HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE L — DERNIÈRES GUERRES CONTRE MITHRIDATE.

 

 

I. — VICTOIRES DE LUCULLUS SUR LES ROIS DE PONT ET D’ARMÉNIE (74-46).

Après son entrevue à Dardanum avec Sylla, Mithridate avait regagné ses États, où de toutes parts des révoltes éclataient. Les peuples de la Colchide voulaient un de ses fils pour roi ; il le leur donna, niais peu de temps après il le fit saisir, charger de chaînes d’or et décapiter. Dans le Bosphore Cimmérien, les villes lui refusaient obéissance ; il réunit pour les châtier une armée si nombreuse, que Murena, laissé en Asie avec le titrer de propréteur et le commandement des deux légions de Fimbria, feignit de se croire menacé (83). Il voulait lui aussi des luttes, une victoire, un triomphe, et ses soldats demandaient du butin ; il envahit la Cappadoce, que Mithridate n’avait pas encore évacuée, et il y prit la ville de Comane dont il pilla le temple fameux. Le roi se plaignant de cette attaque comme d’une infraction au traité conclu avec Sylla, le propréteur répondit que ce traité n’avait pas été écrit, ce qui était vrai, et qu’il n’en connaissait pas les clauses. Il continua d’avancer et pénétra dans le Pont ; mais il fut battu, repassa l’Halys en désordre, et l’armée pontique touchait déjà la frontière de la province, quand un envoyé du dictateur vint arrêter les hostilités et tout rétablir dans l’ancien état (81).

Sylla avait assez de guerre et de gloire ; il voulait finir en paix et, pour cela, éviter tout ce qui pourrait causer un ébranlement en Orient. Cette même année 81, un Ptolémée, Alexandre II, avait légué aux Romains deux royaumes, l’Égypte et Chypre[1]. Le dictateur se contenta de réclamer l’argent déposé à Tyr par le prince défunt et laissa deux fils naturels de Ptolémée VIII Lathyros se partager l’héritage.

Mithridate aussi avait besoin de la paix pour raffermir son autorité ébranlée par tant eue défaites, et réparer les pertes qu’une telle guerre lui avait causées. Pendant quelques années, il ne parut occupé qu’à soumettre de nouveau le Bosphore Cimmérien, dont il confia l’administration à son fils Macharès, et à dompter les peuples barbares établis entre la Colchide et le Palus Mæotis. Mais dés qu’il apprit la mort de Sylla (78), il excita sous main le roi d’Arménie, Tigrane, à envahir la Cappadoce. Ce prince en prit la capitale, Mazaca, au pied du mont Argée, et enleva de ce royaume trois cent mille habitants pour peupler sa nouvelle capitale, Tigranocerte. La cession que Nicomède III mourant fit au sénat de la Bithynie (74) décida Mithridate à entrer lui-même en lice. D’ailleurs l’occasion semblait favorable. Les meilleurs généraux et presque toutes les forces de Rome étaient occupées en Espagne contre Sertorius ; les Dardaniens (Serbie), les Thraces, désolaient de leurs brigandages la Macédoine et toute la péninsule orientale[2] ; les pirates couvraient la mer, et les Bithyniens, que les publicains avaient en quelques mois soulevés contre eux, appelaient le roi de Pont à leur délivrance. Il commença aussitôt d’immenses préparatifs. Tous les peuples barbares, du Caucase au mont Hæmus, lui fournirent des auxiliaires, des Romains proscrits par Sylla dressèrent ses troupes, et Sertorius lui envoya des officiers (74) ; nous avons dit plus haut à quelles conditions.

Lucullus était alors consul avec M. Cotta ; il souhaita la direction de cette guerre. Loin d’avoir passé, comme on l’a dit, dans les plaisirs et l’étude une jeunesse inutile à l’État, il n’avait pas quitté le harnais durant plus de dix années. En 90, il servait dans la guerre Sociale ; en 88, il précéda Sylla en Grèce comme proquesteur et fit frapper, dans le Péloponnèse, avec une grande intégrité, toute la monnaie dont l’armée eut besoin durant la guerre Pontique[3]. Son général n’avait pas de vaisseaux pour disputer la mer aux forces ennemies ; au milieu de mille dangers, il alla en Crète, à Cyrène[4], en Égypte, en Chypre, à Rhodes, à Cos, à Cnide, etc., courant ainsi au milieu des pirates et des flottes royales toute la Méditerranée orientale, pour rassembler des navires. Il réussit et fit une importante diversion en encourageant les villes grecques d’Asie dans leur révolte contre Mithridate. A Chios, à Colophon, il aida les habitants à chasser leurs garnisons, et si plus tard il laissa échapper le roi enfermé dans Pitane pour ne pas donner à Fimbria l’honneur de terminer la guerre, il battit deux fois ses flottes et ouvrit à Sylla le chemin de l’Asie[5]. Chargé de repartir l’impôt de guerre, de 20.000 talents, il usa de la plus grande modération. Plusieurs villes cependant résistaient encore, il dispersa en deux rencontres les Mityléniens et les Éléates, et il ne revint à Rome qu’à la fin de l’année 80, tout juste assez tard pour ne pas tremper dans les proscriptions. Le dictateur l’accueillit avec la plus grande distinction. Leurs goûts les rapprochaient : tous deux aimaient à mêler les plaisirs de l’esprit aux recherches du luxe, et Sylla lui laissa, avec la tutelle de son fils, le soin de revoir, avant de les publier, des Commentaires qu’il avait écrits en grec. Préteur en 77 et consul en 74, il combattit, par respect pour la mémoire de Sylla autant que par zèle pour le parti des grands, les efforts du tribun Quinctius, qu’il finit peut-être par acheter[6].

Le sort lui avait assigné pour province consulaire la Cisalpine, tandis que son collègue avait eu la Bithynie. Mais le proconsul de Cilicie étant mort sur ces entrefaites, Lucullus demanda et obtint sa province. Son armée, qui comptait un peu moins de trente-deux mille hommes, se composait de recrues sans expérience et des vétérans de Fimbria, déjà deux fois rebelles[7] et habitués à une extrême licence. Comme Scipion et Paul-Émile, il commença par exercer ses troupes pour rétablir la discipline, et il marchait sur le Pont, quand il apprit que Mithridate, entraînant la république d’Héraclée dans son alliance, envahissait la Bithynie avec cent mille hommes de pied, six mille cavaliers et cent chars à faux, tandis qu’une flotte de quatre cents voiles, longeant la côte, essayait de combiner ses mouvements avec ceux de l’armée de terre ; que tous les publicains étaient massacrés par les habitants ; que Cotta, pressé de combattre, pour avoir seul l’honneur de vaincre, venait d’éprouver deux défaites en un jour, l’une sur terre, l’autre sur mer, et qu’il était étroitement bloqué dans Chalcédoine. Les officiers de Lucullus lui conseillaient de se jeter sur la Cappadoce et le Pont restés sans défense. J’aime mieux, dit le général, sauver un Romain qu’enlever à l’ennemi de faciles dépouilles ; qu’est-ce d’ailleurs que de laisser la bête pour courir au gîte abandonné ? Et il marcha au secours des assiégés. Mais, à la vue du nombre immense des troupes royales, il jugea prudent de ne pas engager une action générale, et se posta de manière à gêner le ravitaillement.

Dans l’antiquité, plus encore qu’aujourd’hui, faire vivre de grandes masses d’hommes était un problème fort difficile. Les Romains savaient à peu près le résoudre ; les barbares ne s’en doutaient pas. Lucullus établit son plan de campagne sur cette donnée : tenir sa petite armée dans l’abondance et empêcher l’armée royale de se nourrir.

Dans la péninsule montagneuse dont Chalcédoine occupe l’extrémité, Mithridate manqua bientôt de vivres. Pour en trouver, il s’étendit à l’ouest, dans la Mysie, et essaya d’enlever Cyzique par surprise. Lucullus le suivit ; canapé sur les derrières ‘de l’armée royale dans une bonne position, il intercepta les routes et attendit que la famine lui fournît un moyen d’avoir raison de cette multitude. La ville était forte et dévouée aux Romains ; quelques troupes que Lucullus y fit passer, la vue de son camp que les habitants découvraient du haut de leurs murs, soutinrent leur courage. La saison aussi les favorisait, c’était l’hiver : une violente tempête détruisit un jour tous les ouvrages du roi. Après avoir vécu de tout ce que le camp pouvait fournir, même des cadavres de leurs prisonniers, les assiégeants furent décimés par la peste et la l’amine. Un grand détachement que forma Mithridate pour faire des vivres, fut surpris au passage du Ryndacus et perdit quinze mille hommes[8]. Un de ses lieutenants, Eumachos, qui devait inquiéter les Romains sur leurs communications, fut encore battu en Phrygie par le prince galate Déjotarus. Entre ce camp immobile et cette ville inexpugnable, Mithridate voyait fondre son immense armée sans pouvoir la faire combattre, il se décida à fuir sur ses vaisseaux, laissant les troupes de terre se tirer comme elles pourraient des mains de l’ennemi. Elles prirent la direction de l’Æsepos et du Granique qui, grossis par les pluies, les arrêtèrent ; les Romains les atteignirent, et en tuèrent la plus grande partie : le reste se sauva à Lampsaque. Quelques vaisseaux du roi croisaient encore dans la Propontide et sur les côtes de la Troade ; Lucullus arma des galères, les poursuivit et les coula. Dans une de ces rencontres, il prit Varius, l’agent de Sertorius, et le fit mettre à mort ignominieusement (73). Ses captifs étaient si nombreux, que dans son camp on avait un esclave pour 4 drachmes.

Cependant Mithridate fuyait vers l’Euxin. Un officier à qui le proconsul avait ordonné de fermer le Bosphore de Thrace s’oublia à célébrer des fêtes et à se faire initier aux mystères de Samothrace. Quand le roi parut à l’entrée du détroit, le passage était libre ; mais des tempêtes détruisirent sa flotte, et ce fut à bord d’un pirate qu’il rentra dans Héraclée du Pont. De là il gagna Sinope et Amisos, d’où il sollicita son fils Macharès et son gendre Tigrane de lui envoyer de prompts secours. Dioclès, qu’il chargea d’aller avec de grosses sommes chez les Scythes, passa aux Romains.

Lucullus, laissant Cotta soumettre les villes de Bithynie qui tenaient encore, franchit l’Halys, le principal fleuve de l’Asie-Mineure, et pénétra dans le Pont ; trente mille Galates le suivaient portant des vivres pour son armée. Dans l’intention d’attirer le roi à une bataille avant l’arrivée des secours qu’il attendait, le proconsul ravagea le pays et s’arrêta longtemps, malgré les murmures de ses troupes, au siège d’Amisos (73-72). Au printemps, sur l’avis que le roi avait réuni quarante-quatre mille hommes à Cabira, presque aux sources de l’Halys, dans les montagnes qui séparent le Pont de l’Arménie, il l’alla chercher avec trois légions. Un traître lui ouvrit Ies sentiers qui menaient au camp royal. La cavalerie pontique repoussa d’abord celle des Romains, et Lucullus manqua d’être assassiné par un chef scythe qui était passé de son côté comme transfuge. Mais, lorsqu’il eut reconnu les lieux, il recommença la tactique qui lui avait si bien réussi devant Cyzique, et, par une foule de petits combats, il cerna et affama l’ennemi. Déjà Mithridate songeait à battre en retraite, quand une terreur panique saisit ses troupes : pour mieux fuir, elles renversèrent les murs du camp ; les légions survinrent, et le roi n’échappa qu’en semant ses trésors sur la route pour arrêter la poursuite.

Avant de passer la frontière de l’Arménie, où il voulait demander un asile Tigrane, le despote se souvint qu’il avait laissé ses sœurs et ses femmes enfermées dans Pharnacie ; il aima mieux les savoir mortes que tombées aux mains du vainqueur,’et un de ses eunuques alla leur porter l’ordre fatal. De ses deus sœurs l’une prit du poison en maudissant son frère ; l’autre le remercia d’avoir songé à la soustraire aux outrages. La plus chère de ses femmes, cette belle Monime qui, quinze

ans auparavant, avait échangé la liberté et les élégances de la vie grecque pour la servitude du harem, voulut s’étrangler avec le diadème que son époux avait placé sur son front ; trop faible, il se rompit ; alors le foulant aux pieds avec mépris : Funeste bandeau ! s’écria-t-elle, à quoi m’as-tu jamais servi ? Aujourd’hui même tu ne peux m’aider à mourir. Et elle se jeta sur l’épée que l’eunuque lui tendait.

Après la victoire de Cabira, Lucullus pénétra jusque chez les peuples voisins de la Colchide. Quelques places résistaient encore derrière lui : ainsi, Amisos, que défendait l’ingénieur Callimaque ; Héraclée, qui arrêta deux ans le proconsul Cotta. Placées au milieu des barbares, ces villes grecques s’étaient entourées de fortifications dont l’art de ce temps ne savait pas triompher, et la mer leur restant ouverte, elles ne craignaient pas la famine. Cependant, lorsqu’elles se virent sans espoir de secours, elles se soumirent. Après avoir réglé l’administration du Pont et traité avec Macharès, qui n’eut pas honte d’envoyer une couronne d’or au vainqueur de son père, Lucullus revint passer l’hiver à Éphèse.

La province avait besoin de sa présence, dévorée qu’elle était par les publicains et les usuriers. Elle n’avait pu encore payer toute la contribution de guerre imposée par Sylla, ou plutôt elle l’avait déjà payée six fois par l’accumulation des intérêts et les exactions des fermiers de l’impôt. La désolation était générale : aussi, quand Lucullus eut fixé la rente de l’argent à un pour cent par mois, défendu de prendre l’intérêt de l’intérêt, a abandonné ait créancier un quart seulement des revenus dit débiteur, les bénédictions du peuple l’empêchèrent d’entendre les violents murmures des publicains. Nous le verrons bientôt expier cette habile et généreuse conduite.

Depuis plusieurs mois, il avait envoyé son beau-frère Appius Clodius[9] réclamer de Tigrane l’extradition de Mithridate. Maître de l’Arménie, vainqueur des Parthes, qu’il avait repoussés dans les profondeurs de l’Asie, et conquérant de la Syrie, où la domination des Séleucides venait de disparaître honteusement, Tigrane était alors le plus puissant monarque de l’Orient. Il tenait toutes les routes militaires et commerciales de l’Asie antérieure : par la Médie Atropatène, et les vallées supérieures du Tigre et de l’Euphrate, celles du Sud ; par la Syrie, la Cilicie orientale et une partie de la Cappadoce, celles de l’Ouest. De quelque côté qu’il jetât son cri de guerre, il pouvait précipiter, du plateau arménien, d’innombrables armées dont rien ne semblait devoir arrêter le choc impétueux. Une foule de chefs renommés vivaient à sa cour en esclaves : quand il sortait, quatre rois couraient à pied devant son char. Il avait contraint les Parthes à lui laisser prendre le titre de roi des rois, qui semblait placer dans sa dépendance tous les princes de l’Asie. Au temps de sa prospérité, Mithridate n’avait pas reconnu cette suprématie : aussi n’avait-il obtenu de Tigrane, dans la dernière guerre contre Rome, que des secours insignifiants, et il avait été froidement reçu, quand il était venu se réfugier en Arménie. L’ambassade de Clodius changea ses dispositions. Le Romain avait dû se rendre en Syrie, où le roi se trouvait alors, et on l’avait arrêté à Antioche, sous prétexte que Tigrane achevait la soumission de la Phénicie. Suivant l’habitude des cours orientales, ce retard avait été calculé afin de donner à I’ambassadeur une haute idée de la puissance du monarque arménien et, en même temps, de marquer l’indifférence du roi des rois à l’égard de la république. Clodius en avait habilement profité pour nouer des intrigues avec les chefs et les villes de ces régions ; le roi de la Gordyène lui promit de se soulever dès que Lucullus paraîtrait : promesse qui, quelque temps après, fut cause de l’égorgement de toute cette race royale. Quand l’entrevue eut enfin lieu, Clodius déclara, en peu de paroles, qu’il était venu chercher Mithridate ou déclarer la guerre. Tigrane n’avait jamais entendu si simple et si fier langage ; il répondit qu’il acceptait la guerre et, appelant auprès de lui Mithridate, que jusqu’alors il n’avait pas admis en sa présence, il lui promit dix mille hommes pour rentrer dans son royaume, tandis qu’il mettrait lui-même sur pied toutes ses forces. II renouvelait donc la faute qui avait perdu Philippe et Antiochus. Pendant que son beau-père combattait pour chasser les Romains de l’Asie, au lieu de le soutenir, il était allé guerroyer au fond de la Phénicie ; et maintenant que Mithridate était fugitif, il entrait en lice. Rome devait avoir à bénir, jusqu’à sa dernière heure, l’imprévoyance de ses adversaires (70).

Lucullus ne s’effraya point de cette lutte qu’il avait provoquée. Il laissa six mille hommes à la garde du Pont, et ne prit avec lui que trois mille chevaux et douze mille fantassins, vieux soldats des légions fimbriennes, qui suivaient à regret un général, protecteur des indigènes contre leur avidité (69). Il se dirigea vers les provinces de l’Euphrate récemment conquises par Tigrane et où la population, mélangée de beaucoup de Grecs, se voyait avec horreur soumise à un prince qui rendait l’obéissance humiliante. Les intelligences que Clodius avait pratiquées en ce pays profitèrent à Lucullus, qui passa l’Euphrate et le Tigre sans obstacle, en faisant observer partout à ses troupes la plus sévère discipline. Tigrane ne pouvait croire à tant d’audace ; le premier qui lui annonça l’approche des légions paya l’avis de sa tête. Cependant il fallut bien admettre que l’ennemi n’était plus à Éphèse, comme le soutenaient les courtisans ; le grand roi donna l’ordre d’aller châtier ces insolents et de lui amener leur chef mort ou vif. L’avant-garde des légions suffit pour disperser cette première armée. Le roi, enfile inquiet, abandonna en toute hâte sa capitale, et se retira dans les montagnes qui séparent les sources du Tigre de celles de l’Euphrate, en appelant autour de son étendard ses contingents et ceux de ses alliés, depuis le Caucase jusqu’au golfe Persique.

Quand il eut réuni plus de deux cent cinquante mille hommes, et qu’il sut que Lucullus assiégeait sa capitale avec une armée si faible en nombre, qu’il n’eût pas voulu en faire son escorte ordinaire, il repoussa les conseils de Mithridate, et, au liera d’envelopper, d’affamer son adversaire, il courut lui présenter la bataille. Dès que son innombrable armée couronna les hauteurs d’où l’on découvre Tigranocerte, Lucullus, laissant à Murena six mille auxiliaires pour empêcher une sortie, marcha, avec onze mille hommes et quelque cavalerie, à la rencontre du roi. S’ils viennent comme ambassadeurs, dit Tigrane en voyant leur petit nombre, ils sont beaucoup ; si c’est comme ennemis, ils sont bien peu. Le général romain, qui portait dans cette guerre autant d’audace qu’il avait mis de prudence et de lenteur en face du roi de Pont, commença l’attaque en gravissant lui-même, à la tête de deux cohortes, une colline que Tigrane avait négligé d’occuper. De là les Romains se précipitèrent sur les dix-sept mille cavaliers bardés de fer, qui, n’osant attendre le choc, se rejetèrent sur leur infanterie où ils portèrent le désordre. Tigrane fut le premier à fuir ; sa tiare et son diadème tombèrent aux mains du vainqueur. Lucullus prétendit n’avoir eu que cinq hommes tués et cent blessés, mais compta par cent mille les morts de l’armée barbare (6 oct. 69). Une révolte des habitants grecs de Tigranocerte facilita l’assaut. Les légionnaires y trouvèrent, sans parler d’autre butin, 8.000 talents d’or monnayé, et reçurent de leur général 800 drachmes par tête. Jamais plus facile succès n’avait été plus richement récompensé[10].

Lucullus hiverna dans la Gordyène et la Sophène, recevant l’alliance de tous les princes du voisinage et sollicitant celle de Phraate, roi des Parthes. Ce prince réclamait de Tigrane la Mésopotamie et avait à venger sur les Arméniens les longues humiliations de sa maison ; mais Tigrane lui montrait tous les trônes de l’Orient également menacés par les victoires des légions. Un député romain le trouva flottant entre les deux partis. Lucullus n’accepta point cette neutralité, et ordonna à ses lieutenants dans le Pont de lui amener leurs troupes. II avait pris en tel mépris ces rois si redoutés, qu’il ne craignait pas de s’enfoncer au cœur de l’Asie et d’attaquer un troisième empire. Mais ses officiers et ses soldats, devenus trop riches pour courir de nouveaux hasards, refusèrent de le suivre, et il dut se résigner à n’achever que la défaite du roi d’Arménie. L’armée de Tigrane, reformée par Mithridate et composée seulement des meilleures troupes, avait reparu autour de Lucullus ; elle refusait le combat et cherchait à lui couper les vivres. Afin de l’amener à une action, Lucullus marcha sur Artaxata, la vraie capitale de l’Arménie[11], qui renfermait les femmes, les enfants et les trésors du roi. Tigrane, en effet, le suivit, et, pour sauver sa seconde capitale, livra bataille. Le résultat fut le même que l’année précédente (68).

Artaxata, bâtie, dit-on, par Annibal, s’élevait sur les bords de l’Araxe, au nord-est du mont Ararat, haute montagne dont la cime toujours glacée se cache à plus de 5000 mètres dans les nues. Quand les vents qui passent sur ces neiges éternelles descendent dans les vallées, l’hiver arrive tout à coup. Un froid subit et une neige abondante arrêtèrent l’armée romaine dans sa poursuite. Les soldats refusèrent de rester plus longtemps sous ce rude climat, et Lucullus, abandonnant le siège d’Artaxata, recula vers le sud, dans la Mygdonie, où il emporta d’assaut la forte place de Nisibe (67). Ce fut le terme de ses succès.

Il n’avait pas su, comme Scipion ou Sylla, adoucir par l’affabilité des manières la rigueur du commandement, et ses soldats ne pouvaient lui pardonner de les avoir tenus sans relâche sous la tente, depuis huit ans que durait cette guerre, et d’avoir, à leurs dépens, ménagé les villes qu’il recevait à composition, au lieu de les enlever de vive force, ce qui eût autorisé le pillage. Son beau-frère, Clodius, jeune noble plein d’une criminelle audace, les encourageait par de séditieuses paroles. Vous n’êtes, leur disait-il, que les muletiers de Lucullus ; vous ne lui servez qu’à escorter ses trésors. Il pille pour son compte les palais de Tigrane, et il vous force d’épargner ceux que le droit de la victoire vous livre. A Rome, Lucullus avait d’autres ennemis, les publicains, ces harpies qui dévoraient la substance des peuples, et dont ses règlements avaient arrêté les rapines. Depuis qu’il commandait en Asie, la province s’était relevée ; en quatre années toutes les dettes avaient été acquittées, tous les biens-fonds dégagés. Mais il oubliait et Rutilius et cette conjuration permanente que les chevaliers formaient, dit Cicéron, contre ceux qui réprimaient leur avidité. Redevenus tout-puissants, grâce à Pompée, ils avaient hâte de se venger de l’homme qui les forçait à être justes et modérés. Tandis que l’armée de Lucullus retenait son général dans une inaction forcée, les publicains, soutenus par l’ancien tribun Quinctius, alors préteur, lui enlevaient à Rome son commandement et faisaient décréter le licenciement d’une partie de ses troupes (67).

 

II. — POMPÉE SUCCÈDE À LUCULLUS DANS LE COMMANDEMENT DE L’ARMÉE D’ASIE (66).

Mithridate et Tigrane mirent à profit ces mésintelligences pour rentrer dans leurs États ; le roi de Pont battit même un lieutenant, à qui il tua sept mille hommes, cent cinquante centurions et vingt-quatre tribuns (67). Un autre aurait eu le même sort sans une blessure que Mithridate reçut dans la mêlée, de la main d’un transfuge. L’arrivée de Lucullus, qui avait une dernière fois réussi à entraîner ses soldats en leur faisant honte d’abandonner leurs camarades, rejeta le roi dans la petite Arménie ; mais ils ne voulurent pas l’y poursuivre. En vain leur général descendit aux prières : plus maîtres que lui dans son camp, ils lui dirent d’aller seul chercher l’ennemi, s’il voulait combattre ; et ils ne consentirent à demeurer sous ses ordres jusqu’à la fin de l’été qu’if la condition de ne point quitter leur camp.

Cependant les deux rois avaient repris l’offensive ; la Cappadoce était envahie, les Romains chassés du Pont, un proconsul, Glabrion, mis en fuite, et poursuivi jusque dans la Bithynie. Quand arrivèrent les commissaires chargés par le sénat d’organiser en provinces les nouvelles conquêtes, tout semblait à recommencer. En effet, par l’incurie du gouvernement qui, durant huit années, avait abandonné à eux-mêmes ceux qui se battaient pour lui aux extrémités de l’empire, les plus belles campagnes qu’un général romain eût encore conduites, les plus étonnantes victoires que les légions eussent encore gagnées, devenaient inutiles, et, au printemps de l’année 66, la situation était aussi difficile qu’elle l’avait été en 74. Seulement, on savait mieux ce que valaient les hordes asiatiques, et on était assuré de terminer ces guerres le jour où en le voudrait résolument.

Pompée, qui venait d’en finir avec les pirates, se trouvait à la tête de forces considérables dans la Cilicie. Depuis longtemps ses amis de Rome lui destinaient la conduite de cette guerre. Le tribun Manilius proposa formellement de l’envoyer contre Tigrane et Mithridate, avec des pouvoirs illimités sur l’armée, la flotte et les provinces d’Asie. Le sénat repoussait cette loi qui continuait la royauté d’un transfuge du parti des nobles ; mais l’aveuglement du peuple et des chevaliers lui présageait une nouvelle défaite, s’il résistait ; il préféra renoncer au droit que Sylla lui avait donné de l’examen préalable des propositions législatives. Catulus seul parla longtemps contre la rogation, et quand il -vit que le peuple l’écoutait sans l’entendre : Puisqu’il en est ainsi, s’écria-t-il en se tournant vers les sénateurs, il ne vous reste plus qu’à chercher quelque roc Tarpéien, quelque mont Sacré où vous puissiez fuir et rester libres. Naguère c’était de la noblesse qu’était sortie la dictature ; maintenant elle venait du peuple, signe évident que des deux côtés on était préparé à la servitude. La rogation, soutenue par César et par Cicéron, qui prononça à cette occasion son premier discours publie, passa sans obstacle. Manilius avait en soin, avant le vote, de répandre les affranchis dans les trente-cinq tribus. L’ancien lieutenant de Sylla allait donc jusqu’à chercher un appui dont les Gracques mêmes n’avaient pas voulu.

Lorsqu’il en reçut la nouvelle, Pompée se plaignit hypocritement de la fortune qui l’accablait de travaux et lui refusait la paisible existence d’un citoyen obscur. Ses actes démentirent bientôt ses paroles ; il se hâta de se montrer dans son nouveau gouvernement, multipliant les édits, appelant à lui toutes les troupes, tous les alliés, et prenant a tâche d’humilier Lucullus en cassant ses actes. Les deux généraux se rencontrèrent en Galatie ; la conférence commença par les compliments d’usage et finit par des injures. Comme un oiseau de proie lâche et timide qui suit le chasseur à l’odeur du carnage, Pompée, disait Lucullus, se jette sur les corps abattus par d’autres et triomphe des coups qu’ils ont portés. Des amis communs les séparèrent (66). Quand Lucullus prit la route de l’Italie, son rival ne lui permit d’emmener que mille six cents hommes pour son triomphe, et cet honneur, il sut l’empêcher, pendant trois ans, de l’obtenir.

Justement irrité de l’injustice du peuple et de la faiblesse du sénat, qui l’avait abandonne Lucullus se retira d’un gouvernement dont il prévoyait sans doute l’inévitable chute, et il alla vivre dans ses villas des immenses richesses qu’il avait rapportées du pillage de l’Asie. Son luxe, sa magnificence, lui valurent le surnom de Xerxès romain[12]. Ses jardins, dit Plutarque, sont encore comptés parmi les plus beaux du domaine impérial. Il avait construit près de Naples d’énormes voûtes sous lesquelles la mer entrait, de manière à lui former des réservoirs à poissons. Aux environs de Tusculum, on admirait ses palais, disposés en résidence d’été et résidence d’hiver, avec d’immenses salons, de larges promenades et de délicieuses perspectives. Chaque pièce avait son ameul4ement particulier et son service spécial. Cicéron et Pompée, voulant un jour le surprendre, lui demandèrent à dîner a la condition qu’il ne donnerait aucun ordre. Il se contenta de dire à son affranchi : Nous souperons dans la salle d’Apollon, et ses deux convives eurent le plus magnifique festin, mais, dans cette salle, la dépense ne devait jamais être au-dessous de 50.000 drachmes. La protection éclairée qu’il accorda aux lettres demande grâce pour cette élégante mollesse qui, au milieu de tant de corruption, n’était plus un danger[13].

On n’avait donné à Lucullus qu’une petite armée et quelques navires ; Pompée eut soixante mille hommes et une flotte immense dont il enveloppa toute l’Asie Mineure, depuis Chypre jusqu’au Bosphore de Thrace. Mithridate était encore à la tête de trente-deux mille soldats ; mais, fatigué à la fin de cette lutte sans repos, il fit demander au nouveau général à quelles conditions on lui accorderait la paix. Qu’il s’en remette à la générosité du peuple romain, répondit le proconsul. Finir comme Persée après avoir combattu comme Annibal ! Mithridate avait un trop grand cœur pour s’y résoudre. Eh bien ! dit-il, combattons jusqu’à notre dernière heure ; et il jura de ne jamais faire la paix avec Rome. Pompée marchait déjà vers la petite Arménie. Dès la première rencontre, dans un combat de nuit sur les bords du Lycus, l’armée pontique fut détruite, et Mithridate ne s’échappa que, lui quatrième, avec deux cavaliers et une de ses femmes, qui, en costume d’homme, le suivait partout et combattait à ses côtés. Arrivé à une de ses forteresses, il distribua à ceux qui l’avaient rejoint tout l’argent qu’il y trouva et aussi du poison pour que chacun restât maître de sa liberté et de sa vie. Ces précautions prises, il voulut fuir vers Tigrane, mais ce prince avait rais à prix la tête du vaincu ; alors il remonta vers les sources de l’Euphrate et gagna la Colchide où il passa l’hiver. Sur le champ de bataille, Pompée fonda la ville de la Victoire, Nicopolis.

Dans les cours despotiques de l’Orient, le prince n’est ni époux ni père. Tigrane, rendu par ses défaites soupçonneux et cruel, avait fait tuer deux de ses fils ; le troisième se révolta, peut-être à l’instigation de Mithridate, et chercha un refuge chez les Parthes. Phraate avait enfin compris qu’il était temps pour lui de se décider à prendre sa part des dépouilles de son voisin, et il venait de conclure avec Pompée un traité d’alliance. Le jeune Tigrane lui offrait les moyens de faire une puissante diversion, il lui donna une de ses filles et le ramena avec une armée dans les États de son père. Le vieux roi se retira d’abord dans les montagnes, laissant les deux princes perdre leur temps et leurs forces devant les murailles d’Artaxata. Phraate se lassa le premier ; il regagna son royaume de peur qu’une trop longue absence n’y excitât des troubles, et le jeune Tigrane vaincu par son père fut réduit à s’enfuir dans le camp romain. Pompée s’acheminait de son côté vers Artaxata, il n’en était plus qu’à quinze milles, quand parurent des envoyés de Tigrane, et bientôt le roi lui-même. Aux portes du camp, un licteur le fit descendre de cheval ; dès qu’il aperçut Pompée, il détacha son diadème et voulut se prosterner à ses genoux. Le général le prévint, le fit asseoir à ses côtés et lui offrit la paix à condition de renoncer à ses anciennes possessions de Syrie et d’Asie Mineure, de payer 6000 talents et de reconnaître son fils pour roi de la Sophène. La vieille politique du sénat était encore ici appliquée. Tigrane, affaibli, mais non renversé, était trop peu puissant pour demeurer redoutable, assez pour tenir en échec le roi des Parthes, dont la conduite avait été longtemps équivoque. Ce nouveau vassal allait donc faire pour Rome la police de la haute Asie, comme jadis Eumène dans l’Asie antérieure, reges.... vetus servitutis instrumentum.

Tigrane avait craint un plus fâcheux traitement ; dans sa joie, il promit aux troupes romaines une gratification de 50 drachmes par soldat, de 1000 par centurion et d’un talent par tribun. Mais son fils, qui avait espéré prendre sa couronne, ne put cacher son mécontentement ; de secrètes menées avec les Parthes et les grands d’Arménie ayant été découvertes, Pompée, au mépris du droit des gens, le fit charger de chaînes, quoiqu’il fût son hôte et le réserva pour son triomphe. Quelques troupes furent laissées cri Arménie pour veiller sur les mouvements des Parthes, qui venaient de rappeler à Pompée que la limite des deux empires devait être l’Euphrate. Avec le reste de l’armée, partagée en trois divisions, le général hiverna sur les bords du Cyrus. Il comptait aller air printemps chercher Mithridate jusque dans le Caucase pour se vanter à Rome d’avoir porté ses aigles du fond de l’Espagne et de l’Afrique aux dernières limites du monde habitable, et jusqu’aux rocs où Jupiter avait enchaîné Prométhée[14].

Le Cyrus borne l’Albanie par le sud. Au milieu de décembre quarante mille Albaniens franchirent le fleuve dans l’espoir de surprendre les trois camps ; partout ils furent repoussés, et Pompée, passant lui-même le Cyrus au retour de la belle saison (65), pénétra, en traversant I’Albanie, chez les Ibériens que ni les Perses ni Alexandre n’avaient domptés. Plutarque veut que, dans ces expéditions, Pompée ait vaillamment payé de sa personne ; c’est plus probable que ce qu’il conte des amazones : Elles descendirent, dit-il, des montagnes voisines pour combattre avec ces peuples chez lesquels, chaque année, elles venaient passer deux mois. En allant au Caucase, Pompée était sorti des terres historiques de la république romaine pour entrer dans la région des légendes.

Ces peuples vaincus, il touchait au Phase, dont un de ses lieutenants occupait l’embouchure avec la flotte du Pont, lorsqu’une révolte des Albaniens le rappela sur ses pas. Il les écrasa et voulut pousser jusqu’à la mer Caspienne ; le défaut de guides, la difficulté des lieux et la nouvelle d’une tentative des Parthes sur la Gordyène le ramenèrent en Arménie ; mais il ne fit que la traverser pour gagner Amisos, où, durant l’hiver, il tint, comme un roi de l’Orient, une cour magnifique. Entouré de chefs barbares et d’ambassadeurs de tous les princes de l’Asie, il distribuait les commandements et les provinces, accordait ou refusait l’alliance de Rome, traitait avec les Mèdes et les Élyméens, jaloux des Parthes, et refusait à Phraate le titre de roi des rois. Pour Mithridate, rejeté dans des lieux impraticables, où il semblait impossible de le poursuivre, il se faisait oublier, et l’heureux proconsul, peu désireux d’aller risquer sa gloire dans une guerre sans éclat contre les barbares des cotes septentrionales de l’Euxin, rêvait déjà d’autres et de plus faciles conquêtes. Il avait presque touché le Caucase et la mer d’Hyrcanie ; il voulait atteindre encore la mer Rouge et l’océan Indien, n prenant possession, sur sa route de la Syrie que Tigrane avait abandonnée.

Au printemps de 64, après avoir organisé le Pont en province, comme si Mithridate eût été déjà mort, et laissé une croisière sur l’Euxin, il passa le Taurus. La Syrie était dans le plus déplorable état. Antiochus XIII l’Asiatique[15], que Lucullus avait reconnu pour roi, n’avait pu se faire obéir ; une foule de petits tyrans se partageaient les villes, et les Ituréens, les Arabes, pillaient le pays. Pompée, décidé à donner, malgré la sibylle, l’Euphrate pour frontière à la république, réduisit en province la Syrie et la Phénicie, et laissa seulement la Commagène à Antiochus, la Chalcidique, à un Ptolémée, l’Osroëne à un chef arabe, afin que ces princes, dépendant de Rome, gardassent, pour elle, les deux rives du grand fleuve, au seul endroit où les Parthes pouvaient le passer. Dans l’intérieur de la Syrie, les Ituréens (Druses), qui possédaient nombre de châteaux au milieu du Liban, furent ramenés au repos par un châtiment sévère.

Dans la Palestine, les Macchabées avaient glorieusement reconquis l’indépendance du peuple hébreu, et, depuis l’année 107, un de leurs descendants, Aristobule, s’était fait appeler roi des Juifs. Avec ce titre, la nouvelle dynastie avait pris les mœurs et la cruauté des princes de ce temps : Aristobule tua sa mère et, à l’instigation de la reine Salomé, il fit assassiner son frère Antigone. Sous son successeur, Alexandre Jannès, le nouveau royaume s’étendit du mont Carmel à la frontière d’Égypte, du lac de Génésareth au pays des Nabathéens (Pétra) ; Ptolémaïs (Saint-Jean-d’Acre) et Ascalon restaient seuls libres au bord de la Méditerranée. Mais, après lui (64), six années de guerre civile coûtèrent la vie à cinquante mille Juifs, et la querelle des Sadducéens et des Pharisiens ébranla l’État. Ceux-ci, préoccupés surtout de la loi et des pratiques religieuses, ceux-là de la grandeur nationale, formaient deux partis profondément divisés[16]. Les Pharisiens l’emportèrent sous la régente, Alexandra, veuve de Jannès, et commirent d’horribles excès, comme les partis à la fois politiques et religieux savent en accomplir lorsqu’ils ont le pouvoir. Une seconde guerre civile entre les deux fils d’Alexandra, le faible Hyrcan II et l’énergique Aristobule, amena de nouvelles péripéties. Hyrcan fut renversé du trône, mais les Pharisiens appelèrent l’étranger ; ils promirent au roi des Arabes nabatéens de lui rendre les conquêtes de Jannès, et Arétas vint avec cinquante mille hommes assiéger Aristobule dans Jérusalem.

Un questeur de Pompée, Æm. Scaurus, était alors à Damas ; les deux prétendants offrirent de lui payer son assistance 400 talents. Hyrcan avait déjà promis beaucoup au chef nabatéen, et il ne pourrait s’acquitter qu’après la victoire ; Aristobule payait comptant ; Scaurus se prononça pour lui et écrivit à Arétas qu’il serait déclaré ennemi du peuple romain, s’il ne se retirait aussitôt. Le roi arabe recula devant la colère de Rome (64). Quand Pompée arriva, il voulut examiner lui-même l’affaire et cita les deux frères à comparaître devant lui à Damas (64-63). Aristobule essaya avec, le général du moyen qui lui avait si bien servi avec le lieutenant ; il envoya à Pompée une vigne d’or de la valeur de 500 talents et du plus précieux travail, mais, cette fois, sans gagner sa cause. Pompée, qui voulait aller jusqu’à Jérusalem où pas un général romain n’était encore entré, renvoya les deux compétiteurs, remettant, disait-il, à leur rendre réponse après qu’il aurait châtié les Nabathéens. Cette apparente impartialité ne faisait pas le compte d’Aristobule, qui avait cru mieux placer son argent. Il se retira dans ses châteaux et quelques jours après consentit à les livrer ; il leva des troupes, puis il les congédia et alla enfin se jeter dans Jérusalem d’où Pompée le tira sous prétexte, d’une conférence. Les partisans d’Hyrcan ouvrirent les portes de la cité au proconsul, qui assiégea ceux d’Aristobule dans le temple pendant trois mois. Un dernier assaut, où Cornelius Sylla, le fils du dictateur, monta le premier sur la muraille, lui livra la place. Les Romains ne firent point de quartier ; douze mille Juifs périrent autour de leur sanctuaire. Pendant le massacre, les prêtres officiaient à l’autel, sans négliger une seule prescription de leurs antiques lois[17] ; leur sang se mêla à celui des victimes. Pompée pénétra dans le Saint des saints, où le grand prêtre seul entrait une fois par an, mais il respecta les vases sacrés, même les trésors du temple, qui montaient à 2.000 talents. Hyrcan, rétabli dans la souveraine sacrificature, à la condition de renoncer au titre de roi et au diadème, fut encore obligé de payer un tribut annuel et de restituer à la Syrie les conquêtes des Macchabées avec les villes maritimes de Joppé, Gaza, etc. C’était comme une route militaire que Pompée ouvrait aux légions vers l’Égypte[18]. Si la Judée n’était pas réunie à la province, elle allait tomber dans cette condition de demi servitude par laquelle Rome faisait passer les peuples qui n’avaient pas encore perdu tout amour du pays natal. Les Pharisiens avaient donc gagné leur cause : la royauté juive n’était plus qu’une ombre, mais de l’œuvre glorieuse des Macchabées il ne restait rien. Quant aux Nabathéens, Pompée les avait fait poursuivre par son lieutenant M. Scaurus, qui n’arriva pas jusqu’à Pétra, que d’affreux déserts défendaient. Mais Arétas voulait garder Damas dont les habitants l’avaient appelé pour protéger leur commerce, et Damas était à la portée des Romains : il acheta la paix, de sorte que Pompée put le mettre au nombre des rois qu’il avait vaincus.

Durant ces opérations, la fortune travaillait pour Pompée dans le Bosphore Cimmérien. Mithridate, qu’on avait cru mort ou réduit à vivre en aventurier, avait reparu avec une armée à Phanagorie, dans le Bosphore, pour demander compte à son fils Macharès d’une couronne, du prix de 1000 pièces d’or, qu’il avait envoyée à Lucullus en sollicitant d’être mis au nombre des alliés de Rome. Macharès savait son père implacable ; il voulut fuir, déjà il était entouré : il se tua. Mithridate avait donc encore un royaume ; ni l’âge ni les revers n’avaient brisé cette haute ambition. La flotte des Romains lui fermait la mer, et l’Asie leur était soumise ; mais une route lui restait ; jusque dans la Thrace, les peuples connaissaient son nom et ses enseignes : il ira au milieu d’eux, à sa voix ils se lèveront, et il les entraînera, en remontant la vallée du Danube jusque dans la Gaule, dont les belliqueux habitants grossiront ses rangs ; et, du haut des Alpes, il précipitera sur Rome le torrent des nations barbares. Ce plan audacieux, le vieux roi l’accepte : il ne parle plus que des brenns Gaulois et d’Annibal, et, avec son activité ordinaire, il en prépare l’exécution. Mais ses projets transpirent ; ses soldats, ses officiers, reculent devant tant de fatigues et de dangers. Un d’eux, Castor, donne l’exemple en s’emparant de Phanagorie, où il s’enferme. Son fils même, Pharnace, conspire contre lui ; il lui pardonne, mais le traître ne peut croire à cette démence et gagne les transfuges romains, qui, plus que tous les autres, s’effrayent de cette expédition gigantesque ; bientôt la défection est générale Mithridate veut marcher au-devant des rebelles, sort escorte l’abandonne. : il rentre dans son palais, et, du haut des murs, il voit, il entend proclamer roi son fils. Des messages adressés à Pharnace restent sans réponse ; il craint qu’on ne joigne la honte au crime, et, pour ne pas être livré aux Romains, il prend du poison, mais en vain : la liqueur mortelle est sans effet ; il essaye de se percer de son épée, sa main le trompe encore. Un Gaulois lui rendit ce dernier service (63). Il avait soixante-huit ans, et depuis un demi-siècle il avait occupé la scène de l’histoire d’où il sortit de cette façon tragique. On peut dire avec Racine : Ses seules défaites ont fait presque toute la gloire de trois des plus grands capitaines de la république ; c’est à savoir, de Sylla, de Lucullus et de Pompée[19].

Pompée était sous les murs de Jéricho quand il apprit que le plus grand ennemi de Borne, après le héros de Carthage, avait, comme Annibal et Philopœmen, péri par la trahison. Dès que Jérusalem fuit prise, il retourna dans le Pont, à Amisos, où Pharnace, par une dernière et honteuse trahison, lui envoya, avec de magnifiques présents, le corps de son père couvert d’un riche costume, suivant la mode du Bosphore. Il était défiguré ; mais on put le reconnaître aux cicatrices qui sillonnaient son visage. Le Romain le fit ensevelir avec honneur, à Sinope, dans le tombeau de ses aïeux.

 

III. — RÉORGANISATION DE L’ASIE ANTÉRIEURE (63).

Dans l’Asie Mineure, la vie est aux rivages. Le long du littoral de l’Euxin, les villes étaient moins pressées qu’aux bords de la mer Égée ; mais il s’y trouvait des terres aussi fertiles. Pompée laissa la partie montagneuse et aride de la Paphlagonie intérieure à un prince, Attale, qui se disait de la race des Pyléménides, les anciens rois du pays, et il comprit dans la Bithynie la fertile région qui descend à l’Euxin, entre le Sangarius et l’Halys, avec quelques districts du Pont, ù l’est du dernier de ces fleuves. La grande ville grecque d’Amisos, au milieu de cette contrée, parait avoir reçu garnison comme poste avancé de la domination romaine. Quoique Pompée n’eût point osé porter plus loin vers l’est le domaine de la république, il tint à conserver le souvenir de ses victoires sur Mithridate en donnant ù la nouvelle province le double nom de Pont et Bithynie.

Il organisa aussi la province de Cilicie qui fut divisée en six districts : la Cilicie de la plaine[20] et celle des montagnes, le Pamphylie, la Pisidie, l’Isaurie et la Lycaonie, auxquelles furent ajoutés les territoires phrygiens de Laodicée, d’Apamée, de Synnade et plus tard (58), l’île de Chypre. Tarse en était la capitale, caput Ciliciæ. Les lettres de Cicéron nous font connaître les villes où le gouverneur devait tenir ses assises, conventus juridici : Tarse, pour la Cilicie des plaines, Iconium pour la Lycaonie, Philomelium pour l’Isaurie, Perge pour la Pamphylie, Laodicée, dont le ressort contenait vingt-cinq villes, Apamée quinze, Synnade vingt et une.

Le vaste pays compris entre le mont Amanus au nord et le désert d’Arabie au sud forma la nouvelle province de Syrie ; mais elle renfermait trop de peuples, de dynastes et de cités, qui, à la chute des Séleucides et après la défaite de Tigrane, s’étaient crus indépendants, pour que Rome fit autre chose cette région que d’y prendre les droits de suzeraineté, sans toucher aux libertés locales. Elle laissa de grands privilèges à ces populations dont l’affection lui était nécessaire sur cette frontière lointaine qui, d’un jour à l’autre, pouvait être menacée.

Après la part du peuple souverain, celle des rois clients : en récompense de son parricide, Pharnace garda le Bosphore, et partagea avec Castor de Phanagorie le titre d’ami et d’allié du peuple romain. Le tétrarque des Tolistoboïes, dans la Galatie, Déjotarus, s’était montré fidèle et vaillant, Pompée lui donna pour ses troupeaux de plantureux pâturages entre l’Halys et l’Iris et aux environs des riches cités de Pharnacie et de Trapézonte (Trébizonde) ; il y ajouta la petite Arménie, région montagneuse et pauvre, avais où Déjotarus allait faire, dans l’intérêt de Rome, un service de surveillance sur la frontière de la grande Arménie. Brogitarus, son gendre, reçut la forteresse de Mithridatium avec un territoire étendu sur la commune limite du Pont et de la Galatie[21]. Le fils du vaincu de Chéronée, Archélaos, fut nommé grand prêtre de Comana ; nous avons dit la part faite à Attale dans la Paphlagonie ; Ariobarzane avait recouvré la Cappadoce, Pompée lui donna encore la Sophène, qui le rendit maître des gués de l’Euphrate. La Gordyène, plus à l’est, restait à Tigrane. Le Séleucide Antiochus conserva la Commagène, petite province où les Romains avaient besoin d’un vassal docile, parce qu’elle réunissait la Cappadoce à la Syrie et commandait les passages de l’Euphrate. Sur la rive gauche du grand fleuve, l’émir de l’Osroëne, Abgar, avait aussi accepté le rôle de client de Rome. Toutes les avenues de l’Asie-Mineure par le haut Euphrate étaient donc bien gardées.

Ces dynastes restaient suspects, alors même qu’on les récompensait ; il n’en était pas ainsi des villes. Rome aimait le régime municipal, et favoriser les cités asiatiques parut à son général un acte de bonne politique dans ces pays de la servilité. Pompée fonda ou repeupla jusqu’à trente-neuf villes dont le site fut si bien choisi que quelques-unes subsistent encore. Il déclara libres la grande cité d’Antioche sur l’Oronte et près d’elle Séleucie qui avait repoussé toutes les attaques de Tigrane ; sur la côte de Palestine, Gaza ; sur l’Euxin, Phanagorie ; sur la mer Égée, Mitylène. Cyzique, qui avait si vaillamment résisté à Mithridate reçut un vaste territoire, et Héraclée du Pont, Sinope, Amisos, malgré leur longue résistance aux Romains, furent relevées de leurs ruines.

Assisté des commissaires du sénat, Pompée écrivit la formule des nouvelles provinces, Pont et Bithynie, Syrie, Cilicie, et il le fit avec tant de sagesse, que, deux siècles plus tard, ces règlements étaient encore observés. Jamais vainqueurs n’avaient fait oublier leurs victoires par plus de bienfaits et l’on ne saurait trop admirer ce génie de gouvernement qui prévoyait de si loin les besoins des sujets et les nécessités de l’empire. De l’Euxin à la ruer Rouge, toute l’Asie antérieure était reconstituée, sans qu’on l’eût soumise à cette uniformité d’administration qui provoque les résistances, parce qu’elle contrarie les mœurs. Villes sujettes de tous les degrés, princes vassaux, libres républiques, toutes les formes politiques subsistaient sur ce continent et se faisaient équilibre. Le royaume de Pont si longtemps menaçant n’existait plus, et l’Arménie, tombée du haut rang où elle était un instant montée, n’était plus qu’une barrière contre le grand empire oriental, celui des Parthes, que Rome laissait debout parce qu’elle ne pouvait l’atteindre.

Venu sur ce continent après Sylla et Lucullus, Pompée n’avait pas eu de grands coups à frapper, mais il y organisa la domination de Rome, il y fixa les limites que l’empire ne put jamais franchir, et volontiers nous le laisserons se vantera en étalant sa robe triomphale, d’avoir achevé le long enfantement de la grandeur romaine.

 

 

 

 



[1] Cicéron, de Lege agrar., II, 16 ; cependant il ajoute : Dicitur contra, nullum esse testamentum. A Rome, le droit de tester était absolu, l’art de capter un testament était devenu une industrie fort à la mode. Le sénat fit comme les particuliers, et des testaments habilement obtenus lui valurent trois royaumes, l’Asie Pergaméenne, la Bithynie et la Cyrénaïque. Le roi d’Égypte, Alexandre II, fut circonvenu de la même façon, mais Sylla ne revendiqua point un héritage qu’il aurait fallu conquérir. On laissa dormir l’affaire, sans l’oublier, car en 63 le tribun Rullus comprit dans sa loi agraire les terres du domaine royal en Égypte.

[2] Conquête d’une partie de la Dalmatie et prise de Salone, après un singe de deux ans par le proconsul G. Cesconius (78-77) ; campagnes laborieuses d’Appius Claudius, gouverneur de Macédoine (78-76), et de G. Scribonius (75-75), contre les Thraces et les Dardaniens ; expéditions heureuses de M. Lucullus, frère du vainqueur de Mithridate, contré les peuples de la Thrace, des Balkans et de la rive droite du Danube, et soumission des villes grecques de la côte de l’Euxin (72-71).

[3] Plutarque, Lucullus, 2. Lorsque Sylla eut frappé l’Asie d’un impôt de 20.000 talents, il chargea encore Lucullus d’en faire de la monnaie (ibid., 4). Sur les monnaies luculliennes et, en général, sur les monnaies romaines frappées dans les provinces par les généraux, en vertu de l’imperium, voyez Lenormant, la Monnaie dans l’antiquité, t. II, p. 253 et suiv.

[4] Tiré de l’outrage de Rob. Pashley, Travels in Crete, t. I, p. 1.

[5] Plutarque, Lucullus, 3 et 4 ; Appien, Mithridate, 52-53.

[6] Salluste, Hist. fragm. ; Asconius in Ciceronis in Cæcilium, 3 ; Plutarque, Lucullus, 5.

[7] Ils s’étaient révoltés contre le proconsul Val. Flaccus et avaient abandonné Fimbria.

[8] A propos de ce combat, Salluste disait dans sa grande Histoire, aujourd’hui perdue, que les Romains virent alors pour la première fois des chameaux. Plutarque lui répond (Lucullus, 11) qu’ils en avaient vu, un siècle auparavant, à la bataille de Magnésie.

[9] Ce personnage était membre de la gens Claudia, mais son nom est habituellement écrit Clodius. D’autres membres de cette famille signaient ainsi. (Orelli, 579.)

[10] On a cherché les ruines de Tigranocerte à Sert sur le Chabûr, à Mejafarkin et à Amid ou Amadiah. Cf. S. Martin, Mém. sur l’Arménie, I, p. 973 ; Ritter, die Erdkunde, t. X, p. 87.

[11] Des ruines appelées le Trône de Tiridate, Takt-Tiridate, près du confluent de l’Aras et du Zengue, passent pour marquer la place d’Artaxata.

[12] Velleius Paterculus, II, 25. Voyez, dans Plutarque, Lucullus, 39-41, les anecdotes tant répétées sur ses soupers, ses constructions, ses viviers, dont Varron parle aussi.

[13] Il rassembla une riche bibliothèque, qui il ouvrit au public, et vécut entouré de gens de lettres. (Plutarque, Lucullus, 59). Il mourut quelque temps avant l’explosion de la guerre civile.

[14] Appien, Mithridate, 103. Pompée, accompagné du Grec Théophane, chercha sérieusement le rocher où Eschyle avait placé la scène de sa belle tragédie.

[15] Cet Antiochus était le dix-septième des rois Séleucides qui avaient régné deux siècles et demi sur la Syrie.

[16] Les Pharisiens avaient jusqu’à présent assez mauvais renom. M. Cohen (Pharisiens, 2 vol. 1877) a entrepris leur justification. Les Pharisiens du Nouveau Testament n’étaient que les exagérés ou les hypocrites du parti.

[17] Josèphe, Ant. Jud., XIV, 4, 3.

[18] Josèphe dit, en effet (Ant. Jud., XIV, 8), que Pompée laissa à Scaurus le gouvernement de la Syrie inférieure jusqu’à l’Euphrate et aux frontières d’Égypte.

[19] Racine, Préface de Mithridate.

[20] Cilicia Campestris, et C. Aspera.

[21] Strabon, XII, 367.