I. — DERNIÈRES ANNÉES DE PHILIPPE ; MORT DE PHILOPŒMEN ET D’ANNIBAL.Déjà le peuple romain avait promené partout l’univers ses armes victorieuses. Au milieu de tant de bonheur, il n’avait pas oublié la modération, et il dominait les nations moins par la force et la terreur que par la grandeur de son nom et la sagesse de ses conseils. Humain envers les peuples et les rois vaincus, libéral avec les alliés, il ne demandait pour lui-même que l’honneur de la victoire. Il avait laissé aux rois leur majesté, aux peuples leurs lois et leur liberté. C’est ainsi que Tite-Live commence le récit de la guerre contre Persée. Les faits ont déjà répondu et vont répondre encore à ce magnifique éloge de la modération romaine. La défaite d’Antiochus et la ruine des Étoliens avaient
satisfait l’orgueil humilié de Philippe, mais lui avaient enlevé les seuls
auxiliaires qui auraient pu le sauver. Il restait donc isolé en face de Rome,
et, aux outrages que lui prodiguait déjà le sénat, il devait comprendre que
sa ruine était résolue. Pour prix de son alliance durant la guerre
d’Antiochus, le sénat lui avait abandonné les conquêtes qu’il pourrait faire
; à peine la victoire des Thermopyles eut-elle été gagnée, qu’on arrêta ses
progrès. Il allait prendre Lamia, en Thessalie : Acilius lui ordonna d’en
lever le siège ; il avait conquis l’Athamanie : on laissa aux Étoliens le
temps de l’en chasser. Trop bien surveillé dans Tite-Live et Polybe l’accusent d’une cruauté qui était habituelle à tous ces rois[5], et le premier raconte en preuve une histoire où l’on voit combien la vie de ce temps était dure : Philippe avait fait tuer un des principaux Thessaliens et ses deux gendres. Les veuves avaient chacune un fils en bas âge ; l’une refusa de œ remarier ; l’autre épousa Poris, le plus considérable des citoyens d’Ænia en Chalcidique, et mourut après lui avoir donné plusieurs enfants. Sa sœur, Théoxène, afin de veiller de plus près à l’éducation de ses neveux, unit sa destinée à celle de Poris et fût une véritable mère pour tous ses enfants. Survint un ordre du roi prescrivant que les fils de ceux qu’il avait fait périr lui fument remis. C’était la mort ou l’infamie qui les attendait. Théoxène déclara qu’elle les tuerait plutôt que de les livrer, et Poris essaya de fuir. Il s’embarqua de nuit avec tous les siens pour les conduire à Athènes : mais le vent était contraire ; quand le jour parut, ils se trouvaient encore en vue du port, et un navire courut à leur poursuite. Théoxène, prévoyant ce danger et résolue à y soustraire ses enfants, avait emporté des armes et du poison. La mort, leur dit-elle, est notre unique ressource : voici deux moyens d’y arriver. Les uns prennent le poison, d’autres le poignard ; elle les jette mourants à la mer et s’y précipite elle-même avec son époux[6]. Quelque accoutumés qu’on frit à de pareils destins, cette fin tragique d’une famille entière excita l’horreur, et le pieux historien veut que de ce jour les dieux aient marqué Philippe pour être leur victime. Rome allait se charger d’exécuter l’arrêt d’en haut. L’intervention des dieux n’était pas nécessaire, la
politique suffisait, et le roi la mettait contre lui par d’imprudentes
démarches que Rome dut regarder comme des provocations. Il était bien
d’ouvrir des mines, d’établir de nouveaux impôts, de favoriser le commerce :
il ne l’était pas d’essayer d’accroître la population de son royaume par des
procédés asiatiques qui soulevèrent contre lui des haines sans lui apporter
beaucoup d’avantages. Les villes maritimes lui étaient peu affectionnées ; il
en transporta les habitants dans Le sénat, lui aussi, commençait ses préparatifs, en
faisant servir la paix à énerver les peuples de La réunion du Péloponnèse en un seul État avançait, et la
réputation de la ligue, celle de son général, s’étendaient au loin. Séleucus,
Eumène, Ptolémée, lui envoyaient des ambassadeurs avec de riches présents[11]. Le sénat se
hâta d’abaisser la fierté de cet État, qui prétendait faire lui-même ses
affaires, sans laisser les Romains s’en mêler[12]. Il demanda que
Sparte pût se détacher de la ligue ; Philopœmen empêcha que ses envoyés ne
fussent admis. Ils revinrent, avec l’ordre d’être entendus toutes les fois
qu’ils le voudraient, et ils se rendirent à l’assemblée accompagnés des
bannis de Sparte que, la veille, les Achéens avaient condamnés à mort. Quand
Flamininus alla demander à Prusias la tête d’Annibal, il passa par Messène. A
peine l’eut-il quittée, qu’une sédition éclata contre les Achéens, et en même
temps parut un décret du sénat qui permettait à Corinthe, à Argos et à Sparte
de se séparer de la ligue. Philopœmen était alors à Mégalopolis. Malgré son
âge et une maladie récente, il fit 17 lieues en un jour pour étouffer
l’insurrection ; mais, dans une rencontre avec les Messéniens, il tomba de
cheval, fut pris et condamné à boire la ciguë (183). Lycortas, son ami, le vengea sur les
Messéniens, et Ce fut aussi de la main de Rome que périt Annibal. Abandonné par Antiochus, après Magnésie, il s’était retiré en Crète et de là en Arménie, d’où Prusias l’appela pour qu’il l’aidât de ses talents contre Eumène. Annibal battit le roi de Pergame, mais ses victoires retentirent jusqu’à Rome, et il vit bientôt Flamininus arriver à la cour de Prusias. Il avait fait préparer à sa maison sept issues secrètes : quand il voulut fuir, elles étaient toutes gardées. Délivrons, dit-il, les Romains de leurs terreurs ; et il prit un poison violent qu’il portait toujours sur lui (183)[14]. Ainsi tomba celui que Montesquieu appelle le colosse de l’antiquité. Ces deux vieillards de moins dans le monde, il semblait
que Rome ne dût plus trouver que des haines impuissantes. En Syrie, Antiochus
avait péri lapidé par son peuple dont il pillait les temples pour s’acquitter
envers le sénat (187)
; et Séleucus, son successeur, passa les onze années de son règne à ramasser
l’argent du tribut. Un moment, il voulut tirer l’épée pour défendre Pharnace,
roi de Pont, contre Eumène et Ariarathe de Cappadoce : Rome commanda la paix
aux quatre rois. L’Égypte, sous la tyrannie d’Épiphane et la minorité de
Philométor, allait s’affaiblissant ; Alexandrie, d’ailleurs, semblait un
monde assez vaste, assez troublé pour que peuples et rois ne jetassent pas
les yeux au dehors. Cartilage travaillait à se faire oublier : Masinissa
venait de lui enlever une troisième province ; elle n’avait osé que se
plaindre et solliciter du sénat une vague promesse de garantie contre de
nouveaux empiétements. En Espagne, la guerre allait cesser ; en Italie,
presque tous les Cisalpins s’étaient soumis ; seule Chaque jour Philippe se faisait lire son traité avec les
Romains pour nourrir son ressentiment. Ses émissaires étaient revenus des
bords du Danube. Une peuplade nombreuse et renommée par son courage, les
Bastarnes, acceptait ses offres. Il promettait à ces barbares une route sûre
par Mais la sinistre prévoyance du sénat allait porter ses
fruits. Démétrius, de retour en Macédoine, y trouva une faction puissante qui
voulait à tout prix la paix et qui plaça à sa tête l’ami des Romains. Les
partisans de la guerre avaient pour chef un frère aîné de Démétrius, Persée,
qui, né d’une femme de basse naissance, craignait que Philippe ne laissât sa couronne
à Démétrius. Pour perdre ce rival, il le peignit au roi comme un traître
pressé, par Flamininus et par son ambition, de lui ravir le pouvoir. Le
malheureux père hésitait entre ses deux enfants. Mais un jour Persée accourt
; dans un tournoi, son frère, dit-il, a voulu le tuer, et la nuit suivante il
a assailli sa demeure avec des gens armés. D’ailleurs il veut fuir chez les
Romains pour revenir sans doute avec les légions. Philippe interroge ; le
crime semble prouvé ; et le jeune prince ayant tenté de s’enfuir à Rome, le
roi se résolut à le faire secrètement périr. Invité par le gouverneur de II. — PERSÉE.Les Romains ont voulu déshonorer Persée après I’avoir
vaincu. Leurs historiens ont usé contre lui du droit de la guerre, væ victis, et les modernes ont fait comme eux.
Mais Tite-Live n’accuse-t-il pas Annibal d’impéritie ? Cependant il vante
dans Persée la pureté des mœurs, la majesté toute royale de sa personne, son
habileté dans les exercices et dans les travaux de la paix et de la guerre[15]. Il l’accuse
vaguement d’avoir tué sa femme, et lui reproche le meurtre de Démétrius.
Mais, d’après son récit même, Persée devait se croire véritablement menacé.
Il le représente comme un avare tenant plus à ses trésors qu’à sa couronne,
et, quand les villes de Macédoine lui offrirent spontanément des subsides, il
les refusa[16]
; quand Cotys l’eut servi six mois avec deux mille auxiliaires, il lui donna
pour sa cavalerie 100 talents de plus qu’il ne lui en avait promis[17]. Nous verrons
plus loin si rien ne justifie sa conduite avec Gentius et les Bastarnes. Dans
son royaume, Persée sut gagner l’affection et le dévouement de ses sujets ;
au dehors, il releva si haut la considération de Philippe avait, dit-on, voulu laisser le trône au neveu de son ancien tuteur, Antigone. Persée se hâta de faire disparaître un rival dangereux. Mais il se garda de rompre en face avec le sénat ; il prit à ses pieds sa couronne, renouvela le traité conclu avec son père et durant six années ne parut occupé que du soin de détourner de lui l’attention de Rome. Cependant il sentait qu’une menace était toujours suspendue sur sa tête et que les causes qui avaient amené la seconde guerre de Macédoine en préparaient une troisième. L’achèvement de l’œuvre commencée en Grèce par Flamininus exigeait la ruine du royaume macédonien. Les sénateurs romains n’étaient pas hommes à se demander si cela serait une chose honnête. Il suffisait qu’elle parût une chose utile, et ils ont eu l’art, souvent pratiqué depuis, de faire de leur victime l’agresseur. Persée n’a jamais conçu la folle pensée de jouer le rôle d’Annibal ou d’essayer celui d’Antiochus. Il ne disposait même pas des ressources que son père possédait, au moment de ses premiers combats contre Rome. Il ne pouvait donc songer qu’à organiser la défense de ses États dans le silence et l’ombre ; mais il la prépara énergiquement. Philippe lui avait laissé un trésor bien rempli ; il l’augmenta encore et amassa assez de richesses pour soudoyer pendant dix ans dix mille mercenaires. II n’avait pas de flotte ; en créer une eût été une déclaration de guerre ; il y renonça : mais il ruina toutes ses villes maritimes qui n’étaient pas en état de se défendre. Dans ses arsenaux il réunit de quoi équiper trois armées et des vivres pour dix ans[19]. Par ses expéditions en Thrace, Philippe avait aguerri son armée ; il l’exerça en écrasant les Dolopes, qui voulaient se mettre sous la protection de Rome, et il put compter sur quarante-cinq mille bons soldats. Enfin, pour réunir autour de lui tous les Macédoniens, il ouvrit les prisons, remit les sommes dues au fisc et rappela les bannis ; des édits publiquement affichés à Delphes, à Délos et dans le temple de Minerve Ithonienne, leur promirent sûreté et la restitution de leurs biens. Philippe n’avait jamais pu faire oublier aux Grecs sa
cruauté. Persée envoya à toutes les villes des ambassadeurs pour demander
l’oubli du passé et une sincère alliance. Prévenant par ses bienfaits leur
amitié, il rendit aux Athéniens et aux Achéens ceux de leurs esclaves
auxquels son père avait ouvert un asile dans son royaume. Ainsi, ce que n’avait pas fait Annibal, Persée semblait
prêt à l’accomplir. Encouragé par cette haine universelle que l’ambition de
Rome avait soulevée, il marcha plus hardiment. Pour montrer aux Grecs les
enseignes macédoniennes, qu’ils n’avaient pas vues depuis vingt ans, il
pénétra avec une armée, sous prétexte de sacrifices à Apollon, jusqu’au
temple de Delphes. En Thrace, en Illyrie, le sénat avait des alliés : il
dépouilla le Thrace Abrupolis, et fit tuer le chef illyrien Arthétauros[26]. Deux Thébains
voulaient retenir Eumène, alarmé de cette résurrection de la puissance macédonienne, vint la dénoncer à Rome. Il révéla dans le sénat les préparatifs de Persée, ses intrigues pour s’attacher partout le parti populaire, au détriment des amis de Rome, ses crimes vrais ou supposés. Voyant, dit-il, que vous laissez le champ libre en Grèce et que rien n’a lassé votre patience, il se tient pour assuré de passer en Italie sans trouver un seul combattant sur son chemin. Eumène termina ce discours haineux par l’habituelle invocation aux dieux. A vous, Romains, de décider ce que réclament votre sûreté et votre honneur. Pour moi, il me reste à prier les dieux et les déesses de vous inspirer le désir de défendre nos intérêts et les vôtres. Persée avait fait suivre Eumène en Italie par ses propres ambassadeurs ; ils demandèrent à répondre et le firent avec hauteur, presque avec menace. Le roi, dirent-ils, est fort en peine de se justifier. Il tient à ce qu’on ne voie dans ses paroles ou dans ses actes rien d’hostile ; mais, si l’on s’obstine à chercher un prétexte de guerre, il saura bravement se défendre. Les faveurs de mars sont à tout le monde et l’issue de la guerre est incertaine. Eumène, comblé de présents, parmi lesquels étaient les
insignes consulaires, la chaise curule et le bâton d’ivoire, retourna par Cependant l’Étolien était resté prés du roi, le couvrant
de son corps ; les amis, les serviteurs, reviennent. On porte Eumène,
toujours évanoui, à son vaisseau, de là à Corinthe et de Corinthe à Égine, en
faisant passer le navire par-dessus l’isthme. On s’arrêta dans file et l’on
garda un profond silence sur l’événement. Les Pergaméens, qui avaient bien
compris d’où le coup était parti, se trouvaient trop prés de Un commissaire romain, Valerius, se trouvait alors en Grèce. Il vint rendre compte aux sénateurs de ce nouvel attentat, amenant avec lui deux témoins contre le roi de Macédoine. Le premier était l’hôtesse habituelle de Persée à Delphes, qui, sur une lettre de lui, avait mis à la disposition de ses gens la maison près de laquelle le crime avait été commis. Le second, Rammius de Brindes, chez qui descendaient les Romains de distinction allant d’Italie en Grèce et les députés des nations étrangères, déposa que, invité par Persée à le venir trouver, il en avait reçu les plus magnifiques promesses, à la condition d’empoisonner ceux des Romains logés dans sa maison que le roi lui désignerait. Persée, fort malmené par Tite-Live, a naturellement trouvé des apologistes à outrance. Je ne puis lui accorder que l’assassinat d’Eumène ait été une invention des Romains ou une spéculation d’obscurs bandits. Supprimer le roi de Pergame était un coup fort utile où Persée trouvait en outre le plaisir de la vengeance. deux motifs qui, en ce temps-là, suffisaient. Je crois donc qu’il faut laisser à son compte l’aventure manquée de Delphes, sauf à concéder que Rammius, trouvé en Grèce au retour d’un voyage en Macédoine, a imaginé une fable qui expliquait sa présence à Pella, servait les projets de Rome et sa propre fortune. Car, d’après les habitudes romaines, cette délation devait lui rapporter beaucoup[27]. Les hostilités auraient du commencer en l’année 172. Un
incident, curieux pour l’histoire constitutionnelle de Rome, les suspendit.
Le consul M. Popillius avait, l’année précédente, sans déclaration de guerre,
attaqué les Statielles : dix mille périrent, autant furent vendus. Comme en
ce moment beaucoup de chefs militaires se croyaient tout permis dans leur
province, les sénateurs trouvèrent opportun de donner une leçon à l’un d’eux
; d’ailleurs les circonstances étaient assez graves pour qu’il fût imprudent
de provoquer tous les montagnards de Persée devait-il prendre l’offensive et, dans l’espérance
de soulever Au commencement de l’année 171, le sénat rendit enfin le décret suivant : Pour le salut et la prospérité de la république, les consuls feront à la première assemblée des comices centuriates, la proposition suivante : Considérant que Persée, contrairement au traité conclu avec son père et renouvelé avec lui-même, a porté ses armes contre nos alliés, dévasté leur territoire et occupé leurs villes, qu’il a réuni des aimes, des soldats et des vaisseaux pour entreprendre une guerre contre le peuple romain, plaise au peuple, si ce roi ne donne pas satisfaction, que la guerre lui soit faite. L’assemblée, suivant l’habitude, accepta sans discussion la proposition sénatoriale. On leva aussitôt deux légions dont l’effectif fut porté de cinq mille deux cents hommes à six mille fantassins et trois cents cavaliers. Le contingent des alliés fut, de même, augmenté et fixé à seize mille hommes de pied et quatorze cents chevaux ; c’était donc, pour les deux légions, vingt-huit mille fantassins et deux mille cavaliers. La disproportion entre les deux armées était grande ; mais on devait combattre en pays montagneux où une nombreuse cavalerie n’était pas nécessaire. D’assez nombreux auxiliaires étrangers, Ligures, Crétois et Numides, formaient un corps de troupes légères dont le service pouvait être fort utile. Masinissa envoya même des éléphants. Un sénatus-consulte ratifié par un plébiscite, décida que, pour la guerre de Macédoine, tous les tribuns légionnaires seraient à la nomination du consul[33]. Le recrutement se fit sans difficulté. Depuis qu’on avait vu les soldats revenir avec un gros butin des campagnes de Grèce et d’Asie[34], les guerres d’Orient étaient populaires. Une seule difficulté s’éleva. On voulait donner à cette armée des cadres solides, et un sénatus-consulte avait prescrit d’appeler les anciens centurions qui n’auraient point dépassé cinquante ans. Plusieurs de ces officiers, n’ayant pas obtenu le rang auquel ils pensaient avoir droit[35], réclamèrent auprès des tribuns du peuple ; l’affaire ayant été portée devant une assemblée que le consul présida, un d’eux demanda la permission de parler. Nous résumons son discours qui montre quelle était, depuis un demi-siècle, la vie d’un plébéien. Ailleurs[36] nous indiquerons les conclusions qu’il en faudra tirer, touchant la condition faite au peuple par ces longues guerres. Quirites, dit-il, je suis Spurius Ligustinus, de la tribu Crustumine et originaire du pays des Sabins. Mon père m’a laissé un arpent de terre et une cabane où j’habite encore. Quand j’eus l’âge, il me fit épouser sa nièce, qui m’apporta sa chasteté et une fécondité à combler les vœux d’une riche maison, six fils et deux filles. Embarqué pour la guerre de Macédoine, je servis deux ans comme soldat, et Flamininus me nomma centurion de la dixième compagnie des hastats. Sous Porcius Caton, en Espagne, j’arrivai au commandement de la première, et dans la guerre contre les Étoliens, à celui des princes de la première centurie. Dans mes vingt-deux campagnes, j’ai été quatre fois primipilaire ; il m’a été décerné trente-quatre récompenses pour mon courage et six couronnes civiques. Enfin je compte plus de cinquante années d’âge et je puis donner quatre soldats à ma place. J’ai donc quelque droit à obtenir mon congé ; mais, tant qu’on me trouvera bon pour le service, je n’invoquerai pas l’excuse légale. C’est aux tribuns à voir quel rang je suis capable d’occuper. Et vous, mes camarades, vous qui n’avez jamais rien fait contre l’autorité des magistrats et du sénat, mettez-vous à la disposition des consuls ; toutes les places sont honorables, quand on y défend son pays[37]. Ces patriotiques paroles, dont il n’y a pas lieu de suspecter l’authenticité, du moins quant au fond du discours, avaient sans doute été préparées par le consul ; le moyen réussit : les centurions retirèrent leur demande et les généraux eurent des hommes expérimentés pour conduire leurs cohortes. Aux préparatifs militaires se joignirent les précautions religieuses. Un des consuls reçut du sénat l’ordre de faire un nouveau traité avec le ciel, en vouant à Jupiter très bon, très grand, dix jours de jeux, et à tous les dieux des offrandes, si la république restait dix ans dans le même état. Le sénat n’avait d’abord envoyé au delà de l’Adriatique
qu’un préteur et cinq mille hommes. Mais sept commissaires précédaient
l’armée ; ils parcoururent Tandis que le préteur, avec sa faible armée, prenait
position dans Quoi qu’en disent certaines légendes que Tite-Live
raconte, ce peuple n’avait jamais été assez chevaleresque pour que Marcius
dût lui paraître trop habile. A Rome, on agit comme lui. Durant cinq mois on
fit attendre une réponse aux députés du roi. Lorsqu’ils furent admis enfin
devant le sénat, dans le temple de Bellone, les députés dirent : Le roi Persée se demande avec étonnement pourquoi ces
armées qui se dirigent vers son royaume ? Si le sénat veut les rappeler, le
roi donnera toutes les satisfactions qu’on demandera. On leur
répondit que le consul Licinius serait bientôt en Macédoine avec une armée ;
qu’à lui, devrait s’adresser le roi, s’il avait des satisfactions à offrir ;
que, pour eux, ils n’avaient plus de raison de demeurer à Roule et qu’ils
devraient, avant onze jours, avoir quitté l’Italie. L’ordre fut en nième
temps envoyé d’expulser tous les Macédoniens établis dans la péninsule : on
leur donna trente jours pour en sortir. Derrière eux, le consul Licinius
débarqua près d’Apollonie. Il traversa sans obstacle l’Épire, l’Athamanie et
les défilés de Gomphi ; Persée l’attendait au pied du mont Ossa, à l’entrée
de la vallée de Tempé, le seul chemin pour passer de Un nouveau consul aussi incapable que le précédent, A.
Hostilius, arriva. En traversant l’Épire, il faillit être enlevé par un parti
ennemi. La campagne répondit à ces commencements : Hostilius débuta par un
échec et perdit l’année à chercher un passage pour entrer en Macédoine.
Partout Persée faisait face dans des positions inexpugnables. Les deux
lieutenants qui attaquaient par mer et du côté de l’Illyrie ne furent pas
plus heureux : l’un ne se signala que par le sac d’Abdère ; l’autre,
Claudius, posté à Lichnydus, perdit six mille hommes dans une entreprise mal
conduite contre Uscana. Dés qu’il sut les Romains retirés prématurément dans
leurs quartiers, Persée courut châtier les Dardaniens, auxquels il tua dix
mille hommes, et employa l’hiver à enlever plusieurs places de l’Illyrie,
dans lesquelles il fit six mille Romains prisonniers[41]. Il voulait
fermer de ce côté les approches de Cette activité, ces succès, invitaient les peuples
irrésolus à saisir l’occasion de se sauver avec lui, et c’est le moment où
les ambassades affluent à Rome ! Athènes, Milet, Alabanda, Cependant, grâce à l’impéritie des généraux, cette guerre devenait sérieuse ; l’inquiétude gagnait Rome ; il fut défendu aux sénateurs de s’éloigner de la ville de plus d’un mille. Soixante mille hommes furent levés en Italie, et le nouveau consul Marcius emmena de nombreux renforts pour combler les vides faits dans l’armée par les congés que les consuls et les préteurs avaient vendus. Pour détruire l’effet des exactions dont les Grecs avaient été victimes, il se fit précéder d’un sénatus-consulte qui défendait de rien fournir aux généraux au delà de ce que le sénat avait fixé. Les monts Cambuniens et l’Olympe ferment au sud Ces défenses naturelles accumulées sur la route par où
venaient les Romains semblaient devoir leur interdire l’entrée de Marcius hésita quelque temps sur le point où il devait
couper cette ligne formidable ; il se décida pour une entreprise audacieuse
qui, par sa hardiesse même, devait donner de plus grands résultats, si elle
réussissait. Il résolut de tourner avec sa cavalerie, ses éléphants, ses
bagages et un mois de vivres, le vaste marais Ascuris, et de franchir le
plateau d’Octolophe ou des Huit-Sommets, dont un, aujourd’hui appelé mont de C’était bien d’elle qu’il venait de triompher. Les Romains, dit le savant voyageur qui a suivi
pas à pas les traces de l’armée de Marcius dans ces montagnes, sont descendus dans Une forte arrière-garde laissée sur les hauteurs avait
caché au corps d’Hippias cette manœuvre audacieuse. Ainsi, dix jours après
avoir reçu l’armée des mains de son prédécesseur, Marcius avait arrêté ses
plans, réuni ses vivres, livré deux combats dans l’Olympe et forcé l’entrée
de Durant ces opérations, Persée était à Dium avec la moitié
de ses troupes ; effrayé à la vue des légions[48], il abandonna la
forte position qu’il occupait et se replia vers Pydna, en commettant
l’impardonnable faute de rappeler à lui les corps qui gardaient les défilés.
Aussitôt Marcius s’en saisit : il était sauvé. Rassuré sur ses
communications, le consul avança jusqu’à Dium. Mais le manque de vivres et
l’approche de l’hiver l’arrêtèrent ; il cessa les hostilités, et prit
hardiment ses quartiers dans Pour n’y être point troublé et en même temps pour assurer
ses communications avec Mais au sud de ce torrent furieux, une place, Héracléion, restait aux Macédoniens. Les Romains la prirent par un procédé qu’ils employèrent souvent et que nous n’avons pas encore eu l’occasion de faire connaître. Dans les jeux du cirque, des jeunes gens se livraient à des exercices militaires dont l’un consistait à former une voûte de boucliers portée par soixante ou quatre-vingts d’entre eux. Les derniers rangs mettant le genou en terre, ceux du milieu se baissant et les premiers restant debout, l’ensemble représentait un plan incliné sur lequel des hommes armés s’élançaient et combattaient : c’était la testudo. Les murs d’Héracléion étaient peu élevés ; le chef romain fit former la tortue, en commandant aux légionnaires du premier rang de porter le bouclier devant eux ; aux hommes qui se trouvaient sur les côtés de s’en couvrir, ceux-ci le flanc gauche, ceux-là le flanc droit, et la vivante machine de fer sur laquelle les traits glissaient sans pénétrer permit à de vaillants soldats d’atteindre le rempart et d’en chasser l’ennemi[49]. Le bruit de ces succès arrivait à Rome, quand des députés
rhodiens, se présentant au sénat, déclarèrent que, ruinés par cette guerre,
ils voulaient en voir la fin, et que, si Rome ou Persée refusaient d’y mettre
un terme, ils aviseraient aux mesures qu’ils auraient à prendre, à l’égard de
celui des deux adversaires qui s’opposerait à la paix. Pour toute réponse, on
leur lut un sénatus-consulte qui déclarait libres les Cariens et les Lyciens,
leurs sujets. Eumène aussi, blessé dans son orgueil, venait d’abandonner le
camp romain, et Prusias s’interposait comme médiateur. Il était temps d’en
finir avec C’était un homme d’une vertu antique, lettré cependant,
comme l’étaient déjà tous les nobles de Rome, et ami de la civilisation et
des arts de Sur ces renseignements, Paul-Émile disposa son plan. Avec
l’armée de Marcius, il devait attaquer de front Avant de quitter la ville, Paul-Émile avait réuni le peuple pour lui donner des conseils qui nous montrent, dans cette vieille Rome, les habitudes de nos capitales modernes. Je ferai tous mes efforts pour justifier votre confiance, leur avait-il dit[52], mais je vous demande de ne point accueillir avec crédulité les vaines rumeurs qui circulent et de n’ajouter foi qu’à ce que j’écrirai au sénat et à vous-mêmes. Dans toutes les réunions et, que les dieux me pardonnent à toutes les tables, il y a des gens qui se mettent à la tête de nos armées, qui savent où il faut asseoir le camp, placer les postes et par quel défilé on doit entrer en Macédoine ; quelle route faire suivre aux convois par terre et par mer et quels magasins établir ; quand il convient d’attaquer et quand il vaut mieux attendre l’attaque. Après avoir décidé quelles seraient les meilleures opérations, ces habiles personnes critiquent ce qui n’est pas conforme à leur plan : le consul est un accusé qu’ils citent à leur tribunal. Toutes ces paroles causent de grands embarras à ceux qui agissent pour vous : Fabius en a fait l’expérience. Si quelqu’un d’entre vous pense avoir à me donner d’utiles conseils, qu’il ne refuse pas ses services à la république, qu’il vienne en Macédoine ; je lui fournirai tout, navire, chevaux, tente et provisions. Pour ceux qui ne se soucient point de prendre cette peine, qui préfèrent le repos de la ville aux périlleux labeurs des camps, je les prie de ne pas s’ériger en pilote qui, de la terre, commanderait la manœuvre à exécuter sur les flots. Au camp, Paul-Émile s’occupa d’abord de rendre à la
discipline romaine son ancienne vigueur. Il remplaça par des travaux les
loisirs des soldats et remit en honneur les exercices militaires ; il retira
aux sentinelles leur bouclier, pour augmenter leur vigilance. Le mot d’ordre
se donnait tout haut et pouvait être entendu de l’ennemi ; il décida que les
centurions se le passeraient à voix basse. Les gardes avancées se fatiguaient
à rester tout le jour sous les armes ; il les fit relever le matin et à Persée campait derrière l’Énipée, dans la forte position que nous avons décrite. Par une fausse attaque qui dura deux jours, le consul essaya de l’y retenir, tandis que Scipion Nasica, avec un corps d’élite de onze mille hommes, rentrait dans la vallée de Tempé et, tournant toute la masse de l’Olympe, arrivait par la route de Pythion au défilé de Pétra. Le roi avait soupçonné cette marche, et douze mille Macédoniens barraient la route. C’étaient de mauvaises troupes, les meilleurs soldats étant restés dans la phalange en face de Paul-Émile ; elles ne surent pas même prendre de bonnes positions, et Nasica en eut facilement raison. Il poussa vivement les fuyards, enleva la forteresse de Pétra, qu’ils ne cherchèrent point à défendre, et descendit dans la plaine de Katérini. Persée allait être pris entre deux attaques ; il leva son camp de l’Énipée et se retira sur Pydna, au nord de Katérini. Une plaine faite à souhait pour la phalange s’étendait en
avant de la ville ; Persée, qui ne pouvait plus reculer sans honte ni dommage,
résolut d’y livrer bataille. Dans la nuit qui précéda l’action, une éclipse
de lune alarma les Macédoniens, et, par l’ordre de Paul-Émile, le tribun
Sulpicius Gallus expliqua aux légionnaires la cause physique de ce phénomène (22 juin 68)[53]. Quelques jours
auparavant l’armée souffrait de la soif ; le consul, guidé par la direction
des montagnes, avait fait creuser dans le sable, et on avait trouvé de l’eau
en abondance. Les soldats croyaient leur chef inspiré des dieux, et
demandaient à grands cris le combat. Mais, enfermé entre la mer, une armée de
quarante-trois mille hommes et des montagnes impraticables pour lui s’il
était vaincu ; Paul-Émile ne voulait rien donner au hasard ; ce ne fut que
quand il eut fait de son camp une forteresse, qu’il se décida à risquer une
affaire décisive[54] Les Macédoniens
attaquèrent avec fureur. La plaine étincelait de l’éclat dés armes, et le
consul lui-même ne put voir sans une surprise mêlée d’effroi ces rangs serrés
et impénétrables, ce rempart hérissé de piques. Il dissimula ses craintes,
et, pour inspirer confiance aux troupes, affecta de ne mettre ni son casque
ni sa cuirasse. D’abord la phalange renversa tout ce qui lui était opposé ;
mais le succès l’entraînant loin du terrain que Persée lui avait choisi, les
inégalités du sol et le mouvement de la marche y ouvrirent des vides où
Paul-Émile lança ses soldats. Dès lors ce fut comme à Cynocéphales : la
phalange ébranlée, désunie, perdit sa force ; au lieu d’une lutte générale,
il y eut mille combats partiels ; la phalange entière, c’est-à-dire vingt
mille hommes, resta sur le champ de bataille ; un ruisseau qui le traversait
roulait encore le lendemain des eaux sanglantes. Les Romains n’avouèrent
qu’une perte de cent hommes, ce qui est invraisemblable, et firent onze mille
prisonniers. Pydna fut mise à sac et à pillage ; ses ruines mêmes ont
disparu, mais, comme il convenait à un pareil endroit, des tombeaux marquent
encore la place où s’élevait la florissante cité, et le souvenir de la
journée où Du champ de bataille Persée s’enfuit à Pella. Cette
capitale, située sur une hauteur dont l’approche est couverte par des marais
impraticables l’été comme l’hiver, était de facile défense ; mais il n’avait
plus d’armée, et les habitants cédaient au découragement général. On lui
conseilla de se retirer dans les provinces montagneuses qui touchent à Dans sa lettre, Persée prenait encore le titre de roi ; Paul-Émile la renvoya sans la lire ; une seconde où ce titre était effacé obtint pour toute réponse qu’il devait livrer sa personne et ses trésors. Il essaya de fuir pour rejoindre Cotys en Thrace. Mais la flotte du préteur Octavius cernait l’île, et un Crétois qui lui promit de l’enlever sur son navire disparut avec l’argent porté d’avance à son bord. Enfin un traître livra au préteur les enfants du roi, et Persée lui-même vint se remettre avec l’aîné de ses fils. Paul-Émile, touché d’une telle infortune, l’accueillit bien[57], le reçut à sa table et l’invita à mettre espoir dans la clémence du peuple romain (168). Avant même la bataille de Pydna, Anicius avait assiégé Gentius dans Scodra, sa capitale, et forcé ce prince à se rendre : trente jours avaient suffi pour cette conquête, qui n’avait pas coûté même un combat. En attendant l’arrivée des commissaires du sénat,
Paul-Émile parcourut Cependant les commissaires du sénat étaient arrivés ;
Paul-Émile régla avec eux le, sort de La politique des assemblées nombreuses est souvent
impitoyable, parce que, de tous ceux qui concourent à leurs actes, aucun
n’est personnellement responsable. Les Épirotes avaient fait défection : le
sénat, pour effrayer à jamais ses alliés, voulut les traiter comme les
transfuges, qu’il faisait frapper de la hache. Paul-Émile versa, dit-on, des
larmes en recevant ce décret, mais il l’exécuta. Des cohortes envoyées dans
leurs soixante-dix villes[59] reçurent l’ordre
au même jour, à la même heure, de les livrer au pillage, d’en abattre les murailles
et d’en vendre les habitants : cent cinquante raille Épirotes passèrent en un
jour de la liberté à l’esclavage. Le butin fut si considérable, que chaque
fantassin, après qu’on eut mis à part pour le trésor public l’or et l’argent,
reçut 200 deniers, chaque cavalier 400 ; et cependant les soldats n’étaient
point satisfaits. Dans leur avidité, que surexcitait le souvenir des riches
dépouilles ravies par leurs prédécesseurs en Sicile, en Afrique, en Asie, ils
s’indignaient que leur général eût mis en réserve la meilleure partie du
butin de Nous sommes à l’époque où les mœurs de Rome commencent à subir la transformation que nous étudierons plus tard ; où les chefs militaires mettent les provinces au pillage ; où les soldats, partis pour l’armée, non plus par devoir patriotique, mais dans l’espoir du gain, maudissent ceux qui les condamnent à la discipline ancienne et à l’ancien désintéressement. Cet incident est donc le symptôme d’un mal dont il faut marquer l’origine, parce que, après être allé croissant durant un siècle, il aboutira aux guerres civiles d’où sortira l’empire. Le sénat avait décerné le triomphe à Paul-Émile, mais il fallait que le peuple, par une loi, lui conservât son imperium, pour qu’il pût passer les portes de la ville en costume de guerre et conduire son armée par la voie Sacrée jusqu’au Capitole. Il ne nous a pas donné d’argent, disaient ses soldats, nous ne lui donnerons pas d’honneur ; et quand le tribun du peuple appela les citoyens à voter sur le triomphe, un ennemi personnel de Paul-Émile, Servius Galba, tribun de la seconde légion qui avait poussé les soldats à servir ses rancunes, demanda que la délibération fût remise au lendemain, parce qu’il avait besoin d’un jour entier pour développer ses motifs d’opposition. Sommé par le tribun de parler sur-le-champ, il fit un discours qui dura quatre heures jusqu’au coucher du soleil, et, comme l’assemblée devait se, séparer dès que la nuit arrivait, il fallut s’ajourner au lendemain. Dès le matin les soldats encombrèrent le Forum, et les premières tribus appelées rejetèrent la loi. Refuser le triomphe à celui qui faisait de Rome l’héritière d’Alexandre, c’était une de ces indignités dont la populace est coutumière, quand elle s’abandonne à ses mauvais instincts. Les principaux personnages se jettent au milieu de la foule, criant qu’on sacrifiait le consul à la licence et à l’avidité des soldats ; que c’était faire de ceux-ci les maîtres, des généraux, les serviteurs, et un consulaire, qui avait été lieutenant d’un dictateur, hi. Servilius, supplie les tribuns de remettre l’affaire en délibération en l’autorisant à haranguer le peuple. Les tribuns se retirent à l’écart pour se consulter, et, comme l’opposition ne venait pas d’eux, mais d’un intrus, ils déclarent qu’ils rappelleront les tribus au suffrage, après qu’elles auront entendu les citoyens qui voudront parler. M. Servilius raconte les services de Paul-Émile, sa juste sévérité, à laquelle est due la victoire, et s’adressant à Galba : Oseras-tu, s’écrie-t-il, dire au peuple romain, comme autant de chefs d’accusation, que les tribuns ont surveillé les postes avec trop d’exactitude ; fait des rondes avec trop de rigueur, imposé aux soldats trop de travaux ; que, le même jour, l’armée a dû faire une longue marche, livrer bataille et poursuivre l’ennemi ; que le butin, au lieu d’être gaspillé, a été réservé pour le trésor public ? Et vous, soldats, qu’avez-vous à dire ? Comment, il y a dans Rome un autre que Persée qui ne veut pas qu’on triomphe des Macédoniens, et cet homme, vous ne le mettez pas en pièces avec les mêmes mains qui ont abattu vos ennemis ? Mais c’est à vous qu’on refuse le triomphe, à vous qu’on interdit d’entrer dans la ville, couronnés de lauriers, parés de vos récompenses militaires et passant sous les yeux de vos concitoyens dans la pompe de la victoire. Qu’on renvoie alors les dépouilles que vous avez conquises, les armes prises aux soldats tombés sous vos coups. Ces vases d’argent et d’or, toutes ces richesses royales, il faudra donc les porter de nuit à l’ærarium comme le produit d’un vol honteux ? Et Persée et ses deux fils, qui ont ces noms fameux de Philippe et d’Alexandre, le peuple ne les verra point passer captifs sous ses yeux ? Mais le triomphe n’est pas dû seulement à ceux qui ont vaincu, il appartient aux dieux qui ont donné la victoire ; voulez-vous en frustrer Jupiter ? Méprisez ce que vous a dit Galba, cet homme qui n’a étudié l’art de la parole que pour en faire un instrument de médisance, et écoutez-moi. J’ai soutenu vingt-trois combats singuliers et j’ai rapporté les dépouilles de tous ceux qui m’avaient défié. Mon corps est couvert de blessures, toutes reçues par devant : que Galba découvre le sien, et l’on n’y verra pas une cicatrice. Maintenant, décidez si le général, pour obtenir la faveur de ses soldats, doit se rendre l’esclave de leurs caprices[60]. Les trente-cinq tribus retournèrent aux urnes et, à l’unanimité, décernèrent le triomphe. Félicitons-les de leur justice tardive, mais gardons mémoire de ce double symptôme : l’avidité croissante du soldat, qui commence à laisser voir dans le légionnaire de la république celui de l’empire, et la facilité du peuple à s’associer aux rancunes envieuses d’un mauvais citoyen contre un des meilleurs serviteurs de l’État. Cette solennité, à laquelle assista le peuple entier vêtu de toges blanches, dura trois jours. Le premier, passèrent les statues et les tableaux, sur deux cent cinquante chariots ; le second, une longue file de voitures chargées d’armes, dont le fer ou l’airain récemment poli jetaient un vif éclat. Elles semblaient entassées plutôt que rangées avec art, et présentaient en avant Ies pointes menaçantes des glaives, sur les côtés le fer aigu des sarisses. Quand elles s’entrechoquaient dans la marche, elles rendaient un son martial. Venaient ensuite trois mille hommes portant sept cent cinquante vases, dont chacun contenait 3 talents en argent monnayé ; d’autres avaient des cratères et des coupes d’argent remarquables par leur grandeur et leurs ciselures. Le troisième jour, dès le matin, les trompettes, au lieu d’airs joyeux, sonnèrent la charge : le triomphe commençait. Cent vingt bœufs, les cornes dorées, couverts de bandelettes et de guirlandes, ouvraient la marche, conduits par des jeunes gens ceints d’écharpes brodées, que des enfants accompagnaient avec des coupes d’argent et d’or ; derrière eux, des soldats portaient l’or monnayé dans soixante-dix-sept vases renfermant chacun 3 talents. Quatre cents couronnes d’or données par les villes de Grèce et d’Asie, une coupe sacrée du poids de 10 talents d’or et incrustée de pierreries, que Paul-Émile avait fait exécuter, puis les antigonides, les séleucides, les thériclées et les autres coupes d’or qui ornaient la table des rois de Macédoine, précédaient le char de Persée où l’on voyait ses armes et son diadème. La foule des captifs suivait : parmi eux le fils de Cotys, que son père avait envoyé comme otage en Macédoine, et les enfants du roi, deux fils et une fille, qui, trop jeunes pour comprendre leur malheur, se croyaient à une fête et souriaient, tandis que leurs gouverneurs essayaient de leur apprendre à tendre vers la foule des mains suppliantes. Derrière marchait Persée vêtu de deuil et l’air égaré, comme si l’excès de ses maux lui avait ôté le sentiment de la réalité. Pour ne rien perdre des plaisirs de la vengeance, on avait forcé la reine à suivre son époux et ses enfants, qu’elle pouvait croire destinés au supplice : durant cette marche funèbre, elle était aux côtés du roi. Persée avait demandé à Paul-Émile de le soustraire à tant d’ignominie et de douleur. C’est une chose qui a toujours été et qui est encore en son pouvoir, avait durement répondu le Romain, qui ne comprenait pas qu’on pût ainsi se survivre à soi-même. Enfin paraissait le triomphateur suivi de ses cohortes pressées ; mais, des deux fils qui devaient être sur son char à ses côtés, l’un venait de mourir, l’autre expira trois jours après. Dans sa mâle douleur, Paul-Émile se félicitait encore de ce que la fortune l’avait choisi pour expier la prospérité publique. Mon triomphe, disait-il, placé entre les deux convois funèbres de mes enfants, aura suffi aux jeux cruels du sort. A soixante ans je retrouve mon foyer solitaire, après y avoir vu une nombreuse postérité ; mais le bonheur de l’État me console : j’ai payé pour lui. Il vécut quelques années encore, fut censeur en l’an 100, et mourut dans cette charge. Pour avoir pris Persée dans Samothrace, le préteur Octavius avait obtenu le triomphe naval ; l’autre préteur, Anicius, avait eu le même honneur et y avait traîné le roi d’Illyrie, Gentius, qui fut ensuite emprisonné à Iguvium, au milieu des montagnes de l’Ombrie[61]. Quant à Persée, jeté, après la cérémonie, dans un cachot infect, au milieu de malfaiteurs, il y aurait souffert de la faim, si ses compagnons de captivité n’avaient partagé avec lui leur triste nourriture. Au bout de sept jours, les instances de Paul-Émile firent cesser cette honte, qui aurait déshonoré Rome si les anciens n’avaient cru que tout était permis contre un vaincu. Il fut relégué dans la ville d’Albe, au pays des 1larses, et le silence se fit si complet sur ce roi, qui avait été un moment l’espérance du monde, qu’on ne sait s’il vécut dans sa nouvelle prison deux ou cinq ans, ni comment il y finit : en se laissant mourir de faim ou sous les lentes tortures de ses geôliers. Son fils aîné, Philippe, ne lui survécut que peu d’années ; l’autre, pour gagner sa vie, apprit le métier de tourneur ; plus tard, cet héritier d’Alexandre parvint à la charge de greffier ? Une fin plus triste fut celle de ce glorieux peuple qui
avait conquis |
[1] Le commissaire
romain Fabius Labeo avait eu soin, en marquant après Cynocéphales la limite de
[2] Polybe, XXXIV, 4. Il y en eut de tant de peuples, qu’il fallut trois jours pour les entendre.
[3] Tanquam reus (Tite-Live, LXXIX, 25).
[4] Nondum omnium dierum solem occidisse (Tite-Live, XXXIX, 26).
[5] Polybe, XXIV, 6. Naturellement, Tite-Live est très prolixe sur les débauches et la cruauté de Philippe.
[6] Tite-Live, XL, 4.
[7] Tite-Live, XL, 22.
[8] Polybe, XXIV, 1 et 5. On fit entendre à Démétrius que les Romains le mettraient bientôt sur le trône de Macédoine.
[9] Il en alla jusqu’en Crète. (Polybe, XXIII, 9).
[10] Il refusa le titre de roi à Sparte. (Polybe, XX, 14.)
[11] Polybe, XXIII, 6.
[12] Polybe, XXIV, 10.
[13] Rollin, d’après Plutarque (Philopœmen, 1).
[14] Tite-Live, XXXIX, 51 ; Plutarque, Flam., 28. La même année, dit-on, Scipion mourut dans son exil volontaire à Liternum.
[15] Tite-Live : nihil paternœ lasciviœ, etc. Il copie ici Polybe,
comme dans presque tout ce qu’il dit de
[16] Legationes civitatum venerant ad pecunias.... et frumentum pollicendum ad bellum. (Tite-Live.) À son avènement, il remit à ses sujets tout ce qu’ils devaient au fisc, restitua aux bannis leurs biens confisqués et jusqu’aux revenus touchés en leur absence. (Polybe, XXVI, 3.)
[17] C’est-à-dire 200 talents pour mille cavaliers. (Tite-Live, XLII, 67.)
[18] Ipsius Persei.... celebrari nomen. (Tite-Live).
[19] Tite-Live, XLII, 12 ; Plutarque, Æmilius, 8.
[20] Voyez, dans Tite-Live (XL, 42), les accusations du préteur Duronius contre lui.
[21] Polybe, XXVI, 5.
[22] Tite-Live dit de lui et d’Attale : Jam enim suspectos habebat Romanes. Il assura à Antiochus le trône que voulait usurper Héliodore, assassin de Séleucus. Les progrès de Philippe et de Persée en Thrace le rattachèrent seuls à la cause de Rome. Cependant il offrit à Persée de lui vendre sa neutralité 500 talents, ou ses secours 4500. Après une belle et sainte lutte d’avarice, dit Polybe (XXIX, 2, 5 et 9), ils se séparèrent à avantage égal, comme deux vaillants athlètes. Mais j’ai peine à croire à cette affirmation de Polybe, qui répète un bruit, mais ne raconte pas un fait public.
[23] Tite-Live, XLII, 25. Cependant elles n’eurent pas le courage de se déclarer ; en 470, les députés d’un grand nombre d’entre elles vinrent à Rome. Pour les Rhodiens, le sénat leur avait déclaré qu’il ne leur avait pas donné les Lyciens comme sujets, mais comme amis et alliés. (Polybe, XXVI, 5.)
[24] Tite-Live, XLI, 27.
[25] Une députation des Dardaniens vint demander contre eux des secours.
[26] Tite-Live, XLII, 13, et Polybe, XXVII.
[27] Tite-Live, XLII, 15-17. Persée fit déclarer au sénat que la dénonciation de Rammius était calomnieuse.
[28] Tite-Live, XLII, 7-9.
[29] Id., XLII, 25. Omnes reges civitatesque _ converterant animos in curam.... belli (ibid., 9). In liberis gentibus plebs ubique omnis.... erat ad regem Macedonasque inclinata (ibid., 30). Mais le parti aristocratique, partout soutenu par Rome, était aussi partout le plus fort.
[30] Tite-Live, XXXVIII, 39 ; XLII, 19. Ariarathe de Cappadoce envoya de lui-même son second fils en otage. Notons, comme trait des mœurs diplomatiques du temps, que le sénat fit présent à l’ambassadeur de 100.000 as, qu’une maison fut affectée à son logement et qu’il fut défrayé de tout pendant son séjour en Italie. C’était l’obligation qui résultait de l’hospitium publicum ; des envoyés de Rome auraient été traités de même en Cappadoce.
[31] Polybe, XXIX, 7. Ce petit roi, dont on a étrangement grossi les forces, ne livra pas même un combat pour sauver sa province, qu’Anicius conquit en quelques jours. Quant à Cotys, il donna mille cavaliers et mille fantassins.
[32] Plutarque, Æmilius,12 sq. ; Tite-Live, XLIV, 26.
[33] Tite-Live, XLII, 31.
[34] Quia locupletes videbant qui.... stipendia fecerant (Tite-Live, XLII, 32).
[35] Entre les soixante centurions d’une légion, il y avait une hiérarchie qui assignait à chacun un rang déterminé ; les primipilaires, par exemple, étaient regardés comme ayant un poste bien plus honorable que ceux des simples centurions.
[36] Au chap. XXXVI.
[37] Tite-Live, XLII, 34.
[38] Voyez, dans Tite-Live (XLI, 25), le massacre des quatre-vingts principaux citoyens. Idem furor et Cretenses lacerabat.
[39] Tite-Live, XLII, 47-65.
[40] On a dit l’Épire entière, mais les Molosses arrêtèrent Persée sur les bords de l’Aoüs, en 170, et Claudius leva six mille auxiliaires thesprotes et athamanes. (Tite-Live, XLIII, 21.) Marcius acheta aux Épirotes, en 169, les vivres nécessaires à l’armée de Macédoine. (Tite-Live, XLIV, 16.)
[41] Tite-Live, XLIII, 20.
[42] Rhodes, Samos, Chalcédoine et, du fond de la mer Noire, Héraclée du Pont, avaient envoyé des vaisseaux. (Tite-Live, XLII, 56.)
[43] Tite Lire, XLIV, 6, d’après Polybe, qui avait suivi l’armée comme député des Achéens et à qui Tite-Live a emprunté son exacte description des lieux.
[44] M. Heuzey, qui a
refait la route suivie par Marcius et qui croit avoir retrouvé l’emplacement de
son camp au plateau de Livadhi, confirme les paroles de Tite-Live. De cette hauteur, dit-il, on voit à ses pieds tout le rivage de la mer, dans le
lointain on découvre le vaste tour du golfe Salonique au fond duquel la ville
se dessine avec ses murailles, puis les longues pointes de
[45] Inenarrabilis labor.
[46] M. Heuzey pense que la descente s’effectua dans la direction des villages actuels de Skotina et de Pandéléimonè. Ce dernier est comme suspendu, au milieu des châtaigniers, au-dessus de la forteresse turque de Platamona, l’ancien Héracléion de Piérie.
[47] Heuzey, le Mont Olympe, p. 75 et suiv.
[48] Tite-Live prétend que, dans sa frayeur, il envoya deux de ses amis à Pella et à Thessalonique pour brûler ses vaisseaux et jeter ses trésors dans la mer. Sa situation n’était pas désespérée à ce point, et, comme Tite-Live ajoute que, honteux de sa peur, il fit disparaître ceux auxquels il avait donné cet ordre, on peut ranger cette histoire à côté de toutes celles que les Romains firent courir sur sa lâcheté, son avarice et sa cruauté.
[49] Tite-Live, XLIV, 9.
[50] On a trouvé en
1867, prés de Gibraltar, une inscription gravée le
[51] Polybe et Plutarque, (Æmilius,12) disent cent mille. Mais il y avait des garnisons.
[52] Tite-Live, XLIV, 22 sq.
[53] Cette éclipse n’a pas été, comme on le répète toujours, prédite la veille ; elle a été expliquée le lendemain. (Cicéron, de Rep., I, 15.) Le grand astronome Hipparque, contemporain de Paul-Émile, aurait pu faire cette prédiction, mais non pas Gallus.
[54] D’après M. Heuzey, Nasica descendant la vallée du Mavronéri rejoignit la veille de la bataille le consul qui arrivait par la route de Sphigi. Paul-Émile établit son camp sur la partie haute de la plaine, entre le Mavronéri et le Pélikas. Ce fut sur cette rivière que l’action commença, et les fuyards de la première ligne se retirèrent sur le mont Olocros ; mais la bataille remonta au nord et se termina vers Mani. (Op. cit., p. 352 et suiv.)
[55] Heuzey, Mission
de Macédoine, p. 242. Auprès du lieu où s’élevait Pydna, à Kourino, on voit
aujourd’hui de grands tumulus dont l’un fut, peut-être, élevé à des soldats
romains tombés dans la bataille ou en leur honneur, comme les Athéniens en
avaient élevé aux héros de Marathon. Dans un d’eux M. Heuzey vit un bas-relief
en marbre blanc représentant un soldat romain couvert de son armure. Pour arriver à la chambre sépulcrale, on suit un couloir
voûté qui s’enfonce sous terre. Une porte à jambages inclinés, selon les règles
de l’architecture dorique, donne accès à une petite pièce, puis à une seconde
dont la porte est décorée d’un encadrement en marbre blanc. Celle que la
gravure représente en chromolithographie conduit à la dernière chambre qui a
3m,98 de long sur
[56] Ces faits, rapportés par Tite-Live (XLIV, 45), démentent le lâche désespoir de Persée après Pydna.
[57] Persée était si peu gêné dans le camp romain qu’il put une fois s’en éloigner librement de plus d’une journée de chemin sans qu’on s’en aperçût. (Tite-Live, XLV, 28.)
[58] Plusieurs villes, qui avaient favorisé les Romains, furent exemptées du tribut. (Tite-Live, XLV, 26.)
[59] Presque toutes dans le pays des Molosses. (Polybe, XXX, 15.) Tite-Live, en faisant combattre les Molosses contre Persée, les aura pris pour une autre peuplade épirote.
[60] Tite-Live, XLV, 35-39.
[61] Tite-Live, XLV, 43.