I. — UN GOUVERNEUR DE PROVINCE.Depuis quarante années, le monde romain avait été ébranlé par les revendications répétées des pauvres de Rome, des Italiens et des esclaves ; il va l’être encore par celles des provinciaux. Comme un océan que fouette la tempête, les vagues menaçantes se succédaient, l’une poussant l’autre, et la dernière toujours plus redoutable. Les Gracques n’avaient attaqué que les privilèges des grands ; les Italiens, ceux de Rome ; Mithridate allait mettre en question son empire même, parce qu’il trouva les sujets à bout de patience. Nous avons montré ailleurs l’organisation des provinces et dit quel était le droit ; voyons le fait. Appien, rappelant le traité favorable accordé par Gracchus aux Celtibériens, ajoute : Mais, quand le sénat accorde des privilèges à quelque peuple, il y met toujours cette condition, que ces privilèges n’auront de force qu’autant qu’il plaira au peuple romain[1]. En d’autres termes, malgré les distinctions que nous avons établies, les provinciaux étaient soumis à l’autorité absolue de Rome et à l’omnipotence du proconsul, son représentant[2] ; de sorte que leur condition dépendait bien moins des lois que du caractère de l’homme qui venait chez eux exercer le droit du glaive. Était-il intelligent, honnête et bon, la province prospérait ; dur, avide, elle gémissait sous la plus révoltante oppression. Les villes, écrit
Cicéron à son frère, gouverneur de la province d’Asie, ne contractent plus de dettes. Plusieurs se sont vues par
vos soins soulagées de I’énorme fardeau des anciennes ; nombre de cités
presque désertes vous doivent leur renaissance. Plus de séditions, plus de
discordes populaires. L’administration revient aux mains de la classe
éclairée[3]. Le préteur Dolabella partant pour Investi, en 76, de la préture urbaine, Licinius vendit
pendant une année la justice à Rome, et, au sortir de charge, obtint le
gouvernement de Pour les approvisionnements de Rome, il avait reçu du trésor 37 millions de sesterces ; il garda l’argent et envoya les grains qu’il avait volés. Pour sa maison, les provinciaux devaient lui fournir des vivres, que le sénat payait[8]. Le blé valait 2 ou 3 sesterces, il en fixe le prix à 12, exige cinq fois plus qu’on ne lui en doit, puis s’en fait donner la valeur en argent[9]. Un autre fléau pour les provinces, c’est que Licinius
était artiste, antiquaire, amateur de toute curiosité et de toute belle
chose. Malheur à l’hôte qui le recevait : il était dévalisé. Un jour, il
passe près de la ville d’Aluntium, située sur une hauteur et qui avait
jusque-là échappé à ses rapines. Il arrête sa litière au pied de la montagne,
se fait apporter toute l’argenterie du lieu, choisit ce qui lui plaît,
l’emporte, et charge le magistrat de donner à ceux qu’il dépouille quelque
menue monnaie qu’il ne lui rendit même pas[10]. Le roi de
Syrie, Antiochus, traverse sa province avec de magnifiques présents qu’il
destinait au Capitole, il les lui enlève ; le roi se plaint, proteste, mais
n’obtient pas plus justice que le dernier des provinciaux. Pendant huit mois,
nombre d’orfèvres travaillèrent dans le palais d’Hiéron, seulement pour
rajuster et repolir les ouvrages d’or qu’il avait volés, et la douane de
Syracuse constata que, par ce seul port, il avait, en quelques semaines, fait
sortir de l’île des objets valant 1.200.000 sesterces. Notre préteur faisait
aussi une collection d’antiques, et pas une coupe, pas un beau vase, surtout
pas une statue remarquable, ne lui échappaient. Messine avait un Amour
célèbre, de Praxitèle ; Agrigente, une hydrie de Boethus : il les prit. On était au plus fort de la guerre contre Ies esclaves. Les pirates couvraient la mer ; il équipa une flotte ; il demanda aux villes des navires, des matelots, des armes, des provisions, mais pour tout vendre, vivres, congés, exemptions de service ; et l’on put voir des soldats romains réduits à se nourrir, au milieu de la plus fertile province, de racines de palmier. La première fois que cette flotte, vide de soldats et d’armes, sortit du port, elle fut battue, et ce gardien sévère de l’honneur du drapeau fit frapper de la hache tous les capitaines. Ses licteurs vendirent encore aux parents la grâce de tuer d’un seul coup les victimes. Un dernier fait résumera tous les autres. Un citoyen romain, Gavius, faisait le négoce à Syracuse, il le jette dans les Latomies ; Gavius s’en échappe, court à Messine, annonçant qu’il va à Rome accuser le préteur ; mais celui-ci l’arrête, le fait battre de verges par tous ses licteurs à la fois, puis il ordonne que sur le rivage, en face de l’Italie, en face des lois et de la liberté, on dresse une croix et qu’on l’y attache. Au milieu des tortures, dans les angoisses de la mort, le malheureux ne poussait pas un gémissement, ne jetait pas un cri ; seulement on l’entendait répéter : Civis romanus sum, et le préteur qui lui criait : Vois de là-haut l’Italie ! Vois ta patrie ! Vois les lois et la liberté ![11] Ce Caïus Licinius s’appelait aussi Verrés, et ce nom est
celui du plus avide concussionnaire que l’histoire de l’antiquité connaisse,
je le sais ; mais j’ajoute, ou plutôt Cicéron dit lui-même, que les
gouverneurs coupables étaient nombreux, impunis ; et Verrés ne fut possible
que parce que cent autres l’avaient précédé ; entre eux et lui, il y avait à
peine la différence du moins au plus. Combien,
s’écrie l’orateur, n’y a-t-il pas eu de
magistrats prévaricateurs en Asie, combien en Afrique, combien en Espagne,
combien dans II. — EXACTIONS DANS LES PROVINCES, LES PUBLICAINS, L’USURE.Verrès n’avait pas épuisé tous les genres d’exactions. Un consul, Manius Aquilius, vendit à Mithridate V la Phrygie[15], Pour 200 talents, un autre gouverneur, Pison, reconnut aux Apolloniates le droit de ne pas payer leurs dettes, puis il laissa agir les créanciers[16]. Il vendit plus cher, 300 talents, au roi Cotys la tête d’un chef thrace, venu près de lui comme ambassadeur. Aussi faut-il vanter sa modération quand on voit qu’il ne tira que 100 talents de l’Achaïe, sous forme de dons personnels. Il est vrai qu’il se dédommageait par mille industries diverses : sous prétexte de fabriquer des bouchers et des armes, il réunit tous les troupeaux de sa province et les vendit. Dans son armée, les grades, jusqu’à celui de centurion, étaient à l’encan. Flaccus faisait payer aux villes d’Asie l’entretien d’une flotte qui n’existait pas ; Fonteius mettait à son profit un impôt sur les vins de la Narbonaise[17], et Æmilius Scaurus, en menaçant de la guerre un prince arabe, lui arrachait 300 talents[18]. Ces exactions dataient de loin. Au temps de la guerre de
Persée, on avait vu les consuls et les préteurs piller à l’envi les villes
alliées, et en vendre les citoyens à l’encan : ainsi à Coronée, à Haliarte, à
Thèbes, à Chalcis. La stérile Attique fut condamnée à fournir Il fut moins heureux une autre fois : on le condamna à une amende d’un million d’as ; puis le sénat donna aux envoyés des villes quelques milliers d’as en présent, et tout fut dit. Quand Cicéron prit possession de son gouvernement de Cilicie, qu’Appius venait de quitter, il ne trouva partout que populations éplorées et gémissantes : On eût dit qu’une bête féroce, non un homme, avait passé par là. Cependant, de cette province ruinée, abîmée à ne s’en relever jamais, il sut tirer lui-même en douze mois, salvis legibus, 2.200.000 sesterces[19]. Par ce que le plus honnête homme put faire sans blesser les lois, et par ce qu’il excuse, jugeons de ce que les peuples souffraient : Il demande de l’argent au magistrat de Sicyone ; je ne lui en fais pas un crime, d’autres en ont demandé comme lui. Le magistrat n’en donnant pas, il le punit : cela est odieux, mais cela n’est point sans exemple[20]. Vous avez affiché dans votre province que vous étiez à vendre, et ceux-là Pont emporté sur vous qui vous ont le mieux payé : eh bien, je vous le passe ; peut-être quelque autre a-t-il fait comme vous[21]. Vous avez condamné à Syracuse un homme qui était à Rome, mais je ne m’arrête pas à cela, car on peut recevoir une déclaration contre un absent : aucune loi, dans les provinces, ne s’y oppose[22]. Ailleurs aussi il accepte sans trop se plaindre les exactions que les préteurs commettent sous prétexte du blé qui leur est dû : pratique, ajoute-t-il, fort en usage en Espagne et en Asie, que, l’on peut blâmer, mais que l’on ne saurait punir. Cependant, à force d’énumérer ces crimes et d’entendre le consul Hortensius répéter qu’ils ne sont pas nouveaux, que d’autres ont agi ainsi, ont fait pis encore[23], il s’anime et trouve ces belles paroles : Nos provinces gémissent, les peuples libres se plaignent, les rois crient contre notre avidité et nos injustices. Jusqu’aux rives lointaines de l’Océan, il n’y a pas un lieu si obscur, si caché qu’il soit, où n’aient pénétré les dérèglements et l’iniquité de nos concitoyens. Ce n’est plus la force, ce ne sont plus les armes, ni les guerres des nations qui pèsent aujourd’hui sur nous, mais leur deuil, niais leurs larmes et leurs gémissements.... Qu’on dise encore que cet homme a fait comme d’autres : sans doute il ne manquera pas d’exemples ; mais si les méchants s’appuient sur les méchants pour échapper à la justice, je dis qu’à la fin la république aussi trouvera sa ruine. Les gouverneurs volaient en grand, et, dans cette curée des provinces, ils laissaient à leurs subalternes bien des profits encore honnêtes. Celui-ci abandonnait à ses lieutenants le choix des quartiers d’hiver, dont les villes achetaient à grands frais l’exemption[24] ; tel autre, à ses tribuns, le soin de veiller aux réparations des routes qu’on ne réparait pas, ou qu’on réparait mal, si l’on savait s’entendre avec les inspecteurs des travaux. Il n’y avait pas jusqu’aux affranchis, jusqu’aux esclaves du préteur, dont on n’achetât bien cher la faveur. Quand Verrès eut jeté en prison les capitaines syracusains, leurs parents accoururent pour recueillir au moins leur dernier soupir ; mais Sestius le licteur était là, mettant un prix à chaque larme, tarifant chaque douleur. Pour entrer, il faut tant ; pour introduire des vivres, tant. Personne ne refusait. Mais combien donneras-tu pour que, du premier coup, j’abatte la tête de ton fils, pour qu’il ne sente pas la hache, pour que je ne le fasse pas souffrir ? Combien pour ensevelir son cadavre, au lieu de le jeter aux bêtes ? On payait encore. Et nous ne parlons pas d’insolences plus dures à supporter qu’un dommage réel. Un questeur, passant par Athènes, commande qu’on l’initie aux mystères, et, comme ces fêtes venaient de finir, il veut qu’on les recommence, contrairement à la loi religieuse qui exigeait, entre deux célébrations, l’intervalle d’une année. Autrefois, les Athéniens avaient cédé à un pareil désir. Pour initier aux grands et aux petits mystères Démétrius Poliorcète, ils avaient ingénieusement déclaré par décret public que le mois de Manychion, où l’on était alors, prendrait le nom du mois des grands mystères, puis celui des petits. Mais il s’agissait d’un successeur d’Alexandre avec qui les dieux mêmes semblaient devoir compter. On se révolta contre la prétention du Romain, qui, tout questeur qu’il était, semblait à ces héritiers du plus grand nom de la terre un petit personnage. Il s’en vengea en montrant son dédain pour ces misérables Grecs, oisifs et bavards, et pour la science stérile de leurs écoles. La chose est petite, mais des hommes qui, de leur grandeur passée, n’avaient gardé qu’un immense orgueil, nihil præter animos[25], devaient être blessés par ce mépris hautain bien plus que par une réquisition de blé. Après le gouverneur et ses officiers venaient les publicains, autre tyrannie plus dure que la première. Celle-ci, en général, ne frappait que les communautés ; la seconde atteignait les individus, même les plus obscurs[26]. Si du moins elles se frissent l’une l’autre combattues ! Mais presque toujours il y avait accord entre elles. Quand, par miracle, les publicains ne demandaient rien au delà de ce qui leur était dû, un gouverneur cupide leur forçait la main et les associait à ses rapines, afin d’augmenter ses chances d’impunité[27]. Si le gouverneur était intègre, c’étaient les publicains, surtout depuis qu’ils étaient juges à Rome, qui menaçaient, qui entraînaient La probité devenait un crime. En l’année 92, le stoïcien Rutilius, ancien consul, et l’un des plus vertueux citoyens de ce temps, osa prendre, contre les publicains, la défense de la province d’Asie, où il avait été légat de Mucius Scævola. Son administration et celle de son général y avaient laissé de tels souvenirs, que tous les ans on célébrait en leur honneur une fête Hucia, la fête de l’intégrité et de la sagesse. Les publicains, offensés de cette intervention, lui intentèrent, quand il sortit de charge, une action de péculat et furent à la fois accusateurs, témoins et juges. Malgré Mucius .Scævola, malgré Crassus et Antonius, malgré tout ce qu’il y avait encore de citoyens honnêtes, il fut condamné, et retourna dans la province qu’on l’accusait d’avoir pillée. Reçu partout avec honneur, il s’arrêta à Smyrne et y acheva sa vie au milieu de travaux littéraires[28]. Cicéron, le grand ami des publicains, disait lui-même : Si on ne leur résiste, il faudra voir périr ceux que nous devons défendre ; et il montre cet esprit de corps allant jusqu’à former une conjuration permanente : C’était pour eux, disait-il, une règle invariable que celui qui avait jugé un chevalier digne d’essuyer un affront, devait être jugé par tout l’ordre digne d’éprouver une disgrâce[29]. Et ailleurs : Pour contenter les publicains sans ruiner les alliés, il faut une vertu toute divine[30]. Quand les provinciaux avaient répondu aux exigences des gouverneurs, de leurs agents et des publicains, quand ils avaient payé tous les impôts, fourni toutes les corvées, satisfait à toutes les réquisitions[31], dont le prix ne leur était pas toujours remboursé, ils n’en avaient pas fini avec l’avarice romaine ; il fallait encore recevoir avec de grands et coûteux honneurs les nobles qui traversaient leurs villes ; entretenir par des dons renouvelés le zèle des patrons ; prévoir de loin les élections et gagner d’avance le futur élu. Chez les modernes, les fonctions publiques donnent un traitement ; à Rome, elles imposaient des dépenses, même de très grandes ; dans les fêtes que leur charge les obligeait à célébrer, les magistrats, par vanité et par ambition, rivalisaient entre eux à qui déploierait le plus de magnificence. Comme l’État n’y contribuait que pour une somme très minime, cette magnificence les eût ruinés, s’ils ne l’avaient fait payer par les sujets. Ainsi l’édilité menant à la préture, puis au consulat, les édiles en charge étaient de futurs proconsuls, dont on se disputait d’avance la faveur, en leur adressant, du fond des plus lointaines provinces, pour les jeun qu’ils devaient au peuple, de riches ou curieux présents. A ces dons, un gouverneur désireux que l’édile, son ami, fit bien les choses, ajoutait parfois des provinciaux : Pison en envoya six cents à Clodius, qui combattirent dans l’amphithéâtre contre les lions et les panthères. Sous prétexte de vœu fait durant la bataille, un général, de retour à Rome, construisait un temple afin d’or mettre son nom, ou donnait au peuple quelque spectacle à l’aide des a offrandes volontaires v des sujets. Le sénat eut beau limiter la dépense qui pouvait être faite en ces circonstances et rendre des décrets pour protéger les provinciaux contre les demandes de leurs anciens gouverneurs[32], l’usage subsista, et ces exactions s’ajoutèrent comme un impôt régulier au tribut de certaines provinces. Chaque année la province d’Asie dépensait, de ce chef seulement, 200.000 sesterces[33]. Un mal plus grand, parce qu’il était permanent et pesait
sur tous, l’usure, dévorait les provinces : mal d’autant plus redoutable
que les usuriers étaient des citoyens romains qui prêtaient sur gages, à
ceux-ci, contre produits en nature, à ceux-là, contre obligation
hypothécaire. Ne fallait-il pas aider les provinciaux à payer les impôts dus
à l’État et les pots-de-vin exigés par le gouverneur et ses agents ? Dans Elles y étaient en effet, car, après avoir pris l’or pour leurs plaisirs et pour leur train royal, ces hommes, qui avaient déifié jusqu’au pillage, Jupiter Prædator, voulaient des statues pour leurs jardins, des tableaux pour leurs portiques, des livres[41], des objets rares et précieux pour leurs bibliothèques et leurs musées. Les peuples voyaient ainsi partir vers Rome et les villas du Latium leurs trophées, les monuments de leur histoire[42], les images de leurs grands hommes et de leurs dieux. Au pied des monuments de la gloire nationale, en face des statues dressées sur les places publiques pour rappeler la mémoire de quelque acte d’héroïsme, les citoyens s’animent au dévouement et au sacrifice[43]. Lorsqu’ils portaient leurs mains avides sur ces objets sacrés, les Romains énervaient les peuples autant que par les massacres des champs de bataille. Dans leurs villes dépeuplées de ces morts illustres, les vaincus se trouvèrent comme des hommes privés des traditions domestiques, sans passé, sans avenir ; et ceux d’entre eux qui se sentirent du talent ou de l’ambition, quittèrent ces cités languissantes pour chercher sur un plus grand théâtre les applaudissements et la fortune : l’Achéen Polybe vécut à Rome comme l’Africain Térence. III. — IMPUISSANCE DES LOIS À PROTÉGER LES PROVINCIAUX.Ce n’est pas que les lois planquassent pour la protection des provinciaux. La répression des exactions avait même été le motif d’une révolution judiciaire à Rome, où, dans l’origine, les sujets n’avaient de recours qu’auprès du sénat, qui souvent étouffait l’affaire. En 149, le tribun Calpurnius Pison avait provoqué l’établissement d’un tribunal permanent, investi du droit, jusque-là exercé par le peuple seul, de juger les concussionnaires[44]. Les alliés ne pouvant accuser eux-mêmes, il leur fallait trouver un citoyen qui consentit à parler pour eux. Si la cause prêtait, si le prévenu avait des ennemis, s’il se trouvait un jeune noble ayant besoin de faire du bruit pour attirer sur son nom les yeux du peuple, ils avaient bien vite un patron. Alors l’action s’engageait, et le Forum retentissait des accents indignés de l’orateur, qui n’avait point assez de colère pour les violences de l’accusé, assez de larmes pour la misère des provinciaux. Le coupable était condamné, surtout si ce jour-là sa condamnation était utile à un parti ou à un personnage puissant ; mais, avant le prononcé de la sentence, cet homme qui s’était joué de la vie, de l’honneur, de la fortune des alliés, partait pour les délicieux ombrages de Tibur[45] ou de Préneste, laissant aux plaignants quelques sesterces en indemnité[46]. C’était un exil, la peine la plus sévère qui pût être infligée à un, citoyen romain ; la justice romaine était donc satisfaite, et les députés n’avaient plus qu’à retourner vers leurs commettants, pour compter avec eux ce que coûtait à la province leur longue et inutile ambassade. Heureux quand ils ne voyaient pas quelque jour leur éloquent défenseur, avant oublié son indignation d’emprunt, venir les gouverner avec la môme avidité et en commettant les mêmes violences ? Le second des Gracques avait fait décréter que les gouvernements seraient tirés au sort, pour empêcher les consuls en charge de se faire assigner par le sénat une province à leur convenance, celle qui prêtait le plus au pillage ou à l’ambition militaire[47]. Il espérait qu’ainsi l’intérêt seul de l’État, non celui des élus, serait désormais consulté. Mais, pour les Pison et les Cabinius, toute province était à leur convenance, parce que dans toutes ils trouvaient à piller. Plus tard on essayera d’un autre moyen. Une loi Pompeia établira, en l’an 52, qu’on n’obtiendra une province que cinq ans après être sorti de charge. La guerre civile qui éclata presque aussitôt rendit cette loi inutile. Quand la vénalité et la honte des grands dans la guerre de Jugurtha eurent rendu la voix au tribunat plébéien, une loi Servilia promit le droit de cité à quiconque pourrait convaincre un magistrat romain de concussion. La prime offerte était brillante, mais que de dangers si l’on ne réussissait pas ; que de dangers encore si l’on réussissait ! Tout était donc impuissant : les lois, les tribunaux, comme l’éloquence indignée du grand orateur. Nul n’a trouvé de plus sévères paroles contre le régime proconsulaire et ce patriciat hautain qui avait bien su conquérir le monde, parce que les aristocraties militaires sont le gouvernement le plus propre aux desseins longuement médités et suivis avec persévérance, mais qui ne sut pas l’administrer, parce qu’il n’y en a point de plus avide, de plus oppresseur, de plus insultant[48]. Malheureusement Cicéron, qui voyait si bien le mal, ne comprit pas qu’il n’y aurait de terme à tant d’iniquités que le jour où Rome mettrait la vieille organisation d’un municipe du Latium en rapport avec la royale fortune que lui avaient faite la sagesse et l’audace de son sénat. A des temps nouveaux, des institutions nouvelles. Comme nous avons été pour Rome contre les Samnites et Carthage, nous sommes contre Rome pour l’humanité ; et, sans hésiter, nous disons : il fallait que l’empire devint le patrimoine d’un seul, et que tous, les vainqueurs surtout, sentissent peser sur eus la main d’un maître qui les tint soumis à la loi et à la justice. Mais cette autorité monarchique, que les provinces auraient saluée de leurs acclamations[49], elle n’apparaissait pas encore, au milieu du chaos des dissensions intestines ; et, puisqu’un maître, un dieu sauveur, comme disaient les Grecs, ne se levait pas à Rome, ils le cherchèrent à l’orient, où deus puissants États se formaient alors : l’Arménie, qui devait sa fortune à la faiblesse des Parthes et des Séleucides ; le Pont, qui la dut au génie de son roi, Mithridate VI Eupator. |
[1] Appien, Iber., 44.
[2] Prætor improbus cui nemo mercedere possit (Cicéron, II in Ver., II, I9). La condition des provinciaux était exprimée par ces mots : in arbitratu, dicione, potestate, amicitiave populi Romani (Lex Repet., V, 2).
[3] Ut civitates optimatium consiliis administrarentur (ad Quint., I, 1, 8).
[4] On ne connaît pas le nom de famille de Verrés, nous ignorons aussi le gentilitium de Marius, de Servilius et de Mummius. Il se peut que ces parvenus n’en eussent pas.
[5] Pison renouvela
dans
[6] Cicéron, II in Ver., III, 51.
[7]
[8] On appelait cette prestation vasarium. Le sénat donna à Pison 18 millions de sesterces, quasi vasarii nomine (Cicéron, in Pis., 55).
[9] Les Siciliens demandèrent, pour échapper aux exactions du blé estimé, qu’on leur permit de fournir gratuitement le blé de la maison du préteur. Cf. Cicéron, II in Ver., III, 86 : Frumentum.... gratis dare.... hoc.... aratoribus.... petendum fuisse.
[10] Cicéron, II in Ver., III, 15 ; IV, 25.
[11] Cicéron, II in Ver., V, 62.
[12] Voyez dans les Verrines quelles entraves Metellus, homme intègre cependant, apporta aux investigations de Cicéron. A coup sûr, un homme moins actif, moins avide d’une cause qui devait avoir tant de retentissement, y eût renoncé. (II in Ver., I, 20.)
[13] II in Ver., II, 27.
[14] Pison aussi se fit élever des statues dans ses provinces. Cf. Cicéron, in Pis., 38. Aussi les Siciliens demandèrent-ils au sénat qu’il leur fût défendu d’élever des statues à leurs gouverneurs avant qu’ils fussent sortis de charge.
[15] Appien, Bell. Mithr., 57.
[16] Cicéron, in Pis., 55. C’était le fils d’un autre Pison qui, pendant la guerre Sociale, avait fait des gains énormes, à Rome même, sur la fabrication des armes. (Cicéron, in Pis., 36.)
[17] Cf. pro Flacco et pro Fonteio. Pison imposait tout. Singulus rebus quæcumque venirent certo portorio imposito (in Pis., 36). Voyez le résumé que fait Cicéron de l’administration de ce gouverneur : Achaia exhausta, Thessalia vexata, laceratæ Athenæ, Dyrrachium et Apollonia exinanita, Ambræia direpta, Parthini et Bulienses illusi, Epirus excisa, Locra, Phocii, Bœotii exusti, Acarnania, Amphilochia, Perræbia, Athamanumque gens vendita, Macedonia condonata barbaris, Ætolia amissa, Dolopes finitimique monyani oppidis atque agris exterminati (in Pis., 40). Il répète ces accusations dans le pro Domo.
[18] Josèphe, Ant. jud., XIV, 5, § 1.
[19] Ad Fam., V, 20. Dans cette lettre, il est question de complaisances que nous appellerions aujourd’hui d’un autre nom. Cependant Cicéron avait pris pour modèle l’intègre Mucius Scævola.
[20] II in Ver., I, 17.
[21] Ibid., II, 32.
[22] Ibid., II, 41. Tels étaient l’incertitude des règles et l’arbitraire laissé aux gouverneurs, que leurs édits variaient, même sur cette importante question : les Grecs pourront-ils être jugés d’après leurs lois ou d’après la loi romaine ?
[23] Fecisse alios.... fecerunt alii alia quam mulla (II in Ver., III, 88).
[24] Magnas pecunias dabant.... Cypre donnait annuellement, pour cela seul, 200 talents attiques. (Cicéron, ad Att., V, 21.)
[25] Tite-Live, XXXI, 14.
[26] Voyez l’effroyable situation de l’Asie pendant la dernière guerre contre Mithridate (Plutarque, Lucullus, 20).
[27] Voyez l’accord entre Verrés et les fermiers de la douane et de la dîme, dans les Verrines (II in Ver., II, 70, 75).
[28] Val. Maxime, VI, IV, 4 ; Tite Live, Épitomé LXX et Velleius Paterculus, II, 13.
[29] II in Ver., III, 41.
[30] Cicéron, ad Quint., I, 1, 11. Tite-Live (XLV, 18) parle de même : Partout où pénètre un publicain, il n’y a plus de justice ni de liberté pour personne. En Italie même il fallut, vers l’an 60, supprimer le portorum, ou impôt établi à l’importation par mer des denrées qui n’étaient pas destinées à la consommation de l’importateur, portoria venalium. On le supprima moins à cause de l’impôt que pour mettre un terme aux exactions des publicains. (Dion Cassius, XXXVII, 51 ; Cicéron, ad Att., II, 16.) Dans les provinces, le portorium était levé au profit de Rome, excepté sur le territoire des civitates fœderatæ ou immunes.
[31] L’État fournissait les chevaux et les tentes, mais les villes devaient l’hospitalité. Il leur fallait aussi fournir des moyens de transport aux lieutenants soudainement envoyés par le général, aux sénateurs ayant une légation libre, etc. Cf. Tite-Live, XLII, 1, et Cicéron, de Leg., III, 8, § 18.
[32] Tite Live, XL, 44.
[33] Cicéron, ad Quint., I, 1, 9.
[34] Id., pro Fonteio, 4.
[35] Id., ad Atticum, VI, 1. Cicéron lui-même permit aux débiteurs d’exiger beaucoup plus, et valida les conventions les plus usuraires, quand le débiteur ne pavait pas au jour fixé.
[36] Sardes devait de grosses sommes à Anneius (Cicéron, ad Fam., XIII, 55), Nicée à Pinnius (ibid., XII, 61), Parium à un autre, etc. La loi Gabinia défendit aux alliés d’emprunter à Rome, mais on obtenait avec la plus grande facilité des décrets du sénat qui dispensaient de la loi. Cf. Cicéron, ad Att., VI, 1.
[37] Ad Atticum, VI, 1, 3 sq. ; 2, 7 ; 3, 5.
[38] Appien, Bell. Mithr., 11.
[39] Diodore, XXXVI, 3.
[40] Difficile est dictu, Quirites, quanto in odio simus apud exteras gentes, propter eorum, quos ad eos per hos annos cum imperio misimus, libidines et injurias (Cicéron, de Imperio Cn. Pompeii, 22).
[41] Paul-Émile rapporta tous les livres de Persée (Plut., in Æmil.) ; Sylla, la bibliothèque d’Apellicon de Téos (id., Sylla, 26 ; Strabon, XIII, 54), où se trouvaient les seuls manuscrits qui existassent des œuvres d’Aristote et de Théophraste.
[42] Paul-Émile avait oublié à Dion les statues qu’Alexandre avait fait élever à ceux de ses gardes morts au passage du Granique ; Metellus les prit.
[43] Magnorum virorum imagines... incitamenta animi (Sénèque, Lettres, 64).
[44] Voyez la loi de César de pecuniis repetundis, qui resta, sous l’empire, le fond de la législation en cette matière.
[45] Tibur s’élève à 8
ou
[46] Il y eut d’abord simple restitution ; depuis la loi Servilia, restitution au double (frag. legis Sero., c. 18) ; d’après la loi Cornelia, au quadruple. (Asconius in Cicéron in Ver., I, 17.) Sous l’empire, la peine ordinaire fut la relégation. (Digeste, XXVIII, II, 7, § 3 ; Tacite, Ann., XIV, 28.)
[47] Cicéron, de Prov. cons., II, 15 ; pro Domo, 9 ; Salluste, Jugurtha, 22. Le sénat décidait d’abord quelles provinces seraient consulaires ; ensuite les consuls tiraient au sort celle des deux que chacun aurait.
[48] Un Appius traite dédaigneusement Cicéron d’homme nouveau, après tous ses succès au barreau et à la tribune, même après son consulat. (Cicéron, ad Fam., III, 7.) Si l’on met à part les exactions des gouverneurs, l’impôt levé par Rome était léger : 200 millions de sesterces environ, ou moins de 57 millions de francs.
[49] Tacite, Ann., I, 9 ; II, 44. Voyez aussi ce que dit le provincial Strabon (VI, 4, 2, ad finem).