I. — PREMIÈRE ANNÉE DE LA GUERRE CIVILE
(83).
De l’Asie même, Sylla avait annoncé au sénat ses victoires
et la pax conclue avec Mithridate, sans parler de guerre ni de vengeance. Il
changea de ton, lorsque d’Éphèse il eut gagné la Grèce et qu’il se vit sur
les bords de l’Adriatique, à la tête de quarante mille vétérans[1] dévoués à sa
personne jusqu’à lui offrir leur pécule pour remplir sa caisse militaire[2]. Il envoya à Rome
un second message, où il rappelait ses services et le prix dont on les avait
payés : ses biens confisqués, sa tête proscrite,
ses amis assassinés. Mais il arrivait, et bientôt ses ennemis et ceux de la
république recevraient le châtiment dû à leurs crimes. Pour
détacher les Italiens de Cinna, il finissait en promettant de respecter les
droits des nouveaux citoyens. Les honnêtes gens,
disait-il, qu’ils soient depuis longtemps ou
depuis peu dans la cité, n’ont rien à craindre de moi.
Cette lettre menaçante mit l’effroi dans le sénat. Depuis
les Gracques, cette assemblée, naguère toute-puissante et souveraine, n’avait
plus de vie propre. Placée entre la populace des démagogues et la soldatesque
des généraux, elle se laissait traîner à la remorque des partis, qu’elle ne
savait pas dominer ; et tous les factieux jetant tour à tour le laticlave sur
les épaules de leurs complices, elle avait perdu la considération, qui est la
force des corps politiques. Elle essaya le seul rôle que le sénat pût encore
jouer, celui de médiateur. Sur la proposition de Valerius Flaccus, une
députation partit pour adoucir le vainqueur[3] et ménager un
accommodement dont le sénat serait l’arbitre ; en même temps un décret
défendit aux consuls de continuer leurs préparatifs. Cinna et Carbon n’en
tinrent compte. Ils ramassèrent des vivres, des soldats, de l’argent, en
répétant partout que leur cause était celle des nouveaux citoyens. Les
Samnites et les Lucaniens, qui n’avaient pas encore posé les armes, promirent
de les soutenir ; mais, quand Cinna voulut embarquer pour la Grèce l’armée ainsi
réunie, une sédition éclata, et il fut égorgé à Ancône par ses propres
soldats (84).
Carbon, resté seul consul, usa des dernières ressources
des démagogues aux abois. Il étendit encore le droit de cité à de nouveaux
citoyens[4], qu’il répandit
avec les affranchis dans les trente-cinq tribus ; il laissa le tribun
Popillius Lænas précipiter de la roche Tarpéienne un ancien tribun, et
chasser de Rolle tous ses collègues, auxquels il fit interdire le feu et
l’eau[5] ; enfin il
arracha au sénat l’ordre de licencier les armées, pour se donner le droit
d’accuser son adversaire de trahison, s’il désobéissait. Sylla y répondit en
passant la mer (85).
D’Éphèse, il s’était rendu en trois jours de navigation à
Athènes, d’où il avait fait route par Tanagra et les Thermopyles vers la Thessalie et la Macédoine, afin de
gagner la via Egnatia, qui le conduisait à Dyrrachium, c’est-à-dire à
l’endroit du plus court trajet de mer entre le continent grec et l’Italie. Il
avait cependant une flotte de douze cents vaisseaux qui l’aurait pu conduire
plus vite et avec moins de fatigue ; mais les Romains n’aimaient pas à
quitter la terre, et sa flotte, vide de soldats, était venue l’attendre au
grand port épirote[6].
Il n’était pas sans inquiétude pour son débarquement ;
Brindes, que Carbon aurait dû mettre en état de défense et bien garder, lui
ouvrit ses portes. En reconnaissance, il exempta cette ville du droit de
douane, et trois siècles plus tard Appien disait : Elle jouit encore de ce privilège[7]. La coutume
permettait aux généraux de conserver leur autorité militaire, imperium, et leurs soldats jusqu’à ce qu’ils
fussent rentrés dans Rome. Sylla paraissait donc avoir un titre régulier et
un pouvoir légal, malgré la sentence de mise hors la loi que Cinna avait fait
prononcer contre lui dans les comices. Metellus gardait aussi son titre de
préteur, et ces apparences de légalité étaient une force pour des hommes qui,
cependant, n’avaient d’autre droit que celui qu’ils portaient à la pointe de
leur épée. Ce Metellus, chassé de l’Afrique où il s’était réfugié durant les
proscriptions de Marius, s’était caché dans les montagnes de la Ligurie. A la
nouvelle de l’arrivée de Sylla, il courut à Brindes lui offrir ses talents et
la haine que le fils du Numidique conservait contre ceux qui avaient proscrit
son père. Sylla le prit pour collègue.
Ses cinq légions paraissaient bien faibles en face des
quatre cent cinquante cohortes de l’ennemi[8]. Mais c’étaient
de vieilles bandes appelées à combattre de nouvelles levées ; et puis, il
était seul dans son camp, et les marianistes avaient quinze généraux :
Scipion et Norbanus, alors consuls ; Carbon, qui n’avait pas plus les talents
d’un général que ceux d’un chef de parti ; Brutus, Cælius, Carinas, etc.
Sertorius ne servait encore qu’en sous-ordre. La plupart des Italiens étaient
pour Carbon ; toutefois les villes d’origine grecque, quelques Cisalpins, les
Picénins et la confédération marse, toujours rivale de la ligue samnite,
montraient des intentions hostiles[9]. Les marianistes
voulurent exiger des otages ; sans attendre un décret du sénat qui s’y
opposait, plusieurs cités refusèrent. Sais-tu,
dit Carbon à un magistrat de Plaisance qui résistait à ses injonctions, sais-tu que j’ai bien des épées ? — Et moi, répondit froidement le vieillard, bien des années[10].
Ces dispositions étaient de bon augure pour Sylla, et tout
d’abord la sévère discipline qu’il fit observer à ses troupes lui gagna les peuples
dont il traversa le territoire. La noblesse penchait naturellement de son
côté. Crassus, qui durant huit mois avait vécu caché au fond d’une caverne,
Cethegus, Dolabella, M. Lucullus, le frère du questeur de Sylla, portèrent
dans son parti l’éclat de leur nom. La proscription que le jeune Marins
renouvela contre les plus illustres sénateurs acheva de faire de la querelle
de Sylla celle de l’aristocratie romaine.
Le secours le plus important lui vint d’un jeune homme, la
veille inconnu, le fils de Pompeius Strabo, celui qui s’appellera le grand
Pompée. Les marianistes l’avaient inquiété au sujet des biens immenses que
son père avait acquis dans le Picenum, où il avait commandé longtemps. On lui
réclama le butin d’Ascoli, que Strabo, prétendait-on, s’était attribué. Un
procès fut engagé ; il le gagna, mais n’oublia point qu’on avait voulu le
ruiner. Quand il sut les syllaniens en Italie, il leva, parmi ses pâtres et
ses tenanciers, un corps de volontaires, battit plusieurs détachements et,
par ces succès, grossit sa troupe jusqu’à pouvoir en faire trois légions
qu’il mit au service de Sylla. Il n’avait que vingt-trois ans. La première
fois qu’il parut devant le proconsul, celui-ci le reçut avec de grands
honneurs et le salua du nom d’imperator,
titre qui reconnaissait à ce jeune homme les droits de l’imperium militaire et le confirmait dans son
commandement séparé.
Un événement, dont on ne put connaître les auteurs, jeta
la consternation dans la ville. Le 6 juillet 83, un incendie dévora le Capitole ;
les livres sibyllins ne furent même pas sauvés[11]. Cette
destruction du sanctuaire de la république et des oracles qui, pensait-on,
livraient à son sénat les secrets de la sagesse divine, partit à plusieurs
comme l’annonce d’une domination nouvelle. Les temps, en effet, étaient
consommés, et le maître arrivait[12].
De la
Pouille, il passa sans obstacle en Campanie, faisant respecter par ses soldats les moissons, les
personnes et les villes. Dans une guerre civile, les premiers
succès sont importants, parce qu’ils décident la foule irrésolue et mettent
l’opinion du côte du vainqueur. Sylla, lion et
renard tour à tour, ne négligea rien pour s’assurer cet avantage.
La déesse Enyo lui renouvela ses promesses de triomphe, et un jour qu’il
campait au bord d’une large plaine, il s’éleva une brise légère qui,
emportant les fleurs de la prairie, laissa retomber leurs blanches corolles
sur les casques et les boucliers de ses soldats, de sorte que l’armée entière
parut couronnée de fleurs. C’était l’annonce d’une victoire, les soldats n’en
pouvaient douter.
A Rome, on se souvenait des proscriptions de Marius et on
redoutait celles de Sylla, sachant bien que, lui aussi, il voudrait à son
tour des ruines et des massacres, des supplices
et des confiscations[13]. Aussi les
violents avaient été un moment écartés, et l’on avait fait arriver à la
chaise curule, pour l’année 83,
L. Scipion, arrière-petit-fils du vainqueur
d’Antiochus, et C. Norbanus, deux incapables[14], mais
représentants de ce parti modéré qui, dans les crises aiguës, fournit
toujours les victimes.
Avec une des deux armées consulaires, Norbanus couvrit
Capoue ; Scipion arrivait avec l’autre prés de Teanum. Sylla se jeta entre
eux, tua sept mille hommes à Norbanus, dont les débris s’enfermèrent dans
Naples et Capoue, puis courut au-devant de Scipion. Cette fois, au lieu
d’attaquer vivement, il propose une trêve et une conférence ; les deux chefs
se rencontrent, tous deux de vieille race et ayant au fond les mêmes
intérêts. L’entrevue est amicale, Sylla la prolonge, et, pendant qu’il
discute les conditions de la paix, ses soldats se mêlent à ceux de Scipion,
racontent leurs campagnes, montrent l’or qu’ils y ont gagné sous un général
toujours heureux et toujours libéral. En vain Sertorius avertit Scipion du
danger qu’il court ; les négociations Continuent. Quand Sylla, rompant
soudainement l’armistice, se présenta avec vingt cohortes contre l’armée
ennemie, celle-ci passa tout entière de son côté. Ainsi
le chasseur se sert d’oiseaux privés pour en attirer d’autres dans ses filets.
Scipion fut laissé libre de s’éloigner. Sylla avait sa
mesure et pensait n’avoir rien à en craindre. On aurait pu croire qu’après ce
double succès il mènerait rapidement les opérations et qu’on le verrait
bientôt sous les murs de Rome. Mais, s’il était maître de la Campanie, il n’en
occupait pas toutes les villes ; ses adversaires tenaient Nole, Capoue,
Naples, et de mauvaises nouvelles lui arrivaient de divers côtés. Sur ses
derrières et sur son flanc, les Lucaniens et les Samnites étaient en armes. A
Rome, la défaite des modérés rendait l’influence aux révolutionnaires, et ils
élevaient au consulat, pour l’année 82, Carbon, l’ancien collègue de Cinna,
et un fils adoptif du vainqueur des Cimbres, le jeune Marius ; tous deux
illégalement élus, car l’un avait trop récemment quitté les faisceaux
consulaires, et l’autre, âgé seulement de vingt-sept ans, n’avait pas le
droit de les prendre. Mais est-ce qu’il y avait encore des lois ?
II. — SECONDE ANNÉE DE LA GUERRE CIVILE
(82).
Un hiver rigoureux retarda la reprise des opérations
militaires, et les consuls mirent ce temps à profit pour organiser la
résistance. Ils dépouillèrent les temples de leurs richesses, envolèrent à la
fonte les vases d’or et d’argent que la victoire ou la religion y avait
déposés, et réalisèrent ainsi 14.000 livres d’or et 6000 livres d’argent
: environ 15 millions de francs. Avec ces ressources, ils firent de grandes
levées d’hommes dans la
Cisalpine où il y avait toujours des épées à vendre, et en
Étrurie dont la population rurale, à demi esclave sous ses lucumons, liait sa
cause à celle du parti qui avait voulu l’affranchissement de tous les
Italiens. Les Samnites, comprenant que l’heure du combat suprême arrivait,
promirent de quitter leurs montagnes et de déboucher bientôt dans la plaine
latine. Pour confirmer cette promesse, le jeune Telesinus vint avec
quelques-uns de ses plus braves compatriotes rejoindre l’armée consulaire.
Rome terrorisée se prêtait à tout : le sénat tremblant avait autorisé par un
décret le pillage des temples ; le peuple avait proscrit les sénateurs
réfugiés dans le camp de Sylla, et un homme farouche, le préteur Damasippus,
y marquait déjà pour la mort ceux des modérés qu’il sacrifierait aux mânes de
ses amis, avant l’arrivée des vainqueurs. C’était une guerre sanguinaire.
Carbon et Marius se partagèrent la défense : l’un dut
fermer les passages de l’Apennin du côté de l’Ombrie et du Picenum, par où
s’avançaient Metellus et Pompée ; l’autre, couvrir le Latium contre Sylla,
qui arrivait par la
Campanie. Marius avait fait de Préneste sa place d’armes.
Bâtie sur un éperon de l’Apennin qui s’avance au-dessus de la campagne de
Rome et la domine d’une hauteur de près de 400 mètres, Préneste,
avec des vivres et une bonne garnison, était inexpugnable. Norba, la cité aux
indestructibles murailles cyclopéennes, fit aussi fortement occupée. A
Préneste, Marius tenait la voie latine ; à Norba la voie Appienne. Pour
empêcher l’ennemi de se glisser entre elles, il s’établit dans une position
centrale, à Signia, qui, du haut de son rocher, commandait la rive droite du
Trerus (le Sacco),
le principal affluent du Liris ; il espérait ainsi fermer les approches de
Rome.
Sylla avait certainement occupé avant l’hiver le défilé de
Lautules, la porte de la
Campanie sur le Latium. Dès que les opérations purent
recommencer, il s’avança vers Setia, dans le pays des Volsques, tandis que
son lieutenant Cn. Dolabella remontait le Liris, puis le Trerus.
Marius essaya de sauver Setia, mais n’y réussit point, et,
suivi de près par son adversaire, se replia sur son camp de Signia. Cependant
Dolabella prononçait son mouvement et menaçait de déborder la gauche de
Marius, qui, pour n’être point coupé de Préneste, recula jusqu’à Sacriport,
dans la plaine où finissent les montagnes des Volsques et où commencent les
premières collines de l’Apennin. Les syllaniens, fatigués d’une longue route
faite sous une pluie battante, s’étaient arrêtés pour camper, lorsque les
marianistes les attaquèrent. Les vétérans se formèrent rapidement et eurent
assez vite raison des recrues que Marius jetait sur eux avec plus de fougue
que de prévoyance. Une partie de sa droite passa de leur côté ; le centre et
la gauche furent mis en déroute et poursuivis jusque sous les murs de
Préneste, dont la garnison ferma les portes de peur que l’ennemi n’y entrât
avec les fuyards. Marius se fit hisser dans la place l’aide d’une corde qu’on
lui jeta du haut des murs.
L’armée du Sud n’existait plus : de Sacriport à Préneste,
les cadavres couvraient la plaine ; vingt mille hommes avaient péri ; huit
mille étaient pris ; le reste fuyait ou tremblait dans Préneste. A ceux-ci,
Sylla annonça le sort qui les attendait : tous les Samnites trouvés parmi les
captifs furent amenés au pied des murs et passés par les armes sous les yeux
des assiégés. Mais, à ce moment même, Marius les vengeait. Du champ de
bataille de Sacriport, un de ses émissaires était parti pour Rome, portant d
Damasippus l’ordre du massacre. Le préteur convoque le sénat, et quand les
Pères sont réunis, il enveloppe la curie d’une bande d’assassins, désigne les
victimes, les fait tuer dans la curie même, et, les poursuivant jusque dans
la mort, jette au Tibre leurs cadavres, afin de les priver de la paix du
tombeau. Le grand pontife, Quintus Scævola, qui avait échappé naguère au
poignard de Fimbria, périt dans cette dernière convulsion du parti marianiste
expirant. Sollicité de rejoindre Sylla, il avait répondu qu’il ne voulait pas
forcer les portes de sa patrie et y rentrer le glaive en main. Ces hommes
étaient, au milieu des partis furieux, les derniers représentants de la
république et de la liberté[15].
A ces nouvelles, Sylla, laissant Lucretius Ofella devant
Préneste, précipita sa marche sur Rome. Ses troupes prirent par divers
chemins, chaque corps ayant pour objectif une porte de la ville, et tous, en
cas d’échec, devant se replier sur Ostie où sa puissante flotte l’attendait.
Mais il n’y eut pas de résistance, et la même foule hébétée et lâche qui, la
veille, traînait par les rues les cadavres des amis de Sylla, le lendemain le
saluait de ses bruyantes acclamations.
L’armée du Nord n’avait pas mieux réussi que celle du Sud.
Sylla ne fit que traverser Rome pour aller en Étrurie
combattre l’autre consul, que Metellus et Pompée avaient repoussé de
l’Ombrie. Carbon campait prés de Clusium, derrière le Clanis, avec ses
Italiens et des troupes qu’il avait tirées de la Cisalpine et de
l’Espagne[16].
Une première bataille dura tout nu jour sans résultat. C’était presque un
succès pour lui ; car, tandis qu’il attirait ainsi au milieu de l’Étrurie les
principales forces des syllaniens, Lamponius à la tête des Lucaniens, Pontius
Telesinus avec les Samnites, et le Campanien Gutta, prenaient enfin une part
active à la lutte : ils arrivaient du sud, avec quarante mille hommes. Carbon
fit un détachement de quatre-vingts cohortes pour leur donner la main par le
nord ; tous devaient se jeter ensemble sur les lignes d’Ofella et débloquer
Préneste, où déjà la famine sévissait. Mais Sylla s’était saisi des défilés
qui s’ouvraient sur cette ville ; rien ne passa, et les quatre-vingts
cohortes, surprises par Pompée au milieu de l’Apennin, fuirent dispersées ;
leur chef Marcius n’en ramena que sept à son général.
La situation de Carbon devenait critique. Sylla et Pompée
lui fermaient la route de Rome, et Metellus l’avait prévenu dans la Cisalpine où il était
arrivé par Ravenne, en tournant, avec sa flotte, Ariminum, l’arsenal des
marianistes. Carbon par vint cependant à rejoindre Norbanus, qui commandait
pour lui dans la vallée du Pô. Espérant accabler Metellus de leurs forces
réunies, ils l’attaquèrent près de Faventia, à quelques lieues de Ravenne,
mais perdirent dix mille hommes ; après l’action, six mille des soldats de
Carbon désertèrent, et Verrès, son questeur, commençant le cours des exploits
qui l’ont rendu fameux, s’enfuit avec la caisse militaire. Les deux chefs
regagnèrent précipitamment, l’un Arretium, l’autre Ariminum. Dans cette
dernière ville, un des officiers de Norbanus, Albinovanus, pour mériter de
Sylla son pardon, invita à un festin les principaux personnages de l’armée,
les fit égorger, puis passa à l’ennemi avec une légion. Effrayé de ces
trahisons répétées, Norbanus s’embarqua pour Rhodes ; quelque temps après,
Carbon prit la route de l’Afrique, Sertorius avait déjà gagné l’Espagne. Les
chefs populaires abandonnaient. l’Italie, afin de soulever les provinces.
A ce moment Pontius Telesinus, Lamponius et Gutta
tentaient un coup hardi[17]. Désespérant de
forcer seuls les lignes de Lucretius Ofella que Sylla couvrait avec toute son
armée tandis que Pompée écrasait, près de Clusium, les troupes de Carbon
restées sans chef, ils se jetèrent dans la vallée de l’Anio, probablement du
côté de Sublaqueum, gagnèrent la voie Tiburtine, et, entraînant avec eux
l’ancien préteur Damasippus, deux généraux marianistes, Martius et Carinas,
ils percèrent une nuit jusqu’à 10 stades de Rome. Ils voulaient enlever et détruire ce repaire des loups ravisseurs de l’Italie[18], et, s’il
fallait périr, périr au moins sous ses ruines. On ne saurait dire quelles
auraient été les suites de cette audacieuse manœuvre, si elle avait réussi ;
mais ils perdirent du temps à préparer l’assaut, et ce retard sauva Rome. Le
matin du 1er novembre, la petite garnison qu’on y avait laissée
fit une sortie ; puis la cavalerie de Sylla accourut ; lui-même suivait avec
toutes ses forces ; à midi,
il arriva devant la porte Colline, près du temple de Vénus Érycine. Sans
donner un instant de repos à ses soldats, i1 les mena à l’ennemi. Ce fut la
vraie bataille de cette guerre, et comme pour marquer clairement quels
intérêts étaient en jeu depuis dix ans c’était l’existence même de Rome que
la victoire allait décider. On se battit tout le reste du jour et la nuit
entière.
L’aile gauche, que Sylla commandait, fut rejetée sous les
murs de la ville, dont on ferma les portes, et des fuyards coururent
jusqu’aux lignes de Préneste, criant que tout était perdu et Sylla tué.
Sylla, en effet, avait manqué périr. Monté sur un cheval blanc, il courait en
avant de ses cohortes ébranlées, quand deux Samnites le reconnaissant lui
lancèrent leurs javelots, qui vinrent se ficher en terre derrière lui : un
brusque mouvement de son cheval l’avait sauvé. Il crut à une faveur du ciel,
et, tirant de son sein une figurine d’or d’Apollon qu’il portait toujours
depuis qu’il l’avait prise à Delphes, il la baisa dévotement et remercia le
dieu qui l’avait secouru. Mais, s’il croyait aux amulettes, il croyait aussi
qu’il fallait s’aider soi-même. Il gourmanda ses troupes, raffermit les
courages, remit l’ordre dans les rangs, et, quand on vint lui dire que
Crassus, avec l’aile droite, avait repoussé l’ennemi jusqu’à Antemnæ, il
reprit vigoureusement l’offensive. L’armée samnite, dont toutes les lianes de
retraite étaient coupées, fut anéantie ; on ne lit que huit mille prisonniers
: parmi eux Marcius et Carinas que Sylla fit tuer ; le préteur Damasippus
avait péri dans le combat. Pontius Telesinus, grièvement blessé, fut achevé
par les vainqueurs ; dans la mort, son visage portait encore empreintes la
menace et la haine. C’était le plus noble et le dernier des enfants de
l’Italie : au moins eut-il, pour lui-même et pour son peuple, un glorieux
tombeau, un champ de bataille couvert de cinquante mille cadavres, dont la
moitié étaient Romains.
Quand les Prénestins virent porter sur des piques autour
de leurs murailles les têtes sanglantes de ces chefs, quand ils apprirent
encore la destruction, par Pompée, de l’ancienne armée de Carbon, ils
ouvrirent leurs portes. Toute la population, moins les femmes, les enfants et
le très petit nombre de ceux qui purent invoquer le souvenir d’un service
rendu à Sylla, fut égorgée ; puis il abandonna la ville, une des plus riches
de l’Italie au pillage de ses soldats. Marius s’était retiré dans un
souterrain avec le frère de Pontius Telesinus ; pour ne pas être livrés
vivants à l’ennemi, ils combattirent l’un contre l’autre : Marius tua son ami
et se fit achever par un esclave. Quelques villes tenaient encore, elles
tombèrent l’une après l’autre. A Norba, les habitants, plutôt que de se
rendre, mirent le feu à leurs maisons et s’égorgèrent eux-mêmes ; les
Samnites n’évacuèrent Nola qu’en l’année 80 et perdirent dans la retraite le
dernier de leurs grands chefs, ce Papius Motulus, un des héros des premières
campagnes que sa femme repoussa parce qu’il était proscrit et qui se tua au
seuil de sa maison. Æsernia, Tuder, Populonia, eurent le sort de Préneste ;
Volaterrœ résista plus de deux ans. Des ruines de cités et d’immenses
solitudes dans l’Étrurie et le Samnium rappelèrent longtemps aux générations
suivantes que la colère de Sylla avait passé sur ces deux pays.
|