HISTOIRE DES ROMAINS

 

SEPTIÈME PÉRIODE — LES TRIUMVIRATS ET LA RÉVOLUTION (79-30)

CHAPITRE XLIX — SPARTACUS ; RÉTABLISSEMENT DE LA PUISSANCE TRIBUNICIENNE ; GUERRE DES PIRATES.

 

 

I. — LES GLADIATEURS (73-71).

Un certain Lentulus dit Batuatus ou le Maître d’armes[1], affranchi de quelque membre de la gens Cornelia, entretenait à Capoue des gladiateurs, qu’il louait aux grands de Rome pour leurs jeux et leurs fêtes. Deux cents d’entre eux, la plupart Gaulois ou Thraces, firent le complot de s’enfuir. Leur projet ayant été découvert, soixante-dix-huit, avertis à temps, prévinrent la vengeance de leur maître : ils entrèrent dans à boutique d’un rôtisseur, se saisirent des couperets et des haches et sortirent de la ville pour gagner la montagne, comme fait encore tout Italien qui s’est mis en mauvais cas. Chemin faisant, ils rencontrèrent des chariots chargés d’armes de gladiateurs, qu’on portait dans une autre ville ; ils s’en saisirent et coururent au Vésuve. Le volcan dormait depuis mille ans : aussi la végétation en couvrait les pentes ; ils trouvèrent aisément à s’y cacher en un lieu d’accès difficile. Tout d’abord ils élurent trois chefs, deux Gaulois, Crixus et Œnomaüs, et un Thrace, Spartacus, qui à une grande force de corps et à un courage extraordinaire joignait une prudence et une douceur plus dignes d’un Grec que d’un barbare. On raconte que la première fois qu’il fut mené à Rome pour y être vendu, on vit, pendant qu’il dormait, un serpent entortillé autour de son visage. Sa femme, de même nation que lui, était possédée de l’esprit prophétique de Bacchus, et faisait le métier de devineresse ; elle déclara que ce signe annonçait à Spartacus un pouvoir aussi grand que redoutable, et dont la fin serait heureuse. Elle était alors avec lui et l’accompagna dans sa fuite (75).

Ils repoussèrent d’abord quelques soldats envoyés contre eux de Capoue, et se revêtirent avec joie des armes qu’ils leur avaient enlevées. Le préteur Clodius, arrivé de Rome avec trois mille hommes de troupes, les assiégea dans leur fort. On n’en pouvait descendre que par un sentier étroit et difficile, dont à gardait l’entrée ; partout ailleurs étaient des rochers à pie sur lesquels rampaient des ceps de vigne sauvage. Les gens de Spartacus coupèrent des sarments, en firent des échelles solides et descendirent en sûreté ; un d’eux resté en haut leur jeta les armes. Les Romains soudainement attaqués, prirent la fuite et laissèrent leur camp au pouvoir de l’ennemi. Ce succès attira aux gladiateurs un grand nombre de bouviers et de pâtres des environs, robustes et agiles ; ils armèrent les uns et se servirent des autres comme de coureurs et de troupes légères.

Un second général fut envoyé contre eux, le préteur Publius Varinius ; ils défirent d’abord un de ses lieutenants qui les avait attaqués avec deux mille hommes ; un autre manqua d’être enlevé avec tout son corps. Varinius lui-même éprouva plusieurs échecs où il perdit ses licteurs et son cheval de bataille, dont Spartacus s’empara. Ce chef de bandits se révélait général habile et politique prévoyant. Il ne se laissa pas éblouir par le succès ; tandis que les siens faisaient la guerre en esclaves déchaînés contre leurs maîtres, il combinait des plans de campagne et, mieux que cela, des plans de retraite. Il comprenait bien que ces bandes ne pourraient triompher de la puissance romaine, et il aurait voulu les conduire vers les Alpes, afin que chacun, traversant ces montagnes, se retirât en son pays, les uns dans les Gaules, les autres dans la Thrace. Mais se venger et jouir, égorger les hommes, violer les femmes, après le meurtre l’orgie dans quelque villa surprise, dont les maîtres leur servaient d’échansons, et célébrer pour un compagnon mort de pompeuses funérailles où trois cents Romains combattaient à leur tour en gladiateurs, c’était tout ce que ces âmes dégradées par l’esclavage cherchaient dans la liberté. Quand Spartacus parla de marcher vers le nord, ces ribauds refusèrent de le suivre.

Le sénat avait d’abord eu honte d’envoyer des légionnaires contre de pareils ennemis ; à présent il commençait à les craindre. Quantité de fermes étaient en cendres, des villes mêmes, Nole, Nucérie, Cora, Métaponte, avaient été saccagées avec la fureur d’hommes qui assouvissaient enfin de longs ressentiments. Pour sauver les restes d’une ville où ils voulaient tout tuer, Spartacus fut un jour obligé de faire sonner l’alarme, comme si les légions approchaient et qu’il fallût en sortir au plus vite pour n’y être point cerné. Il avait fait de Thurium sa place d’armes avec ateliers et arsenaux ; de là, il appelait tous les esclaves à la liberté, et il eut jusqu’à cent mille hommes.

La nécessité fit taire les scrupules du sénat ; il mit sur pied deux armées consulaires contre ces bandits qui faisaient de vaillants soldats (72). Gellius, un des consuls, tomba brusquement sur un corps de Germains qui, par fierté, s’était séparé des troupes de Spartacus, et le tailla en pièces. Mais il fut moins heureux contre la grande armée. Lentulus, son collègue, qui avait divisé ses troupes en plusieurs corps pour envelopper l’ennemi éprouva à son tour de graves échecs, et une autre armée de dix mille hommes venue de la Cisalpine eut le même sort. Aux élections de 71 aucun candidat ne se présenta pour solliciter le dangereux honneur de combattre le héros qui s’était trouvé sous la casaque d’un esclave.

Crassus, ce lieutenant de Sylla à qui revenait tout l’honneur de la victoire gagnée en avant de la porte Colline, s’offrit aux suffrages et fut commissionné pour la guerre Servile avec le titre de préteur. Sur sa bonne renommée, beaucoup de volontaires accoururent, et l’on put organiser huit légions. Il alla camper dans le Picenum, pour y attendre Spartacus qui dirigeait sa marche de ce côte, tandis que son lieutenant Mummius et deux légions, faisant un grand circuit, suivaient l’ennemi de loin, avec défense expresse de combattre ou même d’engager une escarmouche. A la première occasion, Mummius présenta la bataille à Spartacus, qui lui tua beaucoup de monde ; le reste des troupes se sauva en jetant les armes. Crassus traita durement Mummius et ne donna d’autres armes aux soldats, qu’après leur avoir fait jurer par serinent qu’ils les garderaient mieux. Cinq cents d’entre eux qui avaient donné l’exemple de la fuite furent mis à part ; il les partagea en cinquante dizaines, les fit tirer au sort, et punit dit dernier supplice celui de chaque dizaine sur qui le sort tomba.

Spartacus s’était replié sur la Lucanie et le Bruttium. Vers la mer, il rencontra des corsaires ciliciens et forma le projet de jeter en Sicile deux mille hommes : ce nombre aurait suffi pour rallumer dans cette île la guerre des esclaves, éteinte depuis peu de temps et qui n’avait besoin que d’une étincelle pour former de nouveau un vaste incendie. Il conclut un accord avec ces pirates, qui se firent payer d’avance, puis mirent à la voile avec son argent, en laissant sur le rivage ceux qu’ils avaient promis d’embarquer. Spartacus campait dans la presqu’île de Rhegium ; quand Crassus y arriva, il entreprit de fermer l’isthme, par un fossé, afin d’occuper ses soldats et d’affamer l’ennemi. Il fit tirer d’une mer à l’autre, dans une longueur de 300 stades, une tranchée large et profonde de 15 pieds, et tout le long il éleva une haute et épaisse muraille : grand ouvrage qui fut achevé en peu de temps[2]. Spartacus se moquait d’abord de ce travail ; mais, lorsqu’il voulut sortir pour fourrager, il fut arrêté par ce mur, et, comme il ni, pouvait plus rien tirer de la presqu’île, il chercha les moyens d’en sortir. Une nuit qu’il tombait beaucoup de neige, il combla avec de la terre, des branches d’arbres et d’autres matériaux, une portion de la tranchée sur laquelle il fit passer son armée. Crassus craignait que Spartacus ne voulût aller droit à Rome : il fut rassuré en voyant les ennemis se diviser ; il manqua même enlever un corps qui s’était séparé de l’armée principale et que Spartacus, survenant tout à coup, sauva.

Crassus avait écrit au sénat qu’il fallait rappeler Lucullus de la Thrace, et Pompée de l’Espagne, pour le seconder ; il se repentit de cette démarche, sentant bien qu’on attribuerait le succès à celui qui serait venu le secourir ; il essaya donc de terminer seul la guerre eu poussant vivement les opérations. Un gros de troupes, tous les Gaulois de l’armée rebelle, campaient à part sous les ordres de deux chefs ; il chargea six mille hommes de les surprendre, en se saisissant d’un poste avantageux. Pour ne pas être découverts, les légionnaires avaient caché leurs casques sous des branches d’arbres ; mais ils furent aperçus par deux femmes qui faisaient des sacrifices à l’entrée du camp, et ils auraient eux-mêmes couru le plus grand danger si Crassus n’était arrivé avec toutes ses troupes. Ce fut le combat le plus sanglant qu’on eût encore livré dans cette guerre ; il resta sur le champ de bataille douze mille ennemis, parmi lesquels on n’en trouva que deux qui fussent blessés par derrière, tous les autres étaient tombés à leur poste de combat. Spartacus, après une si grande défaite, se retira vers les montagnes de Pétélie (Strongoli en Calabre), suivi du lieutenant et du questeur de Crassus. Par un brusque retour contre eux il les mit en fuite ; mais ce succès inspira aux fugitifs une confiance qui causa leur perte. Ils ne voulurent plus éviter le combat ni obéir à leurs chefs. Quand ceux-ci se mirent en marche vers le nord, il les entourèrent avec cris et menaces, et les forcèrent d’aller au-devant des Romains. C’était entrer dans les vues de Crassus, qui venait d’apprendre que Pompée approchait, que déjà, dans les comices, bien des gens sollicitaient pour lui et disaient hautement que cette victoire lui était due ; qu’à peine arrivé en présence des ennemis, il terminerait aussitôt la guerre.

Crassus campait donc le plus près qu’il pouvait de l’ennemi. Un jour qu’il faisait tirer une tranchée, les troupes de Spartacus vinrent charger ses travailleurs, et, comme des deux côtés il survenait sans cesse de nouveaux renforts, Spartacus se vit dans la nécessité de mettre toute son armée en bataille. Au moment d’engager l’action, il se fit amener son cheval et le tua, en disant :  La victoire me fera trouver assez de bons chevaux ; si je suis vaincu, je n’en aurai plus besoin ; puis il se précipita au plus épais des lignes romaines, tua deux centurions en cherchant à joindre Crassus, et, resté seul par la fuite de tous les siens, vendit chèrement sa vie (71)[3].

De cette menaçante armée il ne restait plus que des débris qui, reprenant trop tard le premier dessein de leur valeureux chef, se dirigèrent vers le nord pour gagner les Alpes. Pompée, revenu d’Espagne, les rencontra et en tua encore cinq mille. Crassus, écrivit-il au sénat, a vaincu Spartacus, mais moi j’ai arraché les racines de cette guerre, elle ne renaîtra plus.

Spartacus avait diminué autant qu’il avait été en son pouvoir les horreurs de cette guerre. Dans Rhegium on trouva trois mille prisonniers romains qu’il avait épargnés. Le sénat n’eut point de pitié pour ceux qui lui avaient fait peur : six mille croix furent dressées le long de la route, entre Capoue et Rome, et on y attacha autant de captifs. Les vainqueurs, joyeux et couronnés de fleurs, rentrèrent dans la ville par cette route lugubre sous les cris de douleur et les malédictions de ces malheureux.

Pompée, absent depuis sept années, était impatiemment attendu du peuple, qui portait aux nues la gloire du héros invincible. Crassus n’obtint que l’ovation. Il avait combattu contre cent mille ennemis, mais Rome ne voulait pas avouer quille avait encore une fois tremblé devant ses esclaves.

 

II. — RÉTABLISSEMENT DE LA PUISSANCE TRIBUNITIENNE (70).

A Athènes, dans le temple de Minerve, étaient des colonnes mobiles qui tournaient sous la main au moindre effort, et sur lesquelles les lois étaient gravées. C’est une image de la mobilité même de ces républiques anciennes qui, sous la main du peuple, au gré des circonstances ou d’un homme, changeaient, et, comme dans un cercle fatal tournaient toujours : aujourd’hui allant de Solon à Pisistrate, demain d’Hippias à Clisthène, ou d’Aristide à Cléon. Dès que Rome eut perdu l’amour de ses vieilles lois et les lugeurs qui les soutenaient, sa vie ne fut plus, comme celle d’Athènes, qu’une révolution permanente. Le pouvoir constituant n’étant pas séparé du pouvoir législatif, un consul, un tribun, oui l’assemblée souveraine, défaisaient le lendemain ce qu’ils avaient fait la veille[4].

Durant son consulat, Lépide avait rétabli les distributions de blé à prix réduit supprimées par Sylla ; en 77, il échoua dans une tentative à main armée pour détruire l’œuvre entière du dictateur ; mais l’année suivante le tribun Sicinius, soutenu de César, faillit réussir. S’il n’obtint rien, il parla du moins au peuple et, malgré la loi Cornélienne qui n’avait laissé subsister du tribunat qu’une ombre vaine, inanis species[5], il força, par ses railleries, les consuls à lui répondre. Peu de temps après, il mourut assassiné[6]. Il portait le nom du tribun du peuple, créé sur le mont Sacré, quatre siècles auparavant, et l’on ne saurait dire qu’il n’était pas un de ses descendants. S’il tomba sous la main des nobles, il a peut-être payé pour lui-même et pour le fondateur de la charge qui paraissait maintenant à quelques-uns plus que jamais odieuse. Mais l’auxiliaire que les premiers tribuns avaient trouvé du temps de Coriolan les servit encore : la famine causée par de mauvaises récoltes et surtout par les courses des pirates, qui arrêtaient les approvisionnements de Bonie, exaspéra le peuple. Pour l’apaiser, un des consuls de l’an 75, C. Cotta, rétablit la distribution des 5 boisseaux de blé par mois, annona[7], et proposa de rendre aux tribuns le droit de haranguer le peuple et d’aspirer aux charges. Cependant le tribun Opimius, qui fit une rogation contraire aux lois Cornéliennes et essaya d’opposer son veto à un sénatus-consulte, perdit par un jugement ses biens et ses honneurs[8].

La réaction allait donc lentement, mais elle allait, aidée par l’abus même que le sénat faisait de sa victoire, livrant les alliés au pillage et vendant la justice dans les tribunaux. Ces désordres ne cesseront, répétait le tribun Quinctius, que quand on aura rétabli dans leurs droits ces magistrats vigilants dont l’incorruptible activité inspirait une crainte salutaire. Il parvint à faire condamner le président d’un tribunal, C. Junius, et accusa plusieurs juges[9]. Mais Lucullus, alors consul (74), l’arrêta, peut-être en achetant son silence.

L’an d’après, arriva au tribunat un homme de talent et d’audace, Licinius Macer, dont un discours a été sauvé de tant d’autres naufrages. ... Quelle différence, s’écriait-il, entre les droits que vous ont laissés vos ancêtres et la servitude où Sylla vous a mis ! Ceux qui avaient été établis pour vous défendre ont tourné contre vous la force que vous leur aviez donnée. Ils ont accepté la domination de quelques hommes qui, à la faveur des guerres, se sont emparés du trésor des légions et des provinces. Quelques prétextes qu’ils aient mis en avant dans leurs sanglantes rivalités, il ne s’est agi des deux côtés que de savoir qui serait votre maître[10]. Un seul but a été poursuivi, vous enlever l’arme qui vous avait été donnée pour être libre : la puissance tribunitienne. N’appelez pas repos ce qui est l’esclavage, et songez que, si vous n’arrêtez pas, le mal, ils serreront vos chaînes plus fort.

Que faut-il donc faire ? M’allez-vous dire. D’abord, renoncer à la coutume de beaucoup crier et de ne point agir, de perdre de vue la liberté dés que vous perdez de vue le Forum. Ensuite, puisque toute force réside en vous, vous avez bien le droit d’exécuter ou de n’exécuter pas les ordres qu’on vous donne. Vous attendez que Jupiter ou quelque autre dieu vous envoie des signes favorables. Riais ces commandements des consuls, ces décrets des Pères, c’est vous qui les ratifiez en y obéissant. Il n’y a point à prendre les armes, à faire une sécession nouvelle ; bornez-vous à aie plus donner votre sang. Laissez-les gouverner et commander à leur guise ; qu’ils cherchent tout seuls des triomphes ; qu’ils combattent Mithridate et Sertorius avec les images de leurs aïeux. Refusez-vous aux fatigues et aux dangers, puisqu’on vous refuse de participer aux avantages, à moins pourtant que vous n’estimiez qu’on a suffisamment payé vos services par la dernière loi frumentaire et que vous ne trouviez votre liberté bien vendue au prix de boisseaux de blé : la ration d’un captif, ce qu’on lui donne pour qu’il ne meure pas de faim.

Macer ne conseillait point le refus de l’impôt[11], comme on l’a fait chez les modernes, parce qu’il n’y avait plus d’impôt à Rome ; il proposait le refus du service militaire, chose nouvelle et grave, car Sertorius et Spartacus n’étaient pas encore abattus ; Mithridate attaquait de nouveau, la Thrace exigeait des expéditions répétées, et les pirates couvraient la mer. Si on l’avait écouté, la noblesse aurait certainement sacrifié ses rancunes au salut de l’empire ; mais, pour suivre son tribun, il aurait fallu au peuple un esprit de discipline et une résolution qu’il n’avait plus. On continua donc, comme le disait Macer, à parler au lieu d’agir ; mais on parlait beaucoup. On se récriait contre ces tribunaux de Sylla où le sénateur qui avait dévoré une province était assuré de l’impunité, à la condition d’abandonner une part de son butin à ses collègues restés à Rome et maintenant ses juges. On vantait les heureuses sévérités de l’ancienne censure, les effets bienfaisants du veto tribunitien, toutes choses mortes aujourd’hui, mais qui, redevenues vivantes, rendraient à la république le repos et la dignité.

Du fond de l’Espagne, Pompée entendait ces plaintes. Grâce à l’habile modération de sa conduite, les deux partis le craignaient également et tout à la fois espéraient en lui. Il prit le rôle de médiateur et écrivit à Rome que, si l’accord ne se rétablissait pas entre le sénat et le peuple avant son retour, il travaillerait lui-même à régler cette affaire dès qu’il serait arrivé[12]. Un autre général, qui devint empereur, commença ainsi, il y a quatre-vingts ans, sa fortune politique. Le sénat n’était ni plus prévoyant ni plus fort que ne le fut le Directoire. Comme lui, vivant d’expédients et au jour le jour, il accepta, pour gagner quelques mois, cette intervention menaçante d’un chef militaire, et répondit aux tribuns qu’il fallait attendre le retour du grand Pompée (72).

Il arriva à la fin de l’année suivante, et le peuple acheva de le gagner par ses applaudissements (71). La ville entière sortit à sa rencontre ; il reçut plutôt qu’il ne demanda le consulat et le triomphe. Comme il avait été général avant d’être soldat, il fut consul avant d’être questeur, édile ou préteur[13]. Crassus, presque oublié dans cette ovation de son rival, malgré ses services et ses profusions au peuple[14], n’osa en marquer du mécontentement ; ce ne fut même qu’après avoir obtenu l’agrément de Pompée qu’il sollicita, avec lui, la charge de consul.

If est deux sortes d’ambitions, celle des hommes supérieurs qui se sentent en état d’accomplir de grandes choses, celle des incapables qui recherchent le pouvoir pour en jouir. Les Gracques, Sylla et César eurent la première ; Marius et Pompée n’eurent que la seconde. Depuis six ans, Pompée se tenait en dehors des partis, mais, la guerre finissant, le Forum reprenait sa puissance ; c’était là que de nouveau les réputations allaient se faire et la puissance se gagner. Sous peine de tomber bien vite dans l’obscurité, il fallait enfin parler et prendre couleur : Pompée s’y décida. Sera-t-il pour le sénat ou pour le peuple ? Ni ses antécédents ni le bien de l’État ne fixèrent ses irrésolutions. Le sénat avait des chefs selon son cœur, bien pénétrés de l’esprit de corps, sans beaucoup d’ambition personnelle, et amis de la légalité, telle du moins que Sylla l’avait faite. Catulus, par exemple, était l’oracle de, cette assemblée, et Lucullus son héros. Dans le sénat, Pompée eût été absorbé. Il se rappelait qu’après ses succès contre Lepidus on avait voulu l’obliger à licencier ses troupes. Sylla d’ailleurs n’avait rien laissé à faire pour la noblesse dont elle pût montrer quelque reconnaissance ; le peuple, au contraire, attendait tout pour tout donner : Pompée passa au peuple.

Dans une assemblée convoquée par un tribun aux portes de la ville, avant son triomphe, il avait déclaré qu’il fallait délivrer la magistrature populaire de ses entraves, les provinces du pillage, les tribunaux de la vénalité, c’est-à-dire renverser partout l’autorité du sénat et l’œuvre du dictateur[15]. Dès les premiers jours de son entrée en charge, une loi Pompeia, vivement combattue par les chefs du sénat, mais appuyée par Crassus et César, rendit au tribunat tous ses droits. Les légions pompéiennes, campées dans le voisinage de la ville, n’avaient pas permis au sénat de faire une vive résistance (70).

Après le peuple, vint le tour des chevaliers. Ils obtinrent le rétablissement du fermage des impôts de l’Asie et ils réclamèrent les jugements aussi vivement que le peuple avait réclamé l’ancien tribunat.. Sur ce dernier point, Pompée laissa à d’autres le premier rôle.

Cicéron, très brave au Forum ou à la curie, partout où la parole est une arme, l’était moins dans la tenue ordinaire de la vie. Après les deux discours dont l’un au moins était une attaque directe contre la législation cornélienne, il s’était prudemment éloigné et était allé à Athènes, à Rhodes, prendre aux Grecs le seul bien qui leur restât, l’art d’Isocrate et de Platon[16]. Rome avait vu déjà de grands orateurs, jamais cette abondance harmonieuse, cet éclat, cette verve intarissable, cette limpidité de parole qui a marqué la langue latine d’une ineffaçable empreinte. A trente ans (76), il entra dans les charges par la questure de Sicile qu’il remplit avec honneur (75), et il briguait l’édilité, quand les Siciliens vinrent lui confier leur vengeance contre Verrès[17]. Cicéron vit qu’au milieu de la réaction qui s’opérait et à laquelle il avait applaudi, cette cause pouvait s’élever à la hauteur d’un grand événement politique[18]. Quoique membre du sénat depuis sa questure, il appartenait à l’ordre équestre. De ce côté étaient ses amitiés, ses intérêts et ses idées politiques. Cicéron voulait faire rendre aux chevaliers les jugements, que Caïus leur avait donnés, pour reformer ce medius ordo qui maintiendrait l’équilibre dans l’État. Or Verrès était sénateur : les Metellus, les Scipions, le soutenaient, le consul désigné, Hortensius, était son défenseur, et l’accusé disait à qui voulait l’entendre qu’il était sûr de l’impunité, parce qu’il avait fait, de ses trois années de pillage, trois parts, l’une pour son défenseur, l’autre pour ses juges, la troisième pour lui-même. Cicéron attaqua hardiment, et dés les premiers mots montra sa pensée (70).

Il y a longtemps qu’il s’est répandu, jusque chez les nations étrangères, une opinion funeste à la république. On dit qu’aujourd’hui, dans vos tribunaux, l’homme riche et coupable ne peut jamais être condamné. Puis il rappelle les paroles de Catulus, reprochant aux sénateurs d’avoir rendu nécessaire par leur vénalité comme juges le rétablissement de la puissance tribunitienne, et ces mots de Pompée : Les provinces sont au pillage, la justice aux enchères, il faut arrêter ces désordres[19]. — Oui, s’écrie-t-il lui-même, et j’en prends l’engagement solennel, bientôt je serai édile ; alors, du haut de cette tribune où le peuple romain a voulu que je lui rendisse compte des intérêts de la république, je dévoilerai tout ce qu’il s’est commis d’horreurs et d’infamies dans l’administration de la justice pendant ces dix années que les tribunaux ont été confiés au sénat[20]. Et il osait ajouter, oubliant Rutilius et tant de scandaleux acquittements : Je dirai pourquoi, pendant les cinquante années que les chevaliers ont jugé, pas un n’a pu être convaincu d’avoir vendu sa voix. Verrès, épouvanté, s’enfuit après la première audience, abandonnant aux Siciliens 45 millions de sesterces. Mais l’éloquence vengeresse le poursuivit jusque dans son exil. Cicéron écrivit ce qu’il n’avait pu dire ; il déroula le long tableau de ses crimes, et il finit comme il avait commencé, par des menaces contre les nobles. Tant que la force l’y a contrainte, Rome a souffert le despotisme royal ; elle l’a souffert, mais du jour où le tribunat a recouvré ses droits, votre règne, ne le comprenez-vous point ? est passé.... Il ne put, en effet, survivre à ces scandaleuses révélations : un oncle de César, le préteur Aurelius Cotta, proposa et fit accepter une loi[21] par laquelle on revint à la sage combinaison de Plautius Sylvanus : les places de juges furent réparties entre les sénateurs, les chevaliers et les tribuns du trésor[22].

Cicéron triomphait. Le souvenir de cette brillante victoire n’empêcha pourtant pas quelques années plus tard, l’accusateur de Verrés de défendre Fonteius, le spoliateur de la Narbonnaise. Aux yeux du grand avocat, l’art passait avant tout, même avant la justice. De celle-ci, il ne s’inquiétait pas toujours, car le langage qu’il tenait était celui de la cause, non de l’orateur[23] ; et il se trouve toujours de ces artistes en beau langage pour les défenses impossibles.

Cette année 70 fut pour les sénateurs celle des expiations. La restitution au tribunat de ses anciens droits leur citait la moitié de ce que Sylla leur avait donné ; le procès de Verrés leur enleva le reste. Humiliés comme corps politique, ils furent frappés dans leurs personnes par la censure, qui reparaît aussi à cette date décisive. Soixante-quatre sénateurs furent dégradés : c’était la dégradation. même de la noblesse que Cicéron poursuivait encore de ses sarcasmes[24].

Ainsi, tant de sang répandu n’avait pas fait vivre l’œuvre politique de Sylla huit années, et la constitution des Gracques reparaissait.

Quand les censeurs firent la revue de l’ordre équestre, Pompée qui, bien que consul, n’était pas encore sénateur titulaire[25], se montra comme simple chevalier[26], afin d’honorer la puissance nouvelle de son ordre. Il descendit au Forum en tenant son cheval parla bride. Avez-vous fait toutes les campagnes que la loi exige ? demanda l’un des censeurs. — Oui, dit-il à haute voix, je les ai toutes faites, et je n’ai jamais eu que moi pour général. Cette fière réponse était une insulte aux lois de son pays et à l’égalité : mais la foule, qui ne cherchait qu’un maître, applaudit avec transport ; les censeurs mômes se levèrent et le reconduisirent chez lui, suivis du peuple entier.

Pompée était donc pour l’heure le héros de la multitude, mais jamais héros populaire ne fut plus mal préparé à son rôle : vivre au milieu du peuple, se laisser approcher de chacun, prendre chaudement les intérêts même des plus obscurs citoyens, et les connaître par leur nom, montrer pour leurs droits, pour leurs plaisirs, une infatigable activité, parler, plaider sur tout et pour tous, voilà la rude vie d’un démagogue[27]. Habitué dès l’enfance au commandement, Pompée répugnait à courtiser la foule ; son caractère froid et grave n’allait pas aux emportements du Forum[28]. II eût dignement représenté un empire paisible, il était déplacé dans une république orageuse : aussi pouvons-nous prédire que, emporté par ses instincts, malgré son ambition, il finira par retourner au milieu des grands. Dans les deux années qui suivirent son consulat, il parut rarement en public[29], et toujours accompagné d’une suite nombreuse qui écartait la foule comme devant un roi. Cependant il comprit que cette royauté inactive lasserait le peuple, et qu’il serait prudent d’entretenir l’enthousiasme par de nouveaux services. Une guerre pouvait seule lui en offrir l’occasion.

 

III. — GUERRE DES PIRATES.

Depuis l’ébranlement imprimé par les Gracques à la république, il n’y avait que trouble au dedans et révolte au dehors. Si dans cette lutte la liberté périt, la domination du moins fut sauvée, et les provinciaux retombèrent sous un joug plus dur. Mais, à toutes les époques de servitude, il y a des hommes qui aiment mieux être bandits qu’esclaves. La mer immense, la mer libre, fut l’asile de ceux qui refusèrent de vivre sous la loi romaine : ils se firent pirates, et, comme le sénat avait détruit les marines militaires sans les remplacer, les profits étaient certains, le danger nul. Aussi ce brigandage prit-il en peu d’années un développement inattendu. Dans ses guerres, Mithridate reçut d’eux d’importants services. Quand, sur l’ordre de Sylla, il licencia ses flottes, ses matelots allèrent augmenter leur nombre. De toutes parts on accourait à eux, les courages aventureux comme les cœurs avides. Enfants perdus de tous les partis et désespérés de toutes les causes, individus ruinés par la guerre ou par sentence de justice, citoyens bannis de leur cité, esclaves échappés de leur geôle, ils recevaient tout. On vit même des personnages distingués par leur naissance aller à cette chasse aux marchands de l’Ionie, de l’Égypte et de la Grèce. Les flots qui couraient de Cyrène à la Crète, de la Crète à Délos et à Smyrne étaient pour eux la mer d’or[30], tant leurs rapides navires y faisaient de riches captures. Ils ne se cachaient pas : l’or, la pourpre, les tapis précieux, décoraient leurs navires ; quelques-uns avaient des rames argentées, et chaque prise était suivie de longues orgies au son des instruments de musique. Leurs chants devaient être les mêmes que ceux du Corsaire de Byron : Aussi loin que court la brise et que les vagues écument, aussi loin va notre empire. Hâtons-nous de jouir. Qu’importe la mort !

La Cilicie, avec ses ports sans nombre et ses montagnes qui descendent jusqu’au rivage, avait été leur premier repaire ; mais, sur toutes les côtes, ils avaient des arsenaux, des lieux de retraite et des tours d’observation. On leur croyait plus de mille navires ; déjà ils avaient pillé quatre cents villes, Cnide, Samos, Colophon, et les temples les plus vénérés : ceux entre autres de Samothrace, d’Épidaure, de Neptune, dans l’isthme de Corinthe, de Junon à Samos et à Argos, etc., et l’ors sait que les temples recevaient non seulement les offrandes aux dieux, mais les dépôts des fidèles. De celui de Samothrace, ils enlevèrent 1000 talents. Un poète du temps s’écrie après le pillage de Délos : Ils ont réduit Apollon à la misère, et de tant de trésors qu’il avait amassés, il ne lui reste pas une piécette d’or dont il puisse faire cadeau. Cependant ces bandits, venus surtout de l’Asie, avaient un culte, mais c’étaient des sacrifices barbares, les sanglants mystères de Mithra, que les premiers ils firent connaître à l’Occident.

Trop de Grecs se trouvaient parmi eux pour qu’ils n’eussent pas fait la théorie de leur honnête métier. Il n’y a pas d’injustice, disaient-ils, à recouvrer par l’adresse ce qui a été arraché par la force. Les biens que les puissants nous ont ravis tout d’une fois, nous les reprenons en détail. C’était donc avec une conscience tranquille qu’ils exerçaient leur fructueuse industrie. Et l’on ne voit pas, en effet, le droit des gens dans l’antiquité n’étant que le droit de la force, pourquoi ces pirates organisés en république régulière ne se seraient pas regardés comme les maîtres aussi légitimes de la mer que les Romains l’étaient de la terre.

Robin Hood épargnait le pauvre Saxon et tuait le shérif normand ; les pirates aussi étaient sans pitié pour le Romain : ils le mettaient à brosse rançon et le vendaient au loin quand il ne pouvait la fournir. Parfois même, si un prisonnier s’exclamait, avec ce cri orgueilleux que les rois respectaient : Je suis citoyen ! ils feignaient l’étonnement, la terreur, se jetaient à ses genoux, lui demandaient grâce ; puis ils lui apportaient, l’un des sandales de voyage, l’autre une toge, afin, disaient-ils, qu’il ne fût plus exposé à être méconnu, et, après s’être joués longtemps de sa crédule dignité, ils attachaient une échelle au navire et le priaient de descendre pour regagner la Ville éternelle. Ce fut le sort du préteur Bellianus.

De la Phénicie aux colonnes d’Hercule, il ne passait plus un navire qui ne payât rançon. L’Italie et la Grèce étant tout en côtes, la société gréco-romaine vivait au bord de la mer, et sur le littoral se trouvaient les plus belles villas, les plus riches cités. Que d’inquiétudes, que de misères causées par les soudaines incursions de ces bandits ! Deux préteurs furent enlevés avec leurs licteurs et leurs faisceaux ; Brindes, Misène, Gaëte, Ostie même, aux portes de Rome, subirent le pillage. Lipara leur payait un tribut annuel ; un de leurs chefs osa pénétrer, avec quatre de ses navires, dans le port de Syracuse ; un autre brûla dans Ostie une flotte consulaire.

A ce moment Sertorius soulevait l’Espagne. Spartacus allait armer les gladiateurs, et Mithridate préparait en Asie une nouvelle guerre. Les pirates auraient pu servir de lien entre tous ces révoltés. Mais cette force immense, qui eût donné un grand pouvoir à son chef, comme il arriva quelques années plus tard pour Sextus Pompée, manquait de discipline et d’union ; les idées de brigandage l’emportant sur les idées politiques , ils conduisirent bien à Mithridate les envoyés de Sertorius[31], mais ils trahirent Spartacus et causèrent sa ruine.

Tant qu’ils n’avaient pillé que des Grecs ou des Syriens, on les avait laissés faire. L’oligarchie qui gouvernait le monde romain se souciait peu du malheur des sujets ; les grands mêmes y trouvaient leur compte ; car le prix des esclaves baissait, grâce aux pirates, qui approvisionnaient tous les marchés. Mais, quand ils coupèrent les approvisionnements de Rome, le peuple, affamé, commença à croire sa dignité blessée par l’insolence de ces bandits, et en 78 un vigoureux effort fut fait contre eux.

L’occupation de la Cilicie commencée en 103 par le préteur Antonius n’avait pas été continuée avec l’ardeur que les Romains mettaient d’ordinaire à étendre leurs provinces. Le sénat s’était contenté d’avoir en ce pays un poste militaire, d’où il surveillait les rois de Syrie et pouvait prendre à revers ceux de Pont et d’Arménie, s’ils s’aventuraient dans l’Asie Mineure ; mais il ne s’était point chargé de détruire les établissements que les pirates avaient formés tout le long des côtes. Sylla, préteur dans la Cilicie en 92, ne s’occupa que de ce qui se passait au delà du Taurus. Mithridate laissait alors entrevoir ses ambitieux desseins et faisait oublier les pirates, qui, durant sa grande lutte avec Rome, surtout pendant la guerre Sociale et la guerre Civile, multiplièrent tout à l’aise. Cependant le dictateur ne les avait point perdus de vue ; il fit arriver au consulat, en 79, un petit-fils de Metellus le Macédonique, Servilius Vatia, qui, l’an d’après, fut envoyé comme proconsul en Cilicie, avec une puissante flotte et une armée. C’était un homme intègre et un vaillant capitaine. Les pirates n’avaient que des navires de course les souris de la mer[32], très rapides, mais incapables de résister au choc des galères. Servilius en détruisit un grand nombre dans une action navale qu’ils eurent l’imprudence d’accepter, en vue de Patara ; puis, durant plus de trois années[33], il attaqua l’une après l’autre et rasa quantité de forteresses qui leur servaient de repaires. Ce furent de laborieuses campagnes où on avait à combattre la nature plus encore que les hommes : l’été, des chaleurs torrides et des miasmes délétères ; l’hiver, l’air glacial qui descendait des cimes neigeuses du Taurus ; pour fleuves, des torrents ; pour routes, des gorges impraticables à des troupes régulières. Bâtie aux flancs escarpés des montagnes, chaque forteresse demandait un siège régulier où l’acharnement des défenseurs répondait à, la ténacité des assiégeants : à Olympus le chef ennemi, plutôt que de se rendre, fit de son butin un immense bûcher, y mit le feu et se brûla lui-même. Quand Servilius crut avoir détruit à la côte les principaux nids des pirates de mer, il alla chercher, au delà du Taurus, les pirates de terre, ces Isauriens dont aucun gouvernement n’a jamais eu complètement raison. Comme l’aigle qui fait son aire aux lieux les plus élevés pour apercevoir de plus loin sa proie, ils avaient suspendu leur capitale, Isaura, à une roche escarpée qui dominait la plaine d’Iconium. Servilius s’en rendit maître en creusant, dans la roche vive, un lit nouveau au torrent qui donnait l’eau à la ville. Il y gagna le surnom d’Isauricus ; mais il n’était pas rentré à Rome en triomphe, que les souris de mer reparaissaient partout[34].

Le sénat se décida enfin à constituer un grand commandement maritime qu’il donna au préteur Antonius dont la sœur venait d’être enlevée par les pirates, dans sa villa prés de Misène. L’île de Crète, au centre de la Méditerranée orientale, était devenue, depuis la perte de la Cilicie, le principal refuge des pirates, qui partageaient avec les habitants, les profits de la course. Après avoir chassé les forbans des côtes d’Italie, le préteur se dirigea sur cette île. L’attaque mal conduite amena un désastre : l’ennemi prit une partie de ses vaisseaux, dont les officiers furent pendus aux vergues et les équipages vendus comme esclaves. Antonius s’échappa, mais survécut peu de jours à sa défaite et y gagna le titre dérisoire de Creticus. L’oligarchie romaine accepta cet affront sans le venger, si ce n’est en paroles elle menaça de loin, demandant pour faire une bonne paix avec les Crétois qu’ils livrassent 4.000 talents, les prisonniers, les transfuges et leurs trois amiraux qui avaient eu l’insolence de battre Antonius.

Les Crétois n’étaient pas hommes à donner tant d’argent, sans de rudes combats. En 68, Metellus vint le leur demander à la tête d’une bonne armée. Ce petit peuple osa l’attendre en rase campagne, puis l’arrêta devant chacune de ses villes : Cydonie, Cnosse et Gortyne. Il fallut au proconsul deux campagnes pour faire une province de ce dernier asile de la liberté grecque : liberté peu honorable qui sauvegardait, en Crète, beaucoup plus de vices que de vertus.

Metellus ajouta un nouveau surnom à tous ceux que son orgueilleuse race s’était donnés. Mais son expédition n’étouffa point la piraterie, et il n’est pas sûr qu’au moment même où il expédiait à Home ses dépêches entourées de couronnes de laurier, quelques-unes des nombreuses criques de la grande île n’abritassent encore bon nombre de flibustiers. Des expéditions isolées ne pouvaient en effet détruire ces insaisissables ennemis chassés d’un point, ils reparaissaient sur un autre, et, grâce à l’habileté de leurs pilotes, à la légèreté de leurs navires, ils se jouaient, comme le guérillero espagnol, de toutes les poursuites.

Cependant les convois de Sicile et de Sardaigne n’arrivaient plus, les distributions gratuites cessaient. Pour quelques sesterces, le peuple vendait ses suffrages ; pour 5 boisseaux par mois, il donna l’empire. L’an 67, le tribun Gabinius proposa qu’un des consulaires fût investi pour trois ans, avec une autorité absolue et irresponsable, du commandement des mers et de toutes les côtes de la Méditerranée jusqu’à 400 stades dans l’intérieur[35]. Cet espace renfermait une grande partie des terres de la domination romaine, les nations les plus, considérables, les rois les plus puissants. Les nobles s’effrayèrent de ces pouvoirs inusités qu’on destinait à Pompée, bien que Gabinius n’eût pas prononcé son nom ; ils essayèrent de tuer le tribun[36], et un des collègues de Gabinius opposa son veto. Cependant telle était leur humiliation, que Catulus ne trouva rien à dire au peuple, si ce n’est qu’il fallait ménager un si grand personnage, ne pas exposer sans cesse aux périls de la guerre une si précieuse vie : Car enfin, si vous venez à le perdre, quel autre général aurez-vous pour le remplacer ?Vous-même, s’écria tout le peuple. Il se tut, après avoir conseillé aux sénateurs de s’assurer une retraite sur quelque mont Sacré où ils pourraient, comme leurs ancêtres, défendre la liberté. La foule doubla les forces que, le décret accordait au général, cinq cents galères, cent vingt mille fantassins, cinq mille chevaux et la permission de prendre dans le trésor, tout l’argent qu’il voudrait. L’un des consuls, Pison, qui fit encore quelque opposition, osa dire à Pompée : Si tu veux imiter Romulus, tu finiras comme lui ; le peuple voulait le mettre en pièces, et, à cause de son veto, le tribun Trebellius faillit être déposé. Mais Pompée respectait trop les formes pour attenter violemment à la dignité consulaire et tribunitienne. Un siècle plus tôt, Rome n’eût pas même envoyé un consul contre de si misérables ennemis, et l’armée, le trésor, le pouvoir souverain, on livrait tout à Pompée. Le peuple avait faim, il s’inquiétait bien de la liberté[37]. César, à qui il ne déplaisait pas de voir le peuple s’habituer à l’autorité monarchique, avait vivement appuyé la proposition.

A la nouvelle de ce décret, les pirates abandonnèrent les côtes d’Italie, le prix des vivres baissa subitement ; et le peuple de crier que le nom seul de Pompée avait terminé la guerre[38]. Il choisit pour lieutenants vingt-quatre sénateurs qui avaient déjà commandé en chef, divisa la Méditerranée en treize régions, et assigna à chaque division une escadre. En quarante jours, il balaya la mer de Toscane et celle des Baléares. Dans la Méditerranée orientale, nulle part non plus les pirates effrayés ne résistèrent. Ils venaient en foule se rendre avec leurs femmes, leurs enfants, leurs navires, et Pompée les chargeait de poursuivre leurs anciens complices.

Cependant les plus braves portèrent leurs richesses dans les ports du mont Taurus et réunirent leurs vaisseaux au promontoire Coracesius. Vaincus, puis forcés dans une place du voisinage où ils s’étaient réfugiés, ils livrèrent les châteaux et les îles qui étaient encore en leur pouvoir : cent vingt forts qui couronnaient les cimes des montagnes, depuis la Carie jusqu’au mont Amanus, furent renversés ; Pompée brûla mille trois cents navires, détruisit tous les chantiers, et suivant la politique modérée qu’il avait montrée en Espagne, au lieu de vendre ses prisonniers, il les établit en des villes dépeuplées, à Soli, Adana, Épiphanie et Mallus, à Dymes en Achaïe, même en Calabre. Virgile enfant vit près de Tarente un de ces pirates qui avait vécu heureux sur la terre que Pompée lui avait donnée[39]. Quatre-vingt-dix jours avaient suffi pour terminer cette guerre peu redoutable, menée à bonne fin par la douceur du général autant que par la rapidité de ses manœuvres. Les Romains avaient ressaisi l’empire de la Méditerranée, et ils pouvaient maintenant l’appeler mare nostrum. Toutefois la piraterie ne disparut que pour un temps ; jamais Rome, même sous les empereurs, n’en eut complètement raison. Durant l’expédition de Gabinius en Égypte, les côtes de Syrie seront pillées par de nombreux forbans ; et de nos jours encore ces mers semées de tant d’îles, de promontoires et de ports cachés au pied des montagnes, ont été le dernier refuge des corsaires que les nations chrétiennes ont chassés des coins les plus reculés de l’Océan.

Metellus avait été chargé, avant la loi Gabinia, d’enlever la Crète aux pirates. Quoiqu’il eût un commandement indépendant, Pompée prétendit qu’il avait perdu le droit de combattre sous ses propres auspices, qu’il n’était plus qu’un lieutenant, et il lui envoya l’ordre de suspendre les opérations. Un officier pompéien, Octavius, vint même encourager la résistance des villes que Metellus assiégeait. Il affligea jusqu’à ses meilleurs amis, dit son biographe, par cette mesquine jalousie, qui lui faisait regarder comme un vol fait à sa gloire tout succès obtenu par d’autres. Une plus criante injustice acheva de soulever contre lui la noblesse : il arracha à Lucullus Mithridate vaincu, pour se réserver le facile honneur de porter au roi les derniers coups.

 

 

 

 



[1] Batuo signifie faire des armes, d’où les mots français battre, bataille, bâton.

[2] Probablement à la hauteur de Castrovillari et de Cassano, où la largeur de l’isthme n’est que d’environ 13 à 15 lieues ; 500 stades valent 55 kilomètres et demi, un peu moins de 14 lieues.

[3] Plutarque, Crassus, et Appien, Bell. civ., I, 14.

[4] Et corruplissima republica plurimæ leges (Tacite, Ann., III, 27).

[5] Discours de Licinius Macer dans les Fragments de Salluste.

[6] Cicéron, Brutus, 60. Macer dit circumventus est, et plus loin ad exitium usque insontis tribun dominatus est (le consul Curion). Cette période fut plus agitée que ne le ferait croire la pénurie de documents qui nous en reste ; dans le pro Cluentio, 31, Cicéron parle d’un questeur qui cherche à soulever l’armée, et d’un autre sénateur condamné pour avoir fait révolter une légion d’Illyrie. Macer (in Salluste, Hist. fragm.) parle du despotisme exercé par Catulus, des tumultes qui eurent lieu sous le consulat de Brutus et de Mamercus, de la tyrannie de Curion, qu’il accuse d’avoir tué Sicinius, etc., etc.

[7] On ne dit pas que Cotta les ait rétablies, mais Macer parle de ces distributions comme étant toutes récentes, et, plus haut, il cite Cotta comme chef d’un tiers parti qui veut tromper le peuple par de frivoles concessions. (Salluste, Hist. fragm.)

[8] Cicéron, II in Ver., I, 60 : bona, fortunas, ornamenta omnia amiserit.

[9] Cicéron, pro Cluentio, 33, 51 et passim ; Ps. Ascon., p. 103 ; Plutarque, Lucullus, 5.

[10] Phèdre (I, XV) a repris cette idée dont les Romains de ce temps allaient reconnaître la justesse :

In principatu commutando sæpius

Nil præter domini nomen mutant pauperes

Aux changements des chefs d’État, les pauvres gens ne gagnent le plus souvent que de changer le nom du maître.

[11] Macer ajoute deux mots bons à retenir pour l’intelligence des lois frumentaires : Ce blé qu’on vous donne, c’est votre bien, vestrarum rerum, et cette largesse misérable ne suffit pas à vous délivrer des soucis domestiques, neque adsolvit cura familiari tam parva res. Il a raison sur le premier point, et toutes les déclamations habituelles ne feront pas que, dans les idées des anciens, le tribut payé en nature par les sujets ne fût pas la propriété du peuple, romain. Il a raison encore sur le second : une famille ne pouvait vivre avec ses 5 modii par mois. Cette assistance ne dispensait donc pas plus les pauvres de Rome de travailler que les secours donnés aux nôtres ne les font vivre dans la paresse.

[12] Salluste, Histor. fragmenta.

[13] Il était si étranger, alors, aux affaires civiles, qu’il demanda à son ami Varron de lui rédiger un mémoire sur l’administration intérieure, sorte de manuel consulaire, είσαγωγεxόν, sur ce qu’un consul avait à dire ou à faire dans le sénat. (Aulu-Gelle, Noct. Att., XIV, VII.)

[14] Plutarque, dans Crassus. Il convia le peuple à un festin servi sur dix mille tables, et il lui distribua du blé pour trois mois.

[15] Cicéron, I in Ver., 15. Ce tribun était M. Lollius Palicanus qui fut l’agent de Pompée dans cette affaire.

[16] On explique ce séjour de deux années (79-78) en Grèce par des motifs de santé et par le désir d’achever son éducation littéraire. Il se peut que ce soit l’explication véritable. En 79, Sylla avait abdiqué.

[17] Cicéron dit expressément (II in Ver., V, 69) que la loi sur les jugements n’a été proposée que par suite du procès de Verrès.

[18] Du même coup Cicéron allait servir les intérêts de son parti et les siens propres ; Hortensius régnait alors au barreau, les Verrines lui arrachèrent sa royauté. Dans la suite ces deux orateurs plaidèrent souvent dans la même cause et pour le même accusé, mais Hortensius laissait toujours Cicéron parler le dernier. Cf. pro Murena ; pro Rabirio, etc.

[19] Il dit du sénat (de Leg., III, 42) : Non modo et censores, sed etiam et judices omnes potest defatigare. Cependant, en 74, le sénat avait timidement demandé contre la vénalité des juges une loi que ni L. Lucullus ni son frère Marcus, qui lui succéda dans le consulat, ne présentèrent. (Cicéron, pro Cluentio, 40.)

[20] Sur la corruption et la vénalité des tribunaux, voyez Appien, Bell. civ., I, 22, 35, 37 ; Walter, Geschichte des römischen Rechis, ch. XXVIII, § 237-8 ; Asconius in Cicer. II in Ver., V, 141-145, et Cicéron, ad Atticus, I, 16. Quand la vénalité ne réussissait pas, on recourait à la prière : voyez un singulier exemple de ces supplications dans Asconius in Cicer. pro Scauro (Orelli), p. 28.

[21] Voyez, dans II in Ver., III, 96, les efforts d’Aurelius, qui chaque jour montait à la tribune pour invectiver contre les tribunaux des sénateurs.

[22] Les tribuns du trésor, curatores des tribus, étaient anciennement chargés de distribuer la solde aux troupes. Cf. Aulu-Gelle, Noct. Att., VII, X ; Varron, I, 4 ; Gaius, Inst., IV, 27, et Festus, s. v. Ærarii. On ne sait comment, de fonctionnaires qu’ils étaient à l’origine, les tribuni ærarii devinrent une classe de citoyens ; ils devaient, sans doute, à raison de leurs anciennes fonctions financières, avoir été astreints à posséder un cens déterminé qui répondit de leur gestion, et leur nom de tribuni ærarii finit par s’appliquer à tous ceux qui eurent le même cens, comme celui de chevalier avait été pris par tous ceux qui avaient le cens équestre. Aux derniers temps de la république, le cens équestre était de 40.0000 sesterces et celui des juges ducénaires d’Auguste sera de 200.000. On peut supposer que les tribuns du trésor devaient avoir une fortune intermédiaire, 300.000 sesterces, car ils sont placés, dans les lois judiciaires d’Auguste, entre les chevaliers et les ducénaires. Ils auraient été dans ce cas les citoyens de la deuxième classe ; les chevaliers formant la première et les ducenarii la troisième.

[23] Cicéron, pro Cluentio, 50.

[24] Cf. II in Verrés, V, 71.

[25] Il ne pouvait l’être, puisqu’il n’avait, avant son consulat, géré aucune charge sénatoriale qui lui aurait donné le jus sententiæ dicendæ.

[26] Quelque temps après, en 67, le tribun Roscius Othon fixa à 400.000 sesterces (prés de 80.000 francs) le cens des chevaliers, et leur assigna au théâtre quatorze rangs de places séparées. Tite-Live, Épit., XCIX ; Dion, XXXVI, 25 ; Cicéron, pro Murena, 19 ; Velleius Pater., II, 52.

[27] Voyez les conseils de Quintus à Cicéron, de Petitione consulatus.

[28] On le verra plus loin en face de Clodius. A Milet, l’orateur Eschine ayant parlé devant lui trop librement, il le fit ou le laissa condamner à l’exil, et le malheureux y mourut. (Strabon, IV, I, 7.)

[29] Il refusa une province consulaire pour ne pas aller perdre obscurément une année.

[30] Florus, III, 6.

[31] La guerre de Sertorius dura de 82 à 72, celle de Spartacus de 73 à 71, celle de Mithridate recommença en 74 ; les pirates avaient été attaqués dès l’année 103 par l’orateur Marcus Antonins. Cette guerre fut un legs des guerres civiles, de la révolte des provinces et des esclaves. Cf. Appien, Mithridate, 45.

[32] Μοσπάρων, barque-souris.

[33] Trois années, suivant Eutrope (VI, 3) et Orose (V, 23) ; cinq, 78-74, suivant Cicéron (II in Ver., III, 91, 211).

[34] Il se peut que la réduction de la Cyrénaïque en province, vers 75 ait été une mesure combinée avec la grande expédition de Servilius contre les pirates de Cilicie pour rendre plus efficace la surveillance des Romains dans la Méditerranée orientale.

[35] Velleius Paterculus (II, 51) dit 50 milles, et Dion (fr.), trois journées de marche.

[36] Dion, XXXVI, 6, 20. Velleius Paterculus, II, 31.

[37] Plutarque, Pompée, 26.

[38] Appien (Bell. civ., II, 18) l’appelle τής άγοράς αύτιxράτορα.

[39] Georgicon, IV, 125-148.