguste se glorifie d’avoir acheté les terres qu’il donna à ses soldats en l’an 30 et en l’an 14 av. J.-C. J’ai payé, dit-il, pour les champs situés en Italie, 600 millions de sesterces et 260 millions pour ceux qui furent donnés dans les provinces. Je l’ai fait le premier et le seul de tous ceux qui ont fondé des colonies. Et il a raison d’en tirer vanité, car il empêcha, par cette mesure, le renouvellement des affreux désordres dont l’Italie, depuis Sylla, n’avait pas cessé d’être le théâtre. Afin de rendre l’accès de Rome plus facile, il répara à ses frais la voie Flaminienne jusqu’à Rimini, et voulut qu’à son exemple tout citoyen honoré du triomphe employât à faire paver une route l’argent qui lui reviendrait pour sa part de butin.

Les Italiens profitaient du rétablissement de l’ordre pour défricher leurs champs et travailler avec l’espérance que, durant cinquante années, ils n’avaient pas eue, de jouir enfin du fruit de leur travail. Brindes et Pouzzoles, les deux grands ports d’Italie, l’un pour les voyageurs, l’autre pour les marchands, Ostie par où se faisaient les approvisionnements de Rome, grossissaient à vue d’œil. Octave avait brûlé Pérouse, Auguste la rebâtit et l’orna. Rimini garde encore le pont de marbre qu’il y construisit et un arc de triomphe élevé en son honneur par les habitants. Véies, colonisée par lui, se relevait ; dans ses ruines on a trouvé la preuve de cette prospérité renaissante : deux têtes colossales d’Auguste et de Tibère, une statue de ce dernier prince et de magnifiques colonnes qui décorent aujourd’hui une place de Rome et Saint-Paul hors les murs[99]. Cære redevenait plus riche qu’elle ne l’avait jamais été[100] ; la Maremme toscane revenait à la vie, et de populeuses cités sortaient des décombres sous lesquelles Sylla les avait ensevelies. Arezzo répandait par toute l’Italie sa poterie rouge recherchée pour le service de table, et Tertullien reprochera aux Toscans d’inonder Rome d’images de leurs dieux. Les bandits traqués par la police impériale n’infestant plus les routes, les denrées circulaient avec sécurité, et partout se montrait, pour l’œuvre de réparation, l’ardeur qui, dans tous les temps, se manifeste après les crises sociales.

Auguste ne rendit pas aux cultivateurs italiens leur plus grand marché, celui de Rome, que nourrissaient les provinces frumentaires ; et les princes accordées à l’importation des blés étrangers maintenaient le pain à bon marché, en dépit des circonstances qui auraient dû en élever le prix, au bénéfice des producteurs italiens. Mais l’annone était une charge comprise dans la succession de la république ; le prince ne pouvait la répudier qu’en renonçant à l’héritage.

La réforme religieuse qu’il avait faite à Rome s’étendit à toute l’Italie : le culte des dieux lares y donna naissance à un ordre nouveau de citoyens que nous retrouverons dans les provinces. La nouveauté la plus considérable concerne la votation des cités. Tous les Italiens avaient le droit de cité : avantage dérisoire puisqu’ils ne pouvaient user de ce droit qu’en faisant, chaque jour de comices, le voyage de Rome, seul lieu où les votes fussent reçus. Auguste, qui laissait subsister une apparence de libres élections, voulut s’assurer un moyen de contrebalancer au besoin les suffrages de la plèbe romaine par ceux des villes d’Italie. Il autorisa les décurions à envoyer par écrit leurs bulletins de vote pour l’élection aux grandes magistratures romaines[101]. Comme les décurions, au nombre de cent, dans chaque cité, avaient été indirectement élus par l’assemblée populaire[102], le droit qu’ils reçurent d’Auguste constituait une sorte de suffrage à deux degrés qui n’est pas sans quelque analogie avec celui qui nomme nos sénateurs et nos juges consulaires.

Cet essai d’organisation du suffrage universel en Italie, combiné avec la représentation provinciale dont il sera parlé plus loin, aurait pu produire les plus heureux résultats, en reliant par de libres institutions les diverses parties de l’empire. Mais cette solution du problème politique, un instant entrevue, fut vite oubliée ; les empereurs ne surent pas développer ou laissèrent périr ces germes féconds.

 

 

 

 



[1] Velleius Paterculus dit : Designatum quæstor, necdunt senator æquatus senatoribus (II, 111). Auguste doit avoir fait une lex Annalis, comme en avait eu la république . Dion la lui fait proposer par Mécène (LII, 20), et l’on sait qu’on n’arrivait à la questure qu’à vingt-cinq ans, à la préture à trente ans. Cf. Capitolinus, Marc. Anton., 5.

[2] Dion, LIV, 26.

[3] Suétone, Octave, 38. Voyez, au Digeste, I, 9, combien les jurisconsultes s’occupaient d’eux ; ils conservaient même le titre et les privilèges de fils de sénateur à l’enfant conçu avant que son père ait été chassé du sénat. (Ibid., Ulpien, 7, ad legem Juliam et Papiam.)

[4] Triumviri capitales, triumviri monetales, quattuorviri viarum curandarum et decemviri stlitibus judicandis. Il fallait avoir au moins vingt-deux ans (Pline, Lettres, X, 83) pour y arriver.

[5] Claude régla ainsi l’avancement militaire des chevaliers : cohors, ala, tribunalus legionis (Suétone, Claude, 25). Une cohorte, comptant 600 hommes, répondait presque à un de nos bataillons. C’était donc par un commandement considérable que les chevaliers débutaient ; mais ce commandement était souvent plus nominal que réel. A vingt-cinq ans, ces tribuni militum honores petituri, comme Pline (Lettres, VI, 31) les appelle, sollicitaient la questure (Orelli, n° 3711 : quæstor designatus annorum XXIIII), ensuite l’édilité ou le tribunat, et à trente ans la préture, d’où l’on peut conclure que les charges du vigintivirat étaient moins une magistrature, honos, que ce qui est appelé au Digeste (L, 16, 239, § 3) un munus, ou obligation personnelle. Sur le vigintivirat, voyez Dion, LIV, 26, et L. Renier, Mélanges d’Épigraphie, p. 203-214.

[6] Au-dessous d’eux venaient les anciens sénateurs, qui pour une raison ou pour une autre étaient sortis du sénat. (Dion, LIV, 14.)

[7] Tacite parle déjà de familles consulaires (Ann., VI, 49 ; XIII, 12), de même Philostrate, Vita Apollonius, IV, 45.

[8] Dion, LII, 31, 32 ; Suétone, Caligula, 2 ; Tacite, Ann., XIII, 44 ; Pline, Lettres, IX, 13.

[9] Tribunus major per epistolam sacrant imperatoris judicio destinatur, minor tribunus provenit ex labore (Végèce, II, 7). Cet auteur est du quatrième siècle, mais le mal a son origine dans les institutions du premier empereur, et on vient de voir Hadrien le constater un siècle après Auguste.

[10] On trouve dans les inscriptions des equites equo publico morts à seize ans, à cinq ans. Cf. Orelli, 3052-5, et L. Renier, Inscriptions d’Algérie, 4825-20.

[11] Dion, LIV, 47. On trompait quelquefois sur sa fortune, ou l’on trouvait la charge trop onéreuse, car je vois en l’an 10 un édile se démettre de sa charge pour cause d’indigence. (Id., LIV,10.)

[12] Insignia consularia, etc., ou inter consulares, prætorios.... regerre. César l’avait déjà fait. (Suétone, César, 76 ; Dion, XLIII, 17.) Il donna de même les triumphalia ornamenta. (Suétone, Octave, 58.)

[13] Possédant 200.000 sesterces. Cette quatrième classe de juges fut organisée en l’art 17 av. J.-C. et jugea de levioribus summis. (Suétone, Octave, 52). Ils avaient le droit de porter un anneau de fer (Pline, Hist. nat., XXXIII, 7) : pauvre distinction, mais qui flattait parce qu’elle donnait un rang.

[14] Il y avait deux cent soixante-cinq quartiers (Pline, Hist. nat., III, 9) et quatre ou cinq inspecteurs par quartier annuellement choisis, sans doute par le curator regionis, parmi les habitants, e plebe cujusgue viciniæ electi (Suétone, Octave, 30). Auguste leur accorda le droit de porter, à certains jours, la prétexte et d’avoir deux viateurs (Dion, LV, 8.) Dans son testament, Tibère leur fit un legs particulier. (Suétone, Tibère, 76.)

[15] Dion, XLIII, 21 ; Suétone, César, 41.

[16] En l’an 2 av. J.-C. Trois ans auparavant, les indigents étaient encore trois cent vingt mille. (Dion, LV, 10.)

[17] Tacite, Ann., III, 29. De nombreuses inscriptions donnent en quelque sorte la loi d’avancement dans les charges publiques, cursus honorum. Car personne n’oubliait de faire graver ses états de service sur son tombeau dans l’ordre où ses fonctions s’étaient succédé. Pour fermer l’accès des hantes charges à ceux qui n’étaient pas très riches, il ajouta aux obligations imposées par Sylla aux préteurs, celle de donner les jeux que célébraient auparavant les édiles. Les consuls, et sous Claude les questeurs, furent aussi forcés de donner des jeux au peuple. (Dion, LIX, 14 ; LX, 27 ; Suétone, Claude, 24 ; Tacite, Ann., XI, 22.)

[18] Il fallait être domicilié à Rome pour obtenir une charge ; les distributions n’étaient faites qu’à la plebs urbana. Rome payait le sel moins cher que le reste de l’Italie. (Tite-Live, XXIX, 57.)

[19] Toute la région à 100 milles de Rome était placée sous la juridiction du préfet de la ville et était exempte des prestations en nature que devait l’Italie annonaire. (Godefroy, au livre IX Cod. Theod., de Annona, II, 1, et Savigny, Steuerverf., p. 22.) Certains affranchis ne pouvaient s’établir dans la région suburbicaire. (Suétone, Octave, 40, et Gaius, Hist., I, 27.) Il n’égala pas tout à fait l’Italie à Rome, dit Suétone (Octave, 46). La loi Papia Poppæa fournit une nouvelle preuve de cette inégalité. Le jus trium liberorum était reconnu dans Rome à celui qui avait trois enfants ; il fallait, pour l’obtenir en Italie, en avoir quatre, dans les provinces cinq. L’interdiction faite au mari par la loi Julia, de adulteriis, d’aliéner le prædium dotale ne s’appliquait qu’aux fonds italiques (Inst., II, VIII, proœm.).

[20] Relativement, par exemple, aux testaments. L’étranger qui n’avait pas obtenu le jus cognationis en mène temps que le jus civitatis payait l’impôt du vingtième, même lorsqu’il héritait de son père. Cette distinction ne fut abolie que par Nerva et Trajan. (Pline, Panég., 57.)

[21] Pline, Lettres, X, 1, 5, 22.

[22] Pessima libertas (Inst., I, 68). Il ne pouvait jamais devenir citoyen romain ou latin. La loi Ælia Sentia, rendue en l’an J de J.-C. (Dion, LV, 13), le reléguait au rang des peregrini dedilitii (Gaius, Inst., I, 13-15). Les Latini Juniani (loi de l’an 19 de J.-C.) n’avaient que la jouissance de la liberté ; aussi, à leur mort, étaient-ils considérés comme n’étant jamais sortis d’esclavage et leur ancien maître reprenait ses droits sur leurs biens. (Gaius, ibid., et les Instit., I, 5, 3.)

[23] La loi Furia Caninia (huit ans ap. J.-C.) limita le nombre des affranchis testamentaires, et la loi Ælia Sentia (quatre ans après J.-C.) ne permit pas au maître âgé de moins de vingt ans d’affranchir un esclave, præter quam si causam apud consilium probaverit (Ulpien, I, 13).

[24] Spectandi confusissimam ac solutissimum morem correxit ordinavitque (Suétone, Octave, 44).

[25] Tite-Live disait encore : Lex est surda, inexorabilis.... nec causis nec personis variat.

[26] Digeste, XXII, 5, 3, § 5.

[27] Voyez mon mémoire sur les Honestiores et les Humiliores, au recueil des Mém. de l’Acad. des inscript., t. XXIX, 1ère partie.

[28] Clarissimus. On trouve ce titre employé déjà sous Claude. (Cf. Orelli, n° 3115.) Il se donnait aux femmes et aux enfants des sénateurs. (Id., 3761 ; Renier, Inscr. d’Alg., 1825, 1827, etc.)

[29] En l’an 5 de notre ère, une gratification de 60 deniers par tête fut donnée à trois cent vingt mille hommes de la plèbe. Beaucoup de plébéiens restaient donc en dehors des distributions ordinaires.

[30] Salluste, fragm. 3 ; Pline, Panég., 25. Sénèque (Epist., 18) disait que le prisonnier était mieux nourri que le pauvre, liberatiora sunt alimenta carceris.

[31] Le modius valant 8,67 litres, 5 modii = 43,35 litres, que donnaient environ 42 kilogrammes de pain ; par l’imperfection des procédés de mouture et de panification, le blé rendait à peine son poids en pain (Pline, Hist. nat., XVIII, 120), tandis que chez nous 100 kilogrammes de farine donnent au moins 130 kilogrammes de pain. Or, avec 42 kilogrammes de pain, une famille ne se nourrissait pas, et Dion a raison de dire (LV, 26) : Ώς δέ ούδέ έxεϊνό σψισιν έξήρxεσεν.

[32] Cicéron, Verrines, III, 44. Ainsi les Juifs devaient porter à Sidon le quart de leur récolte. (Josèphe, Ant. Jud., XIV, 109, 6 ; Tacite, Ann., XIII, 51.)

[33] La valeur du blé que l’Égypte livrait était d’environ 2500 talents.

[34] Suivant les Verrines, III, 75, le modius, qui dans le commerce valait 1 denier (Dureau de la Malle, Économie polit., t. I, p. 108), ne coûtait à l’État que 5 sesterces. Comme on en donnait à chacun des inscrits 60 par an, c’était une dépense annuelle de 180 sesterces, ou de 45 francs pour chaque partie prenante, 1 sesterce, 1/100 de l’aureus, valant 0 fr. 25 c. (Levasseur, De la valeur des monnaies romaines, p. 28 et 29) ; ce qui donne pour dépense totale : 45 x 200.000 = 9 millions. Elle sera de 12 millions si, pour tenir compte des frais d’emmagasinage, on accepte pour le blé de l’État le prix du commerce, 4 sesterces au lieu de 3.

[35] L’assistance publique a dépensé en 1873, à Paris, sur ses revenus propres, 12.420.000 francs, et elle a reçu de la Ville une subvention de 14.474.977 francs ; la Ville a en outre payé au Trésor 4.520.570 francs pour rachat des cent quatre-vingt mille cotes personnelles et mobilières.

[36] Dion, LIV, 15-17. La peine encourue par cette brigue était l’exclusion pour cinq ans de toute magistrature.

[37] D’après le Monument d’Ancyre, n°15, il distribua en argent comptant, aux habitants de Rome, 575 millions de sesterces et 31.200.000 deniers, soit 500 millions de sesterces, qui donnent une somme de 125 millions de francs. La moyenne des parties prenantes étant d’environ deux cent cinquante mille, c’était une somme de 500 francs reçue par chaque citoyen en quarante-quatre ans, soit moins de 12 francs par an.

[38] Dion, LI, 23.

[39] Cinquante-neuf jours, pris probablement sur l’année entière. (Pline, Hist. nat., XXXV, 7.)

[40] De Re rustica, III, 2.

[41] Petita venia (Suétone, Octave, 45).

[42] Dion, LIV, 47 ; Microbe, Saturnales, II, 7 ; Tacite, Annales, I, 77.

[43] Tacite, Annales, I, 45.

[44] Je saisis cette occasion de témoigner ma gratitude à l’habile directeur des fouilles du Palatin, le sénateur Pietro Rosa, qui a tant fait pour l’archéologie, par ses découvertes, et qui va nous rendre toute la maison d’Auguste dont une partie est encore sous les jardins de la villa Mills, qui vient d’être achetée. On fera très agréablement une visite au Palatin, en prenant pour guide M. Boissier, Promenades archéologiques, p. 51-110.

[45] Principes viros sæpe hortatus est, ut.... monumentis.... urbem adornarent (Suétone, Octave, 29). Un temple bâti par un particulier devait être entretenu par sa postérité. (Voyez le chapitre LXX, § 2.)

[46] Cet édifice servait au dépouillement des votes, au payement de la solde et au partage des gratifications faites au peuple. (Dion, LV, 8 ; Suétone, Claude, 48 ; Pline, Hist. nat., I, 40.)

[47] Pline, Hist. nat., XXXVI, 24, § 9.

[48] Suétone, Octave, 30, et de Rossi, Piaute di Roma, p. 30.

[49] Suétone, Octave, 30.

[50] Le præfectus vigilum exerça la juridiction criminelle sur les incendiaires et les voleurs. Les cas graves étaient réservés au préfet de la ville.

[51] En l’année 23, il avait donné six cents esclaves aux édiles curules pour le service des incendies (Dion, LIV, 2) ; en l’an 5 de J. C., il organisa le corps des vigiles, qui furent recrutés d’abord dans les classes d’origine servile. Plus tard on les prit partout. (Dion, LV, 26.) Ces gardes de nuit portaient chacun une sonnette pour s’appeler mutuellement. (id., LIV, 4.) Toutes les cités, à l’exemple de Rome, eurent des esclaves publics pour la police, la voirie et les bas offices de l’administration.

[52] Suétone, Octave, 42.

[53] Ibid., 41.

[54] Ibid., 32. Il ne supprima que des fêtes honoraires, c’est-à-dire instituées par les particuliers ; durant les autres, il était défendu de travailler. Quand le roi des sacrifices et les flamines sortaient ces jours-là, ils étaient précédés de hérauts qui enjoignaient au peuple de ne pas violer la sainteté du jour, en faisant œuvre de ses mains. Le contrevenant était puni d’une amende. (Festus, s. v. Præcia, et Macrobe, Saturnales, I, XVI.) Columelle (II, 12, 9) compte quarante-cinq jours de fête ou de pluie, quibus non aratur, et Tertullien (de Idol., 14) dit que, chez les païens, les jours de fête n’atteignent pas le nombre des cinquante jours de joie des chrétiens.

[55] Suétone, Octave, 89.

[56] On a vu qu’il détermina aussi les catégories d’hommes dont le témoignage ne serait pas reçu en justice : cela valait mieux.

[57] Nihil deos portendere vulgo nunc credunt (XLIII, 13).

[58] II, 6. Cf. S. Augustin, de Civitate Dei, VII, 9.

[59] Tacite, Ann., III, 19 ; Hist., I, 77 ; Pline, Lettres, X, 8. On a vu qu’il était membre des quatre grands collèges sacerdotaux. Il se fit agréger aussi aux collèges des prêtres Titiens et des Féciaux.

[60] Voyez, au chapitre LXIX, ad fenem, l’énumération qu’il fait des temples relevés par lui. (Monument d’Ancyre, § XIX.)

[61] Fastes, II, 8 :

.... Sacra Cano . . . . . . . . . . . . .

Ecquis ad hæc illinc crederet esse viam ?

Hæc mea militia est.

[62] Ce temple, élevé au milieu du forum d’Auguste, était particulièrement consacré à la Vengeance de César. Un autre, bâti sur le Capitole et que les médailles montrent rond, reçut les drapeaux de Crassus.

[63] Il ne reste de ce temple que la description faite par Properce, II, 31. Sur ses portes d’ivoire étaient représentés les Gaulois précipités du Parnasse par les serviteurs du dieu et les Niobides tombant sous ses flèches. Une bibliothèque était annexée au temple.

[64] Les Lares étaient les âmes des morts, qu’avant les Douze Tables on enterrait dans la maison (Servius, ad Æn., VI, 152). De là le culte domestique qui leur était rendu. On associait souvent leur image à celle des Pénates, que l’on représenta dans les derniers temps dansant et tenant d’une main la corne à boire, rhyton, de l’autre le plat aux aliments, en signe de l’abondance et de la joie qu’ils entretenaient dans la maison. A l’origine, les Pénates et les Lares différaient ; les premiers n’étaient que les gardiens du penus, c’est-à-dire des provisions mises en réserve dans la cella penaria. Cette cella, où l’on ne pouvait entrer que dans l’état de pureté, castus (Columelle, de Re rust., XII, 4), était le temple des Pénates ; pour autel ils avaient le foyer où l’on jetait les prémices du repas. II n’y avait dans chaque maison qu’un Lare familier ; le nom des Pénates, au contraire, est toujours au pluriel. Au temps d’Auguste, on avait cessé de les distinguer (Marquardt, Handbuch, t. III, p. 122, note 4), de même qu’on ne distinguait plus les Génies des Lares. (Censorinus, de Die Nat., 5, d’après un livre de Granius Flaccus, adressé à César.)

[65] Un sénatus-consulte rendit ce culte obligatoire. Voyez chap. LXVII, § 3.

[66] Fastes, V, 128 et suiv. Ces divinités qu’Ovide a vues dans Rome associées au culte du Génie d’Auguste étaient les deux Lares prosecteurs des deux rues qui se croisaient au carrefour. Ce culte des Lares de carrefour était très ancien ; mais il avait été desservi par des collegia compitalicia fort mal composés, au dire de Cicéron, ex omni fæce urbis ac servitio concitata, et qui ayant été plus d’une fois des instruments de désordre, avaient été supprimés en 64 par le sénat. Clodius les avait rétablis ; six ans plus tard, César les abolit encore. Auguste les réorganisa de manière à n’avoir rien à en craindre.

[67] Il fut contraint, en l’an 5 de J.-C., d’ordonner qu’on recevrait parmi les vestales des filles d’affranchis. (Suétone, Octave, 51.) Sous Tibère (Tacite, Ann., IV, 16), la place de l’impératrice au théâtre fut sur le banc des vestales.

[68] Sous ce portique, il avait aussi placé les tituli provinciarum, ce qui donna l’idée de faire des statues de provinces captives.

[69] Piso.... petitione honorum abstinuit, donec ultro ambiretur delatum ab Augusto consulatum accipere (Tacite, Ann., II, 43). Quant à Julus Antonius, il devint un des amants de Julie, et, lorsqu’elle fut exilée, il se tua pour éviter le châtiment.

[70] Macrobe, Saturnales, II, IV, 18.

[71] Suétone, Octave, 29 et 89.

[72] Pline, Hist. nat., XXXV, 2.

[73] Ulpien, Regul. lib., tit. I et II e lege Julia. Cependant cette même loi levait la vieille prohibition qui interdisait les mariages entre ingénus et affranchis. (ibid., et Digeste, XXIII, 2, 22 et 44.)

[74] On ne put affranchir par testament plus de cent esclaves à la fois. Il fut défendu d’obliger par serment l’affranchi à rester célibataire, afin que son bien revint après lui à son ancien patron, perspective qui engageait beaucoup de maîtres à donner la liberté à leurs esclaves. (Dion, XLVII, 14 ; lois Furia Caninia et Ælia Sentia de manumissionibus, an 8 et an 4 de J.-C.)

[75] Suétone, Octave, 40 : parcissime dedit et manumittendi modum terminavit. Dion donne même à penser (LII, 18) qu’il fit une révision du droit antérieurement concédé.

[76] Dion, LIV, 18.

[77] Les jurisconsultes disaient : Major dignitas est in sexu virili (Ulpien, au Digeste, I, 9, proœm.). Cependant on trouve déjà quelque chose d’analogue à la formule du moyen âge : le ventre anoblit. Les femmes de Delphes, du Pont et d’Hiensis Colonia, lorsqu’elles épousaient un homme d’une autre cité, conservaient à leurs enfants le titre de citoyens de leur ville natale (Digeste, L, tit. I, § 2, et tit. II, fr. 9), et les jurisconsultes reconnaîtront au fils d’un père esclave, mais d’une mère libre, la capacité d’arriver au décurionat.

[78] La peine de mort pour l’adultère fut introduite par Constantin. (Cod., IX, 9, 30.) Paulus (Sent. lib., II, XXVI, 14) ne parle que de la confiscation d’une partie des biens et de la relégation des deux coupables dans deux îles différentes. Auguste accepta cependant le concubinat, mais en le régularisant pour en diminuer les désordres. Il lui donna un caractère juridique déterminé et fonda des rapports de droit entre les deux conjoints et leurs enfants. (Digeste, XXV, 7 ; Cod., V, 26.)

[79] A moins du consentement exprès de la femme. Celle-ci ne pouvait même accorder qu’on prit hypothèque sur le dotale prædium ou immeubles situés en Italie. (Inst., II, 8, pr., et 18, 4. Cf. Ulpien, Reg. lib., 15, e lege Julia de adulteriis.) Cette loi de l’an 17 av. J.-C. est la base de tout le régime dotal.

[80] Marezoll, Droit privé, § 166. Les ingénues ayant trois enfants, les affranchies quatre, sortaient de tutelle. Il régularisa le système.

[81] Voyez la belle ode d’Horace, III, 6. Un riche citoyen, célèbre pour ses mœurs infâmes, ayant été assassiné par ses esclaves, Auguste refusa d’instruire l’affaire. (Sénèque, Quest. nat., I, 16.)

[82] Dion, XLIII, 25.

[83] Montesquieu, Esprit des lois, XXIII, 21. L’opposition que ces lois rencontrèrent est certaine ; les dates données ne le sont pas, excepté celle du consulat de Papius Mutila et de Poppæus Secundus en l’an 9 de notre ère.

[84] C’était aussi un honneur, sans compter le profit, d’être porté sur un testament. On a vu que Cicéron se vantait (Phil., II, 32) d’avoir reçu ainsi 20 millions de sesterces ou près de 4 millions de francs. Auguste lui-même recevait annuellement des legs très considérables. (Suétone, Octave, 101.) Mais quand lui arrivait la succession de quelqu’un ayant des enfants, il la rendait immédiatement à ceux-ci, s’ils étaient adultes, ou, s’ils ne l’étaient pas, plus tard et avec les revenus. (Dion, LVI, 32.)

[85] Sont réputés célibataires : l’homme non marié à vingt-cinq ans, la femme à vingt, ou l’homme qui se marie après soixante et la femme après cinquante. Pour échapper à la loi, on se mariait à des enfants. Auguste annula les fiançailles qui, au bout de deux ans, n’auraient pas été accomplies. Or la loi romaine ne permettant le mariage pour les femmes qu’à douze ans, il fallut fiancer des jeunes filles de dix ans au moins. (Dion, LIV, 16.)

[86] Les pères de famille trouvèrent un autre avantage dans le système des fidéicommis, qui, régularisé par Auguste, permit de faire arriver un héritage à des personnes autrefois incapables d’en recevoir. Les citoyens ayant le jus trium liberorum en profitèrent, à l’exclusion des célibataires. Les consuls furent investis de cette juridiction nouvelle. (Instit., II, 23, § 1.)

[87] Gaius, Inst., II, §§ 206 et 286. Le droit pour les héritiers ayant des enfants de revendiquer les caducs, jus caduca vindicandi, leur était si bien reconnu, qu’Ulpien compte ce droit parmi les moyens d’acquérir la propriété quiritaire. (Reg. lib., XIX, 17.)

[88] Il était attribué au delator plus du quart des biens contestés, car Néron gagna un moment de popularité, lorsque prœmia delatorum Papiæ legis ad quartas redegit (Suétone, Néron, 10).

[89] Quand le divorce ou la mort d’un des époux rompait l’union, Auguste n’accordait dans le premier cas que dix-huit mois, dans le second que deux ans, pour en contracter une autre. (Suétone, Octave, 34 ; Ulpien, Reg. lib., XIV). On remarque, au sujet de l’efficacité de ces lois, que Virgile, Horace, Properce, Tibulle, ne se marièrent pas.

[90] Dion, LX, 24.

[91] Après Auguste, ils furent célébrés par Claude, Domitien et Septime Sévère. (Zosime, I, 4.)

[92] Horace, Carmen seculare.

[93] On trouve des exemples de ces lois faites pour les citoyens et prises par les provinciaux dans Gaius, I, 47 ; Ulpien, XI, 20 ; Digeste, XXX, fr. 41, § 6 ; Cod., VII, 9, 5 ; VII, 71, 4. Ainsi la lex Julia de ambitu était à peu près inutile à Rome, où il n’y avait que des élections illusoires ; elle était très nécessaire dans les municipes, où il y avait des élections sérieuses et agitées. Rouie n’était pas tout l’empire, et la corruption qui y régnait, grâces tant de richesses accumulées, n’était pas possible partout ailleurs. Mais partout où il y avait des citoyens, les lois juliennes étaient appliquées, et, dans les villes privées du droit de cité, les lois locales tendaient à se rapprocher des lois romaines par des emprunts fréquents soit à l’ancienne législation (Ulpien, XI, 18 ; Gaius, I, 385, 185 ; III, 122), soit aux constitutions impériales (Pline, Lettres, X, 71, 72), aux édits des gouverneurs (Gaius, 1, 6) ou aux sénatus-consultes (Pline, ibid., X, 77).

[94] Horace, Epist., I, XVI, 57-62.

[95] Nous n’avons pas une seule inscription mentionnant un légionnaire italien. La péninsule ne recrutait que les cohortes prétoriennes, urbaines, celles des vigiles et des cohortes volontaires. S’il est parlé, au deuxième siècle, d’une levée en Italie (Wilmanns, n° 636), c’est au moment des plus grandes nécessités de Marc-Aurèle.

[96] Voyez Desjardins, Les XI régions d’Auguste, dans la Revue historique, t. I, p. 184. La liste des subseciva était dressée dans les libri beneficiorum. Cf. Gromatici Veteres, t. I, 202 et 295.

[97] Digeste, XLVIII, 6, 1.

[98] Appien, Bell. civ., V, 151. Dans le Monument d’Ancyre, Auguste dit qu’après sa victoire sur Sextus il rendit à leurs maîtres, ad supplicium sumendum, trente mille esclaves fugitifs, et, suivant Paul Orose (VI, 18), il mit en croix six mille esclaves sans maîtres.

[99] À Tarquinies, à Vulci, à Cosa, à Vulsinies, à Clusium, à Mosellæ, on trouve des preuves évidentes que l’empire et la paix avaient réparé les ravages des guerres civiles. Vetulonia fut reconstruite ; Cortone, Fiesole, Volterra, Arezzo, conservent également des souvenirs de leur prospérité matérielle pendant les deux premiers siècles de notre ère. (Noël des Vergers, l’Étrurie, t. II, p. 379.)

[100] Or y a trouvé une belle statue de Claude, dont le socle portait la représentation des douze peuples étrusques.

[101] Suétone (Octave, 46), qui cite cette mesure, donnerait à croire que les seuls décurions des vingt-huit colonies fondées par Auguste en profitèrent ; ceux des municipes obtinrent certainement le même privilège, puisqu’il affirme que le prince voulut rendre l’Italie presque l’égale de Rome, en droits et en honneurs.

[102] On entrait à la curie par l’exercice d’une magistrature, et c’était l’assemblée publique qui nommait les magistrats ; mais il fallait que les anciens magistrats fussent maintenus sur l’Album de la curie, dressé tous les cinq ans par les quinquennales.