HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE LIII — LA GAULE AVANT CÉSAR.

 

 

I. — LES POPULATIONS PRIMITIVES.

L’homme de tous les temps se demande d’où il vient et où il va. La philosophie et la religion se chargent de répondre à la seconde question ; l’histoire essaye d’éclaircir la première, en dissipant la nuit qui couvre les origines. Puisque la suite de nos récits nous amène dans la vieille Gaule, arrêtons-nous un instant à étudier les peuples qui en ont commencé la civilisation. Nous l’avons fait pour l’Italie ; on nous pardonnera de le faire pour la France.

Dans les âges géologiques, la Gaule avait eu tous les climats, froids intenses ou chaleurs torrides, et toutes les faunes. Le gigantesque mammouth, l’élan à la vaste empaumure, le renne et le grand ours des cavernes l’habitaient, quand les glaciers des Alpes, passant par-dessus le Jura, arrivaient au Rhône et que ceux des Pyrénées descendaient bien loin dans les vallées inférieures. L’éléphant, le rhinocéros, le singe, le lion, y avaient écu, alors qu’elle avait la température africaine.

Mais il y a cinq ou six mille ans, au temps où Babylone bâtissait ses temples et l’Égypte ses pyramides, la Gaule avait le climat tempéré qu’elle garde encore et elle n’était qu’un dôme immense de verdure[1]. Des hautes régions des montagnes descendait la sombre armée des pins ; sur les pentes et dans les vallées, le chêne, l’orme, le hêtre, l’érable et le bouleau, dans les plaines humides, le saule, dans les lieux sombres, le buis gigantesque et l’if au suc vénéneux[2], se disputaient l’espace. Le sol granitique de l’Auvergne[3] était couvert d’aunaies, et les collines du Limousin, de châtaigniers[4].

A l’ombre de ces grands bois erraient le bœuf sauvage[5], qui n’existe plus que dans une forêt de la Lithuanie, et d’innombrables bandes de sangliers qui se nourrissaient du gland des chênaies. Sur le bord des rivières débordées, et plus puissantes alors qu’aujourd’hui[6], le castor bâtissait ses chaussées, et l’abeille disposait en paix ses rayons dans le creux des chênes[7]. Dans les montagnes, l’ours ; dans la plaine, le loup et le lynx, étaient les vrais maîtres du pays. L’homme cependant y était déjà venu depuis longtemps[8], et les grottes de nos collines ont conservé ses débris, ses armes, mètre ses arts : des silex et des quartz éclatés (haches de Saint Acheul), des outils et engins de chasse, des os sculptés, d’autres percés pour servir d’instruments de musique, des bois de renne portant des dessins gravés, etc. C’est l’âge de la pierre. De ces premiers-nés de la Gaule nous ne savons rien[9], et ceux qui furent nos pères erraient, bien loin de là, dans un autre monde.

C’est par les seuls écrivains de Rome et de la Grèce que, jusqu’à ces derniers temps, nous savions quelque chose de nos origines. Lorsque les Romains arrivèrent en Gaule, ils y trouvèrent trois ou quatre cents peuplades divisées en trois grandes familles : les Celtes ou Gaulois, les Belges et les Ibères ou Vascons. Mais doit étaient-ils venus ? Rome n’en savait rien et s’en inquiétait peu. En ce temps-là, on tranchait aisément la question d’origine en faisant naître les peuples du sol qui les portait. Les druides se vantaient d’être les enfants de la Gaule.

Les modernes ont cité plus curieux, mais ont longtemps cherché en vain. L’étude comparée des langues a enfin résolu le problème.

Les chefs de notre race ont d’abord habité les plaines de la haute Asie, mêlés aux aïeux des Hindous et des Perses, parlant aine langue que ceux-ci comprenaient, et peut-être ayant déjà en germe la corporation sacerdotale des druides, comble les deux autres peuples eurent celles des brahmanes et des mages. A une époque inconnue, les Celtes se séparèrent de leurs frères asiatiques ; ils prirent à l’ouest, et marchèrent dans cette direction tant qu’il y eut de la terre polar les porter[10].

L’Europe était alors, comme la Gaule, couverte de forêts vierges, où, n’eussent été les fleuves débordés, l’écureuil aurait pu courir de l’Oural à l’Océan, sans jamais toucher terre. Les Celtes, sortis des steppes de la haute Asie, tour à tour glacés et brûlés, s’engagèrent résolument dans l’insondable profondeur des grands bois, s’arrêtant peut-être aux clairières pour y semer un peu d’avoine et de seigle, qu’ils avaient apporté d’Asie, et menant avec eux le bœuf et le cheval, que les plus anciens peuples surent dompter, le chien, le mouton, la chèvre et le coq, déjà réduits à l’état domestique, et le porc dont la chair cuite en de grossières poteries resta leur aliment principal. Le sanglier fut plus tard le symbole et l’enseigne des nations gauloises.

Avec leurs haches et leurs couteaux de pierre polie, affilés à la meule ou au polissoir, avec leurs flèches à pointe de silex et des harpons en bois de renne, ils vivaient de la chasse et de la pêche, comme les Peaux-Rouges d’Amérique ; mais ils ne revenaient pas toujours, comme eux, au wigwam accoutumé. Leur terrain de chasse s’étendait sans cesse plus loin. C’étaient bien les hommes des forêts, les Celtes[11], comme les Grecs les appelèrent.

À force d’aller et de franchir fleuves et montagnes, ils arrivèrent un jour au bord de la grande mer qui bornait l’Occident. D’un point de ses côtes, ils virent de hautes falaises blanchir à l’horizon, et voulurent encore les atteindre. La grande île qui flanque la Gaule devint ainsi leur domaine ; ils s’arrêtèrent seulement quand, du haut des derniers promontoires de l’Écosse et de l’Irlande, ils ne trouvèrent devant eux que l’immensité de l’Océan. Il n’y avait pas à aller plus loin ; le long voyage commencé dans la Bactriane était achevé.

Ils n’en conservèrent nul souvenir, et se crurent eux-mêmes nés dans la Gaule ; mais ils gardèrent, en preuve de leur origine asiatique, un idiome qui est parent du sanscrit, la langue sacrée dans laquelle sont écrits les livres religieux de l’Hindoustan.

Cette langue des Celtes n’est pas perdue. Elle a une littérature, des poèmes, des légendes, et elle est encore parlée au fond de notre Bretagne, dans quelques coins reculés du pays de Galles, dans le nord de l’Écosse, en Irlande et dans l’île de Man. Ceux qui s’en servent sont les derniers représentants de cet ancien peuple. Ainsi quelques débris restés debout attestent la grandeur des monuments écroulés : mais ces débris mêmes s’amoindrissent chaque jour. En France, il n’y a pas trois cent mille Bas-Bretons qui comprennent encore et parlent l’idiome des druides. Le celte recule devant te français : l’école primaire, celle du régiment et le commerce lui font une guerre mortelle.

Les Celtes, dans les auteurs classiques, n’apparaissent que tiers la fin du sixième siècle avant notre ère ; mais ce n’est pas une preuve que ce peuple rte fut pas très ancien en Gaule, où il forma le second ban de la population et le second âge de l’histoire, celui de la pierre polie, des monuments mégalithiques et des palafittes ou stations lacustres. De cette époque datent les dolmens et les cillées couvertes, constructions funéraires, qu’on a trouvées dans onze cents communes de France, et qui ont permis de créer une science nouvelle, celle qui interroge les morts, ou du moins leurs cercueils, et que les Italiens ont si bien nommée la science des tombeaux.

Après un long intervalle, arriva le gros des tribus gauloises apparentées aux Celtes, mais parties beaucoup plus tard de l’Asie, et eu apportant une culture plus avancée. Établis d’abord dans la vallée du Danube, au voisinage de pays riches et civilisés, l’Asie Mineure, la Grèce et l’Italie, ces Gaulois y firent de nombreuses incursions ; et nous retrouvons de temps à autre des objets pillés par eux dans ces expéditions lointaines : à Rodenbach, près de Spire, une poterie étrusque ; ailleurs, des vases de bronze, des trépieds, des bijoux qui ont peut-être été pris au sac de Clusium.

Poursuivant leur route vers l’ouest, ils franchirent le Rhin et le Jura, refoulèrent les premiers Celtes devant eux et couvrirent d’innombrables tumulus la Gaule orientale et le sud de la Germanie. C’est le troisième âge, celui des métaux.

On a distingué les Celtes des Gaulois ou Galates[12]. Nous n’avons pas à discuter des questions spéciales d’ethnologie dans ce rapide résumé qui montrera seulement la physionomie générale des peuples dont Rome fit la conquête. L’archéologie gauloise, science née d’hier, a fait rapidement de grands progrès ; mais elle est encore en formation, et l’historien ne peut utiliser que les sciences faites ou assez avancées pour avoir résolu les plus importants problèmes, Du travail accompli, on peut conclure qu’il faut mettre hors de doute la haute antiquité de l’homme en Gaule, celle aussi des monuments mégalithiques, qu’on a appelés longtemps des monuments druidiques, mais dont l’existence a été constatée sur mille points du globe ; l’origine aryenne des Celtes ou Gaulois et de leur idiome ; la succession de civilisations différentes sur notre sol ou plutôt le développement progressif de l’industrie arrivant, des grossiers silex de Saint-Acheul, aux armes et aux instruments de bronze, surtout de fer, des tumulus ; enfin la longue occupation par les Gaulois de la vallée du Danube. Pour le reste, il convient d’attendre la lumière qui sortira du musée de Saint-Germain, où s’accumulent les objets trouvés dans les innombrables fouilles qu’une armée de savants exécute. Provisoirement, nous nous en tiendrons à cette phrase de César sur les habitants de la Gaule centrale : Qui ipsorum lingua Celtæ, nostra Galli appellantur[13]. Ces mots ne sont pas vrais pour toute la série chronologique, mais ils l’étaient pour le temps de César, et cela seul importe ici.

En arrivant dans le pays qui allait garder leur nom, les Gaulois trouvèrent des peuplades inconnues qu’ils exterminèrent ou asservirent et des tribus ibériennes établies depuis la Loire et le Rhône jusque dans les Pyrénées. Celles-ci font le désespoir de l’érudition moderne. Nul n’a encore découvert la route par laquelle les Ibères sont entrés en Europe, et leur langue n’est une dérivation évidente d’aucune langue connue. En Gaule, ils furent appelés Aquitains, Ibères en Espagne ; ils se nomment eux-mêmes les Eskualdunac. Sont-ils venus par l’Afrique et le détroit de Gibraltar, ou ont-ils traversé le continent, depuis le fond de l’Asie, en laissant quelques-uns des leurs dans le Caucase qui a aussi une Ibérie ? On ne sait. Des savants ayant trouvé à la langue euskara de certaines affinités avec les idiomes ougro-tartares, et particulièrement avec ceux qui se parlent depuis le nord de la Suède jusqu’au Kamtchatka, ont pensé qu’un flot d’hommes, apparentés à la race mongole, s’était répandu sur l’Europe avant les Celtes et que les Basques en seraient les derniers survivants dans notre Occident. Les Celtes, puis les Germains, auraient percé tout au travers de cette première population et rejeté ses débris : au sud-ouest vers les Pyrénées, au nord-est vers la mer Glaciale[14]. Si telle a été la route des Ibères, ils ont dû arriver de bonne heure aux lieux où nous les trouvons encore. L’antiquité leur connaissait déjà ce teint brun, cette constitution sèche avec une stature peu élevée que donne un long séjour dans les pays brûlés du soleil. Le Gaulois n’a jamais eu ces caractères physiologiques, ou il les avait perdus sous la voûte épaisse et sombre des bois. Dans cet air humide et froid, il avait pris les traits de l’homme du Nord, taille élancée, chevelure blonde, mais aussi cette constitution lymphatique qui ne permet pas de soutenir longtemps le même effort. Aident au début, le Gaulois se lassait vite[15].

Il y eut entre les deux races de longs combats. Les Eskualdunac furent chassés des bords de la Loire ; ils ne purent même tenir contre l’impétuosité gauloise dans les montagnes du Centre et repassèrent la Garonne. Mais, adossés aux Pyrénées, ils y firent, une résistance dont les envahisseurs ne parvinrent pas à triompher. Laissant aux Ibères les vallées abruptes d’où ils descendirent plus tard pour regagner la plaine jusqu’à la Garonne, les Celtes franchirent la chaîne pyrénéenne, inondèrent l’Espagne jusqu’à Cadix ; et un temps fut où la Celtica couvrit l’immense territoire qui s’étend des rives de l’Atlantique aux bouches du Danube.

Quand se produisit la réaction des tribus ibériennes, deux peuplades gauloises, les Tectosages et les Arécomiques, tinrent bon dans les bassins de la Garonne et de l’Aude. Les premiers se cantonnèrent à Toulouse, les seconds à Nîmes, qui devinrent deux puissantes cités.

Des Celtes mélangés de Germains étaient restés sur la rive droite du Rhin : ils franchirent à leur tour le grand fleuve et s’avancèrent le long de la mer brumeuse jusqu’aux bouches de la Seine : c’étaient les Belges, qui dominèrent entre la Marne, le Rhin et l’Océan germanique. De Celte à Belge, nulle différence essentielle, on passait insensiblement d’un de ces groupes de peuples à l’autre ; mais plus on avançait vers le nord-est, plus le caractère germain et la barbarie se montraient. La masse des Belges était au fond de la race des Celtes, et ceux-ci sont bien nos pères. Les dix-neuf vingtièmes d’entre nous descendent des Gaulois.

Deux peuples, d’une origine et d’une civilisation très différentes, vinrent mêler au sang gaulois quelques gouttes de sang étranger, les Phéniciens et les Grecs. Les hardis navigateurs de Tyr et de Carthage, qui parcoururent de si bonne heure tous les rivages de la Méditerranée, visitèrent aussi les bouches du Rhône, Ils se contentèrent d’abord de quelques échanges avec les indigènes, puis, obéissant à l’humeur envahissante qui leur faisait couvrir de colonies les côtes de l’Afrique, de la Sicile et de l’Espagne, ils s’avancèrent dans l’intérieur du pays. L’histoire légendaire des travaux de l’Hercule tyrien recouvre l’histoire réelle des voyages et des fondations de la race phénicienne en Gaule. Le dieu, disait la tradition, arriva d’Espagne aux bords du Rhône, où il eut à soutenir un combat terrible. Ses flèches étaient épuisées, et il allait succomber, quand Jupiter secourut son fils en faisant tomber du ciel une pluie de pierres qui fournit de nouvelles armes au héros. Ces pierres, on les peut voir encore ; elles recouvrent l’immense plaine de la Crau, où la Durance les avait apportées des Alpes. Hercule victorieux fonda, près de ces lieux, la ville de Mines, et, au cœur de la Gaule, celle d’Alésia. La vallée du Rhône ainsi conquise au commerce et ô la civilisation, le héros reprit sa route vers les Alpes, et les dieux le contemplèrent fendant les nuages et brisant la cime des monts. C’était le col de Tende qu’Hercule entrouvrait, et la route d’Italie en Espagne qu’il jetait par-dessus les Alpes abaissées. Ainsi, dans les âges reculés, les peuples aiment à attribuer au bras invincible d’un dieu ou d’un héros les efforts séculaires des générations[16].

La légende relative à l’Hercule tyrien en dit trop lorsqu’elle montre les Phéniciens fondateurs de villes dans l’intérieur de la Gaule, mais elle n’en dit pas assez sur les nombreuses colonies de ce peuple le long du littoral languedocien et provençal, ni sur les courses de ces audacieux marins à travers les mers orageuses de l’Occident. Longeant l’Espagne, puis la Gaule, ils atteignirent l’île d’Albion et peut-être la péninsule cimbrique, ou ils allèrent chercher les perlés d’ambre, ces larmes des filles du Soleil pleurant la mort de Phaéton, leur frère[17]

Les Phéniciens avaient précédé les Grecs dans la domination de la Méditerranée, mais ils furent supplantés par eux. Les Rhodiens s’établirent aux bouches du Rhône, tandis que les colonies ou les comptoirs des Phéniciens dans l’intérieur tombaient aux mains des indigènes. Vers 600, arrivèrent les Phocéens qui fondèrent Marseille. Les Grecs plaçaient une gracieuse histoire à l’origine de cette ville : un marchand phocéen, Euxène, aborda, disaient-ils, sur la côte gauloise, à quelque distance de l’embouchure du Rhône. Il était sur les terres du chef des Ségobriges, Nann, qui reçut bien l’étranger et l’invita au festin des fiançailles de sa fille. L’usage voulait que la jeune vierge vint elle-même offrir une coupe à celui des hôtes de son père qu’elle choisissait pour époux. A la fin du repas, elle entra, tenant la coupe pleine, tourna autour de la table où de jeunes chefs à la blonde chevelure cherchaient à arrêter ses regards. Mais ils étaient fixés sur l’étranger aux yeux noirs, aux traits intelligents et fiers. Cette beauté du Midi, qu’elle ne connaissait pas, séduisit l’enfant du Nord, et ce fut devant le Grec qu’elle s’arrêta. Nann accepta le choix de sa fille : il donna au Phocéen, comme dot, le golfe où les nouveaux venus avaient pris terre. Euxène y jeta les fondements de Marseille. L’histoire vient, dit-on, de la Perse, mais elle méritait d’être répétée par des Grecs et conservée par nous.

La nouvelle cité s’accrut rapidement sous la protection du puissant chef des Ségobriges. Mais Coman, son successeur eut, pour elle des sentiments contraires. Un jour qu’une grande fête était annoncée, Coman fait dire aux Massaliotes qu’il voulait honorer leurs dieux, et il envola dans la ville des chars couverts de feuillage sous lequel étaient des hommes armés. Lui-même s’approcha des portes avec ses guerriers, et s’y mit en embuscade. Une femme avait fondé la ville, une autre la sauva. Éprise d’un Phocéen, la fille d’un Ségobrige dévoila le complot ; les barbares, surpris, furent tués ; Coman lui-même périt. Mais de là sortirent des guerres continuelles qui auraient fini par épuiser les forces des Massaliotes sans un secours inattendu. Une horde immense descendait du Mord pour passer les Alpes. Son chef Bellovèse prit parti pour Marseille et frappa sur les Ligures de tels coups, que de longtemps ils ne purent inquiéter la cité phocéenne. Elle reçut, d’ailleurs, en 542, de nombreux renforts. Cyrus et ses Perses ayant soumis les Grecs d’Asie Mineure, les habitants de Phocée, plutôt que de lui obéir, abandonnèrent leur ville et jetèrent à la mer une masse de fer rougie au feu, en jurant de ne rentrer dans Phocée que lorsque ce fer remonterait brûlant à la surface des eaux ; ensuite ils firent voile pour leur riante colonie des Gaules. Marseille prospéra par l’alliance des Romains, qui abattirent tous les rivaux de son commerce ; en reconnaissance, elle leur ouvrit la Gaule, et ce fut pour la protéger qu’ils y formèrent leur première province.

Il nous reste de ces temps reculés un monument curieux et étrange, qui n’annonce pas les chefs-d’œuvre que la statuaire grecque enfantait déjà. C’est une pierre, qu’on eût prise pour un simple caillou, sans l’inscription qu’elle porte et qui en fait la représentation du fils de Vénus[18]. La première idole que la Grèce ait élevée dans le pays des pierres druidiques est un galet usé par les flots. Comme l’enfant, qui anime tout ce qu’il touche et prend un morceau de bois pour un homme, les peuples des premiers jours n’ont pas besoin que la forme réponde à la pensée ; ils mettent une idée dans une pierre et voir un dieu.

 

II. — LES GAULOIS.

On a souvent tracé des Gaulois, au moral, un portrait qui fait d’eux une race supérieure. On leur a donné courage et loyauté, foi religieuse et amour de la liberté, vivacité de l’intelligence, aptitude aux lettres, élan vers les idées, vers les choses nouvelles et promptitude morale à regretter le passé ou quelquefois d se décourager dans une lutte malheureuse. C’est un charmant pastel, mais il est douteux que nos guerriers aux moustaches fauves, aux passions violentes et brutales s’y fussent reconnus. Il n’aurait pas fallu se fier plus que de raison à leur loyauté. S’il est juste de les tenir pour braves et amoureux de l’indépendance, on trouverait ces qualités partout. Les druides ont eu grand crédit parmi eux : les prêtres n’ont-ils jamais régné ailleurs ? Leur élan vers les idées et les choses nouvelles étonne, car ils ont vécu longtemps près de la civilisation romaine et grecque, sans lui rien prendre, et les Galates établis durant six siècles au milieu de l’Asie Mineure y restèrent de vrais Gaulois. Leur aptitude aux lettres, à cause de quelques rhéteurs, peut-être d’origine italienne, que la Gaule renvoya à Rome, paraît un éloge prématuré. Que dira-t-on, alors, des Espagnols qui ont fait époque dans la littérature latine, en lui donnant Sénèque, Lucain, Quintilien et Martial, et des populations africaines doit sortirent Apulée, Tertullien et saint Augustin ? Le regret du passé est un des sentiments de la nature humaine, une des poésies du cœur, comme le facile découragement après la défaite un des traits habituels de la vie barbare. Il ne paraît pas d’ailleurs que la persévérance ait manqué aux peuples et aux chefs qui soutinrent la grande guerre de l’indépendance[19].

Laissons ces fantaisies et allons au vrai. Notre patriotisme n’est pas intéressé à cacher que nos pères étaient de vrais barbares, très braves, très batailleurs, grands détrancheurs d’hommes et faisant, quand ils le pouvaient, des festins homériques, au fond très semblables aux barbares de tous les temps, parce que la barbarie se ressemble à peu près partout, quand les conditions géographiques sont les mêmes[20]. Seulement les nôtres durent à leurs longs voyages, et plus encore à leur établissement en un pays placé à l’extrémité de la ligne des migrations asiatiques, un caractère particulier. Regardez la mer : au large, la vague est longue et mollement onduleuse ; au rivage, où elle finit, elle produit un ressac violent. Nos Gaulois, établis au bord extrême du continent et sans cesse remués par de nouveaux flots de peuples, luttèrent longtemps, ce qui les fit braves, et furent parfois contraints de céder leurs terres, ce qui les obligea d’en chercher d’autres et leur donna le goût des aventures.

Diodore de Sicile, qui écrivait à Rome du temps d’Auguste, représente les Gaulois comme de grande taille, avec la peau blanche et les cheveux blonds. Ce portrait n’est plus le nôtre, parce que notre sang est très mêlé et que les conditions physiques de notre pays et de notre existence ne sont plus les mêmes ; il conviendrait aux Scandinaves et à une bonne partie des Allemands. Quelques-uns, dit le même écrivain, se rasent la barbe, d’autres la laissent croître : les nobles portent de longues moustaches. Ils prennent leurs repas, accroupis sur des peaux de loups et de chiens. A côté d’eux, devant de larges foyers flamboient des chaudières et des broches garnies d’énormes quartiers de viande. On honore les braves en leur offrant les meilleurs morceaux. Tout étranger qui survient est invité au festin : ce n’est qu’après le repas qu’on lui demande qui il est et ce qu’il veut. Alors il faut de longs récits, car les Gaulois sont curieux d’entendre comme de voir. Mais ces festins sont souvent ensanglantés : les paroles font naître des querelles, et, comme ils méprisent la vie, ils se provoquent à des combats singuliers.

Leur aspect est effrayant ; ils ont la voix forte et rude, parlent peu et s’expriment par énigmes, en affectant, dans leur langage, de laisser deviner la plupart des choses. Nous n’avons pas gardé cette sobriété de paroles, mais on la retrouve chez les Indiens d’Amérique, qui croiraient se déshonorer s’ils parlaient autrement. Diodore ajoute : Ils emploient volontiers l’hyperbole pour se vanter eux-mêmes ou pour abaisser les autres. C’est encore un trait qui convient à bien des barbares et à beaucoup de civilisés.

Les anciens avaient grande peur des Gaulois, qui, enveloppant, parle Nord et l’Ouest, Ies pays de civilisation gréco-latine, y avaient semé souvent l’épouvante et la mort. Ils leur prêtaient des colères puériles qui paraissaient dénoter un caractère indomptable : Race violente, disaient-ils, qui fait la guerre aux hommes, à la nature et aux dieux. Ils lancent des flèches contre le ciel quand il tonne ; ils prennent les armes contre la tempête ; ils marchent, l’épée à la main, au-devant des fleuves débordés, ou de l’Océan en courroux. Strabon les appellera un peuple franc et simple, où chacun ressent les injustices faites à son voisin, et si vivement, que tous se rassemblent promptement pour les venger. C’était une disposition heureuse, mais qu’ils ont partagée avec toutes les tribus guerrières qui ont établi la solidarité du sang et de l’outrage.

Les Romains, gens du Midi, n’avaient que la tunique, simple chemise de laine, et la toge, qui enveloppait le corps entier tout en laissant les articulations libres, et protégeait contre le soleil, comme le burnous des Arabes. Avec ses larges plis et les mille manières de la porter, la toge est le costume d’art par excellence. Tout autre était l’habillement des Gaulois. Des chausses serrées aux jambes, qu’ils appelaient braies ; pour le haut du corps, une tunique de différentes couleurs, et par-dessus, une saie ou large bande d’étoffe qui fait penser au plaid écossais et devait rendre les mêmes services ; épaisse en hiver, légère en été, elle était attachée sur l’épaule par une agrafe ou fibule. La saie pouvait être flottante, mais le reste du costume, serré au corps, était approprié aux lieux : la toge romaine eût été, dés le premier jour, mise en lambeaux dans les halliers, et n’eût pas d’ailleurs défendu contre l’humidité et le froid du climat. Leurs gallicæ, ou, chaussures avec une semelle de bois, valaient également mieux, sur leur sol boueux, que les sandales faites pour le terrain solide et sec des grandes chaussées romaines[21].

Leurs maisons furent d’abord les grottes naturelles ou le gourbis de nos populations algériennes, des huttes rondes de branchages recouvertes de terre pétrie ou gazonnée, avec un trou au sommet pour la fumée, et dont l’intérieur était souvent creusé en contrebas du sol. On voit encore en plusieurs lieux de ces excavations circulaires que le peuple appelle, sans se tromper beaucoup, des fosses à loups[22]. Ils plaçaient volontiers leurs demeures au confluent de deux rivières, dans les ales, les presqu’îles, prés d’une source, ou dans le voisinage des forêts ; et ils n’avaient pas pour cela besoin d’aller bien loin. Pour plus de sûreté, les premiers Celtes, quand ils se trouvaient au voisinage d’un lac, établissaient leurs cabanes sur pilotis au milieu des eaux (palafittes), et cet usage se conserva longtemps. Plus tard, quand ils surent creuser des puits, ils établirent, en des lieux élevés et forts, des postes de refuge, oppida. Chaque demeure était entourée de haies faites avec des arbres abattus ; plusieurs de ces enclos réunis par une pareille enceinte formaient un village ou une ville.

Longtemps les premiers habitants de la Gaule n’avaient eu que des haches de pierre attachées par des lainières de cuir à des manches de bois, et des couteaux, des pointes de flèches en silex[23]. Dans un hypogée près de Crécy (Seine-et-Marne), on a trouvé une hache formée avec un morceau de jade enchâssé dans une corne de cerf, et une lame de silex dans une côte de bœuf. Près de Périgueux, on a découvert une sorte de manufacture d’armes en pierre, où se voient, au milieu de monceaux de débris, des haches jetées au rebut et d’autres qui avaient été retaillées. Ces sortes d’ateliers existent en beaucoup d’autres lieux. Dans l’un d’eux, trouvé à Saint-Acheul, près d’Amiens, ces témoignages de l’industrie humaine sont mêlés à des ossements fossiles de mastodontes, et datent par conséquent des temps les plus anciens.

Les armes de bronze, alliage de cuivre et d’étain, celles de fer, plus difficiles à fabriquer[24], sont d’un âge postérieur et appartinrent d’abord aux tribus de la Gaule orientale plus rapprochées du nord de l’Italie, où la métallurgie avait pris l’essor.

Il faut toucher avec respect ces armes informes ; c’est la première victoire de l’esprit et une conquête bien autrement précieuse alors que toutes les merveilles de la science moderne. Nul ne saura dire combien de temps et d’intelligence ont été dépensés pour arriver à tailler le silex, puis à le polir sur la meule ou le polissoir, pour découvrir le cuivre, sa fusibilité, son alliage avec l’étain, pour faire les moules où le métal fut fondu et coula. De quelle puissance se trouva armé le premier qui tint dans ses mains une hache de métal ! De ce jour seulement l’homme ne fut plus l’être déshérité de la création. Il cessa d’envier la vitesse de l’oiseau ou la force de l’ours, car sa flèche alla plus vite que l’épervier et sa hache abattit la bête fauve.

Il y a une ballade fameuse de Schiller, celle du hardi plongeur qui va chercher au fond du gouffre mugissant une coupe d’or que le roi y a jetée. Le cœur lui tremble, malgré son courage, quand il se voit seul, sous les vastes flots, parmi les monstres de l’abîme qui l’entourent et le menacent. Ainsi fut longtemps l’humanité, désarmée au milieu des bêtes dévorantes, jusqu’à ce qu’elle eût conquis la coupe d’or qui renfermait les premiers arts et que l’intelligence pût commencer son grand combat contre la force.

Dans les régions scandinaves, les archéologues ont pu diviser la civilisation préhistorique en trois périodes, celles de la pierre, du bronze et du fer. La succession n’a pas été aussi régulière en Gaule, où le bronze et le fer semblent être apparus presque dans le même temps, mais en quantité différente, le premier de ces métaux fournissant plus d’objets que le second. Leur présence ne marque pas une évolution spontanée de la civilisation celtique, car ces métaux arrivèrent en Gaule par la voie des échanges et donnèrent aux populations de l’Est, qui les reçurent les premières, la force de refouler dans l’Ouest les représentants moins bien armés de l’âge des dolmens et de la pierre polie. Au reste, cette vieille histoire de la Gaule est encore faite d’hypothèses, et nous ne connaissons bien que le dernier état de ces peuples, celui où César les trouva.

Le conquérant romain, tout en combattant, regardait, et ses Commentaires, écrits d’un style net et rapide, fournissent de précieux détails sur les mœurs et les coutumes de la Gaule ; nul n’a mieux connu les Gaulois que celui qui les a domptés. Un autre écrivain, contemporain d’Auguste, paraît aussi très au courant de leurs usages. Les uns, dit Diodore, portent des cuirasses de mailles de fer ; les autres combattent nus. Au lieu d’épées, ils ont de grands sabres suspendus à leur côté droit par des chaînes de fer ou d’airain. Quelques-uns entourent leurs tuniques de ceintures d’or ou d’argent. Ils se servent aussi de piques dont le fer a une coudée de longueur et prés de deux palmes de largeur. Leurs épées ne sont guère moins grandes que le javelot des autres nations, et les saunies, lourds javelots qu’ils lancent, ont des pointes plus longues que leurs épées. De ces saunies, les unes sont droites et les autres recourbées ; de sorte que non seulement elles coupent, mais encore déchirent les chairs, et qu’en retirant l’arme on agrandit la plaie.

Leurs boucliers étaient travaillés avec beaucoup d’art et parfois décorés de figures d’airain en bosse. Leurs casques d’airain portaient des figures en relief soit d’oiseaux, soit de quadrupèdes, ou des cornes qui semblent avoir eu une signification religieuse, de même que le collier, torques. Les bracelets étaient aussi des ornements indispensables : dans l’âge de pierre, on les faisait avec des coquilles ; plus tard, ils furent en métal, même en or[25]. Le guerrier des prairies d’Amérique et celui des îles Océaniennes surmontent leur tête de plumes brillantes ou d’ornements bizarres. Dans l’âge barbare l’homme a la vanité de la femme : il veut paraître beau autant que fort et brave.

Dans les voyages et dans les batailles, les plus riches se servent de chars à deux chevaux, portant un conducteur et un guerrier[26]. Ils lancent d’abord la saunie, et descendent ensuite pour attaquer l’ennemi avec l’épée. Quelques-uns méprisent la mort au point de venir au combat sans autre arme défensive qu’une ceinture autour du corps. Ils amènent avec eux des serviteurs de condition libre, et les emploient comme conducteurs et comme gardes. Avant que la trompette ait donné le signal de l’action, ils ont coutume de sortir des rangs et de provoquer les plus braves des ennemis à un combat singulier, en brandissant leurs armes pour effrayer leurs adversaires. Si quelqu’un accepte le défi, ils chantent les prouesses de leurs ancêtres, vantent leurs propres vertus et insultent leurs adversaires. Ils coupent la tête de leurs ennemis tombés, l’attachent au cou de leurs chevaux et clouent ces trophées à leurs maisons. Si c’est un ennemi renommé, ils conservent sa tête dans de l’huile de cèdre, et on en a vu refuser de vendre cette tête contre son poids d’or. J’en ai vu beaucoup, dit le philosophe Posidonios[27], et j’ai été long à m’habituer à ce spectacle. D’autres enchâssaient dans l’or le crâne de leur ennemi, et s’en servaient en guise de coupe pour les libations religieuses.

Ces provocations, ces longs discours, avant d’en venir aux mains, se retrouvent dans l’Iliade, et presque tous les barbares ont fait cet honneur à leurs ennemis, de conserver leur tête ou leur crâne comme un trophée.

Avant le combat, ils vouaient souvent à Hésus les dépouilles de l’ennemi, et, après la victoire, ils lui sacrifiaient ce qu’il leur restait du bétail qu’ils avaient enlevé. Le surplus du butin est placé dans un dépôt public ; et on peut voir, dans beaucoup de villes, de ces monceaux de dépouilles entassées dans des lieux consacrés. Il n’arrive guère qu’au mépris de la religion un Gaulois ose s’approprier clandestinement ce qu’il a pris à la guerre, ou ravir quelque chose de ces dépôts. Le plus cruel supplice punit ceux qui commettent ce larcin.

Chez les sauvages d’Afrique, d’Australie et du nouveau monde, qui n’ont pas même dans  leurs langues le mot aimer, la femme est un instrument de plaisir et de travail qu’on rejette ou que l’on brise, quand il a cessé de plaire ou de servir. La condition des femmes, en Gaule, annonce un état de civilisation déjà avancée. De choses, elles sont devenues des personnes. Libres dans le choix de leur époux, elles apportaient une dot, le mari prenait sur son bien une valeur égale ; on mettait le tout en commun, et cette somme restait au survivant avec les fruits qu’elle avait produits[28]. Mais l’époux avait sur sa femme comme sur ses enfants le droit de vie et de mort, et le fils ne pouvait aborder son père en public avant d’être en âge de porter les armes. Dans la Gaule orientale, on attribuait au plain la vertu d’attester la chasteté du mariage. L’époux, dit Julien[29], avait-il des doutes sur la naissance d’un fils : il exposait le nouveau-né sur le fleuve, qui vengeait sûrement les outrages faits à la foi conjugale. L’enfant illégitime était bien vite englouti, tandis que les flots berçaient doucement et rendaient à la mère éplorée le fruit d’une chaste union.

Lorsqu’un père de famille d’une haute naissance vient à mourir, ses proches s’assemblent, et, s’ils ont quelque soupçon sur sa mort, les femmes sont mises à la question[30] ; si le crime est prouvé, on les fait périr par le feu ou dans les plus horribles tourments. Les funérailles sont magnifiques. Tout ce qu’on croit avoir été cher au défunt pendant sa vie, on le jette dans le bûcher, même les animaux. Peu de temps encore avant l’expédition de César, on brûlait avec le mort les esclaves et les clients qu’il avait le plus aimés. Souvent les parents plaçaient sur le bûcher des lettres adressées a leurs proches, dans la pensée que les morts pourraient les lire, et l’on entassait des pierres sur leur tombeau[31].

Il semble qu’une portion du territoire de chaque peuplade, les pâturages, les eaux, les forêts, restait propriété collective : la tribu elle-même était comme une réunion de clans[32]. Deux classes s’y trouvaient : les nobles et les hommes libres. Les premiers ne composaient pas une caste fermée. Ils avaient de l’illustration, de la richesse, des terres, et autour de chacun d’eux se pressait une foule nombreuse de serviteurs et de clients qui vivaient héréditairement dans la maison ou sur le domaine du chef. César les appelle equites, les chevaliers, et cette cavalerie fut très estimée dans les légions de l’empire. Mais leurs rangs s’ouvraient devant le courage, et qui était digne de prendre place parmi les premiers de la cité, pouvait y prétendre. Quand il survient quelque guerre, ce qui arrive presque chaque année, tous les nobles prennent les armes, et proportionnent à l’éclat de leur naissance et à leurs richesses le nombre de serviteurs et de clients dont ils s’entourent. Quelques-uns de ces clients se vouaient à leur chef à la vie, à la mort. Chez les Aquitains, ces dévoués s’appelaient soldures. Les soldures jouissent de tous les biens de la vie avec ceux auxquels ils se sont consacrés par un pacte d’amitié ; si le chef périt, ils refusent de lui survivre et se tuent. Il n’est pas encore arrivé, de mémoire d’homme, qu’un de ceux qui s’étaient dévoués à un chef par un pacte semblable ait refusé de le suivre dans la mort.

Mais cette coutume de la clientèle avait aussi ses inconvénients : le chef devait défendre ses clients, venger le tort qui leur était fait ; d’où il résultait que chacune de ces associations formait comme un État dans l’État, et que la cité était bien souvent pleine de troubles. Nous avons vu la clientèle à Rome, et elle a existé presque partout, parce qu’elle est la première des formes sociales : le faible s’appuyant au fort. Mais la discipline romaine mit la cité au-dessus du clan, le citoyen au-dessus de l’individu ; c’est pourquoi Rome devint forte, tandis que la Gaule, qui rie connut qu’imparfaitement cette grande discipline de la cité, resta faible.

Les chevaliers et leurs clients ne laissaient qu’une place très humble aux hommes libres, plebs pene serco habetur. Cependant le nombre de ceux-ci était une force, et, utilisée par un ambitieux, elle changera plus d’une fois la constitution de l’État[33].

Les anciens formaient le conseil de la cité où certains peuples ne laissaient pas siéger deux membres de la même famille ; au-dessus d’eux était le roi ou un chef temporaire, même annuel. Quelques paroles des Commentaires donneraient à penser que dans les grandes circonstances il se réunissait un conseil général de la Gaule entière. L’état de division du pays ne permet de supposer que des assemblées de peuples confédérées ; cependant l’idée d’une représentation de 1a Gaule était dans les esprits, au moins du temps de César, et répondait à un sentiment obscur de l’unité nationale. La nation, disent de vieux documents gaéliques, est, d’après le droit primordial, au-dessus du chef, mais il y a sans doute plus de romain que de gaulois dans cette pensée.

Dans les assemblées, des précautions étaient prises contre les décisions précipitées auxquelles des rumeurs populaires auraient pu donner lieu. Dans les cantons, dit César, qui passent pour être le mieux administrés, c’est une loi sacrée que celui qui apprend quelque nouvelle intéressant la cité, doit en informer aussitôt le magistrat, sans la communiquer à nul autre, l’expérience ayant fait connaître que souvent les hommes imprudents et sans lumière s’effrayent de faux bruits, prennent des partis extrêmes, ou même se portent à des crimes. Les magistrats cachent ce qu’ils jugent convenable, et ne révèlent à la multitude que ce qu’ils estiment bon qu’elle sache. C’est dans l’assemblée seulement qu’on vient s’entretenir des affaires publiques.

Pour y maintenir l’ordre, les Gaulois avaient établi un usage singulier. Si quelqu’un interrompait l’orateur ou voulait parler hors de son tour, on lui coupait un pan de son manteau. Aux assemblées de guerre, d’autres coutumes existaient : celui dont l’embonpoint ne pouvait être contenu dans une ceinture réservée à cet usage était puni d’une amende, et celui qui arrivait le dernier au rendez-vous d’armes était mis à mort ; celui-là sans doute, en se faisant longtemps attendre, finissait par être regardé comme un réfractaire. Les Romains avaient une coutume analogue . à la revue des chevaliers, celui qui avait une trop forte corpulence était privé de son cheval par le censeur et relégué dans une classe inférieure[34] ; le citoyen qui ne répondait pas à l’appel de son nom pour le service militaire était vendu[35].

 

III. — LES DRUIDES.

Les Gaulois adorèrent d’abord le tonnerre, les astres, l’Océan, les fleuves, les lacs, le vent, les forêts, les montagnes et les grands chênes, c’est-à-dire les forces de la nature, croyances qui, en tous lieux, ont formé le fond du polythéisme primitif. Peu à peu les phénomènes se personnifièrent : Kirk représenta le terrible vent de la vallée du Rhône, le mistral, que les Provençaux nomment encore parfois de son nom gaulois, Cers ; Tarann fut l’esprit du tonnerre ; Bel, le dieu du soleil ; Pennin, le génie des Alpes ; Arduin, celui de l’immense forêt des Ardennes, etc.

Plus tard encore, les Gaulois adorèrent les forces morales et des dieux supérieurs Hésus, la cause première qui repousse toujours ; Ceutatés, l’ordonnateur du monde, le père du peuple ; Mercure, l’inventeur des arts et le conducteur des âmes, dont le nom gaulois a disparu ; Camul, le génie farouche de la guerre, le maître des braves ; Borvo, le dieu qui guérit[36] ; Ogmius, le dieu de la poésie et de l’éloquence qui était représenté, avec des chaînes d’or et d’ambre sortant de sa bouche pour aller saisir et entraîner ceux qui l’écoutaient ; la déesse Épona, protectrice des chevaux et des cavaliers, nombreux en Gaule ; les déesses mères, aïeules des Bonnes Dames et des Fées du moyen âge, etc.

Le druide, ministre de ces divinités, était à la fois l’interprète des volontés du ciel et des secrets de la terre. Il était prêtre et sorcier, s’abusait lui-même et abusait les autres. C’est l’état des religions et des sacerdoces à toutes les époques barbares. Comme il n’y a pas encore de science qui explique les phénomènes, tous ceux qui se produisent ont un caractère surnaturel dont le prêtre seul rend compte ou que seul il semble pouvoir conjurer. De la sa puissance, qu’il affermissait par un culte imposant et terrible, et par un enseignement qui tenait les fidèles sous son autorité morale[37].

Chaque année, durant la nuit du 1er mai, le retour radieux du soleil, ou de Bel, était célébré par de grands feux allumés sur les hauteurs. Nos feux de la Saint-Jean sont un reste de cette fête, comme notre bœuf gras était le taureau de Bel. La fête de Teutatès se célébrait la première nuit de l’année nouvelle dans les forêts, à la lueur des flambeaux. C’est alors qu’était cueilli en grande pompe le gui, plante parasite qui naît communément sur les branches de certains arbres et vit à leurs dépens en enfonçant dans leur écorce des racines qui se nourrissent de leur sève ; mais il pousse rarement sur le chêne, l’arbre vénéré des druides, et cette rareté fit sa fortune. Quand le sixième jour de la dernière lune d’hiver, en février ou en mars, les prêtres avaient enfin trouvé la plante étalant son vert feuillage sur les branches dépouillées d’un chêne, image de la vie sortant du milieu de la nature morte, le peuple accourait en foule autour de l’arbre sacré. Le chef des druides, vêtu de blanc, cueillait avec une faucille d’or la plante sainte, qui était reçue par d’autres prêtres dans une scie blanche, car elle tic devait point toucher la terre. On immolait deux taureaux blancs dont les cornes venaient d’être liées pour la première fois, puis on se réjouissait dans un festin d’avoir trouvé la plante qui donnait la santé et la vie. On la faisait tremper dans l’eau, et les Gaulois croyaient que cette eau possédait la double vertu de purifier le corps et l’Anne, de rendre fécond ce qui était stérile, et sain ce qui était malade. Cet usage, comme tant d’autres de ce temps, a laissé des traces profondes qu’on retrouve durant tout le moyen âge. Depuis bien des siècles nos pères ne cueillaient plus le gui sacré qu’ils chantaient encore au renouvellement de l’année : Au gui, l’an neuf ; et en Angleterre, le jour de Noël, bien des maisons ont la branche de gui sous laquelle se font des serments d’amour éternel.

D’autres herbes saintes avaient vies vertus merveilleuses ; mais, après le gui de chère, rien m’était puissant comme l’œuf de serpent[38]. Durant l’été, dit Pline, on voit se rassembler dans certaines cavernes de la Gaule des serpents sans nombre qui se mêlent, s’entrelacent, et avec leur salive jointe à l’écume qui suinte de leur peau, produisent cette espèce d’œuf. Lorsqu’il est parfait, ils l’élèvent et le soutiennent en l’air par leurs sifflements ; c’est alors qu’il faut s’en emparer avant qu’il ait touché la terre. Un homme, aposté à cet effet, s’élance, reçoit l’œuf dans un linge, saute sur un cheval qui l’attend, et s’éloigne à toute bride, car les serpents le poursuivent jusqu’à ce qu’il ait mis une rivière entre eux et lui. Il fallait l’enlever à une certaine époque de la lune ; on l’éprouvait en le plongeant dans l’eau ; s’il surnageait, quoique entouré d’un cercle d’or, il avait la vertu de faire gagner les procès et d’ouvrir un libre accès auprès des rois. Les druides le portaient au col, richement enchâssé, et le vendaient à très haut prix.

Les druides n’ont rien écrit, et les chants des bardes des anciens jours sont morts avec eus. Mais, dans un coin de l’Angleterre et de la France, leur souvenir s’est conservé ; le pays de Galles et l’Armorique ont eu longtemps leurs chantres nationaux, héritiers des bardes celtiques, de leur langue et de leurs traditions. Oit a cru pouvoir retirer de ces poésies galloises et bretonnes, surtout des premières, le vieil esprit des druides, et avec ces chants d’une époque relativement bien moderne, on a reconstitué tout un grand système de métaphysique. Je crains qu’on n’ait fait honneur aux druides de bien des choses qui ne leur appartiennent pas. J’emprunterai seulement à ces poésies un seul récit, celui de la naissance de Taliessin, où l’on reconnaîtra l’imagination enfantine du moyen âge, bien plus que l’esprit rude et court des temps reculés[39], mais où se trouve aussi comme un souvenir de la vertu des herbes saintes qui jouaient un si grand rôle dans le culte druidique.

Il y avait une femme puissante, la fée blanche, Koridwen, l’épouse de Hu-Ar-Bras, le premier des druides. Koridwen voulait faire sortir la science de la nuit, mais pour elle seule. Dans une chaudière elle lait les sis plantes de grande vertu : l’herbe d’or (probablement une espèce de verveine), la jusquiame, le samolin (le vélar barbare), la verveine, la primevère et le trèfle. Tout autour étaient les perles de la mer. Le nain Korrig se tenait auprès, mêlant les herbes sacrées qui bouillonnaient dans le vase. L’aveugle Morda devait entretenir le feu pendant un an et un jour sans interruption. L’année expirait lorsque trois gouttes de la liqueur enflammée tombèrent sur la main de Korrig. Se sentant brûlé, il porta le doigt à sa bouche. Aussitôt la science se découvre à lui, il comprend et sait tout ; excepté ces trois gouttes, le reste du breuvage était un poison. Le vase se renverse et se brise. Tout est perdu. La fée voit que le secret du monde lui échappe. Elle se jette sur le nain pour le tuer ; lui, il fuit, changeant de forme pour dérouter la poursuite. Mais Koridwen le presse toujours et prend, elle aussi, chaque fois, une forme supérieure et plus forte. D’abord, c’est une levrette qui chasse un lièvre jusqu’au bord d’une rivière. Le nain s’y jette et devient poisson ; une loutre le poursuit et va le saisir, il se change en oiseau ; un épervier fond sur lui, il se laisse tomber sur un tas de froment comme un grain de blé ; la fée blanche devient aussitôt une poule noire qui le trouve et l’avale.

Mais la science, la vérité, ne peut périr. Dans le sein de l’ennemie, elle croit, se développe, et neuf mois après, Koridwen met au monde un enfant. Hu-Ar-Bras veut qu’il périsse ; l’enfant est si beau, que Koridwen ne peut se résoudre à le tuer ; elle le met dans un berceau et l’abandonne à la mer. Le fils d’un chef rencontre le berceau arrêté au rivage, et, en voyant le nouveau-né, s’écrie : Taliessin ! (quel front radieux !) Le nom en resta à l’enfant. Taliessin eut la science profonde des druides et les chants harmonieux des bardes.

Des sacrifices humains ensanglantaient les grossiers autels que les druides élevaient au milieu des landes sauvages ou au plus tapais des forêts séculaires. Les grands bois ont une majesté sombre et triste qui prédispose à la crainte. Qu’y a-t-il au fond de ces abîmes de verdure qui ont si longtemps recelé pour l’homme des dangers redoutables ? Les druides y montraient des dieux avides de sang.

Les Gaulois, dit César, sont très superstitieux : ceux qui sont attaqués de maladies graves, comme ceux qui vivent au milieu de la guerre et des dangers, immolent des victimes humaines, ou font vœu d’en immoler, et ont recours, pour ces sacrifices, au ministère des druides, sans lesquels aucun sacrifice ne peut s’accomplir. Ils pensent que la vie d’un homme est nécessaire pour racheter celle d’un homme, et que les dieux immortels ne peuvent être apaisés qu’à ce prix ; ils ont même institué des sacrifices publics de ce genre. Ils ont quelquefois des mannequins d’une grandeur immense et tissus en osier, dont ils remplissent l’intérieur d’hommes vivants ; ils y mettent le feu et font expirer leurs victimes dans les flammes. Ils pensent que le supplice de ceux qui sont convaincus de vol, de brigandage ou de quelque autre délit, est plus agréable aux dieux immortels ; mais, quand ces hommes leur manquent, ils prennent des innocents. La manière dont tombait la victime, les convulsions de son agonie, la couleur de son sang, étaient autant de signes auxquels le sacrificateur reconnaissait la volonté des dieux[40]. Les Grecs avaient la même croyance quand ils voulaient tuer Iphigénie et qu’Achille égorgeait ses captifs sur la tombe de Patrocle ; les Romains lorsqu’ils enterraient vivants des Gaulois dans le Forum ou qu’ils faisaient combattre des gladiateurs autour d’un tombeau.

D’après certains témoignages de l’antiquité grecque et latine, les druides auraient enseigné que des peines et des récompenses, dans une vie à venir, attendaient l’homme. Ils cherchent à persuader, écrit César, que les âmes ne périssent point et qu’après le trépas elles passent dans un autre corps : croyance qui est singulièrement propre à inspirer le courage en éloignant la crainte de la mort.

La métempsycose est une idée pythagoricienne que les Grecs ont prêtée aux Gaulois et dont quelques druides hellénisants se seront vantés auprès de César. Rien, en effet, n’autorise à penser que ces prêtres aient eu, touchant le grand problème de la mort, un corps de doctrines mieux arrêté que ne l’était celui des Romains. Mais les cérémonies funèbres prouvent une foi en la vie d’outre-tombe, bien autrement vive que la croyance crépusculaire des Latins en la, triste existence des mânes. Horace, l’épicurien, qui sans cesse répète : Jouissez vite, ne perdez pas un moment, car la mort approche, trouve bien farouche cette Gaule qui ne s’effraye pas des funérailles : Non, parentis funera Galliæ. L’Occident n’a pas vu de peuple qui jouât plus facilement avec la vie et courut avec moins de crainte au-devant du fer, dans les combats, dans les duels, dans l’immolation volontaire des victimes pour les sacrifices, et jusque dans les festins. On en voyait, pour un peu de vin, tendre, après la coupe vidée, la gorge au couteau et mourir en riant. La mort n’était pour eux qu’un passage étroit et sombre au delà duquel ils voyaient briller la lumière.

La poussière des anciens renaîtra, disait, au sixième siècle de notre ère, Merlin l’enchanteur[41]. En signe de cette renaissance, dans la nuit du 1er novembre, les druides éteignaient tous les feux. La terre, plongée dans les ténèbres et le silence, semblait morte tout à coup, sur la plus haute colline, un feu brillant resplendissait ; la flamme des foyers domestiques se rallumait, après le foyer national, et le peuple éclatait en chants d’allégresse ; la vie reprenait possession du monde.

Dans cette même nuit, Samhan, le juge des morts, s’était assis sur son siège bien loin dans l’Occident, pour juger les âmes de ceux qui avaient succombé durant l’année. Elles arrivaient de tous les points de la grande Gaule, à l’extrémité de l’Armorique, au pied de ce promontoire de Plogoff, contre lequel la mer jette sa plainte éternelle. Les habitants de ce rivage, dit le poète Claudien, entendent les ombres qui arrivent et gémissent ; ils voient passer les pâles fantômes des morts. A l’heure solennelle de la nuit, où les légendes font ,s’ouvrir les cercueils et reparaître ceux qui ne sont plus, les pêcheurs de la côte entendaient frapper à leur porte et trouvaient leurs barques chargées de passagers invisibles. Dès qu’ils avaient orienté la voile et fixé le gouvernail, ils étaient emportés par une force inconnue qui, en quelques instants, amenait l’esquif aux rives de l’île de Prydain. La barque aussitôt s’allégeait, et le nautonier pouvait regagner sa demeure : les âmes étaient parties.

Mais elles reviendront pour remplir une seconde existence plus complète et meilleure. La mort n’est que le milieu de la vie. Ne savez-vous pas, fait-on dire au vieux barde Gwenc’hlan[42], qu’il faut que chacun meure trois fois, avant de se reposer pour toujours ? Ainsi le druide recommencera sa vie de méditations et d’étude, afin de savoir davantage ; ainsi le héros renaîtra, pour venger son peuple. Les Gallois n’ont-ils pas durant cinq cents ans attendu le retour d’Arthur ?

Les druides formaient non pas une caste héréditaire, niais un dopé se recrutant parmi les plus capables, avec un pontife suprême, des conciles et l’arme terrible de l’excommunication. Leur chef avait une autorité sans bornes. A sa mort, le plus éminent en dignité lui succède ; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l’élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. A une certaine époque de l’année, bus les druides s’assemblent dans un lieu consacré, sur la frontière du pays des Carnutes (Chartres), qui passe pour le point central de la Gaule. La se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. Dans les cantons particuliers, les druides sont encore les juges du peuple. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s’il s’élève un débat sur un héritage ou sur les limites, ce sont eux qui statuent. Ils dispensent les récompenses et les peines. Lorsqu’un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices : c’est chez eux la punition la plus rare. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis an rang des impies et des criminels ; tout le monde s’éloigne ; on fuit leur abord et leur entretien, comme si l’on craignait la contagion du mal dont ils sont frappés. Tout accès en justice leur est refusé, et ils n’ont part à aucun honneur.

Les druides ne vont point à la guerre et ne payent pas d’impôts. Séduits par de si grands privilèges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d’eux de leur propre mouvement, oui y sont envoyés par leurs proches. Là, dit-on, ils apprennent un grand nombre de vers ; il en est qui passent vingt années dans cet apprentissage. Il n’est pas permis de confier ces vers à l’écriture, et cependant, dans la plupart des affaires publiques et privées, ils se servent de lettres grecques. Il y a, ce me semble, deux raisons de cet usage : l’une est d’empêcher que leur science ne se répande dans le vulgaire ; l’autre que leurs disciples, se reposant sur l’écriture, ne négligent leur mémoire. Le mouvement des astres, l’immensité de l’univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont les sujets de leurs discussions ; ils les transmettent à la jeunesse.

Ce profond savoir des druides, dont il ne reste aucune trace authentique, et ce grand pouvoir qu’on ne voit pas agir durant la guerre de l’indépendance, nous sont suspects. Ces prêtres ont évidemment étonné les Romains et leur ont fait penser aux castes sacerdotales de l’Orient dont il était de mode de vanter la sagesse. Les faits connus de l’histoire gauloise ne laissent même pas soupçonner le rôle politique que César leur donne. On est donc tenté de croire que les renseignements fournis par son principal agent en Gaule, le druide Divitiac, homme d’imagination et de peu de scrupule, se rapportaient, non pas au présent, mais à un passé lointain que sa vanité montrait tout plein de la puissance et de la majesté de son ordre.

Cependant il faut retenir, des dernières paroles de César, ce qui concerne la constitution singulière de ce grand corps sacerdotal. Elle contraste avec toutes les institutions de l’antiquité gréco-latine. À Rome, le prêtre et le magistrat ne faisaient qu’un : César avait le souverain pontificat en même temps que l’autorité proconsulaire ; dans la Gaule, le chef militaire et le chef religieux étaient séparés. Un clergé véritable y régnait, et, par un système d’éducation tel que les anciens n’en ont pas connu, il avait dû exercer sur les âmes une puissante influence. Mais lorsqu’on en conclut que l’Église catholique a eu plus de prise sur des peuples dont l’ancienne organisation religieuse avait tant de ressemblance avec celle que le christianisme leur apportait, on oublie que cette organisation était déjà détruite, au premier siècle de notre ère, et qu’il ne restait du druidisme que ces croyances superstitieuses qui survivent si longtemps aux religions détrônées. Entre le règne des prêtres d’Hésus et celui des prêtres de Jésus-Christ, il faut placer trois siècles de domination païenne. Quand une alluvion puissante vient ainsi recouvrir les couches anciennes, elle en change la nature. On ne voit pas d’ailleurs que le christianisme se soit établi ni plus vite ni mieux dans la Gaule que dans les pays qui n’ont jamais connu le druidisme, comme l’Italie ou l’Espagne.

On trouve affiliés à l’ordre des druides des bardes, des devins et des prophétesses. Celles-ci, magiciennes redoutées, aimaient à vivre sur des écueils sauvages, battus par une mer orageuse. Les neuf druidesses de l’île de Sein, à la pointe occidentale de la Bretagne, passaient pour connaître l’avenir, et leurs paroles apaisaient ou soulevaient les tempêtes. Comme les vestales de Rome, elles étaient vouées à une virginité perpétuelle. D’autres, qui habitaient un îlot à l’embouchure de la Loire, avaient leurs époux sur le continent, mai ne les venaient voir qu’à des époques déterminées. Dès que la nuit était descendue sur les flots, elles montaient dans une barque qu’elles dirigeaient elles-mêmes, touchaient au rivage, et, avant que l’étoile du matin se fût levée, regagnaient leur île sauvage. Chaque année, à un jour prescrit, elles devaient, entre le lever et le coucher du soleil, abattre et reconstruire la demeure de leur dieu. Dès que brillait le premier rayon du soleil, le toit s’écroulait sous leurs coups redoublés, et un autre temple s’élevait rapidement, emblème de la destruction et du renouvellement du monde et de la vis Mais, malheur à celle qui laissait tomber un seul des matériaux nouveaux ! Elle était aussitôt déchirée par les mains de ses sœurs, rendues furieuses, et ses chairs sanglantes étaient dispersées autour de l’édifice sacré. Le mont Saint-Michel avait aussi son collège de druidesses : elles distribuaient aux fidèles des amulettes qui possédaient des propriétés merveilleuses et des flèches qui ne manquaient jamais leur but.

Les ovates, où devins, étaient chargés de toute la partie matérielle du culte. C’étaient eux qui cherchaient la révélation de l’avenir dans les entrailles des victimes et le vol des oiseaux. Un Gaulois n’accomplissait aucun acte important sans recourir à la science divinatoire de l’ovate. Telle est l’éternelle curiosité des peuples enfants. Ils ne savent rien du passé, bien peu du présent ; ils n’ont de souci que pour percer les ténèbres de l’avenir.

Tant que le pouvoir des druides fît incontesté, les bardes furent les poètes saufs appelés à toutes les cérémonies religieuses. Après que les chefs militaires se furent affranchis de la domination des prêtres, les bardes célébrèrent les puissants et les riches. De chantres des dieux et des héros, ils se firent les courtisans des hommes. On les voyait, à la table des grands, payer, par leurs vers, le droit de s’y asseoir. Un d’eux arrive trop tard, quand Luern, le roi des Arvernes, remontait déjà sur son char ; le barde suit le chef qui s’éloigne, eu déplorant sur une modulation grave et triste le sort du poète que l’heure a trompé. Luern, charmé, lui jette une poignée d’or. Aussitôt la ratte s’anime, ses cordes vibrent avec un son joyeux, et le barde chante : Ô roi, l’or germe sous les roues de ton char ; la fortune et le bonheur tombent de tes mains.

Cette tradition nous est venue par les Grecs, et on y reconnaît l’élégance de leur pensée ; l’ancienne poésie des bardes était certainement empreinte du caractère sauvage que ces hommes de sang devaient aimer.

 

IV. — MONUMENTS DITS DRUIDIQUES.

On trouve dans un grand nombre de nos provinces de l’Ouest des monuments étranges : peulvens ou menhirs (men, pierre ; hir, longue), blocs énormes de pierres brutes, fichées en terre isolément, ou rangées en avenue ; kroumlech’ ou menhirs disposés soit en un cercle unique, soit en plusieurs cercles concentriques autour d’un menhir plus élevé. Dans ces enceintes religieuses, on déposait les trophées des victoires, les étendards nationaux, même les trésors enlevés à l’ennemi, dont plus tard on confia la garde à des étangs et à des bois consacrés[43]. Les dolmens formés d’une ou plusieurs grandes pierres plates posées horizontalement sur plusieurs pierres verticales, étaient des chambres sépulcrales parfois recouvertes d’un terrassement, et qui renfermaient les restes de quelque chef fameux. Au pied d’un des dolmens des environs de Saumur, on a découvert un squelette avec un couteau de pierre au flanc. Était-ce le guerrier tombé dans la bataille, ou bien la victime immolée dans le sacrifice funéraire ?

On connaît les dolmens, dans un grand nombre de départements, sous les noms de pierre couverte, pierre levade, table du diable, tuile des fées, allée couverte. Il y a de ces monuments qui ont jusqu’à 7 mètres de long sur autant de large.

Dans les dolmens on trouve des instruments de pierre, quelquefois du bronze ou de l’or, très rarement du fer. Les palafittes ou cabanes sur pilotis sont du même âge : elles renferment des objets d’os et de pierre, identiques à ceux des dolmens, mais, de plus, des étoffes et, dans les vases tombés de ces cabanes au fond des eaux, des grains de froment, d’orge, d’avoine, de pois et de lentilles : preuve que ces chasseurs savaient aussi cultiver la terre.

Ils ne connaissaient pas ou connaissaient fort peu les métaux, qui abondent, au contraire, dans les tumulus. Ces tombeaux, qui contiennent beaucoup d’objets en bronze et en fer, n’en ont qu’un petit nombre eu silex ; et les poteries, moins grossières que celles des dolmens, sont décorées de losanges, de dents de loup, qui rappellent l’ornementation des plus anciens vases de la Cisalpine. L’est de la Gaule était en progrès sur l’ouest, et il en devait être ainsi : le rayonnement de la civilisation grecque et italiote y avait plus facilement pénétré[44].

Les plus célèbres monuments mégalithiques sont dans la Bretagne et l’Anjou[45]. Les alignements de Karnak[46] formaient dix allées ayant ensemble une largeur de 90 à 100 mètres, et plus de 4 kilomètres de longueur. Elles ont servi jusqu’à ces derniers temps de carrière aux habitants du voisinage. Quand elles étaient entières, on y comptait huit ou dix mille pierres, dont quelques-unes s’élèvent de 5 à 6 mètres au-dessus du sol, et beaucoup sont plantées la tète en bas. On dirait une armée de géants. C’est une armée aussi, du moins d’après les traditions des habitants, qui ne pouvaient vivre à côté de cet étrange monument sans en expliquer, à leur façon, l’existence. Un homme de Dieu, saint Cornely évangélisait ces contrées. Les ennemis de la foi s’irritèrent de ses victoires et s’assemblèrent en grand nombre pour le tuer. Le saint s’enfuit du côté de Karnak. Les premiers bataillons de l’armée des païens allaient l’atteindre : Dieu, pour sauver son serviteur, les changea en pierres ; ils y sont encore dans leur ordre de bataille. On voit aussi, près de Karnak, à Korkoro, la Roche aux Fées.

L’allée couverte ou dolmen de Bagneux près de Saumur, connue sous le nom de Roche aux Fées, a 20 mètres de longueur. Elle est formée de quatre pierres plates ayant 6m,50 de longueur, sur 5 mètres de largeur et 1 mètre d’épaisseur, pesant, par conséquent, chacune de 60 à 70.000 kilogrammes, et soutenues à 2m,40 au-dessus du sol par huit autres pierres plantées en terre. La Pierre branlante de Perros-Guirec (Côtes-du-Nord), longue de 14 mètres sur 7 d’épaisseur, est si parfaitement équilibrée, qu’un seul homme peut la mettre en branle, malgré son poids de 500.000 kilogrammes.

Dans la lande du haut Brambien on compte encore près de deux mille menhirs debout ou renversés. Celui du Champ-Dolent, près de Dol, a 10 mètres d’élévation au-dessus du sol, et sa base, qui s’enfonce peut-être de 4 mètres en terre, en a 8 de circonférence. Cette énorme masse a dû cependant être amenée du mont Dol qui s’élève a plus d’une lieue de distance.

A Lock-Maria-Ker se trouvent le Roi des menhirs, la Table des Marchands et l’allée couverte de Mané-Lud. Le Roi des menhirs était un bloc plus grand que l’obélisque de la place de la Concorde à Paris. Il a été malheureusement renversé, et gît à terre, brisé en quatre morceaux, en son entier, il avait 22 mètres de long et devait peser 250.000 kilogrammes. Par quels moyens ces barbares ont-ils remué de pareilles masses qui étonneraient notre mécanique ?

Ailleurs, ce sont des tombelles comme celle de la presqu’île de Dhuys, dans le Morbihan, qui a 100 pieds de hauteur et 350 à la base. Sous cette montagne artificielle, comme dans la chambre sépulcrale des pyramides d’Égypte, s’est trouvé un squelette, celui probablement d’un chef religieux. Les premiers habitants de la Gaule se condamnaient li d’immenses travaux pour honorer des dieux que nous ne connaissons plus et des morts dont le nom n’a vécu qu’un jour.

Ces singuliers monuments portent parfois de grossières ciselures et des signes divers : on y voit des croissants, des excavations rondes disposées en cercles, des spirales, des figures qui représentent peut-être des haches de pierre, des serpents ou des arbres entrelacés. On dirait le tatouage bizarre des sauvages appliqué au granit.

Les monuments appelés druidiques furent élevés avant l’arrivée des druides en Gaule ou avant l’époque de leur puissance ; ils appartiennent aux premières populations celtiques, qui continuèrent longtemps à en construire. Ces pierres colossales, dressées pour une limite de territoire, un souvenir aux hommes ou un hommage aux dieux, sont la plus antique manifestation monumentale de la force humaine, non pas seulement chez les Gaulois, mais partout. L’Iliade et la Bible en mentionnent ; l’Abyssinie en avait ; l’Égypte en fit ses obélisques et ses pyramides ; les pays scandinaves en sont pleins ; on en a trouvé au Caucase, en Arabie, à l’île de Pâques, perdue dans l’immensité de l’océan Pacifique, et jusque sur les côtes du Groenland. Les ruines de Dandy, dans file de Ceylan, ressemblent à s’y méprendre à celle d’Anglesey en Angleterre ; un cercle complet de pierres druidiques existe à Darab en Perse, et l’Amérique a les chalpas du Pérou et de la Bolivie, les mounds des vallées de l’Ohio et du Mississipi ; c’est l’architecture de la primitive humanité, et elle marque un état de culture par laquelle, à des époques fort différentes, de vieilles sociétés ont passé.

Beaucoup d’anciens peuples ont, en effet, formé leurs premiers autels et les plus anciens monuments de leur piété envers les dieux où de leur reconnaissance envers les hommes, avec de grands amoncellements de terre ou de pierres non taillées, telles que la nature les leur fournissait. Plus grand était l’effort, plus pesante était la pierre, plus il leur semblait que la divinité devait être satisfaite. Des alignements monstrueux de Karnak aux magnificences du Parthénon la distance est grande, mais la pensée est la même : seulement les Gaulois n’enfermaient pas la divinité en d’étroites murailles, ils lui donnaient des temples dont le ciel était la voûte. Si l’on en croyait les traditions des bardes gallois, les pierres de l’équilibre, comme ils appelaient les rochers que nous avons nommés les pierres branlantes, auraient été l’image de la divinité même, qui, libre dans sa volonté, ne penche, au gré d’aucune passion, plutôt d’un côté que de l’autre. L’idée est trop philosophique pour avoir appartenu à un temps où les dieux, au contraire, étaient conçus comme des êtres passionnés et violents.

Le respect pour les pierres druidiques résista aux interdictions réitérées des conciles de prier ou d’allumer des flambeaux devant les pierres ; et il n’est pas effacé partout. Des Bas-Bretons leur attribuent encore des vertus surnaturelles. En Normandie, on parle, à quelques veillées d’hiver, ou l’on y parlait naguère, des pierres tourneresses qui, dans la nuit de Noël, à minuit, tournent sur elles-mêmes[47]. Ailleurs certaines coutumes s’y rattachaient. Il n’y a pas longtemps que les femmes du Croisic ont cesse d’aller danser autour de l’énorme menhir et que d’autres grattaient les pierres druidiques dans la pensée que cette poussière les rendrait fécondes. A Guérande, la jeune fille qui voulait se marier venait déposer dans les fentes d’un dolmen des flocons de laine rose liés avec du clinquant ; à Colombiers, elle montait sur la pierre levée, y plaçait une pièce de monnaie et devait sauter seule en bas. Ces monuments, autour desquels s’étaient probablement accomplis de terribles scènes, m’entendaient plus que des vœux d’amour de jeunes filles.

 

 

 

 



[1] Avant l’invasion romaine, dit M. Belgrand (le Bassin parisien aux âges préhistoriques, p. 159), la France était couverte d’épaisses forêts, le sol même de la Champagne était tapissé de broussailles.

[2] Du moins les Gaulois le regardaient comme un poison.

[3] Arvernie, du gaélique ar, le, et vern, aune. Cf. A. Maury, Anciennes forêts de France.

[4] Parmi les végétaux exotiques de la Gaule, Pline nomme le châtaignier ; mais cet arbre est indigène dans les régions tempérées de l’Europe ; il est donc probable qu’il s’est acclimaté fort anciennement dans le centre de la France, où il se plait si bien.

[5] Les aurochs ou bisons d’Europe existent encore au Caucase et dans la Lithuanie, on l’on pourvoit à leur nourriture durant l’hiver.

[6] Le lit de la Vanne, qui n’a maintenant que 11 mètres de largeur, en avait autrefois 1160, suivant M. Belgrand (op. cit.).

[7] L’hydromel fait d’eau et de miel fut un des breuvages favoris des Gaulois. (Diodore, V, 26.)

[8] Il a habité la Gaule durant toute la période quaternaire et a probablement vécu aux confins des terrains tertiaires. (De Quatrefages, l’Espèce humaine.)

[9] Une science nouvelle, dont les généralisations sont prématurées, l’anthropologie, croit pouvoir affirmer que les crânes trouvés dans les terrains les plus anciens sont brachycéphales ou presque ronds (rapport de 85 à 100 entre les deux diamètres, transversal et longitudinal), tandis que les crânes plus modernes ou aryens sont dolichocéphales, c’est-à-dire allongés (rapport entre les mêmes diamètres : moins de 75 à 100).

[10] M. Ad. Pictet, de Genève, dans son livre sur les Aryas primitifs, qui est une sorte de paléontologie linguistique, a déjà établi quel fut le séjour primitif des Anas, leurs migrations vers l’occident, les rapports des Celtes, partis les premiers, avec les Pélasges ou Gréco-Latins, et les Germains, les Slaves qui Ies suivirent. Il montre quel était, avant leur séparation, l’état de ces tribus aryennes, cultivant déjà les plantes qui forment le fond de nos cultures, s’aidant de nos animaux domestiques et connaissant l’usage des métaux. Il a même recherché quelles pouvaient être leurs idées et leur organisation sociale.

[11] En gaélique koilte, forêt.

[12] Sur cette question voyez, au Journal des Savants de 1875, l’étude de M. Maury qui n’admet pas cette distinction que M. Alexandre Bertrand propose.

[13] De Bello Gallico, I, 4.

[14] Cette hypothèse est fort ébranlée par les récents travaux de M. Gustave Retzius.

[15] Les anthropologistes sont disposés à admettre que le type aryen primitif et par conséquent celui des Gaulois était une tète dolichocéphale, des cheveux blonds et des yeux bleus. Nos Gaulois châtains seraient des métis provenant du croisement avec les anciennes populations à teint brun. Les fouilles que j’ai fait exécuter autrefois dans Ies grottes du Périgord ont amené au jour plusieurs squelettes ayant appartenu à une race grande et vigoureuse. Parmi eux était celui d’une jeune femme qui, blessée au front d’un, coup de poignard en silex, avait dû survivre un mois à sa blessure, comme le prouvait le travail réparateur d’ossification que la nature avait commencé.

[16] Sur les colonies phéniciennes en Gaule, voyez E. Desjardins, Géogr. hist., etc., t. II, p.153 sqq.

[17] Apollonius, Argonautiques, IV, 610. La fin tragique de Phaéton et de ses sœurs est représentée sur plusieurs monuments antiques. Dans le bas-relief du musée du Louvre, l’Éridan sous la figure d’un vieillard reçoit le téméraire au milieu de ses ondes ; derrière, Amphitrite tient un dauphin ; auprès d’elle, Jupiter ou Pluton et Junon, divinités qui présidaient à l’air et au feu. La Terre, couchée, tient dans ses bras trois enfants, personnification des trois saisons antiques. Sur la gauche, Cycnus, ami de Phaéton, pleure sa mort ; devant lui est un cygne pour rappeler que le fils du Soleil fut métamorphosé en cet oiseau Enfin, les sœurs de Phaéton sont changées en peupliers, malgré les prières de leur mère Clymène, cause de la mort de son fils, dont les coursiers escortés des Dioscures occupent le haut du tableau. (Clarac, Descript. des Ant., n° 766 bis.)

[18] Heuzey, t. XXXV des Mémoires de la Société des Antiquaires de France, 1874. Cette pierre trouvée près d’Antibes, en 1866, et semblable à celles qu’on adorait en Asie, est le plus ancien monument de la civilisation grecque en Gante. M. Heuzey le fait remonter au cinquième siècle avant notre ère, et en traduit ainsi l’inscription : Je suis Terpon (nom local d’Éros ou de l’Amour), serviteur de l’auguste déesse Aphrodite. Que Cypris récompense de sa faveur ceux qui m’ont placé ici. M. Heuzey ajoute : Il y avait longtemps que les Grecs n’en étaient plus réduits à adorer des pierres brutes. Mais l’attachement persistant aux formes les plus primitives du culte à travers tous les progrès de l’art est, pour ainsi dire, une loi de l’histoire des religions. Ce ne fut qu’après le temps de Périclès que l’Amour de Praxitèle et celui de Lysippe furent placés à côté du grossier caillou auquel on sacrifiait dans le temple de Thespies. Ce ne fut qu’au temps de Pausanias, c’est-à-dire en plein empire romain, que l’on songea à consacrer, dans le temple d’Orchomène, à côté des trois pierres adorées pendant toute la période hellénique, le groupe des Grâces tel que : l’avait conçu la statuaire grecque. Encore les créations de l’art n’étaient-elles que des offrandes, des ornements des sanctuaires, qui ne diminuaient en rien le prestige relit eux des idoles véritables, des fétiches informes consacrés par la tradition.

[19] La question des races a fait dans ce siècle une brillante et dangereuse fortune par la science, la politique et la guerre. Sous les influences diverses de la géographie et de l’histoire, et par l’union d’éléments souvent hétérogènes, on a vu des nationalités se former, grandir et prendre un caractère déterminé qui a été appelé justement l’esprit national. Mais j’avoue ne pas connaître cette fée mystérieuse qui, penchée sur le berceau des races naissantes, les a douées de qualités bonnes ou mauvaises qu’elles garderont éternellement.

[20] Sir John Lubboch et Hartmann ont trouvé à peu près les mêmes mœurs chez les saurages de l’Australie et chez ceux de l’Afrique.

[21] Nous avons, à peu de chose près, gardé le costume des Gaulois. Nos pantalons sont leurs braies, nos gilets leur tunique. La saie s’est transformée pour le bourgeois en paletot, mais est restée la blouse de nos ouvriers et de nos paysans, qui portent encore la chaussure gauloise et lui ont même conservé son nom : les galoches. Les Gaulois avaient cherché l’utile, parce que le climat ne leur permettait pas de prendre le beau. Nous avons fait comme eux.

[22] Les souterrains, si nombreux dans nos provinces, ne datent pas tous de l’invasion franque et normande ou de la guerre de Cent ans. Beaucoup sans doute furent commencés par les Gaulois, témoin l’histoire de Sabinus.

[23] J’ai trouvé une de ces pointes de flèche dans le sable de la Seine, à Villeneuve Saint-Georges, au lieu où elle était tombée, il y a trois ou quatre mille ans, peut-être avec l’homme dont elle avait troué la poitrine, car ses arêtes étaient aussi vives qu’au premier jour ; une pâte calcaire qui s’était formée tout autour l’avait protégée. On peut y reconnaître encore le mode de fabrication : c’est un vrai travail de lapidaire. L’ouvrier était arrivé à donner au silex la pureté de forme qu’aurait eue le fer, en enlevant à la pierre des éclats microscopiques d l’aide de quelque autre corps dur. Cette pointe de flèche servirait encore aujourd’hui et ferait comme autrefois des blessures mortelles.

[24] Le fer se travaillant au marteau ne se prêtait pas comme le bronze coulé à prendre toutes les formes du moulage. De la sa rareté dans les palafittes et dans les tumulus, où d’ailleurs la facilité à l’oxydation a dû détruire beaucoup d’objets en fer, tandis que le bronze est à peu prés indestructible.

[25] Ces colliers et bracelets avaient probablement un caractère hiératique ou social ; les chers les portaient d’or ; pour les hommes libres, ils étaient de bronze. Le musée de Saint-Germain en a plus de 950.

[26] Il s’en trouve un au musée de Saint-Germain. (Voyez la Revue archéol., 1877, p. 217.)

[27] Posidonios, philosophe et rhéteur contemporain de Cicéron, voyagea en Gaule. Ses ouvrages sont perdus, mais Strabon s’en est servi et le cite souvent.

[28] César, de Bello Gall., VI, 19 : ....cum fructibus superiorum temporum. C’était notre don de survie.

[29] Epist. ad Maximum.

[30] César dit (de Bello Gall., VI, 19) : de uxoribus.... quœstionem habent, d’où quelques écrivains ont conclu que la polygamie existait en Gaule.

[31] On a découvert récemment aux portes de Paris, dans la presqu’île de Saint-Maur-des-Fossés, la sépulture d’un chef inhumé, il y a plus de vingt-cinq siècles, avec sa femme, son cheval et ses armes en silex. Ces restes sont déposés au musée de Cluny.

[32] Je crois cependant qu’on va trop loin en assimilant tout à fait la clientèle gauloise au système des clans d’Écosse. Tous les membres de ceux-ci prétendaient descendre d’un ancêtre commun ; dans celle-là il y avait bien des éléments étrangers à la parenté par le sang. Ainsi Dumnorix recrutait chaque jour, par ses libéralités, de nouveaux clients (César, B. G., I, 18).

[33] Voyez au chapitre suivant ce qui concerne Orgétorix, Ambiorix, Vercingétorix, etc.

[34] Nimis pinegui homini et corpulento (Aulu-Gelle, VII, 22). De même pour celui qui se présentait avec un cheval mal tenu. (Ibid., IV, 92 et 20.)

[35] Cicéron, pro Cæcina, 34.

[36] Les Romains l’ont assimilé à Apollon, le grand dieu guérisseur, et il était fort honoré dans les stations thermales, dont trois ont gardé son nom. Il l’a aussi donné à une des branches de la maison Capétienne, les Bourbons.

[37] D’où venaient les druides ? Les Celtes de l’Espagne, de la Cisalpine, de la vallée du Danube et de la Galatie, même ceux de la Narbonnaise, n’en avaient pas. On ne les trouve, hors de la Gaule, que dans la Bretagne et l’Irlande, et César pensait que la grande île avait été le principal foyer de la science druidique. Pour rendre compte de ce fait une explication se présente, mais à titre de pure hypothèse. Les Aryas primitifs avaient leurs chamans, qui, plus heureux que leurs successeurs sibériens, firent une brillante fortune, comme les brahmanes dans l’Inde, comme les mages dans la Perse, comme les druides chez les Celtes. Ces druides, partis avec les premières bandes celtiques, seraient arrivés avec elles au fond de l’Occident, en Bretagne., où, dans l’isolement insulaire et sous l’influence de circonstances favorables ou d’un homme supérieur, leur institut se serait développé jusqu’à se trouver un gour assez fort pour faire la conquête religieuse d’une partie de la Gaule. Les chamans des autres tribus celtiques, restés à l’état de sorciers obscurs et sans pouvoir, auraient échappé a l’œil de l’histoire.

[38] Ce prétendu œuf de serpent, qui, sous l’empereur Claude, coûta la vie à un chevalier romain, paraît avoir été un oursin fossile qui se trouve très communément dans les terrains secondaires et tertiaires. La trace de cette superstition n’est pas encore éteinte dans les montagnes de l’Écosse. On continue de porter des boules de verre dites dents de serpent, comme les druides en portaient à leur cou. De là aussi vient sans doute 1’usage de ces colliers d’ivoire ou d’ambre que les nourrices mettent au cou des enfants pour faciliter, disent-elles, la dentition.

[39] Le grand historien des Anglo-Saxons, Sharon Turner, avait, au commencement de ce siècle, affirmé l’authenticité des poésies galloises du moyen âge, et depuis on n’osait en douter ; M. de la Villemarqué a aussi donné, par son Barzaz-Breiz, une grande notoriété aux chants populaires de notre Bretagne. Mais l’authenticité des poésies galloises a été vivement attaquée par M. Nasli, dans son Taliésin (1858), p. 119-121 ; et celle des chants du Barzaz-Breiz, par M. Luzel et la Revue celtique de M. Gaidoz, t. II, p. 41-70. Si le livre de M. de la Villemarqué n’est plus un livre d’histoire, il garde un charme puissant comme œuvre littéraire.

[40] Encore au dernier siècle, on jetait dans les feux de la Saint-Jean des paniers où les hommes étaient remplacés par des chats, des renards ou des loups. (Gaidoz, Religion des Gaulois.)

[41] Personnage à demi fabuleux qui joue un grand rôle dans les romans de la Table Ronde, et à qui l’on a attribué des prophéties longtemps fameuses.

[42] Un des bardes du Barzaz-Breiz. Voyez la note 39.

[43] Voyez B. Fillon, Objets trouvés dans l’étang de Nesmy, 1879.

[44] Voyez la curieuse carte des dolmens et des tumulus dressée par M. A. Bertrand.

[45] Un menhir de granit, à Belle-Isle, et celui de l’île Hoëdic ont été amenés de la côte, qui est éloignée de 16 kilomètres. En lisant plus loin la description des grands vaisseaux des Vénètes, on comprendra comment les Gaulois purent faire traverser la mer à de telles masses.

[46] Karnak, en breton, signifie lieu de rochers.

[47] Conciles d’Arles (452), de Tours (567), de Nantes (700), etc. Cf. Cours d’antiquités monumentales de M. de Caumont, p. 119. En terminant ce chapitre, je dois remercier M. Al. Bertrand, qui a mis à ma disposition, avec une extrême obligeance, les richesses du musée de Saint-Grrmain et sa connaissance profonde de la Gaule celtique et romaine.