I. — LA RÉACTION ; CATON.
Toutes les nouveautés que nous avons montrées irritaient
les partisans de l’ordre ancien, et jamais le passé ne disparaît sans combat,
Caton se fut le chef de la résistance.
Il était né à Tusculum en 233. Son teint roux, ses yeux
gris et perçants, son air farouche, n’annonçaient point un compagnon commode,
et une parole incisive, au service d’un esprit avisé qui savait dans toute
discussion trouver le point faible et en toute affaire arriver au succès,
obligeait de compter avec lui[1]. Une épigramme
qui courut à sa mort disait que Pluton n’avait pas voulu aux enfers de l’homme toujours prêt à mordre. Il n’avait
de complaisance pour personne. Quant ! Eumène vint à Rome, il refusa de le
voir. Mais c’est un homme de bien, lui
disait-on, un ami de Rome. — Soit, mais un roi est, de sa nature, un animal carnassier.
Il ne traitait guère mieux le peuple. Un jour que la foule demandait une
distribution de blé, il s’y opposa, et son discours commençait par ces mots :
Citoyens, il est difficile de parler à un ventre
qui n’a point d’oreilles. Un tribun soupçonné d’empoisonnement proposait
une mauvaise loi : Jeune homme, lui
dit-il, je ne sais lequel est le pire, ou de
boire tes mixtures, ou de ratifier tes décrets.
Il avait hérité de son père une petite propriété dans le
pays des Sabins. Là les mœurs étaient encore antiques, et au bout de son
champ il voyait la chaumière et les 7 arpents qui avaient formé tout le
patrimoine de Curius Dentatus. Caton s’inspira de ce grand exemple de vie
laborieuse et frugale. Il disait, avec vérité : L’oisiveté
tue plus d’hommes que le travail. Aussi tout le jour il
travaillait avec ses esclaves, mangeant et buvant avec eux : l’hiver,
couvert d’une simple tunique ; l’été, nu sous le plus brûlant soleil. Quand
les travaux cessaient, il allait plaider dans les villes voisines, s’exerçant
déjà à ces luttes qui devaient remplir sa vie.
Économe pour lui-même comme pour l’État, il disait qu’une
chose dont on peut se passer, ne valût-elle qu’une obole, est toujours trop
chère, et, tant qu’il fut à la tète des légions, il ne prit, dans les
greniers publics, pour lui et sa suite, que 3 médimnes de blé par mois.
Durant son consulat, jamais son dîner ne lui coûta plus de 30 as et, avant de
quitter l’Espagne, il vendit son cheval de guerre, pour épargner à la
république les frais du transport. Il est vrai qu’il envoyait au marché ses
esclaves malades ou devenus vieux. Moi,
dit Plutarque, je n’aurais pas le cœur de vendre
mon vieux bœuf qui aurait usé ses forces à labourer mon champ.
Mais Caton ne comprenait rien à ces délicatesses. Sa raison droite et calme
manquait d’élévation et de vraie grandeur. Le Romain est avant tout un homme
d’affaires, et Caton a été plus romain qu’aucun de ses compatriotes.
L’élégance de l’esprit et des manières, l’amour des arts, lui semblaient des
goûts coupables[2]
; il n’aimait que l’utile, jusqu’à lui sacrifier l’honnête. Retenons pourtant
la belle définition qu’il donna de l’orateur : L’homme
de bien expert en beau langage.
Les grands de Rome cherchaient encore à mettre en lumière
et à pousser aux fonctions publiques de jeunes plébéiens qui annonçaient
d’heureuses dispositions. Ce patronage était utile à l’État et à ceux qui
l’exerçaient, car il assurait à la république de bons serviteurs et à
l’aristocratie des clients dévoués. La noblesse d’Angleterre agit de même à
son grand avantage. Le protégé trompait parfois les espérances du protecteur
: ainsi Marius deviendra le mortel ennemi de Metellus, qui lui avait ouvert
la carrière ; mais Caton, parvenu aux suprêmes honneurs, resta l’ami du
patricien qui avait commencé sa fortune. Ce patricien était le plus noble
personnage de Rome[3],
Valérius Flaccus. Témoin des rudes vertus et des talents de Caton, il le fit
venir à Rome, où il l’appuya de son crédit ; et Caton, bien qu’il fût homme
nouveau, put arriver avant trente ans au tribunat légionnaire[4]. Plus tard il fut
envoyé en Sicile, comme questeur de Scipion. En attendant que ses préparatifs
fussent achevés, Scipion, à Syracuse, se faisait initier à la brillante
littérature des Grecs et vivait au milieu des livres, du faste et des
plaisirs[5]. On eût dit
Alcibiade à Athènes. Caton, qui n’aimait pas les Grecs, s’irrita de cette
mollesse et de ces dépenses ; il fit des représentations : le général y
répondit avec hauteur. Il allait dans la guerre à
pleines voiles, disait-il, et c’était
de ses victoires qu’il avait à rendre compte aux Romains, lion de quelques
sesterces. Au reste, il n’avait pas besoin d’un questeur si exact
; et il le renvoya. Caton retourna à Rome grossir, auprès de Fabius
Cunctator, son ancien général, le nombre des ennemis de Scipion. Telle fut,
selon Plutarque, l’origine de cette haine dont Caton poursuivit l’Africain
jusqu’au tombeau. Mais Tite-Live ne parle pas de cette rupture ; il montre,
au contraire (XXIX, 25), Scipion
partageant entre Lœlius et Caton le commandement de l’aile gauche de sa
flotte, dans la traversée de Sicile en Afrique. Cette haine résultait trop
bien de la diversité des caractères et des mœurs de ces deux hommes
illustres, pour qu’il soit nécessaire de supposer entre eux de mutuels
outrages. Scipion, qui avait tous les besoins d’un esprit supérieur et d’une
âme délicate, aurait voulu qu’aux travaux de la politique et de la guerre les
Romains joignissent ceux de l’intelligence. Il avait appris à aimer les
studieux loisirs, et les grands poètes, les artistes de la Grèce[6], avaient ouvert à
son esprit ces larges horizons où les objets particuliers s’effacent, où la
cité elle-même disparaît[7]. Scipion, gâté
par les succès et par son génie, oublia qu’il était citoyen d’une république
dont la première loi était l’égalité. Son ancien questeur devait l’en l’aire
cruellement souvenir.
Après avoir exercé l’édilité plébéienne, Caton obtint la
préture de Sardaigne et signala dans ce gouvernement sa dureté et son
désintéressement[8].
Il bannit de l’île tous les usuriers et refusa l’argent que la province
voulait lui allouer, suivant l’usage, pour frais de représentation. Cette
conduite, la sévérité de ses mœurs, qui était déjà une singularité dans une
ville corrompue, et sa rude éloquence attirèrent sur lui tous les regards. Le
peuple aimait encore ce censeur sévère. Sans lui obéir, il l’applaudissait ;
et Caton, traversant le Forum nu-pieds, avec une méchante toge[9], ou bien
gourmandant la foule du haut de la tribune et faisant rejeter une
distribution gratuite, était plus respecté, plus écouté que les flatteurs
habituels du peuple. Dès l’année 195 , les comices l’élevèrent au consulat,
avec son ami Valérius Flaccus.
La Grèce
n’était pas encore pacifiée, Antiochos menaçait, Annibal n’avait pas quitté
Carthage ; l’Espagne et la
Cisalpine s’étaient soulevées, mais on oubliait et
l’Espagne et la Gaule,
et Annibal et le roi de Syrie. Il s’agissait bien de tous ces rois ou
peuples : une seule chose occupait le sénat, les consuls, les tribuns,
et divisait la ville : les matrones pourront-elles avoir dans leur
parure plus d’une demi once d’or, porter des vêtements de couleurs variées et
se servir de chars dans Rome ? Telle était la grave question qui soulevait
d’aussi bruyants débats. Ces défenses avaient été faites par la loi Oppia, au
plus fort de la seconde guerre Punique, et n’avaient guère réussi, si l’on en
juge par le lute que déployait la femme de l’Africain. Quand elle sortait pour se rendre au temple, dit un ami de
sa maison, elle montait sur un char brillant, vêtue elle-même avec une
extrême recherche. Devant elle on portait en pompe solennelle les vases d’or
et d’argent nécessaires au sacrifice et un nombreux cortège de servantes et
d’esclaves l’accompagnait[10]. Deux tribuns
proposaient l’abrogation de cette loi somptuaire. Le Capitole était rempli
d’une foule d’hommes partagés en deux camps ; les matrones elles-mêmes
assiégeaient toutes les avenues du forum et fatiguaient les magistrats de
leurs tumultueuses sollicitations. Mais elles trouvèrent dans le consul
Porcius Caton un adversaire inflexible. Romains,
dit-il, si nous avions conservé nos droits et
notre dignité d’époux , nous n’aurions pas affaire aujourd’hui à toutes ces
femmes. Pour d’avoir pas su leur résister à chacune en particulier, nous les
voyons toutes réunies contre nous .... Lâchez la bride aux caprices et aux
passions de ce sexe indomptable, et flattez-vous ensuite de le voir, à défaut
de vous-mêmes, mettre des bornes à ses emportements !... Vous m’avez souvent
entendu répéter que deux vices contraires, le luxe et l’avarice , minaient la
république. Ce sont ces fléaux qui ont causé la ruine de tous les grands
empires. Aussi, plus notre situation devient heureuse et florissante, et plus
je les redoute. Déjà nous avons pénétré dans la Grèce et l’Asie contrées
si pleines de dangereuses séductions ; déjà nous tenons les trésors des rois.
Ne dois-je pas craindre qu’au lieu d’être les maîtres de ces riches ses, nous
n’en devenions les esclaves C’est pour le malheur de Rome, vous pouvez m’en
croire, qu’on a introduit dans ses murs les chefs-d’œuvre de Syracuse. Je
n’entends que trop de gens vanter les frises d’Athènes ou les statues de
Corinthe et se moquer des images d’argile de nos dieux. Pour moi, je préfère
ces dieux qui nous ont protégés et qui nous protégerons encore, je l’espère,
si nous les laissons à leur place[11].
Plaute aussi venait de tracer au théâtre une mordante
satire du luxe des matrones, les montrant qui marchaient par les rues, fundis exornatæ[12], comme du Bellay
dira plus tard des courtisans de François Ier qu’ils portaient leurs moulins, leurs
forêts et leurs prés sur leurs épaules. Mais le poète et le consul échouèrent
: la loi fut abrogée, et devait l’être. Les mœurs nouvelles nées de la
victoire étaient plus fortes que ce règlement somptuaire édicté en un temps
de péril et de misère publique.
Caton partit aussitôt pour l’Espagne. À son arrivée, il
renvoya tous les fournisseurs : La guerre
nourrira la guerre, dit-il. Scipion, content d’avoir l’amour de
ses soldats et sûr de les retrouver, les jours de bataille, dociles et
braves, fermait souvent les yeux sur leurs plaisirs et leurs excès. Caton,
dur aux autres comme à lui-même, n’était pas homme à capituler avec la
discipline. De continuels exercices, une infatigable vigilance rendirent à
son armée l’aspect des vieilles légions. Cette campagne, que Caton écrivit,
fit beaucoup d’honneur à ses talents militaires et lui valut le triomphe[13] ; sa conduite à
la bataille des Thermopyles accrut encore sa réputation.
Cependant chaque jour l’opposition contre Scipion grossissait
dans le sénat et dans le peuple. Depuis cette apothéose qu’il avait refusée
le lendemain de son triomphe, l’envie ne cessait de mordre sur lui ; et
Caton, qui n’osait encore le braver en face, encourageait dans leurs vives
attaques Nævius et Plaute, les deux poètes populaires. Nævius surtout, vieux
soldat de la première guerre Punique, qu’il chanta dans le rythme national,
en vers saturnins, poursuivait les grands de ses amères railleries[14]. Ah ! plus que l’or j’aime la liberté ! — Souffrez donc, le peuple souffre bien ; — savez-vous qui perdra bien vite votre belle république ?
Un jour, il osa railler les Metellus : C’est le
sort, non leurs services, qui les fait consuls[15]. Ils répondirent
par un vers sur la même mesure : Les Metellus
porteront malheur à Nævius le poète. Ils tinrent parole : Nævius
fut jeté en prison de par la loi des Douze Tables contre l’auteur de vers
diffamants. Plaute, son ami, plaida pour lui au théâtre, en montrant un
comique effroi du supplice infligé au poète qu’il avait vu attaché à une
colonne, les fers aux pieds, nuit et jour. Nævius fit amende honorable : il
composa deux pièces pour désavouer ses pétulantes attaques[16]. A ce prix il
obtint des tribuns sa liberté. Mais bientôt il recommença, et cette fois il
ne craignit pas d’attaquer la royauté de Scipion : Quoi ! ce que j’applaudis au théâtre, on n’osera en blesser l’oreille
d’un de nos rois ?[17] Ah ! la servitude ici étouffe la liberté ; mais aux
jeux de Bacchus nous parlerons d’une voix libre. Un autre jour, il
déchira cette réputation de chasteté que le demi-dieu avait habilement
conquise. Cet homme qui a mené à fin tant de
glorieuses entreprises, dont les exploits sont immortels, qui seul commande
le respect aux nations, un jour son père l’emmena de chez son amie : il
n’avait qu’un manteau. Scipion s’irrita, et le poète incorrigible
fut exilé ; il se retira à Utique.
Plaute, averti, n’osa plus nommer personne, bien qu’il ait
peu de pièces où il ne déplore la perte de l’ancienne simplicité et où il
n’attaque les mœurs nouvelles. Voyez le portrait qu’il fait des philosophes
et des rhéteurs, ces grands amis de Scipion : Ces
Grecs qui, sous leurs longs manteaux, farcis de livres et des provisions
qu’ils ont mendiées, s’assemblent, confèrent et marchent tout hérissés de
sentences. A toute heure aussi tu les verras campés au thermo.... pole, s’y
enivrant à longs traits. Ont-ils dérobé quelque chose, vite ils courent, la
tête voilée, le boire tout chaud, puis reviennent gravement et tâchant de
s’affermir sur leurs jambes avinées[18]. Et ailleurs,
parlant d’un esclave qui méditait une friponnerie : Voilà, dit-il, qu’il
est en train de philosopher[19].
Mais Plaute n’ose s’aventurer bien loin sur le terrain
brûlant des allusions politiques. Il aime mieux peindre les mœurs des basses
classes, Ies valets fripons, les vieillards débauchés et bafoués, l’usurier
du Forum, le parasite qui pantagruélise, et la jeune esclave inévitablement
reconnue libre au dénouement. A cette réserve, Plaute ne gagna que d’être
oublié des grands. Quant à leur faveur, ceux-ci la gardaient pour Ennius,
pour Andronicus et Térence, élégants copistes de la Grèce, et souples
adorateurs de la fortune : Ennius fut enseveli avec les Scipions ; Térence
vécut dans leur intimité[20]. Quant aux
poètes du peuple, Nævius mourut dans son exil[21] ; et si Plaute
ne fut pas réduit, comme dans sa jeunesse, à tourner, pour vivre, la meule
d’un moulin, il ne semble pas que sa faveur auprès du peuple lui ait jamais
valu celle des grands.
Le parti des vieux Romains était battu dans ses poètes,
Caton allait le venger.
Dans une république, qui cesse de monter commence à
descendre. Scipion ne pouvait se tenir à la hauteur où la victoire de Zama
l’avait placé. Il eut beau obtenir les titres de prince du sénat et de
censeur, montrer dans cette charge une extrême indulgence, accuser un
concussionnaire, L. Cotta[22], et se faire
envoyer en Afrique pour apaiser, entre Carthage et Masinissa, des différends
qu’il n’apaisa point[23] : la popularité
le quittait. Flamininus, Caton même, étaient les héros du jour. Pour réveiller
l’attention du peuple, il demanda en 194 un second consulat : c’était une
faute, car ce consulat fut obscur[24], et il blessa le
peuple, en assignant aux sénateurs des places particulières au théâtre[25]. Aussi, quand il
sollicita le consulat, en 192, pour son gendre Scipion Nasica et pour son ami
Lælius, il éprouva un double refus. Son frère cependant fut élu deux ans
après et chargé de la guerre d’Asie, où l’Africain l’accompagna ; mais cette
campagne, plus brillante que difficile, n’ajouta rien à sa gloire, et lui
coûta le repos de sa vieillesse. Dés lors Caton ne cessa, selon l’énergique
expression de Tite-Live, d’aboyer contre ce grand citoyen. Cependant il avait
été son questeur ; mais Caton, cœur dur et sec, n’avait pas accepté ces
sentiments de respect et de piété filiale que, dans l’opinion des Romains, le
questeur devait toujours conserver pour son général. Aux Thermopyles,
Acilius, exagérant ses services, avait déclaré devant toute l’armée qu’il lui
devait la victoire ; quand ce consul brigua la censure, Caton oublia sa noble
conduite, se fit son compétiteur, et, pour l’écarter plus sûrement, appuya
contre lui une accusation de détournement des deniers publics. Pour un homme
qui se piquait de mœurs antiques, ce n’était pas là suivre les exemples des
temps anciens, ou du moins les vertus que tous et lui-même plaçaient.
A son instigation, les tribuns Petilius sommèrent L.
Scipion de rendre compte de l’emploi des trésors livrés par Antiochus (187). Lorsqu’il eut
fait apporter les registres, son frère s’en saisissant : Les comptes sont là, dit-il, mais on ne les verra pas, et il les déchira ; il ne sera pas dit que j’aurai subi l’affront de répondre
à une pareille accusation ; qu’il m’aura fallu rendre raison de 4 millions de
sesterces, quand j’en ai fait entrer 200 millions dans le trésor.
Le sénat n’avait aucun moyen de coercition contre Scipion,
et les affaires de finance ne regardaient pas l’assemblée populaire. Mais,
au-dessus de cette constitution qui n’était point écrite, planait l’idée de
la souveraineté du peuple, du droit, par conséquent, pour les comices par
tribus, d’intervenir, quand les pouvoirs établis restaient impuissants. C’est
en vertu de ce droit que Ies tribuns deviendront si redoutables, le jour où
ils se sépareront du sénat : ce jour-là, la république aura vécu.
Les Petilius présentèrent aux tribus une rogation que
Caton appuya par un discours violent : plaise au peuple d’ordonner que le
sénat institue une commission judiciaire pour examiner si l’or d’Antiochus a
été détourné du trésor. Il se peut que des irrégularités financières aient eu
lieu dans l’expédition d’Asie. Mais Manlius Vulso avait certainement commis
bien d’autres gaspillages ou dilapidations. Un des dix commissaires qui lui
avaient été adjoints s’efforça de le faire comprendre dans le procès. Caton,
pressé par la haine, ne voulut qu’un seul accusé, pour que sa vengeance fût
plus sûre. Les sénateurs durent obéir au plébiscite. Un tribunal constitué
sous la présidence du préteur Terentius Culleo déclara L. Scipion, son questeur
et un de ses lieutenants, A. Hostilius, coupables de péculat. La restitution
fut fixée à 4 millions de deniers. S’ils ne sont
pas versés au trésor, dit le préteur, ou
si des cautions ne sont pas fournies pour pareille somme, L. Scipion sera
conduit en prison. Un des tribuns, Gracchus, opposa son veto. Je jure, s’écria-t-il, que, depuis longtemps ennemi des Scipions, je le suis
encore, et que je ne cherche pas à me faire, en ce moment, un mérite auprès
d’eux. Mais la prison où j’ai vu l’Africain conduire des rois et des généraux
ennemis ne se fermera pas sur son frère. Et il ordonna qu’il fût
mis en liberté. C’est alors sans doute que l’Africain lui donna sa fille, la
fameuse Cornélie, la mère des Gracques[26]. L. Scipion
laissa saisir et vendre ses biens dont le produit ne put couvrir l’amende. Sa
pauvreté prouvait son innocence. Ses parents, ses amis, voulaient lui rendre
plus qu’il n’avait perdu. Il n’accepta que quelques objets de première
nécessité[27]
(187).
Envoyé l’an d’après en Asie pour terminer des contestations
entre les rois de Pergame et de Syrie, il reçut de ces princes et des villes
alliées assez de présents pour célébrer au retour, avec une grande
magnificence, des jeux qui durèrent dix jours et où Rome vit tout ce que
l’Asie et l’Afrique pouvaient offrir de curiosités : combats d’athlètes,
chasses de lions et de panthères, représentations scéniques. Le condamné de
Caton redevenait le favori du peuple.
Mais le rude paysan de la Sabine était tenace dans
sa haine ; l’Asiatique lui échappant, il intenta un procès criminel à
l’Africain, par-devant les tribus. Il faut,
disait-il, ramener sous le niveau de l’égalité
républicaine cet orgueilleux citoyen dont l’exemple encourage le mépris des
lois et des magistrats, le dédain pour les mœurs et les institutions de son
pays. Le tribun Nævius accusa Scipion d’avoir vendu la paix au roi
de Syrie.
Au jour marqué, l’Africain parut entouré d’un nombreux
cortège d’amis et de clients. Tribuns et vous
Romains, dit-il avec une magnifique insolence, c’est à pareil jour que j’ai vaincu Annibal et les
Carthaginois. Comme il convient dans une telle journée de surseoir aux
procès, je vais de ce pas au Capitole rendre hommage aux dieux. Venez avec
moi les prier de vous donner toujours des chefs qui me ressemblent, car si vos
honneurs ont devancé mes années, c’est que mes services avaient prévenu vos
récompenses. Et, descendant de la tribune, il monta au Capitole.
Le peuple entier suivit ses pas, laissant les tribuns seuls avec leurs
esclaves et le héraut qui citait vainement l’accusé du haut de la tribune.
Scipion parcourut ainsi tous les temples. Ce fut comme un nouveau triomphe,
plus glorieux que celui où parurent Scyphax et les Carthaginois, car c’était
des tribuns et du peuple même qu’il triomphait[28].
Un autre jour, il s’écria : Je
n’ai rapporté qu’un nom de l’Afrique[29]. Toutefois,
prévoyant de nouvelles attaques de la jalousie et de continuels débats avec
les tribuns, il se retira à Liternum pour ne point comparaître. Le jour de
l’assignation venu, l’accusé fit défaut. L. Scipion rejeta son absence sur la
maladie. Les deux tribuns ne voulurent pas accepter cette excuse, et ils
allaient se porter à quelque mesure violente, quand Sempronius Gracchus
intervint encore. Tant que P. Scipion ne sera pas
de retour à Rome, dit-il, je ne
souffrirai pas qu’il soit mis en cause. Eh quoi ! ni les services ni les
honneurs mérités n’assureront donc jamais aux grands hommes un asile
inviolable et sacré où, sinon entourés d’hommages, du moins respectés, ils
puissent reposer leur vieillesse ? L’affaire fut abandonnée, et le
sénat en corps remercia Gracchus d’avoir sacrifié ses inimitiés personnelles
à l’intérêt général.
Retiré à Liternum, dans une villa dont n’aurait pas voulu
le plus obscur des contemporains de Sénèque, Scipion y acheva sa vie dans le
culte des Muses. Souvent Ennius venait lui lire ses vers et chercher auprès
du vainqueur d’Annibal des inspirations pour son poème sur la seconde guerre
Punique. Un monument consacra le souvenir de cette amitié du héros et du
poète. Les Scipions placèrent la statue d’Ennius entre celles de l’Africain
et de l’Asiatique sur le cénotaphe qu’ils élevèrent près de la porte Capène.
La tradition racontait aussi que dans cette solitude de Liternum, un jour,
débarquèrent des pirates venus de pays lointains ; Scipion fit armer ses
esclaves. Mais les brigands, apprenant que cette maison était sa demeure,
jetèrent leurs armes, et, s’approchant du seuil, y déposèrent des dons
pareils à ceux qu’on offrait aux dieux[30]. Polybe place sa
mort en la même année que celle de Philopœmen et d’Annibal (185). On croit voir
encore aujourd’hui à Patrica, l’antique Liternum, son tombeau et le second
mot de cette inscription qu’il y avait fait graver : Ingrate patrie, tu n’auras pas mes cendres[31].
Ennius lui en avait composé une autre : Ici est enfermé un homme dont les exploits n’ont jamais pu
être dignement payés ; et il faisait dire au héros : Depuis les lieux où le soleil se lève, par delà le marais
Méotide, il n’est personne qui puisse égaler ses exploits aux miens. S’il est
permis à un homme de monter dans la région que les dieux habitent, c’est pour
moi que s’ouvre la vaste porte du ciel. Ces paroles ne sont point
modestes : mais il était permis au poète de les mettre dans la bouche du
héros. La modestie d’ailleurs ne fut jamais une vertu romaine, et l’on
passerait volontiers au sauveur de Rome de ne l’avoir pas eue.
II. — LA CENSURE DE CATON.
Caton triomphait. Les Scipions étaient humiliés et avec
eux toute la noblesse. Après la découverte des Bacchanales, le peuple, malgré
la vive opposition des nobles, donna encore la censure à cet homme nouveau,
dont la haine pour tout ce qui était grand répondait si bien à cette
instinctive jalousie contre les meilleurs citoyens qui se retrouve dans
toutes les foules durant les temps calmes et prospères. Caton avait moins
sollicité cette charge qu’exigé du peuple qu’elle lui fût confiée ; encore ne
la voulait-il qu’avec son ami et son ancien protecteur, Valérius Flaccus (184). La ville a besoin d’être épurée, disait-il, et ce n’est pas le médecin le plus doux, mais le plus dur
qu’il lui faut. La noblesse et les publicains furent rudement
flagellés. Il raya sept membres du sénat, parmi eux un consulaire, le frère
de Flamininus, et un candidat au consulat de l’année suivante, Manilius. La
revue des chevaliers fut aussi sévère ; mais, quand il ôta le cheval à L.
Scipion, qu’il avait déjà ruiné, il fut soupçonné d’envie, dit son biographe
: on crut qu’il ne l’avait fait que pour insulter à la gloire de l’Africain
et pour braver encore une fois dans sa personne la noblesse tout entière. Non
content de la note censoriale, il y ajoutait des discours violents[32] ou des
révélations scandaleuses. Flamininus lui ayant imprudemment demandé les
motifs de la honte qu’il infligeait à sa maison, le censeur raconta le fait
suivant : En partant pour sa province, Lucius
Flamininus avait emmené de Rome une femme qu’il aimait[33] ; un jour, pendant un festin, cette femme se plaignit
d’avoir sacrifié, pour le suivre, un combat de gladiateurs : N’aie point
de regrets, lui dit le consul, et si tu veux voir mourir un homme, la
chose est aisée. Un chef boïen venait d’arriver au camp avec sa femme et
ses enfants ; il le fait venir, et, tandis que le Gaulois implore
l’hospitalité romaine, Lucius saisit son épée, le frappe, le poursuit et le
jette expirant aux pieds de la courtisane. Les Flamininus étaient
donc humiliés comme les Scipions ; les Galba auront leur tour, et les
Fulvius, souvent attaqués par Caton, n’échapperont à ses coups que pour
tomber sous la main d’un censeur, leur parent[34].
Les finances étaient étrangement dilapidées. Caton afferma
les impôts à très haut prix et les travaux publics au rabais. Cette intégrité
excita de telles clameurs parmi les publicains, que le sénat, gagné par la
faction de Flamininus[35], cassa les baux
et les marchés, ordonna de nouvelles adjudications et accorda des remises,
sans doute dans l’intérêt de l’État, mais certainement aussi dans celui des
individus ; quelques tribuns de ce parti allèrent jusqu’à citer Caton devant
le peuple, pour le faire condamner à une amende de 2 talents. Les censeurs
obéirent de mauvaise grâce au sénat ; ils firent les adjudications avec une
légère baisse de prix, en écartant des enchères, pour les punir, tous ceux
qui avaient rompu leurs premiers engagements. — Bonnes mais petites mesures
d’hommes à courte vue, qui croyaient sauver l’État par une imitation de
l’ancienne sévérité et qui ne se doutaient pas des brandes réformes dont la
république avait besoin.
Caton se, vengea encore, durant cette censure, de la défaite
qu’il avait éprouvée dans la discussion de la loi Oppia ; il comprit, au cens
des citoyens, les bijoux, les voitures, les parures des femmes et les jeunes
esclaves achetés depuis le dernier lustre, pour une valeur décuple du prix
qu’ils avaient coûté, et il les frappa d’un impôt de 3 as par mille. L’eau
était, à Rome et dans son aride campagne, une chose d’absolue nécessité ;
mais la plupart des aqueducs étant alors en très grande partie souterrains,
comme l’Aqua Appia, l’Anio Vetus, l’Aqua
Marcia, la fraude était facile ; une recherche sévère fit
reconnaître de nombreuses prises d’eau, qui appauvrissaient. les fontaines
publiques, au profit de quelques riches particuliers. Les censeurs les
supprimèrent ; ils obligèrent aussi tous ceux qui avaient des maisons en
saillie sur la voie publique à les démolir dans l’espace de trente jours ;
ils firent paver les abreuvoirs, nettoyer et construire des égouts, percer un
chemin à travers la montagne de Formies et élever la basilique Porcia.
Cette censure, si hostile aux nobles et aux riches, valut
à Caton de violentes inimitiés, mats aussi un glorieux surnom et l’affection
du peuple, qui lui dressa une statue dans le temple d’Hygie, avec cette
inscription : A Caton, pour avoir, par de
salutaires ordonnances et de sages institutions, relevé la république
romaine, que l’altération des mœurs avait mise sur le penchant de sa ruine.
Il y avait donc un parti nombreux qui sympathisait avec le rigide censeur. A
sa tête, Caton ne cessa de combattre l’ambition, l’avidité et le luxe des
grands, tantôt par des accusations particulières, tantôt en soutenant des
lois somptuaires, qui n’ont jamais rien empêché., et toutes les propositions
qui donnaient de nouvelles mais inutiles garanties aux vieilles institutions
:
En 181, une loi contre la brigue, et la loi Orchia, qui limitait le nombre des convives et
la dépense des festins[36].
En 180, la loi Villia
ou Annalis, qui réprimait encore la
brigue, en exigeant de tout candidat la preuve qu’il avait fait dix campagnes
et en fixant l’âge où l’on pouvait arriver aux charges : trente et un ans
pour la questure, trente-sept pour l’édilité curule, quarante pour la
préture, quarante-trois pour le consulat, avec un intervalle d’au moins deux
années entre deux magistratures différentes[37].
En 169, la loi Voconia,
pour empêcher, comme à Sparte, l’accumulation des biens dans les mains des
femmes[38].
En 161, la loi Fannia,
contre le luxe de la table[39].
Enfin, en 159, une loi des consuls, qui prononcèrent la
peine capitale contre les candidats convaincus d’avoir acheté à prix d’argent
les suffrages.
Notons encore, comme symptôme des idées du temps, que,
quatre ans plus tard, le consul Scipion Nasica fit démolir un théâtre
permanent, parce que ce théâtre aurait donné la tentation de recourir trop
souvent à un plaisir que les aïeux n’avaient point connu[40]. En 169, Caton
avait provoqué le décret qui défendit aux rois de venir à Rome, où ils
laissaient toujours quelques-uns des vices de leurs cours ; plus tard, il fit
chasser Carnéade et renvoyer les Achéens retenus en Italie. Il ne voulut pas
même, après la chute de Persée, d’une guerre avec Rhodes, où tous, généraux
et soldats, seraient allés chercher ce que Manlius avait rapporté d’Asie, de
nouvelles richesses et de nouveaux vices[41]. Je crois bien, dit-il, avec son éloquence mordante et amère, je crois bien que
les Rhodiens auraient voulu nous voir moins heureux dans cette guerre. Ils
n’étaient pas les seuls à former ces vœux.... Cependant ils n’ont rien fait
pour Persée. Noyez combien nous sommes plus habiles : dès que nous sentons
notre fortune en danger, nous remuons le monde pour empêcher le dommage....
Les Rhodiens ont voulu devenir nos ennemis : où donc est la loi qui punit le
désir ? Qui dira, par exemple : Si quelqu’un veut avoir 500 arpents de terre publique
ou posséder plus de troupeaux que le règlement ne le permet, il payera tant
d’amende ? Assurément nous voulons toits avoir plus qu’il n’est permis : en
sommes-nous punis ? On dit encore que les Rhodiens sont superbes ; certes je
ne voudrais pas qu’on pût adresser ce reproche ni à moi ni aux miens ; mais
que les Rhodiens soient superbes, que nous importe ? Est-ce que par hasard
nous serions blessés qu’il y eût au monde un peuple plus orgueilleux que nous
?
S’il demanda sans relâche la destruction de Carthage[42], c’est qu’il
voyait les rapides progrès de la corruption ; il crut qu’il fallait profiter
de ce qui restait encore aux Romains d’énergie et de force pour accabler d’un
dernier coup leur redoutable ennemie. Les générations suivantes, abâtardies
par la mollesse, ne pourraient plus, pensait-il, suffire à cette œuvre.
Durant son consulat, il avait fait passer une loi, de provincialibus sumptibus, pour restreindre les
réquisitions onéreuses des gouverneurs. Aussi dut-il approuver, avant de
mourir, les efforts du tribun Calpurnius Pison, le créateur des questions
perpétuelles. A ces réformes nous rattacherons les lois tabellaires des tribuns Gabinius et Cassius,
qui établirent le scrutin secret, en 139, pour l’élection des magistrats, et
en 157 pour les jugements publics[43] ; bientôt tout
sera décidé suivant ce mode de votation, ce qui sera une gène pour les
acheteurs de suffrages. Montesquieu et Cicéron sont pour le scrutin public,
afin, disent-ils, que le petit peuple soit éclairé par les principaux et contenu
par la gravité de certains personnages. liais, quand la corruption est
générale, que peuvent Caton et Brutus ? Le peuple d’ailleurs, même avec
le scrutin secret, saura bien toujours ce que conseillent, ce que désirent
ces graves personnages. Il vaut donc mieux s’en tenir à la première opinion
de Cicéron, qui appelait le scrutin secret la sauvegarde muette de la
liberté.
Cette rude guerre que Caton fit aux mœurs de son temps,
cette censure perpétuelle, lui avaient suscité trop d’ennemis, pour que son
repos n’en fût pas troublé[44]. Cinquante fois
il fut appelé en justice. La dernière fois il avait quatre-vingt-trois ans.
Néanmoins il composa et prononça lui-même son plaidoyer, où se trouvaient ces
belles et simples paroles : Il est bien
difficile, Romains, de rendre compte de sa conduite devant les hommes d’un
autre siècle que celui où l’on a vécu. A quatre-vingt-cinq ans il
cita encore devant le peuple Serv. Galba, car il avait, dit Tite-Live, une
âme et un corps de fer, et la vieillesse, qui use tout, ne put l’affaiblir.
Mais cette haine persévérante avait amené une réaction
aristocratique. Ne pouvant imposer silence à ce censeur perpétuel, les nobles
avaient rendu son opposition moins dangereuse en brisant entre ses mains
l’arme dont il se servait contre eux. En l’année 179, ils avaient renversé.
l’organisation démocratique des comices[45]. Lepidus et
Fulvius, qui avaient succédé à Caton dans la censure, avaient rétabli pour
l’assemblée centuriate les catégories de fortune, je veux dire le système des
classes, aboli avant la seconde guerre Punique. Sempronius Gracchus acheva
cette réorganisation des comices en retirant les affranchis des tribus
rustiques pour les renfermer dans une des quatre tribus urbaines, l’Esquiline[46]. Plus tard,
l’institution des quæstiones perpetuæ,
bien que justifiée par l’intérêt publie, fournit encore aux nobles, qui
remplissaient seuls ces tribunaux, une occasion de se saisir du droit,
jusqu’alors exercé par l’assemblée publique, de juger, au criminel, sans
appel.
Dans ce retour vers le passé, dans cette réaction si
favorable à leurs privilèges, ils n’oublièrent pas la religion, que tous les
pouvoirs établis s’obstinent à considérer comme un moyen précieux de
gouvernement. Plus la foi s’en allait, plus fortement on se rattachait à la lettre
; et le peuple était effrayé de prodiges multipliés[47], les magistrats
rappelés par des mesures sévères au respect des auspices[48], la sainteté des
jours fastes religieusement maintenue (loi Fuffia),
enfin l’assemblée des tribus mise elle-même, par la loi Ælia (167), dans la dépendance des augures[49].
C’était donc par les lois, par la religion, par l’autorité
judiciaire comme par la concentration des propriétés et par l’abaissement du
peuple, toute une réaction aristocratique. Rome,
dit Salluste, était divisée, les grands d’un
côté, le peuple de l’autre, et au milieu, la république déchirée, la liberté
mourante. La faction des nobles l’emportait ; le trésor, les provinces, les
magistratures, les triomphes, toutes les sortes de gloire et les richesses du
monde, ils avaient tout. Sans lien et sans force, le peuple n’était plus
qu’une impuissante multitude, décimée par la guerre et par la pauvreté. Car,
tandis que les légionnaires combattaient au loin, leurs pères, leurs enfants,
étaient chassés de leurs héritages par des voisins puissants. Le besoin de la
domination et une insatiable cupidité firent tout envahir, tout profaner,
jusqu’au jour où cette tyrannie se précipita elle-même[50].
Cette ruine, Caton l’avait pressentie ; et, à son éternel
honneur, il avait, pour la prévenir, fait de sa vie entière un long combat.
Pendant plus de soixante ans il avait lutté contre l’indiscipline des
soldats, contre la vénalité du peuple, le luxe des femmes, les mœurs de tous.
Mais, à la fin, vaincu lui-même, il céda au torrent. Cette ostentation de
rudesse et de frugalité vint se perdre dans le scandale de ses dernières
années. Caton aussi était trop vieux d’un jour.
Il avait toujours un grand
nombre d’esclaves qu’il achetait parmi les prisonniers ; il choisissait les
plus jeunes, qu’il était plus facile de dresser comme jeunes chiens et
poulains. Dans les commencements, lorsqu’il était encore pauvre et qu’il
servait en simple soldat, il ne se fâchait jamais contre ses esclaves et
trouvait bon tout ce qu’on lui servait. Dans la suite, quand, sa fortune
s’étant augmentée, il invitait à sa table ses amis et les officiers de son
armée, il faisait, aussitôt après le Biner, donner les étrivières à ceux de
ses domestiques qui avaient servi négligemment ou mal apprêté quelque mets.
Il avait soin d’entretenir parmi eus des querelles et des divisions : il se
méfiait de leur bonne intelligence et en craignait Ies effets. Si un esclave
avait commis un crime digne de mort, il le jugeait en présence de tous les
autres, et, s’il était condamné, il le faisait mourir devant eux.
Devenu trop ardent à acquérir
des richesses, il négligea l’agriculture, qui lui parut un objet d’amusement
plutôt qu’une source de revenus. Pour placer son argent sur des fonds plus
sûrs, il acheta des étangs, des terres où il y eût des sources d’eau chaude,
des lieux propres à des foulons, des pâturages et des bois, dont Jupiter,
disait-il, ne pouvait lui-même diminuer le revenu. Il exerça la plus décriée
de toutes les usures, l’usure maritime, exigeant que ses débiteurs formassent
une compagnie. Quand ils étaient cinquante associés, avec autant. de
vaisseaux, il s’attribuait sur chaque navire une portion du capital, et un de
ses affranchis, qui faisait avec les armateurs les affaires et les voyages,
veillait à ses intérêts. De cette manière il ne risquait jamais qu’une partie
de son argent et en tirait de gros profits. Il faisait aussi la
traite des blancs, prêtant de l’argent à
quelques-uns de ses esclaves pour acheter et dresser de jeunes garçons qu’au
bout d’un an ils revendaient au profit de leur maître. Il excitait son fils à
ce commerce usuraire, en lui disant qu’il ne convenait tout au plus qu’à une
femme veuve de diminuer son patrimoine. Mais ce qu’il a dit de plus fort et
qui caractérise le plus son avarice, c’est que l’homme admirable, l’homme
divin et le plus digne de gloire était celui qui prouvait, par ses comptes,
qu’il avait acquis plus de bien qu’il n’en avait reçu de ses pères.... Dans
un âge très avancé il entretint commerce avec une jeune esclave, sous les yeux
de son fils et de sa belle-fille, et, pour les punir de leurs justes
reproches, il contracta un nouveau mariage avec la fille de son greffier :
union indigne de lui et honteuse a son âge[51].
Caton vaincu, Caton donnant l’exemple du scandale et
s’écriant qu’il ne comprenait pas comment deux aruspices pouvaient se
regarder sans rire, qui donc serait assez fort pour ne pas se laisser aller
au torrent ? Avant de s’abandonner lui-même, l’austère censeur s’était vu de
toutes parts débordé. Il avait fait chasser les philosophes grecs ; il aurait
voulu leur fermer Rome et l’Italie : mais contre les idées il n’y a ni lois
assez fortes ni murailles assez hautes[52]. Les sénateurs
Julius, Aufidius, Albinus, Cassius Hemina, Fabius Pictor, etc., laissèrent
Caton écrire en latin ses Origines : ce fut dans la langue savante
qu’ils composèrent leurs histoires, et ce goût des lettres grecques, passant
par-dessus l’Italie, pénétra jusqu’au pied de l’Atlas, où un fils de
Masinissa, Manastabal, honora les muses du Pinde[53]. Caton avait
voulu remettre en honneur la frugalité, le travail, la dignité du pauvre, et,
chaque jour, les campagnes étaient plus désertes, le luxe plus ruineux, la
servilité du peuple plus grande ; les élections devenaient un marché, et le
tarif des voix était public. Il avait donné dans ses provinces l’exemple ;
d’uns administration sage et désintéressée, et jamais les exactions n’avaient
été aussi nombreuses et aussi fortes. Il avait combattu l’indiscipline des
soldats, et Scipion Émilien allait trouver les légions d’Espagne livrées aux
plus affreux désordres. Il avait voulu ramener les nobles au sentiment de
l’égalité, au respect des lois, et il avait vu se former une aristocratie qui
dominait le sénat lui-même. L’intervalle qui séparait les grands et le peuple
s’était encore élargi, l’abîme s’était creusé, plus profond, plus inévitable.
A la fin de sa vie, Caton, s’il fût resté lui-même, eût été un étranger dans
Rome.
La société romaine était donc rapidement entraînée vers
une révolution prochaine. Et ce mouvement était légitime, car il fallait bien
que cette ville, devenue un empire, se transformât ; il fallait, pour que la
cité italienne pût renfermer le monde, qu’elle renonçât à son esprit étroit,
à sa religion locale, à ses lois hostiles contre l’étranger ; qu’elle
s’ouvrât à toutes les idées et à tous les cultes, pour s’ouvrir ensuite à
tous les peuples. A force de multiplier les dieux, on approchait de l’unité
divine, que Cicéron va bientôt proclamer ; en détruisant le patriotisme
municipal, on allait s’élever à l’idée de la cité universelle, dont
Marc-Aurèle écrira les lois. Et nous-mêmes avons-nous droit de nous plaindre
de cette transformation, nous qui, sans elle, ne serions que les fils
déshérités de l’ancien monde ? Si les Romains, en effet, avaient conçu pour
la littérature grecque ce mépris qu’eurent les soldats d’Alexandre pour les
civilisations de l’Afrique, de la
Phénicie et de l’Asie centrale, le long travail d’une race
douée par le ciel de tous les dons de l’intelligence eût été perdu pour nous,
comme l’a été la sagesse des prêtres de l’Égypte et de la Chaldée. Aujourd’hui,
nous sommes réduits à réveiller péniblement, sur les bords du Nil, de
l’Euphrate et du Gange, quelques-uns de ces échos sacrés, de même que nous
allons au milieu des ruines de Palanqué, ou sur les rives de l’Ohio, demander
au nouveau monde les secrets d’un passé mystérieux. Il convient donc de tenir
compte aux Romains d’avoir montré, au lieu du mépris superbe des Grecs, ou de
la sauvage indifférence des conquérants du Mexique et du Pérou pour les
sociétés qu’ils brisaient, cette admiration naïve qui fit d’eux les élèves
dociles de ceux qu’ils avaient vaincus, et qui nous a conservé tant de
chefs-d’œuvre.
D’ailleurs il ne faut pas se représenter Rome comme
tombant subitement et tout entière dans la mollesse et le vice. Devenue
puissante et riche, elle avait pris les mœurs de la richesse et de la
puissance, comme elle avait eu celles de la pauvreté et de la faiblesse.
Beaucoup en abusaient ; beaucoup aussi savaient unir les élégances de la vie
nouvelle aux anciennes vertus, et l’inévitable évolution qui s’opérait
n’aurait eu que d’heureuses conséquences, si le mouvement avait pu être
retenu dans les limites où quelques nobles esprits auraient voulu l’arrêter.
Le génie sévère du Latium, lentement fécondé et poli par la science et
l’urbanité grecques, eût sans doute donné de plus glorieux produits ; c’est
là ce que voulaient ces grands citoyens : Paul-Émile, dont la vie fut tour à
tour consacrée aux affaires publiques, à l’éducation de ses enfants, à la
culture des lettres, et qui, pour sa part de butin, n’avait pris en Macédoine
que la bibliothèque de Persée[54] ; Scipion
Nasica, déclaré par le sénat le plus honnête homme de la république, et son
fils Corculum, assez modeste pour refuser le titre d’imperator avec le
triomphe, et qui trois fois fit ajourner malgré Caton la ruine de Carthage[55] ; l’austère
Calpurnius Pison, surnommé Frugi,
habile orateur, vaillant capitaine, profond jurisconsulte et écrivain[56] ; les
Scævola, l’honneur du Forum et du barreau[57] ; les deux
Lœlius, célèbres par leur constance dans l’amitié, mais surtout le second,
surnommé le Sage, qui fut l’ami de Pacuvius et de Térence, peut-être leur
conseiller et leur guide ; Sempronius, le père des Gracques et le
pacificateur de l’Espagne ; Fabius Servilianus et Manlius, qui tous deux
punirent de mort les dérèglements et les concussions de leurs fils[58] ; enfin les
Tubéron, de la famille Ælia, qui eut quatre consulats dans cette période. Ils
étaient si pauvres, malgré leur alliance avec les maisons Æmilia et Cornelia, que seize membres de cette
famille n’avaient, à eux tous, qu’une petite maison et une ferme dans le
territoire de Véies. Q. Tubéron, le gendre de Paul-Émile, ne posséda jamais,
même consul, que de la vaisselle de terre, si ce n’est une petite coupe
d’argent que lui avait donnée le conquérant de la Macédoine[59].
Mais le plus grand de tous ces illustres personnages est
encore Scipion Émilien, le fils de Paul Émile et le petit-fils par adoption
de l’Africain. Son amitié pour Polybe fut célèbre dans l’antiquité. Notre liaison, dit cet historien, commença par les entretiens que nous avions ensemble sur
les livres qu’il me prêtait. Quand les Achéens, appelés à Rome, furent
dispersés en différentes villes d’Italie, Scipion et son frère Fabius
demandèrent avec instance au préteur que je demeurasse auprès d’eux ...... Un
jour que Fabius allait au Forum, je me trouvai seul avec Émilien, qui me dit
avec douceur et en rougissant : Pourquoi, Polybe, lorsque vous partagez la
même table avec mon frère et moi, lui adressez-vous toujours de préférence la
parole ? Apparemment vous me croyez, comme le pensent mes concitoyens,
indolent et inappliqué, parce que je ne me livre pas aux exercices du
barreau. Et comment le ferais-je ? tout le monde me répète que, de la maison
des Scipions, ce n’est pas un orateur qu’on attend, mais un général. — Au
nom des dieux, lui dis-je, ne croyez pas que, si j’agis de la sorte,
ce soit faute d’estime, mais uniquement parce que Fabius est votre aîné ; au
reste, j’admire ces sentiments et cette ardeur, et, si mes conseils peuvent
vous aider à soutenir dignement le nom que vous portez, disposez de moi.
Alors Scipion, me prenant les mains : Oh ! dit-il, quand
verrai-je cet heureux jour, où, libre de tout engagement et vivant avec moi,
vous me donnerez toutes vos pensées ? C’est alors que je me croirai digne de
mes ancêtres[60].
Scipion plaçait bien ses affections : un autre de ses amis
fut Panætius, le maître rhodien, dont
le stoïcisme, adouci par l’influence platonicienne, humanisait les sévérités
de l’école du Portique. Pour lui, la vertu était le plus grand des biens,
mais il admettait que d’autres biens pussent trouver place à côté d’elle, et
il enseignait à son illustre élève le vrai fondement de la morale sociale : Il n’y a rien d’honnête : qui ne soit utile, et tout ce
qui est réellement utile est honnête[61].
Le premier effet de ce noble commerce avec de grands
esprits fut d’inspirer à Scipion l’amour des fortes études, et l’aversion
pour les mœurs licencieuses de la jeunesse romaine. Et, tandis que la Grèce et l’Asie infestaient
Rome de leurs vices, l’amitié de Polybe épurait dans Scipion les vertus de
l’ancienne république, en leur donnant quelque chose de plus élevé. Tandis
que l’esprit de rapine envahissait Rome, Scipion étonnait ses concitoyens par
son dédain de l’or, et son intelligence semble s’être inquiétée des grands
problèmes de la cité, même de la vie.
Ces vertus d’Émilien gagnèrent jusqu’à Caton, qui,
espérant trouver en lui le destructeur de Carthage, en oublia un instant sa
haine contre les Scipions. Celui-là seul,
disait-il d’Émilien, en lui appliquant un vers d’Homère, celui-là seul a conservé sa raison ; les autres, vaines
ombres, passent et se précipitent. Nous avons dit ailleurs ses
services militaires, ses efforts pour rétablir la discipline, et son
désintéressement au milieu des dépouilles de Carthage. Quelques années après,
envoyé eu Crient pour régler les intérêts des peuples et donner des couronnes[62]. il montra dans
ces cours voluptueuses une dédaigneuse simplicité. Il avait avec lui le
philosophe Panætius, peut-être Polybe, et seulement cinq esclaves ; mais, à
son approche, les rois descendaient de leurs chars ; Ptolémée Physcon oublia
pour lui sa mollesse et sa divinité. Les
Alexandrins, dit Scipion à Panætius, nous
auront l’obligation de voir au moins une fois marcher leur roi.
A son retour, il fut élevé à la censure par le peuple, qui
repoussa pour lui l’orgueilleux Claudius. Scipion voulait apporter dans cette
charge une sévérité salutaire. Mais il fut contrarié, dans toutes ses
mesures, par la faiblesse de son collègue Mummius. Aussi disait-il au peuple
qu’il aurait justifié sa confiance, s’il avait eu, ou s’il n’avait pas eu de
collègue. Garder les mœurs antiques, la simplicité, la discipline, et
cependant honorer les muses nouvelles jusqu’à aider peut-être Térence : tels
étaient les désirs de ce noble esprit. Autour de lui se pressaient, réunis
par les mêmes études, les Fannius, dont l’un donna son nom à la première loi
somptuaire, et l’autre fut un éloquent adversaire des Gracques[63] ; Sempronius
Asellio, auteur d’une histoire de la guerre de Numance, où il avait servi comme
tribun légionnaire ; le vertueux Rutilius Rufus, qui écrivit en grec une
histoire de Rome, et en latin ses propres Mémoires ; l’historien
Cœlius Antipater[64], son neveu Tubéron,
et son ami le sage Lælius auquel Cicéron prête de si nobles paroles dans son
traité de l’Amitié[65]. Mais ce qui
distingue Émilien de tous les Romains de cet âge, c’est une élévation de
pensées jusqu’alors inconnue aux avides et grossiers habitants de la cité de
Vars. Il avait pleuré sur Carthage, et, frappé de ces révolutions fatales des
empires, il s’effrayait de l’avenir de Rome. Quand, à la clôture du lustre,
le héraut, suivant l’usage, demanda aux dieux de rendre la fortune romaine plus
prospère et plus grande : Elle est assez bonne,
elle est assez grande ? s’écria-t-il, demandons
seulement aux dieux de la conserver sans atteinte. Il avait bien
compris quels dangers courait la république, et d’un œil inquiet il suivait
cette lente décomposition des mœurs, des institutions et du peuple lui-même[66]. Peut-être
aurait-il pu l’arrêter. Cicéron l’a cru ; et le titre qu’il accepta plus tard
de patron des Italiens[67], la tentative
faite par son ami Lælius durant son consulat, pour provoquer un partage des
terres du domaine[68], montrent qu’il
aurait hardiment porté la main sur les abus. Tiberius, dit Plutarque, ne fit
que reprendre les projets de Scipion. Mais quels étaient-ils ? Cicéron,
toujours si fidèle dans ses Dialogues au caractère des personnages
qu’il fait parler[69], met dans la
bouche de Scipion l’éloge d’une monarchie tempérée, d’un gouvernement mixte,
où roi, nobles et peuple se feraient harmonieusement équilibre[70]. Ailleurs il
rappelle que sa lecture favorite était la Cyropédie,
livre où n’est oublié aucun des devoirs d’un gouvernement actif et modéré
; mais ce livre est aussi le tableau idéal d’une royauté absolue, quoique
bienfaisante[71].
Scipion pensait-il donc, un siècle avant l’établissement de l’empire, que Rome
ne pourrait se sauver qu’en abdiquant sa liberté ? On trouve encore l’idée
confuse de quelque grand changement, nécessaire pour sauver l’État, dans ce
passage du Songe de Scipion, où l’africain dit à son petit-fils : La république tout entière se tournera vers toi : le
sénat, les gens de bien, les alliés, les Latins, mettront en toi seul leur
dernière espérance, et, dictateur, tu régénéreras la république, si tu peux
échapper aux mains impies de tes proches. Puis il lui montre par
delà tous les mondes, au milieu du divin concert des sphères célestes, un
lieu tout brillant d’étoiles et resplendissant de lumière, où, sous l’œil de
Dieu, jouissent d’une félicité sans terme ceux qui ont sauvé ou agrandi leur
patrie. C’est du ciel que viennent,
lui dit-il, c’est au ciel que retournent les
chefs dévoués et les sauveurs des nations. Là est la vie véritable, la vôtre
n’est que la mort. Courage donc ; exerce ton âme immortelle aux plus sérieux
travaux ; surtout qu’elle veille au salut de la patrie. C’est l’étude la plus
digne d’elle ; l’âme habituée à ces nobles soins s’envole plus facilement
vers sa demeure céleste, tandis que celle qui n’a connu que la volupté et les
passions erre misérablement autour de votre globe, battue durant des siècles
par la tourmente[72].
Malheureusement Scipion ne put toujours veiller sur elle,
au gouvernail. Il était loin, aux portes de Numance, quand la révolution
éclata ; à son retour, elle était déjà entrée dans Ies voies de sang et de
violence d’où il n’était plus possible de la tirer et où lui-même trouva la
mort. C’est que, excepté lui peut-être, tous fermaient les yeux sur la
gravité du mal, et nul ne songeait au moyen de le guérir[73]. Comme ces vieux
sénateurs qui, assis dans leurs chaises curules, attendaient, impassibles et
dignes, que les Gaulois parussent, les Scævola, les Calpurnius et les Tubéron
croyaient faire assez pour leur patrie que de donner l’exemple d’une vie sans
tache, et, prêts à mourir, mais incapables de combattre, ils laissaient, dans
leur inactive vertu, arriver les jours de malheur. Stoïciens pour la plupart,
ils savaient mieux souffrir qu’agir ; jurisconsultes, ils restaient attachés
à la vieille légalité, et ils ne voyaient pas que la république, comme un
malade désespéré, avait besoin de remèdes énergiques, qu’une législation
nouvelle pouvait seule donner.
On nous pardonnera cette longue étude des phénomènes
morbides et des forces de renouvellement que laisse voir la république
romaine après ses grandes guerres. La révolution morale que nous venons
d’étudier vaut bien des récits de bataille, car elle explique d’avance la
révolution politique dont nous aurons à suivre, durant un siècle, les
sanglantes péripéties. Ces changements qui se produisent silencieusement au
sein des sociétés vivantes, sont pareils à ceux qui se passent dans l’Océan.
Ici des écueils surgissent lentement, du fond à la surface, et de puissants
navires viennent se briser aux lieux où le flot courait jadis en liberté ;
là, sous le flot mouvant aussi des affaires humaines, naissent et se développent
des besoins nouveaux, écueils où les vieilles institutions périssent, quand
les pilotes ne sont pas assez expérimentés pour les voir de loin et les
tourner.
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