HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE LIV — GUERRE DES GAULES.

 

 

I. — LA GAULE AU TEMPS DE CÉSAR.

Au milieu du siècle qui précède l’ère chrétienne, beaucoup des vieilles choses que nous avons montrées dans l’ancienne Gaule avaient changé. Les chefs des tribus et les nobles avaient brisé le joug de la classe sacerdotale. L’institut druidique, en décadence, ne prendra point, dans la guerre de la liberté, le rôle d’un clergé national : un druide, Divitiac, sera même le guide et l’ami de César. L’aristocratie, à son tour, avait trouvé deux ennemis puissants. Quelques-uns des siens, les plus habiles ou les plus braves, avaient réuni plusieurs tribus et s’étaient fait proclamer rois. Sur d’autres points, les habitants des villes s’étaient soulevés, et les druides, unis aux révoltés contre les nobles qui les avaient dépossédés, avaient essayé d’abolir le gouvernement aristocratique ou royal, et de le remplacer par un gouvernement démocratique plus ou moins mêlé d’éléments anciens. Dans un canton, c’étaient les notables, principes, et les prêtres qui, constitués en sénat, nommaient le vergobret, juge annuel, prononçant sur la vie ou la mort[1], au besoin chef de guerre ; dans un autre, le peuple avait institué un sénat ou des magistrats, quelquefois un roi, qui restait dans la dépendance de l’assemblée publique[2]. César raconte qu’après sa victoire sur les Helvètes, les chefs de presque toutes les cités, principes civitatum, vinrent lui demander de les autoriser à réunir le conseil de la Gaule[3]. Nous avons dit ce qu’il convient de penser de ces assemblées générales.

Ainsi, pendant que Rome accablait les colonies gauloises d’Italie et d’Asie Mineure, la grande Gaule se déchirait de ses mains, au lieu de s’organiser et de s’unir. Aucun principe de gouvernement n’avait prévalu, ni la royauté, ni l’aristocratie, ni le clergé. Voilà pourquoi la Gaule était restée ouverte aux envahisseurs : par le nord aux Belges et aux Germains, par le sud aux légions romaines. Cependant au milieu de ce chaos s’étaient formés quelques États puissants. C’étaient des peuplades qui, plus nombreuses que leurs voisines, avaient placé celles-ci dans leur dépendance. Comme les hommes libres se mettaient dans la clientèle des grands, les petites tribus s’étaient faites, de gré ou de force, les clientes de tribus plus puissantes, sans aliéner leur liberté intérieure ; et il en était résulté de grandes confédérations qui dominaient sur de vastes portions du territoire gaulois. A en croire Strabon, les Arvernes auraient étendu leur suzeraineté sur la Gaule entière (V, 2, 3) : domination qu’il faut réduire à des proportions plus modestes.

Ces peuples connaissaient mal le régime municipal qui fit la grandeur des Gréco-Italiens et la civilisation du monde ; la forme sociale qui dominait chez eux était celle du clan et de la tribu. Cependant les confédérations dont il vient d’être parlé étaient un premier essai d’organisation générale. En s’étendant, en se reliant les unes aux autres, elles auraient pu donner la paix au pays et assurer son indépendance. Malheureusement le sentiment du péril commun se révéla trop tard, et la Gaule entière ne s’unit, une fois, que pour tomber, tout entière aussi, sous les coups de César.

Sans pouvoir être regardé comme une terre civilisée, ce pays était sorti de la barbarie. Ses peuples n’étaient plus des hordes de chasseurs errant à l’aventure, mais des sociétés assises sur le sol, où déjà les bras et les intelligences travaillaient. Ils avaient des finances organisées, des douanes, des impôts de diverses sortes[4]. César oppose la richesse de la Gaule à la pauvreté de la Bretagne et de la Germanie, et il en tira assez de richesses pour acheter le peuple romain.

De son temps, les Gaulois connaissaient l’art d’exploiter les mines, et le pratiquaient très activement. Les Édues avaient des fabriques pour l’or et l’argent, les Aquitains pour le cuivre, les Bituriges pour le fer. Ce dernier peuple avait même trouvé l’art, resté traditionnel chez lui et chez ses voisins les Arvernes, de l’étamage par l’étain ou le plomb blanc. Les Édues avaient inventé le placage et l’argenture ; ils ornaient ainsi les mors et les harnais des chevaux. Le char du roi Bituit était argenté ou même plaqué d’argent. Les chefs portaient des cottes de mailles en fer, récente invention gauloise, parfois même une cuirasse dorée, et nos collections contiennent quantité d’armes, d’outils, de colliers (torques), de bijoux, de vases en bronze, d’objets en émail, travaillés par les Gaulois. Ils savaient tisser et brocher les étoffes, et leurs teintures n’étaient pas sans réputation. On leur attribue l’invention de la charrue à roues, de la herse, du crible de crin, et l’emploi de la marne et des cendres comme amendement. Ils composaient diverses sortes de boissons fermentées, telles que la bière et l’hydromel. De l’écume de la bière ils avaient fait la levure ou ferment pour le pain. Bien qu’ils eussent peu de vin, on disait qu’ils avaient été les premiers à fabriquer les tonneaux propres à le conserver, tandis que les Romains en étaient encore à garder le vin dans des outres ou des jarres de terre. L’élève des animaux domestiques était en honneur.

On recherchait en Italie leurs chevaux hongres, leurs bœufs, et les esclaves celtes étaient renommés pour le service de l’écurie et de l’étable. Les Massaliotes, qui cultivaient fort bien la vigne et l’olivier, avaient appris à quelques-uns de leurs voisins et jusqu’aux Helvètes l’usage des lettres grecques ; les Arvernes limitrophes de la Narbonnaise se servaient de l’alphabet latin. Nous avons de très nombreuses médailles gauloises ; sur beaucoup l’on voit un cheval sans bride, ou un sanglier, double symbole de liberté et de guerre.

Leur système monétaire était celui des Gaulois du Danube, qui, après le pillage de la Grèce, avaient copié les magnifiques statères de Philippe II, de Thasos, etc. ; entre leurs mains inhabiles, le type avait perdu sa beauté. Cependant il était venu un assez grand nombre de ces pièces macédoniennes dans la grande Gaule pour qu’il s’y établît de nombreux ateliers monétaires qui ont fourni des types curieux, où la vanité des chefs a fait reproduire leur image[5].

Le commerce avait une activité qui explique la richesse de la Gaule et que facilitaient les ponts jetés sur les fleuves, les routes solidement établies, même au travers des marais[6], une navigation fluviale très active et de nombreuses monnaies qui facilitaient les échanges. Le grenat fin qu’ils trouvaient au pied de plusieurs de leurs montagnes était fort recherché des Grecs dès le temps d’Alexandre. Les Séquanes envoyaient par la Saône et le Rhône leurs salaisons à Marseille, qui les répandait dans l’Italie et la Grèce, où ses marins portaient encore les fromages des Cévennes et des Alpes, Ies vins de Béziers et des côtes de la Durance, les esclaves, qu’on achetait parfois pour une anaphore de vin. En ce temps-là, avec l’immense consommation d’esclaves que faisaient les sociétés civilisées, l’homme était la denrée la plus recherchée, celle qu’on était sûr de placer vite et bien, et la Gaule fournissait beaucoup de cette marchandise. Elle exportait aussi de gros draps, des poteries noires, et avait, avec l’île de Bretagne, de nombreuses relations dont le centre était à Corbilo, à l’embouchure de la Loire. Les Vénètes, autour du Morbihan, avaient même une marine qui, à certains égards, était supérieure à celle des Romains et des Grecs. A la rame, l’engin des temps classiques pour la marine militaire, ils avaient substitué la voile, qui a permis les lointains volages et que de nos jours seulement la vapeur tend à remplacer. Leurs bâtiments, également propres à la grande navigation comme au cabotage, tenaient la haute mer ou pénétraient, à travers les écueils et les bancs de sable, dans l’intérieur des golfes et des rivières. César eut fort à faire avec ces hardis marins qui allaient chercher l’étain et le cuivre de la Bretagne, les grands chiens et les pelleteries de I’Irlande et de l’Écosse. A bien des pages de ses Commentaires, César parle de marchands parcourant la Gaule, et trafiquant en Bretagne, même dans la Germanie. Ce furent des marchands gaulois qui rassurèrent les soldats de César au sujet des Suèves et qui donnèrent le premier éveil aux Bretons sur la descente des Romains dans leur île.

Les villes se multipliaient et s’entouraient de remparts formés de plusieurs lits d’arbres et de pierres qui alternaient, comme on a pu le voir dans les restes de l’enceinte de Mursceints. Les arbres, dégrossis en poutres longues chacune de 40 pieds, étaient tenus réunis par des traverses intérieures. Le feu n’avait point de prise sur les pierres, et le bélier ne pouvait rien contre les poutres dont il ne rencontrait que les extrémités : Jules César admire cette ingénieuse combinaison.

A Péran, près de Saint-Brieuc, on a trouvé quelque chose de plus singulier : une muraille cimentée avec du verre fondu, un château de verre, comme disent les Écossais, qui ont chez eux sept ou huit de ces enceintes vitrifiées. Le miracle n’était pas difficile à réaliser : des lits de sable et de fougère, et par-dessus un grand feu entretenu durant plusieurs jours, pouvaient l’accomplir. Quelque feu allumé sur leurs grèves ou dans leurs landes avait sans doute révélé aux Gaulois la facile vitrification du sable. Les Phéniciens avaient ainsi trouvé l’art de faire le verre.

La Gaule marchait donc d’elle-même et seule. Elle était divisée, mais moins que ne l’avaient été l’Italie et la Grèce, et les éléments de force et de civilisation ne lui manquaient pas. On s’est demandé ce qu’elle serait devenue sans la conquête romaine, si la perte de son indépendance a été un bien, enfin s’il ne serait pas sorti des entrailles de la société gauloise, sous l’influence pacifique des arts de la Grèce et de l’Italie, une civilisation plus originale et peut-être meilleure que celle qui lui fut inoculée par Rome.

Sans doute, il est fâcheux que la Gaule ne soit pas arrivée au complet développement d’une vie nationale, mais il était impossible qu’elle y parvint. Placée entre les Romains qui, pour couvrir l’Italie, avaient besoin d’en posséder les approches, et les Germains qui, durant plus de vingt siècles, ont convoité la Gaule, ce pays ne pouvait manquer d’être le champ de bataille des deux races ennemies. C’était en Gaule que Marius avait vaincu les Teutons ; c’est là que César allait combattre Arioviste ; là encore que les empereurs, jusqu’à la dernière heure de l’empire, arrêteront l’invasion. La guerre qui va commencer était une de ces fatalités historiques qui rie permettent pas aux esprits sérieux d’inutiles regrets. Depuis l’origine de notre empire, dit Cicéron, il n’est personne, ayant une vue nette des conditions d’existence de notre république, qui n’ait pensé que les Gaulois étaient pour elle le plus grand danger[7], et par conséquent leur soumission, une nécessité pour Rome.

Nous saurons que les Romains avaient commencé depuis soixante ans la conquête du pays transalpin et que les peuples établis de Genève à Toulouse et de Toulouse à Saint-Bertrand-de-Comminges avaient reconnu l’autorité du sénat. De leurs grands établissements de Narbonne et d’Aix, les Romains surveillaient la Gaule chevelue. Ils avaient humilié la nation puissante des Arvernes par la défaite de Bituit, et accordé aux Édues leur protection intéressée[8]. Aussi la crainte ou la confiance inspirée par Rome à ces deux peuples qui entouraient la Province avait permis aux gouverneurs de faire impunément peser sur elle toutes les exactions. Quand les Allobroges, à bout de patience, se soulevèrent après la conjuration de Catilina, ils furent écrasés (61), sans qu’un seul Gaulois tirât l’épée pour eus. L’état de la Gaule n’était point tel, d’ailleurs, que ses peuples pussent s’abandonner aux pensées belliqueuses. Depuis la révolution qui avait renversé les gouvernements aristocratiques, il s’était formé deux partis dans chaque cité, dans chaque bourg, et presque dans chaque famille. Les nouvelles républiques, trop jeunes pour que la liberté y fût paisible, étaient livrées à tous les orages que soulevaient des ambitions rivales ou mécontentes. Vers le temps du consulat de César, un chef arverne avait péri sur un bûcher pour avoir voulu rétablir la royauté proscrite[9], et, à l’heure même, trois nobles chez les Helvètes, les Séquanes et les Édues conspiraient la chute du gouvernement démocratique. En outre, tous ces peuples étaient rivaux ; chaque année la guerre éclatait sur mille points[10]. Fiers de l’abaissement des Arvernes et du titre d’alliés de Rome, les Édues avaient abusé de leur puissance et de la crainte qu’inspiraient les légions, pour opprimer leurs voisins. Maîtres du cours moyen de la Loire parla forte place de Nevers et de celui de la Saône par Mâcon et Chalon, ils avaient interdit aux Arvernes la navigation du premier de ces fleuves et mis de lourds péages sur les denrées que les Séquanes envoyaient par l’autre à Marseille. Poussés à bout, ces deux peuples s’étaient unis, et, pour être plus sûrs de vaincre, avaient pris à leur solde quinze mille Suèves avec leur chef Arioviste. Les Édues avaient été battus et contraints de livrer des otages, mais les Séquanes n’avaient pas eu à se réjouir longtemps de leur victoire. Sorti des forêts humides et des terres incultes de la Germanie, Arioviste n’avait plus voulu quitter le beau pays qu’on lui avait imprudemment ouvert. Sous divers prétextes, il fit venir huit fois autant de guerriers qu’il en avait promis, et il exigea pour eus un tiers du territoire séquanais. Les Édues et les Séquanes, réunis par une commune oppression, se levèrent ensemble contre le roi germain. Il trompa leur colère en se réfugiant derrière des marais, lassa leur patience, puis saisit une occasion favorable de les accabler. Leur défaite, au confluent de la Saône et de l’Oignon, le rendit plus avide. Maintenant, il voulait un autre tiers des terres séquanaises pour vingt-quatre mille Harudes, ses alliés.

Contre ces dominateurs de l’Est, les Gaulois implorèrent ceux du Midi. Un des principaux Édues, Divitiac, vint à Rome réclamer la protection tant de fois promise à ses frères. On tarda longtemps à lui répondre. Un événement inattendu força le sénat de donner enfin plus d’attention à ces plaintes. On apprit que les Helvètes, fatigués des continuelles incursions des Suèves, voulaient aller chercher sur les bords du grand Océan un climat moins rude et une vie plus tranquille. Mais, avec leurs alliés de la rive droite du Rhin qui s’étaient engagés à les suivre, les Helvètes formaient une masse de près de quatre cent mille âmes[11], et ils comptaient prendre leur route par la Province. Il y avait pour Rome dans ce projet un double danger ; l’Helvétie abandonnée serait occupée par les Suèves, dont le voisinage était redouté ; et, en traversant la Gaule, ces quatre cent mille émigrants devaient y causer des désordres dont on ne pouvait prévoir les suites. Un de leurs chefs d’ailleurs, Orgetorix, espérait qu’à la faveur de ces mouvements il pourrait recouvrer l’autorité royale qu’avaient exercée ses pères. Le Séquane Castic et l’Édue Dumnorix, initiés à ses projets, devaient le seconder et recevoir de lui l’appui nécessaire pour opérer dans leur pays la même révolution ; puis ce triumvirat barbare aurait soumis la Gaule entière[12]. Les menées d’Orgétorix furent découvertes, mais la mort de ce chef ne détourna point le peuple du plan d’émigration qu’il avait conçu. A Rome, on s’alarma justement, car on se souvenait de la part que les Helvètes avaient prise quarante ans auparavant à l’invasion des Cimbres. Trois sénateurs, envoyés dans la Gaule, apportèrent un sénatus-consulte donnant au gouverneur de la Narbonnaise des pouvoirs illimités pour faire tout ce qu’il jugerait utile à la république et pour protéger les alliés du peuple romain. Les Édues, gagnés par ce décret, s’engagèrent à fermer, avec l’aide des Séquanes, les passages du mont Jura.

Les Helvètes et leurs alliés s’étaient donné trois ans pour achever leurs préparatifs[13] ; la troisième année tombait sous le proconsulat de César. C’était donc à lui qu’allait revenir cette guerre, en exécution du décret sénatorial de 61. Dans cette prévision, et pour diviser à l’avance ses ennemis, il chercha dés l’année 59 à s’attacher Arioviste, en lui faisant donner le titre d’ami du peuple romain. Le roi barbare promit, en effet, de n’apporter aucun obstacle à l’exécution du plan arrêté contre les Helvètes. Dans le courant de mars 55, César partit pour la Narbonnaise, une de ses trois provinces, et en huit jours il atteignit Genève. Les Helvètes, afin de s’ôter toute envie de retour, venaient de brûler leurs douze villes et leurs quatre cents bourgades ; ils s’étaient donnés rendez-vous au bord du Rhône pour le 28 mars.

 

II. — PREMIÈRE CAMPAGNE DE CÉSAR (58). VICTOIRES SUR LES HELVÈTES ET SUR ARIOVISTE.

Le Rhône, en descendant du Saint-Gothard, coule entre deux chaînes de hautes montagnes, jusqu’au lac Léman, qu’il forme, et d’où il sort à Genève pour aller se heurter, à quelques lieues de cette ville, contre le Jura et un dernier contrefort des Alpes, le mont Vuache. Après une lutte dans laquelle le fleuve a fini par triompher, il a fait brèche dans la montagne, et il quitte la Suisse par une gorge affreuse qui sépare la Franche-Comté de la Savoie, le pals des Séquanes de celui des Allobroges. Pour gagner l’intérieur de la Gaule, les Helvètes m’avaient point d’autre route, à moins de se jeter dans les gorges du Jura méridional, difficilement praticables à une émigration de cette espèce, ou de franchir le Rhône sur quelque point entre le Léman et les montagnes des Allobroges. Nais César était à Genève, et il avait déjà coupé le pont de cette ville. Les Helvètes, hésitant à s’engager dans la gorge de l’Écluse où quelques hommes résolus pouvaient arrêter une armée, demandèrent au proconsul le passage par les terres des Allobroges. Comme il n’avait encore qu’une légion, il remit au 13 avril à leur rendre réponse : c’était un délai de quinze jours qu’il se donnait et dont il profita bien. Quand les députés reparurent, ils trouvèrent que ce peu de jours lui avait suffi pour fortifier tous les points facilement abordables de la rive gauche du fleuve, depuis le Jura jusqu’à la pointe du Léman, sur une longueur de 27 kilomètres[14]. Des troupes accourues de la Province couronnaient le rempart, toutes les tentatives des barbares pour passer le Rhône de vive force échouèrent. Il fallut reprendre la route du Jura. Dumnorix et Castie leur firent accorder le consentement des Séquanes ; sans s’inquiéter du refus des Édues, la horde s’achemina vers la Saône, heureuse déjà de laisser derrière elle ces dangereux défilés.

Par une habile opération qui ne lui avait pas coûté un homme, César venait de préserver la Province d’une dangereuse invasion. Le péril était rejeté sur les Édues ; mais César avait déjà résolu de s’autoriser du sénatus-consulte de 61 pour sortir de sa province et secourir les alliés de Rome[15].

La marche des Helvètes fut si lente, qu’il eut le temps d’aller chercher en Italie cinq légions, et de retrouver les barbares encore occupés, depuis vingt jours, à passer la Saône que les troupes éduennes n’avaient point osé défendre. Il s’établit probablement à Sathonay et y attendit que les trois quarts de l’armée ennemie se trouvassent de l’autre côté du fleuve, pour écraser l’arrière-garde, demeurée sur la rive orientale, à la hauteur de Mâcon (juin) ; mais, jetant en un jour toute son armée sur la rive opposée, il se trouva en présence de la horde entière, qui remonta vers le nord. Pendant quinze jours, il la suivit à très peu de distance sans trouver une occasion d’engager le combat, jusqu’à ce que, les vivres lui manquant par la trahison de Dumnorix, il résolut d’en aller prendre dans la capitale même des Édues, Bibracte (sur le mont Beuvray, à 15 kilomètres d’Autun). Les Helvètes crurent qu’il fuyait, et se jetèrent sur son arrière-garde ; mais ils trouvèrent toute l’armée rangée en bataille, sur les flancs dune colline d’où partit une grêle de traits qui mit le désordre dans leurs rangs. Les légions alors descendirent pour attaquer à l’épée, et il s’engagea un violent combat qui dura jusqu’au milieu de la nuit avec un immense massacre des Gaulois. Dès le commencement de l’action, César avait renvoyé son cheval, en signe qu’il voulait partager tous les périls de ses soldats (fin de juin ou commencement de juillet). Le reste de la horde précipita sa marche vers le nord pour gagner le Rhin et la Germanie. Bientôt atteints, ils livrèrent leurs armes, et, par l’ordre du proconsul, les survivants de cette émigration désastreuse, cent dix mille hommes, retournèrent vers leurs montagnes, que César ne voulait pas laisser occuper par les Germains. Les Allobroges reçurent l’ordre de fournir du blé aux débris de ce malheureux peuple, jusqu’à ce qu’il eût ensemencé ses terres.

Une peuplade alliée des Helvètes, les Boïes, resta, avec, la permission de César, au milieu des Édues, qui l’établirent sur leur frontière du sud-ouest (le Beaujolais), pour la défendre contre les Arvernes. C’étaient les descendants de ce brave peuple qui avait quitté l’Italie pour n’y pas vivre sujet de Rome. Menacés sur les bords du Danube par les Gètes, ils s’étaient associés à la fortune des Helvètes, et revenaient, après plus de cinq siècles, dans leur première patrie. Ils allaient y retrouver la domination qu’ils avaient fuie si longtemps.

La Gaule était alors entre deux invasions : celle des Suèves, force désordonnée et sauvage ; celle, des Romains, puissance admirablement organisée, toutes deux redoutables pour un peuple qui ne savait pas mettre en commun ses intérêts et son courage. Les Suèves effrayaient par leur barbarie. Chaque année, dit César, leurs guerriers vont chercher des combats et du butin. Ils n’habitent jamais un même canton plus d’un an, vivent moins de blé que de lait, de viande et de gibier. Leurs vêtements sont des peaux de bêtes qui laissent à découvert la plus grande partie du corps. Ils ne veulent point qu’on apporte chez eux du vin ou des denrées étrangères, et aiment à s’entourer de vastes solitudes. Ces grandes terres dépeuplées leur semblent un titre de gloire pour la nation qui a fait ces ravages : c’est une preuve que beaucoup de peuples n’ont pu résister à leurs armes. On dit que derrière eux, à l’orient, ils ont fait le désert sur un espace de six cent mille pas. Il n’y a point à s’étonner que la Gaule, n’ayant pu fermer ses portes à de tels hôtes, fût pressée de s’en débarrasser par la main de Rome.

La guerre des Helvètes terminée, César se trouva en face d’Arioviste. Il n’eut garde de rejeter les prières des Gaulois, quand les députés des principales cités, réunis en assemblée générale, concilium totius Galliæ, vinrent implorer son appui contre le roi germain ; car ces barbares étaient bien plus inquiétants pour la province romaine que les Helvètes ne l’avaient été. Annibal avait imposé à Rome l’obligation de soumettre l’Espagne, d’où était parti le grand coup de la seconde guerre Punique ; la conquête de ce pays avait contraint le sénat à s’assurer d’une route entre les Alpes et les Pyrénées, et la sécurité de la province formée le long de cette voie militaire exigeait que le statu quo territorial, créé en Gaule par les victoires de Fabius et de Domitius, ne fût point changé. Tel est l’enchaînement des nécessites historiques dont la guerre des Gaules fût la dernière et glorieuse conséquence.

Le proconsul fit proposer une entrevue à Arioviste, qui répondit fièrement : Si j’avais besoin de César, je serais allé le trouver ; César a besoin de moi, qu’il vienne. Le proconsul ayant répliqué par des menaces : Personne, dit le barbare, ne s’est encore attaqué à moi, qui ne s’en soit repenti. Quand César le voudra, nous mesurerons nos forces, et il apprendra ce que sont les Germains, ces guerriers qui, depuis quatorze ans, n’ont pas dormi sous un toit. En même temps, les Édues annonçaient que les Harudes envahissaient leurs terres, et les Trévires, que de nouvelles troupes, fournies par les cent cantons des Suèves, s’approchaient du Rhin. La Germanie tout entière s’ébranlait : il n’y avait pas un instant à perdre pour refouler cette invasion, dont Arioviste n’était que l’avant-garde.

César se dirigea vers lui à marches forcées, dans la direction de l’importante place de Vesontio (Besançon), dont Arioviste voulait se saisir et où César le prévint. Il y arriva vers le commencement du mois d’août. La description qu’il en fait prouve l’exactitude des renseignements qu’il nous donne, car cette description peut servir encore aujourd’hui : La ville est si bien défendue par la nature, quille offre tolite facilité pour la guerre. Le Doubs l’environne presque en entier, et l’espace de 1600 pieds (480 mètres) où la rivière ne passe point est occupé par une haute montagne dard la base est baignée par les eaux. Un mur l’entoure et en fait une citadelle qui est réunie à la ville. César s’y arrêta quelques jours pour rassembler des vivres et prendre connaissance du pays. Ce délai faillit lui être fatal. Ses soldats, effrayés des récits que faisaient les habitants sur la haute taille et le courage des Germains, ne voulaient pas avancer plus loin. Dans tout le camp, chacun faisait son testament. Les moins effrayés montraient la difficulté des chemins, la profondeur des forêts, l’impossibilité des transports et du ravitaillement ; on rapporta même à César que les soldats étaient résolus à ne point obéir, quand il donnerait l’ordre de lever les enseignes. Il convoqua un grand conseil de guerre auquel les centurions assistèrent ; il y rappela tontes les victoires des légions sur les peuples du Nord : celles de Marius sur les Cimbres et les Teutons, de Crassus sur les gladiateurs, celles qu’ils venaient eux,-mêmes de gagner sur les Helvètes, tant de fois vainqueurs des Suèves ; et il représenta Arioviste n’ayant eu l’avantage sur les Gaulois que par des ruses impraticables avec des Romains. Quant à ceux, dit-il, qui, pour cacher leurs craintes, parlent de la difficulté des chemins et de l’approvisionnement, ils sont bien téméraires de prétendre prescrire au général ses devoirs ou de penser qu’il les oubliera Ce sain là appartient et il y a pourvu. Le blé sera fourni par les Séquanes, les Lingons (Langres) et les Leuces (Toul) ; déjà il est mûr dans les campagnes. Quant aux chemins, ils en jugeront bientôt. On prétend que les soldats refuseront d’obéir, il n’en croit rien, car une armée ne devient rebelle qu’avec un chef incapable ou criminel. Pour lui, sa vie entière atteste son intégrité, et la guerre des Helvètes, son heureuse fortune. Aussi il avancera le départ ; dès la nuit suivante, à la quatrième veille, le camp sera levé, car il est impatient de savoir si dans le cœur de ses soldats la peur l’emporte sur le devoir et l’honneur. L’armée ne devrait-elle pas le suivre, qu’il partirait avec la dixième légion seule ; elle sera sa cohorte prétorienne. En général consommé, César n’abandonnait aucun des droits du commandement ; tout en donnant les raisons d’agir et d’espérer, il ne permettait pas qu’on les discutât. La dixième légion, flattée de la confiance qu’il lui montrait, promit son absolu dévouement, et les autres, par l’organe de leurs tribuns et centurions, protestèrent de leur soumission aux ordres du chef qui seul avait la direction de la guerre.

Deux routes pouvaient conduire de Besançon dans la vallée du Rhin : l’une plus courte, mais montagneuse et boisée, par conséquent difficile ; l’autre plus longue de 50 milles, parce qu’elle contournait ce massif dans la direction de Besançon à Vesoul. César prit celle-ci, et, après sept jours de marche, arriva clans la vallée du Rhin, dont jamais un Romain n’avait touché les bords. Arioviste y campait : il demanda au proconsul une conférence entre les deux camps. Chacun s’y rendit avec dix cavaliers, ceux de César étaient des soldats de la dixième légion qu’il avait montés avec des chevaux gaulois : Il dépasse ses promesses, disaient-ils, il devait nous faire prétoriens, et nous voilà chevaliers, equites. Arioviste reprocha au proconsul d’être entré en ennemi sur ses terres. Cette partie de la Gaule, disait-il, était sa province, comme le sénat avait la sienne, et il n’était pas si barbare qu’il ne comprit que, sous le masque de l’amitié, César songeait à asservir les Gaulois ; il ajoutait : Si tu ne t’éloignes avec ton armée, je te traiterai en ennemi, et sache que de nombreux messagers sont venus de la part des grands de Rome m’offrir leur amitié et leur reconnaissance si je les débarrassais de toi[16]. Mais laisse-moi la libre possession de la Gaule, et, sans fatigue ni danger de ta part, je me chargerai de toutes les guerres que tu voudras entreprendre.

César n’était pas venu jusque-là pour reculer : mais Arioviste refusa pendant plusieurs jours la bataille. C’est que les devineresses des Suèves avaient consulté le sort en écoutant le murmure des eaux et en étudiant les cercles qu’une pierre jetée dans le fleuve y traçait ; et le sort avait répondu : Il ne faut combattre qu’après que la nouvelle lune aura montré son croissant d’argent. César, à cette révélation faite par des prisonniers, n’en fut que pins pressé d’engager l’action. Il réussit à forcer les Germains de recevoir le combat avant l’époque heureuse fixée par leurs prophétesses. La bataille fut acharnée, mais désastreuse pour les barbares (10 septembre). Un petit nombre seulement échappa, et parmi eux Arioviste, qui, blessé, repassa le Rhin avec peine.

Quelques jours avant la bataille, Arioviste ayant demandé une nouvelle conférence, César lui avait envoyé M. Mettius, un hôte du roi barbare, et le Gaulois Valerius Procillus, dont le père avait obtenu d’un des gouverneurs de la Narbonnaise le titre de citoyen. Procillus parlait celte et pouvait s’entendre avec le Germain qui comprenait cette langue. Mais, à leur entrée dans son camp, il les traita d’espions et les fit mettre aux fers. Dans la déroute, leurs gardiens les entraînaient, quand César, qui poursuivait l’ennemi à la tête de sa cavalerie, les délivra. La fortune, dit-il, n’avait pas voulu troubler, par la perte de l’homme le plus considéré de la province, son hôte et son ami, la joie de son triomphe. Procillus lui raconta qu’il avait vu trois fois consulter le sort pour décider s’il serait brûlé sur l’heure ou plus tard. Deux des femmes d’Arioviste et une de ses filles furent tuées, probablement avec beaucoup de leurs compagnes, car elles s’étaient, comme à la bataille d’Aix, placées sur les chariots dont les Suèves avaient couvert les deux flancs et les derniers rangs de l’armée.

La nouvelle de cette défaite répandit la joie dans la Gaule et la douleur dans la Germanie : les Suèves s’éloignèrent du Rhin et s’enfoncèrent dans leurs forêts. En une seule campagne César avait terminé deux guerres formidables (58). Il alla passer l’hiver dans la Cisalpine pour y recevoir les félicitations de ses amis de Rome et y remplir les devoirs judiciaires de sa charge, en tenant ses assises, conventus, dans les principales villes de la province. De là aussi, il veillait sur les remuantes peuplades de la Pannonie. C’étaient d’autres Celtes qui, au bruit des combats gaulois et des victoires des Gètes leurs voisins sur les Grecs d’Olbia et de la côte de Thrace[17], pouvaient être tentés de reprendre la route de l’Adriatique où ils auraient trouvé les ossements des légions exterminées par leurs pères. D’habiles négociations, dont il ne reste qu’une trace à demi effacée, retinrent les Pannoniens dans l’alliance de Rome, et César, n’ayant rien à craindre pour ses provinces orientales, pourra les dégarnir et porter toutes ses forces en Gaule[18].

 

III. — SECONDE CAMPAGNE, OPÉRATIONS CONTRE LES BELGES (57).

La défaite d’Arioviste axait délivré les Édues et les Séquanes de la servitude ; mais une partie de leurs clients, au lieu de rentrer sous leur protection, avaient réclamé celle des Rèmes, peuple puissant de la Belgique, et César n’avait pas empêché cette défection. Puis, au lieu de regagner l’Italie, les légions avaient pris des quartiers d’hiver sur leur territoire, et il semblait que la vallée de la Saône fût déjà, comme celle du Rhône, une province romaine. Le mécontentement succéda à l’enthousiasme : on craignit de n’avoir fait que changer de maître ; le peuple s’indignait d’un mot de César, qui voulait, assurait-on, rétablir la royauté, et les ambitieux se disaient qu’il faudrait compter non plus avec leurs adversaires, mais avec Rome. Une guerre nouvelle détourna pour quelque temps ces craintes.

Les Belges s’étaient réunis en assemblée générale, et avaient voté une levée en masse : deux cent quatre-vingt-seize mille hommes devaient être prêts au printemps sous les ordres de Galba, chef de guerre des Suessions et des Bellovaques. Averti de ces mouvements par les lettres de son lieutenant Labienus, César enrôla en Italie deux nouvelles légions, les dirigea sur la Belgique, et, dès que la campagne put s’ouvrir, arriva lui-même sur la frontière. Il avait de longue main préparé les Rèmes à jouer dans le Nord le rôle de Marseille dans le Midi, et celui des Édues au Centre, c’est-à-dire à lui ouvrir le pays, à guider sa marche, à préparer les défections. Ils s’en acquittèrent avec un honteux dévouement. Iccius et Antebrogius, deux des principaux chefs, vinrent lui dire que leur peuple se mettait sous la foi du peuple romain, qu’il ferait tout ce qui lui serait ordonné ; qu’il livrerait des otages, ses places et des vivres. César demanda que le sénat tout entier se rendit près de lui et que les enfants des plus nobles familles lui fussent remis.

Ce fut sur le territoire des Rèmes, aux environs de Bibrax (Vieux-Laon), qu’il rencontra les Belges. Il hésita quelque temps à mettre ses huit légions, soixante mille hommes, aux prises avec près de trois cent mille barbares renommés comme les plus braves de la Gaule. Pour les diviser, il fit partir secrètement Divitiac et l’armée éduenne avec mission de dévaster sur les derrières des confédérés le pays des Bellovaques, tandis que lui-même prenait les précautions nécessaires en si lointains pays. Il fit à Berry-au-Bac une forte tête de pont, où il plaça, sous le commandement de Titurius Sabinus, six cohortes qui devaient lui donner sécurité pour ses convois et pour sa retraite ; puis il occupa avec ses légions, sur la rive droite de l’Aisne, dans un camp fortement retranché, une colline dont les approches étaient défendues par le ruisseau marécageux de la Miette. De là il pouvait étudier sans péril leur manière de combattre et familiariser ses troupes avec leur aspect.

Cette prudence augmenta la confiance des barbares. Ils essayèrent d’enlever Bibrax que défendait le Rémois Iccius ; un renfort envoyé à propos par César les obligea de se retirer après une attaque furieuse. Les Romains se refusant à traverser le terrain marécageux, les Belges se décidèrent à tourner la position en passant l’Aisne plus bas. César, averti par ses éclaireurs, envoya contre eux sa cavalerie, qui les chargea jusque dans le lit du fleuve, et en fit un grand carnage. Ce double échec mit le désordre dans leur armée. La nouvelle de l’attaque de Divitiac acheva de la dissoudre. Les Bellovaques, au nombre de soixante mille, ayant couru à la défense de leurs foyers, les autres peuples suivirent ce fatal exemple, et César n’eut qu’à lancer ses cavaliers pour changer cette retraite en une fuite désordonnée. Pendant tout un jour les Romains tuèrent sans péril pour eux-mêmes (57)[19].

La coalition dissoute, il en fallait dompter les peuples l’un après l’autre ; c’était plus facile, mais plus long. César y mit toute son activité. Dès le lendemain il marcha contre les Suessions, assiégea leur capitale, Noviodunum (Soissons) ; et les barbares, effrayés de l’approche rapide des vineæ, ou galeries couvertes, et de l’aspect menaçant des machines, capitulèrent. Leur roi Galba, sauvé par les prières des Dèmes, livra ses fils en otage. De là le proconsul passa sur les terres des Bellovaques (Beauvais). La terreur le précédait ; devant leur plus forte place, Bratuspantium (Breteuil), il ne trouva que des vieillards et des femmes ; les chefs s’étaient enfuis dans l’île de Bretagne. Sa générosité politique accorda aux prières de l’Éduen Divitiac le pardon des Bellovaques, comme il avait accordé celui des Suessions aux sollicitations des Rèmes. Les Ambiens (Amiens) se hâtèrent de livrer des otages.

La moitié de la Belgique était soumise ; la Marne, l’Aisne, la Somme, traversées, et l’armée romaine n’avait pas encore couru de dangers sérieux. Mais ils allaient commencer. César voulait pénétrer dans le pays sauvage des Verves (Hainaut). D’immenses marais, des forêts où l’on n’avançait qu’en s’ouvrant un chemin avec la hache, des haies formées de jeunes arbres recourbés, dont les branches dirigées horizontalement étaient entrelacées de ronces et d’épines, couvraient le territoire de ce peuple qui reniait le nom de Gaulois pour se vanter de son origine germanique. Ils n’avaient point de villes, chassaient les marchands et s’interdisaient l’usage du vin et de tout ce qui leur paraissait devoir énerver les âmes. Réunis aux Atrébates (Arras) et aux Viromandues (habitants du Vermandois, Saint-Quentin), ils attendirent les Romains derrière la Sambre (aux environs de Maubeuge[20]). Dans l’ordre de marche, chaque légion était suivie de ses bagages, et toute l’armée formait une longue colonne qu’au milieu de ces forêts il était aisé de couper. Avertis par des déserteurs gaulois, les Nerves se disposèrent à surprendre les légions l’une après l’autre, et ils attendirent, cachés dans un bois, que la première se montrât. Mais, au voisinage de l’ennemi, César avait changé ses dispositions. Six légions marchaient ensemble, et les deux dernières, composées de nouvelles levées, gardaient les bagages réunis en un seul convoi. Dés que l’armée parut sur la colline et eut commencé les premiers travaux du camp, les Nerves s’élancèrent et franchirent la Sambre, qui en cet endroit était partout guéable. Leur attaque fut si impétueuse, que les chefs n’eurent pas le temps de revêtir leurs insignes, les soldats de mettre les casques et d’ôter l’enveloppe des boucliers. Chaque légionnaire, en accourant des travaux, se plaça au hasard près du premier drapeau qu’il aperçut, afin de ne pas perdre à chercher le sien le temps de la bataille.

Malgré les haies qui coupaient le terrain et qui empochaient les légions de se voir et de combiner leurs mouvements, les Atrébates, à l’aile droite de l’armée nervienne, furent précipités dans la Sambre ; les Viromandues, qui tenaient le centre, furent acculés au fleuve, mais, tandis qu’ils y faisaient une résistance désespérée, les Nerves, à l’aile gauche, gravissaient et tournaient la colline. De ce côté, le camp à peine ébauché fut pris ; les légions étaient coupées, et tous les centurions de la douzième légion tués ou mis hors de combat. Les troupes légères, les auxiliaires, fuyaient, même les Trévires, les plus braves des cavaliers de la Gaule, qui prirent la route de leur cité en répandant par tout le bruit que les Romains étaient vaincus et leurs bagages enlevés. César lui-même croit la bataille perdue ; saisissant un bouclier, il se jette en avant, reforme la ligne, et combat comme un soldat. Les siens, entraînés par son exemple, font reculer de quelques pas les troupes nerviennes. Il profite de l’espace que lui donne ce vigoureux effort, pour étendre ses cohortes trop serrées et rapprocher peu à peu les légions, qui s’appuient les unes aux autres. Le combat se rétablit avec plus d’ordre ; la discipline, la tactique, reprennent leurs avantages ; l’arrière-garde a le temps d’accourir, et Labienus, qui poursuivait les Atrébates, envoie au secours du proconsul sa dixième légion. Une partie de l’armée nervienne se fit tuer. De nos six cents sénateurs, disaient les vieillards à César, il en reste trois ; de soixante mille combattants, cinq cents ont échappé[21].

De si vaillants ennemis inspirèrent de l’estime à leur vainqueur. On ne doit pas s’étonner, dit-il, que des hommes si intrépides aient osé franchir une large rivière, gravir ses bords escarpés et combattre dans le lieu le plus défavorable. La grandeur de leur courage leur rendait facile la plus difficile entreprise[22].

La bataille de la Sambre[23] fut une des journées où César combattit pour la vie ; elle mit la Belgique à ses pieds. Les Atuatiques seuls étaient encore en armes. Ils descendaient des Cimbres qui, près d’un demi-siècle auparavant, avaient envahi la Gaule. Six mille de ces barbares laissés sur le bord du Rhin à la garde des gros bagages de la horde y avaient fait, souche de peuple et s’étaient fixés vers le confluent de la Sambre et de la Meuse, où d’autres Germains étaient sans doute venus les rejoindre. Ils avaient promis leur assistance aux Nerviens, la nouvelle du désastre leur fit rebrousser chemin. Certains d’être attaqués bientôt, ils abandonnèrent leurs bourgades et se réfugièrent, avec tout ce qu’ils possédaient, dans la plus forte de leurs places. C’était un massif de roches escarpées que couronnait un plateau auquel on arrivait par une rampe en pente douce, large de 200 pieds, mais coupé par un fossé et par un double mur formé d’énormes pierres. S’il faut placer cet oppidum au confluent de la Sambre et de la Meuse, sur la montagne qui pose la citadelle de Namur, il se trouvait encore défendu de deux côtés par ces rivières[24].

À l’approche des légions, les Atuatiques coururent bravement au-devant d’elles et engagèrent de petits combats qui n’empêchèrent pas les travaux de César. En peu de temps, une contrevallation, haute de 12 pieds, longue de 15 milles et garnie de forts, arrêta les sorties, puis les Romains formèrent une terrasse, fabriquèrent des mantelets et construisirent, hors de la portée du trait, une tour dont l’étage supérieur devait dominer le rempart. En la voyant, les assiégés riaient et se moquaient du haut de leurs murailles, nous demandant ce que nous prétendions faire d’une si lourde machine et comment des nains tels que nous pourraient la faire mouvoir. Mais, quand ils la virent s’approcher de leurs murs, ils furent frappés d’effroi et consentirent à livrer leurs armes. Ils en jetèrent dans les fossés de la place une telle quantité, qu’il s’en amoncela aussi haut que les murs. Mais ils en avaient encore gardé : la nuit suivante, croyant surprendre le camp romain, ils l’attaquèrent. Des signaux de feu donnèrent l’éveil ; on accourut de toutes parts vers le point attaqué[25] : quatre mille Atuatiques tombèrent au pied du retranchement ; tout le reste, au nombre de cinquante-trois mille, fut, le lendemain, vendu aux marchands d’esclaves qui suivaient l’armée. Ces descendants des Cimbres avaient le sort de leurs pères[26].

Pendant les derniers combats, le jeune Crassus, qui s’était distingué à la bataille contre Arioviste, avait été détaché avec une légion pour parcourir le pays compris entre la Seine et la Loire. Il n’avait pas rencontré de résistance : tous les peuples de cette région, sous l’impression des retentissantes victoires de César, et sans préparatifs de guerre, s’étaient résignés à reconnaître la souveraineté de Rome et à livrer des otages. Cette expédition n’avait donc été qu’une promenade militaire.

Dès la seconde campagne (57), la Gaule semblait soumise, et plusieurs peuplades germaniques de la rive droite du Rhin envoyaient au vainqueur d’humbles députations. César laissa cependant sept légions en quartiers d’hiver au nord de la Loire chez les Carnutes, les Andes et les Turons, pour surveiller les peuples qui venaient de voir les armes romaines, mais n’en avaient pas senti le poids ; la huitième, sous le lieutenant Galba, revint avec une partie de la cavalerie chez les Véragres, dans le Valais, et reçut l’ordre d’ouvrir à travers le grand et le petit Saint-Bernard, par où déjà les marchands italiens passaient, des routes faciles et courtes, entre la Celtique et l’Italie. Pour César, il allait employer l’hiver à régler les affaires de la Cisalpine, de l’Illyrie et de sa troisième province, la Narbonnaise, où les Pyrénées ont gardé de lui un souvenir, la source de Vieux-César à Cauterets[27].

 

IV — TROISIÈME CAMPAGNE. GUERRE D’ARMORIQUE ET D’AQUITAINE (56).

César était en Illyrie, quand il apprit que la légion de Galba, attaquée par les montagnards, avait failli être détruite, et que toute l’Armorique était soulevée. Crassus manquant de blé en avait demandé aux peuples voisins de ses campements ; ceux-ci avaient mis aux fers ses envoyés, des chevaliers romains, et avaient déclaré qu’ils ne les rendraient que si, à son tour, il rendait les otages. C’était une violation du droit des gens que ces barbares mêmes reconnaissaient, et elle explique, salis la justifier, la cruauté que le Romain allait montrer. Ceux qui venaient de faire ce pas hardi employèrent l’hiver à former une vaste confédération qui comprit presque tous les peuples du littoral, de la Loire à l’Escaut ; ils demandèrent des secours jusque dans l’île des Bretons. César était prêt pour cette guerre, car il avait étudié d’avance le pays et les hommes qu’il allait avoir à combattre. Aussitôt ses instructions partirent. Il fallait saisir tous les navires gaulois qu’on pourrait trouver, en construire d’autres, lever des rameurs dans la Narbonnaise, engager des pilotes ; puis, tandis que Decimus Junius Brutus, fils adoptif de Postumius Albinus, réunirait la flotte à l’embouchure de la Loire, sans doute à Corbilo (Saint-Nazaire), Crassus battrait le pays au sud de ce fleuve jusqu’à la Garonne. Labienus avec toute la cavalerie légionnaire, inutile dans une guerre maritime, parcourrait la Belgique pour la contenir et arrêter les Germains, qu’on disait disposés à passer le Rhin ; enfin Titurius Sabinus, à la tête de très légions, châtierait les peuples établis entre les bouches de la Seine et celles de la Bancs Ses deux ailes et ses derrières ainsi couverts, César attaquerait lui-même de front la plus puissante nation de l’Armorique, les Vénètes.

Cette guerre devait être difficile par la nature du pays coupé de baies profondes et de presqu’îles rocheuses, plus encore par le courage des habitants, qui défendaient pied à pied un terrain hérissé de forteresses que le flux rendait inabordables aux gens de pied, le reflux aux vaisseaux[28]. On ne pouvait, dit César, les assiéger aisément. Si, après de pénibles travaux, on parvenait à contenir la mer par des digues et à élever une terrasse jusqu’à la hauteur des murs, les assiégés, lorsqu’ils désespéraient de leur fortune, rassemblaient leurs nombreux navires, y transportaient tous leurs biens, et se retiraient en d’autres villes où la nature leur offrait les mêmes moyens de défense. Ils pratiquèrent cette manœuvre durant une grande partie de l’été, d’autant plus aisément que notre flotte était retenue par les vents contraires, et d’ailleurs naviguait avec difficulté sur une mer perpétuellement agitée par de hautes marées.

Les vaisseaux des Vénètes étaient construits et armés de manière à lutter contre tous les obstacles que ces mers présentent. Ils ont la carène plus plate que les nôtres ; aussi redoutent-ils moins les bas-fonds. Leurs proues sont très élevées, et le corps du navire, tout de chêne, peut soutenir le choc, le plus rude des vagues. On y voit des poutres d’un pied d’équarrissage, attachées par des clous de fer de la grosseur d’un pouce. Les ancres sont retenues, non par des cordages, mais par des chaînes de fer ; au lieu de toiles de lin, comme sur nos bâtiments, ils ont pour voiles des peaux apprêtées, estimant qu’elles résisteront mieux aux efforts des vents impétueux de l’Océan. Dans l’action, notre seul avantage était de les surpasser en agilité. Nos éperons ne pouvaient entamer ces masses solides, et la hauteur de leur muraille au-dessus de l’eau les mettait à l’abri de nos traits. Le vent venait-il à s’élever, ils s’abandonnaient à la tempête, et couraient sans péril sur les bas-fonds, ou nos galères, tirant plus d’eau, se seraient brisées.

Quand la flotte romaine parut, les Vénètes allèrent à sa rencontre avec deux cent vingt navires fournis par eux-mêmes ou par leurs alliés. Les Romains furent quelque temps inquiets : les éperons étaient inutiles, et les tours placées sur les galères n’atteignaient même pas la poupe des vaisseaux ennemis, de sorte que les traits, lancés d’en bas, restaient sans effet, tandis que les Gaulois ne perdaient pas un coup. L’instinct militaire des Romains leur fit trouver contre les Vénètes, comme à Myles contre les Carthaginois, un engin nouveau et une nouvelle tactique. On imagina d’adapter à de longues perches des faux extrêmement tranchantes, avec lesquelles on parvint à couper les cordages qui attachaient les vergues aux mâts. Celles-ci tombant, le vaisseau restait immobile ; deux ou trois galères l’entouraient alors, les légionnaires montaient à l’abordage, comme à un assaut, avec une aide r extrême, car on combattait sous les yeux de César et de l’armée rangée sur les collines du rivage. Les Gaulois perdirent ainsi une partie de leurs navires, et, effrayés de cette manœuvre, ils allaient chercher leur salut dans la fuite, lorsque soudainement le vent tomba. Ils n’avaient point de rances, et ne pouvaient suppléer aux voiles. Leurs vaisseaux furent pris l’un après l’autre ; un bien petit nombre regagna la terre à la faveur de la nuit. Ce combat, qui avait duré depuis dix heures du matin jusqu’au coucher du soleil, est le premier que l’histoire connaisse sur l’atlantique ; il ouvre dignement la liste des tristes mais glorieuses rencontres qui devaient tant de fois se renouveler en vue de ces rivages. Les Vénètes avaient perdu l’élite de leur nation, ils demandèrent la paix : elle fut cruelle ; tout leur sénat périt dans les supplices, le reste de la population ou du moins ce qu’on put en prendre fut vendu. Ce vaillant peuple eût mérité que son nom restât au pays qu’il avait si bien détendu.

César faisait la guerre suivant sa nature, qui était borine, mais aussi selon les usages anciens, qui étaient cruels, de sorte qu’on le voit clément avec les uns, inexorable avec les autres. Les Vénètes, comme les Atuatiques, attaqués contre tout droit, s’étaient vengés par une perfidie ; leur châtiment fut pareil. Mais deux peuples braves périssaient pour avoir défendu leur indépendance contre un empire qu’ils ne menaçaient pas et dont le nom était à peine parvenu jusqu’à eux !

Durant ces opérations, le roi des Unelles (Cotentin), Viridovix, soulevait les Aulerques éburovices (Évreux) et les Lexoves (pays d’Auge et Lieuvin), qui, en gage de leur foi, massacrèrent leur sénat partisan de la paix ; en peu de temps, il réunit une nombreuse armée contre Sabinus. Le légat avait choisi l’emplacement de son camp avec l’habileté ordinaire aux Romains[29] ; il s’y tenait enfermé et affectait la crainte pour inspirer une confiance, présomptueuse. Un jour, un transfuge vint dire aux Gaulois que César, enveloppé par les Vénètes, appelait Sabinus à son secours, et que, la nuit suivante, les légions devaient se mettre en route. On craint qu’elles ne s’échappent ; on force Viridovix à commander l’attaque, et toute l’armée court au camp, chargée de sarments et de broussailles pour combler le fossé. Le transfuge était un agent romain. En prévision de cette attaque, Sabinus tenait ses légions derrière le rempart, armées et prêtes. Les Gaulois, qui pour atteindre à la hauteur occupée par l’ennemi avaient à parcourir une pente douce, mais longue de 1000 pas, arrivaient en désordre et hors d’haleine, quand les portes du camp s’ouvrirent devant une troupe aux rangs serrés qui se précipita sur les assaillants et, du premier choc, les culbuta. Un grand nombre périrent ; la cavalerie acheva les fuyards, et les Gaulois, aussi prompts à laisser tomber leurs armes qu’à les prendre, faute de constance dans les revers, se remirent à la discrétion du légat.

Au sud, Crassus avait reçu dans l’alliance romaine les Pictons et les Santons, jaloux de la supériorité maritime des Vénètes, et il avait pénétré sans obstacle jusqu’à la Garonne, franchi ce fleuve et pris la principale ville des Sotiotes, Sos (au nord d’Eauze). Quand cette place capitula, Adietuanus, qui y commandait, refusa pour lui-même le traité et se jeta sur le camp romain. Pas un de ses dévoués, au nombre de six cents, n’hésita à le suivre dans cette lutte désespérée, où pourtant il ne périt pas : Crassus consentit à le comprendre au traité. En pénétrant plus avant dans le pays, Crassus trouva des adversaires plus redoutables. Cinquante mille hommes que guidaient des officiers espagnols formés à l’école de Sertorius lui opposèrent, au lieu de la fougue inconsidérée des barbares, une tactique toute romaine : des reconnaissances de cavalerie pour s’éclairer sur les mouvements de l’ennemi, un camp fortement retranché, et, derrière ces retranchements, une grande armée qui refusait d’en sortir, afin de s’y faire attaquer, mais qui envoyait de nombreux partis inquiéter la marche des douze cohortes de Crassus et enlever ses convois. Il aurait voulu les amener à combattre en rase campagne ; n’y ayant pas réussi, il dirigea contre le camp une attaque qui aurait échoué, si quatre de ses cohortes, arrivant par un long circuit sur les derrières mal fortifiés de la position, n’y étaient entrées à l’improviste. À leurs cris, à leur vue, les combattants jettent leurs armes, l’autre face du camp est emportée et les Romains font encore un affreux carnage.

Par l’ensemble de ces opérations si bien calculées, l’Armorique avait été domptée, presque toute l’Aquitaine soumise, et dans la Belgique personne n’avait bougé. Les Morins seuls et les Ménapes n’avaient point envoyé de députés au proconsul pour lui promettre la paix : César alla les chercher au fond de leurs forêts et de leurs marécages, mais sans pouvoir les atteindre. La Gaule, des Pyrénées à la mer du Nord, avait été parcourue, cette année, par les légions victorieuses.

Durant ces trois campagnes, César avait fait une autre conquête, celle de son armée, qui, le voyant payer de sa personne dans les marches et dans les combats, s’était éprise d’un chef toujours heureux dont le commandement était à la fois ferme et doux. Sévère sur la discipline, très exigeant à l’égard des exercices et des travaux, il ne demandait rien d’inutile et fermait les yeux sur les fautes légères. Mais pas un trait de bravoure ne lui échappait : ils étaient aussitôt récompensés par de publics éloges, de riches armures et de l’or. II aimait le luxe dans les armes de ses soldats, dans leur costume, et il encourageait leurs plaisirs. Qu’importe qu’ils se parfument, disait-il, pourvu qu’ils se battent bien[30].

A leur tête, il plaçait, à côté de vétérans expérimentés, de jeunes nobles, désireux de servir si près de l’Italie, sous un général qui, à chaque courrier, envoyait à Rome l’annonce d’une victoire et dont la tente, durant l’hivernage ou entre deux expéditions, ressemblait à quelque somptueuse villa de la voie Latine par le luxe de l’ameublement[31] et des festins. Ils y retrouvaient toute la vie romaine : l’élégance du maître, qui commandait celle de ses hôtes, les causeries tour à tour spirituelles et sérieuses, engagées au sujet d’une question littéraire[32] ou à propos des lettres arrivées le matin de la Ville, avec des vers de Catulle et le récit des trop galants exploits de sa Lesbie, la fameuse Clodia quadrantaria (?). Cette brillante jeunesse, à qui César donnait tout ce que cherche la jeunesse, de la gloire et du plaisir, racontait à son tour aux amis, restés sous les ombrages de Tibur, ces marches prodigieuses, ces expéditions en des pays inconnus, ces victoires sur terre et sur mer, qui mettaient fin à la plus grande terreur de la république.

Cicéron était l’écho retentissant de ces merveilles gauloises. Contre la haine de Clodius, la froideur de Pompée, l’indifférence des nobles, il avait senti le besoin de s’appuyer sur César, et il était allé à lui avec l’ardeur du voyageur qui s’étant levé trop tard doit redoubler de vitesse pour arriver avant les autres[33]. — Quels prodigieux événements ! s’écriait-il. C’était l’opinion des sages, depuis l’origine de notre empire, que les Gaulois étaient nos plus terribles ennemis. Au lieu de les provoquer, nos généraux ont cru faire assez pour notre gloire en repoussant leurs attaques. Cette guerre redoutable, César l’a portée au cœur de la Gaule ; ces nations dont le nom n’était jamais venu jusqu’à nous, il les a réduites en notre obéissance. Nous n’avions qu’un sentier en Gaule ; aujourd’hui les limites de ces peuples sont les frontières de notre domination. Ce n’est pas sans un bienfait des dieux que la nature avait donné à l’Italie les Alpes pour rempart. Que ces montagnes s’abaissent maintenant : des Alpes à l’Océan, il n’est plus rien à redouter pour l’Italie[34].

 

V. — QUATRIÈME CAMPAGNE. EXPÉDITIONS DE GERMANIE ET DE BRETAGNE (55).

Tout n’était pas encore fini, comme le croyait Cicéron. a Dans l’hiver qui suivit, les Usipètes et les Tenctères passèrent le Rhin non loin de l’endroit où il se jette dans la mer. La cause de cette émigration était que les Suèves, depuis plusieurs années, leur faisaient une guerre acharnée, qui les empêchait de cultiver leurs champs. Les Suèves sont la plus puissante et la plus belliqueuse nation de toute la Germanie. On dit qu’ils forment cent cantons, de chacun desquels ils font sortir chaque année mille hommes armés qui portent la guerre au dehors. Ceux qui restent dans le pays le cultivent pour eux-mêmes et pour les absents, et, à leur tour, ils s’arment l’année suivante, tandis que les premiers séjournent dans leurs demeures. Ainsi ni l’agriculture ni l’habitude de la guerre ne sont interrompues. Mais nul d’entre eux ne possède de terre en propre et ne peut demeurer plus d’un an dans le même lieu. Ils consomment peu de blé, vivent en grande partie du produit de leur chasse, du lait et de la chair de leurs troupeaux. Ce genre de vie, leurs exercices journaliers et la liberté dont ils jouissent dès l’enfance, en font des hommes robustes et d’une taille gigantesque. Malgré la rigueur de leur climat, ils se baignent toute l’année dans leurs fleuves.

Aux marchands qui pénètrent en leur pays ils vendent ce qu’ils ont pris à la guerre et ils ne leur achètent rien, pas même ces chevaux que les Gaulois aiment tant et payent si cher. Ceux des Germains sont mauvais et disgracieux, mais, en les exerçant tous les jours, ils les rendent infatigables. Dans les engagements de cavalerie, ils sautent souvent à terre pour combattre à pied ; et, comme Ies chevaux sont dressés à rester à la même place, ils les rejoignent promptement si le cas le requiert. Se servir de selle leur parait une mollesse honteuse, et, en quelque nombre qu’ils soient, ils ne craignent pas d’attaquer de gros corps de cavalerie.

A l’ouest, ils sont voisins des Ubiens, peuple autrefois florissant, autant qu’on peut le dire des Germains, et plus civilisé, parce que, touchant au Rhin, il a de nombreux rapports avec les marchands et les Gaulois. Les Suèves l’ont souvent attaqué, sans pouvoir lui enlever ses terres, mais ils l’ont rendu tributaire et réduit à un grand état de faiblesse.

Les Usipètes et les Tenctères frirent aussi exposés à l’attaque des Suèves. Après leur avoir résisté longtemps, chassés à la fin de leur domaine, ils errèrent trois ans à travers plusieurs cantons de la Germanie et arrivèrent près du Rhin, en des pays habités par les Ménapes, qui possédaient, des deux côtés du fleuve, des champs, des maisons et des bourgs. Effrayés à l’approche d’une telle multitude, les Ménapes abandonnèrent la rive droite et se fortifièrent sur la rive gauche, pour s’opposer au passage des Germains. Ceux-ci essayèrent de franchir le fleuve de vive force, puis à la dérobée ; n’y ayant pas réussi, ils feignirent de rentrer dans leur pays, et, au bout de trois jours, revenus sur leurs pas, ils attaquèrent à l’improviste les Ménapes, dont ils enlevèrent les bateaux qui leur servirent à traverser le Rhin.

Au bruit de cette invasion qui rappelait celle des Helvètes, César, malgré les neiges, repassa précipitamment les Alpes, et convoqua près de lui les principaux personnages de la Gaule, dont plusieurs étaient d’intelligence avec l’ennemi ; il les flatta et en obtint de la cavalerie ; puis il marcha vers le Rhin avec toutes ses forces. Les Germains lui envoyèrent des députés qui renouvelèrent les demandes des Teutons à Marius : Donnez-nous des terres, et nous vous donnerons notre amitié. César, qui dès le premier jour s’était présenté comme le protecteur de la Gaule contre les invasions germaniques, ne pouvait accepter ces conditions. Il leur accorda une trêve de trois jours, mais, dès le lendemain, ils la rompirent en surprenant les cavaliers gaulois, qui perdirent soixante-quatorze hommes. Dans ce combat périt un Aquitain dont l’aïeul avait été le chef de son peuple et à qui le sénat avait décerné le titre d’Ami du peuple romain ; son frère, en voulant le sauver, tomba avec lui. César fit aussitôt avancer ses troupes en ordre de bataille ; les barbares, intimidés, lui envoyèrent leurs chefs et leurs vieillards pour se justifier de l’attaque de la veille. Le proconsul, se croyant autorisé par cette trahison à ne pas respecter en eux le caractère d’ambassadeurs, les fit arrêter, puis attaqua ; la horde, acculée sur la langue de terre qu’enveloppent à leur confluent le Rhin et la lieuse, périt presque entière. Au compte de César, qui, souvent comme Sylla, exagère le chiffre de ses ennemis et diminue celui de ses pertes, ils étaient, hommes, femmes et enfants, au nombre de quatre cent trente mille. Caton voulait qu’on livrât aux Germains le général parjure ; le sénat vota de nouvelles actions de grâces aux dieux.

Les chefs arrêtés avant la bataille furent relâchés. Mais où aller ? Leur peuple n’existait plus, et les Gaulois n’auraient que du mépris pour ces vaincus ; ils demandèrent à rester dans le camp romain. Que de meurtres, que de misères pour faire un victorieux !

Cependant César s’effraya de ces secours imprévus qui arrivaient aux Gaulois des pays voisins. L’année précédente, les Armoricains avaient reçu de la Bretagne des soldats et des navires ; cette fois, l’invasion des Usipètes avait réveillé les espérances de tous les peuples récemment vaincus. Il comprit que, pour n’être pas troublé dans sa conquête, il lui fallait isoler la Gaule de la Bretagne et de la Germanie, rompre les relations de file avec le continent et porter sur la rive droite du Rhin la terreur du nom de Rome. En dix jours, avec cette prodigieuse activité qu’un autre général, Bonaparte, a seul égalée, il construisit un pont de pilotis sur le Rhin (vers Bonn ?)[35] ; puis franchit le fleuve et effraya les tribus voisines, sans toutefois livrer de sérieux combats. Les Suèves, à la seule nouvelle de son entreprise, s’étaient enfoncés dans leurs forêts. Après dix-huit jours passés en Germanie, comme la saison s’avançait et qu’il voulait, cette année même, faire une descente en Bretagne, il ramena ses légions derrière le Rhin, rompit le pont et gagna le pays des Morins, sur le détroit (Boulonnais).

Cette expédition n’avait pas ajouté un police de terre au domaine de la république, mais César l’avait faite moins pour Rome que pour la Gaule. Son but était atteint, car il avait mené ses auxiliaires gaulois fourrager à leur tour au pays des Suèves. Et puis, même au bord du Tibre, que d’acclamations à la nouvelle que le fleuve mystérieux et redouté avait porté un pont romain et vu passer les enseignes des légions !

César se proposait de donner aux Romains un autre sujet d’étonnement et d’orgueil par une campagne faite aux derniers confins du monde.

La Bretagne, peuplée des mêmes nations que la Gaule, entretenait avec elle de fréquentes relations. C’était 1à que se trouvait le sanctuaire des druides, l’île de Mona, où de pieux pèlerinages amenaient du continent tous ceux qui voulaient arriver aux derniers degrés du savoir et de l’initiation religieuse.

De bonnes relations avec ces peuples eussent été un gage de sécurité pour la domination romaine en Gaule. Aussi César avait-il, depuis quelque temps, cherché à ouvrir des négociations avec les Bretons, qui avaient paru s’y prêter et lui avaient fait porter en Gaule des propositions de paix. Mais, comme le roi des Atrébates, chargé par lui d’aller dans l’île en arrêter les conditions, avait été mis aux fers, il importait à César de venger cette injure, qui aurait affaibli son autorité parmi les nations gauloises si elle était restée impunie, et la nouvelle campagne avait été résolue[36]. Il envola un de ses officiers, Volusenus, faire, sur une galère, le relevé de la côte bretonne opposée au littoral de la Morinie. Cet officier n’osa ou ne put descendre à terre et revint au bout de cinq jours. Sur les renseignements qu’il donna, César partit dans la nuit du 24 au 25 août, avec deux légions embarquées sur quatre-vingts navires de transport et quelques galères qu’il avait réunies à Wissant ou dans la Liane[37]. Elles n’avaient que fort peu de bagages ; lui-même n’emmena que bois serviteurs Le lendemain matin, il était en vue des falaises de Douvres, dont les Bretons, prévenus par leurs amis gaulois, couronnaient la crête Le débarquement était impossible en ce lieu dominé par les hauteurs que l’ennemi occupait ; il attendit à l’ancre le retour de la marée et remonta avec elle vers le nord, pour trouver, à l’extrémité des falaises, la plage unie de Deal. Les Bretons, qui suivaient de la côte tous les mouvements de la flotte, y étaient déjà accourus. Aussi, malgré la protection des machines qui du haut des navires lançaient une grêle de traits, le débarquement fut difficile. Le porte-enseigne de la dixième légion se jeta à la mer pour entraîner ses camarades, et il y eut un combat au milieu des flots. Quand les légionnaires eurent atteint la terre ferme, une charge furieuse dispersa les barbares.

César raconte qu’un de ses soldats, Cœsius Scæva, et quatre autres légionnaires avaient gagné sur une barque un rocher à fleur d’eau, que la mer entourait, et de là lançaient à l’ennemi des traits qui tous portaient. Quand le reflux rendit guéable l’espace qui séparait ce roc de la terre ferme, les quatre légionnaires reprirent leur barque où Scæva refusa de descendre Aussitôt les Bretons accoururent ; il en tua plusieurs et arrêta les autres, jusqu’à ce qu’il eut la cuisse percée d’une flèche, la figure presque écrasée d’un coup de pierre, et soit bouclier brisé. En cet état, il se jeta à la mer et regagna, son vaisseau à la nage. Comme on le félicitait de son courage, il n’était préoccupé que de la pensée d’avoir perdu son bouclier et s’en excusait auprès dit général. César le nomma sur l’heure centurion.

L’audace des Bretons était tombée ; ils demandèrent à traiter, livrèrent des otages, et accoururent en foule au camp, curieux de voir de près ces machines de guerre et ces armes qui les avaient tant effrayés.

On était alors à l’époque de la pleine lune et près de l’équinoxe, c’est-à-dire, an temps des plus hautes marées de l’Océan. Une violente tempête et la marée, favorisée par un vent violent, dispersèrent l’escadre qui amenait à César sa cavalerie, et brisèrent sur les rochers du rivage ses navires de charge Ce désastre rendit le courage aux insulaires ; ils assaillirent une légion au fourrage et bientôt le camp lui-même. Mais ils furent rudement reçus, et une sortie les disperse. César profita de leur découragement pour parler en maître, exiger le double des otages qu’il avait demandés et regagner en toute hâte le continent sur ses navires à demi radoubés[38]. Ils disparurent, dit un ancien chroniqueur, comme disparaît sur le rivage de la mer la neige qu’a touchée le vent du midi.

 

VI. — CINQUIÈME ET SIXIÈME CAMPAGNES (54-53). SECONDE DESCENTE EN BRETAGNE. SOULÈVEMENT DE LA GAULE DU NORD.

Cette retraite ressemblait trop à une fuite, pour que César, qui venait d’être prorogé dans son commandement pour cinq années, ne fut pas pressé de recommencer cette expédition. Les préparatifs furent poussés avec vigueur durant l’hiver. Il avait laissé des ordres précis pour construire des navires d’un nouveau modèle : moins hauts de bordage, afin qu’an pût y adapter des rames, tout en y laissant des voiles ; plus larges, à cause des bagages et des chevaux qu’ils devaient transporter. Ce qui était nécessaire à l’armement naval vint d’Espagne. Pendant que les soldats exécutaient ces travaux, lui-même tenait ses assises dans la Cisalpine et allait, au fond de l’Illyrie, apaiser des troubles qui pouvaient amener une guerre de ce côté. Au printemps, il revint sur les côtes de la Manche passer la revue de l’armée[39], inspecter les magasins et la flotte ; celle-ci se composait de six cents vaisseaux et de deux cents barques. Tout était prêt pour l’embarquement, mais des mouvements inquiétants s’annonçaient chez les Trévires, qui n’avaient point envoyé leurs députés à l’assemblée des Gaules. Un patriote, Indutiomare, qui disputait le pouvoir à Cingétorix, le partisan des Romains, était l’âme de l’insurrection projetée[40]. César se rendit chez ce peuple, à marches forcées, avec quatre légions sans bagages, et Indutiomare, intimidé, sortit des retraites impénétrables de la forêt d’Ardenne, où il s’était d’abord réfugié, pour amener au proconsul deux cents otages, parmi lesquels son fils et ses plus proches parents.

Cette affaire terminée, César regagna Itius Portus, où se trouvèrent réunisses huit légions et quatre mille cavaliers espagnols ou gaulois ; il désigna cinq légions avec deux mille cavaliers pour le suivre en Bretagne, et laissa le reste à Labienus, qui devait garder le port, pourvoir aux vivres et veiller sur la Gaule. Parmi les Gaulois dont il voulait se faire accompagner, était Dumnorix, personnage remuant qui avait joué un rôle dans l’émigration des Helvètes et n’avait été épargné alors que grâce aux prières de son frère Divitiac. Il refusait de partir, sous prétexte qu’il ne pourrait supporter la traversée et que sa religion lui défendait de passer la mer, mais, en de secrets conciliabules, il disait aux chefs qu’ils étaient emmenés dans file pour y être égorgés. Au milieu du tumulte de l’embarquement, il s’échappa du camp avec la cavalerie éduenne. César avait l’œil sur lui : il suspend aussitôt l’opération commencée, dans la crainte que cette fuite ne soit un signal de révolte générale, et il envoie toute sa cavalerie à la poursuite du fugitif avec ordre de le ramener mort ou vif. Dumnorix voulut résister ; il criait : Je suis libre et membre d’une nation libre ! On l’entoura, et il fut sabré.

L’armée descendit en Bretagne aux lieux où elle avait pris terre la première fois, et rencontra l’ennemi dans une position difficile, derrière une petite rivière et à l’abri d’une forêt profonde dont les entrées étaient défendues par de grands abatis d’arbres. Les soldats formèrent la tortue et enlevèrent aisément ces grossiers remparts ; toutefois César ne jugea point prudent de poursuivre les Bretons dans la profondeur des bois. Le succès de cette première affaire promettait une prompte issue à l’expédition, lorsque des cavaliers accourus à toute bride annoncèrent au proconsul qu’une partie de sa flotte avait encore été détruite par une tempête. Il revint sur ses pas, demanda à Labienus des ouvriers et de nouveaux navires ; puis, la flotte réparée et mise à sec dans son camp, il retourna chercher les barbares. Grâce à ce délai, leur nombre s’était singulièrement grossi ; Cassivellaun, un de leurs puissants chefs, les commandait. Leur manière de combattre par pelotons épars, sur des chars rapides, d’où ils s’élançaient pour achever l’ennemi blessé, fatigua d’abord les légions. Elles se firent bien vite à ce genre d’attaque, et cherchèrent une action générale, que les Bretons refusaient. Dans l’espoir de les y amener, César marcha vers la Tamise, où étaient les terres de Cassivellaun. Ce chef essaya de disputer le passage du fleuve, et rangea ses troupes en bon ordre sur l’autre rive. Mais l’infanterie romaine força le passage, probablement vers Windsor, où la Tamise n’est plus qu’une petite rivière, et Cassivellaun recommença cette guerre de surprises et d’incursions rapides, qui menaçait d’affamer ou de ruiner peu à peu les légions.

Heureusement ces barbares, souvent en guerre les uns contre les autres, ne s’étaient pas réunis en face de l’ennemi commun, et dans le camp romain se trouvaient des traîtres à la cause nationale. Un jeune chef de la peuplade des Trinobantes était venu en Gaule solliciter César de le venger de Cassivellaun, qui avait tué son père. Il avait servi de guide à l’armée, lui avait indiqué les gués du fleuve, le lieu où s’élevait, au fond des marais et des bois (vers Saint-Albans), l’oppidum qui contenait les richesses de Cassivellaun ; César y conduisit ses légions, qui s’en emparèrent. Ces échecs répétés, une vaine tentative des confédérés contre le camp où se trouvait la flotte romaine, et la défection de plusieurs peuples, décidèrent Cassivellaun à traiter. Les Bretons livrèrent des otages, promirent un tribut annuel, et le proconsul, qui n’en demandait pas davantage, repassa sur le continent.

Il ne doit avoir rapporté de file qu’un maigre butin. Pline cite cependant une cuirasse ornée de perles qu’il consacra à Vénus ; mais il avait montré la route que d’autres suivront. Son épée venait d’ouvrir à l’action ou à l’influence de Rome trois grands pays, France, Angleterre ; Allemagne, et c’est sa plume qui en donnait la première description (juillet et août 51).

Dans sa première campagne, César avait refoulé les Helvètes sur le pays qu’ils voulaient quitter et rejeté les Suèves au delà du Rhin, c’est-à-dire asservi l’est de la Gaule ; dans la seconde, le Nord avait été conquis ; dans la troisième, l’Ouest ; dans la quatrième, il avait montré aux Gaulois, par ses deux expéditions de Bretagne et de Germanie, qu’ils n’avaient rien à attendre de leurs voisins ; et il venait, dans la cinquième, de renouveler cette leçon, en portant de nouveau dans la Bretagne,ses aigles victorieuses. On regardait donc la guerre des Gaules comme finie ; elle n’était pas commencée.

Jusqu’alors quelques peuples avaient séparément combattu ; mais tous savaient maintenant que les prétextes dont les Romains avaient usé pour s’établir au cœur de leur pays cachaient le dessein de les asservir. Portant au delà des Alpes la politique suivie par le sénat dans toutes ses conquêtes, le chef du parti populaire à Rome avait, dans la Gaule, renversé, partout où il l’avait pu, les gouvernements démocratiques. Menacée par les classes populaires, l’aristocratie avait cherché appui contre elles auprès de César, qui donnait au plus influent la cité romaine et son nom[41], des grades dans ses troupes auxiliaires, des faveurs dans le partage du butin. Il avait pour eux des égards et des séductions qui les charmaient ; il les invitait à sa table, à ses fêtes[42] ; et il favorisait l’élévation des plus ambitieux, qui lui livraient ensuite l’indépendance de leurs cités : ainsi, Tasget chez les Carnutes, Comm chez les Atrébates, Cavarin chez les Sénons, Cingétorix chez les Trévires. L’Éduen Dumnorix s’était aussi vanté que César lui avait promis de le faire roi, et, durant six années, l’aristocratie arverne empêcha son peuple de prendre part à la guerre de l’indépendance. Là où le gouvernement populaire subsistait, César avait formé un parti romain qui dominait l’assemblée et le sénat, gênait leur action ou trahissait leurs conseils.

Un autre moyen d’influence dont il s’était habilement saisi, était la tenue des états de la Gaule, réunion annuelle des députés de tous les peuples[43]. C’était là que, par la séduction de ses manières et l’ascendant de sa gloire, il gagnait ces hommes qui semblaient délibérer librement avec lui sur les intérêts du pays, et qui, en réalité, n’obéissaient qu’à ses injonctions et légitimaient ses demandes de vivres, de subsides, d’auxiliaires.

Il n’en allait pas ainsi avec la multitude : chaque défaite augmentait le nombre des patriotes, parce que chaque victoire de César accroissait l’insolence et les exactions des agents romains. Pour ceux-ci, la Gaule était une terre vierge sur laquelle ils s’abattaient comme un vol d’oiseaux de proie, et le général donnait lui-même l’exemple[44]. Cependant César reconnut de bonne heure la haine qui s’amassait lentement au fond des cœurs ; on a vu qu’à sa dernière expédition de Bretagne il avait emmené tous ceux dont il se défiait, et qu’un noble éduen, Dumnorix, refusant de le suivre, avait été tué. C’était un des chefs du peuple qui avait ouvert la Gaule aux légions et le frère de Divitiac, l’ami de César. Sa mort montrait à qui pouvait encore en douter que le proconsul briserait quiconque ne servirait pas ses desseins.

Comme César revenait de Bretagne victorieux, la Gaule resta tranquille. Ce calme trompeur et l’apparente résignation des députés gaulois, aux états qu’il tint à Samarobriva (Amiens), chez les Ambiens, lui firent croire que le danger était encore éloigné. Pour parer à la disette des vivres rendus rares par une grande sécheresse, il dispersa ses huit légions sur un espace de plus de 100 lieues : une chez les Essuviens (Séez), entre les Carnutes (Chartres) et les Armoricains, quatre chez les Trévires (Trèves), les Éburons (Liège), les Nerves (Hainaut) et les Morins (Boulonnais), trois au centre, entre l’Oise et la Seine.

Cependant un vaste complot préparait, entre le Rhin et la Loire, le soulèvement de tous les peuples sur qui la présence continuelle des légions, depuis quatre années, faisait peser de tout son poids la domination étrangère. Un chef éburon, Ambiorix, et le Trévire Indutiomare en étaient Dame. On devait prendre les armes dés que César serait en route pour l’Italie, chasser ses partisans, car toute cité avait un parti romain, appeler les Germains, assaillir les légions dans leurs quartiers, et couper rigoureusement entre elles les communications. Le secret fut bien gardé, mais l’insurrection des Carnutes éclata trop tôt. Ils renversèrent l’agent que le Romain leur avait imposé pour roi, Tasget, et, après jugement public, le mirent à mort. Ce fut pour César une révélation du péril : il resta en Gaule. Ambiorix, qui le croyait déjà au delà des Alpes, porta tout son peuple à l’attaque du camp de Sabinus et de Cotta à Aduatuca (Tongres) : il fut repoussé. Rusé comme un chef indien, il fait cesser le combat, demande une conférence, et affecte les meilleurs sentiments pour les Romains. Je dois de la reconnaissance à César, dit-il : il a délivré mon peuple du tribut que nous payions aux Aduatuques ; il m’a rendu mon fils et le fils de mon frère qui étaient enchaînés comme otages à Aduatuca. Aussi est-ce malgré moi que l’on combat. Riais aujourd’hui même éclate un complot longtemps médité et général. Puis il montre à Sabinus la Gaule entière en armes, les Germains occupés à franchir le Rhin, et, comme unique moyen de salut, une prompte retraite sur le camp de Q. Cicéron, dans le pays des Nerves.

Sabinus avait une légion de nouvelles levées et sans doute peu de confiance en elle ; il se laissa persuader, et, malgré Cotta, sortit de ses retranchements. Comme ses troupes, embarrassées de bagages, traversaient une étroite vallée dominée par une forêt profonde, les Éburons, embusqués, l’attaquèrent de toutes parts et jetèrent la plus extrême confusion dans la colonne ennemie. Tandis que Sabinus courait, troublé, au milieu de ses cohortes rompues, Ambiorix retenait les siens dans les rangs, empêchait le pillage, qui eût amené le désordre, et faisait attaquer de loin, à coups de pierres et de traits, sans attendre les charges des Romains. Une partie de la légion était déjà détruite, quand Sabinus fit demander une nouvelle conférence au chef gaulois, qui l’accorda. Le lieutenant, les tribuns et les centurions y viennent avec leurs armes : il leur commande de les déposer, et ils obéissent. On discute les conditions du traité, mais Ambiorix traîne l’entretien en longueur ; lorsqu’il voit que ses Gaulois ont enveloppé la troupe de Sabinus, il donne le signal, et on les égorge. Le reste de l’armée romaine périt du moins en combattant ; quelques soldats à peine échappèrent.

César croyait avoir tout tué ou vendu chez les Aduatuques et les Nerves. Il s’y trouva encore assez de guerriers pour que, réunis à leurs anciens clients et aux Éburons, ils formassent une armée de cinquante mille hommes. Ambiorix les mène au pied des retranchements de Quintus Cicéron, le frère du grand orateur de Rome[45]. Ils veulent l’attirer, comme Sabinus, hors de son camp ; ils lui disent que toute la Gaule est soulevée, César et ses lieutenants assiégés, les Germains déjà sur la rive gauche du Rhin et les troupes de Sabinus exterminées. Ce serait une dangereuse illusion d’attendre le secours des autres légions qui, elles-mêmes, sont dans une situation désespérée. D’ailleurs ils n’ont aucun mauvais vouloir contre Cicéron ; ils ne lui demandent que de quitter ces quartiers d’hiver dont l’armée a pris l’habitude, et il aura toute sécurité pour se retirer par la route qu’il voudra choisir. Cicéron répondit : Le peuple romain n’est pas dans l’usage d’accepter des conditions d’un ennemi. Qu’ils déposent leurs armes et envoient des députés à César, il intercédera pour eux et obtiendra sans doute de sa justice ce qu’ils demandent. La réponse était fière ; les actes répondirent aux parles, et tandis que Sabinus s’était perdu avec tous les siens en s’abandonnant, Q. Cicéron, par sa fermeté, sauva César, sa légion et lui-même.

Il fallait donc forcer le camp ; les Nerves l’entourèrent d’un rempart haut de li pieds, d’un fossé profond de 15 et dont le circuit était de 15.000 pas. Ils n’avaient pour le faire ni instruments ni outils ; ils coupaient le gazon avec leurs épées, et portaient la terre dans leurs saies. Et cependant César assure , s’il n’y a pas erreur dans son texte, que cet immense ouvrage fut fait en trois heures. Ses leçons avaient bien profité aux Gaulois.

Le septième jour, comme un vent violent s’était élevé, ils lancèrent par-dessus le retranchement des  boulets d’argile rougis au feu et des javelines enflammées. Les huttes des soldats, couvertes de paille à la manière gauloise, furent bientôt en flammes, et tout l’intérieur du camp brûla. En même temps, les Nerves, avec de grands cris, roulaient des tours jusqu’au pied du rempart et formaient la tortue, afin de tenter l’escalade. Mais pas un soldat n’avait quitté le parapet pour arracher à l’incendie quelque partie de son bagage ; l’ennemi fut contenu et repoussé. On vit même deux centurions, qui depuis longtemps se disputaient le prix de la valeur, sortir du camp, et n’y rentrer qu’après avoir tué les plus braves des assaillants. Ces combats à l’arme blanche assuraient une grande supériorité à des hommes soigneusement exercés, comme l’étaient les soldats de César.

Dans le même temps, Indutiomare, chez les Trévires, renversait son rival Cingétorix, soulevait le peuple et menaçait le camp de Labienus. La treizième légion, chez les Essuviens, voyait aussi s’agiter les cités armoricaines, et Accon, chez les Sénons, chassait Cavarin, l’ami des Romains. Au nord et à l’est de la Loire, le mouvement était général. Les Édues et les Rèmes restaient seuls fidèles, ou, comme les Gaulois disaient, seuls traîtres à la cause nationale.

Malgré sa vigilance, César ne savait rien. Depuis douze jours une de ses légions était détruite ; depuis une semaine Q. Cicéron était assiégé, et le concert avait été si bien arrêté, que la nouvelle du désastre,. qui courait déjà parmi toutes les nations de la Gaule, ne lui était point parvenue : pas un messager n’avait pu arriver jusqu’au quartier général, à Samarobriva. Un esclave gaulois passa cependant et apprit au proconsul ‘extrémité où son lieutenant était réduit. César n’avait sous la main que deux légions incomplètes, à peine sept mille hommes, et les assiégeants étaient au nombre de soixante mille ; néanmoins il précipita sa marche. Il avait décidé un cavalier gaulois à se charger pour Cicéron d’une dépêche écrite en grec, afin que les assiégeants ne pussent la comprendre, si elle tombait entre leurs mains. Il lui avait recommandé, dans le cas on il ne pourrait pénétrer jusqu’au lieutenant, d’attacher la lettre à son javelot et de le lancer dams le camp. Le trait resta deux jours fiché dans une tour, sans être remarqué ; quand on le porta enfin à Cicéron, il lut à ses troupes les trois mots de César : Courage, le secours arrive.

L’incendie des habitations annonça aux Nerves l’approche du général ; ils allèrent à sa rencontre, et lui, affectant l’effroi, se cacha clans un camp dont il diminua à dessein l’enceinte et dont il mura les portes avec des mottes de gazon. Rendus confiants par ces signes de crainte, les barbares se présentèrent sans ordre et sur un terrain désavantageux ; une sortie vigoureuse les dispersa, et les vainqueurs gagnèrent facilement le camp de Cicéron, où il n’y avait pas un soldat sur dix qui fût sans blessure[46].

César était arrivé, après trois heures de l’après-midi, au camp de Cicéron ; le même jour avant minuit, à 60 milles de distance (90 kil.), les acclamations des Rèmes annonçaient à Labienus sa victoire et la fin du péril. Le bruit de ce double succès arrêta en effet tous les mouvements. Indutiomare, qui marchait sur le camp de Labienus, et les Armoricains sur celui de Roscius, chez les Carnutes, se replièrent en toute hâte. Mais la Gaule entière était agitée ; les peuples échangeaient de secrètes ambassades ; les Carnutes avaient tué leur roi, ami des Romains, les Sénons condamné à mort celui que César leur avait donné, Cavarin, et les trévires pressaient les Germains d’accourir. Le proconsul jugea prudent de passer cet hiver dans la Gaule ; il établit son quartier à Samarobriva, d portée de ces nations du Belgium et de l’Armorique à qui la mort de Sabinus avait donné tant d’espérance. Les Rèmes seuls et les Édues ne chancelaient pas dans une fidélité qu’ils eussent payée bien cher si César avait été vaincu.

Avant même que le printemps fût venu, Indutiomare fit reprendre les armes aux Trévires et attaqua le camp de Labienus ; celui-ci, imitant la tactique de soli chef, se laissa insulter plusieurs jours par les Gaulois, qui venaient le provoquer jusqu’au pied du rempart. Mais un soir qu’Indutiomare se retirait avec quelques-uns des siens sans ordre, Labienus fit ouvrir les portes et lança sa cavalerie à toute bride, promettant de grandes récompenses à qui lui rapporterait la tête dut chef ennemi. Le Trévire tomba percé de coups ; sa mort dispersa son armée et arrêta les Éburons, les Nerves, les Aduatuques et les Ménapes déjà en marche pour le rejoindre.

À l’assemblée générale que le proconsul tint à Samarobriva, les Sénons, les Carnutes et les Trévires refusèrent d’envoyer leurs députés : c’était une déclaration de guerre. César l’accepta avec joie, car il avait besoin de relever par d’éclatants succès la réputation de ses armes, et s’était préparé durant l’hiver, en appelant d’Italie trois nouvelles légions[47], à tirer une prompte vengeance de ces peuples qui remettaient en question l’œuvre de cinq années, et compromettaient sa fortune en le retenant loin de Rome, où il avait une autre guerre à suivre. Il prorogea les états, dont il fixa la prochaine réunion à Lutèce chez les Parisii : voilà notre grande ville qui entre dans l’histoire ; et c’est le fondateur de l’empire romain qui prononce le premier son nom.

De Samarobriva, César gagna rapidement le pays des Sénons. Ceux-ci n’avaient pas achevé leurs préparatifs ; ils demandèrent la paix ; le proconsul était résolu à faire de ce peuple un exemple sévère ; l’intervention des Édues, leurs anciens alliés, le sauva. Les Carnutes durent aussi leur salut à la médiation des Rèmes. Mais les deux cités livrèrent toute leur cavalerie et de nombreux otages. La colère du proconsul alla tomber sur Ambiorix et sur les Éburons. Pour rendre sa vengeance complète, il les cerna. Les Ménapes, leurs voisins au nord, et qui seuls de tous les Gaulois n’avaient jamais envoyé de députés à César, furent assaillis par cinq légions, qui avaient laissé derrière elles leurs bagages pour marcher plus lestement. Surpris et forcés dans leurs bois, ils demandèrent la paix. Les Trévires touchaient aux terres des Ménapes ; attirés par une ruse de Labienus à livrer bataille dans un lieu défavorable, ils perdirent beaucoup de monde et furent contraints d’accepter comme roi Cingétorix, qu’ils avaient chassé. Alors tournant à l’est pour fermer la Germanie au peuple qu’il voulait proscrire, César jeta un pont sur le Rhin, battit au loin l’autre rive, défendit aux tribus qui l’habitaient toute relation avec la Gaule ; et certain alors que les Éburons ne pouvaient lui échapper, il revint sur eux. Sa cavalerie prit les devants et tomba comme la foudre au milieu de ce peuple livré à l’extermination, tandis que dix légions entouraient le pays et, se rapprochant peu à peu, brûlaient et tuaient tout ce qu’elles rencontraient. César, qui appelait cette vaillante tribu une race impie, invita les nations voisines à l’aider dans son œuvre de destruction. On incendia les villages, on coupa les blés, et pendant plusieurs mois on chassa à l’homme dans l’immense forêt Arduenna, où les Éburons s’étaient jetés. Leur roi, le vieux Cativolk, incapable de combattre ou de fuir, s’empoisonna, après avoir chargé d’imprécations Ambiorix, l’auteur de cette guerre d’extermination. Ce vaillant chef poursuivi de retraite en retraite, traqué comme une bête fauve, n’avait autour de lui que quatre cavaliers, mais les captifs que les légionnaires forçaient à servir de guides les trompaient par de faux rapports, et Ambiorix s’échappa au delà du Rhin, où il alla attendre des jours meilleurs.

De retour sur le territoire rémois, César réunit l’assemblée générale, et, par un vain simulacre de justice, lui fit juger le Sénonais Accon. La sentence était dictée d’avance : Accon fut battu de verges et décapité. L’excommunication civile et religieuse frappa ses complices et les auteurs du soulèvement des Carnutes qu’on n’avait pu saisir.

 

VII. — SEPTIÈME CAMPAGNE. SOULÈVEMENT GÉNÉRAL (52).

Ces exécutions alimentèrent la haine du nom romain ; durant, l’hiver que César passa en Italie, un second soulèvement fut préparé dans de nombreux conciliabules ; les Gaulois enfin s’unissaient. C’était bien tard, et pourtant ils furent sur le point de réussir !

On savait qu’à Rome il y avait, entre César et Pompée, une mésintelligence croissante, et que le proconsul des Gaules serait peut-être retenu en Italie pour une guerre civile. Les légions n’étaient point dispersées comme l’année précédente : deux campaient chez les Trévires, deux chez les Lingons, les six autres sur les terres des Sénons ; et comme l’hiver fermait les passages des Alpes et des Cévennes, on espérait que si le mouvement était général, elles seraient surprises, écrasées, avant que César pût les rejoindre. Pour que l’engagement fût irrévocable, on porta les drapeaux militaires dans un lieu écarté, et, sur ces enseignes, les députés de tous les peuples ligués jurèrent de prendre les amies dès que le signal serait donné.

Il partit du centre druidique de la Gaule, du pays des Carnutes, qui venaient d’être accablés de réquisitions. Au jour convenu, ce peuple se jeta sur Cenabum (Orléans), ville de commerce au bord de la Loire, et y égorgea les négociants italiens qui y étaient accourus en grand nombre. Le même soir, la nouvelle portée de village en village par des crieurs disposés sur les routes arriva à Gergovie, à 160 milles de distance (240 kil.).

Là vivait un jeune et noble Arverne qui attirait déjà les regards par toutes les qualités qu’estiment des nations belliqueuses : une haute stature, l’air martial, l’adresse à manier un cheval de guerre ou à lancer le javelot gaulois ; son nom même était de bon augure : il s’appelait le grand chef des braves[48], Vercingétorix. Son père, en voulant usurper la royauté, avait péri dans la tentative, et le fils avait la même ambition. Lié d’amitié avec César, il avait sans doute contribué à maintenir les Arvernes en paix durant les premières campagnes ; mais, en voyant, par toute la Gaule, l’agitation du parti populaire et le succès qu’Ambiorix avait été sur le point d’obtenir, il comprit qu’il y avait un grand rôle à prendre. Dans les assemblées publiques ou les réunions religieuses, il laissait deviner, plutôt qu’il ne montrait, sa pensée. Mais elle se révélait dans les conciliabules secrets, où il faisait voir aux siens, comme prix de leur courage, l’Arvernie relevée de son abaissement, et placée à la tête des nations gauloises, qu’elle aurait tirées de la servitude étrangère.

Dès qu’il apprit le massacre de Cenabum, il arma ses clients et proclama l’insurrection dans Gergovie. Les grands, son oncle même, refusent de s’associer à ses desseins, et sont assez forts pour le chasser de la ville. Il soulève le peuple des campagnes, et César, injuste cette fois envers son plus grand adversaire, le montre se formant une armée avec le rebut de la population et les gens perdus de dettes. C’était bien la foule des pauvres, mais c’étaient ceux aussi qui ne se résignaient pas à la domination de l’étranger ; et ils devaient être la grande majorité de la nation, puisqu’ils vainquirent sans combat l’opposition des nobles. Vercingétorix, rentré avec eux dans Gergovie, y est proclamé roi et se fait l’âme de la guerre sainte. Il envoie de pressants messages à tous les peuples ; il rappelle les serments prêtés, l’occasion favorable, la nécessité de briser ce joug, qui longtemps s’est caché sous un désintéressement hypocrite et qui pèse aujourd’hui si lourdement sur les têtes. De la Garonne à la Seine, toutes les cités répondent à son appel, et on lui défère la conduite de la guerre.

Ainsi les Arvernes et le centre de la Gaule, restés jusqu’à présent étrangers à la lutte, allaient y prendre le premier rôle. Ces défections rendirent le courage aux Gaulois du Nord. Malgré la présence de dix légions, les chefs bellovaques et trévires, entraînés par l’exemple du roi atrébate, Comm, longtemps le fidèle allié de César, préparèrent l’insurrection de leurs peuples. Labienus crut la prévenir en faisant assassiner Comm ; mais l’Atrébate survécut à ses blessures, pour se venger.

César avait enfin trouvé un digne adversaire. Vercingétorix imitait la prodigieuse activité du proconsul : il amassait des vivres et des armes, il fixait les contingents, prenait des otages, s’attachait à former une cavalerie formidable, et donnait à la ligue une organisation qui avait jusqu’à présent manqué à toutes les tentatives des Gaulois. Mais n’accordant à personne le droit de s’épargner plus que lui-même et de déserter la cause de la patrie, il se montra sévère jusqu’à la cruauté. Les traîtres périssaient dans le feu ou les tortures ; pour une faute légère, il faisait couper les oreilles ou crever les yeux, puis renvoyait les coupables, afin que la vue du supplice avertit et effrayât.

Vercingétorix n’avait si vite acquis une telle autorité, que parce qu’il répondait au sentiment national qui faisait enfin explosion sous les coups répétés de César. Prêtres et nobles avaient abandonné la Gaule ; le peuple se levait pour la sauver, en se serrant autour du jeune héros qui révélait à la fois sa haine contre l’étranger et des talents supérieurs d’organisation. Son plan d’attaque fut habile ; un de ses lieutenants, Luctère, descendit au sud vers la Province, qu’il devait envahir, tandis que lui-même marchait au nord contre les légions. Sur son chemin, il s’arrêta pour soulever les Bituriges (Berry), clients des Édues ; il y réussit, et la grande ville d’Avaricum lui ouvrit ses portes. Mais ce délai permit a César d’arriver d’Italie. Le proconsul ne craignait pas cette fois que ses légions, massées sur trois points peu éloignés les uns des autres et tenues en éveil par la gravité des circonstances, se laissassent surprendre ; il prit le temps d’organiser la défense de la Narbonnaise. Au reste peu de jours lui suffirent pour tout voir et tout faire, pour chasser l’ennemi, franchir les Cévennes, malgré 6 pieds de neige, et porter la désolation sur le territoire arverne (hiver de 53-52).

Vercingétorix était encore chez les Bituriges, quand arrivèrent ces nouvelles. Contraint par les murmures de ses soldats, il courut défendre leurs foyers. César était parti ; il avait une seconde fois passé les montagnes, pris à Vienne un corps de cavalerie, et, longeant le Rhône et la Saône à marches forcées, il avait traversé sans se faire connaître tout le pays des Édues, dont il commençait à suspecter les intentions. Déjà il était au milieu de ses légions, et les Belges suspendaient leurs armements.

L’audace et l’activité du proconsul avaient déjoué le double projet du général gaulois. Celui-ci, moins pressé maintenant d’aller au nord, vint assiéger la ville des Boïes, Gorgobina, vers le confluent de la Loire et de l’Allier, pour décider la défection de ce peuple, autre client des Édues, comme il avait obtenu celle des Bituriges. Cet événement entraînerait peut-être les Édues eux-mêmes, qui, en présence de la Gaule presque entière soulevée contre Rome, chancelaient dans leur fidélité.

César avait concentré ses forces à Agedincum (Sens). Il avertit les Boïes de sa prochaine arrivée et précipita sa marche avec huit légions. Sur sa route, il enleva Vellaunodunum (Château-Landon ou Triguères), une ville des Sénons, où il ramassa des vivres, et atteignit la Loire à Genabum (Gien ??). Une attaque impétueuse des légions, au milieu même de la nuit, réussit : tout fut tué ou pris et plus tard vendu. Sur le pont de Cenabum César passa la Loire et emporta encore la première ville des Bituriges qu’il rencontra, Noviodunum (Sancerre ?) ; Vercingétorix, accouru pour la sauver, vit sa chute, et comprit qu’avec un tel adversaire il fallait une autre guerre. En un seul jour vingt villes des Bituriges furent par eux-mêmes livrées aux flammes, et l’on décida qu’à l’approche des Romains chaque peuple imiterait ce dévouement héroïque. On voulait affamer l’ennemi et le contraindre à faire, pour son approvisionnement, de lointains détachements, ce qui permettrait de détruire son armée en détail. Mais on n’alla pas jusqu’au bout de cette résolution, qui eût perdu César : la capitale du pays, Avaricum, fut épargnée. Ne nous forcez pas à détruire de nos mains la plus belle ville de la Gaule, disaient les habitants au conseil de l’armée, nous vous jurons de la défendre et de la sauver. On céda ; aussitôt César y courut.

Bien que située en plaine, cette ville (Bourges), couverte par deux rivières et des étangs, était d’accès difficile : les meilleurs guerriers des Bituriges s’y étaient enfermés, et la grande armée gauloise campait à quelques lieues, derrière les légions, jetant sans cesse dans la place des hommes et des vivres. Au bout de peu de jours, César se trouva dans une position si critique, qu’il proposa à ses soldats de lever le siège ; ils refusèrent tout d’une voix, comme s’il leur eût demandé une lâcheté. Content de cette épreuve, le proconsul poussa avec ardeur les travaux gigantesques que les soldats romains savaient accomplir. En vingt-cinq jours, on construisit des tours d’attaque et une terrasse longue de 330 pieds sur 80 de hauteur. Déjà elle touchait aux murailles, quand une nuit les assiégés, au moyen d’une mine, y portèrent l’incendie. Mais les Romains étaient sur leurs gardes, et, après un combat terrible, ils restèrent maîtres de leurs ouvrages. César raconte qu’un Gaulois, placé en avant d’une porte, lançait sur une tour embrasée des boules de suif et de poix pour activer L’incendie. Frappé par un n’ait parti d’un scorpion, il tomba ; un autre prit aussitôt sa place, un troisième succéda à celui-ci également blessé à mort, puis un quatrième, et, tant que l’action dura, ce poste mortel ne resta pas vide un seul instant.

César s’effrayait moins de leur courage que de leur adresse à imiter tout l’art des Romains pour rendre le siége inutile. Ils détournaient nos béliers, dit-il, avec des lacets, et, lorsqu’ils les avaient accrochés, ils les tiraient en dedans de leurs murs avec des machines. Ils arrivaient jusque sous nos terrasses par des galeries souterraines : travail qui leur est familier, à cause des mines de fer dont leur pays abonde. Ils avaient garni leurs murailles de tours recouvertes de cuir. Nuit et jour, ils faisaient des sorties, mettaient le feu à nos ouvrages, ou attaquaient nos travailleurs. A mesure que nos tours s’élevaient sur la terrasse, ils établissaient sur leurs murs des échafaudages faits de poutres qu’ils liaient avec art. Si nous ouvrions une mine, ils l’éventaient, et remplissaient la route que suivaient nos mineurs de pieux pointus et durcis au feu, de poix bouillante ou de rochers qui arrêtaient notre travail et nous empêchaient d’avancer. La garnison cependant se lassa la première ; elle fit savoir à Vercingétorix qu’elle ne pouvait plus tenir, et reçut de lui l’ordre de quitter la ville. Mais avant qu’elle pût obéir, César profita d’un jour froid et pluvieux pour ordonner un assaut général. La place fut prise ; de quarante mille soldats ou habitants qu’elle renfermait, huit cents à peine gagnèrent le camp gaulois.

Les provisions que César trouva dans Avaricum le nourrirent le reste de l’hiver (premiers mois de 52). Le printemps venu, il allait reprendre les opérations offensives, quand des troubles éclatèrent chez les Édues. Une double élection à la magistrature suprême de cette cité menaçait d’amener une guerre civile qui pouvait lui faire perdre l’appui des plus anciens alliés de Rome dans la Gaule. Pris pour arbitre, il se rendit à Decetia (Decize) sur le territoire éduen, parce que la loi interdisait au vergobret de passer la frontière, et, après s’être minutieusement renseigné, il se prononça pour celui des deux candidats qui lui parut devoir rallier le plus grand nombre d’adhérents : c’était Convictolitan, que les magistrats et les prêtres avaient choisi. En retour, il demanda aux Édues toute leur cavalerie et dix mille fantassins pour escorter ses convois. De grandes faveurs, leur disait-il, récompenseront, après la guerre, vos services.

Ces services étaient grands, car, n’ayant pas, durant toute la guerre, chancelé dans leur fidélité envers ceux qui les avaient sauvés d’Arioviste, les Édues et les Séquanes avaient garanti à César la liberté de ses communications avec la Province. Tant que la large route de la vallée de la Saône lui restait ouverte, il pouvait sans crainte s’enfoncer dans le Nord ou dans le centre du pays. Il se crut même, après la prise d’Avaricum, assez fort pour diviser ses forces. Labienus, avec quatre légions, se dirigea du pays des Sénons contre les Parisii, que Vercingétorix avait soulevés, tandis que lui-même conduisait les six autres contre les Arvernes par la vallée de l’Allier. Le généralissime gaulois avait rompu tous les ponts et suivait, le long de la rive gauche, les mouvements des légions sur le bord opposé. César lui déroba une marche et passa le fleuve ; il ne put cependant l’obliger à recevoir bataille en plaine ; et lorsqu’il parut devant la capitale de la ‘ligue, Gergovie des Arvernes, à une lieue et demie au sud de Clermont-Ferrand, l’armée gauloise la couvrait.

Le plateau qui portait Gergovie avait 1500 mètres de long sur environ 500 mètres de large. Il s’élevait de 380 mètres au-dessus de la plaine et de 730 au-dessus de la mer, entre les villages actuels de Romagnat, d’Orcet et de Chamonat, avec des pentes abruptes de deux côtés et d’accès difficile sur les autres. Un mur de 6 pieds, fait en grosses pierres, couvrait les approches de l’oppidum, sur le versant par où l’attaque devait se prononcer. Une de ses extrémités se perdait dans des hauteurs inabordables ; l’autre venait mourir à la montagne de Risolles, d’une altitude égale à celle du plateau de Gergovie. Un col, large seulement de 120 mètres, faisait communiquer les deux plateaux. Vercingétorix campait sur celui de Risolles, et un poste établi à la Roche-Blanche lui permettait de s’approvisionner de fourrage et d’eau dans ta vallée de l’Auzon. Les Romains s’arrêtèrent en face de lui, au voisinage aussi de l Auzon, sur des collines qui dominaient une plaine favorable aux escarmouches de cavalerie. De leurs lignes, on apercevait l’armée de Vercingétorix étagée sur les pentes, et chaque matin, au lever du soleil, on pouvait reconnaître les officiers qui venaient à la tente du général recevoir ses instructions[49]. César avait appris aux Gaulois a se retrancher. A la vue de ces hauteurs portant chacune le contingent d’une cité et entourées de solides défenses, il eut un moment d’inquiétude : C’était, dit-il, un effrayant spectacle.

Son premier soin fut d’enlever, une nuit, le poste de la Roche-Blanche, qu’il occupa fortement, et de creuser de cette colline à son camp principal un double fossé, profond de 12 pieds, qui permit de se rendre à couvert de l’une à l’autre position. De nombreuses machines disposées sûr le rempart furent tenues prêtes à battre la plaine : elles allaient sauver l’armée.

Litavicus, chef des auxiliaires éduens envoyés au camp de César, avait fomenté une insurrection parmi ses troupes et voulait les conduire à Vercingétorix. Le proconsul, averti de ce dangereux complot, courut avec quatre légions salas bagages à la rencontre des insurgés et les ramena à lui. Mais, quelques précautions qui eussent été prises pour cacher ce départ des principales forces romaines, il n’avait pu échapper à Vercingétorix. Lui aussi voyait ce qui se passait dans les lignes de César, et il avait profité de son absence pour les attaquer. Le lieutenant Fabius s’était habilement servi des deux légions qui lui restaient ; il avait repoussé tous les assauts, grâce aux machines, cette artillerie des Romains, mais il avait été réduit à murer les portes, ce qui ne se faisait que dans les cas de grand péril, et il rappelait César en toute hâte. Le lendemain, le proconsul reparaissait : il avait fait, en vingt-quatre heures, 74 kilomètres, aller et retour.

Il venait d’échapper à deux dangers ; la sédition éduenne lui en faisait pressentir un aube plus grand : l’insurrection, cette fois générale, de la Gaule. Il songeait donc à abandonner le siège pour attirer son adversaire en plaine, lorsque, dans une visite des travaux au petit camp, il reconnut qu’en se saisissant d’une colline (au-dessus de Merdogne ?), d’où les Gaulois s’étaient retirés pour se concentrer sur le plateau de Risolles, on pouvait arriver à l’avant-mur, facile à franchir, et se trouver en face d’une des portes de l’oppidum. De bruyantes démonstrations, faites sur la droite et la gauche par la cavalerie et par les valets de l’armée, cachés sous des casques de soldats, détournèrent l’attention de Vercingétorix du véritable point d’attaque, et les légions amenées au petit camp, par le double fossé dont l’épaulement les dérobait à la vue, furent lancées sur Merdogne (?). Elles atteignirent si rapidement la colline et le premier mur, que Teutomatus, roi des Nitiobriges, faillit être enlevé dans sa tente. Un centurion parvint même unir la crête du rempart de Gergovie, et les habitants croyaient la ville prise, quand les Gaulois accourus en foule rétablirent le combat et précipitèrent les Romains des hauteurs. Les vainqueurs n’osèrent toutefois descendre dans la plaine, et la dixième légion arrêta aisément la poursuite des plus ardents. Cette journée coûtait au proconsul sept cents hommes, dont quarante-six centurions.

C’était un échec ; il l’imputa à ses légionnaires, ce qui était une injustice ; il leur reprocha de n’avoir pas cessé le combat aussitôt qu’il avait fait sonner la retraite. Niais tous n’avaient pu entendre le signal, et les dispositions qu’il avait prises révèlent l’intention d’enlever la place par un coup de main rapide. Les vétérans avaient exécuté ce plan avec leur bravoure habituelle, et les attaques de cette sorte étant très meurtrières, lorsqu’elles ne réussissent pas, il avait fait des pertes sensibles. Pour pallier cet échec, César mit la mort des légionnaires tombés au pied de l’oppidum au compte de leur témérité et non pas de la sienne : blâme auquel se mêlait un éloge, car des soldats ne se plaignent jamais d’être accusés de trop d’audace ; et leur confiance dans le général n’en diminua pas, puisqu’il paraissait avoir voulu les tirer à temps du péril.

Deux jours de suite, César offrit en plaine la bataille à Vercingétorix, qui se garda bien de l’accepter et se contenta d’escarmoucher avec sa cavalerie. Jugeant après cela, dit le proconsul, que la jactance des Gaulois était abattue et le courage des siens raffermi, il se dirigea sur le pays des Édues, afin de se rapprocher de Labienus qui était à 80 lieues de là, et il se hâta de mettre l’Allier entre lui et la grande armée gauloise.

Cette marche en arrière ressemblait à une fuite ; ainsi le proclamaient partout les émissaires de Vercingétorix. Les Édues crurent que la fortune de César ne s’en relèverait pas, et, de crainte que la cause gauloise ne triomphât sans eux, ils se décidèrent à passer au parti national, lui portant, comme gage d’alliance, la nouvelle du massacre, dans toutes les villes éduennes, des recrues de César, des marchands italiens et des otages des Rèmes, restés fidèles à l’amitié romaine.

Cette défection mettait l’armée en un sérieux péril, enfermée qu’elle était dans le delta que forment, par leur réunion, la Loire et l’Altier, alors grossis par les pluies, et Ies Cévennes, d’où tous les deux descendent. Derrière l’Allier, l’armée victorieuse de Vercingétorix ; derrière la Loire, le pays soulevé des Édues ; point de provisions, nul passage, car la ville de Noviodunum des Édues (Nevers), où se trouvaient ses magasins, ses bagages, le trésor de l’armée et un pont sur lequel il avait compté traverser le fleuve, venait d’être détruite. Aussi plusieurs lui conseillaient de regagner la Province. Il pensa que, s’il pouvait rallier l’armée de Labienus, il serait toujours en mesure, avec une masse de dit légions, de se rouvrir le chemin de la Narbonnaise, et puis il avait embarqué toute sa fortune politique dans cette guerre : s’il était vaincu en Gaule, il était proscrit à Rome. Il rejeta donc tout projet de retraite et s’enfonça hardiment au nord, laissant cent mille Gaulois entre lui et la Province. A force de recherches, il trouva un gué dans la Loire ; les soldats avaient de l’eau jusqu’aux aisselles, mais la cavalerie, placée en amont, rompit le courant. Une fois sur l’autre rive, il gagna à marches forcées le pays des Sénons, dont la capitale, Agedincum (Sens), renfermait les dépôts des légions de Labienus. Cet habile lieutenant y rentrait, reculant, lui aussi, devant le soulèvement de tous les peuples du Nord.

La ligue du Nord avait pour chef l’Aulerque Camulogène, vieux guerrier habile et actif, qui avait porté son quartier général à Lutèce. Cette ville était alors renfermée tout entière dans une île de la Seine ; Labienus voulut d’abord l’atteindre en suivant la rive gauche du fleuve. Arrêté par les Gaulois devant les marais de l’Essonne ou de l’Orge, il rétrograda jusqu’à Melodunum (Melun), saisit toutes les barques qu’il trouva sur le fleuve, enleva ce bourg, établi, comme Lutèce, dans une île du fleuve, et passa sur l’autre rive pour attaquer la ville des Parisii par le nord. La place était d’accès facile de ce côté, et les bateaux qu’il amenait de Melun lui servirent à franchir la Marne, le seul obstacle sur la rive droite de la Seine qui pût l’arrêter. Camulogène craignit d’être forcé dans la place ; il brûla la ville et ses deux ponts, puis se retira sur les hauteurs de rive gauche, dont le Panthéon et l’Observatoire marquent aujourd’hui le point culminant. Il savait que les Bellovaques s’armaient sur les derrières de Labienus, et il voulait forcer ce général à recevoir bataille adossé à un grand fleuve et enveloppé par deux armées.

Mais Labienus trompa sa vigilance. Tandis que cinq cohortes, les bagages et une partie des bateaux remontaient la Seine à grand bruit, d’autres, à la première heure, dix heures du soir, filèrent silencieusement vers le Point-du-Jour. Des barques les transportèrent à travers le grand bras du fleuve, dans les îles de Billancourt et Béguin qui servirent de rideau pour cacher le passage. Trois légions massées en cet abri franchirent rapidement le petit bras et descendirent à l’improviste sur la rive gauche. Un violent orage avait encore épaissi les ténèbres et couvert le bruit. On ne trouva sur le bord que des sentinelles, qui furent enlevées. Quand le soleil parut, l’armée romaine était en bataille dans la plaine de Grenelle, d’où elle put s’élever par une pente douce sur le plateau, en tournant par la plaine de Montrouge la position de Camulogène.

Le vieux général, trompé par les mouvements faits en amont de la Seine, avait dirigé de ce côté une partie de ses forces ; avec le reste, il essaya de rejeter les Romains dans le fleuve. L’action fut sanglante ; Camulogène et presque tous ses guerriers y périrent[50]. A ce succès, Labienus ne gagnait que sa retraite ; il se hâta d’atteindre le territoire sénon, où César était déjà arrivé[51].

Une nouvelle assemblée de tous les députés de la Gaule confirma Vercingétorix dans le commandement suprême. Trois peuples évitèrent seuls d’y paraître : les Lingons, les Rèmes et les Trévires. Par leur moyen, César, qui manquait de cavalerie, soudoya plusieurs bandes de Germains qu’il monta avec les chevaux de ses tribuns et des chevaliers. Cependant il songeait maintenant à opérer sa retraite sur la Province, que Vercingétorix finit attaquer par trois points à la fois. Le généralissime gaulois avait commandé aux Édues et aux Ségusiaves, leurs clients, de soulever les Allobroges qui restaient fidèles à Rome, aux Gabales (Gévaudan) et à des troupes arvernes de ravager le territoire des Helves (Vivarais), aux Rutènes et aux Cadurques (Rouergue et Quercy) d’envahir le pays des Volks arécomiques (bas Languedoc). Lui-même, avec quinze mâle cavaliers et une infanterie nombreuse, se proposa de suivre César, en se refusant à toute action, de lui couper les vivres, d’enlever ses fourrageurs, d’incendier à son approche les villages et les moissons ; en un mot, de faire le vide autour de lui et de le réduire par la famine. C’était le plan que Vercingétorix avait proposé au début de la grande guerre. il était excellent, à la condition qu’il fût exécuté mieux que la première fois, et qu’on sût toujours éviter cette rencontre que César, au contraire, allait chercher avec ardeur. Il avait fait route le long de la frontière des Lingons pour franchir la Saône et gagner la Séquanie, en évitant le grand foyer de l’insurrection, qui était maintenant au pays éduen. Cette marche aussi le conduisait à l’ennemi, et peut-être lui fournirait-elle l’occasion d’une bataille. Il ne se trompait pas.

Quand Vercingétorix vit les Romains approcher de la Saône, il craignit que César, lui échappant, ne revint ensuite avec de plus grandes forces, et il se décida à risquer au moins un combat de cavalerie[52]. Pour cette arme, tout l’avantage paraissait de son côté : quinze mille cavaliers d’élite dont chacun avait fait cette imprécation solennelle :

Que je ne sois jamais reçu sous mon toit domestique,

Que je ne revoie jamais ni mon vieux père, ni ma femme, ni mes enfants,

Si je ne traverse deux fois à cheval cette armée de César.

Deux divisions de la cavalerie romaine furent en effet sabrées ; mais César tenait ses légions derrière elles et si près, que les escadrons gaulois ne purent éviter le choc. Il y courut les plus grands dangers, faillit être pris, et laissa son épée aux mains de l’ennemi. Heureusement, une charge des cavaliers germains rejeta une partie des Gaulois en désordre sur leur infanterie. César voit le tumulte : aussitôt il entraîne ses cohortes, menace le flanc de l’armée gauloise, et celle-ci, craignant d’être tournée, s’enfuit vers son camp. La terreur l’y suit, ils forcent leurs chefs à lever les enseignes, à fuir encore ; les cris des mourants, que l’avant-garde de César égorge, précipitent leur marche, et ils ne s’arrêtent que sous les murs d’Alésia[53].

Alésia, assise sur le plateau d’une colline escarpée, le mont Auxois[54], passait pour une des plus fortes places de la Gaule. Sur les flancs de la colline, Vercingétorix traça un camp pour son armée encore nombreuse, usais qui ne pouvait compter les quatre-vingt mille fantassins et les dix mille cavaliers que César lui donne[55]. Il le couvrit d’un fossé et d’un mur en pierre sèche haut de 6 pieds ; c’était la même position qu’à Gergovie, il y comptait sur le même succès. Quand César eut examiné la place et le camp gaulois, il conçut l’audacieuse pensée de terminer d’un coup la guerre en assiégeant à la fois la ville et l’armée. Il établit son infanterie sur les collines qui entourent à peu de distance le mont Auxois, et il mit sa cavalerie dans les intervalles. Puis il commença ces prodigieux travaux qui ont fait l’admiration du grand Condé. D’abord un fossé profond de 10 pieds, large d’autant, dont les côtés étaient à pic, et qui coupait la plaine des Laumes, entre l’ose et l’Ozerain, le seul endroit par où Vercingétorix aurait pu s’échapper. A 400 pieds en arrière commençait la contrevallation véritable qui entourait le mont Auxois, sur un développement de 11.000 pas (16 kilomètres). Elle était formée par deux fossés larges de 15 pieds et profonds de 8 à 9 ; dans le premier, César avait détourné les eaux de l’Ozerain et du Rabutin ; le second bordait une terrasse de 12 pieds de haut, surmontée de créneaux, palissadée, sur tout son pourtour, de troncs d’arbres fourchus et flanquée de tours à 80 pieds de distance les unes des autres. En avant des fossés, il plaça cinq rangées de chevaux de frise (cippi), huit lignes de pieux enfoncés en terre, et dont la pointe était cachée sous des branchages (scrobes) ; plus près encore du camp ennemi, il sema des chausse-trappes armées d’aiguillons acérés (stimuli). Comme il pouvait être assiégé en même temps qu’assiégeant, il répéta ces ouvrages du côté de la campagne, où la circonvallation eut un circuit de 14 milles (21 kilomètres). Cinq semaines et moins de soixante mille hommes suffirent à cette tâche[56].

Les Rèmes persévéraient dans leur trahison. Les Bellovaques, par un orgueil insensé, refusèrent d’aller se perdre dans la grande armée. Nous combattrons quand il nous plaira, dirent-ils, et pour notre compte ; nous entendons n’obéir à personne. Cependant, à la prière du roi des Atrébates, ils envoyèrent deux mille hommes. Nous les verrons venir seuls provoquer César, quand tout sera perdu.

Vercingétorix n’était pas resté inactif. Il avait essayé de gêner les travaux par des attaques, mais sans succès. Ne pouvant nourrir sa cavalerie, il la renvoya avant que les lignes fussent achevées. Je puis, dit-il à ses cavaliers, tenir trente jours ; mais que toutes les cités se lèvent en masse, que la Gance n’abandonne pas à l’ennemi celui qui s’est dévoué pour elle et ses quatre-vingt mille frères. Ces paroles furent entendues, et deus cent quarante-huit mille hommes se rassemblèrent de tous les points de la Gaule[57]. Mais cette levée en masse avait donné moins une armée qu’une immense cohue qui était forcée de vaincre vite ou de se disperser, puisqu’elle ne pouvait vivre dans un pays épuisé par les réquisitions de Vercingétorix et de César. Quand ils parurent en vue d’Alésia, les trente jours étaient passés, et la disette se faisait sentir dans la place. Un Arverne, Critognat, avait proposé qu’on se nourrit de cadavres ; d’autres avaient fait chasser de la place toutes les bouches inutiles ; on avait vu une multitude de femmes, de jeunes enfants et de vieillards errer des murs aux retranchements, en implorant tour à tour la pitié de l’ennemi et celle de leurs frères, puis, repoussés à coups de traits, mourir de faim sous leurs yeux.

Dès le lendemain de son arrivée, la cavalerie gauloise se répandit dans la plaine. César envoya contre elle ses cavaliers légionnaires, qui furent d’abord maltraités ; déjà des cris de victoire s’élevaient de la ville et du milieu de l’armée gauloise, lorsque les cavaliers germains, chargeant en masse serrée, mirent encore une fois leurs adversaires en fuite. Le jour suivant, l’armée entière attaqua les lignes extérieures, et les assiégés firent une sortie ; niais les piéges dispersés dans la plaine arrêtèrent l’élan des assaillants, tandis que les machines qui couvraient le rempart faisaient pleuvoir sur leurs rangs épais une grêle de traits, de pierres et de boulets de plomb qui y portaient la mort. Cette seconde attaque échoua encore ; une troisième fut résolue.

Une colline que César n’avait pu comprendre dans la contrevallation, le mont Réa, dominait une partie du rempart. L’Arverne Vergasivellaun, parent de Vercingétorix, et Sedullis, chef des Lémovices, s’y portent en secret avec soixante mille guerriers l’armée de secours. Dès que Vergasivellaun voit la cavalerie se déployer dans la plaine, l’infanterie marcher aux retranchements de la circonvallation et, du côté de la ville, Vercingétorix sortir de la place avec des fascines pour combler le fossé intérieur, il démasque sa troupe et attaque avec fureur. César, placé sur une éminence d’où il embrasse son camp et tout le champ de bataille, reconnaît le danger. Du côté de la plaine, les Gaulois, contenus par tous les obstacles qu’il a si prudemment semés sur leur passage, attaquent mollement ; le fort de l’action est vers la colline que Vergasivellaun a gravie. La, les légionnaires ont déjà épuisé leurs traits. César commande à Labienus d’y conduire en toute hâte six cohortes. Du côte de la ville, il suit les progrès de Vercingétorix ; il le voit franchir sur un point les fossés, atteindre le rempart et couper avec des faux les mantelets qui mettent le légionnaire à l’abri des traits. Encore quelques efforts, et l’ennemi va atteindre les créneaux. Il y envoie Brutus avec six cohortes, puis Fabius avec sept autres, et, le danger croissant, lui-même s’y porte ; enfin l’ennemi, accablé par les traits des balistes, est repoussé. Rassuré sur ce point, César court à l’attaque de Vergasivellaun, où Labienus est en péril ; ses soldats et l’ennemi le reconnaissent au manteau de pourpre qu’il porte les jours de bataille, et sous ses yeux redoublent d’efforts. Tout à coup sa cavalerie, qu’il a fait sortir en secret, se lance à land de train, prend les barbares à dos, tandis que les cohortes fraîches qu’il a amenées les précipitent du rempart. Les Gaulois cèdent après un grand carnage, et fuient en abandonnant leurs camps ; mais César sait achever la victoire : il les poursuit, taille en pièces leur arrière-garde, et jette dans leurs rangs une terreur panique qui les disperse au loin.

Cette fois, la Gaule était bien vaincue, et pour toujours. Vercingétorix le comprit, et sa grande âme n’en fut pas ébranlée. Il rentra dans Alésia, sans emportement ni douleur bruyante, pour y remplir un devoir suprême. Il n’avait pu sauver la Gaule par son génie, il espéra pouvoir sauver au moins ceux qui l’avaient suivi, eu s’offrant aux Romains comme victime expiatoire. Il réunit l’assemblée. Je n’ai pas, dit-il, entrepris cette guerre pour élever ma fortune, mais pour sauver la commune liberté. Le sort des armes nous est contraire. J’ai été votre chef, satisfaites aux Romains par ma mort, ou livrez moi vivant, il ne m’importe. La foule était si abattue, que ce sacrifice est accepté. On députe à César : il demande que les armes, les  chefs, Vercingétorix, lui soient remis ; et il va s’asseoir sur son tribunal en avant de ses lignes. Les portes de la ville s’ouvrent, un cavalier en sort seul : c’est Vercingétorix. Monté sur son cheval de bataille et couvert de sa plus riche armure, il arrive au galop jusqu’en face de César, tourne en cercle autour du tribunal, puis saute à bas de son cheval, et, sans une prière, sans une parole, avec un regard assuré et fier, il jette aux pieds du Romain impassible et dur son casque et son épée. Les licteurs l’emmenèrent : César lui fit attendre six années l’insultante solennité du triomphe et la mort[58].

Le sénat romain, à la nouvelle de ce grand succès, décréta qu’on remercierait les dieux de Rome par vingt jours de fêtes solennelles. Cependant César n’osa aller hiverner au delà des Alpes ; il prit ses quartiers à Bibracte, au milieu de ses légions. Il avait abandonné à ses soldats les captifs faits à Alésia, de sorte que chaque légionnaire eut un esclave gaulois à vendre ou à garder[59]. Pour lui, il se réserva vingt mille Édues et Arvernes qu’il mit en liberté afin de gagner leurs deux peuples. Ceux-ci firent en effet soumission.

 

VIII. — HUITIÈME CAMPAGNE (51) ; SOUMISSION DES BELLOVAQUES ET DES CADURQUES.

Cependant la guerre n’était point finie. Les Gaulois du fiord et de l’Ouest, à l’exception des Nerves, des Vénètes et des Éburons, n’avaient pas encore éprouvé de sanglantes défaites. Dans la campagne précédente leurs contingents avaient été faibles, et les pertes étaient principalement tombées sur les Arvernes et les Édues. Leurs forces étaient donc entières comme leur courage, et l’expérience leur avait appris quelle guerre ils devaient faire aux légions : des surprises, des attaques partielles, mais plus de ces batailles ou la tactique romaine détruisait en un jour d’immenses armées. L’activité de César déconcerta ce nouveau plan[60]. Au milieu de l’hiver, il tomba sur les Bituriges avant qu’ils eussent achevé leurs préparatifs, et portant dans tout le pays le fer et la flamme, il força cette population à fuir chez les nations voisines, devant l’extermination et l’incendie. Après cette leçon cruelle, il lui permit de revenir dans ses foyers dévastés, et, pour récompenser les deux légions qui venaient de faire cette expédition par un froid rigoureux, il donna à chaque soldat 200 sesterces, à chaque centurion 2000.

Le centre de la Gaule semblait définitivement pacifié, comme disaient les Romains. Mais à ce moment le Nord éclate, et d’abord les Carnutes. Ce peuple, qui avait donné le signal de la grande insurrection, devait à sou rang parmi les nations gauloises de combattre jusqu’au dernier jour. César rentrait, à Bibracte, quand il apprit le mouvement des Carnutes ; il repartit aussitôt, s’établit avec deux légions au milieu des ruines de Cenabum, et de là fit battre le pays par sa cavalerie et ses auxiliaires. C’était une guerre de dévastation et de pillage à laquelle les soldats se portaient avec l’ardeur du gain et l’amour du meurtre ; une partie considérable de la population carnute périt de froid et de misère au fond des bois.

Cette exécution n’était pas terminée, qu’un soulèvement général des peuples du Nord-Est le força d’accourir avec quatre légions au secours des Rèmes sérieusement menacés. Ambiorix, entendant un bruit de guerre retentir enfin dans la Belgique, était sorti des forêts de la Germanie où il se cachait, et cette fois les Bellovaques s’étaient levés en masse, soutenus par les peuples des vallées de la Somme et de l’Escaut, Ambiens et Atrébates, et par ceux de la basse Seine, Véliocasses, Calètes et Aulerques éburovices. Le proconsul se dirigea vers leur pays : il le trouva désert ; et quand il les rencontra sur le mont Saint-Marc (?) dans la forêt de Compiègne, leur position défendue par des marais était si forte, qu’il n’osa les attaquer. Il lui fallut songer à se prémunir lui-même contre toute surprise, en construisant pour ses quatre légions, à proximité de l’ennemi, une véritable forteresse, un camp dont le rempart, haut de 12 pieds, était surmonté de tours à trois étages que réunissaient des ponts couverts où les soldats combattaient à l’abri, deux fossés, larges chacun de 15 pieds, le précédaient. Plusieurs jours se passèrent en escarmouches de fourrageurs. César n’osait tenter une attaque à fond qui l’obligerait à traverser un terrain marécageux et à gravir ensuite des hauteurs hérissées de défenses. Il se résolut à recourir à son grand moyen, l’investissement, qui, avec des soldats aussi habiles à manier la pioche que l’épée, et contre des adversaires imprévoyants, permettait d’affamer l’ennemi d’autant plus vite qu’il était plus nombreux. Trois autres légions furent appelées, et les travaux commencèrent. A la vue de ces cheminements si rapidement poussés par de vigoureux travailleurs, les Bellovaques se souvinrent avec effroi d’Alexia, et une nuit ils firent sortir du camp les femmes, les enfants, les vieillards et les nombreux chariots qui portaient leurs bagages. Le jour les ayant surpris dans cette opération, César profita du désordre pour se rapprocher d’eux, afin de trouver l’occasion de frapper quelque coup décisif. Il Jeta des ponts en clayonnage sur le marais et gagna une hauteur voisine de celle que les Gaulois occupaient. Ceux-ci allumèrent de grands feux sur le front de leur camp, et derrière ce rideau de flammes et de fumée, que les Romains n’osaient franchir, de peur de tomber dans quelque embuscade, ils s’échappèrent. Atteints au voisinage de l’Aisne, ils perdirent leur meilleure infanterie, tous leurs cavaliers et leur chef Correus, qui refusa de se rendre[61]. Ce revers les découragea : ils implorèrent la clémence du vainqueur ; toutes les cités du nord-est livrèrent, comme eux, des otages. César parcourut la Belgique, rejeta encore une fois au delà du Rhin, Ambiorix, qui était rentré sur les terres de son peuple avec quelques centaines de fugitifs, puis il retourna vers la Loire, car au sud de ce fleuve toutes les cités s’étaient aussi soulevées.

Un ami des Romains, Durat, avait arrêté l’insurrection des Pictons en s’emparant de leur capitale. La guerre dans l’Ouest se concentra autour de cette place, que les Gaulois assiégèrent et que les Romains vinrent défendre. Le lieutenant Caninius y était accouru des frontières de la Province avec deux légions ; César lui envoya encore vingt-cinq cohortes sous les ordres de Fabius. Les alliés, craignant de se trouver pris entre la place et deux armées romaines, tachèrent de regagner la Loire. Au moment où ils la passaient, la cavalerie de Fabius parut et les rejeta sur la rive gauche ; les cohortes les y atteignirent, et cette armée fut encore détruite. Les Andes, ce qui restait des Carnutes et les cités armoricaines donnèrent des otages.

Des braves honorèrent ces derniers jours de la Gaule. Relevons pieusement leurs noms, car l’histoire doit faire comme ce vieillard des tombeaux, qui s’en allait par les bois et les monts cherchant les lieux où les martyrs étaient tombés, débarrassait de la mousse et des ronces la pierre des sépulcres, et faisait revivre les noms oubliés. Le chef des Bellovaques, Corrée, tombé dans une embuscade, combattit longtemps. Le fleuve, les forêts, étaient proches : il aurait pu fuir ; il ne le voulut pas, abattit tous ceux des légionnaires qui osèrent l’approcher, et ne succomba que quand l’ennemi l’eut accablé de loin sous une grêle de traits.

Guturvath était le chef des Carnutes et, comme Corrée, comme Vercingétorix, l’instigateur de la guerre acharnée que son peuple faisait aux Romains. César exigea qu’il lui fût livré, et ordonna à ses licteurs de battre de verges et de décapiter cet homme qui avait défendu contre lui son pays.

Un chef sénon, Drapeth, avait armé pour la guerre de la liberté jusqu’aux esclaves ; même après les derniers désastres, il continua de courir sus aux Romains ; pris par eux, il se laissa mourir de faim.

Dumnac, chef des Andes, se jeta dans les bois, quand il n’y eut plus d’espérance, et y fît perdre sa trace ; comme Ambiorix, il mourut ignoré, mais libre.

Comm, roi des Atrébates, avait expié par d’éclatants services envers la cause gauloise l’erreur qui l’avait fait d’abord ami de César. Labienus, redoutant son influence, l’avait attiré à une entrevue. On arrêta qu’au moment où l’officier romain, Volusenus, prendrait la main du Gaulois, les centurions dont il était accompagné se jetteraient sur Comm et le perceraient de leurs épées. Mais ses amis détournèrent le coup, et Comm, bien que grièvement blessé, échappa. Quand son peuple traita de la paix et voulut, pour le sauver, le comprendre parmi les otages, il refusa : J’ai juré, dit-il, de ne jamais me retrouver face à face avec un Romain ; et il disparut au fond des bois. Des fugitifs vinrent le rejoindre. Il continua la guerre avec eux, infestant le voisinage des camps, enlevant les convois destinés aux quartiers des légions. Un jour il rencontra le préfet Volusenus à la tête d’un parti de cavalerie. La vue de son ennemi irrite sa colère. Les Gaulois sont moins nombreux, mais Comm les supplie de l’aider dans sa vengeance. Il attire, par une fuite simulée, Volusenus loin des siens, puis tourne bride, se jette sur lui avec fureur et le blesse d’un coup de javelot. Les Romains accourent, il ne peut l’achever ; mais sa vengeance était satisfaite ; il députe à Antoine et offre de poser les armes, à la condition qu’il pourra vivre là où il sera sur de ne rencontrer jamais un Romain.

La dernière résistance fut faite par une ville obscure. L’invasion de Caninius dans l’Ouest avait contraint Luctère, l’ancien lieutenant de Vercingétorix, à renoncer à une nouvelle invasion de la Narbonnaise, et il avait jeté quelques troupes dans la petite place d’Uxellodunum[62] (probablement le Puy d’Issolu), chez les Cadurques (Quercy).

Caninius en forma aussitôt le siège. La place, bâtie au milieu de rochers escarpés, était si folie, que César eut le temps d’arriver de la Belgique, et ce ne fut qu’en coupant l’eau aux assiégés qu’on les força de se rendre. Le proconsul, qu’une telle guerre à la longue aurait ruiné, voulut faire un terrible exemple de ces derniers défenseurs de la liberté gauloise. Tous ceux qu’il trouva dans Uxellodunum eurent les mains coupées ; dispersés par toute la Gaule, ils allèrent annoncer le sort que les Romains réservaient à ceux qu’ils ne voulaient plus regarder que comme des rebelles. Un traître livra Luctère (51)[63].

Cette atrocité fut le dernier acte de la guerre des Gaules. Aucune lutte n’a laissé dans le monde ancien de plus grands souvenirs. Durant ces huit années, dit Plutarque, César força plus de huit cents villes, subjugua trois cents nations, vainquit trois millions d’hommes, dont un tiers périt sur le champ de bataille, et un autre tiers fut vendu. Que ces chiffres soient exagérés, peu importe ; ils montrent combien l’esprit des anciens fut frappé par ces combats clé géants. La Gaule avait une fin digne du renom que tant de victoires et de conquêtes lui avaient donné. A nous ses fils, il sera permis de ne pas nous atteler au char du vainqueur et d’honorer une résistance héroïque.

Mais, après cet hommage rendu au courage de nos pères, reconnaissons qu’au point de vues des intérêts généraux du monde, César venait de fermer d’une manière glorieuse la liste des conquêtes de la république romaine. Une grande guerre était finie et une grande œuvre était commencée. La frontière de Rome portée des Alpes au Rhin ; la barbarie germanique refoulée et contenue ; la civilisation gréco-latine semée aux bords de la Saône, de la Loire, de la Seine, et gagnant ainsi une assez large base pour n’avoir pas à craindre d’être à jamais, aux jours de malheur, étouffée sous les pas des envahisseurs : voilà le service rendu par César non seulement à Rome, mais à l’humanité. A cette œuvre, il avait employé huit années, onze logions, les inépuisables ressources de la discipline romaine, son génie et son incomparable activité. La Gaule était naguère comme le cheval indompté que nous voyons empreint sur les monnaies nerviennes, libre et emporté dans ses allures ; il lui avait mis le frein. Mais dès qu’elle eut accepté sa nouvelle condition, il s’appliqua à lui faire oublier sa défaite et à fermer les plaies de cette terrible guerre. Durant une année entière, il visita les principales cités, pour gagner les esprits et calmer les cœurs. Point de confiscations qui livrassent des terres à ses soldats, car il ne les avait pas achetés par dix ans de victoires et de butin pour en faire, à la veille de Pharsale, de pacifiques laboureurs dans les plaines gauloises. Point de lourd tribut, seulement celui que la nouvelle province avait consenti à paver durant la guerre (40 millions de sesterces, 10 millions de francs). Encore les exemptions étaient-elles nombreuses pour les alliés et les villes qui avaient su mériter ce privilège, surtout pour les nobles Gaulois qui devaient former dans chique cité une faction dévouée et rester les clients de César. A ces faveurs il ajouta ce que les sujets de Rome connaissaient moins encore, le respect pour les vaincus, pour leur gloire, pour les trophées, même élevés à ses dépens. Il avait perdu son épée dans une bataille, ses soldats la trouvèrent un jour suspendue dans un temple gaulois et voulurent l’arracher : Qu’elle leur reste, dit-il, elle est sacrée. Il leur laissait bien autre chose, leurs prêtres, leur religion, leurs lois, et il semblait, après la victoire, ne demeurer au milieu d’eux que pour leur imposer la paix publique et les associer à la grandeur romaine.

C’est qu’il avait intérêt à s’attacher maintenant cette race vaillante. La conquête de la Gaule lui avait donné l’armée la plus aguerrie, en même temps que la plus dévouée, de prodigieuses richesses et, dans la république, une immense influence. Il ne pouvait plus rentrer simple citoyen dans Rome, car il s’était élevé trop haut pour ne pas monter encore.

 

 

 

 



[1] Vitæ necisque in suos habet potestatem (de Bello Gallico, I, 46).

[2] Chaque tribu des Galates, en Asie-Mineure, avait aussi un chef et un sénat de 300 membres. (Strabon, XII, 5, 1.)

[3] .... Concilium totius Galliæ (de Bello Gallico, I, 50).

[4] .... Dumnorigem.... portoria reliquaque omnia Æduorum vectigalia parvo pretio redempta habere (de Bello Gallico, I, 18). Les impôts étaient même fort lourds.... Cum magnitudine tributorum premuntur (ibid., VI, 15). Les Vénètes prélevaient des droits sur tous ceux qui voulaient user de leurs ports (ibid., III, 8) ; les Valaisans, sur les marchands qui passaient le grand et le petit Saint-Bernard, etc.

[5] Sur les nombreuses mines de la Gaule, voyez Ernest Desjardins, op. cit., I, p. 409-433. On a récemment reconnu que l’étain a été très anciennement exploité en Gaule, et l’extraction du cuivre, de l’argent et de L’or y était plus active qui aujourd’hui. Les anciens, ayant beaucoup d’esclaves, les employaient à des travaux peu productifs qui ne feraient pas vivre nos ouvriers libres ; en outre, grâce au commerce, les minerais riches ont fait abandonner les minerais pauvres. Ainsi s’explique que la Gaule ait été renommée pour sa richesse en métaux précieux et que la France ne le soit plus.

[6] Il subsiste encore des restes de ces chaussées gauloises, et César parle de ponts établis sur l’Aisne, la Seine, la Loire, l’Allier, même sur le Rhône.

[7] De Provinciis consularibus, 13.

[8] Dion, XXXVII, 47-48 ; Tite Live, Épit., CIII.

[9] César, de Bello Gallico, VII, 4.

[10] Bellum incidit fere quotannis (César, ibid., VI, 95).

[11] D’après les registres, tenus en langue grecque, que César trouva dans leur camp, les émigrants étaient au nombre de 368.000, dont 92.000 en état de combattre. (Bell. Gall., I, 29.)

[12] Per tres potentissimos.... Galliæ totus sexe potiri posse sperant (César, de Bello Gallico, I, 3).

[13] César, ibid., I, 3 : in tertiam annum.

[14] L’empereur Napoléon III, qui a fait étudier soigneusement le terrain, ne croit pas que César ait formé un retranchement continu, comme ses paroles l’indiqueraient (B. G., I, 8). D’un rapport rédigé par le baron Stoffel, envoyé par l’empereur pour faire le relevé des lieux, il résulte que les points fortifiés par César ont dû être : 1° en aval d’Aire-la-Ville, 2° au nord de Cartigny, 3° au nord-ouest d’Avully, 4° en aval de Chanas, des deux côtés de l’embouchure de la Laire dans le Rhône, 5° entre Cologny et le Pas de l’Écluse. Ces travaux sont le premier exemple des lignes de défense dont l’empire couvrira toutes les parties vulnérables de ses frontières. Aujourd’hui il n’existe sur cette partie du cours du Rhône qu’un gué entre Russin à droite et le Moulin de Vert à gauche. Le tome II de la Vie de César par Napoléon III est le commentaire le plus complet qui ait encore été fait du livre de César, grâce à l’étude attentive ou à la recherche des localités, aux fouilles nombreuses qui ont été ordonnées, et à l’examen de toutes les questions de topographie, d’archéologie, d’art militaire et de science que le texte comporte.

[15] César s’est autorisé, pour toute sa guerre des Gaules, de ce sénatus-consulte qui, assurant à ses opérations la légalité, sans nécessiter d’autres décrets du sénat ou du peuple, lui permit de lever de nouvelles légions et d’ajouter chaque année une guerre à une autre guerre, jusqu’à ce que la Gaule entière fût conquise. (De Bello Gallico, I, 35.)

[16] César cite ces paroles d’Arioviste ; sont-elles authentiques ? La haine implacable des grands contre le proconsul des Gaules, que, plus tard, ils voulurent livrer aux Germains, le donnerait à penser.

[17] La riche cité d’Olbia, sur l’Hypanis (Bug), et toutes les villes du littoral nord-est de l’empire jusqu’à Apollonie, furent détruites vers ce temps par les Gètes. (Dion Chrysostome, Orat. XXXVI.)

[18] Les Gaulois du Danube étaient, comme les nôtres, déjà sortis de la barbarie. Dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ ils avaient frappé de la monnaie, et les Germains n’en ont fabriqué qu’au temps de Charlemagne, les Slaves qu’au onzième siècle de notre ère. (Fr. von Pulszky, Monum. de la domination celtique en Hongrie, dans Research., sept. 1879.)

[19] Sina gallo periculo.... interfecerunt quantum fuit diei spatium (César, de Bello Gall., II, 11).

[20] Napoléon III, Histoire de César, t. I, p. 95.

[21] Il y a beaucoup d’exagération dans ces chiffres, car on verra bientôt les Nerviens redevenus redoutables.

[22] Il fit mieux : il pourvut aux besoins des femmes, des enfants et des vieillards qui s’étaient réfugiés dans les marais ; il leur laissa tout le territoire de la nation et enjoignit aux peuples voisins de protéger contre toute violence les restes de ce peuple.

[23] Les écrivains belges, excepté M. Renard (Hist. polit. et milit. de la Belgique), placent cette bataille au village de Prèle, à 2 lieues de Charleroi. M. Renard la met, avec Napoléon, près de Maubeuge.

[24] C’est l’opinion de l’empereur Napoléon III ; on a proposé deux autres emplacements : le mont Falhèze, sur la rive gauche de la Meuse, en face de Huy, et Saint-Antoine, près de Philippeville.

[25] Celeriter, ut ante Cæsar imperarat, ignibus significatione facta (de Bello Gallico, II, 53).

[26] Même observation que pour les Nerviens. Les Atuatiques restèrent un des peuples importants du Belgium.

[27] Si tous les camps de César en Gaule ne sont pas des camps de César, rien n’empêche de croire que le proconsul soit venu à Cauterets, station thermale des Romains, très ancienne et très renommée, soit dans l’intervalle de l’une de ses campagnes, soit à la fin de 51, après la pacification de la Gaule et de l’Aquitaine.

[28] Napoléon III, Hist. de César, t. III, pl. 15, met la rencontre entre les deux flottes dans la baie de Quiberon, à la hauteur de Saint-Gildas, dans la direction des bouches de la rivière d’Auray ; M. E. Desjardins la place au milieu d’anciennes îles de la Loire, rattachées aujourd’hui au continent.

[29] L’empereur met le camp de Sabinus au Petit-Celland, entre la Sée et la route de Mortain à Avranches. Mais le texte de César est trop bref géographiquement pour autoriser une localisation quelconque.

[30] Suétone, César, 67.

[31] .... In expeditionibus tessellata et sectilia pavimenta circumtulisse (Id., ibid., 46). Il avait toujours deux tables : l’une pour ses officiers, l’autre pour les magistrats romains et les provinciaux de distinction. (Id., ibid., 48.)

[32] César composa en Gaule ses Commentaires, que nous avons, et un traité de l’Analogie, qui est perdu.

[33] Ad Quintum, II, 15.

[34] De provinciis consularibus, 13 et 14.

[35] César nous en a laissé la description : On réunissait, en les maintenant à la distance de 2 pieds l’une de l’autre, deux poutres d’un pied et demi d’équarrissage (le pied romain est de 0m,30), dont le bout était taillé en pointe, et dont la longueur était en proportion des différentes profondeurs du fleuve. On les disposait et on les fixait dans le fond du chenal, à l’aide de machines : on les y enfonçait avec le mouton, non pas verticalement, comme des pilotis, mais dans une direction oblique : celles qui étaient en amont étaient inclinées dans le sens du courant ; mais vis-à-vis, en aval des premières, à la distance de 40 pieds, on en enfonçait deux autres, accouplées de la même manière, et inclinées en sens contraire comme pour résister à la force des eaux. Sur chacun de ces pilotis ainsi inclinés, et dans l’intervalle des quatre poutres, c’est-à-dire de deux couples de pilotis, on logea de grandes poutres de 2 pieds d’équarrissage. Les deux couples furent reliés entre eux de chaque côté, à partir de l’extrémité supérieure, par deux attaches ou crampons, de sorte que les pilotis étaient ainsi maintenus les uns en face des autres, et présentaient un ensemble d’une si grande solidité, que la force de l’eau, loin de l’ébranler, en resserrait davantage toutes les parties. Quand on les eut établis sur toute la largeur du fleuve, on plaça des poutrelles sur les traverses, et l’on forma le plancher du pont avec des claies et des fascines. Enfin on enfonça obliquement, en aval de l’œuvre, des pieux liés à toute la charpente, et servant à l’étayer en résistant à la force du courant. D’autres avaient été placés en amont pour atténuer le choc des troncs d’arbres que les Barbares auraient pu s’aviser de jeter dans le fleuve pour ruiner les travaux. (De Bello Gallico, IV, 47.)

[36] La Bretagne n’était pas aussi barbare que César la représente ; les tribus du sud, qui semblent avoir été d’origine belge, étaient assez civilisées pour avoir de grandes routes et pour frapper, 150 ans avant Jésus-Christ, de la monnaie. (Evans, the Coins of the ancient Bretons, p. 51.) Entre la Bretagne et la Gaule il y avait un commerce actif attesté par César même.

[37] Cesoriacum (Boulogne), à l’embouchure de la Liane, a été le port des Romains pour la Bretagne, sous les empereurs, et il est probable qu’il fut celui de César ; mais il y a aussi des raisons pour mettre le Itius Portus à Wissant. L’empereur Napoléon III a préféré Boulogne, M. de Saulcy tient toujours pour Wissant.

[38] Trois cents soldats, qui ne purent aborder avec le reste de l’armée à Itius Portus, atterrirent plus bas et regagnaient le camp parterre lorsqu’ils furent assaillis par six mille Morins. Formés en cercle, ils repoussèrent durant quatre heures toutes les attaques jusqu’à ce que la cavalerie, envoyée à leur rencontre, vint les délivrer.

[39] Suivant Strabon (II, 160), le principal arsenal aurait été à l’embouchure de la Seine, et, comme au temps de l’expédition de Boulogne, sous Napoléon Ier, on aurait construit des péniches chez les riverains du fleuve.

[40] Les noms très gaulois de ces deux chefs prouvent que les Trévires n’étaient point Germains, ou que, chez eux, l’élément gaulois dominait.

[41] De là le très grand nombre de familles juliennes en Gaule.

[42] Suétone, César, 48.

[43] Les Galates d’Asie Mineure avaient conservé un conseil analogue de trois cents principes réunis aux tétrarques. (Strabon, XII, p. 567.)

[44] Fana templaque deum donis referta expilavit, urbes diruit sæpius ob prædam quam ob delictum (Suétone, César, 54).

[45] On a tour à tour placé le camp de Cicéron à Mons, Charleroi, Assche et aux environs de Sombreffe et de Gembloux.

[46] Napoléon, a dit dans son Précis des guerres de César : Les bras de nos soldats ont autant de foi ce et de vigueur que ceux des anciens Romains : nos outils de pionniers sont les mêmes ; nous avons un agent de plus, la poudre. Nous pouvons donc élever des remparts, creuser des fossés, couper des bois, bâtir des tours en aussi peu de temps et aussi bien qu’eux ; tuais les :amis offensives des modernes ont une tout autre puissance et agissent d’une manière toute différente que les armes offensives des anciens.

Les Romains doivent la constance de leurs succès à la méthode dont ils ne se sont jamais départis, de se camper tous les soirs dans un camp fortifié, de ne jamais donner bataille sans avoir derrière eux un camp retranché pour leur servir de retraite et renfermer leurs magasins, leurs bagages et leurs blessés. La nature des armes dans ces siècles était telle, que, dans ces camps, ils étaient non seulement à l’abri des insultes d’une armée égale, mais môme d’une armée supérieure. Ils étaient les maîtres de combattre ou d’attendre une occasion favorable....

Pourquoi une règle si sage a-t-elle été abandonnée par les généraux modernes ? Parce que les armes offensives ont changé de nature ; les armes de main étaient les armes principales des anciens ; c’est avec sa courte épée que le légionnaire a vaincu le monde ; c’est avec la pique macédonienne qu’Alexandre a conquis l’Asie. L’arme principale des armées modernes est l’arme de jet, te fusil, cette arme supérieure à tout ce que les hommes ont jamais inventé, aucune arme défensive ne peut en parer l’effet....

De ce que l’arme principale des anciens était l’épée ou la pique, leur formation habituelle a été l’ordre profond. La légion ou la phalange, dans quelque situation qu’elles fussent attaquées, soit de front, soit par le flanc droit ou par le flanc gauche, faisaient face partout sans aucun désavantage : elles ont pu camper sur des surfaces de peu d’étendue, afin d’avoir moins de peine à en fortifier les pourtours.... Les soldats, en travaillant chacun trente minutes au plus, fortifiaient leur camp et le mettaient hors d’insulte.

De ce que l’arme principale des modernes est l’arme de jet, leur ordre habituel a dû être l’ordre mince, qui seul leur permet de mettre en jeu toutes leurs machines de jet....

Si les Romains furent presque constamment battus par les Parthes, c’est que les Parthes étaient tous armés d’une arme de jet supérieure à celle de l’armée romaine ; de sorte que les boucliers des légions né la pouvaient parer. Les légionnaires, armés de leur courte épée, succombaient sous une grêle de traits, à laquelle ils ne pouvaient rien opposer, puisqu’ils n’étaient armés que de javelots (ou pilum)....

Une armée consulaire renfermée dans son camp ; attaquée par une armée moderne d’égale force, en serait chassée sans assaut et sans en venir à l’arme blanche, parce que son camp serait l’égout de tous les coups, de toutes les balles, de tous les boulets : l’incendie, la dévastation et la mort ouvriraient les portes et feraient tomber les retranchements.... Le feu du centre à la circonférence est nul ; celui de la circonférence au centre est irrésistible.

Ces considérations ont décidé les généraux modernes à renoncer au système des camps retranchés, pour y suppléer par celui des positions naturelles bien choisies.

Un camp romain était placé indépendamment des localités : toutes étaient bonnes pour des armées dont toute la force consistait dans les armes blanches ; il ne fallait ni coup d’œil ni génie militaire pour bien camper ; au lieu que le choix des positions, la manière de les occuper et de placer les différentes armes, en profitant des circonstances du terrain, est un art qui fait une partie du génie du capitaine moderne.

[47] Par conséquent trente cohortes pour remplacer les quinze qu’il avait perdues avec Sabinus ; il eut alors dix légions.

[48] C’est le sens donné à ce nom par M. de Belloguet.

[49] Les Gaulois s’étaient façonnés aux coutumes romaines. C’était l’usage que, chaque matin, un tribun vint b l’ordre chez le proconsul ou le préteur qui commandait l’armée et lui remit les états de présence. (Appien, Bellum civile, V, 45.)

[50] Je suis d’accord avec M. de Saulcy (les Campagnes de Jules César dans les Gaules, p. 29 et suiv.) sur le lieu du passage qui a dû se faire aux îles Saint-Germain, Billancourt et Séguin, mais il ne me semble pas que l’armée romaine ait pu déboucher en aval de l’île Séguin, où la rive gauche de la Seine est bordée par les hauteurs abruptes de Sèvres, de Bellevue et du Bas-Meudon. C’est en amont de l’île de Billancourt que les légions ont dû gagnes la plaine de Grenelle et celle de Montrouge. M. de Saulcy est disposé à croire que cette plaine dut son nom au sang qui y fait répandu, et Vitry le sien, village de la Victoire, Victoriacum, à la destruction de l’armée gauloise qui se serait achevée en ce lieu.

[51] Napoléon III met leur jonction à Joigny ; le duc d’Aumale à Vitry-la-Ville.

[52] On a indiqué beaucoup de lieux pour ce champ de bataille, aucun ne peut être donné avec certitude ; l’empereur dit les bords de la Vingeanne, entre Après et Longueau ; le duc d’Aumale met le combat au nord de Châtillon-sur-Seine.

[53] Alise-Sainte-Reine, village du département de la Côte-d’Or, à 10 kilomètres N. E. de Semur. On ferait toute une bibliothèque avec les seuls ouvrages écrits pour ou contre Alise-Sainte-Reine. Alaise, en Franche-Comté, conserve encore des partisans, et l’on est allé dans la Bresse aux environs d’Izernore, même en Savoie, près de Novalaise, pour trouver le lieu où s’est accompli le grand drame raconté dans les Commentaires. Les fouilles exécutées à Alise-Sainte-Reine ont fait reconnaître une partie des travaux décrits par César, et les monnaies trouvées dans ces fouilles, 134 deniers romains et 500 pièces gauloises, sont toutes antérieures à l’expédition de César ou contemporaines du siège : il n’y en a pas une qui soit postérieure à l’année 51. Le denier romain le plus récent est de l’année 51, et les monnaies gauloises sont bien celles qu’une armée coalisée a dit laisser : elles appartiennent aux Séquanes, aux Pictons, aux Carnutes, aux Bituriges, aux Volces, aux Santons, surtout aux Arvernes ; quelques-unes, de Marseille, avaient été apportées par le commerce dans les pays soulevés. On y lit les noms de plusieurs des chefs de l’insurrection : Vercingétorix, Taset, Litavic, Epasnact. Tous les deniers romains ont été trouvés dans un des fossés du camp de César, celui qui faisait face au mont Réa, où les légions perdirent beaucoup de monde ; toutes les pièces gauloises, sur le mont Réa, la rive gauche de l’ancien lit du Rabutin et sur la même rive de l’Ozerain, c’est-à-dire aux lieux où l’armée de secours fit ses plus furieuses attaques.

[54] Il s’élève de 160 à 180 mètres au-dessus du sol environnant, et le plateau qui le termine est long de 200 mètres sur 800 de largeur ; deux rivières en baignent le pied. La plaine des Laumes à l’ouest a une étendue d’environ 5000 pas (4100 mètres), partout ailleurs sont de hautes collines éloignées de 1100 à 1600 mètres du mont Auxois.

[55] On a peine à trouver sur le mont Auxois la place nécessaire à tant d’hommes et de chevaux, aux bagages, aux valets d’armée et aux Mandubiens réfugiés dans l’oppidum, et, quoique César confirme ce chiffre en disant qu’il renvoya libres vingt mille Arvernes et Édues, et que chacun de ses soixante mille soldats eût un esclave gaulois, je crois que les nombres sont fort exagérés. La première bataille et la déroute doivent avoir singulièrement diminué l’armée gauloise ; mais il ne convenait pas à César de le dire, et les généraux romains ne manquaient jamais d’enfler le chiffre, de leurs ennemis. Autrement, on s’étonnerait que cette nombreuse armée n’ait pas troublé les travaux d’investissement. Quand les meilleurs soldats de Vercingétorix, ses cavaliers, furent partis, il ne lui resta qu’une foule plutôt qu’une armée, et une fois la plaine des Laumes coupée par des tranchées, les sorties devinrent impossibles, à cause des vingt-trois castella élevés sur les collines, et dont les machines battaient tous les passages. D’après M. de Rochas, Balistique de l’Antiquité, la portée maxima des machines anciennes était de 440 mètres.

[56] Pour le détail de tous ces travaux et les résultats des fouilles faites à Alise, voyez l’Histoire de César par Napoléon III, t. II, p. 274 et suiv., avec les planches qui accompagnent le texte. Les travaux de circonvallation ne furent exécutés que là ois n’existaient point de défenses naturelles, et les Romains en trouvèrent beaucoup sur les collines qui entouraient le mont Auxois. Quant au fossé de 20 pieds (le pied romain est de 0m,29), cette profondeur ne fut sans doute atteinte que sur quelques points, et par ses parois verticales, directis lateribus, il faut entendre qu’on donna aux parois la pente la plus raide possible. Un témoin des fouilles m’assure d’ailleurs que le sol très résistant se prêtait à une coupe presque verticale.

[57] Encore un chiffre bien fort. Voyez, à ce sujet, la discussion de M. Ernest Desjardins.

[58] Tous les chefs gaulois vinrent se livrer, avec Vercingétorix. Suivant Dion (XL, 41), Vercingétorix aurait pu fuir, mais, confiant dans l’amitié de César, il se rendit au proconsul, qui, lui reprochant d’avoir trahi cette amitié, le fit charger de chaînes.

[59] La vente des esclaves était un profit avantageux. Après la prise de Pindenissum, petite ville de la Cilicie, Cicéron en vendit pour 12 millions de sesterces dans l’espace de trois jours, et la vente n’était pas terminée. (Ad Atticum, V, 20.)

[60] Pour l’hivernage, il avait réparti ses onze légions de la manière suivante : deux chez les Séquanes, autant chez les Rèmes, une chez chacun des peuples suivants : Boïes, Bituriges et Butènes ; une encore à Mâcon et à Chalon ; il en garda deux avec lui à Bibracte. Chaque légion était commandée par un légat.

[61] Ces combats sont placés par M. de Saulcy (Campagnes de Jules César en Gaule, p. 594 et suiv.) et par Napoléon III dans la forêt de Compiègne, au nord de cette ville. Le premier camp de César aurait été au mont Saint-Pierre en Châtres, le second au mont Collet ; les Gaulois sur le mont Saint-Marc. M. Peigné-Delacourt, qui a découvert, sous un demi mètre de tourbe, un pont de bois romain dans le marais de Breuil-le-Sec, sous Clermont (Oise), met le camp gaulois sur la colline qui domine cette ville.

[62] A Uxellodunum, César se trouvait sur la frontière de l’Aquitaine, où il n’avait pas encore paru ; il alla y passer l’été avec deux légions, visita Narbonne, traversa de nouveau la Gaule entière et s’arrêta à Nemetocena, chez les Atrébates, au cœur de la Belgique. Avant la fin de l’hiver 51-50, il se rendit dans la Cisalpine.

[63] Napoléon III, Histoire de César, pl. 30.