I. — MAINTIEN APPARENT DE LA CONSTITUTION.
On a suivi, dans les pages qui précèdent, l’influence que la Grèce, l’Orient et les
nouvelles conditions d’existence des Romains ont exercée sur les mœurs
privées, la religion, la littérature et le droit ; il reste à étudier l’effet
de tant de guerres et de conquêtes sur leur état social et politique.
Deux siècles de combats, en livrant à Rome l’Italie et dix
provinces, avaient constitué un empire qui ne pouvait plus être gouverné par
les orateurs des conciones ni par la
foule du Forum. Plus la domination s’était étendue, plus le gouvernement
avait dû se concentrer, et il était naturellement passé du comitium à la curie,
du peuple au sénat, sans qu’il y eût abdication de l’un ni usurpation de
l’autre. On ne saurait trop le répéter, les circonstances historiques
finissent par créer une force qui modifie les situations et pousse les
sociétés vers un avenir qu’elles n’avaient point entrevu. Ainsi en
arriva-t-il à Rome. Quel aurait été l’étonnement des fondateurs de l’égalité
républicaine si l’on avait pu leur montrer ce peuple pour lequel ils avaient
tant combattu devenant une vile multitude, indifférente aux affaires
publiques, et ces patriciens qu’ils avaient condamnés au partage de leurs
droits retrouvant une puissance et une fortune royales !
Cependant, à regarder les choses de loin, tout paraissait
demeurer dans l’ancien état. La seconde guerre
Punique, dit Salluste, avait mis un
terme aux discordes civiles[1]. L’union et la
paix régnaient dans la ville ; le peuple était docile, le sénat modéré, les
tribuns pacifiques, et la république, puissante et paisible, semblait marcher
vers un long et brillant avenir. La souveraineté résidait toujours dans le
peuple assemblé en comices par centuries et par tribus : ceux-là nommant les
magistrats supérieurs et avant la haute juridiction criminelle, ceux-ci
élisant les magistrats inférieurs et jugeant les causes secondaires ; les uns
et les autres faisant des lois et des plébiscites également obligatoires pour
tous les citoyens. Les riches dominaient dans les centuries, et si les tribus
urbaines, où la plèbe et les affranchis avaient la majorité, échappaient à
leur direction, ils retrouvaient dans les tribus rurales l’influence que leur
assurait la possession de vastes domaines ; de sorte qu’à moins d’émotion
populaire réunissant tous les pauvres dans une même pensée, ils disposaient
de 31 voix contre 4. Mais ces émotions populaires qui deviendront terribles,
étaient à l’époque où nous sommes de jour en jour plus rares. Vainement
Flaminius et Varron, au commencement de la seconde guerre Punique, avaient essayé
de ranimer les vieilles querelles. Les tribuns, autrefois chefs de parti,
étaient maintenant membres du gouvernement et respectés jusqu’au milieu du
sénat, qu’ils pouvaient convoquer de leur autorité propre, tout aussi bien
qu’un consul[2].
Aussi n’usaient-ils de leur force que dans l’intérêt de l’ordre, de la
justice et des mœurs. En 198, Porcius Lecca forçait un préteur de renoncer à
l’ovation qu’il avait injustement obtenue du sénat[3]. Flamininus
briguait le consulat au sortir de la questure : les tribuns s’y opposèrent au
nom des lois, et, quand il eut justifié la confiance du peuple par ses
services, ils le firent continuer, malgré les consuls, dans son commandement.
Deux généraux étaient depuis longtemps oubliés en Espagne, ils provoquèrent
un plébiscite qui les rappela[4]. Un consul voulut
dès le lendemain de Cynocéphales recommencer la guerre contre Philippe, ils
opposèrent leur veto[5] ; maintes fois
ils humilièrent l’autorité consulaire, et ils osèrent un jour menacer de la
prison les deux censeurs en charge[6].
Leur pouvoir était grand, car ils avaient le moyen, par
les plébiscites et par leur veto, de tout faire ou de tout arrêter. Il était
incontesté, puisque ces anciens chefs de la plèbe siégeaient parmi ceux du
peuple entier et que les Voleros étaient
devenus des nobles. Aussi voit-on passer par le tribunat les plus illustres
personnages, Marcellus, Fulvius Nobilior, Calpurnius Pison, qui fut ensuite
deux fois consul, Sempr. Gracchus, censeur, deux fois consul et triomphateur,
Metellus le Numidique, Ælius Pætus et le grand jurisconsulte Scævola. Honoré
par de tels hommes, le tribunat nouveau n’avait plus rien du caractère
révolutionnaire de l’ancien. C’était une haute magistrature à laquelle on dut
les meilleures lois de ce temps : Villia
(180), Voconia (169), Orchia
(181),
l’institution des tribunaux permanents (149), l’établissement du scrutin secret et
de continuelles accusations contre les prévaricateurs[7]. Fidèles à leur
origine et à la politique qui avait rendu Rome si forte, ils demandèrent, en
188, le droit de suffrage pour Fundi, Formies et Arpinum, où devaient naître
Marius et Cicéron. Aux soldats de Scipion et aux vétérans de la seconde
guerre Punique, ils faisaient donner des terres[8] ; aux pauvres, du
blé à bas prix[9]
; et, dans l’espace de vingt ans, ils provoquèrent la fondation de
vingt-trois colonies[10]. A leur
instigation, les édiles poursuivaient activement les fermiers des pâturages
publics, les usuriers et leurs prête-noms italiens[11]. Enfin, la loi
Valérienne était encore solennellement renouvelée : en 198, le tribun Porcius
Lecca fit décréter qu’un citoyen ne pourrait être battu de verges[12].
Cependant, comme la constitution n’était pas écrite, elle
se prêtait, suivant les circonstances, aux empiétements du sénat aussi bien
qu’à ceux des tribuns, et le peuple voyait quelquefois la puissance de ses
chefs brisée par un sénatus-consulte. Pour l’année 190, Tite-Live parle d’un
tribun dont l’opposition fut annulée par l’autorité du sénat[13]. Cette
incertitude des magistrats et des grands corps de l’État sur la limite de
leurs droits, cette facilité que tous avaient d’arriver à l’arbitraire,
étaient un danger pour la liberté. Pendant un siècle, la sagesse des uns, la
modération des autres, et de mutuelles concessions, sauvèrent l’ordre public.
Le sénat, en effet, malgré l’espèce de dictature dont les
dangers de la seconde guerre Punique l’avaient investi, avait pour
l’assemblée populaire des égards qui faisaient illusion sur le maintien de
l’ancienne constitution. Deux consuls voulaient se faire donner par le sénat
le commandement de l’Afrique avant Zama, les Pères renvoyèrent la question au
peuple[14]. Un plébéien
sollicitait pour la première fois, en 209, la charge de grand curion ;
repoussé par les patriciens, il fit appel aux tribuns, qui, loin de le
soutenir, remirent l’affaire au sénat. La haute assemblée refusa, et, vaincus
dans cette lutte d’un genre nouveau, les tribuns furent contraints de laisser
le peuple décider[15]. De son côté, le
peuple avait porté, dans l’affaire des Campaniens, après la reprise de
Capoue, du temps d’Annibal, le décret suivant : Ce
que le sénat aura arrêté à la majorité des voix, nous voulons et nous
ordonnons que cela soit[16]. Enfin, dans
l’élection de Flamininus[17], le sénat,
étendant, malgré les tribuns, les droits du peuple au Forum, soutint que
celui qui faisait les lois pouvait aussi dispenser de l’observation des lois.
Quelques années plus tard, après la conquête de la Macédoine, il
déclarait que le trésor n’avait plus besoin de l’impôt des citoyens[18].
Les sénateurs remplissaient les tribunaux, mais ils ne
cherchaient encore qu’à rendre bonne et prompte justice. Moins juges
d’ailleurs qu’arbitres, dans les judicia
privata ou causes civiles, ils pouvaient être changés au gré
des parties[19].
Quant au droit, si ce n’était plus un mystère, c’était toujours une science
rendue difficile par la multiplicité des lois et des édits. Les écoles que
les jurisconsultes avaient ouvertes ne suffisaient pas à la populariser ; du
moins le plaideur n’était-il plus à la merci de son juge.
Le peuple ne semblait donc dépouillé d’aucune de ses
prérogatives, il conservait, comme par le passé, le droit de condamner à la
mort, à l’exil ou à l’amende, de nommer aux charges, de faire des lois, de
décider de la paix, de la guerre et des alliances. Aussi, en voyant l’étendue
de ses droits et l’autorité illimitée de ses tribuns, Polybe disait qu’un
jour ce peuple, abusant de sa forcie, bouleverserait l’État, et que la
république romaine finirait par la démagogie[20].
La constitution était si peu changée dans ses formes
extérieures, quelque temps avant les Gracques, qu’aux yeux du même écrivain
qui prévoyait sa chute, elle paraissait encore le plus parfait gouvernement
que le monde eût connu. Même il y avait, malgré tant d’incrédulité, un
respect apparent pour l’ancien culte. Les prodiges étaient toujours aussi
nombreux, aussi bizarres, c’est-à-dire le peuple et les soldats aussi
grossiers, aussi crédules. Les généraux vouaient des temples, mais, comme
Sempronius Gracchus, pour y graver le récit de leurs exploits ou y peindre
leurs victoires. Ils immolaient avant l’action de nombreuses victimes, mais
pour contraindre, comme Paul-Émile, l’impatience des soldats et attendre le
moment propice[21].
Ils observaient gravement le ciel avant et durant la tenue des comices, mais
pour se réserver le moyen de dissoudre l’assemblée, obnuntiatio, si les votes semblaient devoir
contrarier les desseins du sénat. Quand
Paul-Émile, dit son biographe, eut
obtenu la charge d’augure, il étudia à fond les anciens rites, et depuis il
ne se permit aucune innovation ni l’omission la plus légère. Alors même,
disait-il, qu’on croirait la divinité indulgente et facile sur ces
négligences, il serait funeste à la république de les autoriser.
Les tribuns mêmes prennent maintenant les auspices, et Cicéron invoquera plus
tard, comme Paul-Émile, la raison d’État pour légitimer la science augurale,
réduite décidément à n’être plus qu’un instrument dans la main des
politiques. Ce peuple formaliste restait attaché aux signes extérieurs des
choses plus qu’à leur sens véritable : au temps de César, un Metellus fera
rompre une assemblée, en enlevant le drapeau du Janicule.
Ainsi la république durait, et cependant la liberté se
mourait. Le peuple n’était pas opprimé, et il était dans la plus affreuse
misère : le cens marquait un plus grand nombre de citoyens qu’il n’en avait
jamais indiqué, et l’on manquait de soldats. C’est que les conditions
sociales, sinon les lois, avaient changé, et que la constitution n’était plus
qu’une forme vide d’où la vie s’était retirée ; c’est qu’enfin le peuple
romain était déjà, ce que dira bientôt Catilina, un corps sans tête, et une
tête sans corps : une foule immense de pauvres que l’ancienne loi refusait
d’admettre dans les légions, et au-dessus d’elle, bien loin, quelques nobles
plus riches et plus fiers que des rois. Un siècle de guerres, de pillage et
de corruption avait dévoré la classe des petits propriétaires à qui Rome
avait dû sa force et sa liberté. Voilà le grand fait de cette période et la
cause de tous les bouleversements qui vont suivre ; car, avec cette classe,
disparurent le patriotisme, la discipline et l’austérité des anciennes mœurs
; avec elle périt l’équilibre de l’État, qui, désormais livré aux réactions
sanglantes des partis, oscilla entre le despotisme de la foule et celui des
grands, jusqu’au jour où tous, nobles et prolétaires, riches et pauvres,
trouvèrent le repos sous un maître.
II. — NOUVELLES CONDITIONS
SOCIALES.
Bien des faits montrent cette disparition de la classe
moyenne. Seule elle fournissait les légionnaires, et, dès l’année 180,
Tite-Live[22]
avoue qu’on eut beaucoup de peine à compléter neuf légions. En 151, Lucullus,
sans le dévouement de Scipion Émilien, n’aurait pu faire les levées
nécessaires à l’armée d’Espagne[23], et il fallut,
quelques années plus tard, que C. Gracchus défendit d’enrôler des soldats
au-dessous de dix-sept ans[24]. Si le cens de
l’an 159 donna trois cent trente-huit mille trois cent quatorze citoyens[25], ce n’était pas
le nombre des légionnaires qui augmentait, c’était celui des prolétaires,
qu’une juste défiance tenait éloignés des armées[26]. Le cens
lui-même diminua : en 131 il ne marqua plus que trois cent dix-sept mille
huit cent vingt-trois citoyens[27], et le censeur
Metellus, effrayé, proposa, dans un singulier discours, de contraindre tous
les célibataires au mariage[28] : Romains, dit-il, s’il
nous était possible de nous passer d’épouses, de grands soucis nous seraient
épargnés ; mais, puisque la nature a arrangé les choses de telle sorte que
nous ne puissions vivre commodément avec une femme ni vivre sans elle, il
faut songer à la perpétuité de l’État plus qu’à notre propre satisfaction.
Il semble, par les derniers mots de son discours, qu’il ait regardé cette
résignation au mariage comme une vertu que les dieux ne donnaient pas, mais
qu’ils récompenseraient[29]. Et il avait
raison de le croire. Plus tard, par suite de nombreuses concessions du droit
de cité, le cens se relèvera jusqu’à compter quatre cent cinquante mille
citoyens. Mais c’est alors que Tite-Live fera ce triste aveu : Rome, qui levait contre Annibal vingt-trois légions, ne
pourrait aujourd’hui en armer huit.
Ainsi la classe des petits propriétaires disparaissait ;
mais quelles étaient les causes de cette sourde révolution ? Depuis
qu’Annibal avait passé l’Èbre, la guerre avait décimé sans relâche la
population militaire : quarante mille Romains au moins étaient toujours
retenus sous les enseignes, c’est-à-dire le huitième de la population totale
et le quart peut-être des hommes propres au service. Naguère, chez les puissances
modernes, on levait un soldat sur cent habitants, et il ne servait que cinq
ou six ans. A Rome on en prenait un sur huit[30], et il pouvait
être, comme Ligustinus, vingt-trois fois enrôlé[31]. Un service si
actif devait être bien meurtrier, et, comme les pertes tombaient sur une
classe restreinte, cette classe devait nécessairement décroître avec
rapidité. Ainsi les longues guerres de Charlemagne contribuèrent à épuiser
dans l’empire des Francs la classe des hommes libres. Après lui, il ne resta
que des seigneurs féodaux et des serfs, comme à Rome il n’y eut plus, après
la conquête de l’Afrique, de la
Grèce et de l’Asie, que des nobles et des prolétaires.
Toutefois une chose plus meurtrière que les combats et les
marches forcées, que les privations et le brusque passage par tant de
climats, que les maladies enfin ou le fer ennemi, c’étaient les conséquences
qu’avait cette vie des camps pour les mœurs des soldats. Aux yeux de
beaucoup, le service militaire n’était plus un devoir civique, mais un métier
lucratif. Quand l’expédition promettait du butin, les consuls trouvaient
toujours un grand nombre de volontaires[32]. Pauvres
aujourd’hui, demain ils étaient riches et heureux ; aussi préféraient-ils aux
rudes labeurs du paysan, à sa vie tristement monotone, les changements
soudains de ce jeu terrible de la guerre, les privations, mais aussi les
joies et les excès des lendemains de victoire. L’État leur assurant les
vivres, les vêtements[33] et la solde, ils
remplaçaient par une prodigue insouciance les habitudes prévoyantes et
économes du laboureur. Venait-il un licenciement, fallait-il reprendre la
pioche et la bêche, et les travaux de tous les jours, et la sobriété de tous
les instants, ils étaient épouvantés et fuyaient à Rome, où ils allaient.
grossir, auprès de leurs anciens chefs, la foule servile des clients. En vain
leur offrait-on des terres, ils n’en voulaient pas. Le sénat en envoya comme
colons à Antium, à Tarente, à Locres, à Siponte, à Buxentum et dans vingt
autres places ; au bout de quelques années, ils s’étaient tous enfuis[34]. Les Gracques
eux-mêmes ne trouveront pas de partisans dans cette foule paresseuse qui les
laissera périr sans les défendre. Quand l’ennemi était près de Rome, les
campagnes étaient courtes, et le soldat, redevenu bien vite citoyen, retrouvait,
après quelques jours d’absence, sa femme, ses enfants et ses travaux.
Aujourd’hui les légionnaires, qui dans peu s’indigneront qu’on les appelle
citoyens, Quirites, passent quinze è vingt ans dans les camps ou dans les
garnisons lointaines ; ils n’ont plus de famille, ils vivent dans le célibat,
et, si le général ne les ramène pas avec lui à Rome, ils restent dans la
province, où ils perdent bientôt ce qu’ils ont encore de vertus romaines[35]. Quel nombre
Mithridate n’en trouva-t-il pas en Asie !
Pour ceux que le service rendait à l’Italie, d’autres
causes les chassaient de leurs champs vers la ville. Les progrès du luxe et
l’abondance des métaux précieux ayant subitement élevé le prix de toutes
choses[36], la même fortune
qui donnait autrefois une honnête aisance ne sauvait plus de la misère. Quand
Cn. Scipion, au commencement de la seconde guerre Punique, demanda son rappel
d’Espagne pour aller marier sa fille, le sénat se chargea de trouver à
celle-ci un époux, et lui donna 11.000 as[37]. Quelques années
seulement après Zama, 25 talents étaient déjà regardés comme une dot bien
minime, même dans une maison de mœurs antiques, parce que beaucoup déjà ne
comptaient plus les vertus de l’épouse[38].
Ainsi chaque jour les besoins croissaient, et chaque jour
aussi, du moins pour le pauvre, qui avait les périls, mais non les profits
durables de la conquête, les moyens de les satisfaire diminuaient. Quoi qu’en
dise Tacite (Ann., XII, 43) l’Italie n’était pas, sauf en quelques
cantons, d’une extrême fertilité, ou bien elle était épuisée par une longue
culture et par le manque d’engrais ; du moins, à l’époque qui nous occupe, si
l’on excepte quelques cantons privilégiés de l’Étrurie, de la Grande-Grâce et la
plaine du Pô, le rapport n’était que de quatre ou cinq à un. En outre, un
mauvais système de jachères, des frais de culture énormes, par, suite de
l’imperfection des méthodes, et de l’emploi d’outils exigeant une
main-d’œuvre quadruple au moins de la nôtre, le mauvais état des voies de
petite communication, qui ne permettait pas l’usage des voitures et forçait
de tout envoyer à dos d’âne ou de cheval jusqu’à la ville ou au bord de la
mer, enfin la défense d’exporter le blé d’Italie, rendaient cette culture
onéreuse, et faisait regarder comme une mauvaise spéculation d’avoir des
terres à grains.
Caton place cette propriété au sixième rang, et met
au-dessus les vignes, les oliviers et les prairies. Celles-ci s’étendaient
tous les jours, parce que les détenteurs de terres publiques, n’ayant aucun
titre de propriété, ne bâtissaient ni ne plantaient, et aussi à cause du
revenu qu’on en tirait. Elles nourrissaient quantité de moutons, qui
donnaient la laine dont tous les vêtements étaient faits, du lait, du fromage
et des agneaux, viande qui, avec celle de porc, faisait alors, comme
aujourd’hui, pour les jours de fête, le fond de la cuisine des Italiens. Leur
nourriture habituelle était végétale : au blé, à l’orge et au millet, ils
joignaient des figues, des raisins, des olives, des raves, du raifort et de
l’ail ; sur le littoral, des coquillages ; dans l’intérieur, du poisson salé
; dans les fermes riches, des chèvres, des poules, des pigeons et des lièvres
; partout ils consommaient beaucoup de vin et d’huile, de sorte qu’on peut
dire que ces deux denrées et la laine étaient les principaux produits de
l’agriculture italienne ; aussi furent-elles longtemps protégées par une loi
qui interdit aux nations transalpines de planter des vignes et des oliviers[39]. Mais la
fabrication du vin et de l’huile sont des industries agricoles, qui exigent,
pour être fructueuses, des capitaux et des bras. Les riches seuls en avaient,
et le petit fermier, qui nourrissait Rome autrefois, n’avait plus rien à
porter sur ce marché immense, d’où son blé était chassé par ceux d’Afrique,
de Sicile et de Sardaigne, cultivés à meilleur compte, à l’aide de troupeaux
d’esclaves, dans des terres plus fertiles, et ses autres denrées par celles
des grands propriétaires.
Chez nous, l’équilibre se conserve dans les conditions par
la diversité des sources de fortune, dont une seule classe ne peut avoir le
monopole. Les agriculteurs, les industriels, les commerçants, renouvellent
sans cesse cette classe moyenne qui est la plus sûre gardienne de la liberté.
A Rome, où le commerce était aux mains de grandes compagnies servies par des
armées d’esclaves, et l’industrie dans celles d’une multitude d’affranchis et
d’étrangers, il n’y avait pour le citoyen isolé qu’un moyen d’aisance : la
propriété foncière et le travail agricole ; l’une diminuant de valeur,
l’autre devenant tous les jours plus rare, l’aisance du peuple aussi
diminuait. De la gène à la misère le pas était bientôt franchi. Voulait-on
recourir à l’usure, l’argent était à un taux exorbitant[40], malgré les lois
et la surveillance des édiles : nous verrons Brutus prêter à 48 pour 100[41]. Depuis 169, les
citoyens sont, il est vrai, affranchis de l’impôt foncier ; mais cet impôt
pesait principalement sur les riches ; c’étaient donc eux qui gagnaient le
plus à sa suppression.
Et puis ces riches ne respectaient pas toujours le domaine
du pauvre. Après avoir pillé le monde comme préteurs ou consuls durant la
guerre, les nobles, pendant la paix, pillaient encore les sujets comme
gouverneurs, et, de retour à Rome avec d’immenses richesses[42], ils les
employaient à changer le modique héritage de leurs pères en des domaines
vastes comme des provinces. La lex Claudia ayant interdit le commerce
aux familles sénatoriales, de grands capitaux refluèrent vers les fonds de
terre, et la formation des latifundia en fut accélérée. Dans leurs villas,
ces landlords voulaient renfermer des
bois, des lacs, des montagnes. Là où cent familles avaient vécu à l’aise, un
seul se trouvait à l’étroit. Pour augmenter son parc, le consulaire achetait
à vil prix le champ d’un vieux soldat blessé ou d’un paysan endetté, qui
allaient, l’un et l’autre, perdre dans les tavernes de Rome le peu d’or
qu’ils avaient reçu. Souvent il prenait sans rien donner[43]. Un ancien
écrivain montre un malheureux en procès avec un homme riche, parce que
celui-ci, incommodé par les abeilles du pauvre, son voisin, les avait
détruites. Le pauvre protestait qu’il avait voulu fuir, établir ailleurs ses
essaims ; mais que nulle part il n’avait pu trouver un petit champ où il
n’eût encore un homme riche pour voisin. Les
puissants du siècle, dit Columelle, ont
des propriétés dont ils ne peuvent même pas faire le tour à cheval en un jour
; et une inscription trouvée près de Viterbe montre qu’un aqueduc long de 6
milles ne traversait les terres que de neuf propriétaires[44]. Sur tout le
territoire de Leontini, en Sicile, il y avait seulement quatre-vingt-trois
propriétaires ; sur celui d’Herbita, deux cent cinquante-sept, d’Agyrium deux
cent cinquante, de Motyca cent quatre-vingt-huit[45]. Rabirius ne fut
pas embarrassé pour prêter tout d’un coup à un prince fugitif 100 millions de
sesterces, et un autre publicain disait : J’ai
plus d’or que trois rois[46]. Ainsi il en
était des fortunes particulières comme des États : une énergique
concentration amenait toutes les terres dans les mains de quelques puissants[47].
La grande propriété, née du pillage du monde, n’aurait
cependant pu prendre le dangereux développement où elle arriva, sans un
article des traités que la meurtrière habileté du sénat imposait aux vaincus
: on a vu qu’il leur ôtait le jus commercii
hors de leur territoire, mesure en apparence inoffensive et qui, en réalité,
préparait une révolution économique dont les conséquences se firent sentir
durant des siècles. Lorsqu’il interdisait aux alliés et aux sujets de
commercer avec leurs voisins, le sénat n’avait eu qu’une pensée politique :
diviser les intérêts pour prévenir des coalitions. Mais, du même coup. il
avait avili la propriété chez tous ces peuples et facilité aux Romains
l’acquisition de vastes domaines, puisqu’il avait retenu pour eux le droit
d’acheter partout, et à peu près sans concurrence. Latifundia perdidere Italiam, s’écrie Pline ; et il a raison
: la grande propriété a perdu l’Italie. D’abord elle a tué l’agriculture
italienne, car les pays de montagnes comme la péninsule apennine ne peuvent
prospérer que par le travail à la main, qui, variant les procédés selon les
différents sols, fait valoir les moindres réduits, et elle a changé les mœurs
et les institutions de la vieille Rome républicaine.
La petite propriété disparaissait donc, et, avec elle,
cette forte population de laboureurs qui aimaient sincèrement la patrie, les
dieux, la liberté. Tite-Live cite avec complaisance le discours de Ligustinus
; mais ce centurion, après vingt-deux campagnes et à l’âge de plus de
cinquante ans, n’avait pour lui, sa femme et ses huit enfants, qu’un arpent
de terre et une cabane[48]. Qu’allaient
devenir ses fils après le partage de ce misérable héritage ? Ils offriront
leurs bras aux riches propriétaires. Mais ceux-ci ne veulent plus ; à
l’exemple de Caton, que des prairies qui nourrissent sans frais et sans
travail de nombreux troupeaux[49]. Quelques
esclaves suffiront bien pour les garder, et il y a tant d’hommes à vendre,
qu’avec 500 drachmes (460
fr.)[50]
on a cette machine humaine que Varron classe avec les bœufs et les charrues, instrumentum vocale. Elle fonctionne mal, il
est vrai, et paresseusement ; mais elle coûte si peu à entretenir et à
remplacer, qu’on ne l’épargne guère. Malgré tous ses défauts, on préfère
l’esclave à l’ouvrier libre, plus cher, moins docile et qu’on ne peut traiter
avec le même mépris. Quand Paul-Émile eut vendu cent cinquante mille
Épirotes, Scipion Émilien cinquante-cinq mille Carthaginois ; Gracchus, tant
de Sardes, qu’on ne disait plus, pour désigner une vile denrée, que Sarde à vendre, toutes les villas s’emplirent
d’esclaves, et le journalier de condition libre ne trouva plus à louer ses
bras sur les terres des riches[51]. C’est une loi
de l’histoire qu’il ne peut y avoir de classe moyenne dans les États où
l’esclavage a pris un grand développement.
Chassés de leur patrimoine par l’usure ou par l’avidité de
riches voisins, privés de travail par la concurrence des esclaves, ou prenant
en dégoût la vie frugale de leurs pères, grâce aux habitudes de paresse et de
débauche contractées dans les camps, les pauvres tournaient leurs pas vers
Rome. Ils y étaient attirés par le bas prix du sel que donnaient les salines
d’Ostie, par celui du blé que fournissaient les dunes de Sicile, de Sardaigne
et d’Espagne, par les maigres profits d’industries plus ou moins honnêtes,
qui poussent toujours sur le fumier des grandes villes, enfin par une
nouvelle sorte de clientèle, la mendicité à la porte des grands. Maintenant, dit Varron, que les pères de famille, abandonnant la faucille et la
charrue, se sont presque tous glissés dans Rome et aiment mieux se servir de
leurs mains au cirque et au théâtre que dans les vignobles et les champs, il
nous faut, pour ne pas mourir de faim, acheter notre blé aux Sardes et aux
Africains, et aller vendanger avec des navires dans les îles de Cos et de
Chio. Ainsi grossissait une foule affamée qui se croyait le peuple
romain et qui se vendra au plus offrant. César trouva que, sur quatre cent
cinquante mille citoyens, trois cent vingt mille vivaient aux dépens du
trésor,
c’est-à-dire que les trois quarts du peuple romain
mendiaient. Un mot du tribun Philippe est plus terrible : Il n’y a pas, disait-il, dans Rome deux mille individus qui possèdent[52]. Ce phénomène
social en explique un autre, sur lequel on ne saurait trop insister : la
population de Rome augmente et le recrutement des légions y devient plus
difficile, parce que le nombre des citoyens ayant le cens exigé pour le
service militaire diminue tous les jours. Et maintenant, qu’on reproche à
Marius d’avoir ouvert les légions aux Italiens et aux prolétaires ! Mais ces
prolétaires seront les soldats d’un homme, de Marius ou de Sylla, de Pompée
ou de César, d’Octave ou d’Antoine ; ils ne seront plus ceux de la
république. On voit comme tout s’enchaîne dans cette histoire ; comme les
faits accomplis ont des conséquences nécessaires ; comme enfin l’homme est
d’ordinaire l’artisan inconscient des révolutions que ses idées, ses passions
et ses actes préparent.
Appien a compris cette situation de la république. Après
avoir rappelé qu’une partie des terres enlevées aux Italiens étaient restées
indivises et abandonnées en jouissance à ceux qui voulaient les défricher, à
condition seulement de payer la dîme et le quint des fruits perçus, et, pour
les pâturages, une redevance en argent, il ajoute : On croyait avoir ainsi pourvu aux besoins de la vieille
race italique, race patiente et laborieuse, et aux besoins du peuple
vainqueur. Mais le contraire arriva : les riches s’emparèrent peu à peu de
ces terres du domaine publie, et, dans l’espérance qu’une longue possession
deviendrait un titre inattaquable de propriété, ils achetèrent ou prirent
de force les terres situées à leur convenance et les petits héritages de
tous les pauvres gens leurs voisins[53]. De cette manière ils firent de leurs champs de vastes latifundia.
Pour la culture des terres et la garde des troupeaux, ils employaient des
esclaves, qui ne pouvaient leur être enlevés, comme l’étaient les ouvriers
libres, parle service militaire : Ces esclaves étaient une propriété des plus
fructueuses, à cause de leur rapide multiplication que favorisait l’exemption
du service militaire. De là il arriva que les hommes puissants
s’enrichirent outre mesure et qu’on ne vit plus que des esclaves dans les
campagnes. La race italienne, usée et appauvrie, périssait sous le poids de
la misère, des impôts et de la guerre. Si parfois l’homme libre échappait à
ces maux, il se perdait dans l’oisiveté, parce qu’il ne possédait rien, tout
étant envahi par les riches, et qu’il n’y avait point de travail pour lui sur
la terre d’autrui, au milieu d’un si grand nombre d’esclaves.
Chassés des champs, ces hommes ne trouvaient à la ville
que de minces profits à faire comme artisans, car les riches s’étaient aussi
réservé les profits de la grande industrie, même bien souvent ceux de la
petite[54]. Ils avaient
organisé des ateliers d’esclaves et dressé des ouvriers pour tous les
métiers. Crassus en louait comme cuisiniers, maçons ou scribes. Toute famille
riche avait, parmi ses esclaves, des tisserands, des ciseleurs, des brodeurs,
des peintres, des doreurs, et jusqu’à des architectes et des médecins, même
des précepteurs pour les enfants[55]. Auguste ne
porta jamais que des étoffes tissées dans sa maison[56]. Chaque temple[57], chaque
corporation, possédait des esclaves. Le gouvernement en entretenait des
troupes nombreuses pour tous les bas offices de l’administration et de la
police, pour la garde des aqueducs et des monuments, pour les travaux
publics, dans les arsenaux, dans les ports, sur les navires comme rameurs. En
une seule fois, Scipion en envoya deux mille à Rome pour fabriquer des armes.
Les travaux les plus grossiers, comme les occupations les plus délicates,
leur étant confiés, il restait bien peu de moyens au pauvre de condition
libre pour gagner sa vie. D’ailleurs les fêtes continuelles, les triomphes,
les jours de supplications décrétées pour les victoires, les fréquentes
distributions faites par les édiles, par les patrons, par les candidats, et
le préjugé qui notait le petit commerce d’infamie, poussaient à l’oisiveté.
Écouter les orateurs du Forum, courir à des jeux qui duraient parfois des
semaines entières, assister au lever des grands et leur faire cortége ; mais
aussi vendre sa voix, son témoignage[58], au besoin son
bras : tels étaient leurs uniques soucis. On leur disait, et ils le
répétaient bien haut : Le peuple-roi doit vivre
aux dépens du monde vaincu. Et il en était ainsi : on les
nourrissait, ou à peu près, sans leur rien demander, pas même une obole pour
la république. Acilius Glabrion, dit
Tite-Live, avait gagné le peuple par beaucoup de
congiaires[59].
Mais la pauvreté, qui endurcit le corps et trempe les âmes
quand elle est générale, comme dans la Rome des anciens jours, dégrade, en face du
luxe et de l’opulence, ceux qui n’ont pas en eux-mêmes un ressort vigoureux.
Quels devaient être la dignité, l’indépendance, le patriotisme de ces clients
qui chaque matin allaient tendre la main à la porte des grands[60] ? Et ces grands,
en reconnaissant au Forum ceux qu’ils avaient achetés au prix d’un peu de blé
et d’huile, quel respect pouvaient-ils avoir pour les décisions qu’ils
rendaient dans l’assemblée populaire ?
Ce peuple était-il même vraiment le peuple romain ?
Autrefois, pour combler les vides faits par la guerre dans
les rangs de ces plébéiens que les nobles avaient appris à leurs dépens à
estimer, le sénat donnait le droit de cité aux plus braves populations de
l’Italie ; mais depuis la fin de la première guerre Punique pas une seule
tribu nouvelle n’a été formée. Qui remplaçait cependant les prisonniers de la
seconde guerre Punique[61], les soldats
restés sur les champs de bataille de Cannes, de Trasimène et de Zama, dans
les gorges de l’Espagne, dans les terres fangeuses de la Cisalpine, en Grèce,
en Asie et jusqu’au pied de l’Atlas ? Des affranchis, des Siciliens, des
Africains, des Grecs, qui apportaient leur corruption avec tous les vices de
l’esclavage.
De 241 à 210, un nombre immense d’affranchis entrèrent
dans la société romaine. Lorsque, au milieu de la guerre contre Annibal, le
sénat vida le sanctius ærarium où
était renfermé l’aurum vicesimarium
produit par l’impôt du vingtième sur la valeur des esclaves affranchis, on y
trouva 4000 livres
pesant d’or. On avait dû recourir à cet expédient durant la première guerre
Punique, pendant laquelle les nécessités n’avaient pas été moins extrêmes ;
le trésor ne renfermait donc que l’impôt de trente ou de quarante années,
cependant il contenait 4.500.000 francs. Or Caton payait un vigoureux esclave
1500 francs, et les Achéens avaient racheté les légionnaires vendus par
Annibal au prix de 400 francs par tête ; en prenant une moyenne on aura 880
francs, dont le vingtième sera 44 francs, somme comprise 102.272 fois dans
4.500.000 francs, ce qui donnerait environ trois mille affranchissements
annuels ; même davantage si, comme il est probable, la moyenne que nous avons
prise est trop forte. Ces chiffres sont incertains ; ce qui ne l’est pas,
c’est que toute guerre heureuse faisait beaucoup d’esclaves dont un grand
nombre passaient assez vite à la condition d’affranchis : car il était
avantageux d’avoir de ces sortes de gens. En échange de la liberté,
l’affranchi s’engageait vis-à-vis de son ancien maître, dont il devenait le
client, à lui payer annuellement une certaine somme ; à lui rapporter une
partie de ce qu’il recevait dans les congiaires[62], à lui laisser
enfin sa succession, car le maître exigeait souvent de l’esclave qu’il
libérait le serment de ne point se marier, afin d’en hériter légalement comme
patron, et ce serment ne fut interdit que par Auguste[63].
Enfin, comme la manumissio
faisait du libertus un citoyen,
avoir beaucoup de liberti,
c’était posséder des moyens d’action dans les comices et une sauvegarde dans
les émeutes. Au temps de Cicéron, il était d’usage d’affranchir le captif
honnête et laborieux au bout de six années de servitude[64]. Aussi Rome en
contenait un tel nombre, que Sempronius Gracchus, le père des Gracques,
voulut dans sa censure chasser des tribus les libertini
que ses prédécesseurs y avaient inscrits. Sur l’opposition de son collègue,
Appius Claudius, il se résigna à y laisser ceux qui avaient un enfant de plus
de cinq ans, ou qui possédaient un bien-fonds de 50.000 sesterces ; les
autres furent renfermés dans une des quatre tribus urbaines. Cette mesure ne
fut même pas observée longtemps ; car Scipion Émilien ne voyait dans le
peuple romain qu’une foule d’anciens captifs ; et le meilleur moyen, à
l’usage des démagogues, de se rendre maîtres des comices, était de répandre
les affranchis dans toutes les tribus. Cicéron assure que, de son temps, ils
dominaient jusque dans les tribus rustiques[65].
Ainsi Rome envoyait ses citoyens dans les provinces comme
légionnaires, publicains, agents des gouverneurs, intendants des riches ou
aventuriers cherchant fortune, et, en échange, elle recevait des esclaves[66], bientôt
libérés, qui lui apportaient : l’esclave grec, les vices des sociétés
mourantes ; l’esclave espagnol, thrace ou gaulois, ceux des sociétés
barbares. Il y avait donc, entre la capitale et les provinces, comme une
circulation non interrompue. Le sang refluait sans cesse du cœur vers les
extrémités, qui le renvoyaient, mais vicié et corrompu[67]. Salluste a dit
avec son énergie habituelle. Tout fut perdu quand
s’éleva une génération d’hommes qui ne pouvaient avoir de patrimoine ni
souffrir que d’autres en eussent.
Au point de vue politique, ces résultats étaient menaçants
; au point de vue économique, ils étaient désastreux. La concentration aux
mains d’une oligarchie peu nombreuse des propriétés et des capitaux, le
système des prairies substitué à la production des céréales, et la culture
délaissée à des esclaves ignorants que ne surveillait plus l’œil du maître[68], étaient autant
de causes de ruine pour l’agriculture. Du temps de Caton déjà, elle déclinait
; bientôt elle produira si peu, que l’Italie ne pouvant plus se nourrir, la vie du peuple romain sera à la merci des vents et des
flots. Ce ne sont pas les seuls dangers : les campagnes,
abandonnées par les ouvriers libres, se dépeuplent, et, sur mille points, la
mal’aria s’en empare, en chasse les derniers habitants ou étend sur eux son
influence meurtrière. Avant un siècle, une partie de la plaine latine sera
inhabitable[69].
Ce qui a vécu doit mourir, c’est la loi des institutions
comme celle des hommes. Mais, dans une société vivante, toute évolution
sociale produite par la force des choses a deux actes : elle ruine le
présent, et elle prépare l’avenir. On vient de voir les désastreux effets,
pour l’ancien peuple romain, de la subite introduction dans Rome d’immenses
richesses et de multitudes infinies d’esclaves. Je dois dire à l’avance que
ces richesses se disperseront ; que l’ordre à l’intérieur tarira l’une des
sources les plus abondantes de l’esclavage ; que, pour répondre aux besoins
créés par une civilisation supérieure, l’industrie et le commerce prendront
un prodigieux essor dont les artisans libres profiteront ; enfin, qu’à l’abri
d’une paix deux fois séculaire, cent millions d’hommes fuiront d’une
prospérité qu’ils n’avaient jamais connue. Nous venons de montrer l’œuvre de
destruction qui se continuera jusqu’à ce que la Rome républicaine ait péri
; on verra dans l’histoire de l’empire l’œuvre de reconstruction se
poursuivre malgré les tragédies sanglantes de la curie et du palais.
III. — CHANGEMENTS POLITIQUES.
Par la disparition de la classe des petits propriétaires
ruraux, la société romaine perdit une force de conservation qui aurait
ralenti la marche rapide de l’inévitable révolution. Les grands, délivrés de
toute crainte, en ne voyant plus devant eux ces plébéiens avec lesquels il
fallait autrefois compter, s’abandonnèrent à la licence des mœurs nouvelles.
Pour eux la simplicité ne fut plus qu’un travers, et l’égalité qu’une
insolente prétention. Il est vrai que les hommages et les craintes du monde
les plaçaient bien haut ! Dans l’immensité de l’empire et des sujets, Rome et
son peuple n’étaient plus qu’un point, et, en réglant chaque jour les
destinées des nations, en voyant des rois attendre aux portes de la curie
leurs décisions, ces sénateurs républicains avaient pris un orgueil royal,
dont la liberté devait bientôt souffrir. Voyez quels pouvoirs étaient dans
leurs mains.
C’est par les finances que, chez les modernes, les
gouvernements sont dans la dépendance des représentants du pays. Le vote
annuel de l’impôt, ou du moins celui des crédits nouveaux, est une garantie
pour les libertés publiques ; il en est une pour les gouvernements mêmes que
cette nécessité protège contre l’entraînement aux dépenses inutiles. À Rome,
rien de pareil. L’assemblée populaire ne s’occupait point du budget de
l’État, et l’on ne connaît qu’un seul impôt qui ait été établi par une loi ;
encore fut-ce en des circonstances quasi révolutionnaires. Recettes et
dépenses étaient réglées par les pères conscrits. Ils administraient seuls la
fortune publique, comme les consuls disposaient seuls du butin de guerre et
les édiles des amendes[70]. D’où il arriva
que, quand les prévaricateurs de l’ordre sénatorial usurpèrent sur le domaine
de l’État et pillèrent les provinces, ils trouvèrent dans leurs collègues des
complices ou des complaisants. Cet abandon au sénat de la gestion financière
fut, par les licences qu’il autorisa, une cause de ruine pour la république,
comme l’absence de tout contrôle financier amena la perte de notre vieille
monarchie.
Maîtres des finances, les sénateurs l’étaient encore de la
justice. Au civil, les causes étaient portées devant le préteur, qui,
laissant l’examen du point de fait à des juges choisis, pour les affaires
importantes, dans le sénat, pour les. autres, parmi les centumvirs,
n’intervenait au procès qu’en donnant la formule de droit applicable à la
question. Nous faisons de même dans nos cours d’assises, en sens inverse : la
décision du jury sur la nature du crime précède la déclaration des magistrats
sur l’article du code pénal qui s’y rapporte.
Au criminel, le juge était le peuple réuni en assemblée
centuriate. Dans les anciens temps, les crimes étaient rares. Mais
l’extension de l’empire, le prodigieux accroissement de la population
urbaine, les tentations de tout genre offertes aux natures mauvaises
d’arriver vite à la fortune, multiplièrent les attentats. Les Romains
n’étaient pas hommes, comme les Athéniens, à quitter leurs affaires pour
siéger l’année entière à écouter des plaideurs. L’aristocratie d’ailleurs se
garda bien de laisser établir une indemnité pour ce service. Il en résulta
que les consuls furent obligés d’exercer le vieux droit royal qui permettait
de renvoyer une affaire criminelle à une commission, quæstio, et le nombre des crimes
s’accroissant, cette juridiction exceptionnelle dut être rendue permanente.
Le peuple était un mauvais juge. D’abord, comme il faisait
la loi, il pouvait être tenté de se mettre au-dessus d’elle ou de
l’interpréter ; ensuite la multitude ne pèse pas les raisons : elle se décide
d’après la passion ou l’intérêt du moment, qu’elle confond aisément avec la
justice. Aussi les accusés cherchaient-ils bien plus à l’émouvoir qu’à la
convaincre. De là ces vêtements de. deuil, ces larmes, ces supplications des
parents, des amis, et les pathétiques oraisons des avocats ; de là encore ces
blessures, ces récompenses militaires, qu’on étalait aux yeux[71]. Dans un
gouvernement régulier qui avait maintenant de si grands intérêts à
sauvegarder, et quand le peuple n’était plus qu’une foule vénale, une telle
justice était une souveraine injustice, très dommageable à la chose publique.
Calpurnius Pison fut donc un bon citoyen lorsque, en 149, il proposa
l’établissement d’un tribunal permanent pour juger les concussionnaires
devenus trop nombreux[72]. Cinq ans plus
tard, trois tribunaux permanents, quæstiones
perpetuæ, furent créés contre les crimes de majesté, de brigue
et de péculat, et l’on finit par étendre leur juridiction à tous les crimes
publics. Le veto des tribuns ne pouvait arrêter leur action, et les comices
casser leurs sentences. Un citoyen condamné pour concussion perdait le droit
de parler jamais devant le peuple[73]. Théoriquement,
les quæstiones perpetæ furent une
usurpation sur le droit populaire[74] ; politiquement,
elles étaient une institution inévitable ; et comme la vraie politique est
celle qui donne satisfaction, non pas aux théories, mais aux besoins du
temps, cette usurpation, ou plutôt ce changement, était légitime puisqu’il
fut nécessaire.
Ce qui fait l’importance de cette institution, c’est que
les membres des nouveaux tribunaux furent pris dans le sénat. Cette assemblée
ne forma pas, comme sous l’empire, une cour de justice ; mais tous les juges
aux quæstiones perpetuæ sortant de son
sein, le grand corps politique de la république se trouva être aussi, dans la
réalité, son grand corps judiciaire, et cette
fonction, dit Polybe, fut le plus
ferme appui de l’autorité du sénat[75]. Nous verrons la
possession de ces places de judicature devenir l’objet des plus violentes
contestations.
Notons, en passant, que la société romaine n’ayant jamais
connu ce que nous appelons le ministère public, les particuliers devaient en
tenir lieu pour l’accusation des coupables. La delatio
était donc un mode régulier de procédure, et Cicéron le trouve admirable[76] ; chacun pouvait
se porter partie civile ou accusateur dans l’intérêt de l’État ; ce devint
une industrie qui eut ses risques, niais aussi ses profits. On pouvait y
gagner de l’honneur par une éloquente plaidoirie : c’est ainsi que les jeunes
nobles commençaient à se faire connaître ; on y gagnait même de l’argent,
puisque le quadruplator
recevait comme indemnité du service rendu par lui à la société, le quart des
biens confisqués ou de l’amende prononcée contre le coupable. Une inscription
de Macédoine[77]
promettait 200 deniers de récompense au Maton qui découvrirait les
profanateurs d’un tombeau ; en Angleterre on agit encore ainsi. Ces
délateurs, dont l’empire héritera de la république, auront alors bien mauvais
renom ; ils l’avaient déjà du temps de Plaute. Un de ses parasites déclare
dédaigneusement ne vouloir pas changer son métier contre celui de ces hommes pour qui le rôle des procès est un filet à attraper le
bien d’autrui[78].
Quelle était la valeur législative des sénatus-consultes ?
On discutait sur ce point[79] ; dans cette
constitution qui était l’œuvre du temps, il n’existait aucune règle à ce
sujet. D’abord le sénat légiférait en toute liberté dans la triple sphère du
culte, des finances et des affaires extérieures ; mais il reste un certain
nombre de sénatus-consultes relatifs à d’autres questions, surtout de police
et d’administration. Pomponius dit, au Digeste (I, II, 9) : Comme il
était difficile de réunir le peuple, la nécessité fit passer au sénat le soin
de la république, et tout ce qu’il décréta fut obéi. Ces décrets s’appellent
des sénatus-consultes.
Le sénat s’attribua le pouvoir de dispenser de
l’observation des lois. Lorsqu’il avait déclaré qu’à son avis le peuple ne
pouvait être lié par telle loi : ea lege non
videri populum teneri[80], le magistrat
chargé de l’exécution de la loi se trouvait autorisé à ne la point exécuter.
Mais les tribuns démagogues, aussi ingénieux que les pères conscrits à
tourner la loi, inséreront dans certaines de leurs rogations révolutionnaires une clause qui
imposera aux sénateurs l’obligation de jurer, sous peine d’exil, qu’ils y
obéiront. Ainsi fera Saturninus quand il voudra mettre un pouvoir
exceptionnel dans les mains de Marius.
Avec ce double droit de faire des sénatus-consultes
obligatoires et de dispenser de l’observation de telle ou telle loi, le sénat
n’avait plus besoin de la dictature. Aussi cette charge disparaît de
l’histoire[81].
C’est que la dictature était maintenant en permanence dans la curie et que
les sénateurs l’en faisaient sortir par la formule Caveant consules, qui équivalait à notre
déclaration d’état de siége, et donnait de pleins pouvoirs aux consuls. Mais
quand l’agitation renaîtra au Forum, les tribuns refuseront de reconnaître à
cette formule le pouvoir de supprimer l’appel au peuple, provocatio ; et les jugements d’Opimius, de
Rabirius et de Cicéron briseront cette arme dans la main du sénat.
Le sénat intervenait d’une autre manière encore dans la
législation. Les lois Publilia et Hortensia lui avaient Ôté l’initiative et
la sanction des lois ; il retrouva ces prérogatives par des moyens détournés.
Il décidait, par exemple, qu’il serait présenté aux tribus un plébiscite
revêtu à l’avance de son approbation, ce qui en assurait le vote[82], et il faisait
établir par la loi Ælia-Fufia[83], qu’une
assemblée ne pourrait être tenue, ou les décisions avoir leur effet,
lorsqu’un magistrat annoncerait au président des comices son intention
d’observer le ciel. C’était le veto suspensif caché sous une forme religieuse
et un moyen d’arrêter court une rogation révolutionnaire. Cicéron l’avoue : Cette loi, dit-il, est
notre forteresse contre les fureurs tribunitiennes[84]. Oui, mais tarit
qu’on respectera la loi, le préjugé qui la soutenait et le sénat qui l’avait
dictée.
Dans les élections son action était plus discrète, mais
tout aussi réelle. C’était au sénat qu’était arrêtée en fait la liste des
candidats proposés au choix du peuple par le président de l’assemblée.
Il avait la surveillance du culte, le droit d’interdire
certains rites et celui de donner ou de refuser le droit de cité à des dieux
étrangers. Enfin toute la politique extérieure, appel des légions, emploi de
l’armée, ressources mises à la disposition des généraux, en argent, troupes
nationales et corps auxiliaires, conditions imposées aux vaincus, relations
avec les alliés, tout se réglait au sénat ; et, s’il n’avait pas expressément
enlevé au peuple le droit de paix et de guerre, il agissait habituellement
comme si ce droit souverain n’appartenait plus à l’assemblée populaire[85]. De très bonne
heure on s’était demandé si, pour déclarer une guerre, il ne suffisait pas
d’un sénatus-consulte[86].
En un mot, le sénat, autrefois simple conseil du roi et
des consuls, à présent gouvernait et administrait. Les magistrats n’étaient
en quelque sorte que son pouvoir exécutif en action, quasi ministros gravissimi consilii[87].
Cette concentration des pouvoirs dans les mains du sénat
était commandée par les nouvelles conditions d’existence de la république.
Recrutée d’hommes qui avaient rempli les plus hautes charges, conduit les
guerres les plus difficiles, administré des provinces vastes comme des
royaumes, cette assemblée était le corps le plus expérimenté, le plus habile
et tout à la fois le plus prudent et le plus hardi qui ait jamais gouverné un
État. Le grand conseil d’une autre cité puissante, Venise, n’en fut qu’une
pâle image. Mais Venise contenait sa noblesse comme ses sujets, et le sénat
romain ne sut pas gouverner la sienne ; il se laissa dominer par ceux que
Salluste appelle la faction des grands.
Le sénat en effet n’était que la tête d’une aristocratie
nouvelle, plus illustre que l’ancienne, parce qu’elle avait fait de plus
grandes choses, plus fière, parce qu’elle voyait le monde à ses pieds. Des
anciennes gentes, il en restait quelques-unes à peine[88], et, dès
l’époque de la seconde guerre Punique, le sénat renfermait plus de plébéiens
que de patriciens. Aussi y eut-il en 172, malgré la loi, deux consuls
plébéiens, et en 131 deux censeurs du même ordre. Un fait de la plus haute
importance s’était donc produit dans la société romaine à l’époque qui nous
occupe : la noblesse et le peuple étaient entièrement renouvelés. Mais
d’autres hommes amènent d’autres idées : cette seconde noblesse, bien que
sortie du peuple, n’en tenait pas moins le peuple en souverain mépris. Ce
n’était plus le plébéien que l’on repoussait des honneurs, c’était l’homme
nouveau. Unissant par des mariages et des adoptions leur sang et leurs
intérêts[89],
les familles nobles formaient une oligarchie qui faisait des magistratures
son patrimoine héréditaire : et il était impossible qu’il en fût autrement.
Les charges fructueuses du consulat et de la préture étaient toujours à
l’élection. Pour s’y élever, on devait s’assurer la faveur de ceux qui les
donnaient, et cette faveur s’obtenait de deux manières : en achetant une partie
des électeurs avec de l’or, ou le peuple entier avec des plaisirs. Grâce au
butin de guerre rapporté des provinces et aux revenus des immenses domaines
que les proconsuls s’y étaient réservés, les fils de ceux qui n’avaient
gagné. à la conquête de l’Italie, qu’une ferme de 7 arpents, pouvaient
multiplier les fêtes : courses de chars et combats de gladiateurs,
représentations dramatiques et chasses de bêtes fauves, jeux de toute sorte
et distributions gratuites, etc. La vénalité du peuple et la nécessité de
passer d’abord par la charge ruineuse de l’édilité[90] fermaient
l’accès des honneurs à tous ceux qui ne pouvaient sacrifier de grosses
sommes, en un jour d’élection ou de jeux publics ; par où l’on voit qu’il
fallait être riche pour arriver aux charges et être dans les charges pour
arriver à la richesse : cercle vicieux et en apparence infranchissable, mais
qui explique comment les fonctions publiques ne sortaient pas des maisons où
elles avaient fait une fois entrer la fortune. La loi disait bien que les
magistratures étaient annuelles, mais Caton perdait son temps à reprocher au
peuple de les donner toujours aux mêmes hommes[91]. Dans les fastes
consulaires, certains noms reviennent sans cesse. De 219 à 133, en
quatre-vingt-trois ans, neuf familles obtinrent quatre-vingt-six consulats[92]. Aussi un petit
nombre seulement de citoyens obscurs parvenaient à se faire jour : le grand
pontife Coruncanius, Flaminius, Varron, Caton, Mummius, et cet Acilius
Glabrion qui, en briguant la censure, invectivait les nobles ligués contre
les hommes nouveaux[93]. Encore
quelques-uns de ces parvenus avaient-ils dû leur fortune au patronage d’une
grande famille, comme Caton, le client des Valerius ; comme Glabrion et
Lœlius, les protégés des Scipions.
Ce mouvement qui, en élevant aux honneurs tous les
citoyens capables, renouvelait sans cesse l’aristocratie, et qui assurait sa
durée, en légitimant son existence, ce mouvement, commencé il y a deux
siècles, allait donc s’arrêter. Enfermée, pour ainsi parler, dans les charges
et dans son opulence, la noblesse rompait tout lien avec le peuple qu’elle
méprisait, lors même qu’elle briguait ses suffrages, comme Scipion Nasica,
qui, en prenant la main calleuse d’un paysan, lui demandait : Eh ! mon ami, est-ce que tu marches sur les mains ?
Un autre, Servilius Isauricus, se trouve à pied sur une route où un citoyen à
cheval vient à le croiser. Il s’indigne qu’on ose passer devant lui sans
descendre de monture, et, à quelque temps de là, reconnaissant le pauvre
diable devant un tribunal, il dénonce le fait aux juges, qui, sans plus
entendre, condamnent tout d’une voix l’irrévérencieux voyageur[94].
Il faut se bien représenter comment cette oligarchie
pouvait être impunément si dédaigneuse du populaire et pourquoi les petits
avaient tant de résignation en face des grands. Le peuple, dont on connaît
maintenant la composition, n’entendait parler que de leurs exploits, de leurs
richesses et de leur noble origine. Il les voyait toujours suivis d’une armée
de clients et d’esclaves, courtisés par les magistrats des cités étrangères,
par les ambassadeurs des rois, par les rois mêmes, ou siégeant, au théâtre,
dans les fêtes, à part de la foule[95], enveloppés de
leur toge à large bordure de pourpre qui signalait de loin le sénateur, on
pourrait dire le maître du peuple-roi. Chaque jour retentissaient dans la
ville les noms de ces nobles personnages qui revenaient de leurs
gouvernements les mains assez chargées de dépouilles pour qu’ils pussent en
orner, après leurs palais et leurs villas, le Forum, le Champ de Mars et les
temples. Hier, c’était l’un d’eux qui rentrait en triomphe dans la ville[96], et Rome entière
s’était pressée le long de la voie Sacrée pour voir passer le butin, les
captifs, le vainqueur montant au Capitole et l’armée qui suivait son char en
pompe guerrière. Aujourd’hui, c’est un consulaire qui dresse sa statue sur
une place publique, ou qui consacre, avec de pompeux sacrifices, un temple
voué durant une bataille. Demain, ce seront des supplications solennelles
pour remercier les dieux des succès d’un général absent, ou le convoi de
quelque illustre mort qui traversera le Forum, suivi du cortége de tous ses
aïeux, et dont le plus proche héritier prononcera l’oraison funèbre du haut
de la même tribune d’où les magistrats annoncent au monde les décisions du
peuple et les victoires des armées. Un Metellus vient d’y passer, porté, sur
son lit de parade, par ses quatre fils, qui sont ou ont été préteurs,
consulaires et triomphateurs. Ce Metellus était le Macédonique ; Scipion
avait pris le titre d’Africain ; Mummius celui d’Achaïque, et ces glorieux
surnoms rappelaient incessamment au peuple que ces hommes avaient fait la
grandeur de Rome, comme les exploits de leurs ancêtres, gravés sur les
monnaies, perpétuaient le souvenir de ceux qui, dans les jours difficiles,
avaient sauvé la fortune du peuple romain. Devant l’éclat qui entourait ces
grands noms, les plébéiens, pour la plupart d’origine servile, sentaient
davantage leur humilité.
Maîtres du sénat, des charges, des tribunaux, et, quand
ils savaient s’entendre, du Forum, les nobles réglaient toutes choses suivant
leur bon plaisir[97] ; le sénat
lui-même vit souvent son autorité méconnue par eux. Malgré lui, malgré le
peuple, Appius Claudius triompha des Salasses ; Popilius Lænas avait sans
motif attaqué les Statyelles, rasé leur ville et vendu dix mille d’entre eux
; quelques voix s’élevèrent en faveur de ces malheureux, les seuls de tous
les Ligures qui n’eussent jamais attaqué les légions, et un décret ordonna
qu’ils fussent rachetés ; Popilius y répondit en tuant encore dix mille
Statyelles. Mis en jugement, il obtint du préteur un ajournement, et
l’affaire tomba. Scipion, dans ses opérations, n’avait guère consulté le
sénat ; les généraux, à son exemple, oublièrent dans leurs provinces qu’ils
ne devaient être que les dociles agents d’une autorité supérieure. Ainsi,
sans attendre une autorisation du sénat, Manlius attaqua les Galates,
Lucullus les Vaccéens, Æmilius Pallantia, Cassius les montagnards des Alpes.
Ce même Cassius voulait quitter la Cisalpine, sa province, pour pénétrer par
l’Illyrie dans la
Macédoine, où commandait l’autre consul, au risque de
laisser l’Italie et home à découvert.
Les mœurs et la loi défendant à l’aristocratie de chercher
dans l’industrie et le commerce des gains légitimes[98], il ne lui
restait que les profits honteux, et elle ne s’en faisait faute : vis-à-vis
des alliés et des provinciaux, elle se croyait tout permis. On voulait
renvoyer Marcellus en Sicile : Que l’Etna plutôt
nous ensevelisse sous ses laves ! s’écrièrent les Syracusains. La Sicile allait expier sa
fécondité, l’Espagne la richesse de ses mines. Outre la taxe permanente[99], les Espagnols
donnaient du blé, dont une partie leur était payée ; mais les préteurs
fixèrent très bas le prix du blé acheté par l’État, et très haut celui du blé
que les Espagnols devaient fournir ; puis ils convertirent en argent cette
prestation en nature, et de cette manière levèrent, à leur profit, de lourds
tributs. Ces exactions devinrent si criantes, qu’à l’époque de la guerre
contre Persée le sénat jugea prudent de montrer quelque justice[100]. Deux préteurs
furent accusés et s’exilèrent avant le jugement, le premier à Tibur, le
second à Préneste. D’autres étaient soupçonnés, mais le magistrat chargé de
l’enquête partit tout à coup pour son gouvernement, et le sénat, pressé de
terminer cette inquiétante affaire, fit quelques règlements pour donner aux
Espagnols une apparente satisfaction.
En Grèce, dans le même temps, consuls et préteurs
pillaient à l’envi les villes alliées et en vendaient les citoyens à l’encan
; ainsi firent-ils à Coronée, à Haliarte, à Thèbes, à Chalcis. La stérile
Attique fut condamnée à fournir 100.000 boisseaux de blé ; Abdère en donna
50.000, plus 100.000 deniers ; et, comme elle osa réclamer auprès du sénat,
Hostilius la livra au pillage, décapita les chefs de la cité, et vendit toute
la population. Un autre préteur, Lucretius, plus coupable encore, fut accusé
à Rome : Il serait injuste, dirent ses
amis, d’accueillir des plaintes contre un
magistrat absent pour le service de la république ; et l’affaire
fut ajournée. Cependant Lucretius était alors près d’Antium, occupé à décorer
sa villa du produit de ses rapines et à détourner une rivière pour la jeter
dans son parc. Il fut moins heureux une autre fois : on le condamna à une
amende d’un million d’as ; puis le sénat donna aux envoyés des villes
quelques sesterces en présent, et tout fut dit. Mais les décrets tombaient
vite dans l’oubli, et les abus recommençaient, seulement moins éclatants,
pour que le bruit n’en vint pas si aisément à Rome.
Beaucoup de ces nobles étaient pleins d’indulgence pour
des fautes qu’ils se sentaient très capables de commettre, et les successeurs
des magistrats coupables entravaient de tout leur pouvoir les accusations.
Dans ses Ferrines, Cicéron montre Metellus, un homme modéré cependant, qui
menaçait les Siciliens de sa colère, s’ils envoyaient des députés à Rome, et
retenait de force les témoins à charge que son prédécesseur redoutait le plus[101]. D’autre part,
quand Cicéron est défendeur, comme il est fier et méprisant pour les
provinciaux ! Comme il traite, par exemple, Induciomare, dans le pro
Fonteio, et les paysans du Tmolus, dans le pro Flacco. Peut-on comparer, dit-il[102], le plus noble personnage de la Gaule avec le dernier des
citoyens de Rome ? Induciomare sait-il même ce que c’est qu’apporter un
témoignage devant vous ? Aussi fallait-il une bien dure oppression
pour décider un peuple à encourir, par une plainte, la colère de ces
puissants personnages. Afin d’apaiser Marcellus qu’ils avaient accusé de
rapine, on vit, en plein sénat, les députés de la Sicile se jeter à ses
pieds, implorer leur pardon et le supplier de les accepter, eux et tous les
Syracusains, pour ses clients. A leur retour, Syracuse institua des fêtes
annuelles en l’honneur de l’homme qui l’avait presque détruite ; plus tard le
dieu de ces fêtes fut Verrès.
Un autre genre d’exactions pesait sur les alliés. A chaque
victoire, les généraux exigeaient d’eux des couronnes d’or[103]. Les consuls
qui commandèrent en Grèce et en Asie de 200 à 188 se firent donner six cent
trente-trois couronnes d’or, ordinairement du poids de 12 livres. Et s’ils
vouaient, durant les combats, des jeux ou des temples, ils n’oubliaient pas
de prélever dans leur province les fonds nécessaires. Avec l’argent fourni
par les alliés, Fulvius et Scipion célébrèrent des jeux qui durèrent dix
jours[104].
Les édiles mêmes s’habituèrent à faire payer aux provinciaux les frais des
spectacles qu’ils devaient donner au peuple, et un sénatus-consulte essaya
vainement d’arrêter ces exactions[105].
Caton nous en a conservé, dans le discours sur ses Dépenses,
un vif tableau. .... J’ordonnai qu’on apportât
les tablettes qui contenaient mon discours. On y lut les services de mes
ancêtres, puis les miens. Après ces deux passages, il était écrit : Jamais
je n’ai dépensé en des brigues ni mon argent ni celui des alliés. — Mais
non, criai-je au greffier, ne lis point cela ; ils ne veulent pas l’entendre.
Il lut ensuite : Ai-je jamais établi, dans les villes de vos alliés, des
chefs capables de ravir leurs biens, leurs femmes ou leurs enfants ? —
Efface encore ; ils ne peuvent écouter de telles choses, et continue. — Jamais
je n’ai partagé entre mes amis les prises faites sur l’ennemi, le butin de
guerre ni l’argent du butin, pour dépouiller ceux qui l’avaient conquis.
Efface toujours ; il n’est rien dont ils veuillent moins qu’on leur parle.
Poursuis. — Jamais je n’ai accordé à mes amis des lettres de voyage pour
qu’ils en tirassent de gros profits en les vendant. — Dépêche-toi de
raturer cela au plus vite. — Jamais je n’ai distribué entre mes
appariteurs et mes amis des sommes d’argent sous prétexte qu’on leur devait
du vin pour leur table, et je ne les ai pas enrichis au détriment du public.
Ah ! pour ceci gratte jusqu’au bois. — Voyez, je vous prie, le triste état de
la république : je n’ose rappeler les services que je lui ai rendus, de peur
d’exciter l’envie. Où en sommes-nous, que ce soit impunément qu’on puisse mal
faire, mais que ce ne soit pas impunément que l’on fasse bien ?
Ainsi, pour satisfaire aux besoins nouveaux que le luxe
avait fait naître, les nobles pillaient à la fois le trésor et les alliés ;
et le sénat amnistiait d’avance les exactions, en laissant affirmer devant
lui, comme principe de gouvernement, que l’intérêt étant la règle de la
conduite, tout moyen était bon pour réussir. Nous ne dirons pas avec
Tite-Live que la politique du sénat avait été jusqu’alors très morale ; mais,
avec les vieux sénateurs, nous nous plaindrons qu’on substituât l’astuce au
courage ; qu’ayant la force, on crût nécessaire d’y joindre la perfidie[106], et qu’après
avoir ravi aux peuples l’indépendance, on leur ravît encore la richesse.
Ces leçons, qui partaient de si haut, n’étaient perdues ni
pour l’homme du peuple ni surtout pour le légionnaire. Il est évident que les
concussions des généraux et leur indépendance de toute autorité devaient
avoir pour effet de relâcher les liens de la discipline. Les soldats
imitaient leurs chefs, et ceux-ci fermaient les yeux sur des excès qu’ils
autorisaient par leur conduite : durant la seconde guerre Punique, les
rapines d’une armée firent soulever la Sardaigne[107]. Mais, dans les
plaisirs achetés au prix de ces violences, les légionnaires perdirent leurs
qualités militaires. Alors on vit les honteuses défaites de Licinius dans le
royaume de Pergame, de Manilius devant Carthage, et de Mancinus sous les murs
de Numance. Beaucoup désertaient, comme ce C. Mattienus, que les consuls
firent battre de verges en présence des recrues et vendre à vit prix ; ou
bien, si la guerre était peu profitable, ils demandaient impérieusement leur
congé, comme toute l’armée de Flaccus en 180. Les soldats de Scipion avaient
déjà, en Espagne, donné ce dangereux exemple. Pendant la guerre d’Antiochus,
ceux d’Æmilius, malgré leur général et malgré une convention formelle,
pillèrent Phocée, où le préteur ne put sauver que ceux des habitants qui se
réfugièrent près de lui[108], et en 140 les
cavaliers de Cépion essayèrent de le brûler vif dans sa tente. Après avoir
obtenu le pillage de l’Épire entière et 500 deniers par tête, les
légionnaires de Paul-Émile se prétendaient lésés et voulurent lui faire
refuser le triomphe. Déjà ils se déchargeaient sur des esclaves du poids de
leurs armes : à la suite des quatre-vingt mille légionnaires d’un autre Cépion,
on ne compta pas moins de quarante mille valets. Aussi fut-ce un bonheur pour
Rome qu’aucun ennemi sérieux ne se montrât alors, et qu’avant les Cimbres, la
guerre Sociale et Mithridate, Marius ait eu le temps de rétablir la
discipline et l’esprit militaire des légions.
Ramener les soldats à l’obéissance n’était point chose
très difficile ; il suffisait pour y réussir d’une volonté énergique, et Rome
trouvera souvent des hommes qui auront cette énergie-là. Mais le nouvel état
militaire que tant de conquêtes imposaient au sénat, l’obligation d’avoir
toujours des légions sur pied en quelques provinces, allaient donner
naissance à un phénomène social que l’antiquité n’avait pas connu.
Ces expéditions, qui se renouvelaient incessamment,
faisaient déjà du service des armes une profession et préparaient, deux
siècles avant Actium, l’armée permanente d’Auguste et de l’empire. Autrefois,
le peuple et l’armée, c’était tout un ; la prolongation des guerres en de
lointains pays opéra la séparation du soldat et du citoyen. Tandis que
celui-ci devenait à Rome mendiant et vénal, celui-là oubliait au camp la vie
civile et devenait, de patriote, mercenaire. Retenu quinze et vingt ans sous
les enseignes sans pouvoir, comme aux anciens jours, rentrer chaque hiver
dans la demeure paternelle, il faisait du camp sa patrie, parce qu’il y
trouvait la satisfaction de tous ses appétits.
La guerre n’étant plus que le pillage organisé, les armées
se composaient surtout de volontaires attirés par l’appât du gain et de
vétérans qui, ayant gaspillé leur part de butin, voulaient la renouveler pour
la dépenser aussi vite en faciles jouissances. Ajoutez que déjà les
auxiliaires étrangers sont nombreux. En 195, le préteur Flaminius a besoin de
six mille cinq cents hommes. On lui donne l’argent nécessaire pour les lever
hors d’Italie et il les soudoie en Sicile, en Afrique et en Espagne[109].
Ainsi, sous la pression des événements, tout change :
l’armée se transforme comme le peuple. C’était inévitable ; mais un jour ces
armées donneront à leurs généraux la force que le peuple donnait auparavant à
ses tribuns, et une révolution militaire sera la conséquence logique de la
conquête du monde.
A Rome, une foule famélique ; dans les camps, des hommes
qui croient surtout à la puissance de l’épée ; au-dessus des uns et des
autres, une noblesse peu nombreuse qui entend se réserver les dépouilles du
monde : telle est la situation que cachent aux regards prévenus les mots
trompeurs de république et de liberté romaines.
Nous n’avons encore parlé qu’en passant d’une classe qui
s’était peu à peu formée au-dessous de l’aristocratie sénatoriale, celle des
gens de finance, lesquels jouèrent un rôle considérable dans la dissolution
de la cité, comme nos fermiers généraux et nos financiers, dans la
décomposition de la vieille société française. A. Rome, le cens ou
dénombrement quinquennal des citoyens et des fortunes était une opération
politique qui s’accomplissait au milieu des solennités de la religion. L’État
constatait alors quelles étaient ses ressources en hommes et en biens, et il
distribuait ses citoyens dans ses classes pour le vote, d’après le chiffre de
leur fortune déclarée. Cette déclaration ne comprenait que les biens-fonds et
ce qui servait à les exploiter ou à en jouir, res
mancipi, tels que terres, moissons, esclaves, bêtes de somme
et de trait, toutes choses qui attachaient au sol, à la cité et imposaient
aux détenteurs un dévouement intéressé pour la communauté qui à son tour
protégeait leurs biens en se protégeant elle-même. Mais la déclaration ne
comprenait pas les res nec mancipi,
c’est-à-dire les capitaux, l’avoir industriel, qui pouvaient se transporter
aisément hors de la cité et que celle-ci, à cause de leur nature mobile, ne
voulait ni connaître ni couvrir de la protection de ses lois. Il y avait donc
à Rome deux sortes de propriétaires : ceux à qui leur propriété donnait des
droits politiques et ceux à qui elle n’en donnait pas. Les derniers étaient
les ærarii. Il en était de même en
France au temps du pays légal où l’on ne comptait, pour admettre à la
grande fonction civique de l’électorat, que les biens au sujet desquels un
impôt d’un certain chiffre était directement payé à l’État. À cette époque,
nous avions, comme Rome, nos ærarii,
et, comme à Rome encore, il se trouvait parmi eux des riches, même
quelques-uns des hommes les plus considérés dans l’État.
On a beaucoup écrit sur le mépris du commerce chez les
anciens ; ce qui vient d’être dit l’explique par la différence que ces
petites cités, toujours sur le qui-vive, mettaient nécessairement entre les
biens fonciers qui leur assuraient des défenseurs ardents, et ces richesses
commerciales, faciles à cacher au moment du péril, ou à transporter d’une
cité à l’autre, qui faisaient du détenteur des capitaux moins un concitoyen
qu’un étranger toujours prêt au départ. C’est pourquoi le testament et la
vente qui transmettaient des immeubles devaient, à l’origine, être
sanctionnés par le peuple que, plus tard, remplacèrent cinq citoyens
représentant les cinq classes des propriétaires fonciers, ou les citoyens
actifs.
Mais, tandis que le vieux peuple romain diminuait chaque
jour en nombre, ceux à qui il avait refusé une place dans l’État s’en
faisaient une très large. La loi avait interdit le commerce aux sénateurs.
Cependant l’étendue de l’empire, l’approvisionnement de la capitale et des
armées, l’exécution des grands travaux publics, routes, aqueducs, temples,
basiliques, etc., donnaient naissance à une masse énorme d’affaires. L’État
les abandonnait toutes à l’industrie privée. Des Italiens, des affranchis,
enrichis par le petit négoce, s’en chargeaient, soit individuellement, soit
réunis en sociétés commerciales. Les gains étant énormes, ceux des riches
citoyens qui n’étaient point magistrats en voulurent leur part et
s’affilièrent à ces compagnies, surtout après que la conquête de la Grèce, de l’Asie et de
l’Afrique eut livré ces pays aux spéculateurs romains ; il se fit alors une
scission parmi ceux qui avaient le cens équestre, ou de la première classe.
Les uns, fils de sénateurs, ne songèrent qu’à succéder aux honneurs de leurs
pères : c’étaient les nobles ; les autres, d’origine obscure ou repoussés des
charges comme hommes nouveaux, se jetèrent dans les fermes et les travaux
publics : ce furent les publicains. L’orgueil aristocratique fléchit même quelquefois
devant l’importance des bénéfices à faire, et l’on consentit à amnistier le
grand commerce, qui cessa d’être déshonorant[110]. Mais ce
n’étaient ni le commerce, ni les travaux publics, ni la banque, qui donnaient
les plus sûrs profits.
Le sénat avait bien gardé pour les proconsuls et les
préteurs l’administration politique et militaire des provinces ; mais, fidèle
à l’esprit des temps héroïques, il n’avait pas voulu se charger des détails
de l’administration financière, pour n’avoir pas à créer un nombreux
personnel d’agents. Tous les cinq ans, les censeurs affermaient les impôts
aux enchères publiques, c’est-à-dire que, pour une somme immédiatement
versée, ils abandonnaient à des particuliers, ordinairement chefs de
compagnies (mancipes), le soin de lever durant cinq
ans les impôts dus à l’État. Les enchères couvertes et l’impôt payé, les
publicains partaient avec une armée d’agents et d’esclaves pour la province
qui leur était livrée. Alors commençaient des exactions inouïes ; une fois,
au lieu de 20.000 talents qu’ils devaient lever en Asie, ils en arrachèrent
120.000. Le gouverneur de la province voulait-il intervenir, on achetait son
silence ; plus tard on l’intimida, et il ne restait aux victimes que la lente
et dangereuse ressource d’une plainte à Rome. Dès la seconde guerre Punique,
les publicains se faisaient craindre du sénat, et au temps de la conquête de la Macédoine, c’était une
opinion reçue que, là où ils se trouvaient, le trésor était lésé ou les
sujets opprimés. Il est curieux de voir les publicains faisant servir à leur
intérêt les idées nouvelles, et niant, au nom des doctrines d’Évhémère, la
divinité des dieux, pour se donner le droit de lever l’impôt sur les terres
consacrées. Un prêtre d’Amphiaraüs, en Béotie, réclamait l’immunité : Paye, dit le publicain, ton dieu n’est qu’un homme[111].
Les conquêtes des peuples barbares sont terribles : dans
trois villes, Djenghiz-khan massacra quatre millions d’hommes. Au moins, dès
que ces conquérants nomades ont porté ailleurs leur colère, le calme renaît,
et les blessures que fait l’épée se ferment si vite ! Mais une nation de
pauvres laboureurs, accoutumés à faire rendre à la terre tout ce qu’elle peut
donner, un peuple qui, de la civilisation, ne connaît encore que les plaisirs
matériels qu’elle procure, veut jouir de sa victoire et exploiter chaque jour
sa conquête. Dans le gouvernement du monde, les Romains portèrent les mœurs
de leur vie privée. Habitués à l’avarice par la pauvreté, ils furent avides,
rapaces, impitoyables, comme Caton leur modèle, comme l’usurier qui avait
été, qui était encore si dur pour eux-mêmes. Plus terrible que la guerre,
l’esprit fiscal s’abattit sur les provinces ; les publicains furent ses
instruments, et la haine publique a consacré leur nom. Les moralistes aussi
les réprouvent, et le plus souvent avec raison. Toutefois il faut reconnaître
que la .puissance financière des publicains était l’apparition dans le monde
romain d’une chose très moderne et que nous ne trouvons pas mauvaise, la
puissance du capital, sans lequel il ne peut y avoir ni industrie, ni
commerce, ni bien-être pour le plus grand nombre. Nos munitionnaires d’armée,
nos spéculateurs de bourse, nos entrepreneurs de grands travaux publics,
ont-ils été toujours plus désintéressés ? On dira que les publicains avaient
beaucoup d’esclaves[112] ; mais ils
employaient aussi beaucoup d’affranchis et d’hommes libres qui, avec eux,
trouvaient, ceux-là l’aisance, ceux-ci la fortune. Qu’étaient ces chefs
d’ouvriers, præfecti fabrum,
qu’appelaient près d’eux tous les gouverneurs de province et les commandants
de légion[113]
? Balbus commença ainsi et finit par le consulat. L’Africain avait dit
dédaigneusement : Le même peuple ne doit pas être
le roi et le facteur de l’univers[114]. Des gens
sortis des échoppes du commerce et des comptoirs de la banque vont cependant
prendre à Rome une importance de jour en jour plus considérable, parce qu’une
partie de leur fortune, employée en achats de biens-fonds, leur ouvrira
l’entrée des cinq classes de citoyens actifs, même celle de la première ;
séparée de la noblesse par ses mœurs, du peuple par sa richesse, cette
aristocratie d’argent n’aura ni l’ambition hautaine des grands ni les
appétits de la foule ; mais elle en aura d’autres, et c’est elle[115] qui, troublée
dans ses spéculations par les guerres civiles, aidera César et Octave à
rétablir l’ordre, en retournant du gouvernement de plusieurs au gouvernement
d’un seul.
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