I. — MITHRIDATE.
Depuis quarante ans le monde romain avait été ébranlé par
les revendications répétées des pauvres de Rome, des Italiens, même des
esclaves ; il allait l’être encore par celles des provinciaux. Comme un océan
que fouette la tempête, les vagues menaçantes se succédaient, l’une poussant
l’autre, et la dernière toujours plus redoutable : les Gracques n’avaient
attaqué que les privilèges des grands ; les Italiens, ceux de Rome ;
Mithridate allait essayer de tout abattre, grands et petits, de tout
confondre, vainqueurs et vaincus, dans une ruine commune. Il n’aurait réussi
à rien, s’il n’y avait eu, en sa faveur, une véritable conjuration de toutes
les provinces de langue grecque ; leurs députés l’encouragèrent dans ses
espérances, et il ne lui en vint pas de l’Asie seulement, mais de la Cyrénaïque, de
l’Afrique carthaginoise[1], d’Athènes et de
plusieurs peuples de la Grèce
continentale[2].
Si la Gaule
et l’Espagne restèrent en dehors de ce mouvement, c’est qu’elles étaient
encore trop barbares pour que leur politique s’élevât à la conception d’une
ligue universelle des provinciaux ; cependant, au milieu même de la guerre
Sociale et des préparatifs de Mithridate, les Thraces, excités par lui, se
jetaient sur la Macédoine
; dans la Narbonnaise,
les Salluviens prenaient les armes, et les Celtibères, les lusitaniens,
venaient à peine de les poser pour les reprendre bientôt avec Sertorius[3]. Aussi, malgré ce
qui vient d’être dit de cette aristocratie romaine ; qui regardait le monde
comme son butin, il est beau de la voir, au milieu de ces tempêtes soufflant
contre elle des quatre coins de l’horizon, faire tête à l’orage, braver tous
les périls, comme cette roche indestructible qui portait le Capitole, et à
laquelle le poète promit l’éternité :.... Capiton
immobile saxum.
Ses ennemis d’ailleurs valaient-ils mieux ? La domination
de Route était bien dure, ses préteurs bien avides, les provinciaux bien
misérables ; cependant, qu’on lise l’histoire des Ptolémées et celle des
derniers Séleucides, à partir surtout de cet Antiochus VIII Grypus qui
força sa mère Cléopâtre à boire le poison qu’elle lui présentait. Qu’on voie
dans les familles royales tous les sentiments de la nature outragés, des
mœurs et des crimes sans nom : l’inceste et le parricide, le meurtre sous
toutes les formes, les mères tuant leurs fils, les fils tuant leurs mères ;
les frères s’égorgeant entre eux ; partout l’intrigue, la trahison, la
révolte ; un pouvoir méprisé et sans force, des lambeaux de pourpre qu’on
s’arrache pour s’en parer un instant ; d’effroyables misères, et nulle part
les consolations de la liberté ou le repos du despotisme[4] ; puis qu’on ose
dire que ces États et ces dynasties n’étaient pas condamnés à périr. La
période des successeurs d’Alexandre avait été l’agonie honteuse et la mort du
monde gréco-oriental. Sous cette décomposition extérieure, un travail sans
doute s’était opéré. Tandis que les empires se brisaient les uns contre les
autres, les idées, les croyances, se mêlaient, et, sous la lourde main de
Rome qui finira par discipliner ce chaos, une révolution morale était en
préparation. Le sénat n’avait pas conscience de l’œuvre qu’il accomplissait,
mais, l’orgueil et l’instinct de la domination le poussant, avec le calme et
la force d’une puissance fatale, il amènera tous ces peuples à se confondre
dans l’unité d’empire qui seille rendra possible l’unité de croyance. Ce
furent cette fortune et ces destinées qu’un homme tenta d’arrêter, et durant
trente années il parut y réussir.
Mithridate VI Eupator, que les historiens ont surnommé le Grand, n’hérita
de son père, allié fidèle du sénat[5], que du royaume
de Pont (120)
; il avait alors douze ans à peine[6] ; mais il dévoila
bien vite son âme ambitieuse et indomptable. Sa mère devait gouverner durant
sa minorité ; elle fut sa première victime ; son frère, la seconde. Les
courtisans, effrayés, cherchèrent à se délivrer d’un maître si terrible[7] ; il déjoua leurs
complots. Durant sept années il ne reposa jamais sous un toit ; il errait
dans les bois, courait les plaines et les montagnes à la chasse, des bêtes
fauves, faisant parfois 1000 stades en un jour[8], et acquérant
dans ces violents exercices une robuste constitution qui brava les fatigues
d’une guerre d’un demi-siècle. Comme Attale de Pergame, il étudia les plantes
vénéneuses, et se familiarisa si bien avec les poisons, qu’il passa pour
n’avoir rien à en craindre. Brave autant qu’agile et fort, il était le
meilleur soldat de ses armées et pouvait diriger à la fois seize chevaux
attelés à son char. L’âge n’eut pas de prise sur lui : à soixante-dix ans il
combattait encore, et son corps était couvert d’autant de cicatrices qu’il
avait livré de batailles.
Par la pompe dont il aimait à s’entourer, par ses
habitudes de harem et son mépris de la vie humaine, c’était un roi d’Asie ;
par son goût pour les lettres, les sciences, les médailles, les pierres
gravées et les vases précieux, un prince grec ; par son indomptable courage,
un chef barbare[9].
La position de ses États explique ce triple caractère : le Pont, que
cernaient du côté de la mer les républiques grecques d’Amisus et de
Trébizonde, touchait par l’est aux tribus barbares de l’Ibérie et de la Colchide, par le sud à
l’Arménie, dont le roi Tigrane prenait le titre de monarque de l’Orient.
Mithridate visita tous ces peuples, étudia leur force, leur faiblesse, et,
pour mieux nouer ses intrigues, il apprit leurs idiomes : il pouvait,
assure-t-on, parier vingt-deux langues et s’entretenir sans interprète avec
toutes les nations barbares de la
Scythie et du Caucase.
Entre des mains maladroites, le Pont devait rester un État
obscur ; un chef habile, au contraire, pouvait y trouver des éléments de
puissance. Ses sauvages habitants et toute la barbarie dont il est enveloppé
lui fourniront de belliqueux soldats, tandis que les Grecs du littoral, s’il
sait les intéresser à sa cause, mettront à son service les ressources de la
civilisation. Les hommes supérieurs ne font pas tout, témoin Rome où ils
firent peu ; niais pour le Pont, sa fortune d’un demi-siècle tint au seul
Mithridate[10].
De retour dans ses États après de longs voyages, il décima
sa cour, qui l’avait cru mort, et tua Laodice, à la fois sa femme et sa sœur
; puis il organisa ses armées, et, prêtant un secours intéressé au roi du
Bosphore Cimmérien, Parisadès, il le délivra des Scythes, Sarmates et
Roxolans, mais le contraignit à descendre au rang de vassal et à verser
chaque année 200 talents dans son trésor. Ses généraux pénétrèrent jusqu’aux
bouches du Tyras (Dniester),
où l’un d’eux construisit une forteresse de son nom, la tour de Néoptolème,
et déjà ses émissaires parcouraient la Thrace et la vallée du Danube. À la mort de
Parisadès, il réunit le Bosphore à ses États. Une colline de ce pays
s’appelle encore la montagne de Mithridate,
aux environs de Rertch, près du tumulus fameux de Koul-Oba, qui renfermait
tant d’œuvres magnifiques de l’art grec[11].
Ce royaume du Bosphore Cimmérien, fort ancien et très
riche, avait été le grenier d’Athènes, qui en tirait annuellement 400.000
médimnes de blé[12],
et il nourrissait bien d’autres cités grecques. La colonie milésienne de
Panticapée fut d’abord le centre de cet immense commerce de blé. Vers 363
avant notre ère, Leucon, prince magnifique,
avait été forcé d’ouvrir à Théodosie un autre port, capable de recevoir cent
vaisseaux marchands. Aussi de grandes richesses s’accumulaient entre les
mains de ces habiles spéculateurs, et ils étaient en état d’attirer dans la Chersonèse les plus
habiles artistes de la
Grèce. Dans leurs tombeaux, on a trouvé de merveilleux
bijoux dont ils paraient leurs morts.
Mithridate comptait utiliser autrement tant de ressources.
De son palais de Sinope, il voyait se dérouler les vagues qui allaient battre
le pied du Caucase et les côtes de la Chersonèse Taurique,
de sorte qu’il pouvait se dire que cette mer de l’Euxin était à lui :
magnifique bassin pour former une flotte et l’exercer à l’abri de tout œil
jaloux.
Les rois de Pont n’avaient pas jusqu’alors rêvé cet empire
maritime. Ils regardaient plus volontiers du côté de l’Asie Mineure, et, pour
aller comme au-devant de la civilisation grecque, ils avaient audacieusement
établi leur capitale à l’extrémité de leurs États, vers l’ouest, dans une
gorge profonde où coule l’Iris, à Amasia. En mettant là leur forteresse, leur
trésor et leurs tombeaux, qui faisaient de cette ville le sanctuaire de la
dynastie, ils s’étaient imposé la nécessité de reculer de ce côté leur frontière.
Cette œuvre tenta surtout l’ambition de Mithridate.
En Asie Mineure, les Romains n’occupaient que les régions
occidentales ; le reste de la péninsule demeurait. un chaos de républiques,
de royaumes et de tétrarchies. La
Cilicie, possession incertaine des Séleucides et des rois
de Cappadoce, était nu repaire de pirates, que Rome avait déjà châtiés et
qu’elle avait essayé de contenir en formant sur leur côte un établissement
militaire (143).
La Phrygie
et la Paphlagonie
ne savaient à qui elles appartenaient. Mithridate regrettait l’une, que le
sénat lui avait retirée à son avènement ; il s’entendit avec Nicomède II de Bithynie pour
partager l’autre. Les Romains ayant sommé les deux princes d’abandonner cette
province, Nicomède se retira en donnant un de ses fils pour roi aux
Paphlagoniens occidentaux ; quant à Mithridate : Ce
royaume appartenait à mon père, répondit-il fièrement, je m’étonne qu’on vienne contester mon droit. A
cette conquête, il ajouta l’alliance des Galates, qui lui fourniront des
auxiliaires lors de son expédition en Grèce, et, pour s’assurer de la Cappadoce, d’où il
toucherait à la Phrygie,
que les Romains avaient reprise durant sa minorité, il en fit tuer le roi,
Ariarathe VI,
son beau-frère ; égorgea de sa main un des deux enfants de ce prince, chassa
l’autre, et les remplaça enfin par son propre fils, âgé de huit ans. Le
sénat, alors occupé de la guerre contre les Cimbres, donnait peu d’attention
à ces révolutions de palais. Cependant, lorsque la veuve d’Ariarathe VI, sœur elle-même
de Mithridate et maintenant épouse de Nicomède II, osa réclamer la Cappadoce pour un
imposteur qu’elle présentait comme le frère de ses deux enfants assassinés,
tandis que le roi de Pont affirmait que son propre fils était le fils
véritable d’Ariarathe, le sénat, indigné, punit les deux rois en obligeant
Nicomède à évacuer la
Paphlagonie occidentale, et Mithridate la Cappadoce, qui fut
déclarée libre.
Les Cappadociens s’effrayèrent de cette liberté ; ils
supplièrent le sénat de leur donner un roi : Ariobarzane fut choisi[13]. Tant de crimes
et d’intrigues avaient donc eu pour résultat de provoquer une intervention
menaçante et de placer davantage la Cappadoce sous l’influence de Rome.
Le roi de Pont ne se tint pas pour battu ; il laissa
tomber cette colère, et, pour se faire oublier, alla guerroyer dans la Colchide et jusque dans
les régions transcaucasiennes, où il soumit un grand nombre de nations
scythiques. Ces expéditions aguerrirent ses troupes et accrurent ses forces
en le mettant en relation avec des peuples qui ne demandaient qu’à vendre
leur courage. Quand il vit le sénat occupé ailleurs, il reprit, malgré les
menaces de Marius, ses anciens projets, auxquels il sut intéresser encore le
puissant roi d’Arménie, Tigrane, époux de sa fille Cléopâtre. Les deus rois
semblent être convenus de se partager l’Asie occidentale : à l’Arménien,
l’héritage de Cyrus ; à Mithridate, l’Asie romaine ; et comme ils
s’appuyaient l’un sur l’autre, ces espérances n’étaient pas insensées. Dans
les profits de l’expédition contre la Cappadoce que Mithridate lui proposait, Tigrane
ne se réserva que le butin ; et lorsque Ariobarzane en eut été chassé, il
donna, comme roi des rois, la Cappadoce au fils de
son beau-père (93).
L’année suivante, Sylla arriva comme propréteur dans la portion de la Cilicie Trachée
où les Romains avaient pris pied. Il réunit quelques troupes, franchit le
Taurus, peut-être aux Portes de Fer, et rétablit Ariobarzane ; puis il
s’avança assez loin dans l’Est, à travers la Petite Arménie,
pour être le premier Romain qui vit les rives de l’Euphrate. Il y reçut un
ambassadeur du roi des Parthes. en ce temps-là l’ami dies ennemis de Tigrane,
et il montra dans cette entrevue une hauteur dont le malheureux député devint
la victime : de retour à Ctésiphon, celui-ci fut mis à mort pour avoir
consenti à laisser la place d’honneur au préteur romain. La scène avait été
arrangée de manière à frapper l’esprit des Asiatiques, qui ont toujours eu le
respect de la force ; cet officier encore obscur, qui faisait asseoir
modestement à ses côtés un roi de Cappadoce et le représentant d’un prince
redouté, semblait lui-même, par son attitude et son fier langage, l’envoyé
d’une puissance à laquelle toutes les autres devaient céder.
Cette expédition, vivement conduite, fit beaucoup d’honneur
à Sella (92).
Mais à peine avait-il regagné Rome, que Tigrane et Mithridate renversaient le
protégé du sénat, au profit d’un roi de pacotille qu’ils mettaient à sa
place. Mithridate poussa sa victoire ; à la Cappadoce soumise il
ajouta la Bithynie,
d’où il chassa Nicomède III
pour le remplacer par le frère de ce prince, Socratès Chrestos, qui devait
lui livrer le pays. Longtemps après on voyait encore dans les citadelles
d’Aniet d’Armavir de belles statues de Scyllis et de Dipéne, qui attestaient
la part prise par les Arméniens aux conquêtes du roi de Pont[14].
Mithridate était vraiment alors un puissant monarque : au
modeste domaine que son père lui avait légué, il avait réuni les deux tiers
de l’Asie Mineure, les régions caucasiennes et le royaume du Bosphore. Sauf
les côtes de la Thrace,
tout l’Euxin était sous ses lois. Au point de vue politique et géographique,
cet empire manquait d’unité ; mais il donnait à celui qui l’avait créé les
moyens de soudoyer des hordes de barbares avec les trésors que lui fournissaient
les villes de la côte, enrichies par les pêches abondantes de la mer Noire,
par la fertilité de la
Tauride, et les sables aurifères de l’Oural., dont les
Scythes échangeaient le précieux métal contre des marchandises grecques,
enfin par une partie du commerce de l’Inde, qui suivait alors la route de
l’Oxus, de la mer Caspienne et du Caucase. Avec de telles ressources et
l’alliance de l’Arménie, Mithridate avait le droit de concevoir de hautes
espérances ; mais Tigrane mourut[15], assassiné par
un de ses généraux, et son successeur, occupé de s’affermir sur le trime,
rappela de l’Asie Mineure les troupes arméniennes (91). Le sénat profita de cette
tragédie avec son habileté ordinaire : Bien qu’il pût déjà prévoir les orages
qui allaient fondre sur l’Italie et sur Rome, il ordonna au préteur d7Asie de
rétablir Nicomède et Ariobarzane. Mithridate ne fit aucune résistance : il
rente dans ses États héréditaires (90) et laissa Nicomède dévaster la Paphlagonie pour
payer ses créanciers de Rome (89).
II. — CONQUÊTE DE L’ASIE MINEURE
PAR MITHRIDATE (88). INVASION DE LA
GRÈCE (87).
Mais il se préparait en silence : quatre cents vaisseaux
étaient dans ses ports, et il en faisait construire encore ; ses émissaires
levaient des matelots et des pilotes dans l’Égypte et la Phénicie, des soldats
chez les Scythes, chez les Thraces, jusque chez les Celtes des bords du
Danube ; et des bandes innombrables de barbares traversaient l’Euxin ou
franchissaient incessamment les défilés du Caucase ; trois cent mille hommes
étaient déjà réunis[16]. Une partie des
Galates, ce peuple de qui Rome s’était rachetée,
consentaient à le suivre, et l’Asie l’appelait. Il jeta le masque ; un de ses
généraux vint d’un ton menaçant reprocher au proconsul Cassius les injustices
de Rome : Mithridate, dit-il, avait sur la
Cappadoce des droits qu’il tenait de ses ancêtres, vous la
lui avez enlevée ; il occupait la
Phrygie comme prix des services que son père a rendus à la
république, vous l’en avez dépouillé ; il s’est plaint de Nicomède, vous avez
méprisé ses plaintes. Songez cependant à sa puissance. Aux forces qu’il a
tirées de ses États héréditaires, il a joint celles des peuples belliqueux de
la Colchide,
des Grecs du Pont, des Scythes, des Taures, des Bastarnes des Thraces, des
Sarmates, et de toutes les nations qui occupent les rives du Danube, du
Tanaïs et du marais Mæotide ; Tigrane est son gendre, le roi des Parthes son
allié. On vous a dit que les rois d’Égypte et de Syrie se réunissaient à lui,
n’en doutez pas. Si la guerre commence, bien d’autres encore l’aideront :
l’Asie, la Grèce,
l’Afrique, vos nouvelles provinces, et l’Italie même, qui soutient contre
vous en ce moment une guerre implacable[17]. Pesez toutes ces considérations, revenez à de meilleurs
conseils, et je promets, au nom de Mithridate ; des secours pour soumettre
l’Italie révoltée ; sinon c’est à Rome que nous irons vider notre querelle[18].
Au moment où l’envoyé de Mithridate tenait à Cassius ce
fier langage (fin de
l’année 59), Rome, ensanglantée par la rivalité de Marius et de Sylla,
n’avait pas encore terminé la guerre Sociale ; une sourde fermentation
agitait les provinces, et le proconsul était lui-même presque sans soldats,
au milieu de l’Asie frémissante. Cependant il répondit par l’ordre donné au
roi de sortir de la
Cappadoce. C’était une déclaration de guerre : Mithridate
l’attendait. Aussitôt le torrent déborda ; Nicomède et le consulaire
Aquillius, qui voulurent l’arrêter, à la tête de ces levées provinciales dont
Cicéron parle avec tant de mépris, furent battus. Il rejeta le proconsul
Oppius de la Cappadoce
sur la Pamphylie,
et, dans une seule action, il détruisit la flotte romaine qui gardait
l’entrée de l’Euxin. Il renvoyait les captifs indigents, supprimait les
dettes des villes et promettait de les exempter pour cinq ans de tout
subside. Aussi les populations couraient au-devant de lui : ce fut moins une
conquête qu’une marche triomphale. Ils l’appelaient le dieu sauveur, le
nouveau Bacchus, et sa belle figure, qui rappelait celle d’Alexandre, prêtait
à l’illusion. Magnésie du Sipyle, Stratonicée dans la Carie, Patara en Lycie et
quelques autres villes en petit nombre résistèrent à l’entraînement général.
Pour attacher par un lien sanglant ces peuples frivoles à sa cause, le roi de
Pont envoya aux gouverneurs de toutes les villes des ordres secrets, qu’ils
ne devaient ouvrir que dans un délai fixé. En un même jour, à une même heure,
la province se vengea de ses longues souffrances. Tout ce qu’il y avait de
Romains et d’Italiens en Asie fut égorgé : les femmes les enfants, les
esclaves mêmes, périrent ait milieu des tortures. Les temples, les autels des
dieux, les sanctuaires les plus vénérés, ne protégèrent aucune victime[19] ; leurs biens
confisqués étaient partagés entre les meurtriers et le roi, qui se trouva
assez riche de ce butin pour déclarer les Asiatiques libres d’impôt pendant
cinq ans. Éphèse entre toutes ces villes signala sa haine. Quand ses
habitants n’eurent plus à tuer, ils tournèrent leur rage contre les monuments
élevés par les Romains ou en leur honneur, et ils méritèrent que Mithridate
choisit leur cité pour la capitale de son empire. Cassius avait fui jusqu’à
Rhodes. Oppius fut livré par le peuple de Laodicée, et Mithridate le traîna
enchaîné à sa suite. Aquillius, trahi par les Mytiléniens, fut promené en
dérision dans les principales villes à Pergame, on lui coula de l’or fondu
dans la bouche (88)[20]. Rome expiait
par la mort de cent mille peut-être de ses concitoyens ou de ses alliés et
par l’ébranlement de son empire, les abominables exactions de ses proconsuls
et de ses publicains : c’était justice.
La première partie des plans de Mithridate se trouvait
accomplie : l’Asie était soumise, sauf quelques cités qui résistaient encore,
une seule avec éclat, Rhodes, où s’étaient réfugiés les Romains échappés au
massacre. À plusieurs reprises, Mithridate l’attaqua ; tous ses efforts
échouèrent, et, dans une de ces batailles navales, il faillit lui-même périr.
Il passa l’hiver de 88-87 à Pergame, pour être plus près de la Grèce, et y célébra, en
grande pompe, ses noces avec la belle Monime, une Grecque de Stratonicée ou
de Milet, qui avait refusé son or et n’avait cédé à ses instances qu’à la
condition de recevoir le titre de reine. Il recommençait donc la faute qui
avait perdu Antiochus : le grand roi faisait place au satrape avide de
voluptés et laissait échapper l’occasion de frapper les coups décisifs.
Cependant Mithridate s’oublia moins que le Séleucide dans les plaisirs.
Murant ces fêtes nuptiales, le despote asiatique avait envoyé, du fond de son
harem, l’ordre de l’épouvantable égorgement, et il se préparait à profiter de
la guerre civile qui retenait encore les légions en Italie, pour remplir les
promesses qu’il faisait naguère aux Italiens et aux Grecs.
Ceux-ci avaient vivement ressenti le contrecoup des événements
qui venaient de se passer sur l’autre rive de la tuer figée, et les rhéteurs
ne manquaient pas pour célébrer pompeusement la générosité du roi, la
libération de l’Asie et la renaissance de la race hellénique. Les Athéniens,
toujours pleins du souvenir des hauts faits de leurs aïeux, étaient les plus
animés. Ils avaient eu moins que d’autre à souffrir clés exactions
proconsulaires, et Rome leur avait montré des égards dont elle n’était pas
prodigue. Mais leur immense vanité ne se contentait pas du râle effacé qu’ils
jouaient à présent clans le monde, et ils s’indignaient de voir des Romains
de grande renommée, comme les orateurs Crassus et Antonius, traverser leur
ville sans lui rendre les hommages accoutumés, en dédaigner les merveilles,
les écoles encore fameuses, et affecter de parler leur
langue barbare dans la cité de Sophocle et de Démosthène[21]. Aussi Athènes
avait-elle accepté les offres, sans doute brillantes, de Mithridate. Elle va
devenir la base d’opérations de l’armée pontique ; le siège qu’elle
soutiendra sera le plus considérable incident de cette guerre ; et, comme
pour montrer qu’il s’agit moins de l’indépendance d’un petit peuple que de la
lutte engagée depuis un siècle entre les civilisations hellénique et latine,
ce seront deux philosophes, Aristion et Apellicon de Téos, qui dirigeront la
défense, et c’est le représentant du parti des vieux Romains qui forcera les
portes.
Au printemps de l’année 87, la flotte pontique, maîtresse
de la mer figée, transporta en Grèce une armée que commandait le Cappadocien
Archélaos ; tandis qu’un fils du roi, Arcathias, au nord de l’Hellespont, en
réunissait une autre qui devait se grossir en route des Thraces et des
peuples du Danube, depuis longtemps travaillés par les émissaires du roi. Ce
plan était habile. Le gouverneur romain de la Macédoine, qui, seul
dans la Hellade,
disposait de quelques troupes, allait se trouver pris entre les deux armées
asiatiques du Sud et du Nord. Mais les cent cinquante mille hommes que
Mithridate promettait de jeter en Grèce étaient de ces troupes que Flamininus
avait autrefois caractérisées d’un mot, et le prince qui avait conduit avec
tant de résolution et de célérité la guerre d’Asie mena celle d’Europe avec
d’inexplicables lenteurs. Archélaos, qui aurait dû débarquer en Grèce dès SS,
quand l’Italie était encore en feu, n’y arriva que l’année suivante, quand le
grand incendie était à peu près éteint, et l’armée royale mit une année
entière à faire la route de Lampsaque aux Thermopyles. Archélaos entraîna
facilement la défection d’Athènes, préparée depuis longtemps par le
philosophe Aristion, celle de l’Eubée, du Péloponnèse et de la Béotie, moins Thespies.
Les deux forteresses de Chalcis et de Démétriade restèrent aussi dans les
mains des amis de Rome.
La première rencontre entre les Romains et les Asiatiques
eut lieu en Béotie. Bruttius Sura, lieutenant du gouverneur de Macédoine,
chassa de la Thessalie
un détachement qui avait voulu s’emparer de Démétriade, et latta pendant
trois jours avec avantage contre Archélaos dans la plaine de Chéronée ; il
aurait gardé le champ de bataille, si l’approche des Péloponnésiens ne lui
avait arraché la victoire[22]. Le choc avait
été si rude, que l’invasion en fut arrêtée. D’ailleurs Sylla arrivait, et
l’armée pontique n’arrivait pas : Archélaos se replia sur le Pirée, et
Aristion rentra dans Athènes. Ils ne tenaient plus la Grèce que par le bord ;
niais ils la tenaient bien, grâce à la position demi insulaire d’Athènes et à
leur flotte maîtresse de la mer Égée.
III. — SIÈGE D’ATHÈNES. — BATAILLES
DE CHÉRONÉE ET D’ORCHOMÈNE (87-85).
Pendant qu’on se battait en Béotie, Sylla avait franchi
l’Adriatique avec cinq légions, environ trente mille hommes, et le peu d’or
qu’il avait pu tirer de la vente des biens consacrés aux temples[23]. Il leva quelques
auxiliaires dans la
Thessalie, l’Étolie et la Béotie, et marcha sur Athènes en laissant de
forts détachements à Mégare, afin de fermer la route de l’isthme aux
Péloponnésiens, s’ils étaient repris du désir de se battre encore, et à
Éleusis, pour tenir ouverte celle de la Béotie, qui devait le nourrir. Athènes était
rattachée au Pirée par les Longs-Murs de Thémistocle, et, avec l’assistance
de la flotte du roi, le Pirée recevait sans cesse des soldats, des
provisions, qui passaient de là dans Athènes. Sylla mit d’abord tous ses
soins à isoler la ville de son port, en perçant les Longs-Murs ; puis il
attaqua le Pirée avec fureur, n’épargnant ni ses soldats ni lui-même ; car,
proscrit à Rome, c’était par la victoire seule et par une prompte victoire
qu’il pouvait se sauver. Pour construire ses machines, il avait coupé les
beaux arbres du Lycée et de l’Académie ; pour payer ses soldats, il pilla les
temples de Delphes, d’Épidaure et d’Olympie, en promettant de restituer cet
or après la guerre[24]. Les prêtres de
Delphes invoquaient des présages qui leur défendaient ce prêt forcé. Au fond
du sanctuaire, ils avaient entendu résonner la Ivre du dieu : C’est un signe qu’il consent, répondit le
général ; livrez ces richesses, le dieu lui-même
nous les donne, pour combattre les barbares ; elles seront plus en
sûreté dans mes mains que dans les vôtres. A ceux qui déclaraient
les trésors de leurs temples inviolables, il répondait : Mais tes ressources ne vous manqueront pas pour les
reconstituer, puisque les dieux sont chargés de remplir la caisse.
Cependant l’attaque contre le Pirée, n’avançait pas.
Archélaos contrebattait habilement les ouvrages des assiégeants et mettait
en usage, pour la défense, tout ce que la poliorcétique enseignait pour
l’attaque. Il couvrait ses murailles de machines qui lançaient mille sortes
de projectiles, tuaient les hommes ou incendiaient les travaux ; quand Sylla
poussait une tour jusqu’au pied du mur, il en élevait une plus haute sur le
rempart, ou il minait le sol sur la route de la tour romaine et la faisait
écrouler. Un jour même il commanda une grande sortie qui aurait été fatale à
l’armée romaine, Sans le courage désespéré d’une cohorte dont les soldats
avaient à effacer nous ne savons quelle faute militaire. L’hiver vint avant
que les béliers eussent fait brèche dans ces murailles construites de blocs
énormes. Heureusement, l’armée royale mettait dans ses mouvements une
inconcevable lenteur. La mort d’Arcathias l’arrêta encore ; et l’année 86
trouva Sylla campé à Éleusis avec fine partie de ses troupes, le reste posté
entre le Pirée et Athènes pour continuer le blocus, l’armée pontique dans les
deux places assiégées, dans l’Eubée, dans la Macédoine, et toujours
Mithridate en Asie.
Au sortir de l’hiver, Sylla renouvela vivement ses attaques
; mais Lucullus, qu’il avait envoyé en Égypte pour réunir des vaisseaux,
n’avait pu former une flotte capable de disputer la mer à celle du roi.
Désespérant de forcer le Pirée tant que Mithridate serait maître de la mer,
il tourna ses efforts contre la ville. Athènes souffrait déjà de la famine ;
en prétend que le médimne de blé s’y vendait 1000 drachmes[25], et cependant
Aristion, maître de la citadelle et soutenu par les troupes que lui avait
données Archélaos, ne parlait pas de se rendre. A en croire Plutarque, qui
certainement le calomnie, ce sophiste, passé général, était un misérable, en
qui tous les vices se disputaient à qui resterait le maître. Les festins
occupaient ses nuits, et le jour il montait sur les murailles pour insulter
les Romains, Metella, l’épouse de leur général, et Sylla lui-même, qu’il
appelait, à cause de son teint couperosé, une mûre saupoudrée de farine. Les
philosophes de ce temps se croyaient des hommes d’État, même des hommes de
guerre. Un ami d’Aristion, le péripatéticien Apellicon de Téos, avait aussi
un commandement dans Athènes[26]. Il était très
curieux de livres, en achetait partout et en volait dans les collections
publiques. Vols heureux, oserons-nous dire ; car Apellicon eut la peine du
talion : Sylla lui prit sa bibliothèque, qu’il emporta à Rome ; les
manuscrits d’Aristote s’y trouvaient ; on les copia, et Andronicus de Rhodes
y prépara sa première édition du maître, celle qui a formé le fond des
nôtres.
Les murs que Thémistocle avait bâtis et qui arrêtaient
Sylla donnèrent aux deux amis le temps de philosopher. Cependant la famine
finit par gagner jusqu’aux troupes. Archélaos essaya deux fois de faire
entrer des vivres dans Athènes ; mais Sylla, prévenu par deux esclaves qui
lançaient dans ses lignes des halles creuses contenant l’avis des préparatifs
faits au Pirée, arrêta les convois, et Aristion se décida à envoyer à Sylla
deux députés, qui lui parlèrent longtemps des exploits de Thésée, d’Euinolpe
et de Miltiade. Je ne suis pas venu prendre ici
des leçons d’éloquence, répondit le général, mais châtier des rebelles, et il les congédia.
Le 1er mars 86, quelques soldats surprirent un endroit mal gardé
et la ville fut prise. Sylla voulut entrer par la brèche : il fit abattre un
pan de muraille, et à minuit,
dans un appareil effrayant, au bruit des trompettes sonnant la charge, aux
cris furieux de l’armée entière, il pénétra dans la place[27]. Il respecta les
monuments, mais non les hommes. Tel fut, dit-on, le carnage, que le sang,
après avoir rempli le Céramique, coula jusqu’aux portes et ruissela dans les
faubourgs. Sylla avait voulu effrayer la Grèce et l’Asie par le sac de cette ville qui,
en l’arrêtant neuf mois, avait compromis sa fortune. Ses soldats gorgés de
sang et d’or et la terreur de son nom partout répandue, A rendit à ce qui
restait de ce peuple sa liberté, même l’île de Délos : Athènes était encore
une fois sauvée par ses grands morts.
Sylla reprit alors vivement le siège du Pirée. Derrière
chaque pan de mur que ses béliers abattaient ; il en trouvait un autre élevé
par son habile et tenace adversaire : il fallut conquérir la ville pied à
pied[28]. Archélaos,
refoulé dans Munychie, que la mer entourait de tous côtés, y était
inattaquable ; ruais il n’y avait pas d’intérêt pour l’armée pontique à
demeurer plus longtemps sur cette pointe du territoire athénien. Par sa
vaillante défense, elle avait, prés d’une année, retenti Sylla loin de
l’Asie, et donné le temps à Mithridate d’achever ses préparatifs ; aux
troupes royales, celui d’arriver en Grèce. Son général l’embarqua et prit la
direction de l’Eubée, pour se mettre en communication avec le nouveau chef de
l’armée de Thrace, Taxile, qui arrivait enfin à la tête de cent dix mille
hommes, sur les derrières des légions. Sylla, n’étant point maître de la
nier, ne pouvait se laisser enfermer dans la stérile Attique ; d’ailleurs il
lui fallait aller au-devant d’un de ses lieutenants, Hortensius, qui lui
ramenait les forces détachées en Thessalie. Obligé d’éviter les Thermopyles,
où un corps ennemi l’attendait, Hortensius s’était jeté dans l’Œta et, par le
Parnasse, descendait en Béotie. Deux routes, l’une passant au sud du Parnès,
l’autre au nord du Pentélique, conduisaient d’Athènes dans la plaine
béotienne par Platées et Tanagra. Sylla les prit sans doute toutes deux pour
marcher plus vite, et fit sa jonction avec son lieutenant aux environs
d’Élatée. Grâce à Plutarque, qui était du pays et qui a rédigé son récit sur
les Mémoires de Sylla, nous connaissons mieux que d’ordinaire les incidents
de cette campagne.
Le proconsul assit son camp sur une colline dont une
rivière baignait le pied. De là il volait tout et il était vu, ce qui
rentrait dans son dessein : car il espérait que les ennemis, confiants dans
leur force et méprisant le petit nombre des Romains, commettraient quelque
imprudence[29].
En effet, les généraux, les soldats de Taxile, demandent à grands cris le
combat, et Archélaos lui-même le souhaite. La plaine s’emplit d’hommes, de
chevaux et de chars. L’éclat des armes garnies d’or et d’argent, les
brillantes couleurs des robes mèdes et scythiques, le poli de l’airain et du
fer, donnent à cette foule immense un aspect étrange et redoutable. Mais,
comme Marius devant les Teutons, Sylla tient ses soldats immobiles derrière
leurs retranchements, et supporte patiemment les bravades des barbares qui,
encouragés par cette inaction, s’écartent de leur camp jusqu’à plusieurs
journées de distance, afin d’étendre leurs rapines. Ils saccagent les villes,
pillent les temples et mettent contre eux les habitants et les dieux du
pays : ceux-là, qui avertissent Sylla de tous les mouvements des
Asiatiques ; ceux-ci, surtout le redouté Trophonios, qui multiplient en
faveur de Rome les prédictions de victoire.
Pour attirer les Romains hors de leurs lignes, Archélaos,
qui commandait en chef, lève son camp et prend la direction de Chéronée sur
la rive occidentale du lac Copaïs : marche imprudente, car, s’il était
battu ; il n’avait point de ligne de retraite. Sylla le prévient : un tribun
et une légion, guidés par des Chéronéens, occupent avant lui cette ville
importante, où ils trouvent le souvenir récent des brillants combats de
Bruttius Sura contre le nouveau Xerxès, et telle est la confiance des
soldats, qu’à l’arrivée du général, le tribun lui offre en leur nom une
couronne de laurier, comme si l’ennemi était déjà vaincu.
Les Asiatiques s’étaient établis sur une colline appelée
le Thurion. Deux Chéronéens offrent au proconsul de conduire, par un sentier
détourné, un détachement au-dessus de leur tête. Il accepte et se décide à
profiter de la panique que cette attaque imprévue rie peut manquer de
produire. Il range lentement son armée en bataille : l’infanterie au centre,
la cavalerie sur les ailes ; en arrière, une forte réserve commandée par le
brave Hortensius s’établit sur les hauteurs, pour arrêter un mouvement
tournant qu’on voit l’ennemi préparer avec un gros corps de cavalerie et de
troupes légères. Sylla est à la droite ; il a donné la gauche à Murena, et
ses deux ailes sont couvertes par un fossé qui arrêtera les cavaliers
ennemis, son front de bataille par des palissades qui ralentiront la course
des chars à faux[30]. Dans cette
sorte de camp à demi retranché, il attend l’effet de la surprise du Thurion
et l’attaque de l’armée pontique.
Chez l’ennemi, au premier rang étaient les chars ; au
second, la phalange ; au troisième, les auxiliaires armés à la romaine, et
parmi eux grand nombre d’Italiens fugitifs[31]. Entre les chars
et la phalange, Archélaos et Taxile avaient placé quinze mille esclaves
affranchis par décret public dans les villes de la Grèce[32]. Ainsi,
provinciaux, Italiens, esclaves, tous les révoltés contre Rome, étaient
représentés dans cette armée de Mithridate.
Dès que les Romains paraissent sur la cime du Thurion, les
barbares effrayés veulent fuir ; mais, sur cette pente escarpée, les pierres
et les rochers que les légionnaires font rouler du sommet les atteignent et
les écrasent ; ils se précipitent les uns sur les autres, se blessent avec
leurs propres armes, et, en quelques instants, trois mille périssent sans
avoir pu rendre un coup. Ceux qui parviennent à gagner la plaine sont taillés
en pièces par Murena, ou se jettent sur l’année pontique, dont ils arrêtent
le mouvement en y mettant le désordre. Les chars à faux commencent l’action,
mais, gênés par les palissades, ils ne peuvent prendre l’élan. Comme une flèche à faible détente tombe inutile, les
premiers chars lancés sans vigueur sont repoussés sans peine, et les Romains
en demandent d’autres, au milieu des rires et des applaudissements, ainsi
qu’on fait dans les courses du cirque.
Cette gaieté était de mauvais augure pour les Asiatiques.
Au moment de recevoir le choc des Romains, ils serrent leur ordre de bataille
et abaissent leurs longues lances, imitées des sarisses macédoniennes ; mais,
avant que sa première ligne aborde cette masse épaisse, Sylla y fait pleuvoir
les dards des vélites et tous les projectiles dont il a muni sa seconde
ligne. Aucun coup n’est perdu, et déjà des vides se produisent ; il y lance
ses légionnaires, qui, comme à Pydna, écartent les sarisses ou passent
par-dessous et attaquent corps à corps. Les adversaires de Rome n’avaient
rien appris de leurs défaites. Pour combattre, Mithridate n’avait su trouver
autre chose qu’une organisation militaire dont trois désastres en un siècle,
Cynocéphales, Magnésie et Pydna, auraient dû démontrer l’insuffisance. Des
cent vingt mille Asiatiques réunis à Chéronée, dix mille se sauvèrent avec
leurs chefs à Chalcis. Le vainqueur se vanta de n’avoir pas perdu quinze
soldats[33]
: mensonge qui nous parait bien maladroit, puisqu’il devait faire penser que
Sylla n’avait eu à combattre qu’un ennemi méprisable ; mais il ne l’était pas
pour les anciens, aux yeux desquels gagner sans perte une bataille était une
preuve éclatante de la protection des dieux ; et Sylla tenait beaucoup à
passer pour leur favori. Les modernes ont changé cela, en croyant moins à la
fortune et plus au talent du chef.
Mithridate se hâta de réunir une nouvelle armée. Il avait
promis à l’Asie une domination plus douce, et il l’accablait d’impôts et de
réquisitions. Des conspirations se formèrent ; il voulut les étouffer dans le
sang. Les tétrarques de Galatie, invités par lui à un festin, furent égorgés,
leurs femmes, leurs enfants, périrent. Il confisqua leurs biens, et,
supprimant ce gouvernement aimé des populations gauloises, il leur imposa un
de ses satrapes pour roi[34] ; mais trois
tétrarques avaient échappé : ils réunirent des troupes, chassèrent les
garnisons royales, et Mithridate vit s’élever derrière lui une guerre
dangereuse. À Chios, il se fit donner 2000 talents, près de 12 millions de
francs ; et, sous prétexte qu’il manquait quelque chose au compte, un de ses
amiraux enleva tous les habitants et les transporta sur les bords du Pont ; à
Adramytte, il fit égorger le sénat de la ville. Tralles, Métropolis, Pergame,
Éphèse elle-même, effrayées du sort de Chios, massacrèrent les officiers du
roi et fermèrent leurs portes[35]. Pour arrêter la
défection des autres, Mithridate donna aux débiteurs remise de leurs dettes,
aux étrangers établis dans les cités le droit de bourgeoisie, aux esclaves la
liberté. S’était fait ainsi dans la populace de chaque ville un parti
puissant, il domina par la terreur les riches et la classe aisée. Les
délateurs encouragés lui dénoncèrent chaque jour une conspiration nouvelle ;
à sa cour même il s’en forma : en peu de temps, seize cents prétendus
conspirateurs périrent dans les supplices. Mithridate avait su faire
regretter aux Grecs d’Asie les proconsuls romains.
Sylla était encore à Thèbes, célébrant sa victoire par des
jeux et des fêtes, lorsqu’il apprit que, substitué à Marius dans le consulat,
Valerius Flaccus passait l’Adriatique avec une armée. Dans le même temps, un
général de Mithridate, Dorylaos, arrivait d’Asie avec quatre-vingt mille
hommes, qui débarquèrent à Chalcis[36]. Entre deux
périls, Sylla choisit le plus glorieux : il marcha contre Dorylaos, qui avait
rapidement gagné la Béotie
avec une nombreuse cavalerie. De toutes les plaines de la Béotie, dit Plutarque, la
plus belle et la plus grande est celle qui, découverte et sans arbres,
s’étend d’Orchomène aux marais où se perd le Mélas. Archélaos conseilla de
traîner les opérations en longueur pour épuiser les ressources de l’ennemi ;
mais Dorylaos lui reprocha sa défaite comme une trahison et était impatient
de combattre. Sylla vint s’établir en face des Asiatiques, et, afin de gêner
les mouvements de leur cavalerie, il coupa la plaine de fossés, en ne
laissant libre que le terrain qui descendait aux marais, dans l’espoir de les
y précipiter. Ses soldats poussaient vivement les tranchées quand Dorylaos se
jeta sur eux avec de grandes nasses d’hommes, dispersa les travailleurs, les
corps de soutien, et mit l’armée romaine un instant en péril. Sella dut payer
de sa personne. Il sauta de cheval, saisit une enseigne et se jeta au milieu
des fuyards, en criant à ses légionnaires : Lorsqu’on
vous demandera où vous avez abandonné votre général, souvenez-vous bien que
c’est à Orchomène. Ces paroles les arrêtèrent, et, deux cohortes
étant accourues de l’aile droite, il repoussa l’ennemi, puis ramena ses
troupes au camp, où il leur fit prendre le repas et un peu de repos. La
confiance et l’ordre rétablis, il les renvoya sans plus attendre aux
tranchées. Malgré un nouveau et violent combat, il parvint sur le soir à
rejeter les barbares dans leur camp et à les y enfermer. Le lendemain, au
point du jour, il recommença les approches et les attaques, les poussa cette
fois à fond, et força les retranchements. Tout ce qui s’y trouvait tomba sous
l’épée, le reste fut rejeté sur le marais et le lac, qui s’emplirent de sang
et de cadavres. Deux siècles et demi plus tard on trouvait encore des
cuirasses, des épées et des arcs enfoncés dans la vase. L’armée barbare était
anéantie. C’était une belle opération de guerre, comme César en conduira plus
tard : le petit nombre enveloppant le plus grand.
Thèbes dont la fidélité avait été un instant douteuse et
trois marres villes de la
Béotie eurent le sort d’Athènes. La Grèce entière trembla (85).
Tandis qu’il gagnait cette seconde victoire, Flaccus le
devançait en Asie ; mais, en passant par la Thessalie, il n’avait
pu empêcher que beaucoup de ses soldats ne désertassent pour rejoindre les
légions syllaniennes. Menacé par deux armées après avoir perdu les siennes,
Mithridate fit demander secrètement la paix par Archélaos : Que Sylla lui laisse l’Asie, et il lui fournira autant
d’argent, de troupes et de navires qu’il en voudra, pour retourner en Italie[37]. Sylla exigea la
restitution de toutes les conquêtes du roi, les captifs, les transfuges, 2000
talents, soixante-dix galères à proue d’airain et le retour dans leur patrie
de tous les exilés, Chiotes, etc.[38] Ces conditions
étaient modérées, puisqu’elles rétablissaient le statu quo d’avant la guerre,
et laissaient impunis les massacres commandés par le roi. Mais chaque jour de
nouveaux proscrits se réfugiaient dans le camp de Sylla, il avait besoin de
la paix, pourvu qu’elle fût glorieuse. Tandis que le roi délibérait, il
conduisit son armée dans la
Thrace pour punir ces peuples, alliés de Mithridate, de leurs
continuelles incursions en Macédoine ; et plus encore, pour occuper et
enrichir ses troupes. Cette expédition, qui le rapprochait de l’Asie,
finissait, quand le roi de Pont répondit qu’il consentait à tout, sauf à la
remise des galères et de la
Paphlagonie, donnant à entendre qu’il pouvait obtenir de
meilleures conditions de Fimbria.
Ce générai avait tué le consul Flaccus à Nicomédie, pris
le commandement de son armée et fait la guerre pour son compte. Il avait
battu un fils du roi, et s’était rapidement avancé jusqu’à Pergame, d’où
Mithridate avait eu à peine le temps de s’enfuir. Lucullus, que Sylla durant
le siége d’Athènes avait chargé de rassembler des vaisseaux en Égypte, en
Phénicie, en Chypre et à Rhodes, croisait dans ces parages avec une flotte ;
il laissa le roi s’échapper. C’était une trahison envers Rome, à qui, ce
jour-là, pouvaient être épargnés vingt ans de sacrifices et d’inquiétudes.
Mais Lucullus servait son parti ; il ne fallait pas qu’un marianiste eût
l’honneur de terminer cette guerre. Fimbria se vengea sur Ilium, qu’il
détruisit pour avoir envoyé une ambassade à Sylla ; puis il livra à la
rapacité de ses soldats la
Mysie, la
Troade et la Bithynie[39]. Mithridate
espérait profiter de la rivalité de ces deux chefs ; Sylla feignit l’indignation
: Je lui laisse cette main qui a signé la mort de
tant de nos concitoyens, et il ose réclamer ! Dans quelques jours je serai en
Asie, alors il tiendra un autre langage. Il s’humilia, en effet,
et demanda une entrevue. Elle eut lieu à Dardanum dans la Troade. Le roi avait
autour de lui vingt mille fantassins, six mille cavaliers, un grand nombre de
chars à faux et en mer deux cents navires. Sylla n’amena que quatre cohortes.
Mais quand Mithridate, s’avançant à sa rencontre, lui tendit la main : Avant tout, dit-il, acceptez-vous
les conditions que j’ai faites ? Et comme il gardait le silence : C’est aux suppliants à parler, aux vainqueurs d’attendre
et d’écouter les prières. Le monarque naguère si puissant se
soumit à tout et s’embarqua en ce lieu même, pour regagner le Pont. Fimbria
était en Lydie ; Sylla marcha contre lui, entraîna son armée et le réduisit à
se donner la mort (84).
Mithridate chassé de l’Asie, Nicomède et Ariobarzane
encore une fois rétablis, et les troupes de Fimbria gagnées, il ne restait
qu’à payer aux soldats le prix de la victoire et à punir la province.
Plusieurs villes furent saccagées et détruites, d’autres virent leurs
murailles renversées, leurs citoyens vendus ou mis à mort. Les esclaves
libérés par Mithridate furent rendus à leurs maîtres, les terres envahies
restituées à leurs anciens propriétaires. Ce fut une nouvelle révolution
sociale. Après les exécutions militaires, il y eut des exactions de toute
sorte. L’armée fut distribuée dans les villes, où elle vécut à discrétion.
Chaque soldat dut recevoir par jour de son hôte 16 drachmes (14 fr.), avec un
souper pour lui et pour autant d’amis qu’il voudrait en amener ; chaque
centurion 50 (43 fr.
50), avec une robe pour rester à la maison, et une aube pour sortie
Enna il convoqua dans Éphèse les députés de la province, et leur déchira, en
termes qui ne permettaient point l’hésitation, que la province aurait à lui
verser immédiatement l’impôt des cinq années écoulées depuis la défection,
soit 20.000 talents[40], les frais de
guerre et ce qui serait nécessaire pour la reconstitution de la province[41]. Comme l’argent
manquait après tant de pillages, les villes donnèrent en gage aux usuriers
leurs théâtres, leurs gymnases, et jusqu’aux murailles et aux portes. Ce
règlement de compte coûta à l’Asie plus de 600 millions de francs, mais Sylla
payait d’avance à ses soldats la guerre civile.
|