HISTOIRE DES ROMAINS

 

CINQUIÈME PÉRIODE — CONQUÊTE DU MONDE (201-133)

CHAPITRE XXIX — SECONDE CONQUÊTE DE L’ESPAGNE. - SOUMISSION DE LA CISALPINE.

 

 

I. — OPÉRATIONS EN ESPAGNE (197-178).

Durant ces faciles et brillantes expéditions, d’autres légions soutenaient aux extrémités de l’Occident et dans l’Italie même, une lutte meurtrière contre des peuples dont le courage était excité par l’espérance d’une vie meilleure, promise aux braves tombés sous le fer ennemi. Après Zama, le sénat s’était cru maître de l’Espagne : la prise d’armes de Mandonius et d’Indibitis, ces mobiles alliés des Scipions[1], et le soulèvement des Sédétans, avaient paru la dernière protestation de l’indépendance ibérienne. Mais, lorsque, en 197, l’envoi (le deux préteurs et une tentative pour organiser l’Espagne en provinces romaines eurent montré que le sénat comptait garder sa conquête, les indigènes, qui ne l’avaient aidé que pour se délivrer des Carthaginois, répondirent en se levant en masse contre l’étranger. Le préteur Sempronius Tuditanus fut tué, et cette bataille devint le signal d’une guerre séculaire[2].

Les Lusitaniens, qui avaient vaincu le grand Amilcar et qu’Annibal n’osa attaquer, les Vaccéens, les Vettons, surtout les Celtibériens, jouèrent le premier rôle dans cette lutte héroïque. Retranchés dans les montagnes du centre de la péninsule, sur les hauts plateaux d’où le Guadiana, le Tage et le Duero descendent par des défilés sauvages, les Celtibériens coupaient les communications des Romains, tandis qu’eux-mêmes, ayant un accès facile dans les vallées, donnaient la main aux peuples soulevés. Comme ils ne possédaient point de grandes villes par où l’on pût saisir et contenir le pays, leurs villages et leurs innombrables châteaux forts éparpillaient la guerre et la rendaient éternelle, la prise de chacun d’eux ne livrant aux Romains que d’arides rochers. A l’Est, au contraire, et dans le Sud, tout le. long de la Méditerranée, étaient de riches cités, Empories, Tarragone, Carthagène, Malaga et Gadès, dont la soumission entraînait celle de vastes territoires ; ou bien des peuples sans courage comme les Turdétans, ou à peine Espagnols et énervés par un long commerce avec Tyr et Carthage, comme les habitants de la Bétique.

Sobres et agiles, patients et rusés, comme le montagnard et le chasseur, cependant braves aussi jusqu’à la témérité, les Espagnols faisaient déjà dans leurs montagnes cette guerre de guérillas qui a triomphé de Napoléon et des meilleurs soldats du monde. Quand ils attaquaient de près, ils se formaient en coin, et cet ordre de bataille était irrésistible. Hors ils se servaient d’une lourde épée à deux tranchants que les légionnaires adoptèrent, et qui faisait de telles blessures, que les Macédoniens de Philippe en furent épouvantés[3]. Généralement ils combattaient à pied ; ils avaient pourtant des chevaux aussi rapides, dit Strabon, que ceux des Parthes, et qui étaient dressés à plier les genoux et à gravir rapidement les montagnes. S’ils étaient vaincus, on en prenait peu, on en gardait moins encore ; le poison qu’ils portaient toujours avec eux les affranchissait de la servitude ; ou bien, embarqués pour l’Italie ou la Sicile, ils faisaient un trou dans la cale et coulaient le navire. Les femmes combattaient au milieu de leurs maris et, après une défaite, égorgeaient leurs enfants et se tuaient[4] ; le dévoué ne survivait pas non plus à son ami ou à sort chef, et le vieillard incapable de combattre était débarrassé d’une vie inutile. Durs aux vaincus comme à eux-mêmes, les Lusitaniens coupaient la main droite de leurs captifs pour la consacrer aux dieux. Ils aimaient singulièrement les sacrifices, dit Strabon, et les victimes étaient leurs prisonniers de guerre. Voilà de plus terribles ennemis que les innombrables phalanges d’Antiochus. Heureusement pour Rome que, plus encore que les Italiens et les Grecs, les Espagnols étaient divisés et qu’ils ne surent jamais s’unir pour une grande entre prise ou une commune résistance. Sans cela, dit Strabon, ils auraient été invincibles.

Un préteur vengea Sempronius. Mais cette guerre parut assez importante pour mériter une armée consulaire. Caton la commanda. Beaucoup de fournisseurs étaient venus de Rome pour approvisionner l’armée. La guerre nourrira la guerre, dit Caton, et il les renvoya. Les Romains étaient refoulés jusque sur la colonie massaliote d’Empories, singulière cité composée de deux villes que séparait une solide muraille, l’une espagnole, l’autre grecque ; celle-ci toujours en défiance de sa voisine. Une grande armée était dans le voisinage ; Caton se dégagea par une victoire habilement préparée (195) ; puis, ayant acheté le secours des Celtibériens au prix de 200 talents, que les vaincus payèrent, il put faire démanteler en un seul jour quatre cents villes ou bourgades entre l’Èbre et les Pyrénées[5], et établir un impôt considérable sur l’exploitation des mines d’or et d’argent de la province.

Après Caton et durant la lutte contre Antiochus, la guerre languit. Mais les Celtibériens, se sentant menacés par l’affermissement de la domination romaine dans la vallée de l’Èbre, s’unirent aux Lusitaniens, aux Vaccéens et aux Carpétans ; il leur en conta trente-cinq mille hommes, qu’ils perdirent dans une grande bataille prés de Tolède (185). Les Romains employèrent plusieurs années à cerner leurs montagnes devenues le foyer de la résistance, et des victoires qu’ils gagnèrent au nord et au sud leur en ouvrirent l’entrée. Quand les Vaccéens et les Lusitaniens, lassés de la lutte, eurent posé les armes, Sempronius Gracchus, le père des Gracques, pénétra au cœur même de la Celtibérie et y soumit trois cents bourgades[6]. Pour gagner ces peuples, il leur fit de douces conditions : il les déclara alliés de Rome et placés sous son protectorat, à la seule condition de lui fournir, en cas de guerre, des hommes et de l’argent[7]. Certain que la civilisation seule pourrait rendre la paix durable, il chercha à fonder des villes où il réunit beaucoup de Celtibériens, en leur donnant de sages lois. La bonne foi, la douceur de Gracchus, devinrent célèbres dans la péninsule ; les traités qu’il conclut furent invoqués plus tard contre la cruauté et l’avarice de ses successeurs (178)[8].

 

II. — CONQUÊTE DE LA CISALPINE ; L’ITALIE FERMÉE AUX BARBARES (200-163).

L’Espagne paraissait pour la seconde fois conquise ; la Cisalpine le fut réellement[9]. Le Carthaginois Amilcar, qui y était resté, malgré Zama, avec la secrète connivence d’Annibal, jeta quarante mille Gaulois et Ligures sur Plaisance et Crémone, les deux grandes colonies de Rome le long du Pô (200). Quelques années plus tôt, cette diversion aurait pu venir en aide à Carthage, elle fut seulement pour Rome un ennui, que le souvenir des guerres gauloises changea un moment en crainte. Plaisance fut prise et brûlée, mais la résistance de Crémone donna le temps aux Romains d’accourir, et trente-cinq mille Gaulois, à en croire Tite-Live, furent tués par le préteur Furius, à qui cette victoire valut le triomphe. Cette sanglante leçon fut perdue. Amilcar, échappé du champ de bataille, continua ses patriotiques intrigues, et tous les barbares de la vallée du Pô, même les Cénomans, se soulevèrent. Les Boïes surtout montrèrent un héroïque acharnement. Le sénat fut contraint d’envoyer contre ces peuples jusqu’à trois armées à la fois et Scipion l’Africain. En l’année 193, le sénat eut recours à la formule des grands dangers publics : il déclara qu’il y avait tumulte. Des défaites répétées forcèrent enfin las Boïes à traiter (192), sous la condition de céder la moitié de leurs terres[10]. Mais, quand il fallut exécuter le traité, ils ne purent se résigner à vivre sous cette domination odieuse, et ce qui restait de la nation alla c’hercher au delà des Alpes, sur les bords du Danube, une terre à l’abri de l’ambition romaine[11]. En dix années ils avaient tenu tète à quinze consuls, tué deus préteurs et plus de légion naines que n’en coûtèrent en trois quarts de siècle toutes les guerres de Grèce et d’Asie.

On se hâta de repeupler Plaisance et Crémone, d’envoyer des colons à Bologne et à Parme, et M. Æmilius Lepidus[12] acheva la voie militaire qui allait d’Ariminum à Plaisance. Les Insubres (Milan) s’étaient soumis, les Cénomans (Vérone et Mantoue) avaient bien souvent servi la domination romaine, les Vénètes l’acceptaient en silence, les Ligures seuls résistaient encore. Trop faibles pour inspirer des craintes, ils étaient assez braves pour exercer la valeur des légions. En 189, ils tuèrent un préteur ; plus tard, ils battirent un consul, et mirent Paul-Émile lui-même en danger. Il fallut recommencer les dévastations de la guerre des Samnites[13] : couper les vignes, brûler les moissons, désarmer les villages, faire descendre les habitants, de la montagne dans la plaine[14] ; enfin transporter quarante-sept mille Ligures dans les solitudes du Samnium, tandis que des colons romains s’établissaient à Pise, à Lucques et à Modène pour cerner l’Apennin ligurien. Malgré tous les efforts de la politique et des armes, ces pauvres montagnards, abandonnés des Cisalpins, luttèrent vingt ans encore, jusqu’en 163, contre la maîtresse du monde. Une forteresse fut bâtie à Luna pour les surveiller, et la voie Aurélienne conduite le long de la côte pour mener partout les légions à l’entrée des montagnes.

Bien avant cette époque, le sénat avait porté aux Alpes les frontières de la république, en déclarant l’Italie fermée aux barbares, et quelques bandes gauloises étant venues chercher des terres dans la vallée du Pô, il leur avait impérieusement ordonné de repasser en toute hâte les montagnes[15].

La fondation d’Aquilée, que la voie Émilienne alla rejoindre (181), et une nouvelle conquête de l’Istrie (177) servirent à défendre, par l’est, les approches de la Cisalpine[16].

Le roi des Istriotes, Épulon, s’était retiré dans la plus forte place de la contrée, Nesactium, avec les plus braves de ses guerriers. Quand ils virent les Romains détourner une rivière qui fournissait l’eau à la ville, ils menèrent leurs femmes et leurs enfants sur le rempart, les égorgèrent, puis se tuèrent eux-mêmes. Leur chef avait donné l’exemple de ce courage farouche. S’ils étaient tombés vivants aux mains de l’ennemi, ceux qui auraient survécu au premier massacre auraient été vendus comme esclaves. Ils avaient donc pris le chemin le plus court pour sortir des abominables misères auxquelles la guerre antique condamnait le vaincu.

Vers le même temps, les peuples de Corse et de Sardaigne remuèrent (181). Après de vains efforts, les Corses se résignèrent à payer leur tribut de 10.000 livres de cire[17]. Dans l’autre île, Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, tua vingt-sept mille Sardes, et en vendit un tel nombre, que, pour désigner une denrée de vil pris, on dit dès lors : Sardes à vendre (175).

Nous passons rapidement sur ces guerres, malgré l’héroïsme que montrèrent la plupart des peuples attaqués[18] ; car l’histoire, qui classe les événements d’après leur importance, choisit entre des faits en apparence semblables pour délaisser les uns et mettre les autres en lumière. Quelle place tiennent dans la mémoire des peuples Morgaten et Morat, à côté de Marathon et de Salamine ? De ces victoires, les unes ne sauvaient que la liberté d’un petit peuple, les autres sauvaient l’avenir du monde. La civilisation aussi était intéressée au résultat des guerres des Romains en Grèce et en Asie, tandis que celles de l’Espagne et de la Cisalpine ne mettaient en question que la sauvage indépendance de quelques peuplades ignorées et inutiles.

Lorsqu’on résume les travaux des légions dans l’Occident, durant ces vingt années, on reconnaît que le sénat avait voulu achever ce qu’il avait commencé dans l’intervalle des deux guerres Puniques : dompter les Cisalpins, s’assurer la ferme possession des îles de la Méditerranée occidentale, et, pour qu’un nouveau péril ne lui arrivât point par delà les Pyrénées, occuper l’Espagne. Ces guerres contrastent, par l’acharnement que les Romains y montrèrent, avec celles qu’ils firent de l’autre côté de l’Adriatique et de la mer Égée, dans le but de se tenir ouvertes les portes de l’Orient. Le sénat, qui sait si bien, comme les Grecs le disaient de Flamininus, être à la fois lion et renard, n’a voulu jusqu’à présent qu’éblouir et fasciner les peuples de cet autre monde. Mais, pour eux aussi, le temps des ménagements allait bientôt cesser et celui de la servitude apparaître.

 

 

 

 



[1] Ils s’étaient soulevés après le départ de Scipion et avaient été vaincus dans une bataille où Indibilis fut tué. Après cette défaite, ils livrèrent leurs armes, des otages, du blé pour six mois, des saies et des toges pour l’armée, un tribut double pour le trésor ; enfin Mandonius et leurs autres chefs, que les Romains mirent à mort. (Tite-Live, XXIX, 1-5.)

[2] Tite-Live, XXXIII, 25.

[3] Gladio Hispaniensi detruncata corpora, brachiis cum humero abscisis.... patentiaque viscera.... pavidi cernebant. Ipsum quoque regem terror cepit (Tite-Live, XXXI, 54).

[4] Appien, Iberica, 74 (72) ; Strabon, III, p. 154 et sqq.

[5] Tite-Live, XXXIV, 8-22 ; Polybe, XIX, fr. unique. En citant ce passage, Plutarque a écrit Bœtis au lieu d’Iberus, qu’on lit dans Tite-Live (XXXIV, 17), et qui se comprend mieux.

[6] Tite-Live, XLI, 4, d’après Polybe.

[7] Strabon, III, 4, 13.

[8] Appien, Iberica, 43-44 ; Tite-Live, XL, 45-50. Il donna le nom de Gracchuris à la ville d’Illurcis (XLI, sommaire).

[9] Ces guerres sont racontées dans Tite-Live, de XXXI, 2, à XL, 53.

[10] Tite-Live, XXXVI, 39.

[11] Strabon, V, 212. Ils s’y mêlèrent aux Taurisques dans le Noricum.

[12] Ce Lepidus, qui fut deux fois consul, prince du sénat et censeur, mourut en 152. A l’âge de quinze ans, il avait tué un ennemi et sauvé un citoyen. C’est ce que dit la légende de sa pièce ANnis XV PRœtextatus Hostem Occidit Civem Servavit. On a vu qu’il fut tuteur du roi d’Égypte, Ptolémée Eupator.

[13] Tite-Live, XXIX, 39 ; XL, 38, 41.

[14] Id., XL, 55 ; XLI, 18.

[15] Id., XXXIV, 54-55 ; XL, 53. En 118, Marcius Rex dompta les Euganéens, qui refusèrent de survivre à leur défaite, et Scaurus, les Carnes, 115.

[16] Strabon, V, 214 ; Tite-Live, XLI, 41.

[17] On les retrouve en armes en 163.

[18] Tite-Live dit lui-même : Lacessebani magis quam exercebant Romana arma Ligures et Galli ; et Polybe : Il n’y eut jamais de guerre plus méprisable.