I. — LES GLADIATEURS (73-71).
Un certain Lentulus dit Batuatus
ou le Maître d’armes[1], affranchi de
quelque membre de la gens Cornelia, entretenait à Capoue des gladiateurs,
qu’il louait aux grands de Rome pour leurs jeux et leurs fêtes. Deux cents
d’entre eux, la plupart Gaulois ou Thraces, firent le complot de s’enfuir.
Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit, avertis à temps,
prévinrent la vengeance de leur maître : ils entrèrent dans à boutique d’un
rôtisseur, se saisirent des couperets et des haches et sortirent de la ville
pour gagner la montagne, comme fait encore tout Italien qui s’est mis en
mauvais cas. Chemin faisant, ils rencontrèrent des chariots chargés d’armes
de gladiateurs, qu’on portait dans une autre ville ; ils s’en saisirent et
coururent au Vésuve. Le volcan dormait depuis mille ans : aussi la végétation
en couvrait les pentes ; ils trouvèrent aisément à s’y cacher en un lieu
d’accès difficile. Tout d’abord ils élurent trois
chefs, deux Gaulois, Crixus et Œnomaüs, et un Thrace, Spartacus, qui à une
grande force de corps et à un courage extraordinaire joignait une prudence et
une douceur plus dignes d’un Grec que d’un barbare. On raconte que la
première fois qu’il fut mené à Rome pour y être vendu, on vit, pendant qu’il
dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, de même nation
que lui, était possédée de l’esprit prophétique de Bacchus, et faisait le
métier de devineresse ; elle déclara que ce signe annonçait à Spartacus un
pouvoir aussi grand que redoutable, et dont la fin serait heureuse. Elle
était alors avec lui et l’accompagna dans sa fuite (75).
Ils repoussèrent d’abord
quelques soldats envoyés contre eux de Capoue, et se revêtirent avec joie des
armes qu’ils leur avaient enlevées. Le préteur Clodius, arrivé de Rome avec
trois mille hommes de troupes, les assiégea dans leur fort. On n’en pouvait
descendre que par un sentier étroit et difficile, dont à gardait l’entrée ;
partout ailleurs étaient des rochers à pie sur lesquels rampaient des ceps de
vigne sauvage. Les gens de Spartacus coupèrent des sarments, en firent des
échelles solides et descendirent en sûreté ; un d’eux resté en haut leur jeta
les armes. Les Romains soudainement attaqués, prirent la fuite et laissèrent
leur camp au pouvoir de l’ennemi. Ce succès attira aux gladiateurs un grand
nombre de bouviers et de pâtres des environs, robustes et agiles ; ils
armèrent les uns et se servirent des autres comme de coureurs et de troupes
légères.
Un second général fut envoyé contre eux, le préteur
Publius Varinius ; ils défirent d’abord un de ses lieutenants qui les avait
attaqués avec deux mille hommes ; un autre manqua d’être enlevé avec tout son
corps. Varinius lui-même éprouva plusieurs échecs où il perdit ses licteurs
et son cheval de bataille, dont Spartacus s’empara. Ce chef de bandits se
révélait général habile et politique prévoyant. Il ne se laissa pas éblouir
par le succès ; tandis que les siens faisaient la guerre en esclaves
déchaînés contre leurs maîtres, il combinait des plans de campagne et, mieux
que cela, des plans de retraite. Il comprenait bien que ces bandes ne pourraient
triompher de la puissance romaine, et il aurait voulu les conduire vers les
Alpes, afin que chacun, traversant ces montagnes, se retirât en son pays, les
uns dans les Gaules, les autres dans la Thrace. Mais se
venger et jouir, égorger les hommes, violer les femmes, après le meurtre
l’orgie dans quelque villa surprise, dont les maîtres leur servaient
d’échansons, et célébrer pour un compagnon mort de pompeuses funérailles où
trois cents Romains combattaient à leur tour en gladiateurs, c’était tout ce
que ces âmes dégradées par l’esclavage cherchaient dans la liberté. Quand
Spartacus parla de marcher vers le nord, ces ribauds refusèrent de le suivre.
Le sénat avait d’abord eu honte d’envoyer des légionnaires
contre de pareils ennemis ; à présent il commençait à les craindre. Quantité
de fermes étaient en cendres, des villes mêmes, Nole, Nucérie, Cora,
Métaponte, avaient été saccagées avec la fureur d’hommes qui assouvissaient
enfin de longs ressentiments. Pour sauver les restes d’une ville où ils voulaient
tout tuer, Spartacus fut un jour obligé de faire sonner l’alarme, comme si
les légions approchaient et qu’il fallût en sortir au plus vite pour n’y être
point cerné. Il avait fait de Thurium sa place d’armes avec ateliers et
arsenaux ; de là, il appelait tous les esclaves à la liberté, et il eut
jusqu’à cent mille hommes.
La nécessité fit taire les scrupules du sénat ; il mit sur
pied deux armées consulaires contre ces bandits qui faisaient de vaillants
soldats (72).
Gellius, un des consuls, tomba brusquement sur un corps de Germains qui, par
fierté, s’était séparé des troupes de Spartacus, et le tailla en pièces. Mais
il fut moins heureux contre la grande armée. Lentulus, son collègue, qui
avait divisé ses troupes en plusieurs corps pour envelopper l’ennemi éprouva
à son tour de graves échecs, et une autre armée de dix mille hommes venue de la Cisalpine eut le même
sort. Aux élections de 71 aucun candidat ne se présenta pour solliciter le
dangereux honneur de combattre le héros qui s’était trouvé sous la casaque
d’un esclave.
Crassus, ce lieutenant de Sylla à qui revenait tout
l’honneur de la victoire gagnée en avant de la porte Colline, s’offrit aux
suffrages et fut commissionné pour la guerre Servile avec le titre de
préteur. Sur sa bonne renommée, beaucoup de volontaires accoururent, et l’on
put organiser huit légions. Il alla camper dans le Picenum, pour y attendre
Spartacus qui dirigeait sa marche de ce côte, tandis que son lieutenant
Mummius et deux légions, faisant un grand circuit, suivaient l’ennemi de
loin, avec défense expresse de combattre ou même d’engager une escarmouche. A
la première occasion, Mummius présenta la bataille à Spartacus, qui lui tua
beaucoup de monde ; le reste des troupes se sauva en jetant les armes.
Crassus traita durement Mummius et ne donna d’autres armes aux soldats,
qu’après leur avoir fait jurer par serinent qu’ils les garderaient mieux.
Cinq cents d’entre eux qui avaient donné l’exemple de la fuite furent mis à
part ; il les partagea en cinquante dizaines, les fit tirer au sort, et punit
dit dernier supplice celui de chaque dizaine sur qui le sort tomba.
Spartacus s’était replié sur la Lucanie et le Bruttium.
Vers la mer, il rencontra des corsaires ciliciens et forma le projet de jeter
en Sicile deux mille hommes : ce nombre aurait suffi pour rallumer dans cette
île la guerre des esclaves, éteinte depuis peu de temps et qui n’avait besoin
que d’une étincelle pour former de nouveau un vaste incendie. Il conclut un
accord avec ces pirates, qui se firent payer d’avance, puis mirent à la voile
avec son argent, en laissant sur le rivage ceux qu’ils avaient promis
d’embarquer. Spartacus campait dans la presqu’île de Rhegium ; quand Crassus
y arriva, il entreprit de fermer l’isthme, par un fossé, afin d’occuper ses
soldats et d’affamer l’ennemi. Il fit tirer d’une mer à l’autre, dans une
longueur de 300 stades, une tranchée large et profonde de 15 pieds, et tout le
long il éleva une haute et épaisse muraille : grand ouvrage qui fut achevé en
peu de temps[2]. Spartacus se moquait d’abord de ce travail ; mais,
lorsqu’il voulut sortir pour fourrager, il fut arrêté par ce mur, et, comme
il ni, pouvait plus rien tirer de la presqu’île, il chercha les moyens d’en
sortir. Une nuit qu’il tombait beaucoup de neige, il combla avec de la terre,
des branches d’arbres et d’autres matériaux, une portion de la tranchée sur
laquelle il fit passer son armée. Crassus craignait que Spartacus ne voulût
aller droit à Rome : il fut rassuré en voyant les ennemis se diviser ; il
manqua même enlever un corps qui s’était séparé de l’armée principale et que
Spartacus, survenant tout à coup, sauva.
Crassus avait écrit au sénat
qu’il fallait rappeler Lucullus de la Thrace, et Pompée de l’Espagne, pour le
seconder ; il se repentit de cette démarche, sentant bien qu’on attribuerait
le succès à celui qui serait venu le secourir ; il essaya donc de terminer
seul la guerre eu poussant vivement les opérations. Un gros de troupes, tous
les Gaulois de l’armée rebelle, campaient à part sous les ordres de deux
chefs ; il chargea six mille hommes de les surprendre, en se saisissant d’un
poste avantageux. Pour ne pas être découverts, les légionnaires avaient caché
leurs casques sous des branches d’arbres ; mais ils furent aperçus par deux
femmes qui faisaient des sacrifices à l’entrée du camp, et ils auraient
eux-mêmes couru le plus grand danger si Crassus n’était arrivé avec toutes
ses troupes. Ce fut le combat le plus sanglant qu’on eût encore livré dans
cette guerre ; il resta sur le champ de bataille douze mille ennemis, parmi
lesquels on n’en trouva que deux qui fussent blessés par derrière, tous les
autres étaient tombés à leur poste de combat. Spartacus, après une si grande
défaite, se retira vers les montagnes de Pétélie (Strongoli en Calabre), suivi du lieutenant et du questeur de Crassus. Par un
brusque retour contre eux il les mit en fuite ; mais ce succès inspira
aux fugitifs une confiance qui causa leur perte. Ils ne voulurent plus éviter
le combat ni obéir à leurs chefs. Quand ceux-ci se mirent en marche vers le
nord, il les entourèrent avec cris et menaces, et les forcèrent d’aller
au-devant des Romains. C’était entrer dans les vues de Crassus, qui venait
d’apprendre que Pompée approchait, que déjà, dans les comices, bien des gens
sollicitaient pour lui et disaient hautement que cette victoire lui était due
; qu’à peine arrivé en présence des ennemis, il terminerait aussitôt la
guerre.
Crassus campait donc le plus
près qu’il pouvait de l’ennemi. Un jour qu’il faisait tirer une tranchée, les
troupes de Spartacus vinrent charger ses travailleurs, et, comme des deux
côtés il survenait sans cesse de nouveaux renforts, Spartacus se vit dans la
nécessité de mettre toute son armée en bataille. Au moment d’engager
l’action, il se fit amener son cheval et le tua, en disant : La
victoire me fera trouver assez de bons chevaux ; si je suis vaincu, je n’en
aurai plus besoin ; puis il se précipita au plus épais des lignes
romaines, tua deux centurions en cherchant à joindre Crassus, et, resté seul
par la fuite de tous les siens, vendit chèrement sa vie (71)[3].
De cette menaçante armée il ne restait plus que des débris
qui, reprenant trop tard le premier dessein de leur valeureux chef, se
dirigèrent vers le nord pour gagner les Alpes. Pompée, revenu d’Espagne, les
rencontra et en tua encore cinq mille. Crassus,
écrivit-il au sénat, a vaincu Spartacus, mais moi
j’ai arraché les racines de cette guerre, elle ne renaîtra plus.
Spartacus avait diminué autant qu’il avait été en son
pouvoir les horreurs de cette guerre. Dans Rhegium on trouva trois mille
prisonniers romains qu’il avait épargnés. Le sénat n’eut point de pitié pour
ceux qui lui avaient fait peur : six mille croix furent dressées le long
de la route, entre Capoue et Rome, et on y attacha autant de captifs. Les
vainqueurs, joyeux et couronnés de fleurs, rentrèrent dans la ville par cette
route lugubre sous les cris de douleur et les malédictions de ces malheureux.
Pompée, absent depuis sept années, était impatiemment
attendu du peuple, qui portait aux nues la gloire du héros invincible. Crassus n’obtint que
l’ovation. Il avait combattu contre cent mille ennemis, mais Rome ne voulait
pas avouer quille avait encore une fois tremblé devant ses esclaves.
II. — RÉTABLISSEMENT DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE
(70).
A Athènes, dans le temple de Minerve, étaient des colonnes
mobiles qui tournaient sous la main au moindre effort, et sur lesquelles les
lois étaient gravées. C’est une image de la mobilité même de ces républiques
anciennes qui, sous la main du peuple, au gré des circonstances ou d’un
homme, changeaient, et, comme dans un cercle fatal tournaient toujours :
aujourd’hui allant de Solon à Pisistrate, demain d’Hippias à Clisthène, ou
d’Aristide à Cléon. Dès que Rome eut perdu l’amour de ses vieilles lois et
les lugeurs qui les soutenaient, sa vie ne fut plus, comme celle d’Athènes,
qu’une révolution permanente. Le pouvoir constituant n’étant pas séparé du
pouvoir législatif, un consul, un tribun, oui l’assemblée souveraine,
défaisaient le lendemain ce qu’ils avaient fait la veille[4].
Durant son consulat, Lépide avait rétabli les
distributions de blé à prix réduit supprimées par Sylla ; en 77, il échoua
dans une tentative à main armée pour détruire l’œuvre entière du dictateur ;
mais l’année suivante le tribun Sicinius, soutenu de César, faillit réussir.
S’il n’obtint rien, il parla du moins au peuple et, malgré la loi Cornélienne
qui n’avait laissé subsister du tribunat qu’une ombre vaine, inanis species[5], il força, par
ses railleries, les consuls à lui répondre. Peu de temps après, il mourut
assassiné[6]. Il portait le
nom du tribun du peuple, créé sur le mont Sacré, quatre siècles auparavant,
et l’on ne saurait dire qu’il n’était pas un de ses descendants. S’il tomba
sous la main des nobles, il a peut-être payé pour lui-même et pour le fondateur
de la charge qui paraissait maintenant à quelques-uns plus que jamais
odieuse. Mais l’auxiliaire que les premiers tribuns avaient trouvé du temps
de Coriolan les servit encore : la famine causée par de mauvaises récoltes et
surtout par les courses des pirates, qui arrêtaient les approvisionnements de
Bonie, exaspéra le peuple. Pour l’apaiser, un des consuls de l’an 75, C. Cotta, rétablit la
distribution des 5 boisseaux de blé par mois, annona[7], et proposa de
rendre aux tribuns le droit de haranguer le peuple et d’aspirer aux charges.
Cependant le tribun Opimius, qui fit une rogation contraire aux lois
Cornéliennes et essaya d’opposer son veto à un sénatus-consulte, perdit par
un jugement ses biens et ses honneurs[8].
La réaction allait donc lentement, mais elle allait, aidée
par l’abus même que le sénat faisait de sa victoire, livrant les alliés au
pillage et vendant la justice dans les tribunaux. Ces
désordres ne cesseront, répétait le tribun Quinctius, que quand on aura rétabli dans leurs droits ces magistrats
vigilants dont l’incorruptible activité inspirait une crainte salutaire.
Il parvint à faire condamner le président d’un tribunal, C. Junius, et accusa
plusieurs juges[9].
Mais Lucullus, alors consul (74), l’arrêta, peut-être en achetant son silence.
L’an d’après, arriva au tribunat un homme de talent et
d’audace, Licinius Macer, dont un discours a été sauvé de tant d’autres
naufrages. ... Quelle différence,
s’écriait-il, entre les droits que vous ont
laissés vos ancêtres et la servitude où Sylla vous a mis ! Ceux qui avaient
été établis pour vous défendre ont tourné contre vous la force que vous leur
aviez donnée. Ils ont accepté la domination de quelques hommes qui, à la
faveur des guerres, se sont emparés du trésor des légions et des provinces.
Quelques prétextes qu’ils aient mis en avant dans leurs sanglantes rivalités,
il ne s’est agi des deux côtés que de savoir qui serait votre maître[10]. Un seul but a été poursuivi, vous enlever l’arme qui
vous avait été donnée pour être libre : la puissance tribunitienne. N’appelez
pas repos ce qui est l’esclavage, et songez que, si vous n’arrêtez pas, le
mal, ils serreront vos chaînes plus fort.
Que faut-il donc faire ?
M’allez-vous dire. D’abord, renoncer à la coutume de beaucoup crier et de ne
point agir, de perdre de vue la liberté dés que vous perdez de vue le Forum.
Ensuite, puisque toute force réside en vous, vous avez bien le droit
d’exécuter ou de n’exécuter pas les ordres qu’on vous donne. Vous attendez
que Jupiter ou quelque autre dieu vous envoie des signes favorables. Riais
ces commandements des consuls, ces décrets des Pères, c’est vous qui les
ratifiez en y obéissant. Il n’y a point à prendre les armes, à faire une
sécession nouvelle ; bornez-vous à aie plus donner votre sang. Laissez-les
gouverner et commander à leur guise ; qu’ils cherchent tout seuls des
triomphes ; qu’ils combattent Mithridate et Sertorius avec les images de
leurs aïeux. Refusez-vous aux fatigues et aux dangers, puisqu’on vous refuse
de participer aux avantages, à moins pourtant que vous n’estimiez qu’on a
suffisamment payé vos services par la dernière loi frumentaire et que vous ne
trouviez votre liberté bien vendue au prix de boisseaux de blé : la ration
d’un captif, ce qu’on lui donne pour qu’il ne meure pas de faim.
Macer ne conseillait point le refus de l’impôt[11], comme on l’a
fait chez les modernes, parce qu’il n’y avait plus d’impôt à Rome ; il
proposait le refus du service militaire, chose nouvelle et grave, car
Sertorius et Spartacus n’étaient pas encore abattus ; Mithridate attaquait de
nouveau, la Thrace
exigeait des expéditions répétées, et les pirates couvraient la mer. Si on
l’avait écouté, la noblesse aurait certainement sacrifié ses rancunes au
salut de l’empire ; mais, pour suivre son tribun, il aurait fallu au peuple
un esprit de discipline et une résolution qu’il n’avait plus. On continua
donc, comme le disait Macer, à parler au lieu d’agir ; mais on parlait
beaucoup. On se récriait contre ces tribunaux de Sylla où le sénateur qui
avait dévoré une province était assuré de l’impunité, à la condition
d’abandonner une part de son butin à ses collègues restés à Rome et
maintenant ses juges. On vantait les heureuses sévérités de l’ancienne
censure, les effets bienfaisants du veto tribunitien, toutes choses mortes
aujourd’hui, mais qui, redevenues vivantes, rendraient à la république le
repos et la dignité.
Du fond de l’Espagne, Pompée entendait ces plaintes. Grâce
à l’habile modération de sa conduite, les deux partis le craignaient
également et tout à la fois espéraient en lui. Il prit le rôle de médiateur
et écrivit à Rome que, si l’accord ne se rétablissait pas entre le sénat et
le peuple avant son retour, il travaillerait lui-même à régler cette affaire
dès qu’il serait arrivé[12]. Un autre
général, qui devint empereur, commença ainsi, il y a quatre-vingts ans, sa
fortune politique. Le sénat n’était ni plus prévoyant ni plus fort que ne le
fut le Directoire. Comme lui, vivant d’expédients et au jour le jour, il
accepta, pour gagner quelques mois, cette intervention menaçante d’un chef
militaire, et répondit aux tribuns qu’il fallait attendre le retour du grand
Pompée (72).
Il arriva à la fin de l’année suivante, et le peuple
acheva de le gagner par ses applaudissements (71). La ville entière sortit à sa
rencontre ; il reçut plutôt qu’il ne demanda le consulat et le triomphe.
Comme il avait été général avant d’être soldat, il fut consul avant d’être
questeur, édile ou préteur[13]. Crassus,
presque oublié dans cette ovation de son rival, malgré ses services et ses
profusions au peuple[14], n’osa en
marquer du mécontentement ; ce ne fut même qu’après avoir obtenu l’agrément
de Pompée qu’il sollicita, avec lui, la charge de consul.
If est deux sortes d’ambitions, celle des hommes
supérieurs qui se sentent en état d’accomplir de grandes choses, celle des
incapables qui recherchent le pouvoir pour en jouir. Les Gracques, Sylla et
César eurent la première ; Marius et Pompée n’eurent que la seconde. Depuis
six ans, Pompée se tenait en dehors des partis, mais, la guerre finissant, le
Forum reprenait sa puissance ; c’était là que de nouveau les réputations
allaient se faire et la puissance se gagner. Sous peine de tomber bien vite
dans l’obscurité, il fallait enfin parler et prendre couleur : Pompée s’y
décida. Sera-t-il pour le sénat ou pour le peuple ? Ni ses antécédents ni le
bien de l’État ne fixèrent ses irrésolutions. Le sénat avait des chefs selon
son cœur, bien pénétrés de l’esprit de corps, sans beaucoup d’ambition
personnelle, et amis de la légalité, telle du moins que Sylla l’avait faite. Catulus,
par exemple, était l’oracle de, cette assemblée, et Lucullus son héros. Dans
le sénat, Pompée eût été absorbé. Il se rappelait qu’après ses succès contre
Lepidus on avait voulu l’obliger à licencier ses troupes. Sylla d’ailleurs
n’avait rien laissé à faire pour la noblesse dont elle pût montrer quelque
reconnaissance ; le peuple, au contraire, attendait tout pour tout donner :
Pompée passa au peuple.
Dans une assemblée convoquée par un tribun aux portes de
la ville, avant son triomphe, il avait déclaré qu’il fallait délivrer la
magistrature populaire de ses entraves, les provinces du pillage, les
tribunaux de la vénalité, c’est-à-dire renverser partout l’autorité du sénat
et l’œuvre du dictateur[15]. Dès les
premiers jours de son entrée en charge, une loi Pompeia, vivement combattue
par les chefs du sénat, mais appuyée par Crassus et César, rendit au tribunat
tous ses droits. Les légions pompéiennes, campées dans le voisinage de la
ville, n’avaient pas permis au sénat de faire une vive résistance (70).
Après le peuple, vint le tour des chevaliers. Ils
obtinrent le rétablissement du fermage des impôts de l’Asie et ils
réclamèrent les jugements aussi vivement que le peuple avait réclamé l’ancien
tribunat.. Sur ce dernier point, Pompée laissa à d’autres le premier rôle.
Cicéron, très brave au Forum ou à la curie, partout où la
parole est une arme, l’était moins dans la tenue ordinaire de la vie. Après
les deux discours dont l’un au moins était une attaque directe contre la
législation cornélienne, il s’était prudemment éloigné et était allé à
Athènes, à Rhodes, prendre aux Grecs le seul bien qui leur restât, l’art
d’Isocrate et de Platon[16]. Rome avait vu
déjà de grands orateurs, jamais cette abondance harmonieuse, cet éclat, cette
verve intarissable, cette limpidité de parole qui a marqué la langue latine
d’une ineffaçable empreinte. A trente ans (76), il entra dans les charges par la
questure de Sicile qu’il remplit avec honneur (75), et il briguait l’édilité, quand les
Siciliens vinrent lui confier leur vengeance contre Verrès[17]. Cicéron vit
qu’au milieu de la réaction qui s’opérait et à laquelle il avait applaudi,
cette cause pouvait s’élever à la hauteur d’un grand événement politique[18]. Quoique membre
du sénat depuis sa questure, il appartenait à l’ordre équestre. De ce côté
étaient ses amitiés, ses intérêts et ses idées politiques. Cicéron voulait
faire rendre aux chevaliers les jugements, que Caïus leur avait donnés, pour
reformer ce medius ordo qui
maintiendrait l’équilibre dans l’État. Or Verrès était sénateur : les
Metellus, les Scipions, le soutenaient, le consul désigné, Hortensius, était
son défenseur, et l’accusé disait à qui voulait l’entendre qu’il était sûr de
l’impunité, parce qu’il avait fait, de ses trois années de pillage, trois
parts, l’une pour son défenseur, l’autre pour ses juges, la troisième pour
lui-même. Cicéron attaqua hardiment, et dés les premiers mots montra sa
pensée (70).
Il y a longtemps qu’il s’est
répandu, jusque chez les nations étrangères, une opinion funeste à la
république. On dit qu’aujourd’hui, dans vos tribunaux, l’homme riche et
coupable ne peut jamais être condamné. Puis il rappelle les
paroles de Catulus, reprochant aux sénateurs d’avoir rendu nécessaire par
leur vénalité comme juges le rétablissement de la puissance tribunitienne, et
ces mots de Pompée : Les provinces sont au
pillage, la justice aux enchères, il faut arrêter ces désordres[19]. — Oui, s’écrie-t-il lui-même, et j’en prends l’engagement solennel, bientôt je serai
édile ; alors, du haut de cette tribune où le peuple romain a voulu que je
lui rendisse compte des intérêts de la république, je dévoilerai tout ce
qu’il s’est commis d’horreurs et d’infamies dans l’administration de la
justice pendant ces dix années que les tribunaux ont été confiés au sénat[20]. Et il osait
ajouter, oubliant Rutilius et tant de scandaleux acquittements : Je dirai pourquoi, pendant les cinquante années que les
chevaliers ont jugé, pas un n’a pu être convaincu d’avoir vendu sa voix.
Verrès, épouvanté, s’enfuit après la première audience, abandonnant aux
Siciliens 45 millions de sesterces. Mais l’éloquence vengeresse le poursuivit
jusque dans son exil. Cicéron écrivit ce qu’il n’avait pu dire ; il déroula
le long tableau de ses crimes, et il finit comme il avait commencé, par des
menaces contre les nobles. Tant que la force l’y
a contrainte, Rome a souffert le despotisme royal ; elle l’a souffert, mais
du jour où le tribunat a recouvré ses droits, votre règne, ne le
comprenez-vous point ? est passé.... Il ne put, en effet, survivre
à ces scandaleuses révélations : un oncle de César, le préteur Aurelius
Cotta, proposa et fit accepter une loi[21] par laquelle on
revint à la sage combinaison de Plautius Sylvanus : les places de juges
furent réparties entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor[22].
Cicéron triomphait. Le souvenir de cette brillante
victoire n’empêcha pourtant pas quelques années plus tard, l’accusateur de
Verrés de défendre Fonteius, le spoliateur de la Narbonnaise. Aux
yeux du grand avocat, l’art passait avant tout, même avant la justice. De
celle-ci, il ne s’inquiétait pas toujours, car le
langage qu’il tenait était celui de la cause, non de l’orateur[23] ; et il se
trouve toujours de ces artistes en beau langage pour les défenses
impossibles.
Cette année 70 fut pour les sénateurs celle des
expiations. La restitution au tribunat de ses anciens droits leur citait la
moitié de ce que Sylla leur avait donné ; le procès de Verrés leur enleva le
reste. Humiliés comme corps politique, ils furent frappés dans leurs
personnes par la censure, qui reparaît aussi à cette date décisive.
Soixante-quatre sénateurs furent dégradés : c’était la dégradation. même de
la noblesse que Cicéron poursuivait encore de ses sarcasmes[24].
Ainsi, tant de sang répandu n’avait pas fait vivre l’œuvre
politique de Sylla huit années, et la constitution des Gracques reparaissait.
Quand les censeurs firent la revue de l’ordre équestre,
Pompée qui, bien que consul, n’était pas encore sénateur titulaire[25], se montra comme
simple chevalier[26], afin d’honorer
la puissance nouvelle de son ordre. Il descendit au Forum en tenant son
cheval parla bride. Avez-vous fait toutes les
campagnes que la loi exige ? demanda l’un des censeurs. — Oui, dit-il à haute voix, je les ai toutes faites, et je n’ai jamais eu que moi pour
général. Cette fière réponse était une insulte aux lois de son
pays et à l’égalité : mais la foule, qui ne cherchait qu’un maître, applaudit
avec transport ; les censeurs mômes se levèrent et le reconduisirent chez
lui, suivis du peuple entier.
Pompée était donc pour l’heure le héros de la multitude,
mais jamais héros populaire ne fut plus mal préparé à son rôle : vivre au
milieu du peuple, se laisser approcher de chacun, prendre chaudement les
intérêts même des plus obscurs citoyens, et les connaître par leur nom,
montrer pour leurs droits, pour leurs plaisirs, une infatigable activité,
parler, plaider sur tout et pour tous, voilà la rude vie d’un démagogue[27]. Habitué dès
l’enfance au commandement, Pompée répugnait à courtiser la foule ; son
caractère froid et grave n’allait pas aux emportements du Forum[28]. II eût
dignement représenté un empire paisible, il était déplacé dans une république
orageuse : aussi pouvons-nous prédire que, emporté par ses instincts, malgré
son ambition, il finira par retourner au milieu des grands. Dans les deux
années qui suivirent son consulat, il parut rarement en public[29], et toujours
accompagné d’une suite nombreuse qui écartait la foule comme devant un roi.
Cependant il comprit que cette royauté inactive lasserait le peuple, et qu’il
serait prudent d’entretenir l’enthousiasme par de nouveaux services. Une
guerre pouvait seule lui en offrir l’occasion.
III. — GUERRE DES PIRATES.
Depuis l’ébranlement imprimé par les Gracques à la
république, il n’y avait que trouble au dedans et révolte au dehors. Si dans
cette lutte la liberté périt, la domination du moins fut sauvée, et les
provinciaux retombèrent sous un joug plus dur. Mais, à toutes les époques de
servitude, il y a des hommes qui aiment mieux être bandits qu’esclaves. La
mer immense, la mer libre, fut l’asile de ceux qui refusèrent de vivre sous
la loi romaine : ils se firent pirates, et, comme le sénat avait détruit les
marines militaires sans les remplacer, les profits étaient certains, le
danger nul. Aussi ce brigandage prit-il en peu d’années un développement
inattendu. Dans ses guerres, Mithridate reçut d’eux d’importants services.
Quand, sur l’ordre de Sylla, il licencia ses flottes, ses matelots allèrent
augmenter leur nombre. De toutes parts on accourait à eux, les courages aventureux
comme les cœurs avides. Enfants perdus de tous les partis et désespérés de
toutes les causes, individus ruinés par la guerre ou par sentence de justice,
citoyens bannis de leur cité, esclaves échappés de leur geôle, ils recevaient
tout. On vit même des personnages distingués par leur naissance aller à cette
chasse aux marchands de l’Ionie, de l’Égypte et de la Grèce. Les
flots qui couraient de Cyrène à la Crète, de la Crète à Délos et à Smyrne étaient pour eux la mer d’or[30], tant leurs
rapides navires y faisaient de riches captures. Ils ne se cachaient pas :
l’or, la pourpre, les tapis précieux, décoraient leurs navires ; quelques-uns
avaient des rames argentées, et chaque prise était suivie de longues orgies
au son des instruments de musique. Leurs chants devaient être les mêmes que
ceux du Corsaire de Byron : Aussi loin que
court la brise et que les vagues écument, aussi loin va notre empire.
Hâtons-nous de jouir. Qu’importe la mort !
La
Cilicie, avec ses ports sans nombre et ses montagnes qui
descendent jusqu’au rivage, avait été leur premier repaire ; mais, sur toutes
les côtes, ils avaient des arsenaux, des lieux de retraite et des tours
d’observation. On leur croyait plus de mille navires ; déjà ils avaient pillé
quatre cents villes, Cnide, Samos, Colophon, et les temples les plus vénérés
: ceux entre autres de Samothrace, d’Épidaure, de Neptune, dans l’isthme de
Corinthe, de Junon à Samos et à Argos, etc., et l’ors sait que les temples
recevaient non seulement les offrandes aux dieux, mais les dépôts des
fidèles. De celui de Samothrace, ils enlevèrent 1000 talents. Un poète du
temps s’écrie après le pillage de Délos : Ils ont
réduit Apollon à la misère, et de tant de trésors qu’il avait amassés, il ne
lui reste pas une piécette d’or dont il puisse faire cadeau.
Cependant ces bandits, venus surtout de l’Asie, avaient un culte, mais
c’étaient des sacrifices barbares, les sanglants mystères de Mithra, que les
premiers ils firent connaître à l’Occident.
Trop de Grecs se trouvaient parmi eux pour qu’ils
n’eussent pas fait la théorie de leur honnête métier. Il n’y a pas d’injustice, disaient-ils, à recouvrer par l’adresse ce qui a été arraché par la
force. Les biens que les puissants nous ont ravis tout d’une fois, nous les
reprenons en détail. C’était donc avec une conscience tranquille
qu’ils exerçaient leur fructueuse industrie. Et l’on ne voit pas, en effet,
le droit des gens dans l’antiquité n’étant que le droit de la force, pourquoi
ces pirates organisés en république régulière ne se seraient pas regardés
comme les maîtres aussi légitimes de la mer que les Romains l’étaient de la
terre.
Robin Hood épargnait le pauvre Saxon et tuait le shérif
normand ; les pirates aussi étaient sans pitié pour le Romain : ils le
mettaient à brosse rançon et le vendaient au loin quand il ne pouvait la
fournir. Parfois même, si un prisonnier s’exclamait, avec ce cri orgueilleux
que les rois respectaient : Je suis citoyen !
ils feignaient l’étonnement, la terreur, se jetaient à ses genoux, lui
demandaient grâce ; puis ils lui apportaient, l’un des sandales de voyage,
l’autre une toge, afin, disaient-ils, qu’il ne fût plus exposé à être
méconnu, et, après s’être joués longtemps de sa crédule dignité, ils
attachaient une échelle au navire et le priaient de descendre pour regagner la Ville éternelle. Ce fut le
sort du préteur Bellianus.
De la
Phénicie aux colonnes d’Hercule, il ne passait plus un
navire qui ne payât rançon. L’Italie et la Grèce étant tout en côtes, la société
gréco-romaine vivait au bord de la mer, et sur le littoral se trouvaient les
plus belles villas, les plus riches cités. Que d’inquiétudes, que de misères
causées par les soudaines incursions de ces bandits ! Deux préteurs furent
enlevés avec leurs licteurs et leurs faisceaux ; Brindes, Misène, Gaëte, Ostie
même, aux portes de Rome, subirent le pillage. Lipara leur payait un tribut
annuel ; un de leurs chefs osa pénétrer, avec quatre de ses navires, dans le
port de Syracuse ; un autre brûla dans Ostie une flotte consulaire.
A ce moment Sertorius soulevait l’Espagne. Spartacus
allait armer les gladiateurs, et Mithridate préparait en Asie une nouvelle
guerre. Les pirates auraient pu servir de lien entre tous ces révoltés. Mais
cette force immense, qui eût donné un grand pouvoir à son chef, comme il
arriva quelques années plus tard pour Sextus Pompée, manquait de discipline
et d’union ; les idées de brigandage l’emportant sur les idées politiques ,
ils conduisirent bien à Mithridate les envoyés de Sertorius[31], mais ils
trahirent Spartacus et causèrent sa ruine.
Tant qu’ils n’avaient pillé que des Grecs ou des Syriens,
on les avait laissés faire. L’oligarchie qui gouvernait le monde romain se
souciait peu du malheur des sujets ; les grands mêmes y trouvaient leur
compte ; car le prix des esclaves baissait, grâce aux pirates, qui
approvisionnaient tous les marchés. Mais, quand ils coupèrent les
approvisionnements de Rome, le peuple, affamé, commença à croire sa dignité
blessée par l’insolence de ces bandits, et en 78 un vigoureux effort fut fait
contre eux.
L’occupation de la Cilicie commencée en 103 par le préteur
Antonius n’avait pas été continuée avec l’ardeur que les Romains mettaient
d’ordinaire à étendre leurs provinces. Le sénat s’était contenté d’avoir en
ce pays un poste militaire, d’où il surveillait les rois de Syrie et pouvait
prendre à revers ceux de Pont et d’Arménie, s’ils s’aventuraient dans l’Asie
Mineure ; mais il ne s’était point chargé de détruire les établissements que
les pirates avaient formés tout le long des côtes. Sylla, préteur dans la Cilicie en 92, ne
s’occupa que de ce qui se passait au delà du Taurus. Mithridate laissait
alors entrevoir ses ambitieux desseins et faisait oublier les pirates, qui,
durant sa grande lutte avec Rome, surtout pendant la guerre Sociale et la
guerre Civile, multiplièrent tout à l’aise. Cependant le dictateur ne les
avait point perdus de vue ; il fit arriver au consulat, en 79, un petit-fils
de Metellus le Macédonique, Servilius Vatia, qui, l’an d’après, fut envoyé
comme proconsul en Cilicie, avec une puissante flotte et une armée. C’était
un homme intègre et un vaillant capitaine. Les pirates n’avaient que des
navires de course les souris de la mer[32], très rapides,
mais incapables de résister au choc des galères. Servilius en détruisit un
grand nombre dans une action navale qu’ils eurent l’imprudence d’accepter, en
vue de Patara ; puis, durant plus de trois années[33], il attaqua
l’une après l’autre et rasa quantité de forteresses qui leur servaient de
repaires. Ce furent de laborieuses campagnes où on avait à combattre la
nature plus encore que les hommes : l’été, des chaleurs torrides et des
miasmes délétères ; l’hiver, l’air glacial qui descendait des cimes neigeuses
du Taurus ; pour fleuves, des torrents ; pour routes, des gorges
impraticables à des troupes régulières. Bâtie aux flancs escarpés des
montagnes, chaque forteresse demandait un siège régulier où l’acharnement des
défenseurs répondait à, la ténacité des assiégeants : à Olympus le chef
ennemi, plutôt que de se rendre, fit de son butin un immense bûcher, y mit le
feu et se brûla lui-même. Quand Servilius crut avoir détruit à la côte les
principaux nids des pirates de mer, il alla chercher, au delà du Taurus, les
pirates de terre, ces Isauriens dont aucun gouvernement n’a jamais eu
complètement raison. Comme l’aigle qui fait son aire aux lieux les plus
élevés pour apercevoir de plus loin sa proie, ils avaient suspendu leur
capitale, Isaura, à une roche escarpée qui dominait la plaine d’Iconium.
Servilius s’en rendit maître en creusant, dans la roche vive, un lit nouveau
au torrent qui donnait l’eau à la ville. Il y gagna le surnom d’Isauricus ; mais il n’était pas rentré à Rome
en triomphe, que les souris de mer reparaissaient partout[34].
Le sénat se décida enfin à constituer un grand
commandement maritime qu’il donna au préteur Antonius dont la sœur venait
d’être enlevée par les pirates, dans sa villa prés de Misène. L’île de Crète,
au centre de la
Méditerranée orientale, était devenue, depuis la perte de la Cilicie, le principal
refuge des pirates, qui partageaient avec les habitants, les profits de la
course. Après avoir chassé les forbans des côtes d’Italie, le préteur se
dirigea sur cette île. L’attaque mal conduite amena un désastre : l’ennemi
prit une partie de ses vaisseaux, dont les officiers furent pendus aux
vergues et les équipages vendus comme esclaves. Antonius s’échappa, mais
survécut peu de jours à sa défaite et y gagna le titre dérisoire de Creticus. L’oligarchie romaine accepta cet
affront sans le venger, si ce n’est en paroles elle menaça de loin, demandant
pour faire une bonne paix avec les Crétois qu’ils livrassent 4.000 talents,
les prisonniers, les transfuges et leurs trois amiraux qui avaient eu
l’insolence de battre Antonius.
Les Crétois n’étaient pas hommes à donner tant d’argent,
sans de rudes combats. En 68, Metellus vint le leur demander à la tête d’une
bonne armée. Ce petit peuple osa l’attendre en rase campagne, puis l’arrêta
devant chacune de ses villes : Cydonie, Cnosse et Gortyne. Il fallut au
proconsul deux campagnes pour faire une province de ce dernier asile de la
liberté grecque : liberté peu honorable qui sauvegardait, en Crète, beaucoup
plus de vices que de vertus.
Metellus ajouta un nouveau surnom à tous ceux que son
orgueilleuse race s’était donnés. Mais son expédition n’étouffa point la
piraterie, et il n’est pas sûr qu’au moment même où il expédiait à Home ses
dépêches entourées de couronnes de laurier, quelques-unes des nombreuses
criques de la grande île n’abritassent encore bon nombre de flibustiers. Des
expéditions isolées ne pouvaient en effet détruire ces insaisissables ennemis
chassés d’un point, ils reparaissaient sur un autre, et, grâce à l’habileté
de leurs pilotes, à la légèreté de leurs navires, ils se jouaient, comme le guérillero
espagnol, de toutes les poursuites.
Cependant les convois de Sicile et de Sardaigne
n’arrivaient plus, les distributions gratuites cessaient. Pour quelques
sesterces, le peuple vendait ses suffrages ; pour 5 boisseaux par mois, il
donna l’empire. L’an 67, le tribun Gabinius proposa qu’un des consulaires fût
investi pour trois ans, avec une autorité absolue et irresponsable, du
commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée
jusqu’à 400 stades dans l’intérieur[35]. Cet espace
renfermait une grande partie des terres de la domination romaine, les nations
les plus, considérables, les rois les plus puissants. Les nobles
s’effrayèrent de ces pouvoirs inusités qu’on destinait à Pompée, bien que
Gabinius n’eût pas prononcé son nom ; ils essayèrent de tuer le tribun[36], et un des
collègues de Gabinius opposa son veto. Cependant telle était leur
humiliation, que Catulus ne trouva rien à dire au peuple, si ce n’est qu’il
fallait ménager un si grand personnage, ne pas exposer sans cesse aux périls
de la guerre une si précieuse vie : Car enfin, si
vous venez à le perdre, quel autre général aurez-vous pour le remplacer ?
— Vous-même, s’écria tout le peuple.
Il se tut, après avoir conseillé aux sénateurs de s’assurer une retraite sur
quelque mont Sacré où ils pourraient, comme leurs ancêtres, défendre la
liberté. La foule doubla les forces que, le décret accordait au général, cinq
cents galères, cent vingt mille fantassins, cinq mille chevaux et la
permission de prendre dans le trésor, tout l’argent qu’il voudrait. L’un des
consuls, Pison, qui fit encore quelque opposition, osa dire à Pompée : Si tu veux imiter Romulus, tu finiras comme lui
; le peuple voulait le mettre en pièces, et, à cause de son veto, le tribun
Trebellius faillit être déposé. Mais Pompée respectait trop les formes pour
attenter violemment à la dignité consulaire et tribunitienne. Un siècle plus
tôt, Rome n’eût pas même envoyé un consul contre de si misérables ennemis, et
l’armée, le trésor, le pouvoir souverain, on livrait tout à Pompée. Le peuple
avait faim, il s’inquiétait bien de la liberté[37]. César, à qui il
ne déplaisait pas de voir le peuple s’habituer à l’autorité monarchique,
avait vivement appuyé la proposition.
A la nouvelle de ce décret, les pirates abandonnèrent les
côtes d’Italie, le prix des vivres baissa subitement ; et le peuple de crier
que le nom seul de Pompée avait terminé la guerre[38]. Il choisit pour
lieutenants vingt-quatre sénateurs qui avaient déjà commandé en chef, divisa la Méditerranée
en treize régions, et assigna à chaque division une escadre. En quarante jours,
il balaya la mer de Toscane et celle des Baléares. Dans la Méditerranée
orientale, nulle part non plus les pirates effrayés ne résistèrent. Ils
venaient en foule se rendre avec leurs femmes, leurs enfants, leurs navires,
et Pompée les chargeait de poursuivre leurs anciens complices.
Cependant les plus braves portèrent leurs richesses dans
les ports du mont Taurus et réunirent leurs vaisseaux au promontoire Coracesius. Vaincus, puis forcés dans une place
du voisinage où ils s’étaient réfugiés, ils livrèrent les châteaux et les
îles qui étaient encore en leur pouvoir : cent vingt forts qui couronnaient
les cimes des montagnes, depuis la
Carie jusqu’au mont Amanus, furent renversés ; Pompée brûla
mille trois cents navires, détruisit tous les chantiers, et suivant la
politique modérée qu’il avait montrée en Espagne, au lieu de vendre ses
prisonniers, il les établit en des villes dépeuplées, à Soli, Adana,
Épiphanie et Mallus, à Dymes en Achaïe, même en Calabre. Virgile enfant vit
près de Tarente un de ces pirates qui avait vécu heureux sur la terre que
Pompée lui avait donnée[39].
Quatre-vingt-dix jours avaient suffi pour terminer cette guerre peu
redoutable, menée à bonne fin par la douceur du général autant que par la
rapidité de ses manœuvres. Les Romains avaient ressaisi l’empire de la Méditerranée,
et ils pouvaient maintenant l’appeler mare
nostrum. Toutefois la piraterie ne disparut que pour un temps ;
jamais Rome, même sous les empereurs, n’en eut complètement raison. Durant
l’expédition de Gabinius en Égypte, les côtes de Syrie seront pillées par de
nombreux forbans ; et de nos jours encore ces mers semées de tant d’îles, de
promontoires et de ports cachés au pied des montagnes, ont été le dernier
refuge des corsaires que les nations chrétiennes ont chassés des coins les
plus reculés de l’Océan.
Metellus avait été chargé, avant la loi Gabinia,
d’enlever la Crète
aux pirates. Quoiqu’il eût un commandement indépendant, Pompée prétendit
qu’il avait perdu le droit de combattre sous ses propres auspices, qu’il n’était
plus qu’un lieutenant, et il lui envoya l’ordre de suspendre les opérations.
Un officier pompéien, Octavius, vint même encourager la résistance des villes
que Metellus assiégeait. Il affligea jusqu’à ses
meilleurs amis, dit son biographe, par
cette mesquine jalousie, qui lui faisait regarder comme un vol fait à sa
gloire tout succès obtenu par d’autres. Une plus criante injustice
acheva de soulever contre lui la noblesse : il arracha à Lucullus Mithridate
vaincu, pour se réserver le facile honneur de porter au roi les derniers
coups.
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