I. — MARIUS ET SYLLA SE DISPUTENT
LE COMMANDEMENT POUR LA
GUERRE CONTRE MITHRIDATE.
Sylla avait bien grandi depuis le jour où, simple questeur
de Marius, il avait mis fin à la guerre de Numidie. Avec cette superstition
de tous les grands hommes qui croient à leur fortune, c’est-à-dire à leur
génie, il avait pieusement gardé le souvenir de cette première faveur des
dieux ; et toute sa vie il n’eut d’autre cachet que celui où était gravé
Bocchus lui livrant Jugurtha[1]. Marius ne s’en
offensa point d’abord ; dans la guerre des Cimbres, il le prit encore pour
lieutenant et le vit sans colère remporter une victoire sur les Tectosages.
Ce ne fut qu’en l’année 102, quand Marius se fut aidé de Saturninus et de
basses menées populaires pour obtenir un quatrième consulat, que son
lieutenant, se souvenant enfin qu’il était d’une illustre maison patricienne,
refusa de servir plus longtemps un parvenu qui voulait faire du consulat une
royauté, sans même tenir compte aux nobles de leur patience. Il alla offrir à
Catulus ses talents, son activité, et contribua efficacement au gain de la
bataille de Verceil (101).
Cependant il resta sept années sans pouvoir se faire jour, oubliant, malgré
son âge, l’ambition dans les plaisirs. A quarante-quatre ans, il n’avait pu
obtenir la préture ; il se décida à l’acheter, et quand il l’eut, afin de
gagner le peuple pour l’avenir, il lui donna des jeux magnifiques. Cent
lions, présent de Bocchus, furent chassés dans le cirque (93).
L’année suivante, propréteur en Cilicie, il fit deux
choses qui attirèrent sur lui les regards de l’Orient et les applaudissements
du peuple. Avec une petite armée, il rétablit en Cappadoce Ariobarzane Ier, que Mithridate
en avait chassé, et Arsace IX, roi des Parthes, à qui ses conquêtes avaient valu le titre
de grand, lui ayant envoyé un ambassadeur pour offrir son amitié et demander
celle de Rome, il reçut l’envoyé royal avec une telle fierté, que le barbare,
assure-t-on, retourna dire à son maître que certainement ces Romains étaient
un puissant peuple. Cette fois Marius s’irrita ; lui aussi il était allé en
Asie, mais il Pavait traversée presque inaperçu, et voici que son ancien
questeur en revenait encore avec gloire. Un incident changea cette sourde
haine en inimitié violente. Bocchus avait consacré au Capitole un groupe de
statues représentant le fait gravé sur l’anneau de Sylla ; Marius menaça
d’aller les arracher du temple. Sylla jura qu’il l’en empêcherait, et déjà on
se préparait à quelque violence, quand tous deux furent contraints de partir
en grande hâte pour la guerre des Marses. Les circonstances qui sans cesse
les rapprochaient ne faisaient qu’envenimer leur haine. Nous avons dit la
molle conduite de l’un et les services éclatants de l’autre. Tout l’honneur
de cette guerre revint à Sylla. Elle n’était pas finie, Nole, les Samnites,
les Lucaniens, tenaient encore, qu’il recevait déjà la récompense de son zèle
et de ses succès. Le peuple fut unanime à lui donner le consulat et le
commandement de la guerre contre Mithridate (88).
Mais il y avait un homme qui voulait aussi ce lucratif
commandement, et qui, pour l’obtenir, déshonorait ses cheveux blancs et sa
gloire passée Marius avait alors soixante-huit ans, il s’était fait récemment
bâtir une maison en vue du Forum, et chaque jour il venait au Champ de Mars
se mêler aux exercices de la jeunesse romaine, courant a cheval, lançant le
javelot, afin de bien prouver que l’âge n’avait pas appesanti son corps, et
que ces maux, dont il se plaignait naguère, quand il s’agissait, de combattre
les Marses, étaient passés. Mais le peuple voyait avec pitié cette ambition
sénile[2] ; on le renvoyait
à sa voluptueuse maison du cap Misène ou aux eaux de Baïa. Il lui fallut
recourir à d’autres moyens.
Les nouveaux citoyens avaient bien vite compris les
intentions du sénat ; leurs huit voix les laissaient toujours en minorité, et
leurs nobles se plaignaient d’être sans influence ; leurs pauvres de ne point
trouver d’acheteurs à qui vendre un vote inutile. Marius conçut l’idée de
faire servir leur mécontentement à ses projets. Entre eux et lui l’alliance
était facile, les rapports anciens ; il leur offrit de réparer l’injustice du
sénat et de les répandre dans les anciennes tribus. Gomme treize ans
auparavant, il s’appuya sur un tribun, Sulpicius : c’était le levier
nécessaire.
Sulpicius s’était distingué dans la guerre Marsique, où il
avait servi comme légat de Pompeius Strabon, et, au dire de Cicéron, qui
l’entendit, il était, avec Cotta, le plus grand orateur de son temps. De tous ceux, dit-il, que j’ai connus, il fut le plus pathétique et, pour ainsi
dire, le plus tragique. Il avait la voix puissante et douce ; le geste
élégant et gracieux, mais de la grâce qui convient au Forum et non de celle
qu’on veut au théâtre[3]. La gens
Sulpicia, une des plus nobles de Rome, avait sans doute, comme beaucoup de
races patriciennes, une branche plébéienne à laquelle notre tribun
appartenait, sans quoi il n’aurait pu, à moins d’une adoption dont on ne
parle point, arriver à la charge qui permettait de remuer tout l’État. Il y
parvint avec l’appui des grands dont il avait jusqu’alors servi les intérêts (88)[4] : un des consuls
de cette année, Pompeius Rufus, était de ses amis particuliers. Il défendit
d’abord les lois, en s’opposant à ce que C. Julius César briguât le consulat
avant d’avoir exercé la préture, et il servit les rancunes de l’aristocratie
financière en combattant la proposition de rappeler ceux qui, en vertu du
plébiscite de Marius, avaient été condamnés à l’exil. Enfin il demanda que
tout sénateur qui aurait une dette de 2000 deniers fût, pour cela seul, exclu
de la curie.
Ce souci de la dignité sénatoriale et ce respect des lois
paraissaient méritoires, en un temps où l’on ne respectait plus rien. On
avait eu, l’année précédente, un triste exemple de ce mépris des dieux et des
hommes. La guerre Sociale avait ébranlé beaucoup de fortunes, et le
bouleversement de l’Asie par l’invasion de Mithridate avait fait de grandes
ruines dans le monde financier. Les débiteurs insolvables réclamèrent
l’abolition des dettes, et le préteur Asellio prescrivit aux juges de leur
accorder le bénéfice des vieilles lois contre l’usure, lois utiles peut-être dans
une petite cité agricole, mais détestables, à coup sûr, pour un empire. Les
créanciers jetèrent les hauts cris, et un tribun s’étant mis il leur tète,
ils se ruèrent sur le préteur, pendant qu’il offrait un sacrifice devant le
temple de la
Concorde. Asellio fut tué, revêtu du costume pontifical.
Comme il avait essayé de fuir, quelques-uns des assassins l’avaient cherché
dans le temple de Vesta, jusqu’aux lieux où il n’était permis à aucun homme
de pénétrer[5].
Le sénat eut beau promettre une récompense à qui dénoncerait les coupables,
personne ne se présenta pour faire punir ce meurtre et ce double sacrilège.
Les tribuns Plautius et Papirius profitèrent de l’émotion
causée par cet événement pour réorganiser encore une fois les tribunaux. Un
plébiscite priva l’ordre équestre du droit exclusif de remplir les places de
judicature, en édictant, que tous les ans le peuple nommerait les membres des
quætiones perpetuæ, à raison de
quinze juges élus par chacune des trente-cinq tribus et pris dans les trois
ordres, le sénat, les chevaliers, les simples citoyens[6]. Mesure mauvaise,
en ce que les juges étaient choisis par les justiciables, préférable
toutefois à l’organisation antérieure qui, donnant les jugements à un seul
ordre, faisait de cet ordre le maître de l’État. Varias, l’agent des
vengeances équestres, cité devant les nouveaux juges, fut condamné en vertu
de sa propre loi[7].
Cependant Sulpicius, qu’on a vu d’abord l’ami des grands,
se faisait le complaisant de Marius. On ne peut trouver d’autre cause à ce
changement soudain que ses dettes. Poursuivi par ses créanciers, il ne savait
comment leur échapper, après qu’il serait sorti de charge. Marius fit briller
à ses yeux les trésors de Mithridate ; il céda à la tentation ; le parte fut
conclu, et Sulpicius recommença Saturninus, que dès lors il accusa de
timidité et de lenteur. Il s’entoura d’une garde de six cents jeunes gens,
comme lui perdus de dettes et de débauches, qu’il appela son antisénat[8], et d’Italiens,
qui le suivaient armés sous leurs toges : plusieurs meurtres jetèrent
l’effroi dans la ville. Pour se rendre maître des comices, il proposa le
rappel de tous les amis des Italiens que la loi Varia avait bannis, et la
répartition dans les trente-cinq tribus des nouveaux citoyens et des
affranchis[9].
Les consuls Sylla et Pompeius Rufus proclamèrent aussitôt le justitum, c’est-à-dire la suspension de
toutes les affaires. Mais, tandis qu’ils haranguaient le peuple, Sulpicius
arriva au Forum et demanda le retrait de la déclaration. Les consuls
refusant, il lâcha contre eux sa bande. Pompeius s’enfuit après avoir vu
massacrer son fils ; Sylla, poursuivi, n’échappa aux assassins qu’en se
réfugiant dans la maison de Marius. Il n’y avait pas encore eu de sang entre
eux ; Marius l’épargna. Cependant il s’était assez avancé, lui qui venait de
provoquer la guerre civile, pour qu’on s’étonne de le voir reculer devant un
crime de plus. Même dans cette voie, il n’eut pas le courage d’aller jusqu’au
bout. Plus tard, il est vrai, sa cruauté n’eut plus de ces incertitudes. Mais
Sylla lui refuse cet instant de générosité : dans ses Mémoires, il avait
écrit que, saisi par les sicaires du tribun ; il fut conduit chez Marius, et
là, contraint, le poignard sur la gorge, de retirer sa proclamation.
Sulpicius, resté maître du Forum, fit passer ses lois, et,
afin de se payer lui-même, en attendant les trésors du roi de Pont, il vendit
à deniers comptants le droit de cité[10]. Il semble aussi
avoir aboli, en faveur des chevaliers, la loi judiciaire Plautia, pour les gagner à son parti[11] ; dans tous les
cas, ils vont profiter des proscriptions de Marius, et ils y feront si bien
leur main, qu’on les appellera « des coupeurs de bourse[12]. Nous verrons
Sylla les regarder comme des ennemis et les écraser. Chargé par ces comices
italiens de la guerre contre Mithridate, Marius envoya deux tribuns aux six
légions campées devant Nole pour en prendre, en son nom, le commandement ;
mais Sylla y était arrivé déjà. Peu désireux de faire une guerre d’Asie, où
il y avait tant à gagner, sorts un chef qui poussait la discipline jusqu’à la
cruauté, et qui ne pillait que pour lui seul, les soldats lapidèrent les
envoyés de Marius. Après ce coup, Sylla les entraîna sans peine sur la route
de home. Mais les officiers eurent plus de scrupules : tous le quittèrent, à
l’exception d’un questeur. Heureusement, son collègue Pompeius Rufus vint le
rejoindre et mettre de son côté, avec la puissance du consulat, les
apparences de la légalité[13]. C’était depuis
plus de deux siècles et demi la première armée qui marchât enseignes déployées
sur Rome ; mais, conduite par les deux consuls, elle semblait courir à la
défense des lois plutôt qu’attaquer la patrie. Notons toutefois, pour la
moralité de l’histoire, que ce dangereux exemple est donné par les chefs du
parti des grands.
Plutarque, qui croit aux songes, raconte que Sylla
commença cette entreprise avec la certitude de vaincre, parce qu’il avait vu
en rêve Séléné, Minerve ou Ényo, la Cappadocienne, lui mettant la foudre dans la
main pour frapper ses ennemis. Sylla, fort incrédule tout en étant aussi
superstitieux que son biographe, n’avait pas besoin de ces encouragements
surnaturels, qui, du reste, viennent toujours quand on les désire. Du moment
qu’il se décidait à tirer l’épée contre des gens qui n’avaient qu’un
plébiscite pour se défendre, le succès était certain.
Le sénat, dominé par Sulpicius, envoya vers Sylla deux
préteurs qui lui interdirent d’avancer ; ils manquèrent être mis en pièces.
D’autres députés vinrent lui demander ses conditions ; il les donna, promit
de s’arrêter et devant eux fit tracer un camp ; mais les députés partis, il
envoya un détachement se saisir des portes Colline et Esquiline, tandis
qu’une légion, tournant Rome au nord, s’établissait à l’entrée du pont
Sublicius, afin que l’attaque pût se faire de deux côtés à la fois. Au four,
il franchit l’enceinte sacrée, derrière laquelle n’étaient plus les lois ni
la liberté, mais où jamais troupe romaine n’avait pénétré en armes par un
combat. Marius avait vainement tâché de se faire une armée. Les anciens citoyens
étaient mal disposés, les nouveaux se sentaient trop faibles contre six
légions. Les esclaves mêmes, qu’il promit d’affranchir, ne vinrent qu’en
petit nombre[14].
Il y eut près des murailles un combat très inégal : les marianistes lançaient
des tuiles du haut des maisons de ce quartier dont les rues étaient fort
étroites, et les syllaniens leur répondaient par des traits enflammés, qui
mirent le feu à plusieurs édifices. Les derniers eurent bien vite repoussé
leurs adversaires tout le long de la rue Suburrane jusqu’au temple de Tellus,
au pied de l’Esquilin ; et une légion, entrée par la porte Trigémine[15], se montrant en
arrière, la foule terrifiée se jeta dans les rues latérales et s’enfuit ;
déjà les chefs avaient disparu. Le soir, des feux de bivouac s’allumèrent sur
le Forum. Combat doublement sacrilège ! En ce moment, Mithridate égorgeait en
Asie quatre-vingt mille Romains, que cette guerre civile lui livrait sans
défense.
Sylla fit observer à ses troupes la plus sévère
discipline, et usa avec modération de sa facile victoire. Douze personnes
seulement furent proscrites, sans jugement il est vrai et sans la réserve du
droit d’appel : c’était la première de ces listes fatales qui allaient être
la justice des temps où nous entrons et par lesquelles tous les partis, se
décimant tour à tour, feront de Rome, durant un demi-siècle, une arène plus
sanglante que celle de ses amphithéâtres. Sulpicius, trahi par un de ses
serviteurs, fut surpris dans les marais de Laurentum et tué : Sylla donna la
liberté à l’esclave pour avoir obéi à l’édit., puis il le fit précipiter du
haut de la roche Tarpéienne pour avoir livré son maître. Sa tête fut placée
sur la tribune aux harangues[16]. C’était le
premier de ces hideux trophées dont les partis allaient tour à tour
déshonorer le théâtre des luttes pacifiques de l’ancienne Rome. Marius
parvint à s’échapper. Sylla avait mis sa tète à prix malgré l’opposition de
Quintus Scævola, ennemi héréditaire de toute violence. Tu peux disposer de ma vie, avait dit le vieux
consulaire ; à mon âge, c’est un sacrifice léger,
mais ne crois pas que ta puissance et tes soldats me fassent jamais voter la
mort d’un homme qui a sauvé la république[17]. Le lendemain
Sylla réunit l’assemblée publique, où il était certain de ne pas trouver, en
ce moment, de contradicteur. Après avoir expliqué qu’il avait été forcé par
les factieux de recourir aux armes, il fat abolir les lois de Sulpicius,
comme ayant été portées malgré les défenses religieuses, abroger la
disposition de la loi hortensia qui dispensait les plébiscites de
l’approbation préalable du sénat[18], et voter, dans
l’intérêt des débiteurs, quelques mesures que nous connaissons mal[19]. Ainsi les
violences démagogiques de Marius avaient forcé Sylla à prendre parti, et il
s’était jeté dans la voie contraire ; l’un descendait aux Italiens, aux
esclaves, et dans le seul intérêt de son ambition livrait Rome au petit
peuple ; l’autre, pour en finir avec les séditions tribunitiennes, allait aux
grands et songeait déjà à relever le pouvoir de l’aristocratie sur les ruines
de toutes les libertés populaires. Cependant, lorsque arriva le temps des
comices consulaires, il laissa pleine liberté aux suffrages. Deux candidats
qu’il présentait, son neveu Nonius et Ser. Sulpicius, échouèrent ; Cn.
Octavius, qui tenait pour le sénat, fut élu, puis un partisan de Marius, L.
Cinna, dont Sylla avait cru s’assurer avant l’élection, en lui faisant
prendre l’engagement solennel de rester son ami. Il l’avait conduit au
Capitole. Là, Cinna tenant une pierre dans la main, avait prononcé devant une
foule nombreuse cette imprécation contre lui-même : Si je ne garde pas à Sylla l’affection promise, je consens
à être jeté hors de la ville, comme je jette cette pierre hors de ma main[20]. Étrange
garantie pour une telle époque qu’un serment prêté sur les autels des dieux !
Sylla sut bientôt ce qu’elle valait : dès qu’il fut sorti de charge, le
nouveau consul le fit accuser par un tribun.
Ce jour-là sans doute Sylla se repentit de sa modération,
et ses idées se fixèrent sur les réformes que plus tard il appliqua ; mais,
malgré l’éclat de ses services, il n’avait pas encore fait d’assez grandes
choses pour parler et agir en maître ; il avait besoin d’éprouver le
dévouement de ses troupes et de se fortifier par cette gloire militaire qui
tant de fois a tué la liberté. Laissant donc à Rome le consul factieux et le
tribun accusateur, il alla rejoindre son armée et s’embarqua hardiment pour
la Grèce[21],
certain que, avec ses légions victorieuses et le butin de l’Asie, il saurait
toujours se rouvrir la route de Rome (printemps de 87).
II. - FUITE ET RETOUR DE MARIUS ;
LES PROSCRIPTIONS ; SON SEPTIÈME CONSULAT (57-86).
Marius fuyait devant son heureux rival. A peine sorti de Rome, il fut abandonné de tous ceux qui
l’accompagnaient. Comme il était déjà nuit, il se redira d’abord dans une de
ses maisons de campagne, voisine des terres de Mucius, beau-père de son fils[22], et envoya celui-ci prendre, dans cette maison, des
provisions, tandis que lui-même descendait à Ostie, où Numerius, un de ses
amis, lui avait préparé une barque. Il mit à la voile sans attendre son fils,
qui passa la nuit à ramasser les vivres dont il avait besoin. Surpris par le
jour, le jeune homme fat sur le point d’être découvert, par quelques
cavaliers qui, soupçonnant que Marius était dans cette maison, vinrent l’y
chercher. Heureusement, l’intendant de Mucius les vit de loin et eut le temps
de le cacher dans un chariot de fèves ; il y attela ses bœufs et les fit
marcher du côté de Rome, en allant au-devant des cavaliers. Lejeune Marius,
conduit ainsi jusqu’à la maison de sa femme, y prit ce qui lui était
nécessaire, et, la nuit venue, se rendit au bord de la mer, où il s’embarqua
sur un vaisseau qui partait pour l’Afrique.
De son côté, le vieux Marius
côtoyait l’Italie, poussé par un vent favorable. Craignant de tomber entre
les mains d’un des principaux habitants de Terracine, nommé Geminius, son
ennemi personnel, il avait recommandé aux matelots d’éviter cette ville. Ils
auraient bien voulu faire ce qu’il désirait ; mais le vent changea, et,
soufflant de la haute mer, souleva une si furieuse tempête qu’ils crurent que
le vaisseau ne résisterait pas à l’effort des vagues. Ils doublèrent
difficilement le promontoire de Gaëte (Caieta), et, comme Marius était très incommodé de la mer, qu’en
outre les vivres manquaient, ils descendirent à terre, où ils errèrent de
côté, et d’autre. Sur le soir, ils trouvèrent des bouviers qui n’eurent rien
à leur donner, mais qui, ayant reconnu Marius, l’avertirent de s’éloigner
promptement, parce qu’ils venaient de rencontrer des cavaliers qui le
cherchaient. Privé de toute ressource, et souffrant de voir ceux qui
l’accompagnaient près de mourir de faim, il quitta le grand chemin, et se
jeta dans un bois épais, où il passa une nuit affreuse.
Le lendemain, il se remit en
marche le long de la mer, et, pour encourager les gens de sa suite, leur
raconta des présages qui lui avaient promis un septième consulat. Ils
n’étaient plus qu’à 20 stades de Minturnes, lorsqu’ils aperçurent de loin une
troupe de cavaliers qui venaient à eux, et ils virent en même temps deux
barques qui côtoyaient le rivage. Ils coururent, chacun suivant sa force et
son agilité, vers la ruer, pour gagner à la nage les embarcations. Granius,
fils de la femme de Marius, monta sur l’une et passa clans l’île voisine
d’Ænaria (Ischia). Marius, gros et lourd,
avançait avec peine : deux esclaves qui le soulevaient au-dessus de l’eau ne
parvinrent qu’après beaucoup d’efforts à le mettre dans l’autre barque. A ce
moment les cavaliers arrivaient sur le rivage et criaient aux mariniers de
ramener le bateau à la côte ou de jeter le proscrit par-dessus le bord,
tandis que Marius, les larmes aux yeux, les conjurait de ne pas le sacrifier
à ses ennemis. Après avoir formé en quelques instants plusieurs résolutions contraires,
les matelots répondirent qu’ils ne trahiraient pas Marius, et les cavaliers
se retirèrent, en leur adressant de grandes menaces, qui les firent changer
de sentiment. Ils allèrent mouiller près de l’embouchure du Liris, dont les
eaux, en se répandant hors de leur lit, forment un marais, et conseillèrent à
Marius de descendre pour prendre de la nourriture sur le rivage, en attendant
que le vent devint favorable. Il les crut, débarqua et se coucha sur l’herbe,
mais les mariniers, remontant aussitôt dans leur barque, levèrent l’ancre et
s’éloignèrent : ils avaient pensé qu’il n’était ni honnête de livrer Marius,
ni sûr pour eux de le sauver.
Ainsi abandonné, Marius resta
longtemps sans proférer une parole ; reprenant enfin courage, il s’avança
péniblement, par des terrains sans route, à travers des marais profonds et
des fossés pleins d’eau et de boue, et arriva par hasard à la cabane d’un
vieux paludier. Il se jette a ses pieds et le supplie de sauver un homme qui,
s’il échappait à son malheur présent, le récompenserait un jour bien au delà
de ses espérances. Le vieillard, soit qu’il eût connu jadis Marius, soit que
son air lui fit juger qu’il était un personnage distingué, lui dit : Si
vous ne voulez que vous reposer, ma cabane vous suffit ; mais si vous errez
pour fuir des ennemis, je vous cacherai dans un lieu plus sûr. Marius
l’ayant prié de le faire, cet homme le mena près de la rivière, dans un
endroit creux du marais, où il le fit coucher et le couvrit de roseaux et
d’autres plantes légères dont le poids ne pouvait le blesser. Il n’y avait
pas longtemps qu’il était là, lorsqu’il entendit un grand bruit du côté de la
cabane. Geminius avait envoyé de Terracine plusieurs cavaliers à sa poursuite
; quelques-uns d’entre eus, arrivés par hasard en cet endroit, cherchèrent à
effrayer le vieillard en lui criant qu’il cachait un ennemi des Romains.
Marius, qui les entendit, se leva du lieu où il était, pour s’enfoncer à
l’endroit où l’eau était le plus profonde et le plus boueuse : ce fut ce qui
le fit découvrir.
Retiré de là nu et couvert de
fange, il fut conduit à Minturnes, où on le remit aux mains des magistrats :
car le décret du sénat qui ordonnait de le poursuivre et de le tuer, s’il
était pris, avait été déjà publié dans toutes les villes.
L’ordre était formel ; les
magistrats de Minturnes n’osèrent pourtant l’exécuter avant d’avoir réuni la
curie, et, en attendant, enfermèrent Marius dans la maison d’une femme qu’il
avait autrefois condamnée. Loin d’agir en femme offensée, elle le traita de
son mieux et s’appliquait à relever son courage. Je n’en manque pas,
dit-il, car en arrivant chez vous, j’ai eu un présage favorable. Un âne
sortant de votre porte pour aller boire à la fontaine voisine, s’est arrêté
devant moi, me regardant d’un air intelligent, puis s’est mis à braire d’une
voix éclatante et à bondir joyeusement. S’il a quitté son râtelier et sa
nourriture sèche pour aller à l’eau, c’est que la terre m’est funeste et que
la mer me sera favorable.
Après une longue délibération,
les magistrats et les décurions de Minturnes résolurent d’exécuter le décret
et de faire périr Marius ; mais aucun des citoyens ne voulut se charger du
meurtre ; enfin il se présenta un cavalier gaulois ou cimbre (car on dit l’un
et l’autre) qui entra l’épée à la main dans
la chambre où Marius reposait[23]. Comme elle recevait peu de jour et qu’elle était fort
obscure, le cavalier, assure-t-on, crut voir des traits de flamme s’élancer
des yeux de Marius, et de ce lieu ténébreux il entendit une voix terrible lui
dire : Oses-tu bien, misérable, tuer Caïus Marius ! Le barbare,
effrayé, prend la fuite en jetant son épée, et crie dans la rue : Non, je
ne puis tuer Caïus Marius. L’étonnement d’abord, ensuite la compassion et
le repentir gagnèrent bientôt toute la ville. Les magistrats se reprochèrent
la résolution qu’ils avaient prise comme un excès d’injustice et
d’ingratitude envers un homme qui avait sauvé l’Italie, et à qui l’on ne
pouvait sans crime refuser du secours. Qu’il s’en aille, disaient-ils,
errer où il voudra et accomplir ailleurs sa destinée ; prions les dieux de
ne pas nous punir de ce que nous rejetons de notre ville Marius nu et
dépourvu de tout secours. Après ces réflexions, ils se rendent au lieu où
il était détenu, l’en font sortir et le conduisent au bord de la mer. Comme
chacun lui donnait de bon cœur ce qui pouvait lui être utile, il se passa un
temps assez considérable ; d’ailleurs il y a sur le chemin qui mène à la mer
le bois sacré de la nymphe Marica, singulièrement respecté de tous les
Minturniens, qui ont grand soin de ne rien laisser sortir de ce qu’on y a une
fois porté. Ne pouvant donc le traverser ils allaient être forcés de faire un
long circuit qui les aurait fort retardés, lorsqu’un des plus vieux de la
troupe se mit à crier qu’il n’y avait point de chemin où il pût être défendu
de passer pour sauver Marius ; et lui-même, le premier, saisissant
quelques-unes des provisions qu’on portait au vaisseau, prit son chemin à
travers le bois. On lui fournit avec le même zèle et la même promptitude tout
ce qui lui était nécessaire, et un certain Beleus lui donna un vaisseau pour
faire son voyage. Dans la suite, Marius fit représenter toute cette histoire
en un grand tableau qu’il consacra dans le temple de Marica, d’où il s’était
embarqué par un vent favorable[24].
Il fut heureusement porté à
l’île d’Ænaria (Ischia), où il trouva
Granius et quelques autres amis avec qui il fit voile vers l’Afrique ; mais,
l’eau leur ayant manqué, ils furent obligés de relâcher en Sicile, près de la
ville d’Éryx. Le questeur, chargé de garder cette côte, pensa se saisir de
Marius et tua seize de ceux qui étaient allés à l’aiguade. Marius se
rembarqua précipitamment, traversa la mer et s’arrêta à l’île de Méninx, où
il eut pour première nouvelle que son fils s’était sauvé de Rome avec Cethegus
et qu’ils étaient allés à la cour d’Hiempsal, roi de Numidie, pour lui
demander secours. Sur cette nouvelle favorable, il se hasarda à passer de
l’île sur le territoire de Carthage. L’Afrique avait alors un gouverneur
nommé Sextilius, à qui Marius n’avait fait ni bien ni mal : il espérait donc
en pouvoir tirer quelque assistance ; mais à peine fut-il descendu avec un
petit nombre des siens, qu’un licteur vint à sa rencontre, et, s’arrêtant
devant lui : Marius, lui dit-il, Sextilius vous fait dire de ne pas
mettre le pied en Afrique, si vous ne voulez pas qu’il exécute contre vous
les décrets du sénat, et qu’il vous traite en ennemi de Rome. Cette
défense accabla Marius d’une tristesse profonde, et il garda longtemps le
silence, en jetant sur le licteur des regards terribles. Cet homme lui ayant
enfin demandé ce qu’il le chargeait de rapporter au gouverneur : Dis-lui,
répondit-il, que tu as vu Marius assis sur les ruines de Carthage.
Cependant Hiempsal, roi des
Numides, était porté tour à tour à des résolutions contraires ; il traitait
avec honneur le fils de Marius ; mats, lorsque ce jeune homme voulait partir,
le roi trouvait des prétextes pour le garder, et ces retards n’annonçaient
rien de favorable. La mine avantageuse de ce jeune homme toucha une des femmes
du harem, qui lui fournit les moyens de se sauver avec ses amis, et il alla
retrouver son père. Après s’être embrassés, ils se mirent en route ; le long
du rivage, ils virent deux scorpions qui se battaient, ce qui parut à Marius
un mauvais présage. Aussi se pressèrent-ils de monter sur un bateau pécheur
pour passer dans l’île de Cercina, qui est à peu de distance du continent ;
ils avaient à peine levé l’ancre, qu’ils virent des cavaliers arriver à
l’endroit même qu’ils venaient de quitter[25].
Durant ces vicissitudes, les affaires changeaient en
Italie. L’éloignement de Sylla, l’incapacité d’Octavius, avaient encouragé
Cinna à reprendre les projets de Sulpicius[26]. Les nouveaux
citoyens accoururent autour de lui, et les riches du parti allèrent jusqu’à lui
offrir trois cents talents[27]. Qu’il leur ait
donné ou vendu son appui, peu importe ; en échange de cette protection, ils
devaient lui livrer les comices : c’était le prix réel du marché. Appuyé de
plusieurs tribuns, il proposa en effet de les répartir parmi les trente-cinq
tribus, et, dans la pensée que Marius, lui devant son retour dans Rome, lui
serait un instrument utile, il demanda le rappel des bannis. Le jour du vote,
la majorité des tribuns repoussa les lois, et un combat sanglant s’engagea
sur le Forum entre les anciens et les nouveaux citoyens, commandés, les
premiers par Octavius, les seconds par Cinna. Celui-ci, chassé de la place,
essaya de soulever les esclaves de la ville[28]. Déjà nous avons
vu Caïus Gracchus et les amis ou les chefs des Italiens recourir à cette
ressource, comme pour nous donner le droit d’associer ensemble toutes ces
misères. Mais Italiens, esclaves, prolétaires, tous ces hommes ne formaient
qu’une troupe sans ordre ni discipline. Les anciens citoyens restèrent
aisément maîtres de Rome, et le sénat, traitant un consul colline le premier
des Gracques avait traité un tribun, déclara par décret Cinna déchu de sa
charge et le fit remplacer par le flamine de Jupiter, Corn. Merula ; s’il en
faut croire Appien, il le priva même de son titre de citoyen[29]. Cette fois, dix
mille hommes avaient péri. Voile bien des illégalités et bien du sang, mais
durant plus d’un demi-siècle Rome ne verra pas autre chose.
La guerre Sociale n’était pas encore terminée, quoique
depuis les succès de Sylla les hostilités eussent été sans importance. Les
Samnites, les Lucaniens, n’avaient pas fait soumission ; plusieurs villes de la Campanie résistaient,
et Appius Claudius bloquait. Mole, qui avait une garnison samnite. Cinna se
présenta aux Italiens comme une victime de son dévouement pour leur cause et
en reçut quelques secours en hommes et en argent[30], puis il
entraîna les troupes du blocus de Nole, en accusant le sénat d’avoir violé
dans sa personne les droits du consulat et ceux des citoyens qui l’avaient élu[31]. Des levées
nombreuses faites chez tous les peuples d’Italie[32] accrurent son
armée, et la guerre Sociale parut recommencer. Quand Marius apprit ces
nouvelles, il partit en toute hâte et vint débarquer à Télamon, en Étrurie,
avec environ mille cavaliers ou fantassins maures et numides, auxquels se
joignirent six mille esclaves, qu’il attira sous ses drapeaux par la promesse
de la liberté. Sertorius conseillait à Cinna de ne pas s’associer à cet
ambitieux et vindicatif vieillard. Cependant il se montrait si humble, que
Cinna crut à son désintéressement, et lui donna le titre de proconsul avec
les faisceaux. Couvert d’une mauvaise toge, la barbe longue, les yeux fixés à
terre, il semblait encore sous le poids de la proscription. Mais dès qu’il se
vit au milieu des soldats, il anima tout de son activité. Quatre armées, sous
Marius, Cinna, Sertorius et Carbon, marchèrent sur home ; les convois furent
coupés, Ostie prise, les arrivages par le Tibre interceptés, et la ville
menacée de la famine. Octavius et Merula y faisaient d’inutiles préparatifs
de défense, élargissant le fossé, fermant les brèches, couvrant la muraille
de machines, mais refusant, comme on les en pressait, d’armer les esclaves,
pour ne pas faire, disaient-ils, ce qu’ils reprochaient à leurs adversaires.
Le sénat avait encore en Italie deux armées et deux
généraux Metellus Pius, qui faisait tête aux Samnites dans le Sud, et, au
nord, Cn. Pompeius, qui, pour tenir les alliés en respect, avait depuis son
consulat conservé ses troupes. Sylla lui avait envoyé un successeur, le
consul Pompeius Rufus, que les soldats massacrèrent, peut-être à
l’instigation de l’autre Pompeius, qu’on appelait Strabon, ou le Louche, et
qui justifiait son surnom par sa conduite[33]. Lorsque la
guerre civile éclata, l’habile homme se trouva fort embarrassé : si ses
antécédents et ses affections le portaient vers le sénat, il craignait
qu’après la victoire les syllaniens ne voulussent lui demander compte de la
mort du consul ; et puis, dans ces temps troublés, où nul n’était sûr du
lendemain, il se disait que le meilleur était d’avoir une armée à soi et de
ne pas risquer de la perdre, en l’engageant à fond datas une action décisive.
Aussi s’approchait-il lentement de Rome, en vue de la porte Colline, lorsque
Cinna et Sertorius l’attaquèrent[34] ; on se battit
jusqu’à la nuit sans résultat ; peu de temps après il périt frappé du
tonnerre (87).
Quant à Metellus, le sénat l’avait rappelé en lui ordonnant de traiter à tout
prix avec les Samnites. Ceux-ci exigeaient le droit de cité pour eux-mêmes et
pour leurs alliés, la restitution du butin fait sur eux, la remise de leurs
prisonniers, l’extradition de leurs déserteurs. Metellus refusa ; Marius leur
fit dire qu’il leur accordait tout, et ils passèrent de son côté. Cependant
Metellus put rentrer dans home avec ses troupes ; niais un tribun des soldats
livra aux marianistes une porte du Janicule. La désertion se mit dans l’armée
sénatoriale, découragée par les lenteurs d’Octavius, qui voulait conduire une
guerre civile sans s’écarter des prescriptions légales, et décimée par une
maladie contagieuse qui enleva près de vingt mille soldats. Les esclaves
aussi fuyaient par bandes nombreuses au camp de Marius[35]. Metellus,
jugeant la partie perdue, gagna l’Afrique, et le sénat se décida à traiter. Il
reconnut Cinna pour consul, à la condition qu’il n’y aurait pas de sang versé[36]. Cinna refusa de
donner un serment, ajoutant toutefois que pour lui il ne causerait sciemment
la mort de personne ; il avertit même Octavius de s’éloigner. Mais les
députés avaient vu d côté de lui Marius silencieux et leur jetant des regards
farouches : ils retournèrent avec terreur dans la ville.
Cinna et Marins se présentèrent bientôt aux portes. Une loi m’a chassé, dit Marius, une loi seule peut me permettre de rentrer. On se
hâta de réunir une assemblée ; mais deux où trois tribus avaient à peine voté
que, jetant le masque, il entra entouré des esclaves qu’il avait affranchis.
Aussitôt les massacres commencèrent. Octavius fut tué sur sa chaise curule,
et l’on planta sa tête sur la tribune aux harangues[37]. P. Crassus, le
père du triumvir, un de ses fils, L. César, qui s’était distingué dans la
guerre Sociale, son frère Caïus, Atilius Serranuse P. Lentulus, C.
Numitorius, M. Bæbius, les plus grands personnages, périrent. Les assassins
avaient ordre de tuer tous ceux auxquels Marius ne rendait pas le salut. Un
ancien préteur, Ancharius, se présenta devant lui, au moines où il sacrifiait
dans le Capitole : il fut égorgé dans le temple même. Pour quelques-uns, on
parodia la justice : Merula, le consul substitué, et Catulus, le vainqueur
des Cimbres, furent cités devant un tribunal. Ils n’attendirent pas le
jugement : l’un fit allumer un brasier et périt suffoqué ; l’autre s’ouvrit
les veines dans le temple de Jupiter, sous les
yeux mêmes du dieu dont il était le pontife. À côté du cadavre de
Merula, on trouva une tablette portant qu’avant de se donner la mort il avait
eu soin de déposer ses insignes de flamine diale, suivant les prescriptions
du rituel. Les amis de Catulus avaient imploré pour lui Marius et n’avaient
obtenu d’autre réponse que ces mots : Il faut
qu’il meure.
Le grand orateur Marcus Antonius s’était caché dans la
maison d’un paysan. Celui-ci envoyant chercher à la taverne voisine plus de
vin que d’habitude, le tavernier s’en étonna, fit parler l’esclave et courut
révéler la retraite du proscrit ; Marius voulait aller tuer son ennemi de sa
main : on le retint ; un tribun et quelques soldats furent chargés de
l’exécution. Arrivés à la cabane, les soldats entrent, mais Antonius, avec sa
parole éloquente, les arrête, les séduit, et les épées s’abaissent ; le
tribun, resté en bas, est obligé de monter pour détruire le charme en
frappant lui-même[38]. On dit que
Marius, quand on lui apporta cette tête, la prit dans ses mains et insulta
encore ces tristes restes[39]. Cornutus fut
sauvé par ses esclaves. Devant sa maison, ils préparèrent un bûcher où ils
placèrent un cadavre ramassé le long du chemin. Du plus loin qu’ils virent
arriver les sicaires, ils y mirent le feu, et comme cendres de paysan et
cendres de sénateur se ressemblent, les assassins crurent leur besogne faite
et ne cherchèrent pas davantage.
Pendant cinq jours et cinq nuits, on tua sans relâche,
jusque dans les lieus les plus sacrés et sur les autels mêmes des dieux. De Rome,
la proscription s’étendit sur l’Italie entière ; on tuait dans les villes,
sur les chemins, et comme défense était faite, sous peine de mort,
d’ensevelir les cadavres, ils restaient aux places où ils étaient tombés,
jusqu’à ce que les chiens et les oiseaux de proie les eussent dévorés. Les
sénateurs avaient seulement ce privilège que leur tète, séparée du tronc,
était plantée sur la tribune aux harangues. Aux meurtres, les esclaves
déchaînés joignaient le pillage, le viol, toutes les turpitudes. Cinna et
Sertorius se lassèrent les premiers de cette boucherie. Une nuit ils
enveloppèrent avec des troupes gauloises quatre mille des satellites de
Marius, et les tuèrent jusqu’au dernier[40].
On n’avait pu frapper Sylla à la tète de son armée
victorieuse ; sa femme même, Metella, avait échappé avec ses enfants. Marius
le déclara ennemi public, confisqua ses biens et abrogea ses lois[41]. Qu’il fallait
que Rome eût encore de force ou ses adversaires de faiblesse, pour qu’elle
donnât impunément au monde cet étrange spectacle d’une armée et d’un chef
proscrits au moment où ils combattaient les ennemis de leur pays ! Assurément
aussi l’homme qui, dans une telle situation, ajournait sa vengeance
personnelle jusqu’à ce qu’il eût satisfait à la vengeance publique contre l’étranger,
n’était pas un homme ordinaire. Marius le savait, et, quoiqu’il eût pris avec
Cinna, sans élection, le 1er janvier 86, possession du consulat,
il s’effrayait d’avoir bientôt à le combattre. La nuit il croyait entendre
une voix menaçante lui dire : Le gîte du lion,
même absent, est terrible ![42] On voudrait
croire qu’une autre lui criait, comme il arriva en des jours encore plus
sombres à un maniaque féroce qui pensait aussi que la mort simplifie tout : Le sang de tes victimes t’étouffe ! Pour échapper
à ses craintes, il se plongea dans des débauches qui hâtèrent sa fin. Pison
racontait que, se promenant un soir avec lui et quelques amis, Marius leur
parla longtemps de sa vie passée, des faveurs et des disgrâces qu’il avait
reçues de la Fortune,
ajoutant qu’il n’était pas d’un homme sage de se fier davantage à son
inconstance. En disant ces mats, il les embrassa, leur dit adieu, et rentra
chez lui pour se mettre au lit, d’où il ne se releva plus. Poursuivi jusqu’à
ses derniers moments par des rêves de gloire militaire et des images de
bataille, il faisait, dans son délire, tous les gestes d’un homme qui combat
: il se levait sur son séant, commandait la charge, poussait des cris de
victoire. Le septième jour il expira, dans sa soixante-dixième année et dans
son septième consulat (13 janvier 86).
Il eut des funérailles dignes de lui. Fimbria traîna à son
bûcher le grand pontife Mucius Scævola, coupable d’avoir voulu interposer sa
médiation entre les deux partis, et il l’égorgea comme ces victimes humaines
qu’anciennement on immolait sur le tombeau des grands. Mucius tomba, mais non
blessé à mort. Il guérissait même, quand Fimbria, l’apprenant, le cite en
jugement. Eh ! de quoi donc l’accuses-tu ?
lui demanda-t-on. — Je l’accuse,
dit-il, de n’avoir pas reçu le poignard assez
avant. Et il voulait le faire achever. Marius avait donné
l’exemple de ces sacrifices humains. Sur la tombe de Marius, il avait fait
couper en morceaux l’ancien censeur L. César[43].
Cet homme fit-il plus de bien que de mal à son pays ? Un autre,
sinon lui, eût vaincu les Cimbres et sauné l’Italie, et cet autre peut-être
n’eût pas, comme lui, chargé d’ans et de gloire, jeté Rome dans la guerre
civile ; il n’eût pas inauguré le meurtre de classes entières de citoyens
comme maxime politique et raison d’État. Sans Marius, Sylla n’eût pas été ce
qu’il fut. Nous avons honoré les Gracques malgré leurs fautes ; nous
flétrissons l’ambition stérile de celui qui ne fut pas même un homme de
parti.
Cinna, resté seul, se trouva au-dessous de son rôle. Esprit
violent, hais sans consistance, il n’allait jamais jusqu’au bout dans la
modération ou dans la violence, de sorte qu’il irritait par son audace et se
perdait par son irrésolution. Valerius Flaccus, qu’il substitua à Marius dans
le consulat, ne lui apporta ni grands talents ni beaucoup de crédit.
D’ailleurs, après avoir réduit toutes les dettes au quart en permettant de
solder l’argent avec le cuivre, un denier avec un as, Flaccus partit pour
disputer à Sylla la gloire et les profits de la guerre contre Mithridate. De
sa propre autorité, Cinna se continua, sans élections, pendant les deux
années suivantes, 85 et 84, dans le consulat, en se donnant Papirius Carbon
pour collègue[44]
: par où l’on voit que le peuple n’eut jamais moins de part au gouvernement
que sous ce gouvernement populaire. Un
calme apparent régnait, les meurtres avaient cessé, bien que chaque jour la
crainte chassa de l’Italie vers le camp de Sylla ce qui restait encore
d’anciens nobles. Les nouveaux quirites, répartis dans les trente-cinq tribus
en vertu de la loi de Sulpicius, qu’un sénatus-consulte confirma (84), réduisaient au
silence les tribuns, le sénat, les anciens citoyens, et livraient la
république, à Cinna qui, consul quatre années de suite, exerça une véritable
royauté, mais ne sut rien faire, pas même préparer la défense contre Sylla,
en fortifiant les ports et les rendant inabordables pour sa flotte. Comme son
patron Marius, Cinna était de cette race d’ambitieux qui veulent le pouvoir
et sont incapables d’en user. On voit avec quelle facilité ce parti, formé de
toutes les classes inférieures de l’État, acceptera un maître, même indigne.
Il s’était pourtant trouvé, au milieu de ces égoïstes, un
homme qui avait songé un moment à l’intérêt public. Depuis Drusus, les
altérations monétaires avaient paru une ressource si commode, qu’on s’en
était beaucoup servi, de sorte que dans ce
temps-là, dit Cicéron, personne ne
savait au juste ce qu’il possédait[45]. En 84, le
préteur Marius Gratidianus supprima le cours forcé des deniers fourrés et les
fit échanger, aux caisses publiques, contre des pièces de bon aloi[46]. Le mal était si
grand, que le préteur parut un bienfaiteur du peuple, qu’on lui éleva des
statues et qu’on lui rendit des honneurs presque divins, en brûlant devant
ses images des cierges et de l’encens. Ces hommes qui récompensent de tant
d’hommages pour une simple mesure d’édilité, que ne donneront-ils pas à ceux
qui leur assureront la paix et la sécurité ? Par la chronologie nous sommes
loin encore de l’empire ; par les mœurs nouvelles nous en sommes bien près.
Un fait raconté par Tite-Live terminera dignement ce
chapitre funèbre[47]. Dans cette guerre, dit-il, deux frères servaient, l’un dans l’armée de Pompée,
l’autre dans celle de Cinna. Sans se reconnaître, ils en vinrent aux mains en
combat singulier, et l’un des deux tomba. Quand le vainqueur dépouilla le
vaincu de ses armes, il éclata en sanglots à la vue des traits de son frère ;
il lui dressa un bûcher, se tua sur son corps, et les mêmes flammes les
consumèrent. L’Italie avait aussi, durant deux années, apporté sur
d’innombrables bûchers des amis et des frères.
|