HISTOIRE DES ROMAINS

 

CINQUIÈME PÉRIODE — CONQUÊTE DU MONDE (201-133)

CHAPITRE XXXI — RÉDUCTION DE LA MACÉDOINE EN PROVINCE ; SOUMISSION DE LA GRÈCE.

 

 

I. — EFFROI DES PRINCES ET DES PEUPLES APRÈS PYDNA.

Après la défaite de Persée, le peuple romain n’avait encore rien pris pour lui, si ce n’est les 45 millions versés par Paul Émile dans le trésor et les tributs imposés à la Macédoine, qui permirent au sénat de ne plus demander aux citoyens l’ancienne contribution de guerre, tributum. Cette suppression du seul impôt que les citoyens eussent à fournir[1] montre bien que Rome entendait vivre aux dépens de ses sujets. Ce principe de gouvernement eut pour conséquence les frumentationes ou distributions de blé à bas prix, comme la part de butin laissée aux soldats donna naissance aux donativa : deux institutions dont l’empire abusa, mais qui sont d’origine républicaine et que l’on ne comprendrait pas si l’on voulait n’y voir qu’un moyen de corruption à l’égard du peuple et de l’armée.

Rome n’avait pas besoin de réunir de nouveaux territoires à son empire pour étendre sa domination. La Macédoine avait paru le dernier boulevard de la liberté du monde. Maintenant que ce rempart était tombé, tous allaient au-devant de la servitude avec une indicible terreur. Prusias, roi de Bithynie, était resté neutre ; il accourut en Italie et se présenta au sénat la tête rasée avec le bonnet d’affranchi. A son entrée, il baisa le seuil de la curie en s’écriant : Salut, dieux sauveurs ![2]

Masinissa lui-même trembla. Deux choses, fit-il dire par son fils, lui avaient causé une vive douleur. Le sénat avait fait demander par des ambassadeurs des secours qu’il avait le droit d’exiger, et il avait envoyé le prix du blé fourni. Masinissa n’avait pas oublié qu’il devait au peuple romain sa couronne ; content de l’usufruit, il savait que la propriété restait au donateur[3] ; et il demandait à faire un sacrifice au Capitole en actions de grâces Le sénat lui défendit de quitter l’Afrique.

D’autres rois voulaient venir : un décret leur interdit de passer la nier, et quand Eumène débarqua à Brindes, un questeur lui ordonna de quitter immédiatement l’Italie. Cette seule déclaration faillit lui coûter son royaume, car dès qu’on le sut menacé de la colère de Rome, tous ses alliés l’abandonnèrent au milieu de la guerre qu’il avait à soutenir contre les Galates. Cependant son frère Attale fût reçu avec honneur. Les sénateurs lui offrirent la moitié des États d’Eumène : il refusa prudemment pour ne pas démembrer lui-même son héritage. Ce moyen d’affaiblir le royaume pergaméen ayant échoué, le sénat laissa les Galates lui faire une guerre, qui l’épuisa ; plus tard il excita Prusias contre Eumène, et renouvela l’outrage fait à Philippe d’envoyer des commissaires pour recevoir les plaintes contre le roi et entendre sa justification[4].

Le roi de Syrie, Antiochus IV Épiphane, avait conquis une partie de l’Égypte et assiégeait Alexandrie. Un député romain, Popillius, lui ordonna de rentrer dans ses États. Antiochus demandant quelques jours pour délibérer, Popillius traça autour de lui un cercle sur le sable : Avant de sortir de ce cercle, vous répondrez au sénat. Et le roi, vaincu par un seul homme, rappela ses armées. L’Égypte était sauvée. Pour la maintenir sous la tutelle du sénat, Popillius partagea la royauté entre Philométor et Physcon, et les ambassadeurs de tous ces rois partirent, pour protester, aux pieds du sénat, de leur vénération et de leur obéissance. A voir tant de lâcheté, on se met involontairement du côté de Rome, malgré sa politique insolente et perfide.

Les marchands de Rhodes, gênés par la guerre dans leur commerce, avaient voulu imposer leur médiation. Maintenant ils se reprochaient cette imprudente démarche, ordonnée par leur assemblée populaire. Ils se hâtèrent de mettre à mort les partisans de Persée et d’envoyer à Rome de riches présents. Le sénat ne leur déclara pas la guerre, mais la Lycie et la Carie, qui leur donnaient annuellement 120 talents, leur fuirent définitivement enlevées. La défense d’importer du sel en Macédoine et de tirer de ce pays des bois de construction, mieux encore, l’établissement d’un port franc à Délos, ruinèrent leur marine : en quelques années, le produit de leur douane tomba de 1 million de drachmes à 150.000. La cité, naguère si riche et si fière, s’humilia ; elle sollicita et obtint, en 164, le titre d’allié qui faisait si rapidement tomber au rang de sujet. Ariarathe de Cappadoce en montant sur le trône, demanda aussi cette dangereuse alliance, et remercia les dieux par de solennels sacrifices de l’avoir obtenue[5]. Sa bassesse n’empêcha pas les sénateurs de soutenir contre lui un usurpateur, auquel ils assignèrent la moitié de la Cappadoce (159).

Dans l’île de Lesbos, Antissa fut rasée pour avoir fourni quelques vivres à la flotte de Persée. En Asie, les villes s’empressèrent de bannir ou d’envoyer au supplice les anciens partisans du roi. Durant quelques mois, une terreur profonde pesa sur la Grèce[6].

Tous les mauvais instincts qui fermentaient dans ces petites cités, depuis si longtemps sans discipline et sans mœurs, se donnèrent carrière à l’abri du nom de Rome. On se vengea d’un ennemi, d’un rival, en l’accusant d’avoir été vendu au Macédonien. Il suffisait d’être soupçonné d’avoir fait, au fond du cœur, des vœux en faveur de Persée, pour être traîné devant un tribunal implacable. L’Étolien Lyciscos dénonça cinq cents de ses compatriotes, tout le sénat d’Étolie, et les fit conduire à la mort : Rome ne prêta que l’épée de ses soldats pour l’exécution. Ces massacres juridiques lassèrent-ils le vainqueur ? On pourrait considérer comme le désir d’y mettre un terme l’internement des suspects en diverses cités d’Italie. Ce qu’il y avait encore d’hommes considérables en Épire, dans l’Acarnanie, l’Étolie et la Béotie, suivirent Paul Émile à Rome ; mille Achéens, désignés par Callicratès, y furent déportés. Un seul prince reçut avec étonnement un bienfait de Rome, c’était Cotys, ce petit roi thrace qui avait vaillamment soutenu Persée. Le sénat lui renvoya son fils, qui s’était trouvé parmi les prisonniers. Mais la Thrace était le passage d’Europe en Asie, et il fallait s’y faire des alliés[7].

La Macédoine effacée du rang des nations, l’Épire dépeuplée, l’Étolie ruinée, il ne restait plus dans la Grèce d’autre État que la ligue achéenne, elle aussi destinée à périr. Philopœmen n’avait pu lui-même croire sérieusement à sa durée. Quand les Romains, dit Polybe, demandaient des choses conformes aux lois et aux traités, il exécutait sur-le-champ leurs ordres ; quand leurs exigences étaient injustes, il voulait qu’on fit des remontrances, puis des prières, et, s’ils demeuraient inflexibles, qu’on prit les dieux à témoin de l’infraction des traités et qu’on obéit. Je sais, ajoutait-il, qu’un temps viendra où nous serons tous les sujets de Rome[8] ; mais ce temps, je veux le retarder. Aristénès, au contraire, l’appelle, car il voit l’inévitable nécessité, et il préfère la subir aujourd’hui plutôt que demain. Cette politique d’Aristénès, que Polybe ose appeler sage[9], Callicratès la suivit, mais dans le seul intérêt de son ambition et avec un hideux cynisme de servilité. La faute en est à vous, pères conscrits, osa-t-il dire dans le sénat, si les Grecs ne sont pas dociles à vos volontés. Dans toutes les républiques il y a deux partis : l’un qui prétend qu’on doit s’en tenir aux lois et aux traités, l’autre qui veut que toute considération cède au désir de vous plaire ; l’avis des premiers est agréable à la multitude : aussi vos partisans sont-ils méprisés ; mais prenez à cœur leurs intérêts, et bientôt tous les chefs des républiques, et avec eux le peuple, seront pour vous. Le sénat répondit qu’il serait à désirer que les magistrats de toutes les villes ressemblassent à Callicratès, et, comme pour justifier ses paroles, les Achéens l’élurent stratège à son retour de Rome.

Cela se passait quelques années avant la guerre de Persée. Ce prince rendit de l’espoir aux partisans de l’indépendance hellénique : aussi les Achéens voulurent-ils d’abord garder une exacte neutralité ; relais, quand Marcius eut forcé les défilés de l’Olympe, Polybe accourut lui offrir le secours d’une armée achéenne[10] : il était trop tard ; les Romains voulaient vaincre seuls, pour n’être point gênés par la reconnaissance. Polybe lui-même fut du nombre des mille Achéens détenus en Italie, et il aurait eu pour prison quelque ville obscure, loin de ses livres et des grandes affaires qu’il aimait tant à étudier, si les deux fils de Paul Émile n’avaient répondu de lui au préteur.

 

II. — RÉDUCTION DE LA MACÉDOINE EN PROVINCE (146).

Pendant les dix-sept années que dura cet exil, sur lequel le sénat ne voulut jamais s’expliquer, Callicratès resta à la tête du gouvernement de son pays. Il y faisait bien mieux les affaires de Rome que si le sénat eût envoyé à sa place un proconsul. Laisser aux pays vaincus ou soumis à l’influence romaine leurs chefs nationaux, gouverner par les indigènes, comme les Anglais le font dans l’Inde, fut une des maximes les plus heureuses de la politique romaine. Content de cette apparente indépendance, de ces libertés municipales qui s’accordent si bien avec le despotisme politique, les peuples tombaient sans bruit, sans éclat, à la condition de sujets, et le sénat les trouvait tout façonnés au joug, quand il voulait serrer le frein et faire sentir l’éperon. Ainsi la Grèce allait devenir, sans qu’elle s’en aperçût, comme tant de cités italiennes, une possession de Rome, lorsque, à la mort de Callicratès, Polybe, appuyé de Scipion Émilien, sollicita le renvoi des exilés d’Achaïe. Ils n’étaient plus que trois cents : le sénat hésitait. Caton s’indigna qu’on délibérât si longtemps sur une pareille misère ; le mépris lui donna de l’humanité. Il ne s’agit, disait-il, que de décider si quelques Grecs décrépits seront enterrés par nos fossoyeurs ou par ceux de leur pays. On les laissa partir (150)[11]. Caton avait raison : c’était bien au tombeau qu’après un dernier combat la Grèce allait descendre, et pour vingt siècles.

Chez quelques-uns de ces exilés, l’âge n’avait ni glacé l’ardeur ni calmé le ressentiment. Diéos, Critolaos et Damocritos rentrèrent dans leur patrie, le cœur ulcéré, et par leur audace imprudente précipitèrent sa ruine.

Les circonstances leur paraissaient, il est. vrai, favorables. Un aventurier, Andriscos, se donnant pour fils naturel de Persée, venait de réclamer l’héritage paternel (152). Repoussé par les Macédoniens dans une première tentative, il s’était réfugié auprès de Démétrius, roi de Syrie, qui l’avait livré aux Romains. Ceux-ci, contre leur habitude, le gardèrent mal ; il s’échappa, recruta une armée en Thrace, et se donnant cette fois pour Philippe, ce fils de Persée qui était mort chez les Marses, il souleva la Macédoine et occupa une partie de la Thessalie. Scipion Nasica le chassa de cette province (149) ; mais il y rentra, battit et tua le préteur Juventius, et fit alliance avec les Carthaginois, qui commençaient alors leur troisième guerre Punique. L’affaire devenait sérieuse. Rome combattait en ce moment dans l’Espagne et en Afrique ; on pouvait craindre que le mouvement ne s’étendit de proche en proche à la Grèce entière et à l’Asie. Une armée consulaire fut donnée au préteur Metellus, qui gagna une nouvelle victoire de Pydna et conduisit à Rome Andriscos chargé de chaînes (148).

Une année avait suffi pour terminer cette guerre, au fond peu redoutable, qu’un second imposteur tenta vainement de renouveler quelques années plus tard (142). Le sénat, croyant enfin mûrs pour la servitude les États que depuis un demi-siècle il avait vaincus et enlacés dans ses intrigues, réduisit la Macédoine en province (146).

La nouvelle province s’étendit de la Thrace à l’Adriatique, où les deux florissantes cités d’Apollonie et de Dyrrachium lui servirent de port et comme de points d’attache avec l’Italie. Son impôt resta fixé à 100 talents, moitié de ce que la Macédoine payait à ses rois et qu’elle leva elle-même ; ses villes conservèrent leurs libertés municipales, et, au lieu des guerres civiles et étrangères qui l’avaient si longtemps désolée, elle allait jouir, durant quatre siècles, d’une paix et d’une prospérité qui ne fût que de loin en loin troublée par les exactions de quelque proconsul républicain.

 

III. — BATAILLE DE LEUCOPÉTRA ; DESTRUCTION DE CORINTHE (146).

L’armée de Metellus le Macédonique était encore cantonnée au milieu de sa conquête, quand un des bannis achéens, de retour dans le Péloponnèse, Diéos, fut élu stratège. Durant sa magistrature, l’éternelle querelle entre Sparte et la ligue, quelque temps assoupie, se renouvela, grâce aux secrètes intrigues de Rome ; Sparte voulut encore sortir de la commune alliance. Aussitôt les Achéens armèrent, mais les commissaires romains arrivèrent, apportant un sénatus-consulte qui séparait de la ligue Sparte, Argos et Orchomène : les deux premières comme peuplées de Doriens, l’autre comble étant d’origine troyenne, toutes trois, par conséquent, étrangères par le sang aux autres membres de la confédération. A la lecture de ce décret, Diéos souleva le peuple de Corinthe, les Lacédémoniens trouvés dans la ville furent massacrés, et les députés romains n’échappèrent au même sort que par une fuite précipitée. Ce peuple, qui depuis quarante ans tremblait devant Rome, retrouva enfin quelque courage dans l’excès de l’humiliation ; il entraîna dans son ressentiment Chalcis et les Béotiens ; et, quand Metellus descendit de la Macédoine avec ses légions, les confédérés marchèrent à sa rencontre jusqu’à Scarphée, dans la Locride (146). Cette armée fut taillée en pièces ; mais, en armant jusqu’aux esclaves, Diéos réunit encore quatorze mille hommes, et, posté à Leucopétra, à l’entrée de l’isthme de Corinthe, il attendit le nouveau consul Mummius. Sur les hauteurs voisines, les femmes, les enfants, s’étaient placés pour voir leurs époux et leurs pères vaincre ou mourir : ils moururent. Corinthe fut prise, pillée[12], livrée aux flammes, Thèbes, Chalcis, rasées, et le territoire de ces trois villes réuni au domaine public du peuple romain. Les ligues achéenne et béotienne furent dissoutes ; toutes les villes qui avaient pris part à la lutte, démantelées, désarmées, soumises au tribut et à un gouvernement oligarchique qu’il était plus aisé au sénat de tenir dans la dépendance que des assemblées populaires[13]. Les territoires sacrés, Delphes et Olympie, dans l’Élide, gardèrent leurs privilèges ; mais le crédit de ces dieux qui ne savaient plus sauver leurs peuples baissait, et l’herbe y allait pousser autour de leurs parvis.

Encore un peuple rayé de la liste des nations ! Les Grecs, en effet, étaient arrivés à la fin de leur existence politique, et ils n’avaient pas même le droit d’en accuser la fortune. Il en coûte de le dire, à nous surtout, mais ceux qui ont tort, sans que les vainqueurs aient toujours raison, sont le plus souvent les vaincus. Qu’on se reporte au tableau que nous avons tracé de la Grèce, avant que les Romains n’y missent le pied, et l’on reconnaîtra que ce peuple avait, de ses mains, creusé son tombeau. Qui ne peut se gouverner obéira, qui n’a point de prévoyance sera exposé à tous les hasards : c’est la loi universelle. L’anarchie fit justement esclaves ceux qu’en des temps meilleurs le patriotisme et la discipline avaient faits glorieux et forts.

En vérité, cette race dégénérée ne méritait pas que Rome dépensât tant de prudence pour l’amener insensiblement sous son empire. Comme si le sénat avait eut toujours présents à l’esprit les exploits jadis accomplis par la Grèce, comme s’il avait redouté qu’en précipitant les choses, quelque beau désespoir ne renouvelât les lauriers de Marathon et de Platées, il avait mis un demi-siècle à agir et à parler en maître. La guerre contre les Illyriens terminée, il avait fait savoir aux Grecs que c’était pour les délivrer de ces pirates que les légions avaient traversé l’Adriatique, et, dans la lutte avec la Macédoine, il avait prétendu combattre pour leur indépendance. Après Cynocéphales, Flamininus transforma doucement cette amitié des premiers jours en protectorat ; et ce ne fut qu’après que toute force eut été détruite en Macédoine, en Asie, eu Afrique, que Mummius fit du protectorat une domination. Même alors, la Grèce ne fut pas réduite en province[14]. Ce grand nom imposait. D’ailleurs les cités les plus glorieuses, Athènes, Sparte, d’autres encore, étaient restées étrangères à la lutte engagée par les Achéens, et beaucoup de ceux-ci l’avaient soutenue avec mollesse : Si nous n’eussions été perdus promptement, disait-on partout, nous n’aurions pu nous sauver[15]. Ils entendaient par là qu’une résistance opiniâtre aurait rendu les Romains implacables, tandis qu’une facile victoire avait désarmé leur colère. Une fois, en effet, les exécutions des premiers jours accomplies, et les auteurs, les complices de la guerre punis de manière à ôter l’envie de recommencer, les Grecs furent traités en vaincus dont Rome voulait gagner l’amitié. Ils perdirent la liberté, mais ils en conservèrent l’apparence, en gardant leurs lois, leurs magistrats, leurs élections, même leurs ligues qu’au bout de quelques années le sénat leur permit de renouer. Point de garnison romaine dans leurs villes, point de proconsul dans leur pays. Seulement, du fond de la Macédoine, le gouverneur écoutait tous les bruits, surveillait tous les mouvements, prêt à descendre sur la Hellade avec ses cohortes et à renouveler par quelque mesure rigoureuse l’effroi laissé dans les âmes par la destruction de Corinthe. En réalité, Rome n’ôtait aux Grecs que le droit de dévaster leur pays par la continuité des guerres intestines.

Metellus avait enlevé de Pella vingt-cinq statues en bronze qu’Alexandre avait commandées à Lysippe pour consacrer la mémoire de ses gardes tombés sur les bords du Granique. Il les plaça en face de deux temples qu’il bâtit à Jupiter et à Junon et qui furent les premiers édifices de marbre que Rome posséda. Après ces constructions, il lui resta, sur la part de butin qu’il s’était faite, assez d’argent pour élever encore un magnifique portique.

Mummius était un Romain de vieille roche ; il avait conservé toute la rusticité antique et ne comprenait rien aux élégances de la Grèce. Pour obéir à la coutume, bien plus que par goût pour les chefs-d’œuvre de l’art, il enleva de Corinthe les statues, les vases[16], les tableaux, les ciselures, que les flammes n’avaient pas détruits ou qu’il n’avait pu vendre au roi de Pergame[17], et il les fit transporter à Rome, où ils décorèrent les temples et les lieux publics. Pour lui-même, il ne garda rien et resta pauvre, de sorte que la république fut obligée de doter ses filles. Jamais il ne se douta qu’il avait commis un crime en détruisant la plus belle ville de la Grèce, après un combat sans péril et par conséquent sans gloire. Il crut toujours avoir accompli un exploit mémorable, et, dans son inscription consulaire, qu’on a retrouvée, on lit ces mots, où il mettait l’honneur de son consulat : deleta Corintho. Ce barbare eut bien raison de consacrer, après son triomphe, un temple au dieu de la force, à Hercule vainqueur.

Quant aux auteurs de la guerre d’Achaïe, l’un, Critolaos, avait disparu à Scarphée ; l’autre, Diéos, s’était donné la mort, qu’il n’avait pu trouver sur le champ de bataille. De Leucopétra il s’était enfui à Mégalopolis, avait égorgé sa femme et ses enfants, mis le feu à sa maison et s’était lui-même empoisonné. En suscitant une lutte insensée, ces hommes avaient appelé bien des maux sur leur patrie, hais ils tombèrent avec elle et pour elle. Le dévouement absout de l’imprudence, et nous aimons mieux que la Grèce ait ainsi fini, sur un champ de bataille, que dans le sommeil léthargique où l’Étrurie s’est éteinte. Pour les nations comme pour les individus, il faut savoir bien mourir. Les Achéens, restés seuls debout au milieu des peuples grecs abattus, devaient ce dernier sacrifice à la vieille gloire de la Hellade.

 

 

 

 



[1] L’autre impôt, ou plutôt le droit établi sur les affranchissements, vicesima manumissionum, servait à constituer une réserve pour les temps difficiles. L’exemption du tributum dura cent vingt-cinq ans, jusqu’aux guerres d’Octave et d’Antoine.

[2] Ceci est le récit de Polybe et d’Appien (Mithridate, 2) ; il y en avait un autre de Tite-Live, qui est moins déshonorant pour Prusias ; mais cette même année 467, Polybe était à Rome.

[3] Tite-Live, XLV, 15.

[4] Polybe, XXXI, 6.

[5] Polybe, XXXI, 14.

[6] Pour avoir une idée de la terreur inspirée par Rome, voyez l’histoire de l’accusé rhodien Polyarate, qui chercha vainement un asile dans plusieurs villes d’Asie. (Polybe, XXX, 9.)

[7] Tite-Live, XLV, 43.

[8] Tite-Live fait aussi dire par Lycortas à Appius : Je sais que nous sommes ici comme des esclaves qui se justifient devant leurs maîtres. (XXXIX, 37.)

[9] Livre XXV, 8. Cependant Polybe et son père Lycortas étaient les chefs du parti opposé aux Romains. Durant la guerre contre Persée, ils faillirent être accusés par les commissaires, et, après Pydna, Polybe fut déporté en Italie. Mais, voyant la Grèce si faible, si divisée, couverte depuis deux siècles de sang et de ruines, et privée de véritable liberté, Polybe se résignait à la voir calme et prospère sous cette domination romaine qui laissait aux villes tant de liberté intérieure. Il faut, quoi qu’on ait dit, revenir au bon sens et à l’impartialité de l’ami de Philopœmen.

[10] Polybe, XXVIII, 10 sq.

[11] Polybe voulait demander au sénat qu’on les rétablit dans les charges et les honneurs qu’ils avaient avant leur exil. Caton, qu’il sonda à ce sujet, lui répondit . Il me semble, Polybe, que tu ne fais pas comme Ulysse ; étant une fois échappé de la caverne du géant cyclope, tu veux y retourner pour aller quérir ton chapeau et ta ceinture que tu y as oubliés. (Plutarque, Caton, 9.)

[12] Cf. Strabon, VIII, 381 ; Tite-Live, Épitomé, 52. Pour Mummius, nous le retrouverons plus tard.

[13] Pausanias, VII, 16.

[14] La province d’Achaïe ne fut formée qu’après Actium. Cf. Hertzberg, Gesch. Griechent., I, 284, II, 2.

[15] Polybe, XL, 5, 12.

[16] L’airain de Corinthe était fameux, mais nous n’en possédons pas. Nous avons, au contraire, un grand nombre de ses vases peints qui étaient célèbres dans tout le monde grec. Il se peut que Mummius en ait enlevé quelques-uns, car ils étaient très recherchés en Italie. Voici une note explicative que M. Heuzey a bien voulu rédiger pour ceux que nous avons donnés hors page :

Ces vases grecs de très ancien style, dont le Louvre possède une série remarquable, provenant de la collection Campana, sont appelés corinthiens, parce qu’ils portent des légendes écrites avec le vieil alphabet local de Corinthe. On en trouve d’analogues à Corinthe même ; mais c’est surtout dans les tombeaux de Cære, en Étrurie, qu’il s’en est rencontré une quantité considérable. Ils sont un témoignage important des relations que les Étrusques entretenaient, à une époque reculée, avec Corinthe et ses colonies. Le plus grand est une hydrie : la peinture représente Achille exposé sur le lit funèbre et pleuré par les Néréides. Le plus petit est une amphore : la peinture est tirée du cycle thébain ; c’est Ismène tuée par Tydée dans un rendez-vous d’amour qu’elle avait donné au beau Périclyménos.

[17] Ce prince offrit 600.000 sesterces d’un seul tableau d’Aristide de Thèbes. (Strabon, VIII, 551 ; Pline, Hist. nat., XXXV, 8.)