I. — ÉTAT S0CIAL DE LA GRÈCE AU DEUXIÈME
SIÈCLE AVANT NOTRE ÈRE.
Cent quarante-six ans avant notre ère, durant les ides
d’avril, Rome présentait l’aspect le plus animé. Depuis quelque temps, dit
Appien, le sénat ne s’assemblait plus, les tribunaux étaient déserts, et,
dans les rues, sur les places, se pressait une foule immense qui semblait
dans l’attente de quelque grand événement. Tout à coup la nouvelle se
répandit que d’Ostie l’on avait vu en mer un navire orné des plus magnifiques
dépouilles[1]
et portant à la proue des couronnes de laurier. On n’osait y croire encore,
quand sur le soir le navire lui-même parut dans les eaux du Tibre. Aussitôt
de mille bouches le cri éclata : Carthage est prise ! Toute la nuit se
passa dans une folle joie. Enfin donc était tombée, disait-on, cette rivale
odieuse, et la foule écoutait quelques vieillards lui racontant qu’un temps
avait été, un temps qu’ils avaient vu, où, durant seize années, les chevaux
numides avaient foulé le sol de l’Italie, où, à travers les ruines fumantes
de quatre cents villes et des plaines jonchées de trois cent mille cadavres
romains, une armée carthaginoise était venue mettre le siège devant Rome. Et
cette ville, d’où était sorti Annibal, en ce moment Scipion achevait de la
détruire ! Corinthe aussi venait de succomber ; et deux triomphes
s’apprêtaient, pour Metellus, le second conquérant de la Macédoine, pour
Mummius, le vainqueur des Achéens. Si l’on regardait au delà de la Grèce asservie, on ne
voyait que républiques tremblantes et que rois esclaves. Tiriathe était à
peine une ombre dans ce brillant tableau de la prospérité de l’empire.
Cependant, sur les ruines de Carthage, Scipion avait
pleuré, en pensant à Rome. Un jour aussi,
avait-il tristement répété, un jour aussi verra
tomber Troie, la cité sainte, et Priam, et son peuple invincible.
Ce n’étaient point de vaines et poétiques craintes. Ces Romains, si durement
trempés, n’avaient pas dans le cœur les fibres qui répondent à de vagues
douleurs. Scipion connaissait sa patrie : sous l’éclat extérieur, il voyait
la lente décomposition des mœurs, des vieilles croyances et du peuple
lui-même, l’effrayante diminution de la classe des petits propriétaires, les
progrès de l’esclavage, l’influence des publicains, l’orgueil des nobles, la
vénalité des pauvres. Dans cette inévitable transformation, dont il ne
pouvait comprendre la nécessité, il trouvait des maux plus terribles
qu’Annibal et Carthage. Et il avait raison, car la vieille Rome allait périr
pour faire place à une Rome nouvelle.
Au précédent volume, on a montré le patriciat succédant à
la royauté, puis contraint de partager avec le peuple, et les querelles intérieures
s’apaisant sous l’influence de cette heureuse union. Le beau temps de
l’égalité républicaine est compris pour Rome entre l’époque où commence la
guerre du Samnium et celle qui vit finir la seconde guerre Punique. Tout
alors était commun, les magistratures, les honneurs, le dévouement pour la
chose publique ; et à l’égalité des droits répondait presque celle des
fortunes. Les grands consulaires, Cincinnatus, Curius, Fabricius, quand ils
ne portaient pas la robe triomphale, étaient vêtus de la tunique du paysan
dont ils avaient la pauvreté et les mœurs laborieuses. Patriciens et
plébéiens rivalisaient de zèle à servir l’État ; et si les uns avaient donné
les Fabius, les Papirius et les Scipions, les autres pouvaient s’honorer des
Decius, des Metellus et des Marcellus. Les Romains d’alors étaient
véritablement un grand peuple, toujours rude et grossier, mais où le
sentiment du devoir civique remplissait les âmes, et qui gardait ; avec la
forte constitution de la famille, la vie sévère des anciens jours. Aussi
fut-ce l’époque des difficiles victoires sur les Samnites et Pyrrhus, sur
Carthage et Annibal, qui rendirent toutes les autres aisées.
Dans ces guerres, Rome avait lutté pour l’existence ; elle
y trouva l’empire, mais elle y faussa ses institutions. Sous la pression des
nécessités qui se produisirent, elle remonta la pente qu’elle avait descendue
; elle retourna de l’égalité au privilège, d’un régime de sage démocratie,
excellent pour une cité, à un gouvernement centralisé, indispensable pour une
domination qui s’était étendue si loin. Malheureusement cette révolution se
compliqua d’une autre : les conditions économiques de la société furent
changées par la conquête d’opulentes provinces. Rome qui avait eu longtemps
les mœurs de la pauvreté prit celles de la richesse, mais de la richesse
acquise par le pillage, et non par le travail. L’opposition des classes se
reforma, et, comme aux anciens jours, la ville contint deux peuples
différents. Si le temps et la loi avaient presque effacé la distinction entre
patriciens et plébéiens, une barrière plus haute s’était élevée entre le
riche et le pauvre : celui-là devenant de jour en jour plus fier, plus
insolent ; celui-ci plus misérable et plus humble.
Il faut étudier de prés cette transformation par laquelle
s’expliquent les révolutions du dernier siècle de la république : d’une part,
l’invasion de l’hellénisme, qui modifia les mœurs et les croyances de
l’aristocratie romaine ; de l’autre, les suites de ces guerres continuelles
où s’usa l’ancien peuple, que des affranchis remplacèrent, et qui, pour être
menées à bonne fin, exigèrent la concentration de tous les pouvoirs aux mains
du sénat.
Ce fut une révolution morale et politique dont il faut
moins accuser l’ambition des hommes que l’influence irrésistible du milieu où
maintenant les Romains vivaient. Les peuples ne sont pas à ce point maîtres
de leurs destinées qu’ils puissent échapper aux conséquences de leurs propres
entreprises. Sur le théâtre du monde, deux puissances inégales sont en
action, la liberté de l’homme et la fatalité historique, je veux dire cette
force des choses que l’homme crée lui-même, puisqu’elle résulte de faits
accomplis par lui, mais dont nulle sagesse ne peut prévoir toutes les suites,
dont nulle volonté ne parvient à maîtriser tous les effets. Ainsi l’invasion
de l’hellénisme fut l’inévitable réaction de vaincus civilisés sur des
vainqueurs barbares, et l’oligarchie hérita nécessairement d’une assemblée
populaire, impropre à gérer les intérêts nouveaux que la victoire avait fait
naître.
Après les guerres d’outre-mer,
dit Cicéron, un large fleuve d’idées et de
connaissances pénétra dans Rome[2].
Mais les Grecs d’alors que pouvaient-ils donner ?
Quand les Romains allaient entrer en Grèce, on a fait voir
la faiblesse politique de ce pays pour en expliquer la facile conquête. Au
moment de montrer, comme dit le poète, que les Grecs se vengèrent de Rome en
lui donnant leurs vices, on doit dire quel était leur état moral.
Ce peuple avait tant agi, qu’il avait beaucoup vécu et
que, à l’époque qui nous occupe, il était déjà bien vieux : vieillesse sans
honneur d’une société qui usait un reste de force dans une activité
turbulente, et qui avait perdu les vertus du temps où, chacun étant
nécessaire à tous, tous travaillaient au bien commun. Les éphèbes recevaient
encore leur éducation sévère, mais ils I’oubliaient vite dès qu’ils entraient
dans la vie active ; car depuis qu’Alexandre avait livré aux Grecs les
trésors de la l’erse et que ses successeurs leur offraient mille emplois de
cour dans lesquels la complaisance pour le maître menait à la complaisance
pour soi-même, les mœurs, auparavant contenues par la pauvreté et le péril,
s’étaient amollies, et, malgré des dehors encore brillants, cette
civilisation semblait n’avoir d’autre but que de multiplier pour l’homme les
moyens de donner satisfaction à ses appétits les moins élevés[3]. La grande
affaire consistait à bien vivre, non comme l’avaient entendu Phidias et
Platon, mais à la façon de ces pourceaux d’Épicure, le mot est d’Horace[4], qui déclaraient
que la raison et la nature voulaient qu’on rapportât tout aux plaisirs du
ventre[5]. Les poètes
comiques y revenaient sans cesse : un d’eux fait exposer par un cuisinier la
haute influence de l’art culinaire sur les affaires humaines.
Quels contes est-ce que tu
nous débites là ? dit le poète Alexis[6]. Et le Lycée, et l’Académie, et l’Odéon, et le conseil
amphictyonique, niaiseries de sophistes, où je ne vois rien qui vaille !
Buvons, mon cher Sicon ; buvons à outrance et menons joyeuse vie, tant qu’il
y a moyen d’y fournir.... Vertus, ambassades, commandements, vaine gloire que
tout cela, et vain bruit du pays des songes. La mort mettra sur toi sa main
de glace au jour marqué par les dieux. Que te demeurera-t-il alors ? Ce que
tu auras bu et mangé : rien de plus. Le reste est poussière : poussière de
Périclès, de Codrus ou de Cimon !
Boutade de poète, dira-t-on ; oui, sans doute, mais signe
du temps : Ennius venait de traduire pour les Romains la gastronomie
d’Archestrate, et l’on sait que bien ordonner un repas était une gloire que
le grave Paul Émile ambitionnait.
Pour cette vie joyeuse, il fallait de l’or. On en
cherchait en tous lieux, en toutes choses, même par le vice et la fraude.
Pour beaucoup la parole n’était qu’un jeu[7], et il était des
gens qui osaient dire : Ô divin métal ! don le
plus précieux fait aux mortels ; une mère est moins chère que toi !
Ou encore : Qu’on m’appelle coquin, pourvu que je
gagne[8].
Un mot habituel en Grèce était : Prête-moi ton
témoignage, à charge de revanche[9]. Aussi quelle improbité,
quelle dépravation dans la vie publique et dans la vie privée ! Polybe nous
l’a déjà montré[10].
Mais tout se tient : l’esprit baissait avec la moralité.
Aux travaux sévères de l’intelligence avait succédé la recherche des
subtilités. L’imagination, cette faculté puissante des peuples jeunes, était
perdue, et le génie grec, épuisé, ne pouvant plus créer, observait,
analysait, critiquait. Les commentateurs succédaient aux poètes ; Aristarque
régnait à Alexandrie, Cratès de Mallos à Pergame[11]. Plus de poésie
ni d’éloquence : Démosthène et ses émules avaient été les derniers orateurs
d’Athènes ; Euripide et Aristophane ses derniers poètes. Dès le quatrième
siècle la tragédie était morte ; au troisième quelques écrivains peuvent
encore prétendre à une place à part, comme Ménandre, le fondateur de ce qu’on
appelle la nouvelle comédie, que Térence allait imiter à Rome, comme
Callimaque et Théocrite, poètes d’élégies et de pastorales, deux genres qui
fleurissent dans la décadence des sociétés ou des littératures, le principal
mérite d’Apollonius de Rhodes, le poète épique de ce temps, est une
médiocrité soutenue[12], et Lycophron,
le plus célèbre des membres de la pléiade alexandrine, exécutait des dessins
avec ses vers, des œufs, des haches, etc. Une de ses imaginations poétiques
est de montrer Hercule dans le ventre d’une baleine[13] : emprunt qu’il
fit peut-être aux Septante ; et, pour tout dire, il inventa l’anagramme !
Chez ces Grecs de la décadence, les lettres, autrefois l’honneur de la cité,
la marque éclatante de la vie religieuse et politique, parce qu’elles étaient
l’hommage du génie aux dieux et à la patrie, se réduisaient à n’être plus que
la distraction d’une société frivole. Au second siècle, on trouve un seul nom
à citer, celui de Polybe, dont on mettrait l’œuvre à côté des plus grandes,
s’il avait été aussi habile écrivain qu’il était historien consciencieux et
pénétrant.
L’art obéissait encore à la puissante impulsion que lui
avaient donnée Phidias, Polyclète, Praxitèle et Lysippe[14]. Ces grands
hommes avaient légué aux écoles de Rhodes et de Pergame, alors les plus
florissantes, des modèles incomparables, une habileté de main et des procédés
de métier qui devaient soutenir longtemps la défaillance du génie. Mais déjà
les signes de décadence se montraient : quelques-uns faisaient colossal
croyant faire grand. A Rhodes, les navires passaient à pleines voiles entre
les jambes de la statue du Soleil, dont les pieds posaient sur les deux môles
du port ; d’autres ôtaient à la statuaire son caractère de calme et de
sérénité, pour qu’elle rivalisât avec la peinture, non seulement dans
l’expression pathétique qui appartient aux deux arts, mais dans la
représentation des scènes variées et violentes. On fouillait le marbre
curieusement, jusqu’à n’y pas laisser une place où un muscle ne fit saillie,
et l’on tourmentait la pose des personnages, témoin le groupe trop vanté du
Laocoon qui a pu être appelé une tragédie en trois actes, et celui du Taureau
Farnèse dont on avait voulu faire un poème en pierre.
Du reste, le progrès ou la décadence de l’art importait
peu aux Romains, qui laissèrent à leurs sujets le soin de les approvisionner
de statues et de tableaux. Aussi Fart grec, qui était d’abord un culte, va
devenir une industrie ; mais, bien qu’autour de lui tout ce qui l’inspirait
jadis décline, il gardera assez de force pour vivre quatre siècles encore, et
pour embellir ce inonde nouveau de l’Occident que Rome forcera d’entrer dans
la vie civilisée. C’est un mémorable exemple de la puissance des traditions
et des écoles : phénomène qui, par les mêmes raisons, s’est reproduit chez
nous, où depuis bientôt trois siècles l’École française n’a eu que des
éclipses partielles, tandis que d’autres ont disparu :
La religion, au contraire, n’ayant jamais eu
d’enseignement doctrinal, ni de clergé constitué en corporation puissante,
fut inhabile à retenir les âmes dans les chaînes de la foi antique.
La classe éclairée n’allait aux temples que par habitude
et ne prononçait le nom des dieux que comme moyen oratoire. Les olympiens se
mouraient : Eschyle les avait déjà attaqués dans son Prométhée, et
Aristophane, le rieur audacieux, dans ses Oiseaux, où il se joue de la
race des dieux confine de celle des hommes. Dans les Chevaliers,
Nicias, le fidèle serviteur du bonhomme Démos (le peuple), désespéré de toutes les
mésaventures qui lui arrivent, ne trouve rien de mieux, pour se tirer
d’affaire, que d’aller se prosterner devant la statue de quelque dieu.
Quelle statue ? lui
dit Démosthène. Est-ce que tu crois vraiment
qu’il y a des dieux ? — Sans doute.
— Sur quelles preuves ? — Parce qu’ils m’ont pris en grippe.... — Voilà qui est sans réplique.
La Grèce
semblait perdre la mémoire de son passé ; elle oubliait même ses grands
hommes. Cicéron s’honora d’avoir retrouvé à Syracuse le tombeau d’Archimède,
caché sous les ronces ; il vit le temple de Delphes solitaire, la pythie
muette[15], et un Étolien
avait brûlé celui de Dodone, le plus vénérable sanctuaire de la race
hellénique.
Aux beaux jours de la Grèce, les oracles avaient eu un grand rôle, religieux
et patriotique. Mais combien était, à présent, laborieuse la condition des
dieux prophétiques, interrogés à chaque instant sur de misérables intérêts ;
et quelle souplesse d’esprit ne fallait-il pas à leurs prêtres pour rédiger
des oracles ambigus, qui satisfissent les dévots sans compromettre le crédit
du dieu ? On a récemment trouvé, sous les ruines du temple de Dodone, bon
nombre d’appels à la protection de Zeus Naïos[16]. Une femme
l’interroge sur un remède qui la guérisse et des particuliers lui demandent
lequel de trois partis à prendre sera le meilleur. Un berger lui promet de
lui marquer sa reconnaissance, s’il le fait réussir dans une opération de
commerce qu’il va tenter sur des troupeaux. Un Ambraciote voudrait savoir
quelle divinité lui donnera la fortune et la santé ; Agis, comment il pourra
recouvrer ses couvertures et ses oreillers qu’il a perdus ; Lysanias,
question plus indiscrète, si l’enfant que Nyla porte dans son sein est de
lui. Le Jupiter d’Homère et de Phidias est tombé au rang de nos tireuses de
cartes !
Dernier outrage, cette religion profanée n’élevait plus de
temples qu’aux puissants du jour, et, par une amère dérision, le vice avait
les honneurs de l’apothéose. Thèbes consacrait des autels à la courtisane
Lamia ; Antiochus le Dieu (Θεός)
faisait adorer la divinité de son indigne favori Thémison Hercule[17], et la cité de la Vierge
rendait un culte divin aux objets des infâmes plaisirs de Démétrius
Poliorcète. Ses prières à ce prince étaient à la fois un sacrilège et une
lâcheté. Au milieu des fêtes d’Éleusis, on vit s’avancer un chœur de citoyens
vêtus de robes blanches et couronnés de fleurs qui chantaient, au nom
d’Athènes : Les autres dieux dorment ou se
promènent, ou même n’existent pas ; c’est à toi, qui n’es pas fait de bois ou
de pierre, à toi, dieu présent et vivant, que j’adresse mes adorations. Ô
bien-aimé ! Fais-moi jouir de la paix et délivre-moi de mes ennemis,
car, moi, je ne puis plus combattre[18].
La philosophie offrait-elle aux âmes les consolations que
la religion ne leur pouvait donner ?
La philosophie grecque avait déjà parcouru les trois
phases glorieuses de son histoire. Elle avait étudié :
La nature
considérée comme une et harmonieuse par ceux qu’Aristote appela les physiciens ;
L’intelligence,
revendiquant depuis Anaxagore le droit d’être mise à part de la matière et
devenant, dans les deux grands systèmes de Platon et d’Aristote, la cause
universelle ;
Enfin la morale
essayant, par les écoles d’Épicure et de Zénon, d’enlever à la pensée pure le
premier rôle dans la direction des esprits[19].
Nous n’avons pas à exposer ces doctrines, dont la Grèce s’était enivrée et
auxquelles les Romains s’intéressaient peu, les plus sages d’entre eux
répétant volontiers le mot d’Ennius : Il faut
toucher du bout des lèvres à la philosophie et non s’en abreuver ;
mais nous devons suivre leurs conséquences sociales, parce qu’ils les
acceptèrent.
La philosophie avait été plus spéculative avec Socrate et
Platon, plus expérimentale avec Aristote. Le Stagirite donnait bien à la
science de l’être l’importance qu’elle a gardée, même son nom de
métaphysique, et il y trouvait l’unité divine ; mais, en mettant dans la
nature une puissance spontanée et en éloignant de Dieu tout élément naturel,
il semblait qu’il lui refusât le gouvernement du monde ; enfin il détruisait
un des ressorts les plus actifs de la responsabilité morale, lorsqu’il
n’accordait à l’âme l’immortalité qu’a la condition de perdre la mémoire.
Préoccupé des nécessités qu’impose la condition humaine, il faisait entrer
dans les idées de vertu et de bonheur des éléments dont Platon avait tenu peu
de compte, et il paraissait placer moins haut l’idéal moral. En réalité, il
le mettait plus à la portée des hommes, et sa théorie de l’utile eût été sans
danger[20], s’il n’en avait
déduit la légitimité de l’esclavage[21]. Ce n’était donc
pas à lui qu’on pouvait demander ce qu’il fallait croire ; il n’enseignait
que ce qu’on devait apprendre ; il était l’homme de la science, comme Platon,
son maître, sera celui de la foi. Ces deux puissants esprits, qui avaient
ouvert la double voie où nous marchons encore, sont les deux adversaires
immortels qui se disputent l’humanité ; mais Rome ne connaîtra rien de ces
grands combats.
Infidèles au véritable esprit de leur maître, les
disciples d’Aristote achevèrent de fermer le ciel et cet avenir plein
d’espérances que Platon avait ouvert. Théophraste, après lui, le chef du
Lycée, inclina, en morale, vers des doctrines qu’Aristote eût désavouées[22] : il fit de la Fortune (Sors) la maîtresse du monde et il replaça Dieu au
sein de la création, où Straton, son successeur, ne voulut pas même le
reconnaître. Toute la vie divine,
disait celui-ci, réside clans la nature, et je
n’ai pas besoin des dieux pour expliquer la formation du monde. Il n’est rien
qui ne résulte du mouvement et de la pesanteur, naturalibus ponderibus et
motibus[23]. Ce sera la
doctrine d’Épicure, et c’est, aujourd’hui, le mot des savants qui se passent
du premier moteur. Straton fut appelé dans l’école le Physicien ; deux autres auraient mérité
ce nom : Dicéarque, qui nia l’existence de l’âme, dont Aristoxène disait
qu’elle était une certaine tension du corps, intentio
quædam corporis. Nous voilà en plein matérialisme, et Démétrius de
Phalère montrait à la fois, par son habileté politique et par la dépravation
de ses mœurs[24],
que si l’école péripatéticienne avait fait beaucoup pour la science, elle
finissait par faire trop peu pour la morale.
Les Grecs d’alors, n’ayant plus de patrie ni les deux
choses qui l’avaient faite, la religion et la liberté, enseignaient dans
toutes leurs écoles le détachement de la vie publique, afin que le sage pût
se réfugier dans une tranquille indifférence. Il semblait que, fatigués
d’avoir, pendant quatre siècles, couru dans tous les sens le monde de la
pensée et celui de l’histoire, ils voulussent, comme l’Italie de Michel-ange,
se reposer et dormir[25].
Cette prédication fut surtout l’œuvre d’Épicure. Ce héros
déguisé en femme, comme Sénèque l’appelle[26], vaut mieux que
sa réputation. Mais en inscrivant sur son école : Passant,
tu feras bien de rester ici, la volupté est le bien suprême[27], il plaçait ses
disciples sur une pente où la chute était facile ; et la Volupté, assise en reine
sur un trône qu’entouraient toutes les Vertus[28], restait une
dangereuse image. Il avait beau mettre les plaisirs de l’âme au-dessus de
ceux du corps, dire que le strict nécessaire suffit au bonheur, que, avec du
pain d’orge et de l’eau, on peut être aussi heureux que Jupiter, il n’avait
fondé que la théorie de l’égoïsme, avec ses désastreuses conséquences. Il
détruisait la religion, parce que la crainte des dieux était une gêne ; le
patriotisme, le dévouement à l’État, les affections de famille, parce qu’ils
troublaient la tranquillité du sage.
Ces doctrines, produit naturel d’une époque où tant
d’esprits aspiraient au repos, étaient la contradiction la plus absolue de
tout ce que les Romains des anciens jours honoraient. Deux siècles plus tôt
elles auraient fait horreur aux habitants des sept collines ; mais nous
allons voir qu’il restait bien peu de Romains dans Rome, et que ces fils
dégénérés des grands consulaires prendront à Épicure les encouragements à la
mollesse qui pouvaient être tirés de son enseignement, en laissant de côté
les leçons de sa vie et sa vraie doctrine[29]. Son école
ajouta un élément de dissolution à tous ceux qui fermentaient déjà au sein de
cette société, parce qu’elle couvrit d’une apparence de philosophie des
désordres ou une indifférence qui n’avaient rien de philosophique.
Que de Romains, et je parle
des meilleurs, vivront en dehors de la cité, comme cet ami de Cicéron qui
reniera le nom de ses pères pour s’appeler l’Athénien ; comme cet Hortensius
si attentif à ses viviers, et cet Asinius Pollion, résigné d’avance à devenir
le butin du vainqueur. Il y a toujours de ces sages qui laissent aux autres
les huttes de la vie, sans se croire ce qu’ils sont, des épicuriens, et il
s’en forma beaucoup à Rome. Mais l’école du plaisir sera punie de son
énervante doctrine par sa stérilité : il ne sortira pas d’elle un homme
supérieur, et il en est tant sorti de l’école du devoir.
La pente que l’esprit grec descendait menait aux abîmes ;
jamais destruction morale n’avait été si complète.
Nous ne savons rien,
disait Métrodore, un disciple d’Épicure ; nous ne
savons même pas que nous ne savons rien. Ces doctrines négatives,
qui faisaient le vide dans l’âme, gagnaient jusqu’à l’école platonicienne.
Arcésilas, renouvelant le doute de Pyrrhon, établissait au sein de la
nouvelle académie le scepticisme universel que Carnéade portera à Rome, quand
Athènes l’y enverra comme ambassadeur (155). Qui
pourrait, dit Élien[30], ne pas louer la sagesse des peuples que nous appelons
barbares ? Ceux-là du moins ne mettent pas en question s’il y a, ou non, des
dieux ; s’ils veillent, ou non, sur le monde. Nul, chez eux, n’imagina jamais
de systèmes pareils à ceux à Évhémère et d’Épicure.
Les doctrines du Portique, surtout depuis la direction que
Chrysippe et Panætios leur donnèrent furent une réaction opérée au nom de
l’instinct moral et du sens commun[31]. Zénon ne détruisait
pas la religion nationale, dont toutes les divinités étaient pour lui des
manifestations de l’Être unique, et, en vertu de ce principe, il pouvait
respecter les croyances populaires, surtout la doctrine si vivace des génies.
Il reste de son successeur Cléanthe un hymne magnifique à Jupiter : Salut à toi, le plus glorieux des immortels, être qu’on
adore sous mille noms, Jupiter éternellement tout-puissant ; à toi, maître de
la nature ; à toi, qui gouvernes toutes choses selon la loi ! Ce monde
immense qui roule autour de la terre, obéit sans murmure à tes ordres ; car
tu tiens en tes invincibles mains l’instrument de ta volonté, la foudre au
trait acéré, l’arme enflammée et toujours vivante ; la nature entière
frissonne à ses coups retentissants. Avec elle tu règles l’action de la
raison universelle qui circule à travers tous les êtres, et qui se mêle aux
grands comme aux petits flambeaux du monde. Roi suprême de l’univers, rien
sur la terre ne s’accomplit sans toi, rien dans le ciel éthéré et divin, rien
dans la mer ; rien, hormis les crimes que commettent les méchants....
Jupiter, dieu que cachent les sombres nuages, retire les hommes de leur
funeste ignorance ; dissipe les ténèbres de leur âme, ô notre pèse ! et
donne-leur de comprendre la pensée qui te sert à gouverner le monde avec
justice. Alors nous te rendrons en hommages le prix de tes bienfaits,
célébrant sans cesse par de dignes accents, les œuvres de tes mains, la loi
commune de tous les êtres. Un écho de cette belle poésie retentira
dans l’âme du dernier des grands Antonins ; et si l’on changeait le nom de
Jupiter en celui de Jéhovah, on aurait une prière chrétienne.
A Rome, disait
Hegel, le stoïcisme était chez lui.
Nous avons vu, en effet, dans plus d’un Romain des anciens jours des vertus
stoïques qui s’étaient naturellement développés au sein de cette race
énergique et dure. Sous l’empire, nous en verrons encore. Mais, au dernier
siècle de la république, le dogmatisme austère du Portique gagna seulement
quelques âmes supérieures ; on écouta mieux ceux qui criaient : Doute de tout et ne crois qu’au plaisir.
A côté de la philosophie, l’esprit humain s’était ouvert
d’autres voies. Sous la puissante impulsion d’Aristote, les sciences
d’observation avaient fait de grands progrès : on savait plus, on savait
mieux. Mais d’ambitieux esprits couraient les aventures. Dans l’école
d’Épicure, on croyait savoir comment le monde s’est formé ; et bientôt
Cicéron se moquera de ces gens qui, lorsqu’ils
parlent de l’univers, ont l’air de revenir, à l’heure même, de l’assemblée
des dieux. Ces hardiesses faisaient rencontrer parfois des
vérités, et l’on a retrouvé, en ce temps-là, les germes de théories acceptées
par les maîtres d’à présent. Ainsi le principe de la conservation de la
force, fondement de la physique moderne, dont Épicure raisonne presque aussi
bien que Leibnitz ; cet autre encore : que tout se transforme, rien ne meurt
; même la théorie moléculaire, la négation de la génération spontanée et
l’affirmation que tous les corps tombent dans le vide avec une vitesse égale[32]. Malheureusement
ces germes ne se développaient point, parce que les savants de cette époque
étaient avant tout des philosophes, et que, s’ils avaient des intuitions de
génie, ils devinaient et ne démontraient pas. II leur manquait la méthode
expérimentale sans laquelle la science de la nature est impossible, et leurs
systèmes étaient des constructions logiques que la logique renversait en
partant d’a priori différents. Dans les sciences, au contraire, qui
procèdent d’axiomes immuables, comme les mathématiques pures ou appliquées,
géométrie, mécanique et astronomie, la Grèce venait d’enfanter Euclide, Archimède et
Hipparque, trois hommes que l’histoire de la philosophie naturelle place
auprès des plus glorieux. Mais les sciences n’ont pas d’influence morale, si
ce n’est pour les esprits capables de saisir l’harmonieuse ordonnance du
double cosmos au sein duquel nous vivons, et qui sentent que l’homme doit
être d’autant Meilleur qu’il est plus intelligent. Jamais la Grèce n’avait été aussi savante,
et jamais elle ne fut aussi dégradée : avertissement sévère pour les âges où
les sciences physiques prétendraient à une domination sans partage[33].
Ainsi, pour certaines sciences, dont Rome ne voudra point,
un grand éclat ; niais dans l’art et la poésie, plus d’inspiration puissante,
dans l’éloquence, un vain cliquetis de mots et d’images (les rhéteurs) ;
dans la religion, des habitudes et point de croyances ; dans la philosophie,
le matérialisme sorti de l’école d’Aristote, le doute né de Platon, l’athéisme
de Théodore[34]
et le sensualisme d’Épicure, vainement combattus par la protestation morale
de Zénon ; enfin, dans la vie privée et publique, l’affaiblissement ou la
perte des vertus qui font l’homme et le citoyen. Tels étaient la Grèce et l’Orient. Et
maintenant nous disons avec Caton, Polybe, Tite-Live, Pline, Justin et
Plutarque que tout cela passa dans la ville éternelle. La conquête de la Grèce par Rome fut suivie
de la conquête de Rome par la Grèce[35] : Græcia capta ferum victorem cepit.
II. — LES MŒURS DE LA GRÈCE ET LE LUXE DE
L’ORIENT DANS ROME.
L’austérité des vieux Romains venait de leur pauvreté bien
plus que de leur conscience ; il avait suffi de deux ou trois générations
pour que la cité qui n’avait connu élue les maigres festins et les fêtes
rustiques devînt une ville de bombance et de plaisir. présent, on y boit, on
y mange, on y fait la débauche comme jamais auparavant. Écoutez Polybe, un
témoin oculaire. Chez les Romains,
dit-il, la plupart vivent dans un étrange
dérégleraient. Les jeunes gens se laissent emporter aux excès les plus
honteux. On s’adonne aux spectacles, aux festins, au luxe, aux désordres de
tout genre dont on n’a que trop évidemment pris l’exemple chez les Grecs
durant la guerre contre Persée[36]. — Voyez ce Quirite, disait Caton, il descend de son char, fait des pirouettes, débite des
bouffonneries, des jeux de mots des équivoques ; puis, il chante ou déclame
des vers grecs et recommence ses pirouettes[37]. Cette imitation
de la Grèce
dégénérée devint une des règles de l’éducation pour la jeune noblesse. Lorsque j’entrai dans une des écoles où les nobles
envoient leurs fils, s’écrie Scipion Émilien, grands dieux ! j’y trouvai plus de cinq cents jeunes
filles et garçons qui recevaient, au milieu d’histrions et de gens infâmes,
des leçons de lyre, de chant, d’attitudes ; et je vis un enfant âgé de douze
ans, le fils d’un candidat, exécutant une danse digne de l’esclave le plus
impudique[38].
Le vice grec, que Rome n’avait pas connu, y prit droit de
cité. Toutefois la gravité romaine céda lentement à la Vénus monstrueuse, et la loi punit de mort une
violence de cette nature commise sur un citoyen[39]. Mais rien ne
protégeait l’esclave contre la brutalité de son maître, et nous verrons tout
à l’heure combien la guerre avait accru le hombre de ces malheureux. Or, à
Rome comme partout, l’esclavage a été une cause très active de corruption.
Les uns restaient dans la maison du maître et souvent exploitaient ses vices
; d’autres travaillaient au dehors, pour son compte, à des industries qui n’étaient
pas toujours honnêtes. Les affranchies qui avaient gagné leur liberté par des
complaisances peuplaient les maisons de débauche, et quand cette vie les
avait tuées, le patron héritait légalement de leur bien. C’est autour de ces
maisons mal famées que se passent presque toutes les comédies de Plaute et de
Térence. Des femmes de condition libre imitèrent cette existence facile, car,
en l’année 114, pour ramener la pudeur, le sénat ordonna la construction d’un
temple à Vénus Verticordia, Vénus qui
tourne les cœurs à bien[40]. Mais cette
Vénus nouvelle fut moins puissante que celle des folles amours. Les matrones
ne réussissaient pas mieux à conjurer sa funeste influence, lorsqu’elles
souffletaient, dans le temple de Junon Matuta[41], à la fête des Matralies, l’espèce entière des affranchies, en
la personne d’une esclave qui représentait, ce jour-là, la race ennemie de la
fidélité conjugale[42].
Une loi Atilia, de l’époque qui nous occupe, reconnut au
préteur urbain et à la majorité du collège des tribuns le droit de donner un
tuteur à la femme qui n’en avait pas. C’était lui assurer une sauvegarde pour
ses intérêts, mais aussi lui imposer une discipline pour sa conduite[43]. Une autre, de
l’an 204, rendait les prodigalités difficiles, en les soumettant à des
formalités publiques[44] qu’on n’aimait
pas à remplir quand une courtisane devait profiter de ces dons, aux dépens de
la famille du donateur. Enfin il fut interdit par la loi Voconia (169), à celui qui
était inscrit au cens pour 100.000 as, d’instituer une femme son héritière[45]. Efforts
impuissants. Les courtisanes deviendront de jour en jour plus nombreuses, et
les concubines finiront par obtenir, sous Auguste, que leur union ait un
caractère légal.
Une autre plaie fit peut-être plus de mal, parce qu’elle
agrandit la première. Les légions de Manlius,
dit Tite-Live, rapportèrent dans Rome le luxe et
la mollesse de l’Asie. Elles in traduisirent les lits ornés de bronze, les
tapis précieux, les voiles et les tissus déliés. Ce fut depuis cette époque
qu’on fit paraître dans les festins des chanteurs, des baladins et des
joueuses de harpe ; qu’on mit plus de recherche dans les apprêts des repas,
et qu’un vil métier passa pour un art[46]. Alors on vit un
jeune et bel esclave se vendre plus cher qu’un champ fertile, et quelques
poissons plus qu’un attelage de bœufs[47]. Nous ne sommes
pas encore au temps des Apicius, cependant les plus heureuses spéculations
sont déjà celles qui se chargent de pourvoir les tables des riches et de
satisfaire leurs capricieux désirs[48]. Les grands
trouvent même de la gloire à découvrir des mets nouveaux : Hortensius se
vantait d’avoir le premier fait servir des paons sur sa table ; Metellus
Scipion, personnage consulaire, et un riche chevalier romain, Seius, se
disputaient l’honneur d’avoir inventé les foies gras[49]. Jadis tous les
sénateurs réunis n’avaient qu’un seul service en argenterie, qu’ils se
prêtaient pour traiter les ambassadeurs[50]. Maintenant
quelques-uns possèdent jusqu’à 1.000 livres pesant de vaisselle d’argent, et
bientôt Livius Drusus en aura 10.000 livres[51]. Il faut, pour
les maisons, pour les villas, de l’ivoire, des bois précieux, du marbre
d’Afrique, etc.[52]
En 234, un Metellus bâtira un temple tout de marbre, car ces nobles disposent
de richesses royales[53].
En douze années seulement, les contributions de guerre
frappées sur Carthage, Antiochus et les Étoliens s’élevèrent à prés de 130
millions. L’or, l’argent, l’airain, portés par les généraux à leurs
triomphes, montèrent à une somme égale[54]. Ces 300
millions seront aisément doublés si l’on y ajoute tout ce qui fut détourné du
butin par les officiers et les soldats[55], les sommes
distribuées aux légionnaires[56] et les objets
précieux, meubles, tissus, argenterie, ouvrages de bronze, apportés à Rome du
fond de l’Asie, car rien n’échappait à la rapacité romaine. L. Scipion montra
à son triomphe douze cent trente et une dents d’éléphant ; Flamininus et
Fulvius, plus de cinq cents statues de marbre[57] et d’airain, des
boucliers massifs d’or et d’argent et des vases ciselés. Acilius prit jusqu’à
la garde-robe d’Antiochus, Manlius jusqu’à des guéridons et des buffets[58]. Dans Ambracie,
ancienne résidence des rois d’Épire, Fulvius n’avait laissé que les murailles
nues, parietes postesque nudatos[59].
Les années qui suivirent ne furent pas moins productives.
D’une seule campagne Paul Émile rapporta 45 millions[60]. Plus tard
arrivèrent les richesses de Corinthe, celles de Carthage et les trésors
d’Attale. D’après les Fastes Capitolins, il y eut, en deux cent
quatre-vingt-trois années, cent quatre-vingt-un triomphes, ou près d’un tous
les deux ans. Le principal intérêt de la fête était le défilé du butin ; il
n’était donc point permis à un proconsul de revenir les mains vides, eût-il
combattu contre les plus pauvres des hommes, contre ces tribus intraitables
sur lesquelles on ne faisait pas de prisonniers qui pussent être vendus.
Aussi les Romains ne dédaignaient aucun profit, pas même les plus misérables
: en 197, Cethegus déposa au trésor 79 000 deniers, et Minucius 55 000,
qu’ils avaient réalisés, l’un chez Ies Insubres, l’autre chez les Ligures.
A ces revenus provenant du pillage du monde il faut
ajouter les dons faits volontairement, disait-on, par les villes et les
provinces. Les Étoliens donnèrent à Fulvius une couronne d’or de 150 talents
; un roi d’Égypte en envoya une à Pompée qui pesait 4000 pièces d’or ; et il
n’y eut pas de ville gratifiée de l’exemption d’impôt, de peuple déclaré
libre, qui ne se regardât comme obligé d’offrir à un proconsul victorieux une
de ces couronnes dont le poids se mesurait à la servilité du donateur :
Manlius en porta deux cents à son triomphe[61]. Comme l’usage
républicain des gratifications aux soldats préparait l’usage impérial des donatica aux légions, les couronnes d’or
des proconsuls devinrent l’or coronaire des empereurs, impôt dont notre
royauté hérita sous le nom de don de joyeux avènement. De son côté, l’État
recevait, chaque année, les tributs des provinces, le produit de
l’affranchissement des esclaves, du domaine publie, des douanes et des mines
; celle de Carthagène rendait tous les jours au peuple romain 25.000 drachmes[62].
Que faire de tout cet or ? Les travaux publics en
prenaient une part ; les dieux une autre, qu’on mettait en dépôt dans les
temples pour les nécessités urgentes[63] ; le peuple
réclamait aussi la sienne. Les oisifs étaient nombreux ; en haut, par trop de
richesse ; en bas, par trop de misère. Pour les occuper et leur plaire, on
donnait incessamment des fêtes : quelques-unes graves encore, d’autres où la
licence était un acte de dévotion ; on multipliait dans le cirque, les
courses de chevaux et de chars, les chasses de lièvres et de renards. Biais
ces amusements du bots vieux temps ne semblaient plus dignes de la grandeur
romaine. Des hommes qui avaient couru le monde l’épée à la main, tuant et
pillant, avaient besoin d’émotions plus vives, et celles-là ils ne les
demandaient pas à la Grèce,
qui, aimable encore et gracieuse jusque dans le désordre, voulait pour ses
fêtes des chants, des fleurs, de belles hétaires, toutes les splendeurs du
luxe et de la nature, mais qui ne voulait pas du sang. Le Romain en avait
tant répandu qu’il aimait à en voir, même dans ses plaisirs. Voici que
commencent à arriver les grands fauves d’Afrique, lions, panthères, qu’on
lâche les uns contre les autres[64], que bientôt on
lâchera contre des hommes ; et ce spectacle de chairs déchirées vivantes, de
membres broyés sous la dent, d’entrailles encore palpitantes, traînées sur
l’arène, fera courir sur les bancs de l’amphithéâtre (le tels frémissements
de joie, que, pour repaître plus souvent les yeux du peuple, on édictera un
genre nouveau de supplice, le condamné jeté aux bêtes.
Ennius a dit : C’est par les
mœurs et les hommes des anciens jours que la république se conserve.
Moribus
antiquis stat res romana vireisque.
Ce thème du vieux poète a été suivi par ceux qui lie
voient pas que le renouvellement des choses est la loi du monde et que la vie
des peuples, comme celle des individus, est un perpétuel devenir. Aussi que de déclamations contre le
présent au profit du passé, contre le luxe et les périls que recèlent
apparemment des tapis somptueux, des vases de prix et toutes les belles
inutilités. Nous ne voulons pas recommencer le procès si naïvement fait, sur
ce chef d’accusation, à la société romaine ; mais nous dirons, avec la
sagesse des nations, que la richesse qui n’est pas le fruit du travail et de
toutes les vertus qui y tiennent ne profite pas à ses possesseurs ; que la
fortune mal acquise s’en va comme elle est venue, en laissant derrière elle
beaucoup de ruines morales ; et nous ajouterons avec l’expérience des
économistes, que l’or est comme l’eau d’un fleuve. s’il inonde subitement, il
dévaste ; s’il arrive par mille canaux où il circule lentement, il porte
partout la vie. L’Europe, à partir de la seconde moitié du dix-neuvième
siècle, a vu une pareille inondation d’or provenant des placers d’Amérique et
d’Australie. Mais ces capitaux produits par le travail lui servirent à
refaire son outillage industriel, et il en résulta un énorme accroissement de
la richesse publique, comme du bien-être de chacun. Ce fut, au contraire, par
la guerre, le pillage et le vol que Rome passa subitement de la pauvreté à la
fortune, et l’or de la conquête ne servit qu’au luxe stérile de ceux qui le
possédaient. II est donc facile de se représenter la perturbation causée par
ce changement soudain[65] : les mœurs n’y
résistèrent pas, et la contagion de l’exemple, la facilité à trouver des
plaisirs nouveaux, portèrent rapidement la corruption au sein de la plupart
des grandes maisons romaines. Après la conquête
de la Macédoine,
dit Polybe (XXXII, 11), on crut pouvoir jouir en toute sécurité de l’empire du
monde et de ses dépouilles.
Il faut donc accepter comme vérité historique ces vers de
Juvénal[66]
: Tu demandes d’où viennent nos désordres ? Une
humble fortune maintenait jadis l’innocence des femmes latines. De longues
veilles, des mains endurcies au travail, et Annibal aux portes de Rome, et
les citoyens en armes sur les murailles, défendaient du vice les modestes
demeures de nos pères. Maintenant nous subissons les maux d’une longue paix ;
plus redoutable que le glaive, la luxure a fondu sur nous, et le monde vaincu
s’est vengé en nous donnant ses vices[67]. Depuis que Rome a perdu sa noble pauvreté, Sybaris, et
Rhodes, et Milet, et Tarente, couronnées de roses et humides de parfums, sont
passées dans nos murs.
Ce fléau qui altéra si profondément la haute société de
atome dura deux siècles et demi, de Paul-Émile à Vespasien. On verra qu’il
fallut cinq à six générations de débauchés pour dissiper le butin de la
conquête, apaiser la soif des jouissances et user cette aristocratie
sénatoriale que, vers la fin du premier siècle de notre ère, l’aristocratie
des provinces remplaça dans le gouvernement, avec des mœurs meilleures. Dans
son prologue des Trois deniers, Plaute donne pour fille au Luxe
l’Indigence. Laissons passer un siècle, et nous verrons ces nobles mendier
dans le palais d’Auguste et de Tibère : un siècle de plus, et ils auront
disparu.
De vieux Romains firent vainement effort pour arrêter la
contagion. En 204 sept membres du sénat furent dégradés par les censeurs ;
sept aussi par Caton ; neuf en 174 ; et un plus grand nombre encore en 164[68]. Mais la censure
elle-même devint le prix de la brigue. Valerius Messala, autrefois noté, y
parvint en 154. Dès lors tous les désordres semblèrent autorisés, et jusqu’à
l’année 116 il n’y eut pas dans le sénat une seule radiation. Mais cette
année-là, Metellus dégrada d’un coup trente-deux sénateurs[69]. Parmi ceux qui
furent chassés en 174, il se trouvait un ancien préteur et un préteur en
charge, le fils de l’Africain. Un Fabius Maximus menait une vie si
licencieuse, que le préteur Pompeius l’interdit et lui donna un curateur.
Les plus illustres personnages se déshonoraient avec une
scandaleuse impudeur. En 181, le censeur Lepidus, prince du sénat et grand
pontife, employa l’argent du trésor à construire une digue à Terracine pour
préserver ses terres de l’inondation. Un autre censeur, Fulvius, enlevait les
tuiles de marbre du sanctuaire de Junon Lacinienne pour couvrir un temple qu’il faisait bâtir à Rome.
L’indignation publique ayant forcé le sénat a blâmer ce sacrilège, le censeur
se contenta de reporter les tuiles dans la cour du temple. Un ancien consul,
Acilius Glabrion, briguait la censure, quand on l’accusa de concussion. Caton
jura qu’il n’avait pas retrouvé au triomphe certains vases d’or et d’argent
qu’il avait vus dans le camp d’Antiochus, et le candidat à la censure fut
condamné à une amende de 100.000 as. C’était peut-être une vengeance des
nobles contre un homme nouveau[70]. Mais ces
concussions n’étaient que trop communes. Un commissaire du sénat, en Illyrie,
Decimus, se laissa acheter par le roi de ce pays, pour faire un rapport
favorable[71].
En 141, un Metellus fut rappelé d’Espagne, où la guerre promettait en ce
moment gloire et butin ; furieux, le général désorganise l’armée, détruit les
vivres, tue les éléphants. D’autres, au contraire, refusaient leurs
provinces, parce qu’ils n’espéraient y rien gagner[72]. Licinius, en
Grèce, faisait argent de tout ; vendait jusqu’à des congés à ses soldats,
c’est-à-dire l’honneur de l’armée et la sûreté de la province. Un Fulvius
Nobilior licencia en une seule fois toute une légion. Deux consuls se
disputaient un gouvernement. Je pense,
dit Scipion Émilien, qu’il faut les exclure tous
deux, parce que l’un n’a rien et que l’autre n’a jamais assez. Dès
le temps de Plaute on ne croyait plus à la bonne foi romaine. Si Jupiter, assurait le poète[73], ouvrait son temple aux parjures, il n’y aurait pas assez
de place au Capitole. Plus tard, Laberius dira, en plein théâtre :
Qu’est-ce qu’un serment ? Un emplâtre à guérir
les dettes.
Les censeurs et les édiles chargés de la police des mœurs,
ne disposant d’aucun moyen d’action, ne faisaient que de loin en loin un
exemple, qui n’effrayait personne. Autrefois on n’avait pas eu besoin d’une
surveillance de tous les instants. D’abord la vieille religion latine ne
légitimait pas le désordre ; ensuite, dans ces petites républiques où chacun
vivait sous les yeux de tous[74], une vie chaste
et laborieuse, la frugalité, le désintéressement, paraissaient des vertus
nécessaires à l’État, et les citoyens faisaient eux-mêmes la police des mœurs[75]. Mais, dans
cette Rome immense, la capitale du monde et l’égout de l’univers, que de
vices devaient s’assouvir publiquement, que d’attentats se commettre avec
impunité Supposons Paris privé soudainement de ses gardiens de la paix ; nos
femmes ne pourraient plus sortir en plein jour et nos portes devraient se
fermer avec la nuit.
L’insuffisance absolue du service des mœurs et de la
sûreté fut, à Rome, une des causes qui précipitèrent la république. Tous les
excès étant permis, beaucoup de gens s’y jetèrent, et quand il n’y eut plus
de retenue dans les mœurs, il n’y en eut pas dans la politique.
Montesquieu l’a dit, et la raison le comprend : l’État
républicain, où la puissance exécutive est toujours faible, ne peut durer
qu’avec des mœurs qui soient le frein volontaire de la liberté. La classe
dirigeante n’en ayant plus, et ce qu’on appelait le peuple n’en ayant pas,
tous les liens qui autrefois tenaient la société unie se relâchaient ; le
plus solide, celui de la religion, était même bien près de se rompre.
III. — AFFAIBLISSEMENT A ROME DE LA RELIGION NATIONALE.
La philosophie n’avait point provoqué ces nouveautés ;
mais on a vu qu’elle avait fourni, par plusieurs de ses écoles, des raisons
de les croire légitimes Les vieux Romains la rendirent responsable de
changements que produisait la fatalité
historique. Moi, disait
Pacuvius, je hais ces hommes qui passent leur vie
à philosopher, non à agir. C’était le cri de la conscience
romaine. Caton, qui traitait Socrate de bavard et qui l’eût condamné une
seconde fois pour avoir voulu modifier les mœurs et les coutumes des aïeux,
Caton disait à son fils : Souviens-toi bien de
ceci et tiens-le pour parole d’oracle : quand cette race nous aura envahis
avec sa littérature, Rome sera perdue. Il fut certainement un des
auteurs du sénatus-consulte fameux de 161 qui chassa la philosophie[76]. Six ans après,
l’exilée rentrait dans Rome.
Le sénat voulait la paix entre ses sujets ; les Athéniens
ayant pillé les terres d’une ville béotienne, il déféra l’affaire à Sicyone,
qui condamna les assaillants à donner 500 talents : amende énorme qu’Athènes
était incapable de payer. Elle sollicita, à Rome, une diminution, et, pour
l’obtenir, y envoya en ambassade les chefs du Portique, du Lycée et de
l’Académie, ou, comme dit Pline, les princes de
la sagesse. C’étaient le stoïcien Diogène, le péripatéticien
Critolaos, et Carnéade, grand dialecticien et puissant orateur à qui la
nature avait donné toutes les armes de la force
et de la grâce (153). En attendant que l’affaire fût mise en discussion, les
trois députés firent des leçons publiques. La jeunesse y courut en foule,
surprise et charmée de ce monde nouveau qu’ils ouvraient devant elle.
Cependant, chez les Romains, peuple d’action, la philosophie grecque ne
pouvait réussir que par son influence directe sur les idées, qui étaient
courtes, et sur les mœurs, qui déjà se corrompaient. Pour eux, Aristote était
trop abstrait, Platon trop enthousiaste ; indifférents aux atomes d’Épicure,
comme aux catalepsies de Zénon, ils laissaient les dogmes pour leurs
conséquences. Critolaos leur disait bien : Le but
de la vie est l’exercice parfait de la raison ; et Diogène : La vertu est le seul bien, le vice le seul mal
; ils admiraient, sans la bien comprendre, cette morale et cette science
austères qui voulaient mettre la justice absolue dans les choses où le vieux
génie des Latins ne mettait que la sagesse pratique, c’est-à-dire, pour
l’individu, la considération de son intérêt personnel, pour l’État, celle de
l’intérêt public. Mais ils accordaient leur attention au fondateur de la
troisième Académie, Carnéade, qui sapait toutes les écoles, en découvrant
leurs côtés faibles, et qui ruinait la religion, en montrant que la grande
preuve de l’existence des dieux, le consentement universel, était acquise à
mille sottises, le culte, en prouvant qu’il n’y avait pas de raison
d’admettre plutôt un dieu qu’un autre ; les oracles, en leur opposant la
liberté humaine ; la morale, en soutenant victorieusement des causes
contradictoires.
Lorsqu’il jouait ainsi avec les plus redoutables
problèmes, Carnéade faisait briller son esprit et gagnait, dans Rome, une
popularité utile à son ambassade. Son discours fameux sur la sagesse
politique était une défense détournée d’Athènes qui, en pillant Orope, venait
de commettre un acte à la fois injuste et utile, comme Rome en avait tant
commis. On a dit que cette école, dont Cicéron fut l’élève, ne méritait pas
tout le discrédit où elle est tombée, et l’on cite du grand orateur ce mot
dangereux : Plaider le pour et le contre, c’est
le moyen le plus sûr d’arriver à la vérité. Le plaider, non ; le
chercher, oui, car le doute et l’examen de toutes les faces d’une question
sont le procédé scientifique par excellence, celui qui élimine les fausses
hypothèses et ne laisse subsister que les théories vraies. Encore faut-il que
de ces controverses, qui font tant de ruines nécessaires, il reste quelque
chose debout, comme la lumière qui sortit des vases brisés de Gédéon. Mais
combien de fois, tiré en sens contraires par de subtiles discussions,
l’esprit, se trouble, la conscience chancèle et le sentiment du juste se
perd. Avec le probabilisme qu’enseignait la nouvelle Académie, les
intelligences manquent de ces fermes assises, si nécessaires pour porter
honorablement la vie. Aussi, tout en reconnaissant que des ferments de mort
peuvent être aussi des ferments de résurrection, je comprends que l’obstiné
défenseur du passé, Caton, se soit alarmé de cette logique destructive, qui
paraissait une arme de combat et de délivrance à des hommes fatigués de leurs
superstitions et des ténèbres où ils avaient vécu. Après le grand succès de
Carnéade, il courut ail sénat :
Répondons-leur au plus tôt,
dit-il, et renvoyons chez eux ces habiles
parleurs. lis persuadent tout ce qu’ils veulent, et l’on ne saurait démêler
la vérité à travers leurs arguments[77]. Qu’ils aillent instruire les enfants de la Grèce ; gardons les nôtres
soumis, comme auparavant, aux lois et aux magistrats. Mais il
était trop tard : l’initiation avait été accomplie, et Carnéade, en partant
de Rome, y laissa une curiosité heureuse et fatale, cette philosophie du
doute qui, deux générations après, inquiétait même Cicéron, quand il voulait
parler non plus en philosophe, mais en homme d’État. Pour la nouvelle Académie, disait-il, je n’ai garde de la provoquer et j’implore son silence ;
car, si elle se précipitait sur les principes que nous établissons en ce
moment, elle n’en ferait bien vite que des ruines[78].
L’influence de Carnéade fut continuée par son successeur
Clitomaque, qui, s’il n’enseigna pas à Rome, y propagea du moins le
scepticisme par ses écrits. Il en dédia un au poète Lucilius, et un autre au
consul Censorinus[79].
L’invasion fut rapide. Moins de deux générations après le
sénatus-consulte qui disait avec cette façon impérative dont parlait le sénat
: Que ces gens sortent de Rome, uti Romæ ne
essent, Pompée allait à Rhodes saluer le philosophe Posidonius
et abaissait devant la science ses faisceaux consulaires, en défendant à ses
licteurs de frapper, suivant l’usage, à la porte de la maison[80].
Le mouvement qui entraînait les esprits dans cette voie
était d’ailleurs indépendant de Carnéade et de toutes les écoles philosophiques.
L’affaiblissement de la religion nationale date de plus loin. Quand un
malheur, peste ou famine, incendie ou désastre militaire, frappait la ville,
les Romains s’irritaient plus du mal que leurs dieux n’empêchaient pas,
qu’ils n’étaient reconnaissants des victoires où ils sentaient bien que le
courage de leurs soldats avait la bonne part, et ils s’imaginaient que ces
protecteurs de leurs aïeux avaient perdu leur puissance. En vain, durant les
temps désastreux de la seconde guerre Punique, avaient-ils multiplié les
temples et les sacrifices, les expiations et les jeux sacrés, le ciel était
resté bien longtemps sourd à leurs supplications, et ils avaient couru aux
superstitions étrangères. Puis, Annibal mort et le péril écarté, le crédit de
ces divinités des vaincus avait à son tour diminué, du moins auprès des
nobles pour qui Ennius, un protégé de Caton, avait traduit en latin le livre
d’Évhémère[81].
Ce voyageur disait avoir vu dans une île voisine d’Arabie une colonne d’or
sur laquelle étaient gravées les actions et la mort de Saturne, de Jupiter et
des autres dieux, anciens rois de ce pays, auxquels la crédulité populaire
avait donné la divinité. C’était détruire d’un coup toutes les religions
païennes que de peupler l’Olympe d’hommes divinisés. Ennius ne ménageait pas
plus les prêtres que leurs dieux. Ses sarcasmes, qui ne paraissaient viser
que les charlatans, montaient plus haut. Je
méprise, disait-il, les augures du
pays des Marses, aussi bien que les aruspices de village et les astrologues
de carrefour, les pronostiqueurs d’Isis et les interprètes des songes. Il
n’est en eux ni art divin ni science humaine. Ce sont d’impudents menteurs,
des fainéants ou des fous, des gueux que la faim presse. Ils ne savent où
aller et ils prétendent nous conduire ; ils promettent des trésors et nous
demandent une obole. Que sur ces richesses annoncées ils prélèvent leur obole
et nous donnent le reste[82].
Mais il faut parler sérieusement des choses tenues pour
sérieuses par les croyants. Ce qu’Ennius méprise, avec tant de raison, était
le fond mène de la religion latine, puisque les anciens Romains considéraient
les signes que les prêtres interprétaient comme une révélation divine
incessamment renouvelée par des dieux toujours présents au milieu de leur
peuple. Aussi les hommes d’État, tout en laissant libre carrière aux poètes
et aux lettrés, maintenaient par leur respect apparent la vieille
institution. Il n’est point facile,
disait le pontife Aurelius Cotta, de nier en
public qu’il y ait des dieux ; mais dans le particulier, c’est différent[83] ; et il ne s’en
faisait faute.
Un ami de Caton, le conseiller de Scipion Émilien et le
plus honnête homme de ce temps, Polybe, dégoûté de la religion populaire,
devenue pour les uns une école de scandale et restant pour les autres une
superstition grossière, bannissait de l’histoire la Providence, qu’il
remplaçait par le sentiment austère du devoir individuel et public. Il niait
qu’il y eût des peines réservées aux méchants, mais il établissait une
responsabilité sévère devant la conscience et la société ; enfin, avec ce
dédain superbe de la foule qu’ont souvent les esprits supérieurs, il ne
regardait le culte que comme un frein utile pour gouverner les hommes[84]. Lorsqu’on voit
Caton, augure et censeur, ne pas comprendre comment deux aruspices pouvaient
se regarder sans rire, on ne s’étonne plus que le gouvernement laissât
outrager impunément les dieux, pourvu que les magistrats fussent respectés[85].
Les habiles, Varron, par exemple, et le grand pontife
Scævola[86],
qui fut consul en 95, se tiraient d’embarras en distinguant plusieurs espèces
de théologies : celle des poètes, bonne au plus, disaient-ils, pour le
théâtre ; celle des philosophes, que la raison discutait ; celle du peuple et
de l’État, que les lois devaient respecter et défendre. Celle-ci, on l’a vu,
ne consistait qu’en sèches et vides formalités qui ne frappaient ni l’esprit
ni le cœur ; la seconde restait inaccessible au vulgaire et n’enfantait que
le doute ; la première seule, celle des poètes, était aimée et vivante. Mais
quel enseignement sortait de ces scandaleuses imitations des pièces
licencieuses d’Athènes, où les dieux étaient livrés à la risée de leurs
adorateurs ?
On eut beau chasser de Rome les philosophes et les
rhéteurs, leur influence y resta, et l’éducation grecque, substituée à
l’éducation étrusque, répandit dans les familles et au cœur des générations
naissantes le mépris des anciennes coutumes et de la religion des aïeux. Les
décrets d’expulsion ne frappaient d’ailleurs que les maîtres célèbres et
n’atteignaient pas la foule obscure accourue dans la grande cité[87], ces Grécules qui entraient partout comme esclaves,
sculpteurs, peintres, précepteurs, parasites : race trompeuse et fourbe qu’on
recherchait pour sa finesse d’esprit et son talent de parole[88]. Dans l’ancienne
Grèce, l’éducation des enfants avait été une des plus importantes affaires du
gouvernement[89]
; les Romains, sauf l’intervention fort rare des magistrats, abandonnaient ce
soin à la spéculation privée. Polybe leur en fait un reproche, et l’on peut
voir par un mot de Plaute quels fruits cette liberté porta : Suis-je ton esclave ou es-tu le mien ? dit un
élève à son précepteur dans les Bacchis. Écoutez encore les
lamentations du pauvre Lydus et la comparaison qu’il fait des nouvelles
habitudes avec les anciennes[90]. Térence
énumérant les goûts des jeunes gens à la mode, place sans façon les
philosophes avec les chevaux et les chiens de chasse[91]. Cependant les
plus illustres Romains de cet âge, les Scipions, Paul-Émile, toute la
noblesse, et ceux qui s’étudiaient à copier les belles manières, entouraient
leurs enfants de précepteurs grecs. Mais comment des vaincus, des esclaves
achetés, pouvaient-ils élever les fils des vainqueurs dans les fortes vertus
de leurs aïeux ? Les Romains, disait
le père de Cicéron[92], ressemblent aux esclaves de Syrie, celui qui sait le mieux
le grec est le plus méchant.
IV. — POPULARITÉ CROISSANTE DES
CULTES ORIENTAUX.
S’il faut déplorer l’altération des mœurs et
l’introduction dans la vie romaine de vices nouveaux, convient-il de regretter
l’œuvre de destruction accomplie dans les croyances[93] ? D’abord la
décadence du vieux culte était inévitable, c’est une raison de s’y résigner.
Ensuite la place que ces erreurs occupaient dans les esprits pourra être
maintenant remplie par une idée meilleure de la divinité, que Cicéron va
entrevoir. Cette mort était donc un renouvellement. Il y faudra du temps :
car le doute avant-coureur d’une croyance plus pure n’est encore que le
partage de quelques-uns, et la vieille religion tenait trop à toutes les
habitudes de la vie pour en être aisément arrachée. Quoique le polythéisme
romain donnât bien peu de consolation en cette vie et d’espérance pour
l’autre, quoiqu’il se fût usé à force de servir, la foule ne se débarrassait
pas des craintes superstitieuses qu’il avait si longtemps entretenues. On
continuait à chercher l’avenir dans les entrailles des victimes et clans le
vol des oiseaux, étrange superstition qui n’est morte que d’hier, si elle est
bien morte, puisqu’elle vit encore en Grèce[94]. On croyait
toujours aux prodiges ; on voulait qu’ils fussent solennellement expiés
devant les autels des dieux ; les sénateurs eux-mêmes étaient dans l’effroi,
quand les consuls leur annonçaient qu’il était né un veau à cinq pattes, et
deux hommes de terrible volonté, Marius et Sylla, étaient des enfants quant
aux présages. L’un prenait conseil de la prophétesse Martha, et un âne qui
cherchait à boire, deux scorpions qui se battaient, lui disaient ce qu’il
devait faire ; l’autre avait foi dans les amulettes et les songes. Tels ces
incrédules de nos jours qui redoutent qu’on leur jette un mauvais sort, et ce
personnage de comédie tremblant au bruit de sa machine à tonnerre qu’il vient
de faire raccommoder chez le forgeron du coin. La superstition et la libre
pensée font excellent ménage dans certains esprits, comme le diable et le bon
Dieu dans certains autres. Quelques-uns, après avoir douté, redevenaient
croyants sous les coups du malheur : cela est encore de tous les temps. Quant
à la masse de la population, elle bardait ses pénates, ses lares, ses dieux
rustiques et sa foi en ce Jupiter très bon, très
grand qui régnait au Capitole et qui faisait régner Rome sur le
monde. Mais beaucoup aussi, dont le sentiment religieux était trop
incomplètement satisfait par le formalisme aride de la religion nationale,
cherchaient des cieux nouveaux et en faisaient descendre des dieux étrangers.
Déjà Apollon, Esculape, Vénus Érycine, la phrygienne
Cybèle[95], avaient reçu le
droit de cité[96],
et les vieilles déités italiques avaient perdu leur caractère, pour prendre
une forme grecque et des mœurs moins austères. Faunus, Sylvanus[97], étaient devenus
des Pans, des Satyres, des Silènes. Djanus Djana s’était dédoublé, et Rome
avait sa Diane chasseresse. On avait oublié Tagès pour Mercure, Libitina pour
Proserpine, Sancus pour Hercule ; Matuta, la déesse de l’aube matinale, était
changée en Leucothea, et Portumnus en Palémon ou Mélicerte.
Un exemple fera mieux comprendre les effets de cette
transformation. Le vieux Faunus, dieu vénéré des champs et des troupeaux[98], oracle
infaillible de l’avenir, qu’il révélait par des songes ou par des voix
soudainement entendues, prend des cornes, une queue de chèvre et devient le
joyeux et lascif satyre de la
Grèce, poursuivant les nymphes, quand l’ivresse ne retient
point ses pas.
A la suite de ces dieux grecs, les divinités plus
dangereuses de l’Orient se glissaient dans la ville dès l’année 220, Isis et
Sérapis avaient des temples que le sénat fit démolir[99].
On essaya même, en 181, de légitimer ces nouveautés par
une pieuse fraude. a Des laboureurs découvrirent au pied du Janicule, dans le
champ du greffier Petilius, deux coffres de pierre, dont l’un, suivant les
inscriptions, contenait le corps de Numa et l’autre ses ouvrages. On trouva,
dans celui-ci, sept volumes écrits en grec et traitant de matières
philosophiques, et sept autres en latin, sur le droit pontifical. Le préteur
de la ville, ayant lu les derniers, s’aperçut qu’ils ne renfermaient que des
choses contraires au culte établi[100]. Sur sa
déclaration qu’il était prêt à jurer que ces livres ne devaient être ni lus
ni conservés, le sénat, d’accord avec les tribuns, les fit brûler sur la
place des Comices (181).
Les divinités orientales donnèrent un tour nouveau au
sentiment religieux de ces hommes auxquels avait si longtemps suffi un culte
terre à terre. Nées en de brûlants climats, elles aimaient les rites
farouches et les pieuses débauches. Des spectacles dramatiques, des
cérémonies enivrantes remuèrent profondément ces lourdes intelligences, y
allumèrent l’enthousiasme, la fureur divine, et, pour la première fois, le
Romain connut le ravissement en Dieu qui, selon le caractère de la doctrine
et l’état des âmes produit des effets absolument contraires : la pureté de la
vie ou la débauche sanctifiée par la croyance. Les esclaves asiatiques,
nombreux à Rome, ont certainement contribué par une sourde propagande, comme
il arriva plus tala pour les commencements du christianisme, à cette première
invasion des cultes de l’Orient. Il suffira de montrer les rites de deux de
ces religions, pour que l’on voie dans quelle route inattendue
s’engageait l’esprit religieux des Romains. Lucrèce trace des fêtes de Cybèle
le tableau suivant, où il ne met pas les détails honteux.
Les poètes de la Grèce, quand ils chantent la Terre, la représentent
assise sur un char que deux lions conduisent, et ils lui ceignent le front
d’une couronne murale.... Mais des prêtres mutilés lui font cortège... ; les
tambours résonnent sous leurs mains ; les cymbales, les trompettes, mêlent
leurs sons stridents aux accords de la flûte phrygienne qui jettent les âmes
dans l’ivresse.... Ils portent des javelots, instruments de leur fureur, et
l’image muette de la déesse traverse la grande ville, sans manifester sa
bienfaisance silencieuse. Les deniers d’argent, les as de bronze, les fleurs,
jonchent la route que son cortège parcourt. Elle et ses prêtres sont comme
enveloppés d’une nuée de roses. Alors une troupe d’hommes armés, la tête
couverte d’une aigrette menaçante, dansent entrelacés, se mêlent au hasard et
bondissent en mesure, tandis que le sang ruisselle des blessures qu’ils se
font[101].
Comme ces étranges solennités faisaient partie du culte
public[102],
on y gardait une certaine réserve ; mais on se dédommageait dans l’ombre des
mystères de Bacchus.
Écoutons Tite-Live :
Un Grec, espèce de prêtre et
de devin, avait apporté en Étrurie cette religion mystérieuse qui, par
contagion, pénétra dans la ville, dont l’étendue permet de receler facilement
tous les désordres. Une aventure particulière mit sur la trace des coupables.
Ebutius, fils d’un chevalier romain, avait été élevé, après la mort de son
père et de ses tuteurs, par sa mère Duronia et son beau-père Rutilus.
Celui-ci, qui avait géré la tutelle de manière à ne pouvoir en rendre compte,
cherchait à se défaire de son pupille ou à le tenir par quelque lien
puissant. Il persuada à la mère de faire initier son fils aux mystères de
Bacchus. Ebutius y consentit et en avertit une affranchie, Hispala Fecenia,
qu’il aimait. Les dieux vous en préservent ! s’écria-t-elle éperdue. Votre
beau-père veut donc vous enlever à la fois l’honneur et la vie ! Et comme
le jeune homme, surpris, voulait en savoir davantage, elle demanda aux dieux
et aux déesses de pardonner à l’excès de son amour la révélation de secrets
qu’elle devrait taire ; et elle lui raconta qu’étant esclave elle avait été
conduite par sa maîtresse à ces mystères, où depuis son affranchissement elle
n’était jamais retournée : C’est une école d’abominations, lui
dit-elle ; et elle le conjura de ne point se précipiter dans cet abîme, où il
aurait à supporter toutes les infamies et à les faire subir à son tour.
Ebutius lui promit de refuser.
Chassé pour ce refus de la
maison maternelle, il se réfugia chez sa tante Ebutia, qui lui conseilla de
tout révéler au consul Postumius. Après l’avoir entendu, le consul se rendit
auprès de sa belle-mère, Sulpicia, et lui demanda si elle connaissait la
matrone Ebutia. C’est une femme d’honneur et de mœurs antiques,
répondit-elle. — Eh bien ! j’ai besoin de la voir ; faites-la prier
de se rendre près de vous. Quand elle fut arrivée, le consul survint
comme par hasard et fit tomber la conversation sur Ebutius. A ce nom, la dame
éclate en sanglots : On le dépouille de son bien, dit-elle, parce
qu’il n’a pas voulu se laisser initier à des mystères qui passent pour
infâmes. Le consul, assuré maintenant que le jeune homme avait dit vrai,
voulut interroger Hispala dans la maison de sa belle-mère, pour ne rien
ébruiter. Quand la courtisane se vit mandée chez une des grandes dames de
Rome, elle trembla fort, et, lorsqu’elle aperçut à la porte les licteurs
consulaires, elle se crut perdue. Rassurée par Sulpicia, pressée par le
consul, elle avoua qu’elle redoutait beaucoup les dieux dont elle allait
révéler les mystères, mais aussi les hommes qui se vengeraient d’elle en la
déchirant de leurs mains. Le bois sacré de Simila[103], dit-elle, n’avait d’abord été ouvert qu’aux femmes,
trois fois l’an, en plein jour, et chacune d’elles, à son tour, était
investie du sacerdoce. Une Campanienne, prétendant en avoir reçu l’ordre du
ciel, multiplia les cérémonies jusqu’à cinq par mois, les fit célébrer la
nuit et y admit les hommes. Dès lors ce ne fut qu’un affreux mélange de
débauches et de crimes. Égarés par l’ivresse et de monstrueux excès, ces hommes
croyaient recevoir, au milieu de contorsions convulsives, l’inspiration du
dieu. Les femmes, vêtues en bacchantes, les cheveux épars, portant le thyrse
et la nébride flottante, couraient au Tibre et y plongeaient des torches
ardentes, qu’elles retiraient allumées : symbole du dieu lui-même, à la fois
soleil, tour à tour plongé dans les ténèbres et la lumière ; feu vital et
créateur qui descend et semble se perdre au sein de la création, mais pour y
féconder les germes, pour y développer la vie dans sa puissance et son éclat.
Aux initiés, tous pris avant vingt ans, on révélait le dogme oriental que les
actions sont indifférentes, par conséquent que tout est permis ; aussi de
cette confrérie immonde sortaient, comme d’une sentine impure, les faux
témoignages, les fausses signatures, les testaments supposés, les
dénonciations calomnieuses, le meurtre et l’empoisonnement. Ceux qui
refusaient l’initiation, le seraient du secret ou l’infamie, étaient
précipités par une machine dans de sombres caveaux. Des hurlements sauvages
et le bruit des tambours et des cymbales étouffaient les cris des victimes
égorgées ou déshonorées. La secte était déjà si nombreuse qu’elle formait
presque un peuple : des hommes et des femmes de nobles maisons y étaient
affiliés.
Sa déposition achevée, Hispala
se jeta aux genoux du consul, le suppliant de la reléguer hors d’Italie, dans
quelque retraite inconnue où elle pût vivre en sûreté. Sulpicia lui donna une
chambre à l’étage le plus élevé de sa maison ; on mura la porte de l’escalier
qui y conduisait du dehors, et on lui ouvrit une entrée par l’intérieur de
l’habitation. Ebutius était en même temps recueilli par un client du consul.
Quand Postumius fit son
rapport au sénat, ses paroles jetèrent l’effroi parmi les Pères. On redoutait
que dans ces réunions il ne se tramât un complot contre la sûreté publique.
Des révoltes d’esclaves avaient eu lieu récemment en Étrurie (196)[104], dans le Latium, où les villes de Setia et de Préneste
avaient failli être prises par eux[105], et tous les pâtres d’Apulie s’agitaient, au point qu’il
fallut envoyer contre eux, quelques mois après la découverte des bacchanales,
une armée et un préteur qui en condamna sept mille à mort[106]. Le sénat n’avait jamais aimé les réunions secrètes, et
voici qu’il en trouvait jusque, dans Rome, aux portes de la curie, et qu’il
en soupçonnait dans l’Italie entière.
Le sénat vota des
remerciements à Postumius pour sa vigilance, et chargea les consuls
d’informer sur les bacchanales et les dévotions nocturnes, de veiller sur la
personne des dénonciateurs et de provoquer, par la promesse de récompenses,
de nouvelles révélations. Un autre sénatus-consulte interdit aux initiés,
dans l’Italie entière, de faire des assemblées. En conséquence, les consuls
ordonnèrent aux édiles curules d’arrêter les prêtres et prêtresses de Bacchus
; aux édiles plébéiens, d’empêcher les dévotions secrètes ; aux triumvirs
capitaux d’établir des postes dans tous les quartiers, de dissiper les
réunions nocturnes et de s’adjoindre des quinquemvirs pour prévenir les
incendies que les coupables chercheraient peut-être à allumer. Puis Postumius
convoqua le peuple, rappela l’interdiction portée contre toute assemblée que
ne présiderait pas un magistrat, les anciens édits qui chassaient de la ville
les superstitions étrangères, les devins, les propagateurs d’oracles et de
rites que le sénat et le collège des pontifes n’avaient point reconnus. Il
termina en annonçant les poursuites et des punitions éclatantes.
La ville, à son tour, trembla,
et la terreur gagna l’Italie entière, quand arrivèrent partout les lettres
envoyées par les patrons des villes et les hôtes publics des cités, avec la
copie du sénatus-consulte, de la harangue de Postumius et d’un édit
consulaire annonçant les récompenses promises aux delatores, le temps
accordé aux coupables pour comparaître. la défense faite à tous les citoyens
de cacher un accusé ou de faciliter sa fuite.
Le gouvernement ne perdit pas
une minute pour agir. A peine Postumius était-il descendu de la tribune que
les triumvirs plaçaient des gardes à toutes les portes de la ville. Beaucoup
de fugitifs furent arrêtés ou, à la vue des gardes, retournèrent sur leurs
pas, espérant se cacher dans Rome ; quelques-uns se donnèrent la mort. Les
coupables étaient plus de sept mille. Quatre de leurs grands prêtres, amenés
devant les consuls, avouèrent et furent aussitôt décapités. On condamna à la
prison les initiés qui n’avaient fait que répéter la formule du prêtre ; à la
mort ceux, en beaucoup plus grand nombre, qui avaient accompli les rites. Les
femmes, remises à ceux qui avaient puissance sur elles[107], furent jugées et exécutées dans leurs maisons.
Un sénatus-consulte dont nous
avons la copie[108] décida qu’il n’y aurait plus de bacchanales à Rome ni
dans l’Italie, mais que l’on conserverait les autels et statues anciennement
consacrés à Bacchus. Si quelqu’un, disait-il, par scrupule de
conscience et par crainte d’un malheur, se croyait obligé de célébrer ces
mystères, il viendra à Rome le déclarer au préteur urbain, qui devra en
référer au sénat ; et si, cent sénateurs au moins étant réunis, la permission
lui est donnée, il pourra célébrer la cérémonie, à la condition qu’il ne s’y
trouvera pas plus de cinq assistants. — Personne ne sera grand prêtre
ou maître d’un collège de Bacchus, et personne ne recueillera d’argent pour
former, à un tel collège, un fonds commun. — Défense de se lier par
serment et d’engager mutuellement sa foi. — Afin que personne n’en
ignore, vous publierez ce décret dans les assemblées, à trois jours de
marché, et il sera gravé sur une table d’airain que vous ferez sceller dans
le lieu où l’on pourra en prendre le plus facilement connaissance : tout
contrevenant sera frappé d’une peine capitale.
Autre sénatus-consulte : Les
questeurs de la Ville
compteront cent mille as à Ebutius et autant à Hispala, qui ont mis sur les
traces du complot. Le consul s’entendra avec les tribuns du peuple pour
qu’une loi accorde à Ebutius les privilèges de la vétérance, à Hispala le
droit de disposer de son bien, de se marier hors de la maison de son patron,
de se choisir un tuteur et d’épouser un homme libre, sans que celui-ci
encoure un danger pour sa fortune, ou une tache pour son honneur[109]. Les consuls, les préteurs en charge et leurs successeurs
veilleront à sa sécurité.
Ces événements sont de l’année 186 ; l’enquête se
poursuivit les années suivantes, et des victimes périrent encore ; la
plupart, sans nul doute, étaient innocentes, comme beaucoup de celles qui
avaient été immolées en 186. Dans l’affaire des bacchanales on ne voit pas,
en effet, trace de complot ; on imputa aux accusés des crimes qu’on
reprochera plus tard aux juifs et aux chrétiens. Les débauches ne sont que
trop certaines, et les initiés avaient probablement fait disparaître quelques
malheureux dont ils redoutaient les indiscrétions. Les terreurs et les aveux
d’Hispala, bien plus que les révélations obtenues à prix d’argent, ne peuvent
laisser de doute à cet égard. Mais ce culte orgiastique, célébré dans la
nuit, loin de tous les regards, cette association secrète qui se donnait des chefs
et demandait une cotisation à ses membres, alarma les politiques aussi bien
que les vieux croyants. Ceux dont les fils devaient appeler les chrétiens des
ennemis du genre humain, n’ont pas eu de peine à croire que les zélateurs de
Bacchus étaient les ennemis de la république. Au fond, le supplice dés
initiés fut la première persécution religieuse ordonnée par le gouvernement
romain.
Cette prétendue conspiration avait jeté les esprits dans
un état qui montre avec quelle facilité s’exaltaient ces têtes romaines,
quand elles se laissaient affoler par les terreurs superstitieuses. Une peste
terrible sévissait sur Rome et l’Italie. Elle emporta un préteur, un consul,
beaucoup de personnages considérables et une telle quantité de monde que le
recrutement de l’armée en devint difficile. Ce fléau parut un signe de la
colère céleste. Le grand pontife fit consulter les livres sibyllins ; on voua
des présents et des statues dorées aux dieux guérisseurs : Apollon, Esculape
et Salus, et il fut prescrit à tous les citoyens au-dessus de douze ans de
faire durant deux jours de solennelles supplications avec des couronnes de
feuillage sur la tête et des branches de laurier à la main. Mais
l’imagination surexcitée fit voir aussi des crimes dans ces nombreuses
funérailles. Le mot d’empoisonnement fut prononcé ; il courut vite, comme il
arrive dans ces temps d’épidémie morale, et une enquête amena, s’il en faut
croire Valerius d’Antium, la condamnation de deux mille personnes : parmi
elles, une femme consulaire, Quarta Hostilia[110]. C’était un
nouvel holocauste à la peur.
Quant au procès des bacchanales, il mérite que nous y
revenions : car il nous instruit de plusieurs choses importantes. Il montre
le sénat provoquant des plébiscites et faisant lui-même des lois ; mettant en
mouvement l’administration tout entière, consuls et préteurs, édiles et
tribuns du peuple ; réglant les choses de Rome et les choses d’Italie. Il
fait voir aussi jusqu’où allait dès cette époque la dépendance des Italiens
envers la cité devenue leur capitale et leur maîtresse, puis que le sénat
leur interdit certains cultes et se réserve le pouvoir de donner seul le jus civitatis à des dieux nouveaux. Enfin
il eut de graves conséquences : les empereurs héritèrent de la méfiance du
sénat envers les superstitions étrangères et les sociétés secrètes, de sorte
que le sénatus-consulte sur les bacchanales servit de règle pour leur
politique à l’égard des juifs et des chrétiens.
Nous omettons quelques traits de mœurs : les droits encore
reconnus du tribunal domestique ; la demi servitude de l’affranchi ; la
facilité pour un citoyen d’avoir, sans honte, liaison publique avec une
courtisane ; l’obligation pour le patron d’une ville de la tenir au courant
des affaires de Rome ; enfin l’usage des délations provoquées par promesse de
récompense : détestable coutume que la république léguera à l’empire. Il est
une chose plus importante à retenir : c’est qu’Hispala n’élève pas un doute
sur le caractère religieux de ces mystères, qu’elle leur croit une origine
divine, qu’elle redoute la colère des dieux à cause de ses révélations, que
le sénat enfin pense comme Hispala, puisqu’il ne proscrit ni le dieu ni son
culte et qu’il réprime seulement les désordres. Mais, pour nous, ces
désordres rentrent dans une catégorie nombreuse de faits analogues que
l’histoire religieuse a enregistrés. Au sein d’une association qui use des
procédés habituels aux sociétés secrètes, l’initiation mystérieuse, le
serment solennel, la menace, quelquefois le poignard pour ceux qui violent la
foi jurée, on trouve un enseignement de dogmes cachés, des rites impurs, la
surexcitation des âmes et des sens. Qu’on fasse, pour ces horreurs, la part
de l’exagération aussi large que l’on voudra, il en restera assez pour
accuser un certain état des esprits qui ne s’était pas encore produit à Rome
et qui y restera en se développant. Les bacchanales proscrites reparurent[111] ; les prêtres
de Jupiter Sabasius en renouvelèrent les scandales. Il fallut, en 140,
chasser de Rome ces pieux roués avec les astrologues chaldéens[112] ; mais ils
revinrent bientôt et à leur suite beaucoup d’autres. Sylla, le conservateur à
outrance, ramènera l’Enyo des Cappadociens, et Varron pourra dire : Tous les dieux de l’Égypte se sont abattus sur Rome.
On vient donc d’assister aux très humbles et très honteux
commencements d’une révolution morale qui exercera la plus grande influence
sur les destinées de l’empire.
Si l’on rapproche de ce récit ce qui a été dit au
troisième chapitre du premier volume, on verra que, pour les choses
religieuses, l’esprit romain a traversé, avant d’arriver au christianisme,
trois phases qui se sont succédé naturellement.
La première a été marquée par le caractère étroit et sec
de la religion latino-sabine.
La seconde apparut, quand le pesant esclavage de ce
cérémonial formaliste, bon pour des paysans grossiers, devint insupportable à
des hommes qui, ayant conquis beaucoup de provinces et beaucoup d’idées,
commençaient à croire que la sagesse humaine valait mieux, pour les affaires
de ce monde, que la faveur de Jupiter. Ils conservèrent le vieux culte comme
moyen de gouvernement, et, jusqu’à la fin de l’empire païen, ils laisseront
les institutions religieuses confondues avec Ies institutions politiques,
mais ils renoncèrent pour eux-mêmes aux anciennes croyances, sans en chercher
d’autres ; et les meilleurs s’arrêteront dans cette voie moyenne de bon sens
et de doute indulgent où s’établit Horace lorsqu’il écrivit ces vers, qui
durent paraître aux dévots fort impertinents : Que
Jupiter donne la vie, la richesse, moi, je me donnerai une âme toujours égale
que ne troublera jamais la fortune favorable ou contraire[113]. C’est l’époque
que nous avons atteinte, celle du scepticisme.
Déjà la troisième se montre. Le doute philosophique des
consulaires, dont la Grèce
avait fait l’éducation, n’était pas à l’usage de tout le monde. Ceux qu’une
constitution nerveuse, facilement excitable, portait aux passions ardentes ou
aux vives imaginations, les femmes sur-tout, commençaient à délaisser les
dieux nationaux, trop longtemps sourds à leurs prières, et portaient leurs
offrandes aux divinités qui leur arrivaient de l’Orient, avec tout un cortège
de rites étranges par lesquels les esprits et les sens étaient enflammés.
C’est la préparation à la transformation dernière ; mais il faudra quatre siècles
pour que ces âmes froides et intéressées arrivent au mysticisme, pour que ces
hommes passent de leurs folles joies la tristesse religieuse, du culte de la
vie à celui de la mort. On voit comme tout chancelle dans cette vieille Rome
: mœurs et croyances ; attendons-nous donc à voir bientôt une Rome nouvelle.
V — INFLUENCE DE LA GRÈCE SUR LA LITTÉRATURE ROMAINE.
Ces vaincus qui soumettaient leurs vainqueurs ont-ils
exercé sur les lettres romaines une heureuse influence ? Il n’avait pas
encore jailli de l’âme d’un Latin quelques-uns de ces cris de douleur ou
d’amour que jette le poète véritable. La poésie est chose individuelle, et,
dans la vieille Rome, la sévère discipline des lois et de la coutume, mos
majorum, n’avait pas permis l’essor du génie individuel. Aussi s’était-il
produit ce phénomène, unique parmi les nations, qu’un peuple était arrivé à
une haute fortune politique, sans avoir allumé le foyer littéraire où
s’entretient la flamine du patriotisme et des grandes idées.
Quand les Romains se mirent à l’école de la Grèce, ils n’avaient
encore formé ni leur langue ni leur goût ; de sorte que leur littérature, du
jour où elle commença, fut marquée du caractère qu’elle garda toujours,
l’imitation de la Grèce
; et cette dépendance, docilement acceptée, l’empêcha de se frayer une voie
particulière ; elle resta un écho des voix puissantes et gracieuses que la Hellade avait entendues.
L’ancienne Rome avait eu sans doute des chants d’un
caractère rude et grossier que le temps aurait assoupli, et elle possédait
des traditions, des légendes, de glorieux souvenirs qui eussent été de
précieux matériaux pour un poète national. Mais ce poète ne vint pas, et
depuis le Calabrais Ennius[114], qui substitua
l’hexamètre grec à l’ancien vers saturnin, la poésie indigène, négligée, se
perdit sans retour. Séduits par les formes brillantes de la littérature
grecque, les grands de Rome, les Scipions surtout, la popularisèrent avec un
zèle qui alarma le patriotisme de Caton. Tout le monde parlait grec[115], l’Africain
comme Paul-Émile, qui rapporta les livres de Persée, Flamininus comme Scipion
Émilien, qui savait Homère par cour. Le grand pontife P. Crassus en
connaissait tous les dialectes ; Caton lui-même l’apprit, et Ennius ouvrit
sur l’Aventin une école pour cette langue. L’année de la bataille de Pydna,
Cratès de Mallos, le commentateur d’Homère, venu à Rome[116], y donna des
leçons qui attirèrent la foule, et Sylla pourra permettre à des envoyés grecs
de haranguer le sénat dans leur langue.
Sans doute le rude idiome du Latium gagna dans ce commerce
plus de souplesse et d’élégance. Mais on ne se contenta pas de prendre les
idées : on prit les mots, et quelques-uns allèrent jusqu’à mêler les deux
langues, comme Lucilius, dont la phrase n’était parfois qu’une marqueterie de
mots grecs et latins[117]. Fabius Pictor
avait déjà écrit, au temps de la seconde guerre Punique, une histoire de Rome
en grec. Un sénateur, Postumius Albinus, suivit cet exemple, en s’excusant, à
la préface, d’avoir peut-être commis des fautes dans cet idiome étranger ; à
quoi Caton répondait : Mais étais-tu donc forcé
d’écrire en cette langue ? Flamininus, du moins, ne faisait point
de barbarismes dans les vers grecs gravés sur les boucliers d’argent qu’il
suspendit aux murs du temple de Delphes : Salut à
vous, ô Dioscures, joyeux et habiles écuyers, Titus, du sang troyen, vous
dédia cette noble offrande quand il donna la liberté aux hellènes[118].
Le plus original des écrivains de Rome, Horace, commencera
par des vers grecs, et ; au milieu de ses succès, il dira encore à ses concitoyens
: Nuit et jour lisez les Grecs. Que de
choses nouvelles, en effet, philosophie et science, galanterie amoureuse et
ton précieux du petit maître, poésie lyrique et vers élégiaques, que de
nouveautés avait maintenant à exprimer cette langue qui, durant des siècles,
n’avait su que dire, d’un coup, le fait brutal, comme une arme, couverte
encore des scories de la fonte, frappe, mais ne brille pas. Du reste, ce que
la littérature romaine.. mise à l’école de la Grèce perdit en
originalité, elle le gagna en développement rapide, parce qu’elle puisa dans
le plus riche trésor des richesses littéraires. Dès que le contact se fut
établi entre le génie romain et le génie grec, une vive lumière brilla sur
l’Italie, et Rome eut de grands poètes.
Dans cette première période de la littérature romaine on
retrouve donc partout les formes et l’esprit de la littérature hellénique. On
traduit, on imite, on prend le rythme même. Le genre qui réussit le mieux, la
comédie, n’a rien de romain ; mais ce n’est pas non plus la comédie
aristophanesque. La noblesse était trop puissante à Rome, pour souffrir les
libertés qu’Aristophane s’était données dans Athènes, et la terrible loi des
Douze Tables sur les vers outrageants était toujours en vigueur. Quelle folie est la mienne, s’écrie Plaute,
avec une modestie qui n’était qu’une sage prudence, quelle folie de me mêler des affaires publiques, quand
nous avons des magistrats pour y veiller ![119] On copie
Ménandre, Philémon et Diphile[120]. Aussi dans les
pièces de Plaute et de Térence[121] se croirait-on
à Athènes, bien que le premier soit Ombrien et le second Carthaginois. Ils ne
s’en cachent pas : J’ai transporté Athènes à Rome,
dit l’un d’eux[122], sans architecte ; et il promet mille bons mots,
tous attiques[123]. Le plus grand
éloge que César fasse de Térence, c’est de l’appeler un demi Ménandre. Au
lieu du tableau des mœurs nationales, ce n’est plus, sauf quelques rares
allusions, que la peinture affaiblie des vices et des ridicules de l’homme :
l’art y perd en force et en vérité. Cependant, çà et là, Plaute au moins se
souvient qu’il est à Rome ; et le sénateur qui court à la curie, parce qu’on
y partage les commandements ; le pauvre diable qui va recevoir sa part d’un congiarium ; le jeune élégant qui ne se
fait pas scrupule de voler une courtisane en attendant qu’il pille une
province ; ces femmes dont le luxe irrite Mégadore autant que Caton, ces
épouses à la dot de 10 talents[124], fidèles, mais
grondeuses et revêches, comme ont dit l’être bon nombre de ces matrones, que
leurs maris ne pouvaient empêcher de faire une émeute pour une question de
toilette ; ce client qui ne veut pas déshonorer par le négoce sa dignité de
citoyen, mais qui vend son témoignage et. vit de ses parjures ; ce vieux
célibataire enfin dont le sensuel égoïsme se développe si complaisamment, et
ce précoce débauché qui menace du fouet son précepteur de condition servile ;
tous ces personnages de comédie ont bien vécu à Rome[125].
Ajoutons-en un autre, le parasite, arrivé d’Athènes, mais
qui va pulluler autour de ces tables maintenant si bien garnies[126], et que Plaute
nous montre relisant, pour le prochain souper, ses vieux cahiers de bons
mots, ou s’irritant contre l’importation récente des cadrans solaires, qui
marquent si lentement l’heure de la bombance. Que
les dieux confondent celui qui inventa les heures et qui, le premier, plaça
dans cette ville un cadran solaire. Le traître m’a coupé le jour en morceaux
! Dans mon enfance, le ventre était une horloge bien plus juste. Jamais il ne
manquait de m’avertir à temps et jamais il ne se trompait, à moins qu’il n’y
eût rien à manger. A présent, quoi qu’il y ait, il n’y a rien, tant qu’il ne
plait pas au soleil[127]. Je sais que
les poètes comiques, qui prétendent peindre la société, en peignent seulement
les travers, les ridicules et les vices exceptionnels ; qu’un seul de leurs
vers, bien frappé, fait plus de bruit dans le monde que la vertu de mille
femmes, parce que cette vertu, qui n’a pas au théâtre sa demeure habituelle,
se cache à la ville. Aussi, malgré tous les Grécules, je crois qu’il y
avait d’honnêtes gens à Rome, tout comme il s’y trouvait, malgré Épicure,
beaucoup de croyants. La vie intime d’un peuple ne s’altère qu’avec une
extrême lenteur. Ce qui peut rapidement changer ce sont les meurs des
nouveaux enrichis. Tous les jours nous le voyons pour quelques-uns, Rome le
vit pour beaucoup, parce que, pour beaucoup, ce passage de la pauvreté à la
fortune fût soudain. Mais, à côté de désordres éclatants, l’ancienne
austérité se conservait dans de nombreuses familles. Il se trouvait des
Virginius qui préféraient pour leurs enfants la mort à la honte[128]. Les matrones
pouvaient encore entrer la tête haute dans le temple de la Pudeur et plus d’une
faire écrire, comme Claudia, sur son tombeau : Douce
en sa parole, charmante en sa démarche, elle aima son mari de tout cœur,
garda la maison et fila la laine, domum servavit, lanam fecit[129]. Plaute
lui-même ne fait-il pas dire à Alcmène : Ma dot,
c’est la chasteté, la pudeur et la crainte des dieux ; c’est mon amour pour
mes proches ; c’est d’être soumise à mon époux, bienfaisante aux bons,
serviable aux gens de cœur. Lucrèce, si terrible à l’amour,
accorde au sage qu’il eut aussi trouvé le bonheur dans une honnête union
comme l’ancien temps en avait connu, comme les temps nouveaux en connaissent
encore. Cette Alcmène de Plaute s’appellera bientôt Cornélie, la fille de
Scipion et la mère des Gracques.
Il ne reste pas une seule pièce de ce Gaulois cisalpin,
Cæcilius, que l’on égalait à Térence, dont il facilita les débuts, mais qui
ne méritait pas cet honneur, à en juger par les citations d’Aulu-Gelle.
Deux autres poètes, l’un qui précéda Plaute, l’autre qui
le suivit, Nævius, soldat de la première guerre Punique, qu’il chanta dans un
poème admiré de Cicéron, et Lucilius, qui combattit avec Scipion Émilien
devant Numance, eurent sinon plus de talent, du moins plus de. courage et
d’originalité. Nævius écrivait dans le vieux rythme national, en vers
saturnins, et les titres latins de plusieurs de ses pièces[130] indiquent qu’il
se plut à représenter les mœurs du petit peuple de Rome. Nous savons aussi
qu’il ne craignit pas de s’attaquer aux plus puissants citoyens. Deux fois
ses vers lui valurent l’honneur de la persécution. L’histoire doit lui rendre
la place qu’il avait si audacieusement prise en face des nobles, et mêler le
pauvre Campanien à la grande lutte soutenue par Caton contre les Scipions.
Ennemi de l’influence grecque, qu’il vit commencer, il fit écrire sur son
tombeau : Si les dieux pouvaient pleurer les
mortels, les Muses pleureraient Nævius le poète. Quand il fut descendu au
trésor de Pluton, ils oublièrent à Rome leur belle langue latine.
Il avait raison de redouter cette invasion des formes et des idées grecques ;
la comédie d’Athènes (palliata) effaça celle de Rome (togata), et le temps n’a presque rien sauvé de
Nævius, si ce n’est quelques vers parmi lesquels celui-ci, qui lui fait
honneur : Toujours, j’ai préféré la liberté à
l’argent. Ceux qui, comme lui, voulurent peindre les mœurs
nationales n’ont pas eu meilleur sort[131].
Quant à Lucilius, riche chevalier, ami d’Émilien et
grand-oncle de Pompée[132], sa naissance
le protégea, il écrivit impunément trente satires, genre qu’il créa et qui
est resté très romain, grâce à Horace, Perse et Juvénal. Il y raille le riche
et le pauvre, le peuple et les grands, qui, du
matin au soir, courent au forum, préoccupés d’un seul souci, feindre l’honnêteté
et se tromper les uns les autres. Consuls, triomphateurs, les
Metellus, Carbon, le farouche Opimius, Cassius, Cotta le mauvais payeur, Torquatus, Tuditanus le poltron, Calvus le
mauvais homme de guerre, personne n’échappa à sa verve, ni Lupus,
juge prévaricateur et impie, ni Gallonius, gouffre vivant, pas même le nez du préteur désigné[133] : — Ils croient pouvoir impunément commettre tous les crimes.
Ils sont nobles, cela suffit pour fermer la bouche aux mécontents.
— Aujourd’hui, disait-il encore, l’or tient lieu de vertu ; sur ce que tu en auras, on
mesurera ton mérite. Est-ce effet du hasard ou intention du poète
? Dans ses fragments on ne retrouve ni le nom de Nævius ni celui de Plaute,
tandis que les traducteurs de la
Grèce, Ennius, Pacuvius, Cæcilius, y sont rudement
flagellés ! Le peuple aime à rire de lui-même. Cette satire des hommes de son
temps valut à Lucilius une immense popularité. Quand il mourut, les citoyens,
dit-on, voulurent faire les frais de ses funérailles.
Nous n’avons rien à dire de Térence qui, selon Montaigne,
sent son gentilhomme. C’est un poète correct, qui jamais ne bouillonne, comme on le disait de Nævius, et
qui s’adressait moins au peuple qu’à Lœlius et à Scipion. Il peint des
caractères de tous les temps, et, s’il charme les lettrés par l’élégance de
sou langage, il ne fournit pas à l’historien un trait que celui-ci ait profit
à retenir, si ce n’est qu’il c’était enfin formé, dans la Rome de ce temps, une
société de beaux esprits. Mais cela même est un caractère des mœurs
nouvelles.
Nous ne faisons aussi que mentionner les tentatives
dramatiques de Nævius et d’Ennius, l’Éducation de Romulus et de Remus
du premier, le Siège d’Ambracie du second. La Melpomène grecque n’a
jamais franchi les flots de l’Adriatique. Pour la tragédie, il faut un idéal
que les Romains n’avaient pas. Eschyle et Sophocle vivaient près des dieux et
des héros ; les dieux de Rome, enfermés dans le Capitole, près du lieu où
délibéraient les sages, étaient eux-mêmes trop graves pour avoir des
aventures, et ses grands hommes, soldats du devoir, portaient bien la
couronne civique, mais n’avaient point au front l’auréole des haros. Ni les
uns ni les autres ne pouvaient donner la grande inspiration poétique.
La tendance générale de cette littérature est aussi celle
de la Grèce
d’alors, l’impiété. J’ai déjà dit qu’Ennius avait traduit le livre d’Évhémère
; dans ses fragments et dans ceux de Pacuvius, on voit les augures, les
aruspices et les devins se moquer sur le théâtre, aux grands applaudissements
du peuple, dit Cicéron[134], des mêmes
dieux qu’ils adoraient dans les temples. Lucilius, qui n’épargnait pas plus
les hôtes du ciel que ceux de la terre, représentait les douze grands dieux
assis en conseil, et se riant des gens qui leur donnaient le titre de pères ;
ou bien, Neptune s’embarrassant dans une discussion d’où il ne eut sortir, et
disant pour s’excuser que Carnéade lui-même ne s’en tirerait pas[135]. Ailleurs il se
moque des Romains prosternés et tremblants devant
ces vains simulacres imaginés par Numa, comme les enfants qui prennent les
statues pour des hommes, donnant un
cœur vivant au marbre et au
bronze, et mettant la vérité là où n’est que le mensonge. De temps
à autre, Plaute est tenté de croire à un être supérieur et à sa providence ;
sa comédie du Rudens a même une inspiration morale et religieuse. La
pièce s’ouvre par un prologue que récite un être divin, l’étoile Arcturus,
apparaissant sur la scène au milieu des nuages, le front ceint d’une auréole
étoilée, et qui disait aux spectateurs : Je suis
un habitant du ciel, un de ces génies qui règnent la nuit parmi les astres,
et que Jupiter envoie pendant le jour sur la terre pour observer les actions
des hommes et lui en rapporter un compte fidèle[136]. Il révise lui-même les sentences des juges et des
puissants ; si l’on gagne sa cause par l’intrigue et la fraude, l’amende
qu’il inflige tôt ou tard surpasse de beaucoup le gain qu’on a dérobé. Le
crime et la vertu sont inscrits par son ordre sur des registres éternels.
C’est moi qui ai soulevé aujourd’hui la tempête contre le perfide que vous
verrez se traîner sur la plage[137]. Mais tous
ses dieux, diseurs de prologues, ne sont pas aussi respectables ; son Jupiter
a des mœurs scandaleuses. Et que devaient penser les fidèles quand Plaute
représentait le père des dieux et des hommes humant la fumée qui s’échappait
des casseroles d’un cuisinier bavard, ou s’allant coucher sans souper, quand
le cuisinier ne travaillait pas, et Sosie expliquant que le jour tarde à
paraître, parce que Apollon a peine à se lever, ayant bu la veille plus que
de raison[138].
Bientôt les mimes montreront chaque jour au peuple Anubis adultère, Diane battue de verges et trois Hercules affamés[139].
Un poète de l’âge suivant, mais qui par son style et ses
pensées appartient au temps dont nous parlons, Lucrèce, a développé avec une
audacieuse éloquence les doctrines matérialistes d’Épicure. Il est venu,
dit-il, pour délivrer les âmes des chaînes de la superstition[140], pour relever
les cœurs que la terreur comprime, pour mettre fin à ces offrandes de
victimes que les hommes, dans leur effroi, amènent sans relâche au pied des
autels. Si, dans sa magnifique invocation du premier livre, il s’adresse à
Vénus, c’est que pour lui Vénus est la Nature même qui, de sa puissante vie, répare
sans cesse l’œuvre de la mort. Il relègue les dieux loin du monde et des
hommes dans un inutile repos, et il ne veut pas que la foudre soit la
providence des dieux. II arrache à Jupiter son tonnerre, flamme aveugle qui brise les temples sacrés, égare sa
fureur dans les déserts ou sur l’Océan, et passe à côté d’un coupable pour
aller frapper une tête innocente.
Dans la création, tout pour lui s’expliquait par des
causes physiques, et cet empirisme, il le recouvrait souvent de la plus
grandiose poésie. La foudre, c’est le vent qui
s’enflamme dans sa course impétueuse ; la vie, c’est la rapide succession des
êtres qui se dissolvent et se recomposent[141] ; la mort, le calme inaltérable du plus doux sommeil, et
l’enfer, une invention des poètes ou la conscience timorée des coupables. —
Ce Tantale glacé d’effroi, sous le rocher qui le menace, n’est que l’homme
épouvanté du vain courroux des dieux et qui se croit accablé de leur colère,
sous les maux que lui inflige l’aveugle destin. Quel être pourrait suffire à
une douleur éternelle et fournir l’éternel aliment de ses bourreaux ? Combler
son âme de tous les biens, sans la rassasier jamais, n’est-ce pas le supplice
de ces jeunes filles qui versent incessamment dans lui vase sans fond une
onde fugitive ? — Comme l’homme, le monde aussi mourra. Un jour, et peut-être
ce jour le verras-tu toi-même, ces voûtes immenses, ébranlées par des chocs
nombreux, s’écrouleront, et leurs brûlants débris se disperseront dans
l’espace. — Ces vérités-là, ose-t-il ajouter, sont plus sûres que les oracles sortis du trépied
d’Apollon[142]. Bientôt César
dira en plein sénat que la mort finit tout, et Cicéron, l’homme qui a écrit
le Songe de Scipion, traitera de fables ineptes les doctrines d’une vie
à venir[143]
: .... Quel mal la mort peut-elle faire, à moins
qu’ajoutant foi à des contes puérils nous ne pensions que le méchant souffre
des supplices aux enfers ? Si ce sont là des chimères, comme personne n’en
doute[144], que nous enlève donc la mort ? Le sentiment de la
douleur. Du reste, les dieux eussent reçu, au théâtre et dans les
livres, les hommages hypocrites que leur prodiguait le monde officiel dans
les temples qu’ils n’en seraient pas moins morts. Les esprits, en
s’éclairant, voyaient l’inanité de ces fables créées par l’imagination de
peuples enfants, et, en devenant plus hommes, on avait moins besoin des
dieux.
Mais la vieille religion ne s’en va pas toute seule ; la
plus ancienne vertu de Rome, le patriotisme, se perd aussi dans cet empire
immense, où il ne sait plus à quoi s’attacher. Lucilius se moque bien de cet
Albutius qui aime mieux être d’Athènes que de
Rome et qu’en plein Forum on salue en grec, Χαϊρε
; il a beau dire encore qu’il faut subordonner
ses intérêts personnels à ceux de ses proches, et l’intérêt de ses proches à
l’avantage de la patrie : voici Lucrèce qui écrira un poème de
sept à huit mille vers où il ne mettra qu’une fois et par hasard le nom de
Rome[145].
Cependant Rome avait, plus que jamais, besoin de citoyens résolus et dévoués
; mais ce n’étaient pas les vers de Lucrèce, quelle qu’en fût la
magnificence, qui pouvaient lui en donner : Il
est doux, lorsque la tempête soulève la mer immense, de contempler du rivage
le marin battu des flots... ; de voir des périls qu’on ne court pas soi-même
et d’assister aux batailles engagées dans la plaine, sans prendre sa part du
danger. Mais il est plus doux encore de s’élever aux cimes sereines de la
science, dans les sanctuaires inviolables que construit la pensée des sages,
et d’où l’on aperçoit au loin les hommes, errant çà et là dans la vie,
luttant de génie, disputant de noblesse et s’épuisant nuit et jour en efforts
infinis pour saisir la fortune ou la puissance. Ô misérables humains !
Esprits aveugles qui ne comprenez pas que ce qu’il faut à l’âme, c’est d’être
délivrée des soucis et des craintes superstitieuses !
Voilà de belles images, mais ce grand poème ne sera jamais
une école de patriotisme. Avant Lucrèce, un autre élève de la Grèce, l’Apulien Pacuvius,
avait dit : La patrie ! elle est où l’on vit bien[146].
Le ciel et l’enfer se correspondent : qui nie l’un, nie
l’autre. On ne croyait pas qu’il y eût des expiations ou des récompenses
d’outre-tombe. Les lettrés ne parlaient même plus de cette vie triste et
silencieuse des mânes, si chère aux Romains des anciens jours. Le stoïcien
Panætios, ami d’Émilien, disait, avec la plupart des rhéteurs accourus à
Rome, que l’esprit meurt en même temps que le corps[147]. Catulle le
répète en des vers souvent imités : Le soleil
peut s’éteindre et renaître ; mais nous, lorsqu’une fois s’est éteinte la
lueur fugitive de nos jours, il nous faut dormir une nuit éternelle[148]. Il est inutile
de demander à Lucrèce ce qu’il en pense ; nous le savons déjà. Mais un poète
né avant la seconde guerre Punique, plus rapproché par conséquent des
anciennes mœurs, terminait déjà la destinée humaine au tombeau, comme la
comédie s’achève au théâtre, par le plaudite,
cives. Dans l’épitaphe qu’il
s’était composée, il disait : Jeune homme
qui passes si vite, cette pierre t’appelle : regarde et lis. Ici sont les os
de Pacuvius le poète. Je n’ai rien d’autre à t’apprendre. Adieu[149]. Lucilius n’en
dit pas davantage.
De tous ces adversaires du polythéisme romain, le plus
redoutable était Lucrèce ; car, aux caprices des dieux, il substituait les
lois immuables de la nature, et il remplaçait des sarcasmes qui faisaient
sourire par un système qui faisait penser. Tout le monde le lit et lui
emprunte, même Virgile, qui du moins lui rend hommage dans ces beaux vers : Heureux qui a pu pénétrer les causes premières des choses
et mettre sous ses pieds les puériles terreurs, le destin inexorable et les
vains bruits de l’avare Achéron[150] ; mais personne
ne le cite : l’hypocrisie religieuse de la société officielle commandait
le silence autour du nom de ce grand réprouvé.
On ne voit pas l’influence directe de la Grèce sur la prose latine.
Fabius Pictor, dont Polybe faisait peu de cas, n’avait probablement lu ni Hérodote
ni Thucydide ; du moins rien de la grâce de l’un ni de la profondeur de
l’autre ne se montre dans le peu que nous avons de lui. Caton aussi était
tout romain dans son traité de Re rustica que nous lisons encore et
dans ses Origines qui sont une de nos grandes pertes classiques. Il nous
reste les noms d’un certain nombre d’annalistes dont les livres seraient
précieux pour l’histoire, mais ne le seraient sans doute pas pour l’homme de
goût. Un d’eux pourtant, Cassius Hemina, semble avoir été un lettré, car
Salluste n’a pas dédaigné de lui emprunter cette pensée : Omnia orta occidunt et aucta senescunt, Tout ce qui a pris naissance doit mourir, tout ce qui
croit déclinera[151].
Dans une république, la tribune est un champ de bataille
où celui qui sait vaincre peut tout gagner, les honneurs et le pouvoir. Il
n’est pas rare que l’éloquence y tienne lieu de sagesse et d’expérience, que
la parole y soit plus estimée que l’action. A Rome, où du moins l’on savait
agir, on cultiva aussi l’art de persuader. Ces assemblées du sénat et du
peuple, ces tribunaux en plein air, cette coutume des oraisons funèbres et
des harangues militaires avaient formé de grands orateurs bien avant qu’on
sût lire, au bord du Tibre, une philippique de Démosthène ou un des discours
si laborieusement étudiés d’Isocrate.
Toutes les harangues que nous trouvons dans Tite-Live ont
été refaites par lui, et nous n’oserions les citer comme témoignage de
l’ancienne éloquence latine. Mais on conservait, du temps de Cicéron, des
discours qu’il admirait beaucoup. Le dernier siècle de la république fut
fécond en orateurs puissants : à leur tête se placent Caton et Caïus Gracchus
dont il sera parlé plus loin. Après eux, deux hommes éclipsèrent tous les
autres au Forum : Antonius et Crassus. Grâce à Cicéron, le premier a une
grande renommée d’orateur ; nous lui en ferions volontiers une autre, car il
était le type achevé de l’avocat qui se considère avant tout comme un artiste
en beau langage, à qui le succès suffit, quels que soient les moyens employés
pour l’obtenir et la nature de la cause. Aussi ne voulut-il écrire aucun de
ses discours, afin, disait-il, de pouvoir toujours nier, s’il arrivait qu’on
cherchât à le mettre en contradiction avec lui-même. Cet habile homme, qui se
vantait de ne rien devoir à la
Grèce, n’avait donc pas eu besoin d’étudier la sophistique
d’Athènes : il l’avait trouvée en lui.
Crassus, son émule, possédait la véritable éloquence ;
nous citerons de lui de vives paroles, qui d’ailleurs montrent une scène du
Forum romain. Plaidant un jour contre un débauché qui déshonorait sa noblesse
par une vie inutile, M. Brutus, il voit arriver au Forum le convoi d’une
Junia, tante de son adversaire ; il s’arrête et s’écrie :
Que veux-tu, Brutus, que cette
femme annonce à ton père, à tous ces hommes illustres dont tu vois porter les
images, à ce Brutus qui délivra le peuple romain de la domination des rois ?
Que dira-t-elle de tes occupations ? A quels soins, à quelle gloire, à quelle
vertu te montrera-t-elle appliqué ? A augmenter ton patrimoine ? il ne te
reste rien : tes débauches ont tout dévoré. A étudier le droit ? C’est une
tradition de ton père ; mais elle dira qu’en vendant ta maison tu ne t’es
même pas réservé, dans le mobilier paternel, le siège du jurisconsulte ; la
science militaire ? niais tu n’as jamais vu un camp ; l’éloquence ? mais tu
as prostitué le peu de voix que tu avais à l’infâme métier de calomniateur.
Et tu oses regarder tes juges en face ! tu oses venir au Forum sous les yeux
de tes concitoyens ! Et tu ne trembles pas de honte en face de cette morte,
devant ces images de tes pères ![152]
Des hommes capables de parler ainsi n’avaient rien à
emprunter aux Grecs. Ceux-ci prétendirent cependant leur donner des préceptes
de rhétorique, qui n’ont jamais fait un orateur , et ils leur fournirent
certainement de bien dangereux exemples. Les rhéteurs avaient fait de la
parole un art mais ils énervaient la pensée à force de la vouloir conduire,
et peu leur importait l’idée, pourvu que l’expression eût une harmonieuse
mélodie. Cicéron leur devra la trop grande abondance de ses premiers ouvrages[153].
Le droit est aussi une gloire toute romaine. Malgré
quelques importations étrangères, le code décemviral est bien indigène dans
son esprit et dans son ensemble, mais, comme science, ce fut à la Grèce que le droit romain
emprunta ses principes. La brièveté des Douze Tables, la confusion introduite
dans la législation par la diversité des édits prétoriens (lex annua), la difficulté de connaître les formules
et les pantomimes allégoriques de la procédure[154], avaient amené
déjà la formation d’une classe d’hommes qui se vouaient à l’explication des
lois. Coruncanius, le premier plébéien arrivé, vers 254, au grand pontificat,
avait fondé l’enseignement public du droit, et Ælius Pætus, vers 201, avait
révélé tous les secrets juridiques. A leur exemple, quelques-uns des citoyens
les plus considérables se vouèrent à ce sacerdoce nouveau, et les responsa des jurisconsultes[155] devinrent une
nouvelle source, la plus abondante peut-être, pour le droit romain.
Cette science faite au jour le jour, suivant les besoins,
manquait d’unité, parce qu’elle manquait d’un principe rationnel. Or, en
Grèce, le stoïcien Chrysippe avait fondé une théorie du droit, en proclamant
la loi naturelle reine et souveraine de toutes
les choses humaines et divines[156]. Tous les
hommes étant égaux et sociables, disait-il, il y a entre eux des rapports
nécessaires d’où la raison doit tirer les lois. La loi civile n’était donc
plus l’effet de conventions arbitraires[157] ; la tradition,
l’usage, les textes, ne devaient plus avoir une autorité absolue, et l’on
soumettait au raisonnement ces formules impératives, ces coutumes étranges,
représentations maintenant incomprises de l’ancienne guerre juridique. Le
grand jurisconsulte Scævola, stoïcien comme Chrysippe, et que nous verrons
jouer, dans la tragédie des Gracques, un rôle digne de son caractère,
commença dans Rome cette révolution. Cicéron la continuera par sa magnifique
définition de la loi naturelle. Il est une loi
que personne n’a écrite, mais qui est née avec nous, que nous n’avons ni
apprise de nos maîtres, ni reçue de nos pères, ni étudiée dans les livres.
Nous la tenons de la nature même[158] ; ... loi immuable qui appelle au bien par ses
commandements, détourne du mal par ses menaces, et que ni le sénat ni le
peuple ne peuvent abroger. Il n’y en aura pas une à Rome et une autre à
Athènes ; une aujourd’hui et une autre demain. Éternelle, inaltérable, elle
régit à la dois tous les peuples et tous les temps[159]. Ailleurs, il
dira encore : Le droit, c’est la nature, et la
nature étant telle que tout le genre humain se trouve lié par une sorte de
droit civil, celui qui respecte ce droit est juste ; celui qui le viole,
injuste[160].
Voilà de bien grandes nouveautés. Les patriciens, qui
avaient défendu d’un zèle si jaloux le droit haineux des anciens jours,
devaient en frémir dans leurs tombeaux. Les Douze Tables restaient toujours
un monument vénérable par son antiquité : Ælius Pætus venait d’en donner une
édition avec commentaires ; mais l’étude du droit pontifical, c’est-à-dire de
la partie religieuse des lois civiles, était tombée en désuétude[161], au grand
profit du droit proprement dit, qui, débarrassé de liens que toute religion
veut rendre immuables, répondait aux développements de la vie en élargissant
le cercle étroit des prescriptions légales, pour y laisser entrer plus de
justice et d’humanité.
Cicéron reproche aux Scævola d’avoir fourni des moyens de
droit à ceux qui voulaient se soustraire aux obligations des sacra gentilitia[162]. L’autorité
absolue du père et de l’époux fléchissait. La remancipatio
permettait à la femme de demander le divorce ; et la diffarreatio rompait même les unions que le
grand pontife et le flamine de Jupiter avaient solennellement consacrées[163]. Enfin, par les
développements successifs de la théorie du pécule et par l’institution de la
dot, ils allaient autoriser le fils et l’épouse à posséder indépendamment du
chef de famille, c’est-à-dire rendre possible ce que jamais l’ancienne Rome
n’avait vu, un fils citant son père en justice[164]. Cependant si
le lien de la famille se relâchait, il ne se brisait pas, et le fils,
l’épouse, n’étaient relevés d’aucun de leurs devoirs de respect et
d’obéissance. Comme il y avait plus de liberté pour les individus, il y en
eut aussi davantage pour les choses : à côté de la propriété quiritaire, les
jurisconsultes placèrent la possession bonitaire,
qui devait à la longue faire disparaître la première[165].
Les mœurs religieuses exigeaient ‹il y eût toujours
institution d’héritier, afin que les sacrifices de la famille ne fussent pas
interrompus. Mais d’autre part les Douze Tables avaient laissé au citoyen la
faculté de disposer librement de son bien par legs ou donations. Les lois
Furia (183) et
Voconia (169)
restreignirent ce droit, et la loi Falcidia (40) édictera qu’il n’est
permis de disposer en legs que des trois quarts de l’héritage. La lex Plætoria[166] protégea contre
lui-même le citoyen âgé de moins de vingt-cinq ans, en établissant une
pénalité sévère pour les créanciers qui avaient abusé de son inexpérience[167]. Le vieux
droit, horrendum carmen, n’avait pas
de ces précautions paternelles.
Ces graves jurisconsultes, amoureux du passé, mais aussi
de la justice, arrivaient par l’influence des circonstances, historiques,
bien plus que par celle des doctrines stoïciennes, à une conception plus
humaine du droit. La république s’étant agrandie, les idées s’étaient
développées, et de nouveaux rapports sociaux avaient forcé de créer de
nouvelles règles juridiques. Les édits des gouverneurs de provinces, surtout
ceux du prætor peregrinus, fondés
nécessairement sur les règles du jus gentium,
plus équitables que celles du jus civile,
contribuèrent beaucoup à cette infiltration du droit des gens dans le droit
civil. Les prudents, comme on les appellera, et les magistrats eux-mêmes favorisaient
donc, à leur insu, l’évolution qui allait remplacer l’esprit étroit et jaloux
de la cité des Quirites par l’esprit plus large de la cité universelle.
Cette évolution se marque en tout par le même signe : le
détachement des vieux usages. Dans la législation, la coutume, mos majorum, autrefois si puissante, qu’elle
tenait lieu de la loi, est forcée de faire une part de jour en jour plus
grande aux déductions logiques de principes nouveaux. La philosophie ne fait
point de politique, elle fait de la morale ; la comédie a beau porter le
pallium ou la toge, au fond, elle n’est ni d’Athènes ni de Rome ; même
lorsqu’elle copie des caractères et peint des mœurs, elle a quelque chose de
général qui n’est point enfermé dans l’enceinte de la cité. Un esclave de
Plaute ose dire à son maître le mot que répéteront les serfs révoltés du
moyen âge : Mais je suis homme comme toi[168] ; et Lucilius,
un Romain de vieille roche, honore un de ses esclaves d’un tombeau et d’une
épitaphe où ou lisait : Un esclave fidèle à son
maître et qui jamais ne fit de mal à personne, Métrophanès, le soutien de
Lucilius, est enfermé ici. Voilà donc, au moment où le citoyen
finit, l’homme qui commence. Peu à peu l’humanité arrive. Cicéron va en
prononcer le nom, et déjà Térence a écrit son vers fameux :
Homo
sum, nihil humani a me alienum pulo.
Aussi, dans cette transformation de la société romaine, on
trouve à côté d’éléments de dissolution pour les mœurs et les croyances de
l’ancien temps, des forces de renouvellement qui feront de Rome la seconde et
glorieuse étape de la civilisation classique. Malheureusement cette
transformation n’était pas générale. Tandis que les nobles hellénisaient,
le peuple demeurait dans sa grossièreté native. Il s’inquiétait peu de ces
arts nouveaux, de cette littérature naissante, qui restaient comme une
importation étrangère, bonne seulement à délasser l’esprit des grands. Au
lieu de ce peuple intelligent et vif qui venait s’asseoir aux sièges de
marbre du théâtre de Bacchus, sous l’ombre du Parthénon, et qui saisissait au
vol les plus délicates pensées, la plèbe romaine, debout dans ses théâtres de
bois, ne prêtait son attention qu’aux lazzi graveleux, à la mimique
grossière, qui étaient la rançon du poète auprès de ceux qu’Horace appelle
irrévérencieusement des ânes. Deux
fois l’Hécyre de Térence fut abandonnée pour les jeux du cirque, pour
des chasses de lions, de panthères et de sangliers, pour des combats
d’athlètes ou de gladiateurs[169]. Si Démocrite était encore de ce monde, dit
Horace, oh ! qu’il rirait de bon cœur en voyant
le peuple lui donner, au théâtre, la comédie bien mieux que le comédien. Et
l’auteur ! Il penserait qu’il conte son histoire à un âne, voire même à un âne
sourd. Au fait, quelle voix de stentor pourrait dominer le bruit dont
retentissent nos théâtres ? On croirait entendre mugir les forêts du mont
Gargan ou les vagues de la mer Tyrrhénienne[170].
Parmi les nobles mêmes quelques-uns conservaient ou
affectaient de garder, en face des vaincus, l’ancienne rusticité. Après le
sac de Corinthe, Mummius, voyant le roi Attale offrir 75.000 francs d’un
tableau sur lequel ses soldats jouaient aux dés, crut que cette toile avait
quelque vertu cachée et la fit reprendre. Quand il envoya à Rome son précieux
butin, il avertit le pilote qu’il aurait à remplacer les statues et les
tableaux perdus ou détériorés dans le trajet[171]. Anicius, le
conquérant de l’Illyrie, n’avait pas pour la musique un goût plus délicat ;
il avait réuni sur un théâtre les plus célèbres musiciens de la Grèce ; mais, comme ils
jouaient tous ensemble le même. air, il trouva que ces gens gagnaient mal
leur argent, et il leur cria de lutter les uns contre les autres, avec des
airs différents[172].
A cet égard, Rome restait une cité demi barbare[173], malgré le
nombre immense de statues et de tableaux entassés dans ses temples, sur ses
places, sous ses portiques. En vain ses consuls la paraient-ils des
dépouilles du monde ; en vain voulaient-ils qu’elle rivalisât de beauté avec
Athènes et Corinthe : l’art importé[174], comme un
butin, dans le bagage des légions, devenait, sur les bords du Tibre, un
travail mercenaire abandonné aux affranchis, et il est de trop noble origine
pour ne pas languir dans la servitude. Comme la poésie, il veut une âme
élevée et des mains libres.
Les Romains étaient moins capables encore de science que
d’art.
Lorsqu’en 263 un cadran solaire fut apporté de Catane à
Rome, ils ne se doutèrent pas que la différence de 3 degrés entre les
méridiens des deux villes devait faire retarder le cadran de Rome sur celui
de Catane : ils ne surent le régler qu’un siècle plus tard. En 158, Scipion Nasica
apporta la première clepsydre, qui permit d’avoir l’heure, même les jours où
le soleil ne se montrait pas. Mais un peuple qui dans chaque phénomène voyait
un signe céleste ne pouvait interroger la nature pour y chercher des lois.
Les vers de Lucrèce n’empêchaient, pas que le Romain, en entendant gronder la
foudre, n’éprouvât le sentiment de nos paysans, qui se signent quand l’éclair
passe. Les religions, où tout s’explique par la volonté divine, sont
nécessairement les ennemies de la science. Du reste la religion romaine n’eut
rien à faire pour détourner ses fidèles de jeter un regard téméraire sur ce
monde dont les modernes ont entrepris la conquête. Quand il y eut dans Rome des
révoltés contre les dieux du Capitole, l’éducation première avait donné à
leur esprit un pli qui ne s’effaça pas. Et puis, ces vainqueurs du monde se
disaient que la science et l’art étaient le lot des vaincus la cause de leur
défaite ; et Virgile exprimait un sentiment très romain quand il écrivait :
Que d’autres fassent mieux
respirer l’airain et tirent du marbre de vivantes images ; qu’ils disent les
plaidoyers éloquents, les mouvements du ciel et le lever des astres, soit. Pour
toi, peuple de Rome, n’oublie jamais que gouverner les nations et leur
imposer la paix, épargner les humbles et dompter les superbes, voilà tes arts[175].
Nul, en effet, n’a su, comme Rome, conquérir et conserver
ce qui avait été conquis ; pour le reste, sa civilisation fut une
civilisation de surface. La partie supérieure de la société fut seule
éclairée, et la lumière, ne pénétrant pas jusqu’aux couches inférieures, ne
fit que rendre plus sensible l’intervalle qui séparait le riche du pauvre. De
là ce mélange, au sein d’un même peuple, d’élégance et de grossièreté, de
scepticisme et de superstition, d’études élevées et de plaisirs féroces,
d’austérité chez quelques-uns et de débauches sans nom chez beaucoup.
Aujourd’hui, dans le corps social, le sang plébéien monte sans cesse et
renouvelle le sang appauvri des classes dirigeantes. Dans la Rome du temps qui nous
occupe, il n’en était plus ainsi : entre les grands et le peuple, il y avait,
comme nous l’allons montrer, un abîme où la république tombera.
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