HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE LXII — LES PROVINCES ROMAINES VERS LE TEMPS DE LA FONDATION DE L’EMPIRE.

 

 

I. — QUE DEVAIT ÊTRE L’ŒUVRE DE L’EMPIRE ?

Dans la nature, rien ne se perd, rien ne se crée et tout change selon des lois immuables. Dans le monde de l’histoire, qui est celui de la vie et de la liberté, tout se transforme, avec lenteur, quand la sagesse conduit les peuples ; avec violence, lorsque la passion les entraîne. Mais jamais les transformations durables ne sont l’œuvre du caprice ; leur succession est toujours un rapport de cause à effet. Le charme et l’utilité de l’histoire sont dans cette étude des causes qui modifient incessamment la vie des nations. Nous avons vu, au précédent volume et dans celui-ci, les forces de destruction agir durant un siècle ; maintenant que Rome républicaine vient de finir dans une épouvantable tourmente, nous allons voir agir les forces de renouvellement. Jusqu’à présent nous étions restés au milieu des vainqueurs, à Rome et dans les camps des légions ; il faut aller aux vaincus[1] ; l’empire est fait, visitons le domaine légué par la république à l’empereur.

Le sénat, avec d’excellentes vues sur le gouvernement des provinces, s’était montré incapable d’assurer ce que les maîtres doivent aux sujets, la sécurité. Cette tâche sera celle des empereurs, de ceux du moins qui seront dignes de leur titre. Avant de les suivre dans cet immense travail, il faut regarder de près ces populations qui tout à l’heure donneront à Rome des grammairiens, des rhéteurs, des jurisconsultes ou des poètes› et à l’État ses chefs les plus glorieux. En lisant la tragique histoire de cette république, assaillie de toutes parts, chancelante, ruinée enfin et jetée à terre, on oublie ces multitudes résignées auxquelles les Romains, à leur tour, venaient de donner le spectacle d’innombrables et illustres gladiateurs s’égorgeant dans une arène immense. Maintenant que le vieil édifice qui abrita d’abord tant de vertus, puis tant de vices, est tombé, on heurtera encore, à chaque pas, ses débris : sous Vespasien, sous Trajan, plus tard même, on parlera de république, de sénat, de peuple romain, et dans toute l’histoire de l’empire beaucoup n’ont voulu voir que les protestations de la liberté et les vengeances du despotisme. Mais, se rappelant que les mots durent pas plus longtemps que les choses qu’ils expriment, on ne prendra pas au sérieux ces regrets apparents, et l’on se détournera des scènes sanglantes ou hideuses du palais et de la curie, pour voir un monde nouveau peu à peu monter et se répandre par-dessus ces ruines et ces souvenirs.

Ces hommes et ces choses de l’avenir, ce sont les provinciaux qui vont arracher à l’Italie ses vieux privilèges, propager dans tout l’Occident barbare la civilisation gréco-latine et faire donner à cent millions d’hommes, par des empereurs nés à Séville, à Lyon et à Leptis, des lois qu’on appellera la raison écrite. C’est encore la religion nouvelle qui se formera pour cette nouvelle société ; c’est le Jéhovah mosaïque, maître implacable et jaloux d’une race privilégiée, dont Jésus va faire le Dieu universel des pauvres et des affligés ; de sorte qu’au même temps où les empereurs mettront dans la loi civile le principe du droit individuel qui isole, le christianisme s’efforcera de mettre dans les cœurs le sentiment de la fraternité qui réunit : deux grandes idées de l’époque impériale, que l’Europe moderne a retrouvées sous les ruines du moyen âge, avec l’obligation de les réunir et de les faire prévaloir enfin dans les mœurs.

Pour mesurer cette marche des provinces vers l’égalité de droits, de civilisation, de richesse, et plus tard de religion, il convient de marquer nettement le point d’où chacune d’elles est partie. On jugera mieux ensuite l’œuvre des empereurs ; on verra s’ils ont su faire, par les institutions, au profit de l’État, ce que le christianisme fit, par ses doctrines, au profit de l’Église ; si enfin, pour prendre le langage de Bossuet, un peuple nouveau va naître de toutes les nations enfermées dans l’enceinte de l’empire.

L’empire de Rome, ou, comme disaient ses historiens et ses légistes, l’Univers romain, était assez vaste, quand Auguste en devint le maître, pour que les peuples, sujets ou ennemis, qui appartiennent à son histoire représentassent presque toutes les races d’hommes de l’ancien continent.

Les Ibères, purs de tout mélange, étaient cantonnés dans les Pyrénées, entre la Garonne et l’Èbre supérieur ; ils s’étaient mêlés à des Phéniciens dans la Bétique, à des Gaulois vers les bouches du Tage et dans la Celtibérie.

Les Celtes occupaient la Grande-Bretagne, la Gaule, moins l’Aquitaine et une partie de la Narbonnaise, la haute Italie, les Alpes, plusieurs pays de la rive droite du Danube et quelques cantons de l’Asie-Mineure (Galatie).

Les Germains et les Slaves ou Sarmates se partageaient la vaste plaine qui s’étend de l’océan du Nord à la mer Caspienne.

Les populations grecques et latines tenaient le centre de l’empire ; les unes regardaient a l’Orient, comme si elles obéissaient encore à l’impulsion d’Alexandre ; les autres à l’Occident, où elles propageaient les mœurs et l’idiome de Rome.

Au sud, les peuples sémitiques couvraient toute la côte africaine de la Méditerranée, sous les noms de Maures, de Numides et de Phéniciens. En Égypte, ils s’étaient mêlés à la race éthiopienne, comme en Arménie à la race aryenne. Toute la péninsule arabique, avec la Palestine, leur appartenait. En Syrie, ils s’étaient hellénisés.

Derrière eux dominaient les peuples du zend, plus loin ceux du sanscrit ou Hindous, et aux extrémités de l’Orient, les Sères.

Tous ces peuples, moins les deux derniers, sont ou vont être les sujets, les ennemis ou les alliés de l’empire. Les Germains ont déjà commencé cette guerre, qui durera quatre siècles ; les Parthes gardent encore les drapeaux de Crassus ; tout à l’heure l’Inde enverra ses députés à Auguste ; sous les Antonins, les Sères verront arriver chez eux des marchands romains, et leurs historiens ne connaîtront alors sur la terre que deux empires, celui du Milieu et celui de l’Occident[2].

Nous n’avons à parler ni des Sères ni des Hindous : avec les premiers, l’empire eut à peine quelques rares communications qui n’ont pas laissé de trace ; avec les autres, les relations de commerce furent certainement très actives, mais les anciens écrivains, qui ne s’inquiétaient point d’économie sociale, n’en ont conservé aucun souvenir. Les mêmes raisons ne pourraient nous arrêter pour les Parthes et les Germains, qui occuperont une si grande place dans cette histoire. Mais c’est l’état des provinces romaines que nous voudrions plus particulièrement étudier : car, pour apprécier les résultats de la fondation de l’empire, il importe de montrer que depuis le Cantabre, farouche et libre dans ses montagnes, jusqu’au Grec d’Antioche ou d’Éphèse, servile et efféminé, il y avait, dans ces populations, tous les degrés par lesquels on passe de la barbarie la plus grossière à la civilisation la plus raffinée, avec une extrême diversité de langues, de coutumes et de caractère.

L'empire au temps d'Auguste

Cependant il fallait rapprocher ces peuples pour leur donner, par l’union, la force de résister aux tribus du Nord, jusqu’à ce que l’empire eût achevé son rouvre. Derrière le Rhin et le Danube grondaient des hordes menaçantes, à qui les Cimbres et les Suèves avaient appris le chemin des pays du soleil, du vin et de l’or. D’une main, l’empire les arrêta ; de l’autre, il couvrit de routes, d’aqueducs et de cités florissantes les provinces loin desquelles, durant deux siècles et demi, il rejeta la guerre ; il y fit pénétrer sa langue et son esprit, ses lois et son culte ; et quand la digue céda, le flot envahisseur se heurta à tant d’obstacles qu’il ne put tout emporter. La civilisation ancienne, c’est-à-dire la nôtre, après avoir régné sur cent millions d’hommes, après s’être enracinée par ses croyances au cœur des populations, comme par ses monuments dans le sol qui les portait, a mis cependant dix siècles à sortir de dessous les ruines. Qu’eût-ce été si l’invasion n’avait trouvé devant elle que la barbarie, excepté dans Athènes, Rome et Alexandrie ? Ces trois foyers éteints, quelle sombre nuit sur le monde !

 

II. — PROVINCES DE L’OUEST ET DU NORD.

Espagne. — Deux grandes races avaient peuplé l’Espagne, les Ibères et les Celtes. Ceux-ci, venus les derniers, avaient occupé tout le Nord et l’Ouest, moins le pals basque ; les autres, le Sud et l’Est. Au centre, les deux races restaient mêlées, et ce croisement avait profité aux tribus qui en étaient sorties : les Celtibères sont les héros de l’ancienne Espagne. Établis sur le haut plateau d’où descendent le Douro, le Tage et la Guadiana, ils commandaient les communications entre les deux versants de la péninsule, et, comme ils défendirent durant trois quarts de siècle leur indépendance contre Rome, l’Espagne garda pendant ces soixante-dix années son indépendance : Numance était une de leurs cités. Au pied de leurs montagnes s’arrêta longtemps la civilisation apportée par les Grecs sur les côtes de la Catalogne et de Valence, par les Phéniciens et les Carthaginois sur celles de Murcie et ale l’Andalousie. Les Ibères méridionaux s’étaient laissé saisir par cette influence des colonies étrangères, qui peu à peu adoucit leurs mœurs et désarma leur férocité. Les Turdules et les Turdétans montraient avec orgueil des livres d’histoire, des poèmes et des lois écrites en vers depuis six mille ans, disaient-ils[3]. Mais les Romains, dédaigneux de cette littérature qui n’avait pas le mérite d’être née au bord de l’Ilissus ou du Méandre, accusaient ces goûts pacifiques d’avoir amolli les courages : Turdetani.... maxime imbelles. Les dominations s’écroulent, les religions changent, les peuples se transforment, et certains usages durent à travers les siècles. Strabon a vu sur la tête des femmes de la Bétique le léger tissu qui donne tant de grâce aux filles de l’Andalousie.

La Bétique, au sud de la sierra Morena (Castulonensis saltus), comptait de nombreuses villes et acceptait les mœurs de Rome aussi facilement qu’elle avait pris celles des colons phéniciens. Grâce à la paix que donnera l’empire, elle allait mettre à profit les richesses d’un pays à qui le ciel n’avait rien refusé : la beauté du climat, la fertilité du sol et des mines qui semblaient inépuisables ; celles d’Ilipa et de Sisapo (Almaden) tenaient alors le premier rang.

L’influence romaine gagnait même les belliqueux Celtibériens, mais lentement, car ils n’avaient point de grandes villes par où les coutumes nouvelles pussent se propager dans le pays ; et les vieilles mœurs se défendaient aisément dans leurs nombreux villages, perdus au milieu des montagnes. Ils étaient habiles à forger des armes, plus encore à s’en servir ; et, comme ils ne les pouvaient maintenant porter pour leur propre cause, ils allaient combattre sous les enseignes de Rome. Derrière eux, les tribus celtiques entraient à regret dans la voie nouvelle. Les Lusitaniens (Portugal), si avides de guerre, avaient été condamnés au repos ; Auguste les amènera à la civilisation romaine.

Au nord de la Lusitanie, les Gallaïques avaient été adoucis de bonne heure par des relations de commerce avec les Carthaginois, qui venaient chercher chez eux le produit de leur pêche et l’or qu’ils ramassaient presque à fleur de terre. Cependant, à voir le paysan des bords du Minho, labourant d’une main et de l’autre tenant son javelot, on reconnaissait la race belliqueuse dont il était sorti. Les Vascons aussi, placés sur une des grandes routes d’Espagne en Gaule, mêlaient le commerce et la guerre. Des médailles phéniciennes trouvées sur leur territoire attestent que les infatigables navigateurs de Tyr et de Gadès avaient découvert et exploité leurs mines. Riais, sur la côte étroite et dangereuse du golfe de Gascogne, dans les âpres montagnes de la Biscaye, deux peuples avaient jusqu’à présent refusé le joug sous lequel l’Espagne entière avait courbé la tête : c’étaient les Cantabres, qui tuaient les vieillards dès que leur main ne pouvait plus tenir une épée, et qui buvaient avec délices du sang de cheval ; les Astures, qui se peignaient le visage comme nos Indiens, pour se rendre plus terribles, et qui n’avaient d’autres vêtements que la peau des bêtes fauves tombées sous leurs coups. S’ils étaient pris, jamais ils ne se résignaient à la servitude. Mis en croix, ils chantaient au milieu de l’agonie, et les femmes égorgeaient leurs enfants pour les sauver de l’esclavage.

L’Espagne avait été longtemps pour les magistrats romains une mine à exploiter. Ces préteurs avides maintenaient pourtant un ordre dont le commerce profitait, et quelques-uns s’étaient honorés par des travaux utiles. Nous avons parlé des fondations de Scipion (Italica), de Marcellus (Corduba), de Sempronius Gracchus (Gracchuris), de Brutus (Valencia) et de Pompée, qui avait prodigué en Espagne le droit de cité. A l’embouchure du Bétis, un Cépion avait bâti, sur le modèle du phare d’Alexandrie, un admirable ouvrage pour indiquer l’entrée du fleuve, que les navires pouvaient remonter durant 1200 stades, entre deux rives couvertes de populeuses cités. César, dont l’Espagne avait épousé la gloire, après avoir combattu deux fois sa fortune, avait, à deux reprises aussi, réuni autour de lui tous les députés de la péninsule, établi une administration régulière et récompensé les villes, comme les particuliers, de leur dévouement à sa cause, c’est-à-dire multiplié pour les unes les titres de municipes ou de colonies, et donné aux autres le droit de cité, l’anneau d’or de l’ordre équestre, le laticlave sénatorial. Nombre de villes avaient pris son nom, et Gadès, qui prétendait conserver dans son temple les ossements d’Hercule, Gadès, la plus riche des cités provinciales, puisqu’elle ne comptait pas moins de cinq cents avait obtenu pour tous ses habitants les privilèges enviés de citoyens romains. Un Gaditain, C. Balbus, était devenu peu de temps après consul. C’était le premier des provinciaux qui fût arrivé à cet honneur, le premier aussi qui fût monté au Capitole avec la robe triomphale. D’autres osaient écrire dans la langue de leurs maîtres, et Cordoue avait enfanté déjà toute une famille de poètes dont les vers étaient allés jusqu’à Rome, où Cicéron s’irritait de cette invasion provinciale.

Par ses populations du Sud et de l’Est, l’Espagne entrait donc vivement dans la civilisation romaine et l’unité impériale : Octave régularisera ce mouvement et l’étendra au centre et au nord de la péninsule qui résiste encore à cette influence. Après la bataille de Munda, Sextus Pompée, caché dans les montagnes, y avait vécu quelque temps de brigandages ; puis, sa troupe grossissant, il avait repris hautement son nom et battu deux lieutenants de César. Son rappel, provoqué par Antoine, avait rendu à l’Espagne une paix bientôt troublée par les rois maures Bogud et Bocchus, qui, sous les noms des deux triumvirs, vidaient leurs querelles particulières. Bogud fut chassé ; mais les Cerétans, ses alliés, tinrent longtemps, et leur soumission valut un triomphe à Domitius Calvinus. Les deux successeurs de ce général eurent le même honneur, sans qu’on sache de quels services il fut le prix.

Une province d’où revenaient tant de triomphateurs n’était pas un pays tranquille : aussi sera-t-elle une des premières à attirer l’attention d’Octave. Là du moins il n’aura pas à combattre, comme en Gaule, un clergé puissant et des doctrines vivaces. Singulier contraste avec cette dévotion exaltée dont nous voulons faire le trait fondamental du caractère espagnol : chez la plupart de ces peuples le sentiment religieux était si peu développé, que Strabon va jusqu’à douter qu’ils eussent des dieux. Il est vrai qu’à bien regarder dans l’histoire de l’Espagne, on verrait que la religion y a été une forme du patriotisme.

Gaule. — Au nord des Pyrénées, les Ibères peuplaient l’Aquitaine, qui, cernée par Narbonne et Toulouse, deux foyers de civilisation romaine, et par Bordeaux, qui bientôt le deviendra, changera ses cabanes couvertes de chaume en brillantes villas. Elle touchait, par l’est, à la Narbonnaise, ou Rome et Marseille avaient travaillé de concert à effacer dans la population indigène les traces de sa double origine ibérienne et celtique, l’une par ses grands établissements d’Aix et de Narbonne, l’autre par les comptoirs dont elle avait couvert la côte, et par ses écoles, qui faisaient oublier aux jeunes Romains le voyage d’Athènes. A Marseille, dit Tacite, l’élégance des Grecs se marie heureusement à la sévérité des mœurs provinciales. Un petit-fils d’Auguste, Lucius César, et Agricola seront élevés dans ses gymnases. Pour Narbonne, que Strabon appelle le port de toute la Gaule, elle a déjà donné naissance à un poète épique, Varro Atacinus, et le Voconce Trogue Pompée écrit ou prépare sa grande histoire universelle.

Regardée comme l’avant-poste de l’Italie et la gardienne des communications avec l’Espagne, la Narbonnaise passait, même avant César, pour une des plus importantes possessions de la république. Depuis la conquête de la Celtique, la sécurité dont on jouissait aux bords du Rhône et le voisinage de la nouvelle province à exploiter avaient attiré dans c la Gaule qui porte la toge s la foule des spéculateurs. Aussi sera-t-elle bientôt comme le jardin de l’Italie, tous les riches Romains voudront y avoir un domaine.

On a trop exagéré la docilité des Gaulois à recevoir le joug, en opposant à leur facile résignation la constance espagnole. Huit années, dit-on, avaient suffi pour mettre la Gaule aux pieds de César. C’est que les Ibères avaient éternisé la guerre en la morcelant ; ils n’avaient pas livré une seule bataille, mais mille combats. La Gaule, qui s’était levée tout entière, avait été aussi tout entière abattue. Les deux nations présentaient déjà ces deux caractères, l’une d’isolement, l’autre de facile association, qu’elles tenaient du sol natal, et qu’elles ont toujours gardés. Jetons encore dans la balance l’épée du conquérant : l’Espagne n’eut pas à se défendre contre César.

En passant sous la domination romaine, les Gaulois avaient peu perdu et beaucoup gagné. A l’existence continuellement troublée par l’ambition des chefs de clans, au culte de terreur maintenu par les druides, aux guerres sans cesse renaissantes entre les tribus, et à la menace perpétuelle des invasions germaniques, succédaient la vie calme d’une société régulière, une religion tolérante, la sécurité sur les frontières et partout la Paix Romaine, qui effaça bien vite le regret de l’indépendance perdue. César s’était servi contre eux d’une arme que n’employaient guère les proconsuls : après la victoire, il se montra clément et doux ; aussi la Gaule Chevelue lui donna ses plus braves enfants, ses archers ruthènes, ses fantassins légers de l’Aquitaine et de l’Arvernie, son infanterie pesante de la Belgique et ses hardis cavaliers, dont trente suffisaient pour mettre en fuite deux mille Numides, dont quatre cents paraissaient à Cléopâtre et à Hérode valoir une armée. Et pendant qu’ils combattaient pour le dictateur en Grèce, cri Afrique, en Espagne, leurs pères, leurs frères, labouraient, trafiquaient, avec cette ardeur pour les travaux de la paix qui éclate toujours au sortir des longues guerres. Cette Gaule, disait Marc Antoine, qui nous envoyait les Ambrons et les Cimbres, elle est soumise maintenant et aussi bien cultivée, dans toutes ses parties, que l’Italie même. Ses fleuves se couvrent de navires, non seulement le Rhône ou la Saône, mais la Meuse, mais la Loire, mais le Rhin lui-même et l’Océan. Antoine, ou plutôt Dion, qui a fait ce discours, en dit trop sans doute ; mais il est certain que la transformation qui allait faire de la Gaule la plus riche province du nouvel empire commençait déjà.

Cette activité féconde et la prospérité qui en était la suite résultaient de l’oubli où Rome laissait sa conquête. De trop graves intérêts s’agitaient ailleurs pour qu’on demandât autre chose à la Gaule que de fournir son contingent et son tribut. Mise d’abord dans le lot d’Antoine, elle s’aperçut à peine de la trahison de Calenus qui la livrait à l’autre triumvir. Mais, quand le traité de Misène eut donné quelque répit à Octave, le nouveau maître des Gaules voulut leur faire sentir de plus près l’action de Rome, car déjà il renonçait aux violences triumvirales, pour commencer ce qui fût la grande affaire de sa vie, la réorganisation de l’empire. Aussitôt la guerre éclata partout ; l’Aquitaine tout entière se souleva, et des Germains, secrètement appelés par les Belges, franchirent le Rhin. Heureusement Agrippa était là. Il battit les révoltés, et, faisant une ressource de ce qui semblait un péril, il établit deux tribus germaniques, les Ubiens et les Tongres, ennemis acharnés des Suèves et des Cattes, sur la rive gauche du Rhin à la hauteur de Cologne, pour garder les passages du fleuve, repeupler le pays laissé désert par la ruine des Éburons, séparer les Belges des Germains, et former entre les deux peuples, qui trop souvent s’appelaient, une colonie sur laquelle Rome pût compter (37 avant J. C.). Mais déjà la guerre avait recommencé en Italie, et Octave rappelait son habile général, afin qu’il l’aidât à vaincre Sextus, puis Antoine. En attendant, les Gaulois, comme les autres provinciaux de l’Occident, conservèrent, à la faveur des troubles de Rome, une semi-liberté, et avec elle les croyances druidiques, la langue et les mœurs nationales, que rien encore n’avait sérieusement ébranlées.

Montagnards des Alpes. — A l’ouest, les possessions romaines étaient donc nettement déterminées ; l’Atlantique leur servait de frontière. Au nord, la ligne serait moins aisément tracée. Les Alpes n’enveloppent pas seulement l’Italie : les montagnes de l’Illyrie et l’Hœmus, qui bornent la Grèce et la Thrace par le nord, sont leur prolongement oriental. Depuis un siècle, plusieurs armées romaines avaient franchi cette haute barrière pour pénétrer dans le Norique, la Pannonie et la Mæsie, mais sans succès, car il était évident qu’il n’y aurait de conquête durable dans la vallée du Danube qu’autant que les montagnards ne pourraient plus fermer inopinément les passages. Or cette grande chaîne qui couvrait le monde civilisé et d’oie l’on eût menacé le monde barbare, le sénat ne l’avait pas fait occuper par ses légions.

Si dans les Alpes occidentales les routes étaient à peu prés libres, dans les Alpes Pennines elles ne s’ouvraient qu’au prix de péages onéreux et de sérieux périls. Après la rude leçon qu’il avait donnée aux Helvètes,César avait renvoyé les débris de ce peuple dans ses cantons, pour que les approches des grandes Alpes fussent gardées, contre les Germains, par des tribus désormais fidèles. Afin de compléter l’investissement de ces montagnes, il avait voulu soumettre encore la partie supérieure de la vallée du Rhône, ce qui eût porté les limites de sa province sur la crête même des Alpes et jusqu’aux cols par lesquels on descendait dans la Cisalpine. Mais son lieutenant Galba avait dû reculer devant le soulèvement de toutes les tribus valaisanes. Même sur le versant italien, dans le bassin de la Doire, les Salasses ne laissaient pas approcher de leurs mines d’or ; ils avaient tout récemment fait payer aux soldats de Decimus Brutus une drachme par tête pour le passage de leurs montagnes. Cottius et ses quatorze peuplades étaient indépendants dans les vallées du mont Cenis, les Ligures chevelus dans celles des Alpes Maritimes, et les montagnards de la Ligurie apennine inspiraient encore assez de crainte pour qu’on n’osât pas les comprendre dans la Cisalpine. Chaque année, dit Strabon, un gouverneur d’ordre équestre leur est envoyé, ainsi qu’il est fait à l’égard d’autres peuples absolument barbares.

Les tribus des Alpes Rætiennes étaient encore moins dociles et plus hardies. Leurs bandes, celles des Rætes surtout et des Vindéliciens, arrivant à l’improviste par les hautes vallées de l’Adige et de l’Adda, désolaient le bas pays ; elles attaquaient même les villes, tuaient les hommes et jusqu’aux femmes que leurs devins supposaient grosses d’enfants mâles. Ces incursions sauvages, qui font penser aux dévastations des Indiens du nouveau monde, étaient une honte pour l’Italie. Nais l’antiquité n’estimait pas très haut cette sécurité que nous prisons si fort. Les gouverneurs s’inquiétaient peu de tout ce qui n’était pas guerre sérieuse, et la police de l’empire était leur moindre souci. Contre de pareils dangers, les villes, comme les individus, devaient savoir se défendre ; Rome laissait aux unes et aux autres tout juste assez de liberté d’action pour qu’elle se crût dispensée de veiller, d’agir en place et au nom de tous. I4léme sous Auguste, les Corses et les Sardes pilleront incessamment les côtes de la Toscane et de la Ligurie. Strabon dit d’Ortonium, ville des Frentans : C’est un rocher habité par des brigands, qui vivent comme des bêtes fauves et ne construisent leurs maisons qu’avec les débris des naufrages. L’île de Lada, en face de Milet, était le repaire accoutumé des pirates gui écumaient la mer Égée ; la Dalmatie fut renommée longtemps pour ses bandits, et le Taurus toujours.

A l’est, la chaîne des Alpes s’abaissant, les routes devenaient moins difficiles. Elles conduisaient directement dans la vallée du Danube. La république avait un grand intérêt à veiller sur ces régions par où étaient arrivés les Cimbres, et où s’agitait une masse confuse de peuplades belliqueuses dont le voisinage entretenait l’esprit de résistance des Illyriens et des Dalmates. Mais le sénat avait oublié depuis longtemps la politique prévoyante qui lui faisait autrefois tourner les yeux de ce côté. Il laissait les Noriques et les Taurisques s’associer aux brigandages des Rætes, et les Carnes ravager la vallée du Tagliamento. Deux colonies romaines, Aquilée et Trieste, avaient été cependant établies dans ces parages. Mais le territoire de l’une était continuellement dévasté, et l’autre venait d’être pillée par les Iapodes, peuple brave et féroce cantonné dans les Alpes Juliennes, d’où il tenait tous ses voisins sous la terreur de ses armes : deux fois, en vingt ans, ils avaient repoussé les troupes romaines. Un peu plus loin, les Pannoniens avaient reçu de telle sorte un général qui s’était aventuré au milieu d’eux, que l’Italie tout entière avait été effrayée du désastre. Depuis ce jour il ne s’était pas trouvé un consul qui osât passer leur frontière.

En Illyrie la situation n’était pas meilleure[4]. Les Illyriens avaient été le premier peuple attaqué par la république hors de l’Italie et ils ne se résignaient pas encore à rester sujets dociles de Rome ; ils pouvaient donc disputer aux Espagnols le mérite d’une résistance séculaire. Malgré le voisinage de la Grèce et de l’Italie, la civilisation avait eu peu de prise sur ces barbares, qui se tatouaient comme les Pictes et les Thraces, qui ignoraient l’usage de la monnaie, et, tous les huit ans, faisaient un nouveau partage des terres. Pour délivrer l’Adriatique de  leurs pirateries, on avait éloigné des côtes les plus turbulents d’entre eux, qui, refoulés dans les montagnes, y avaient gardé leur amour de l’indépendance. Gabinius, un des lieutenants de César, voulut faire le tour de l’Adriatique avec quinze cohortes et trois mille chevaux. Les Illyriens l’attaquèrent, et de toute cette armée le chef presque seul échappa. Cependant Pharsale, Thapsus et Munda les intimidèrent ; leurs députés parurent à Rome devant César, vantèrent beaucoup leur race, leurs exploits, et demandèrent l’amitié du peuple romain. Le dictateur exigea un tribut et des otages : ils les promirent ; mais, César mort, ils refusèrent tout, et Vatinius les menaçant avec trois légions et une nombreuse cavalerie, ils lui tuèrent cinq cohortes et le rejetèrent en désordre sur Épidamne.

Tel était donc, vers le temps où finissait la république, l’état de la frontière du nord. Toute la chaîne des Alpes était occupée par des tribus pillardes, peu dangereuses, assurément, mais gênantes, et qui arrêtaient la civilisation au pied de leurs montagnes. Bien qu’elles touchassent au sol sacré de l’Italie, il n’avait pas été dirigé contre elles d’expédition régulière ; personne ne voulait de ces guerres obscures où l’on n’eût trouvé ni gloire ni butin.

Octave y pensa ; quelque temps avant Actium il avait entrepris de réduire ces montagnards. Il lui en avait coûté prés de deux années de fatigues et de dangers personnels ; deux fois il y avait couru risque de la vie, et il y avait reçu d’honorables blessures ; car il avait voulu fouiller l’un après l’autre tous ces repaires d’héroïques bandits, abattre leurs forts, prendre leurs otages, les condamner enfin au repos et à la crainte. Les Dalmates avaient livré les drapeaux de Gabinius, et les Liburnes, les vaisseaux qui leur servaient à la course. Si les Salasses l’avaient obligé de traiter avec eux, les Iapodes avaient été domptés, les Carnes et les Taurisques punis, la Pannonie même envahie, malgré ses cent mille guerriers ; et la forte ville de Ségeste, sur la Save, enlevée d’assaut, était occupée par vingt-cinq cohortes, poste avancé contre la barbarie germaine et dacique. Comme tous les yeux étaient alors fixés sur Rome et sur Alexandrie, ces expéditions étaient passées inaperçues. Dans ces guerres cependant, Octave commençait ce qu’Auguste devait achever : il prenait possession de la chaîne des Alpes, et, afin de les mieux garder, il avançait jusqu’au Danube.

 

III. — PAYS DE LANGUE GRECQUE.

Macédoine et Grèce. — Si la péninsule orientale a ses Alpes dans le mont Hæmus (les Balkans), elle a son Apennin dans le Pinde, épaisse muraille qui descend droit au sud, ne laissant passer sur sa crête qu’un petit nombre de sentiers, et en un seul point, à la Klissoura de Devol, sous la latitude de Lychnidus, une route facilement praticable. La Dalmatie et l’Épire étaient à droite sur la pente qui va à l’Adriatique, la Macédoine et la Thessalie à gauche sur le versant de la mer Égée. A son extrémité méridionale cette chaîne se brise en mille rameaux qui projettent dans trois mers leurs innombrables promontoires et forment le chaos de montagnes et de vallées qui s’appelle la Grèce.

Enfermée dans son quadrilatère de montagnes, la Macédoine était la forteresse d’oie Rome surveillait et contenait non pas la Grèce, où il ne se trouvait plus de peuple à contenir, mais les remuantes peuplades de la vallée du Danube, toujours prêtes à reprendre la route du Brenn gaulois vers Delphes. Nombre de généraux étaient revenus de cette province avec le triomphe pour d’obscures victoires sur ces incommodes voisins. Dès que la main de Rome cessait de peser sur eux, on les voyait accourir, pillant et tuant. A la veille même de l’empire, les Thraces s’étaient jetés sur la Macédoine, avaient coupé la grande route militaire qui traversait la province, et répandu un tel effroi jusque dans Thessalonique, que les habitants s’étaient mis à relever leurs murailles, comme si l’épée de Rome ne les protégeait plus. Cependant ces barbares avaient un poétique usage que nous avons gardé : ils semaient des roses sur la terre qui recouvrait leurs morts.

La police sévère qu’Octave avait commencé à faire dans l’Illyrie profitait à la Macédoine. Au nord, les Dardaniens, autrefois très redoutés dans la vallée de l’Axios (Vardar), étaient réduits à un tel état de misère, qu’ils n’avaient pour demeures que des huttes creusées sous des tas de fumier. A l’est, les Thraces n’étaient vraiment à craindre qu’autant qu’on les craignait. La Macédoine pourra donc, dès qu’une main ferme maintiendra l’ordre, développer les richesses qu’elle recèle. Après la mort de César, sa belliqueuse population avait donné à Brutus deux légions qu’il exerça à la romaine. Avant la bataille de Philippes, livrée sur sa frontière, elle eut à nourrir les armées d’Octave et d’Antoine, qui l’épuisèrent. Elle ne semble pourtant pas avoir été durement traitée par les vainqueurs. Thessalonique était déjà sa principale ville ; Amphipolis, la seconde ; toutes deux portaient le titre de cités libres, privilège accordé aussi à Dyrrachium, à Abdère, à plusieurs peuplades de l’intérieur et aux îles, de Thasos et de Samothrace. Mais Pella, son ancienne capitale, ne sera bientôt qu’une bourgade.

Autrefois, dit Strabon, l’Épire était occupée par un grand nombre de peuples vaillants ; à présent la plupart de ses cantons sont déserts et ses villes détruites. Il ne lui reste que des villages ou des masures ; et cette désolation, commencée il y a longtemps, continue encore. Varron trouve pourtant quelque chose à y louer : Les esclaves d’Épire, dit-il, sont les meilleurs et les plus chers ; triste renom pour les descendants des soldats de Pyrrhus ! Ce pays, couvert de montagnes qui courent jusque sur les bords de la mer, n’a point de ces riches plaines autour d’un port que recherchaient les coloris grecs ; aussi n’étaient-ils venus qu’en petit nombre sur cette côte. Ayant peu de blé, les Épirotes vivaient, dispersés dans des villages, du produit de leurs troupeaux. Aujourd’hui encore Janina fait venir sa farine de Thessalie, d’où on la transporte à dos d’âne et de mulet, tandis que les fruits et les végétaux sont tirés d’Arta, l’ancienne Ambracie. Il n’y avait un peu de vie que le long de la voie Egnatia qui traversait cette province, et à Dyrrachium, place d’armes de Pompée, ce qui l’avait compromise aux yeux des amis de César. Apollonie, plus au sud, en avait profité, et ses écoles avaient reçu le jeune Octave.

Cette dépopulation de l’Épire s’étendait sur la Grèce même. Les tribus du mont Œta étaient presque anéanties ; les Athamanes, leurs voisins, avaient disparu. Le pays des Acarnanes et l’Étolie que l’Achéloüs sépare étaient changés en déserts. Au lieu de champs cultivés, on n’y trouvait, comme en Arcadie, que des pâturages où le bétail et les chevaux erraient en liberté. Malgré la fertilité de ses campagnes et la liberté qu’elle devait à César, la Thessalie, qui avait servi tant de fois de champ de bataille, voyait ses villes déchoir. Dans l’Hellade, Thèbes n’était qu’un gros bourg ; Tanagre et Thespies exceptées, il ne restait des autres villes de Béotie que des ruines et leur nom. Une ville de la Phocide jouira pourtant d’un privilège envié : l’huile de Tithorée sera réservée pour la table des empereurs. Mégare subsistait, mais pauvrement. Le Pirée, dont le port abritait jadis trois cents navires de guerre, était un chétif village ; Munychie avait été démantelée, les Longs-Murs abattus, et Athènes souffrait encore des coups dont Sylla l’avait frappée.

Durant les guerres civiles, Athènes s’était trouvée du côté des vaincus, comme elle l’était toujours depuis Chéronée, mais elle en fut quitte pour de légers sacrifices. Ainsi qu’Alexandre, les Romains de tous les partis respectaient la cité des Muses[5] ; même ils la laissaient se vanter d’avoir secouru Rome dans ses périls et ériger un tombeau aux soldats morts dans ces expéditions mensongères, comme ils laissaient les achéens graver au-dessous de la statue de Polybe que si le vainqueur de Carthage et de Numance avait été le bras qui frappait, le fils de Lycortas avait été la tête qui dirigeait. Mais parfois un proconsul mécontent rappelait avec une outrageante franchise au peuple de Minerve qu’il n’y avait plus d’athéniens dans Athènes, et qu’on n’y trouvait qu’un ramas d’aventuriers de toutes les nations. D’Autres disaient encore, et ceci était plus grave, que ce n’était plus au Pnyx qu’il fallait venir entendre la belle langue de Démosthène et d’Eschyle : le pur idiome s’altérait dans ces bouches étrangères. Aussi les écoles de Rhodes, de Marseille et d’Éphèse faisaient-elles aux rhéteurs d’Athènes une désastreuse concurrence.

Cependant elle restait le refuge du vieil esprit païen, le foyer principal de l’hellénisme et de la philosophie[6]. En vain saint Paul viendra dire aux élèves dégénérés de Socrate et de Platon quel est le dieu inconnu auquel leurs pères élevaient des autels, sa voix n’aura pas d’écho au pied du Parthénon. Mais elle sera mieux entendue dans la nouvelle Corinthe, relevée par César et Auguste ; l’Apôtre y recrutera une milice nombreuse, moins nombreuse pourtant que celle qui, par sa mollesse proverbiale, méritera à cette ville de commerce et de plaisir le surnom de Corinthe la Parfumée

Polybe disait qu’il ne donnerait pas 6000 talents du Péloponnèse tout entier. Combien, depuis ce temps-là, la misère ne s’était-elle pas accrue ? Mainte ville y était trop pauvre, même pour subvenir aux frais des adulations officielles. Fallait-il honorer quelque Romain puissant, on grattait. une vieille statue, on remettait à neuf un héros du temps passé, et Oreste devenait Octave. On ne faisait pas plus de dépense pour les dieux. A Argos, le toit du temple de Cérès s’écroule ; le reconstruire eût coûté cher : dans l’intérieur du somptueux édifice élevé par les pères, les enfants bâtirent un temple de briques. La déesse pouvait bien habiter une humble chapelle, quand son peuple n’habitait plus que des ruines.

Des douze villes de l’Achaïe, cinq étaient ou détruites ou désertes. Comme l’Arcadie est totalement dévastée, dit Strabon, il serait inutile d’en faire une longue description. Tégée seule conservait un peu de vie ; Octave venait de lui enlever une statue de Minerve en ivoire et une relique des temps mythologiques, les défenses du sanglier de Calydon. La Messénie gardait à peine quelques habitants, et    Lacédémone n’était plus citée que pour son industrie de la pourpre, la meilleure d’Europe. Quel renom pour les descendants de Léonidas ! Je l’aimerais mieux pourtant que leur farouche vertu des anciens jours, si je ne voyais que Cythère, ancienne dépendance de Lacédémone, appartenait alors à un certain Euryclès, et que ce possesseur d’un rocher stérile était comme le tyran de la Laconie tout entière. Il est vrai que, dans le pays aux cent villes, on n’eût pas compté maintenant, après Sparte, trente villages. Encore quelques années, et Plutarque dira : Il n’y a pas dans toute la Grèce trois mille hommes de guerre. La seule ville de Mégare en avait envoyé davantage à Platées. A mon retour d’Asie, écrit un Romain avec une mélancolique tristesse, je faisais voile d’Égine vers Mégare et je contemplais les rivages étendus autour de moi. Égine était derrière nous, Mégare en avant, à droite le Pirée, à gauche Corinthe, cités autrefois fameuses ; à présent cadavres gisant sous des ruines. — La Grèce, dit un autre, n’est plus que le grand tombeau d’un grand passé[7].

Ruine des cités, ruine aussi des temples : la Pythie était muette ; les Amphictyons[8] ne se réunissaient plus, et il faudra qu’un roi des hi s fasse aumône à la Grèce, pour que le stade d’Olympie ait encore ses jeux et ses couronnes.

Avec les fêtes nationales sont tombés les derniers liens qui réunissaient les cités grecques en corps de nation. Il est vrai qu’Octave les convie à ses jeux actions, dont il donne l’intendance aux Lacédémoniens. Mais qu’iraient-ils faire dans cette Acarnanie presque barbare, qu’ils ont à peine connue au temps de leur indépendance, et où des mains étrangères distribuent les couronnes ? Cependant cette pauvre reine délaissée se drape fièrement dans ses haillons ; à travers les trous de son manteau, on voit son orgueil ; elle s’estime plus noble que ses maîtres, et c’est grande faveur si elle renonce à les poursuivre du titre de barbares.

Montesquieu a accusé Rome de cette décadence ; mais les Romains ne pouvaient rendre à la Grèce vieillie les beaux jours de sa jeunesse ni l’esprit créateur qui avait donné la vie à tant de chefs-d’œuvre : leur rôle historique était d’appeler de nouveaux peuples à prendre leur part de la moisson semée par les artistes, les poètes et les philosophes de l’Hellade. On a vu que la ruine de la Grèce avait commencé avant l’arrivée des légions, et qu’elle se mourait parce qu’elle avait porté au dehors, sans en rien garder pour elle-même, cette vie politique et littéraire qui avait fait sa grandeur. Comme l’hiérophante d’Éleusis, elle avait remis à de nouveaux initiés le saint flambeau. Ils se le passaient de main en main, et la route sacrée était au loin éclairée de sa lumière ; mais les ténèbres descendaient sur le temple ; la solitude et le silence le gagnaient ! Pour avoir quelque chose à décrire dans ce glorieux pays, Strabon est forcé d’en peupler la solitude de ses souvenirs. Ce n’est pas la Grèce d’Auguste, mais celle d’Homère qu’il voit et interroge. Celle-là n’était plus ; l’autre vivait toujours dans le poème immortel.

Sicile et îles grecques. — Tous les Grecs d’Europe semblaient alors livrés à la divinité jalouse, cette Némésis que les anciens croyaient irritée par les fortunes trop grandes, mais dont la colère n’est que l’inévitable expiation des fautes commises dans la prospérité. La Grande-Grèce, s’écrie Cicéron, elle autrefois si vivante et si riche, et maintenant si désolée !... — Qui veut voir des déserts, dit Sénèque, qu’il aille dans la Lucanie et le Bruttium. Voilà pour la Grèce italiote.

Lorsque Théocrite chantait à Syracuse les beaux jours du sage roi Hiéron et le calme bonheur des campagnes siciliennes, la grande île, délivrée des Carthaginois, n’avait pas été ravagée par les proconsuls romains. Mais il y avait de cela près de deux cents ans ; et depuis, à chaque génération, elle s’était appauvrie. La côte du nord, faisant face à l’Italie, était, comme à présent, la mieux peuplée : Panorme, Ségeste, qui se disait parente de Rome, et plus à l’ouest Lilybée, y tenaient le premier rang. Sauf Agrigente, qui s’était encore une fois relevée, le rivage faisant face à l’Afrique était couvert de vieilles ruines qui dataient des guerres Puniques ; la lutte contre Sextus Pompée en avait fait de nouvelles sur la côte orientale ; les insurrections serviles, dans l’intérieur ; les brigands de mer, partout. Devenue la ferme du peuple romain, possédée par des maîtres qui dépensaient au loin l’or que leur donnait son sol fécond, elle n’avait plus ni cour, ni princes, ni riches citoyens qui offrissent au génie cette hospitalité somptueuse que Hiéron avait donnée à Pindare, à Simonide, à Eschyle, à Épicharme ; et les Muses se tairaient, effarouchées au milieu de cette population de pâtres féroces qui gardaient le souvenir menaçant d’Eunus et d’Athénion. Dernièrement, dit Strabon, pendant que j’étais à Rome, on y amena un certain Silurus qui se faisait appeler le fils de l’Etna. À la tête d’une troupe nombreuse, il avait longtemps désolé tous les alentours de la montagne. On l’exposa dans l’amphithéâtre, durant un combat de gladiateurs, sur une haute estrade qui figurait l’Etna. Le combat achevé, la montagne s’abîme, et le fils de l’Etna se trouva précipité au milieu des bêtes féroces, qui le mirent en pièces.

Alors comme à présent le voyageur qui faisait la traversée d’Italie en Grèce s’arrêtait à Corfou et à Zante, l’une magnifique station commerciale et militaire, l’autre qui mérite si bien le nom que les matelots lui donnent, Fiore di Levante, et que, dans le plus triste de nos mois d’hiver, j’ai trouvée couverte de fleurs.

De Corfou, trois routes menaient, en Asie et dans l’Afrique orientale. On remontait au nord jusqu’à Dyrrachium, tête de la grande voie Egnatia qui conduisait à Lysimachie et à Byzance ; ou, par le golfe de Corinthe et l’Attique, on gagnait les Cyclades, semées sur la mer Égée comme un collier de perles marines autour de Délos, la plus petite, mais la plus fameuse d’entre elles. Sur ces flots sonores qui répétaient les noms héroïques de l’ancienne Grèce, le navigateur voguait, sans perdre la terre de vue, de Délos, où étaient nés Apollon et Diane, à Naxos et Andros, les !les sacrées de Bacchus ; de Paros, dont le marbre rivalisait avec celui du Pentélique, à Mélos (Milo) qui nous gardait le chef-d’œuvre de la statuaire grecque ; mais il évitait la triste Gyaros, dont les rocs décharnés remplacèrent, pour les exilés de l’empire, les délicieux séjours des bannis de la république à Tibur et à Préneste.

Plus loin, les grandes îles de la côte d’Asie, Lesbos, Chios, assez riche pour payer au roi de Pont une rançon de 2000 talents, Samos. Cos, Rhodes, où s’était arrêtée la fortune de Mithridate, avaient promptement réparé leurs pertes, et les magistrats romains qui se rendaient dans les provinces orientales s’arrêtaient volontiers dans ces îles fécondes où, sous le plus délicieux climat, la vie grecque s’épanouissait avec toutes ses séductions[9].

Les gouverneurs de la Crète, de la Cyrénaïque et de l’Égypte descendaient plus au sud. Du cap Malée, à la pointe du Péloponnèse, ils pouvaient apercevoir les cimes neigeuses de la Crète ; de cette grande île ils arrivaient en deux jours de navigation à Cyrène, en quatre à Alexandrie.

La Crète devait à sa fécondité le surnom de l’île des Bienheureux, et Aristote disait d’elle que jamais position ne fut plus favorable pour l’établissement d’un grand empire : fortune qu’elle n’a réalisée qu’aux temps mythologiques, lorsque Jupiter y naquit, que Minos y régna et qu’on l’appelait le pays aux cent villes. Les hommes ont donc ici fait mentir la nature. Depuis l’âge héroïque, la Crète vécut dans l’ombre ; nous ne savons même rien de la longue rivalité de ses deux grandes cités, Cnosse et Gortyne. Dès le temps de la guerre du Péloponnèse, elle était un repaire de pirates, et tous les partis y trouvaient du courage à vendre. Les Crétois conservèrent ces habitudes aussi longtemps que leur indépendance : leurs archers servaient dans toutes les armées, et leurs corsaires attirèrent sur eux la colère de Rome. Metellus les força (66) de livrer leurs vaisseaux. Mais ils avaient bravement soutenu la lutte, tué un préteur et résisté trois ans : c’était bien finir. Toutefois il leur en coûta cher. Plusieurs villes tombées sous la rude main de Rome ne se relevèrent pas, et les plus riches cantons de l’île entrèrent dans le domaine publie du peuple romain. Octave, en un jour de prodigalité, au lendemain de la défaite de Sextus, donna à Capoue des terres en Crète, près de Cnosse, d’un revenu de 1.200.000 sesterces, et dont les Capouans étaient encore en possession trois cents ans plus tard.

La Crète formait avec la Cyrénaïque une province. Une de ses vieilles lois reconnaissait aux habitants le droit d’insurrection contre leurs magistrats prévaricateurs. Montesquieu l’approuve, parce que les Crétois, dit-il, avaient le patriotisme le plus ardent, le moins sujet à faillir. L’amour de la patrie corrige tout. Et il a raison, mais à la condition de ne point porter cette loi hors des petites cités, où la vraie majorité des citoyens se montre aisément. Après avoir fort usé de ce droit au temps de leur liberté, les Crétois se gardèrent bien d’en faire usage sous la domination romaine. On n’eut même plus à leur reprocher leurs habitudes de piraterie. Eux, dont l’habileté maritime était proverbiale, dit Strabon, ils n’ont pas un navire.

Villes grecques de la Thrace et de l’Euxin. — Au nord de la mer Égée, dans la Thrace, les colonies grecques avaient couvert tout le littoral, des bouches du Strymon jusqu’à celles du Danube. De tant de cités, que restait-il ? Les Thraces, dit Appien, s’étaient éloignés des côtes de crainte des pirates, les Grecs en prirent possession et y firent prospérer l’agriculture et le commerce. Philippe de Macédoine les chassa, de sorte qu’on ne voyait plus que les débris des temples qu’ils avaient élevés. Cependant on trouvait encore quelques Grecs sur cette côte : à Abdère, ville fière de ses grands hommes, malgré sa mauvaise réputation au sujet de l’esprit ; à Maronée, à Énos, sur l’ancienne route qu’on suivait pour passer en Asie ; enfin à Gardie, et à Lysimachie, qui fermaient l’entrée de la Chersonèse de Thrace, devenue la propriété d’Agrippa : mais toutes ces villes étaient misérables. Quand la Macédoine sera redevenue une florissante province, lorsqu’à l’autre extrémité du pays s’élèvera la nouvelle capitale de l’empire, la Thrace, placée au milieu, aura à son tour des cités riches et peuplées ; pour l’heure, le commerce et les voyageurs l’évitent.

Les rives de la Propontide et ses détroits étaient plus animés. Byzance, dans une des admirables situations du monde, au bout de l’Europe et en face de l’Asie, entre la Méditerranée et le Pont-Euxin, était maîtresse du commerce de la mer Noire, qui s’arrêtait dans son port, quand il ne passait pas tout entier par ses mains. Elle s’enrichissait encore par les pêches abondantes de l’Euxin, dont les Romains, tout en la laissant libre, exigeaient qu’elle partageât avec eux les profits. Cette liberté, dont ils avaient le bon sens de ne se montrer point jaloux, les dispensait des embarras de l’occupation, sans donner aux Byzantins une indépendance dont ils pussent abuser. Les gouverneurs de Bithynie étaient chargés de veiller sur eux, et on les tenait encore par les propriétés qu’ils avaient en Mysie, sous la main de Rome.

Le commerce de l’Orient suivait alors deux routes : celle du midi, par le golfe Persique ou la mer Rouge ; celle du nord, par l’Oxus, la Caspienne et l’isthme caucasique. Les Arabes et les Grecs d’Alexandrie tenaient la première ; les Grecs d’Asie avaient pris la seconde ; tous les rivages de la mer Noire étaient couverts de leurs colonies ; Milet, à elle seule, y avait fondé, disait-on, trois cents comptoirs, dont quelques-uns étaient devenus de riches cités, et dans la Tauride s’élevait le florissant royaume du Bosphore. Cependant le monde civilisé semblait finir à Byzance ; au delà apparaissaient la barbarie, les habitudes sauvages, les tribus vivant des épaves de la mer et du pillage des naufragés. Aussi les navigateurs arrivant du Palus-Méotide, et que la crainte des tempêtes de l’Euxin forçait à ranger ces côtes inhospitalières, adressaient leurs actions de grâces à Jupiter Urios, dès qu’ils découvraient son temple sur la côte d’Asie, à l’entrée du Bosphore.

 

IV. — PROVINCES D’ASIE.

Asie-Mineure. — L’Asie-Mineure s’avance comme un immense promontoire entre le Pont-Euxin et la mer de Chypre, refoulant devant lui les flots de la mer Égée. Si on limite l’Asie Mineure à une ligne tirée de Trapézonte au golfe d’Issus, elle formera une péninsule dont l’étendue égalera presque celle de la France, et qui se divisera en deux régions bien distinctes : au centre, celle des plateaux ; au pourtour, celle des montagnes, la seconde couvrant un espace double de celui que la première occupe[10].

C’est dans la région montagneuse du nord et du sud que sont les plus belles parties de la péninsule. Les montagnes se couronnent d’immenses forêts, et à leur pied s’étendent de riches plaines où se succèdent les cultures les plus variées. Çà et là leurs flancs se creusent en larges et profondes vallées, ou s’entrouvrent pour laisser passer quelques fleuves qui descendent à l’Euxin et à la mer Égée. La fécondité de ces terres est telle, qu’elles n’ont jamais besoin de fumure, et que chaque année cette partie de l’empire des Turcs peut exporter pour l’Europe au moins 100 millions de kilogrammes de grains. Qu’était-ce donc lorsque l’Asie Mineure était aux mains de la race active et industrieuse qui, dans l’antiquité, avait pris possession de toutes les cites, déposé une ville au bord de chaque fleuve, en face de chaque port et dans toutes ces îles, arches brisées du ont qui unissait autrefois la Grèce et l’Asie ? Par là sont venus d’Orient bien des croyances, des doctrines et des arts qui ont eu, sur les deux rives de la mer Egée, leur complet épanouissement ; et les Grecs, à leur tour, ont fait pénétrer jusqu’au fond des vallées du Taurus leur influence que révèlent les ruines immenses de Patara, de Sagalassos et de Selgé. Les monuments restés debout parlent pour l’histoire qui est muette, et, en les étudiant, on reconnaît deux courants opposés qui se sont rencontrés et confondus, dans ces provinces. Les roches sépulcrales de Myra et de la Galatie rappellent les sépultures royales de Persépolis, tandis qu’en Lydie, même chez les intraitables Pisidiens, les temples et les théâtres sont d’architecture hellénique.

Le temps et les mœurs avaient mis de grandes différences entre ces peuples dans le sang desquels se mêlaient, en proportion différente, les éléments aryens et sémitiques. Le Phrygien, plus timide qu’un lièvre, chassé par la misère du sol aride et brûlé qu’il habitait, descendait chaque année à la côte pour louer ses services, au moment de la récolte des olives ; et si les affaires allaient mal, il vendait ses enfants pour se remettre en fonds. Le Lydien faisait comme lui, et se vendait lui-même pour quelque douce domesticité. On pouvait lui demander tous les services jusqu’aux plus honteux, pourvu que ce ne fût pas trop fatigante besogne. Dès le temps d’Hérodote, ce peuple passait pour le plus efféminé de l’Asie ; et le curieux conteur, embarrassé d’expliquer cette mollesse sans exemple, en faisait une sorte d’institution politique. Aux deux extrémités, dans la Carie et au pied du mont Olympe, les populations étaient plus fortes. Les Cariens avaient jadis dominé toute la mer Égée, et, sous Mausole encore, soumis Rhodes et la Lycie. Mais ce peuple finit mal. Les marchands d’hommes trouvaient si facilement à s’approvisionner dans ce pays, que le nom de Carien devint synonyme de celui d’esclave. Les hommes de la Mysie, rudes montagnards difficiles à tenir soumis, avaient donné beaucoup de mal aux satrapes perses ; ils en donneront plus encore aux gouverneurs romains. Nous n’avons rien à dire de l’Isaurie, dont les habitants firent aux Romains une résistance désespérée, ni de la Pisidie, qui n’avait jamais subi de joug étranger et qui porta bien légèrement celui de Rome. La Lycaonie, pays de plaines montueuses, froides, privées d’eau, riches pourtant en bétail, avait une cité, Iconium, qui joua plus tard un rôle important. Dans son voisinage se trouvait un lac comparable aux plus beaux d’Italie. Les Pamphiliens et les Ciliciens n’ont pas d’histoire, la Paphlagonie en a une douloureuse, car elle fut une proie incessamment disputée par les rois de Pont et de Bithynie. Nous parlerons plus loin de la Cappadoce et des Arméniens.

On voit qu’il y avait encore bien des diversités dans la grande péninsule asiatique. Mais, chez tous ces peuples brisés par une longue servitude, il ne restait pas ombre de vie publique, à moins qu’on ne prenne pour la vie des rivalités de cités et des troubles intérieurs. Les Romains eurent donc aussi facilement raison de l’Asie Mineure que les Lydiens, les Perses, les Macédoniens et Mithridate : ce fut l’affaire d’une bataille ; et ils la conservèrent avec moins de peine encore. Ils avaient d’abord laissé les rois indigènes gouverner pour eux, puis avaient pris doucement leur place ; maintenant ils la possédaient tout entière. Cependant ils n’avaient mis sous leur administration directe que les anciens royaumes de Pergame et de Bithynie, avec une partie des côtes qui regardent Rhodes et Chypre, c’est-à-dire des populations à peu près grecques par l’origine ou par la langue, qui formaient une foule de petits Mats, toujours en guerre quand une autorité supérieure ne leur imposait point la paix[11]. Laissant donc aux indigènes le Centre et l’Est, les Romains avaient occupé la région occidentale et jeté comme deux bras autour de la presqu’île pour atteindre, par delà Sinope, le Thermodon, par delà Tarse, les Portes syriennes. Ils tenaient ainsi tous les débouchés de la péninsule, commandaient toutes ses communications arec le dehors et avaient la main sur les cités grecques assises le long de ses rivages. Pour mieux effacer les anciens souvenirs d’indépendance, ils avaient, dans leur nouvelle distribution de l’Asie, confondu les peuples et les territoires. Il est bien difficile, dit Strabon, de déterminer au juste ce qui appartient à la Phrygie, à la Lydie, à la Carie ou à la Mysie, car les Romains n’ont pas tenu compte, dans leurs divisions administratives, de la différence des nations. Ils les ont partagées en juridictions, ayant chacune une ville principale où se rend la justice.

Quant à l’intérieur, comme ils avaient trouvé dans les peuples de vieilles habitudes de soumission à des dynasties nationales, et dans celles-ci un empressement intéressé à ne régner que dans les vues de Rome, ils s’étaient gardés de supplanter des gens qui faisaient si bien les affaires de la république. De ce désintéressement apparent il résultait que, de ce côté, les frontières présentaient une conformation singulière : tandis que, sur l’Euxin et la mer de Chypre, la limite des provinces atteignait presque le méridien d’Antioche ; dans les terres, elle reculait, peu s’en faut, jusqu’à celui de Byzance.

L’Asie romaine formait trois provinces : Bithynie, Asie proprement dite et Cilicie. Les colonies y étaient peu nombreuses, car elle n’avait pas fait une résistance qui nécessitât de grandes précautions. Les armées n’y ayant guère séjourné, on n’avait pas non plus trouvé l’occasion d’y établir des vétérans. Cependant, sur les côtes du nord, Sinope, belle et forte place, dont la marine dominait autrefois tout l’Euxin, Héraclée, Apamée de Bithynie, Lampsaque[12], avaient reçu des colons. Cyzique, qui avait rendu tant de services durant la guerre de Mithridate ; Ilion et ses ruines vénérables, berceau du peuple romain, comme on voulait le croire alors ; Chios, que Mithridate avait ruinée et que Sylla releva ; la Lycie, où la riche vallée du Xanthus retrouvait sa prospérité ; Tarse, dont les écoles surpassaient celles d’Athènes et d’Alexandrie, et où étudiera saint Paul ; une foule d’autres encore étaient libres, c’est-à-dire gardaient leurs lois et leurs magistrats, à condition, pour la plupart, de payer le tribut ; pour toutes, de déférer aux ordres des gouverneurs romains, quand ils jugeaient bon d’en donner. Rhodes, qui possédait une partie de la côte opposée du continent, se croyait encore indépendante.

Même au centre des provinces subsistaient de petites principautés sacerdotales ou laïques. L’intérieur de la Paphlagonie appartenait à des chefs indigènes. Au temple d’Olba, en Cilicie, dont Ajax passait pour le fondateur, étaient attachés de grands domaines qui composaient une sorte de souveraineté appelée la prêtrise de Teucer. A l’autre extrémité de l’Asie Mineure, un chef de bandits, Cléon, cantonné dans l’Olympe, s’était formé peu à peu une armée et un territoire. Des courses heureuses contre les agents de Labienus, au moment où celui-ci franchissait le mont Amanus à la tête des Parthes, avaient légitimé aux yeux d’Antoine ses précédentes entreprises, et de brigand il était passé prince. Il n’en venait pas moins d’abandonner à Actium son bienfaiteur, et Auguste allait l’en récompenser en lui donnant deux cantons de la Mysie avec une charge de grand prêtre.

Antoine n’avait pas été heureux dans ses amitiés ; un autre qu’il avait fait dynaste, Amyntas, le trahit encore ; un Galate lui resta plus fidèle. La partie orientale de la Bithynie, ou le pays des Mariandyniens, appartenait tout entière à la ville d’Héraclée, qui avait réduit les indigènes à la condition des pénestes de la Thessalie, ne leur laissant d’autre droit que celui de n’être point vendus hors de la province. Après la guerre de Mithridate, les Grecs d’Héraclée avaient cédé à des colons romains une partie de leur ville et de leur territoire. Antoine, très prodigue du bien d’autrui, donna au Galate Adiatorix la portion restée aux Héracléotes. Ce n’était qu’une moitié ; pour avoir l’autre, le Galate surprit pendant une nuit les colons romains et les égorgea. Ce fait, qui se passa quelque temps avant Actium, donna lien à une touchante histoire. Adiatorix, fait prisonnier en combattant pour l’imperator d’Alexandrie, fut condamné à périr avec le plus âgé de ses enfants. Comme on le menait au supplice, le second fils du coupable voulut se faire passer pour l’aîné, et réclama le droit de mourir avec son père. Une vive contestation entre les deux frères tint longtemps les soldats en suspens. Le plus jeune à la fin l’emporta : Mon frère, disait-il aux siens, est plus capable que moi de relever notre maison. Auguste, instruit trop tard de ces circonstances, regretta de n’avoir pu empêcher l’exécution, mais il récompensa le fils d’Adiatorix du dévouement qu’il avait su inspirer, en le nommant grand prêtre de Comana Pontique.

La province d’Asie renfermait, disait-on, cinq cents villes, dont les plus belles par leur site étaient : Cyzique, la reine de la Propontide ; Smyrne, qui marquait sa monnaie à l’effigie d’Homère ; Iassos, avec son acropole cyclopéenne, sur un plateau élevé de 300 mètres au-dessus du rivage, et que dominait un temple d’on la vite s’étendait sur une partie de l’Archipel. Les plus grandes fortunes se trouvaient à Éphèse[13], célèbre par son temple de Diane, et, malgré son mauvais port, l’entrepôt principal des marchandises de Grèce et d’Orient ; à Laodicée, qui hérita d’un de ses citoyens, Hiéron, 2000 talents, et dont un autre, Polémon, fut fait roi ; à Tralles, où Pythodoris avait des terres valant aussi 2000 talents, et assez d’argent comptant pour les racheter quand César les eut confisquées en punition de ses relations avec Pompée ; à Apamée de Phrygie la seconde place de commerce de l’Asie, et que pour cette raison on appelait Cibotos, ou le grand coffre.

Milet, avec ses quatre ports, dont un seul pouvait contenir une flotte entière, était, après Éphèse, la plus grande ville de l’Ionie. Bâtie à l’embouchure du Méandre, fleuve au cours capricieux et changeant, elle avait à en souffrir. Toutes les fois qu’il dérangeait les limites des propriétés, en rongeant les angles de ses rives, on lui intentait un procès, et, s’il était convaincu, on le condamnait à des amendes qui étaient prises sur les péages. Le fleuve payait ainsi ses dégâts. Mais il a fini par avoir raison de la ville, et c’est dans ses alluvions qu’il faut aller aujourd’hui chercher les débris des temples qui faisaient l’orgueil de l’Ionie. Les Cyméens disputaient aux Abdéritains le privilège de défrayer à leurs dépens la verve sarcastique des plaisants, sans qu’Éphore et Hésiode, leurs compatriotes, plaidassent pour eux contre leur réputation malheureuse. Synnada avait des marbres précieux ; Cibyra, des fabriques de fer ciselé ; Colophon, un oracle fameux d’Apollon que Germanicus consulta ; Pergame venait de perdre sa riche bibliothèque, donnée par Antoine aux Alexandrins ; mais un de ses citoyens, Apollodore, était l’ami d’Auguste, qui daignait recevoir de lui des leçons de belles-lettres. Une brillante ceinture de villes florissantes bordaient la Propontide : Abydos, le grand passage d’Europe en Asie ; Lampsaque, Pruse, au pied de l’Olympe ; Nicée, la ville la plus considérable de la Bithynie ; Nicomédie, la capitale de la province, et Chalcédoine, appelée e la cité des aveugles n parce que ses fondateurs s’étaient fixés en un site défavorable, quand ils auraient pu occuper l’emplacement de Byzance.

L’Asie avait beaucoup souffert dans les dernières convulsions de la république, sans avoir eu, comme la Gaule, l’Espagne et l’Afrique, la consolation de s’être mêlée avec gloire à la lutte. Les circonstances l’avaient obligée à prendre parti d’abord pour Pompée, ensuite pour les républicains : Cassius, en une seule fois, y leva l’impôt de dix années[14]. Puis vint Antoine, qui lui en arracha bien davantage. Pendant qu’il dépensait cet argent dans les folies de la vie inimitable, Labienus avait amené les Parthes jusqu’en face de Rhodes et de Samos, visité encore une fois tous les temples et pris ce que le triumvir y avait oublié[15]. Cependant il fallut trouver des ressources nouvelles pour le formidable armement qui devait disputer l’empire à Octave. Les rois, les princes, les tétrarques, les nations et les villes, de l’Euphrate à l’Adriatique, reçurent l’ordre d’envoyer les provisions et l’argent nécessaires. Ils s’exécutèrent. L’Asie était donc en apparence allée joyeusement à cette guerre ; au fond, elle soupirait après la fin de ces ruineuses magnificences, après l’ordre et le repos, pour relever ses temples, racheter aux usuriers ses portiques, ses murailles[16], et retourner aux leçons de ses rhéteurs, à l’industrie, au commerce. Aussi, plus que toute autre province, salua-t-elle la victoire dernière à laquelle la plupart de ses chefs avaient contribué, en semant d’avance par leur défection le découragement et la défiance dans les troupes antoniennes. Jetés malgré eux dans cette grande querelle, les Grecs d’Asie s’en étaient retirés au plus vite. Ils n’étaient point de farouches patriotes rêvant la liberté ; l’égalité leur importait plus que l’indépendance ; et, pourvu qu’ils eussent encore une tribune, des élections municipales et provinciales pour leurs Κοινά, des arts, toutes ces élégances de la vie de Smyrne et d’Éphèse que Cicéron appelle les consolations de la servitude[17], et de loin en loin une petite révolution d’intérieur, ils étaient contents. Habitués depuis six cents ans à ce régime, ils n’en demandaient pas d’autre.

Syrie et Phénicie. — La Syrie avait passé par les mêmes vicissitudes, avec plus de désordre et de misère, parce qu’elle était plus près des Parthes et des Arabes. Ses malheurs dataient de loin, des dernières convulsions au milieu desquelles s’était abîmé le royaume de Syrie. Après les ambitions sanguinaires des princes indigènes, étaient venues les rivalités des maîtres étrangers. Il avait fallu donner aux tins et aux autres de l’argent et des soldats, et à chaque vicissitude des guerres civiles subir des exactions nouvelles, en expiation de celles qu’on avait subies déjà.

César, après Pharsale, y avait laissé pour gouverneur son parent Sextus Julius. Un ancien lieutenant de Pompée, Bassus, longtemps caché à Tyr, profita de l’éloignement du dictateur et des fausses nouvelles qui, de temps à autre, arrivaient d’Espagne ou d’Afrique, pour se former un parti soulever les gens de Sextus et le faire égorger par eux. Il prit alors le titre de préteur et prétendit gouverner la province. Mais l’exemple qu’il avait donné parut bon à suivre : ce qu’il avait fait contre son prédécesseur, un certain Aritistius l’essaya contre lui, et il fut à son tour assiégé dans Apamée. Cette ville, presque entourée de tous côtés par l’Oronte et un grand lac, était inexpugnable. Les deux adversaires ne se trouvant pas assez forts pour se vaincre, appelèrent un chef arabe du voisinage habitué à vendre au plus offrant ses services, et qui d’ordinaire aidait les Parthes à envahir la province, pour faire sa main au milieu du désordre. Il se rendit à une conférence entre la ville et les légions, proposa ses conditions et fit son prix, que Bassus fut seul assez riche pour payer. Sûr de l’Arabe, il appela encore les Parthes. Qu’il était temps que Rome recouvrât sa force !

Pendant que la querelle se vidait à Philippes entre la république et l’empire, la Syrie était conquise tout entière par les Parthes ; Tyr seule leur échappait, et des tyrans s’élevaient dans toutes les villes. Les lieutenants d’Antoine y ramenèrent quelque ordre, sans mettre beaucoup d’unité dans le gouvernement de cette province où subsisteront longtemps encore une foule de petits chefs.

Cependant, dès que la paix sera affermie, la prospérité renaîtra dans cette région, si bien située entre l’Euphrate et, la mer de Chypre, où les ramifications du Taurus et du Liban forment de délicieuses vallées, et qui, si elle touche au désert, a aussi les plaines fertiles qu’on trouve toujours au pied des grandes montagnes. C’est la porte de l’Orient : tout passera par la riche cité d’Antioche, que Pompée a laissée libre, et par son port de Séleucie. Dans quelques années, Strabon dira qu’elle est presque aussi grande qu’Alexandrie. Mais l’intérieur du pays, même la vallée de l’Oronte, ne seront pas débarrassés des brigandages des montagnards et des Arabes. Chalcis, le phylarque d’Émèse, et les habitants de Damas peuvent quelquefois les arrêter, non les détruire, car le calcaire poreux des roches de l’Anti-Liban, percé partout de cavernes profondes, leur offrait d’inexpugnables retraites. Près de Damas il s’en trouvait une où quatre mille hommes se cachaient aisément[18]. L’ennemi le plus à craindre pour les Syriens était toujours les Parthes. César avait promis de délivrer la province de cette inquiétude ; Auguste remplira cette promesse d’une façon moins héroïque, mais peut-être plus sûre.

La côte de Phénicie, que Strabon prolonge jusqu’à Péluse, avait moins souffert qu’on ne le dit de la rivalité d’Alexandrie. Aradus et Tyr avaient toujours une population surabondante, qui était obligée de bâtir des maisons à six et huit étages ; et la pourpre tyrienne, célèbre dans tout l’empire, alimentait une industrie chaque jour plus riche. Sidon, libre comme Tyr et aussi peuplée, était le centre rte la fabrication du verre. Ce que les Grecs avaient sourdement miné, ce n’était donc ni le commerce ni l’industrie de leurs anciens rivaux, mais leur langue et leur civilisation. On ne trouvait plus de Phéniciens à Tyr et à Sidon ; par contre, beaucoup d’astronomes et de mathématiciens, de rhéteurs et de philosophes, d’écoles enfin où étaient enseignées toutes les branches des connaissances humaines. Même d’Ascalon et de Gadara sortaient Philodème l’épicurien, Ménippe le satirique, et Théodore le rhéteur. Les catégories d’Aristote et les idées de Platon effaçaient dans ces villes des patriarches le souvenir des légendes bibliques.

 

V. — PROVINCES D’AFRIQUE.

Égypte. — La Palestine, redevenue un royaume, nous occupera plus tard ; nous arrivons donc à l’Égypte, l’aïeule des nations.

Le 15 août de l’an 50 avant notre ère, la race des Lagides s’était éteinte, après avoir régné près de trois siècles, d’abord avec éclat, puis avec faiblesse et opprobre. Tombée, comme tous les États d’Orient, dans cette demi servitude où le sénat se plaisait à tenir les plus puissantes monarchies, l’Égypte ne s’appartenait plus depuis le jour où il avait fallu pour la sauver qu’un ambassadeur romain étendit sa baguette entre elle et l’armée d’Antiochus Épiphane. Il y avait de cela près d’un siècle et demi ; mais les Romains aimaient à voir mourir lentement : à l’amphithéâtre, ils auraient mis en pièces le gladiateur qui eût frappé trop vite. L’Égypte vécut donc au milieu des guerres civiles et des incestes, des exactions et des massacres, voyant ses rois, tour à tour persécuteurs et victimes, ne s’inquiéter que d’une chose, amasser l’or dont ils achetaient à Rome quelque tribun ou consul.

De plus en plus l’histoire de ce grand empire était devenue celle des révolutions du palais, et, à ses derniers jours, il n’en eut plus d’autre que les aventures de cette femme ambitieuse et passionnée qui,-par sa grâce et son esprit, par son fol abandon au plaisir et sa mort courageuse, distrait un instant de la triste et sanglante tragédie du second triumvirat. L’amour de césar absout Cléopâtre de sa passion pour Antoine qui ne fut qu’un calcul nécessaire. Si la femme a été faible d’ailleurs, la reine fut grande, grande au moins à la façon de l’Orient, c’est-à-dire fastueuse et cruelle, mais habile, et fière jusque dans la mort. Avec elle, la vieille Égypte descendit au tombeau. Elle avait adopté ses rois macédoniens et inscrit leurs noms à côté de ceux de ses vieilles dynasties. Mais la parole d’Ézéchiel va maintenant s’accomplir ; l’Égypte n’aura plus que des maîtres étrangers : et dux de terra Æypti non exit amplius.

Une société qui s’est en quelque sorte moulée sur le sol qu’elle occupe est bien forte contre le temps et les hommes. Il est difficile de trouver un gouvernement pire que celui des derniers Ptolémées ; cependant, malgré les émeutes continuelles et les massacres périodiques d’Alexandrie, l’Égypte prospérait : c’était encore la terre chantée par Théocrite, car le sol y était toujours fécond, les villes innombrables et le fleuve bienfaisant. C’était aussi la grande route du commerce indien, et comme la forteresse d’où l’on pouvait tenir en bride l’Afrique et l’Arabie. Tant d’avantages frappèrent l’œil clairvoyant d’Octave, et il prit toutes les mesures que put lui suggérer la prudence, afin d’empêcher une révolte, dans une contrée si bien constituée pour une vie à l’écart ; si bien défendue contre les agressions du dehors par le désert qui l’enveloppe, par la côte inhospitalière qui la borde. Cambyse avait égorgé les prêtres et profané les monuments.

Cette politique eut les conséquences qu’elle méritait d’avoir : l’Égypte, sous les Perses, fut en révolte presque continuelle. Octave respecta tout, la religion, la langue, les habitudes de ce peuple. S’il refusa de se détourner de son chemin pour voir le bœuf Apis, il accomplit du moins, comme César, les rites accoutumés dans les temples, où il permit aux prêtres, intéressés à montrer dans le vainqueur un dévot à leurs dieux, de le représenter faisant une offrande à Horus. Quand il eut visité le tombeau d’Alexandre, on voulut lui montrer celui des Ptolémées : Je suis venu voir un roi, dit-il, et non des morts. Ce fut sa seule vengeance contre la mémoire de ceux dont il prenait la place. Nous le verrons gouverner comme eux, mais sans émeutes et avec plus d’ordre et de prévoyance. Dès l’abord, les soldats qui avaient vaincu Antoine furent employés à nettoyer les canaux engorgés du Nil. C’était de bonne politique pour l’Égypte, où ces travaux régularisaient l’inondation du fleuve, et pour Rome, que les blés égyptiens allaient nourrir[19].

L’Égypte avait sept millions d’hommes et de grandes richesses ; Octave ne voulut confier tant de forces qu’à d’obscurs personnages, à de simples chevaliers qui, n’étant rien que par lui, ne pourraient rien contre lui. Il ne leur donna même pas les insignes des gouverneurs ordinaires[20]. C’étaient des agents qu’il envoyait administrer une de ses fermes[21], et dont il revoyait lui-même les comptes. L’Égypte, considérée comme le domaine des empereurs, ne comptait point parmi les provinces, et ses revenus, au lieu d’être versés dans les caisses publiques, alimentaient leur fortune particulière. Une légion dans Alexandrie, deux dans le voisinage, neuf cohortes et trois escadrons, commandaient une obéissance que, en dehors de la capitale, ces populations dociles ne marchandaient pas. Pour n’avoir pas à craindre que cette armée fût subornée par quelque ambitieux personnage, il interdit à tout sénateur, à tout chevalier d’illustre. naissance, de pénétrer aux bords du Nil sans une permission expresse donnée par lui. Nul ne put, si ce n’est le marchand obscur ou le voyageur sans nom, aller visiter cette terre des merveilles. Et, tandis que la Gaule entière entrait rapidement dans la cité romaine, tandis que les chefs de ses nobles familles venaient siéger au Capitole, l’Égypte attendra deux cent trente années avant qu’un des siens soit décoré du laticlave sénatorial. Jusqu’à Septime Sévère, Alexandrie n’aura même pas le sénat que possédaient les plus humbles cités.

Ces précautions étaient justifiées par la richesse, la position et l’organisation sociale de l’Égypte. Les villes de la Grèce et de l’Asie, les peuplades de la Gaule et de l’Espagne, vivaient isolées ; un conspirateur indigène ou un aventurier politique les eût malaisément réunies pour un but commun. L’Égypte ne connaissait pas ces divisions ; c’était un grand État dont toutes les parties avaient une vie semblable, parce qu’il n’y avait pour elles qu’une seule histoire, comme il n’y avait qu’une même existence matérielle. De Syène à Péluse tout était commun, le bien et le mal, la disette et l’abondance, car le Nil était le même pour tous. De Péluse à Syène[22] aussi, l’organisation politique était identique, car les rois et les prêtres avaient étendu sur tous leur autorité absolue, comme le fleuve recouvrait tout chaque année de ses eaux limoneuses. Mais il n’y avait rien à craindre d’un peuple rendu docile par vingt siècles d’obéissance à un gouvernement théocratique ou à des maîtres étrangers.

Polybe rend aux Égyptiens ce témoignage accepté par Strabon, qui les connaissait bien, qu’ils étaient intelligents et soumis aux lois. Peu leur importait le nom de leur maître, pourvu que le Nil montât, au jour fixé, par-dessus ses rives, que leurs animaux sacrés ne mourussent pas trop souvent, que Sérapis continuât clans Canope ses guérisons merveilleuses et qu’ils pussent célébrer les fêtes de leurs mille divinités. A celle de Sérapis, jour et nuit, les barques couvraient le fleuve et les canaux, et la rive retentissait de chants obscènes et de danses honteuses. D’Alexandrie à Canope la route a 120 stades : elle n’était alors qu’une longue rue, bruyante et folle.

Voilà leur grande affaire. Le plaisir est leur dieu véritable, leur seul culte ; mais Rome n’entend pas le leur ôter. Pourquoi donc se laisseraient-ils saisir d’un nouvel accès de fierté, plutôt grecque d’ailleurs qu’égyptienne, et pourquoi recommenceraient-ils la guerre Alexandrine ? Si la crue du fleuve n’est pas assez forte et que la famine menace, si l’impôt est trop lourd, ils pourront bien murmurer, faire une émeute ; mais la vue de quelques soldats armés dissipera la plus formidable révolte. Toute la Thébaïde soulevée tremblera devant deux ou trois cohortes, et Pétrone n’aura besoin que de sa garde prétorienne pour braver la colère déchaînée de l’immense peuple d’Alexandrie. Que la vie leur soit facile et douce, et ils passeront en face des majestueux monuments élevés par leurs pères sans se souvenir qu’ils ont été un grand peuple. Les plus habiles d’entre eux savent à peine lire les inscriptions qui racontent la vieille gloire de leurs Pharaons[23], et ces prêtres d’Héliopolis, de Thèbes et de Memphis dont Pythagore, Hérodote et Platon interrogeaient avec respect la science profonde, ne sont plus que de pieux bateleurs qui ont perdu le grand sens des choses. Qu’un voyageur, curieux de voir de prés ce peuple étrange, arrive à Memphis, ils ne lui expliqueront pas le cours des astres, la mesure du ciel et de la terre ou les secrets de la création ; mais ils le conduiront au temple d’Apis. Si l’heure est venue, du sanctuaire sort un bœuf à la robe noire tachetée de blanc ; on le lâche dans le pronaos, on lui fait faire quelques sauts, puis on le ramène à son étable : voilà le dieu et les doctrines. Eu voici un autre : c’est le crocodile d’Arsinoé ; mais laissons parler un témoin oculaire : Notre hôte, personne de considération dans le pays, vint avec nous au lac, apportant de notre desserte un petit gâteau, de. la viande cuite et un flacon d’hydromel : nous trouvâmes l’animal sacré sur le bord du lac. Les prêtres le saisirent, et les uns lui tinrent la gueule ouverte, tandis qu’un antre lui jeta le gâteau, puis la viande, et enfila y versa l’hydromel. Alors le crocodile sauta dans le lac et passa rapidement sur la rive opposée. Un nouvel étranger survenant avec son offrande, les prêtres la prirent, coururent autour du lac rejoindre le crocodile, et, après l’avoir atteint, lui firent prendre de la même manière ce qu’on avait apporté[24].

Ainsi la grande religion d’Isis, la mystérieuse déesse, et du bon Osiris était devenue un fétichisme grossier, dont le cérémonial et la liturgie étaient ces orgies que l’Orient aime à mêler à la dévotion populaire. Cependant la forte science des anciens prêtres perçait à travers l’enveloppe nouvelle qui recouvrait la vieille société, et Strabon montre les Grecs se faisant traduire les livres de l’Égypte pour exploiter, sans en rien dire, ces trésors enfouis. Alexandrie était le grand atelier des traductions et des commentaires[25]. Cet accouplement de deux civilisations si différentes se faisait aussi sur d’autres points : à Memphis, la plus grande ville du royaume après la capitale, comme elle peuplée de gens de toutes nations, et qui donnait aux adorateurs du bœuf Apis l’étrange spectacle de combats de taureaux ; à Ptolémaïs, cité toute grecque, qui le cédait à peine à Memphis, et dont le voisinage avait achevé la ruine de la grande Thèbes, la ville aux cent portes, par chacune desquelles sortaient deux cents hommes avec leurs chevaux et leurs chars de guerre.

Pour les Grecs et les Juifs, l’Égypte était un immense marché où ils accouraient ; pour les nomades des déserts d’Afrique et d’Arabie, une oasis de verdure et d’eau où chaque jour quelques-uns d’entre eux s’arrêtaient. À Coptos, dit Strabon, se trouvaient autant d’Arabes que d’Égyptiens. On voyait donc recommencer le mélange qui avait eu heu à l’origine de la société égyptienne ; niais il n’allait pas en sortir les merveilles qui avaient signalé l’ancienne civilisation de ce pays. Alors la terre avait été plus forte que les hommes, et cette première culture dans une contrée à laquelle nulle autre au monde ne ressemble avait pris un caractère unique. Aujourd’hui la main de Rome est trop lourde, le souffle de l’esprit grec trop puissant pour que la vieille Égypte résiste à la double action sous laquelle tombent les barrières qui abritent l’indépendance des nations et l’originalité des institutions, des mœurs et des croyances. L’Égypte, plus que tout autre, y perdra ; mais ce sera au profit du monde.

Cyrénaïque et Afrique romaine. — Alexandrie est à l’extrémité occidentale de l’Égypte ; le Delta y finit et le désert y commence. Depuis l’île de Pharos jusqu’au promontoire de Carthage, sur un développement de côtes de 750 lieues, les vaisseaux rencontraient à peine un port. L’Afrique est aussi redoutable aux voyageurs sur ses rives que dans ses solitudes sans eau. Ce n’est pas que le Sahara arrive partout jusqu’à la mer ; autour de cet océan de sable qui occupe le centre de l’Afrique septentrionale, règne un immense plateau, l’Atlas, qui, par sa végétation, quelques-uns de ses animaux et son climat, tient beaucoup plus de la nature du sud de l’Italie et de l’Espagne que de celle de l’Afrique proprement dite. Si les cimes qui dominent ce plateau ne sont pas assez hautes pour porter des glaciers, la neige et les froids rigoureux n’y sont pas rares. Ce plateau a deux terrasses : l’une qui descend au Sahara, c’est le commencement du désert, le Bled-el-Djerid, le pays des dattes, où les troupeaux trouvent encore assez de sources et de pâturages pour y multiplier ; l’autre va à la Méditerranée, c’est le Tell, la plaine à blé, la région des villes et des ports. Le Tell ne touche pas lui-même partout à la mer ; il en est séparé par un bourrelet de montagnes qui forment une côte épaisse et escarpée contre laquelle les flots se brisent avec fureur et qu’entrouvre de loin en loin une vallée arrosée par un fleuve dont le cours sans profondeur ni régularité ne se prête malheureusement pas à la navigation.

A ces trois zones répondent trois sortes d’habitants : les nomades du Bled-el-Djerid difficiles à saisir, mais tenus dans la dépendance du Tell pour leur approvisionneraient en grains ; les Berbères ou kabyles du plateau, race à part, aux formes athlétiques, industrieux, actifs, très braves et restant volontiers en paix tant qu’on ne touche pas à leur indépendance ; enfin le laboureur du Tell et les habitants sédentaires des villes de l’intérieur et de la côte. Ceux-ci, placés en face de l’Europe, ont toujours été en relation avec elle par le commerce ou la piraterie, par la conquête ou l’invasion. Ces trois régions, comme ces trois populations, sont bien distinctes dans le Maroc, l’Algérie et Tunis. Ici déjà elles se confondent ; dans la régence de Tripoli, le Sahara pénètre jusqu’à la tuer. Sauf quelques îlots de verdure, il n’y a plus, depuis la Petite Syrte jusqu’à l’Égypte, que l’empire de Typhon, l’océan des sables. Sur cette longue côte, où la mer et la terre sont également inhospitalières, l’une à cause de ses bas-fonds, l’autre par ses sables mouvants, la route n’est indiquée que par des amas de pierres formés de loin en loin ; chaque pèlerin qui passe y ajoute la sienne : ce sont les phares du désert.

Un merveilleux spectacle attend cependant le voyageur au sortir des affreuses solitudes de Parætonium ou de la Grande Syrte, une des régions les plus désolées de la terre. Le sol qui de loin se confondait avec le niveau de la Méditerranée se relève jusqu’à 500 mètres de hauteur moyenne, et le plateau de Barca, l’ancienne Cyrénaïque, s’avance dans la mer comme un haut et large promontoire, chargé de forêts séculaires et coupé de fraîches vallées où l’eau court de toutes parts[26]. Des ruines innombrables et grandioses qui portent la double empreinte de l’Égypte et de la Grèce, des restes de châteaux fièrement posés sur les hauteurs[27], et des voies encore sillonnées des profondes ornières qu’y tracèrent les chars antiques, attestent la prospérité de cette terre féconde, le jardin des Hespérides. Arsinoé, Ptolémaïs, Cyrène, sont encore là[28], couvrant des espaces immenses, mais silencieuses et désertes, car il n’y a plus que le Bédouin errant qui vienne boire à la source sacrée près de laquelle Callimaque écrivait ses hymnes d’Apollon et à Pallas[29]. Comme ces villes pétrifiées que les Arabes disent avoir vues au désert, la vie s’est retirée d’elles tout entière, et le voyageur les retrouve gisant sur le sol, enveloppées de leurs vieilles murailles comme d’un linceul de pierres. Spectacle plein à la fois de grandeur et de tristesse, que l’Orient seul peut montrer, parce qu’il est l’aîné du monde et qu’il a vu passer autant d’empires que notre jeune Europe compte de siècles d’existence. Ces vieilles ruines en cachent d’autres, en effet, et reposent sur un sol qu’avait foulé, avant l’arrivée des Grecs, une population, civilisée. Les monuments portent ici des inscriptions eu caractères inconnus, dernier reste sans doute d’utile population indigène, éclose dans cette grande oasis africaine.

La Cyrénaïque, pays de montagnes, de sources et de forêts, mais sans fleuve, ressemble cependant à l’Égypte par sa fertilité et son isolement. Comme la vallée du Nil, elle est entourée de déserts affreux, et n’est abordable du côté de la Méditerranée que par deux ou trois points seulement[30]. Ici ce n’était pas le blé qui était le principal objet d’échange, mais le silphium, exporté par tout l’empire, les essences de roses, l’huile, la meilleure qu’il y eût au monde, surtout les vins ; aussi Bacchus y était-il en grand honneur. À chaque pas on trouve des débris de ses temples. Ajoutons les produits de l’industrie des cinq grandes villes, Bérénice, Arsinoé, Ptolémaïs, Apollonie et Cyrène, qui rivalisaient de richesse et de luxe avec les cités grecques de l’Ionie. La mollesse des Cyrénéens était devenue proverbiale[31] : c’était bien là que la philosophie devait dire pour dernier mot : Le bonheur est dans le plaisir.

Le testament de son dernier roi avait livré cette belle contrée aux Romains ; ils en avaient tant d’autres, que jusqu’alors ils avaient donné peu d’attention à cette possession écartée ; les empereurs s’en occuperont davantage : de belles ruines romaines attestent leur sollicitude.

La gaude Syrte, qui touche à la Cyrénaïque, est comme le champ de bataille de la mer et du Sahara. Les vagues de l’une, poussées durant neuf mois par les vents du nord, luttent ici avec les sables de l’autre, et le rivage n’offre qu’une alternative de dunes mouvantes, de marais salants et de plaines couvertes d’une couche de sel de 3 à 4 pouces d’épaisseur. Le golfe n’est pas plus sur pour les navires que la côte pour les caravanes ; le courant qui porte les eaux à l’est se brise contre le plateau de Barca et est réfléchi en mille directions qui causent au milieu de ces bas-fonds une agitation extrême et dangereuse. Les Cyrénéens et les Carthaginois s’étaient cependant disputés cette triste région, et des villes s’y étaient élevées. La chute de Carthage et la cessation du grand commerce qu’elle faisait par ce pays avec l’intérieur de l’Afrique amenèrent leur décadence ; l’empire leur rendra bientôt une prospérité qui durera autant que lui-même.

L’Afrique est toujours d’une merveilleuse richesse ou d’une désolante stérilité. Entre la Grande et la Petite Syrte le sol fertile reparaît çà et là : les environs de Leptis la Grande et la vallée du Cinyps rendaient, dit Hérodote, 300 pour 1. Aussi Leptis était-elle devenue une importante cité ; ses ruines couvrent une étendue de 3 milles de long sur 2 de large. Après cette place, Strabon ne nomme que, quelques villes qui gardaient l’industrie de la teinture en pourpre, dernier reste de la civilisation phénicienne, dont un autre débris, l’idiome punique, subsistera longtemps. Notre géographe parle aussi d’un grand port au fond de la Petite Syrte. De ce côté se trouve aujourd’hui la ville de Cabès, qui ne compte pas moins de trente mille âmes.

Isolée par la mer et les sables, la région des Syrtes était restée, jusqu’aux dernières guerres, séparée du monde romain par la Numidie, dont le sénat n’avait pas voulu faire, une province. Une inexplicable réserve avait en effet arrêté en Afrique les progrès de la colonisation romaine. C’était pour descendre sur ce continent que s’étaient embarquées les premières légions sorties de l’Italie ; il y avait de cela deux siècles, et quoiqu’elles y fussent retournées trois autres fois avec les deux Scipion et Marius, il ne s’y était établi, au lieu de la foule qui courait en Espagne, en Gaule, en Asie, qu’un petit nombre de colons et de marchands italiens. Naguère Rome n’y possédait véritablement qu’un coin de terre, l’ancienne Afrique carthaginoise ; encore l’avait-elle généreusement partagée avec les rois de Numide.

Ce royaume, divisé après la mort de Jugurtha, avait été de nouveau réuni ; et, sous Juba, il s’étendait, à travers de fertiles régions, de l’Ampsagas à la mer des Syrtes. De cette manière il couvrait la province contre les incursions des nomades ; mais aussi il l’enveloppait d’une façon dangereuse. Juba le prouva bien durant la campagne de César en Afrique. Cependant le sénat n’avait pas négligé ses précautions ordinaires. Du côté de la mer des Syrtes, plusieurs villes libres, Thapsus, Leptis Minor, Achulla, Usilla, Teudalis, peut-être Hadrumète, étaient comme autant de portes ouvertes sur la Numidie. C’était par là que César était entré. Marius, son grand-oncle, lui avait préparé d’autres auxiliaires. Les Gétules, que Strabon appelle la plus grande des nations libyennes, et qui plantaient leurs tentes sur le revers méridional de l’Atlas, étaient, pour leur approvisionnement en grains, dans la dépendance des rois numides ; mais, cette dépendance, ils la supportaient avec peine, et Marius, en laissant subsister la Numidie, avait eu soin de nouer parmi ces nomades, établis sur les flancs du royaume, des intelligences dont Rome pût au besoin profiter. Nombre de Gétules étaient devenus ses clients ou avaient reçu le titre de citoyens romains. César, en réveillant ces souvenirs, entraîna la nation tout entière, et la diversion faite par ce peuple aida beaucoup à la défaite des pompéiens.

La bataille de Thapsus amena la réduction en province de toute la Numidie et d’une partie du pays des Gétules. Quelques années plus tard, un des deux rois maures, Bogud, ayant pris le parti d’Antoine, Octave adjugea ses États, la Maurétanie Tingitane, à l’autre prince, maître déjà de la, Maurétanie Césarienne ; et, à la mort de celui-ci, en l’an 33, il réunit le tout au domaine de la république. L’Afrique septentrionale avait ainsi changé de face dans l’espace de quelques années ; et la même influence, s’étendant sur elle d’Alexandrie à Tanger, allait ramener la vie sur ses rivages désolés. Déjà Carthage, relevée par César, colonisée encore par Auguste, redevenait une florissante cité.

Dans l’intérieur de la Numidie une ville éclipsait les autres et ne pouvait plus même être appelée une cité barbare, Cirta, où Micipsa avait appelé des colons grecs, et que César avait donnée à ses aventuriers italiens.

Tanger, Tingis, qui prétendait posséder l’immense bouclier d’Antée en cuir d’éléphant, venait de recevoir d’Octave le droit de cité. Mais la Maurétanie placée derrière elle était peu connue, quoiqu’on vantât ses beaux fleuves et sa fertilité, ses vigiles, qui donnaient des grappes longues d’une coudée, ses arbres, qui fournissaient des tables d’une seule pièce, veinées des plus belles couleurs[32], et ses chevaux, plus rapides que le vent, qui, à Rome même, chez ce peuple si dur, trouveront un peu de l’affection que l’Arabe donne à son coursier. Un assez grand commerce, établi, à ce qu’il semble, avec l’intérieur de l’Afrique, apportait sans doute en Maurétanie de la poudre d’or, car notre géographe vante sa richesse, qui ne pouvait manquer d’y attirer promptement la population romaine, malgré le voisinage du désert et de ses hordes menaçantes.

Quelles étaient ces peuplades ? Après que la civilisation grecque eut gagné les Numides, les nouveaux érudits de ce peuple trouvèrent commode de se fabriquer une illustre origine. Ils ne pouvaient être ni Romains ni Grecs, ils se servirent d’un vague souvenir, gardé à travers les âges, de colonies venues de l’Orient et des fabuleuses aventures de l’Hercule tyrien, pour se rattacher à ce qu’il y avait de plus illustre dans le monde, après Rome et la Grèce, à la Perse. Salluste, qui se fit expliquer leurs livres, y trouva que les Numides avaient pour pères des Perses, compagnons du héros. Quand la religion chrétienne pénétra à son tour dans ces contrées, quelques échos des traditions bibliques y retentirent tout naturellement et les Maures y devinrent des Chananéens expulsés par Josué de la Palestine.

Hérodote est plus simple et plus près sans doute de la vérité ; il ne connaît en Afrique que deux peuples indigènes, les Libyens et les Éthiopiens ; deux peuples étrangers, les Grecs et les Phéniciens[33]. La tradition persistante de grandes migrations, venues de l’Asie, et l’existence, depuis l’Egypte jusqu’aux extrémités de l’Atlas, d’une même langue qui n’est pas sans analogie avec les idiomes sémitiques, nous a déjà montré qu’un grand peuple s’est propagé dans ce sens sur le continent africain. Le long espace qu’il couvrit le força à se diviser en tribus, et la différence des lieux où ces tribus se fixèrent amena des différences de coutumes.

Les deux races étrangères, les Grecs et les Phéniciens, sont maintenant soumises à Rome. La race noire lui échappe et lui échappera toujours, mais elle se trouve en face des Libyens qui, dans la Zeugitane et la Byzacène, ont été façonnées au joug de Carthage, et, dans la Numidie, ont commencé à l’être par leurs rois, gagnés depuis un siècle à la civilisation romaine. Si la république ne s’est point heurtée, chez ces peuples, contre ce qui liait les résistances désespérées, l’opposition religieuse, elle y rencontra une telle opposition de mœurs, qu’Auguste jugera prudent d’abandonner le gouvernement de ces pays à des princes indigènes, pour qu’ils y fondent des villes qui rendront l’occupation plus facile, pour qu’ils appellent le commerce, les lettres et les arts qui créeront des intérêts favorables à la domination étrangère, pour qu’ils préparent, en un mot, ces peuplades incultes à recevoir l’action directe de Rome.

 

 

 

 



[1] La première édition de ce livre avait pour titre : Histoire des Romains et des peuples soumis à leur domination.

[2] Il est à remarquer que dans la seconde moitié du siècle qui précède l’ère chrétienne, presque tout l’ancien continent se trouvait partagé en quatre ou cinq grands systèmes politiques. Au sud, Vikramaditya avait réuni la plus grande partie de la péninsule indienne ; à l’est, l’empire chinois, sous les Han, avait contraint les chefs des tribus de l’Asie intérieure à reconnaître leur suprématie, les princes mêmes de la Transoxiane leur faisaient souvent hommage. Tout l’occident était occupé par l’empire romain ; au centre, entre la Caspienne et l’océan Indien, dominait la monarchie des Parthes ; enfin derrière ceux-ci, dans la Bactriane et la vallée de l’Indus, régnaient de puissants princes que nous verrons nouer des relations avec les Romains. — Afin de ne pas grossir démesurément cet ouvrage, j’abrège ces chapitres sur les provinces et j’y supprime quantité de notes qu’au besoin on retrouvera dans le volume que j’ai publié en 1853, sous le titre : État du monde romain au temps de la fondation de l’empire, ou dans les éditions précédentes de mon Histoire des Romains.

[3] Strabon atteste l’immense commerce que l’Espagne faisait, de son temps, avec l’Italie. Pline (Hist. nat., IV, 34 ; III, 4) vante sa race de chevaux, et on disait que sur les bords du Tage le vent fécondait les cavales (ibid., VIII, 42). Strabon ajoute que ces chevaux étaient aussi rapides que ceux des Parthes. Améliorée au septième siècle de notre ère par le sang arabe, cette race a, au quatorzième, donné naissance à la race anglaise.

[4] L’Illyrie paraît avoir formé une province distincte de la Macédoine depuis l’année 118 ; elle était séparée de la Cisalpine par le petit fleuve Formio (le Risamo, au sud de Trieste).

[5] Antoine (Appien, Bell. civ., V, 66) et Germanicus (Tacite, Ann., II, 53) ne gardèrent qu’un seul licteur en entrant dans Athènes, ville libre et fédérée. Avant Pharsale, César et Pompée avaient fait proclamer par un héraut αύτούς μή άδιxεϊν τόν στρατόν τών θισμεφόροιν (Appien, ibid., II, 70). Antoine leur donna Égine, Icon, Céa, Sciathos et Péparèthe. (Appien, ibid., V, 7.) Ils possédaient encore Salamine, Haliarte en Béotie (Strabon, IX, p. 411), Érétrie dans l’Eubée, Délos (id., X, p. 486), où s’étaient établis les marchands forcés de quitter Corinthe et où se tenait mie foire qui attirait beaucoup de Romains.

[6] Pausanias, I, XVII, 1 ; XXIV, 5 ; XXVI, 6. Josèphe l’appelle quelque part la plus religieuse des cités païennes, et Athénée Έλλάδος μουσεϊον, έστία xαί πρυτανεόν (V, 12 ; VI, 65).

[7] Magnarum rerum magna sepulcra rides (Pétrone, Fragm. poétique. Cf. Hinstin, op. Laud., p. 203).

[8] Le temple de Delphes est fort pauvre, dit Strabon (IX, p. 420), et il n’y a plus de conseil amphictyonique. Cet écrivain était en Grèce à l’époque même qui nous occupe, en l’an 29 av. J. C.

[9] Pison, se rendant en Syrie, va d’Athènes à Rhodes par les îles ; Germanicus, de l’Eubée à Lesbos et de là en Troade pour gagner la Propontide. (Tache, Ann., II, 53-4.)

[10] La région des plateaux se compose d’une suite de plaines légèrement ondulées ou à surfaces parfaitement horizontales, couvertes de tuf volcanique et d’innombrables fragments de lave. Entre ces plaines courent des montagnes qui forment comme autant de barrières naturelles, tout en leur laissant une physionomie commune : absence presque complète de végétation arborescente et climat assez rude, celui de la France du nord-est et de l’Allemagne, avec des hivers plus froids et des étés plus chauds. Aussi, peu de vignes, ni figuiers ni oliviers, aucun des arbres du midi de l’Europe, niais beaucoup de céréales et des troupeaux, parmi lesquels ,ceux de chèvres d’Angora, dont la toison égale presque en beauté le poil des chèvres de Cachemire. A Kaisaria, le thermomètre descend souvent à 15 degrés au-dessous de zéro ; à Angora, à 10. Cf. Tchiltatchef, Voyage dans l’Asie-Mineure ; Fellows, Nouvelles Annales des Voyages, t. LXXXII, p. 435.

[11] Antoine avait donné aux Rhodiens Andros, Ténos, Naxos et Myndos ; il fut bientôt obligé de les leur reprendre (Appien, Bell. civ., V, 7). Illud Asia cogitet, dit Cicéron, nullam ab se neque belli externi neque domesticarum discordiarum calamitatem affidaram fuisse, si hoc imperio non teneretur.... æquo animo, parte cliqua suorum fructuum, pacem sibi sempiternam redimat algue otium (ad Quint., I, 1, 11). Dans toute l’Asie Mineure, nulle part la conquête romaine n’avait supprimé une vie politique vraiment indépendante, forte et puissante, parce que nulle part elle ne l’avait rencontrée. (Perrot, Inscr. de la mer Noire, ad fin.)

[12] On a trouvé à Lampsaque une patère d’argent, maintenant au musée de Sainte-Irène à Constantinople, qui offre une des plus curieuses représentations connues de l’Artémis asiatique. La déesse est assise sur un trône d’or. Ses chairs sont en émail noir, ainsi que ses cheveux, tressés symétriquement. Son turban laisse passer deux petites cornes de cerf ; son vêtement est une tunique d’or parsemée d’étoiles ; l’arc d’or est dans sa main ;rauche, la pintade et l’épervier à ses côtés. Des chiens aux oreilles pendantes, des négresses vêtues de tuniques d’or, et des lions, complètent l’ornementation de ce singulier monument publié par la Gazette archéologique, 1877, pl. 19.

[13] Les descendants de Codrus portaient encore à Éphèse le titre de roi, la robe de pourpre, le sceptre, et avaient le droit de présider les jeux et les sacrifices de Cérès Éleusine. Mais Éphèse avait un privilège funeste : le droit d’asile pour son temple. Alexandre avait étendu ce privilège jusqu’à 1 stade ; Mithridate jusqu’à la portée d’un trait lancé d’un des quatre coins du temple. Antoine doubla cette mesure, de sorte qu’une partie de la ville était comprise dans l’enceinte privilégiée, ce qui y faisait pulluler les malfaiteurs. (Strabon, X, 4, 23.)

[14] L’impôt annuel de l’Asie était, sous Sylla, de 4000 talents (Appien, Bell. Mithrid., 62 ; Plutarque, Sylla, 25) ; César l’avait diminué d’un tiers, de sorte que les dix années ne devaient produire que 27.000 talents. Mais Cassius et Antoine rétablirent le tribut à l’ancien chiffre. (Appien, Bell. civ., V, 4.)

[15] Dion, XLVIII, 26.

[16] C’était un usage commun aux villes d’Asie d’engager aux créanciers les propriétés municipales. Les Cyméens, ayant donné ainsi pour gage d’un emprunt leurs portiques, n’osaient plus s’y promener, dit Strabon.

[17] Oblectamenta et solatia servitulis (II in Ver., IV, 60).

[18] Strabon, XVI, 750 ; Josèphe, Ant. Jud., XV, 10, 1. II y a moins de brigandages maintenant que la bande de Zénodore a été anéantie grâce à la bonne administration des Romains et aux garnisons établies dans la Syrie. (Strabon, ibid.)

[19] Ægyptum.... ut feraciorem habilioremque annonæ urbicæ redderet, fossas omnes.... oblitas longa vetustate, militari opere detersit (Suétone, Octave, 18). Le tribut égyptien en blé fut calculé de manière à nourrir Rome durant quatre mois.

[20] Trebonius Pollion, Trig. tyr., 21. Le préfet d’Égypte avait néanmoins imperium ad similitudinem proconsulis (Digeste, I, 17, 11, et Tacite, Ann., XII, 60.)

[21] Philon, adv. Flac., p. 987.

[22] Album photographique de M. de Rougé, pl. 3. Toutes les constructions subsistant aujourd’hui à Philæ datent de l’époque des Ptolémées ou de celle des empereurs romains. (De Rougé, ibid., Explication des planches.)

[23] Le troisième gouverneur, Gallus, lorsqu’il visita l’Égypte, ne put s’en faire expliquer les mystères. (Strabon, XVII, 29.) Il est possible que Gallus n’ait pas été satisfait de son cicérone égyptien ; car Rosellini (Mon. stor., II, p. 455) admet que l’usage des hiéroglyphes s’est conservé au moins jusqu’à Caracalla, et M. Letronne peut-être jusqu’au sixième siècle (Journal des savants, 1843, p. 464).

[24] Strabon, XVII, p. 811.

[25] George Syncelle, p. 271 ; ajoutons la grande traduction des livres hébreux ou version des Septante. Ptolémée cite sept observations des astronomes de Babylone.

[26] Voyez le curieux récit de Della Cella, Viaggio da Tripoli di Barbaria alle frontiere occidentali dell’ Egitto (1819). Le docteur Russell a réuni de précieux renseignements dans son History of the Barbary States, Edinburgh, 1855.

[27] Il n’y a aucune cime, dit Ritter (t. II, p. 258 de la trad. franç.), qui ne soit couronnée de ruines d’un vieux château ou d’un fort ; aucun fort qui ne soit entouré de fossés creusés dans le roc, et de constructions remarquables pratiquées dans l’intérieur de la montagne. Cyrène est à 510 mètres au-dessus de la mer qu’elle voit et d’où on l’apercevait assise sur les collines qui descendent en terrasses successives jusqu’au port. — Son territoire présente une végétation vigoureuse, grâce aux pluies périodiques qui y tombent et qui justifient le mot des Libyens (Hérodote, IV, 158) de ciel perforé. La Cyrénaïque, ayant par l’élévation de ses montagnes une grande diversité de climat, avait aussi une grande diversité de produits : on y récoltait durant huit mois de l’année. L’huile, le vin, le blé, étaient les principaux produits, outre le silphium, dont les feuilles étaient excellentes pour les troupeau : et la tige pour les hommes ; la racine donnait l’assa fœtida, fort estimée des anciens, comme elle l’est encore aujourd’hui des Orientaux.

[28] Arsinoé couvrait une plaine de trois quarts de lieue d’étendue, qui aujourd’hui encore est entourée d’une muraille colossale. Les ruines de Ptolémaïs ont plus d’une lieue de circuit. (Della Cella, Viaggio.)

[29] Les Bédouins, chassés du désert par l’été, viennent chaque année avec leurs troupeaux chercher l’eau et la verdure dans les montagnes de Cyrène. (Captain Beechy, Exped. of North Africa, p. 354.)

[30] Ces points sont aujourd’hui Tajouni, Bengazi, peut-être l’ancienne Bérénice, et Narza-Sousa, l’ancienne Apollonie. Ce serait, dit Ritter (II, 239), une admirable colonie pour une puissance européenne.

[31] Le poète comique Alexis, cité par Athénée, se moque de leurs longs festins. Invite un convive, dix-huit viendront sur dix chars avec trente chevaux. (Athénée, Deipnosoph., XII, 1.)

[32] C’est dans l’Atlas que se trouvait le citre (thuya articulata) qui fournissait ces tables vendues à Rome un prix fabuleux. Cicéron en paya une 230.000 francs. Les Cethegus en avaient une de 290.000 francs. (Pline, Hist. nat., XIII, 29.)

[33] Salluste, Bell. Jugurtha, 17-18 ; Procope, Bell. Vand., II, 10.