I. — OPÉRATIONS EN ESPAGNE
(197-178).
Durant ces faciles et brillantes expéditions, d’autres
légions soutenaient aux extrémités de l’Occident et dans l’Italie même, une
lutte meurtrière contre des peuples dont le courage était excité par
l’espérance d’une vie meilleure, promise aux braves tombés sous le fer
ennemi. Après Zama, le sénat s’était cru maître de l’Espagne : la prise
d’armes de Mandonius et d’Indibitis, ces mobiles alliés des Scipions[1], et le
soulèvement des Sédétans, avaient paru la dernière protestation de
l’indépendance ibérienne. Mais, lorsque, en 197, l’envoi (le deux préteurs et
une tentative pour organiser l’Espagne en provinces romaines eurent montré
que le sénat comptait garder sa conquête, les indigènes, qui ne l’avaient
aidé que pour se délivrer des Carthaginois, répondirent en se levant en masse
contre l’étranger. Le préteur Sempronius Tuditanus fut tué, et cette bataille
devint le signal d’une guerre séculaire[2].
Les Lusitaniens, qui avaient vaincu le grand Amilcar et
qu’Annibal n’osa attaquer, les Vaccéens, les Vettons, surtout les
Celtibériens, jouèrent le premier rôle dans cette lutte héroïque. Retranchés
dans les montagnes du centre de la péninsule, sur les hauts plateaux d’où le
Guadiana, le Tage et le Duero descendent par des défilés sauvages, les
Celtibériens coupaient les communications des Romains, tandis qu’eux-mêmes,
ayant un accès facile dans les vallées, donnaient la main aux peuples
soulevés. Comme ils ne possédaient point de grandes villes par où l’on pût
saisir et contenir le pays, leurs villages et leurs innombrables châteaux
forts éparpillaient la guerre et la rendaient éternelle, la prise de chacun
d’eux ne livrant aux Romains que d’arides rochers. A l’Est, au contraire, et
dans le Sud, tout le. long de la Méditerranée, étaient de riches cités,
Empories, Tarragone, Carthagène, Malaga et Gadès, dont la soumission
entraînait celle de vastes territoires ; ou bien des peuples sans courage
comme les Turdétans, ou à peine Espagnols et énervés par un long commerce
avec Tyr et Carthage, comme les habitants de la Bétique.
Sobres et agiles, patients et rusés, comme le montagnard
et le chasseur, cependant braves aussi jusqu’à la témérité, les Espagnols
faisaient déjà dans leurs montagnes cette guerre de guérillas qui a triomphé
de Napoléon et des meilleurs soldats du monde. Quand ils attaquaient de près,
ils se formaient en coin, et cet ordre de bataille était irrésistible. Hors
ils se servaient d’une lourde épée à deux tranchants que les légionnaires
adoptèrent, et qui faisait de telles blessures, que les Macédoniens de
Philippe en furent épouvantés[3]. Généralement ils
combattaient à pied ; ils avaient pourtant des chevaux aussi rapides, dit
Strabon, que ceux des Parthes, et qui étaient dressés à plier les genoux et à
gravir rapidement les montagnes. S’ils étaient vaincus, on en prenait peu, on
en gardait moins encore ; le poison qu’ils portaient toujours avec eux les
affranchissait de la servitude ; ou bien, embarqués pour l’Italie ou la Sicile, ils faisaient un
trou dans la cale et coulaient le navire. Les femmes combattaient au milieu
de leurs maris et, après une défaite, égorgeaient leurs enfants et se tuaient[4] ; le dévoué ne survivait pas non plus à son ami
ou à sort chef, et le vieillard incapable de combattre était débarrassé d’une
vie inutile. Durs aux vaincus comme à eux-mêmes, les Lusitaniens coupaient la
main droite de leurs captifs pour la consacrer aux dieux. Ils aimaient singulièrement les sacrifices, dit
Strabon, et les victimes étaient leurs
prisonniers de guerre. Voilà de plus terribles ennemis que les
innombrables phalanges d’Antiochus. Heureusement pour Rome que, plus encore que
les Italiens et les Grecs, les Espagnols étaient divisés et qu’ils ne surent
jamais s’unir pour une grande entre prise ou une commune résistance. Sans cela, dit Strabon, ils auraient été invincibles.
Un préteur vengea Sempronius. Mais cette guerre parut
assez importante pour mériter une armée consulaire. Caton la commanda.
Beaucoup de fournisseurs étaient venus de Rome pour approvisionner l’armée. La guerre nourrira la guerre, dit Caton, et il
les renvoya. Les Romains étaient refoulés jusque sur la colonie massaliote
d’Empories, singulière cité composée de deux villes que séparait une solide
muraille, l’une espagnole, l’autre grecque ; celle-ci toujours en défiance de
sa voisine. Une grande armée était dans le voisinage ; Caton se dégagea par
une victoire habilement préparée (195) ; puis, ayant acheté le secours des Celtibériens au prix
de 200 talents, que les vaincus payèrent, il put faire démanteler en un seul
jour quatre cents villes ou bourgades entre l’Èbre et les Pyrénées[5], et établir un
impôt considérable sur l’exploitation des mines d’or et d’argent de la
province.
Après Caton et durant la lutte contre Antiochus, la guerre
languit. Mais les Celtibériens, se sentant menacés par l’affermissement de la
domination romaine dans la vallée de l’Èbre, s’unirent aux Lusitaniens, aux
Vaccéens et aux Carpétans ; il leur en conta trente-cinq mille hommes, qu’ils
perdirent dans une grande bataille prés de Tolède (185). Les Romains employèrent
plusieurs années à cerner leurs montagnes devenues le foyer de la résistance,
et des victoires qu’ils gagnèrent au nord et au sud leur en ouvrirent
l’entrée. Quand les Vaccéens et les Lusitaniens, lassés de la lutte, eurent
posé les armes, Sempronius Gracchus, le père des Gracques, pénétra au cœur
même de la Celtibérie
et y soumit trois cents bourgades[6]. Pour gagner ces
peuples, il leur fit de douces conditions : il les déclara alliés de Rome et
placés sous son protectorat, à la seule condition de lui fournir, en cas de
guerre, des hommes et de l’argent[7]. Certain que la
civilisation seule pourrait rendre la paix durable, il chercha à fonder des
villes où il réunit beaucoup de Celtibériens, en leur donnant de sages lois.
La bonne foi, la douceur de Gracchus, devinrent célèbres dans la péninsule ;
les traités qu’il conclut furent invoqués plus tard contre la cruauté et
l’avarice de ses successeurs (178)[8].
II. — CONQUÊTE DE LA CISALPINE ; L’ITALIE
FERMÉE AUX BARBARES (200-163).
L’Espagne paraissait pour la seconde fois conquise ; la Cisalpine le fut
réellement[9].
Le Carthaginois Amilcar, qui y était resté, malgré Zama, avec la secrète
connivence d’Annibal, jeta quarante mille Gaulois et Ligures sur Plaisance et
Crémone, les deux grandes colonies de Rome le long du Pô (200). Quelques
années plus tôt, cette diversion aurait pu venir en aide à Carthage, elle fut
seulement pour Rome un ennui, que le souvenir des guerres gauloises changea
un moment en crainte. Plaisance fut prise et brûlée, mais la résistance de
Crémone donna le temps aux Romains d’accourir, et trente-cinq mille Gaulois,
à en croire Tite-Live, furent tués par le préteur Furius, à qui cette
victoire valut le triomphe. Cette sanglante leçon fut perdue. Amilcar,
échappé du champ de bataille, continua ses patriotiques intrigues, et tous
les barbares de la vallée du Pô, même les Cénomans, se soulevèrent. Les Boïes
surtout montrèrent un héroïque acharnement. Le sénat fut contraint d’envoyer
contre ces peuples jusqu’à trois armées à la fois et Scipion l’Africain. En
l’année 193, le sénat eut recours à la formule des grands dangers publics :
il déclara qu’il y avait tumulte. Des
défaites répétées forcèrent enfin las Boïes à traiter (192), sous la condition de céder la
moitié de leurs terres[10]. Mais, quand il
fallut exécuter le traité, ils ne purent se résigner à vivre sous cette domination
odieuse, et ce qui restait de la nation alla c’hercher au delà des Alpes, sur
les bords du Danube, une terre à l’abri de l’ambition romaine[11]. En dix années
ils avaient tenu tète à quinze consuls, tué deus préteurs et plus de légion
naines que n’en coûtèrent en trois quarts de siècle toutes les guerres de
Grèce et d’Asie.
On se hâta de repeupler Plaisance et Crémone, d’envoyer
des colons à Bologne et à Parme, et M. Æmilius Lepidus[12] acheva la voie
militaire qui allait d’Ariminum à Plaisance. Les Insubres (Milan) s’étaient
soumis, les Cénomans (Vérone
et Mantoue) avaient bien souvent servi la domination romaine, les
Vénètes l’acceptaient en silence, les Ligures seuls résistaient encore. Trop
faibles pour inspirer des craintes, ils étaient assez braves pour exercer la
valeur des légions. En 189, ils tuèrent un préteur ; plus tard, ils battirent
un consul, et mirent Paul-Émile lui-même en danger. Il fallut recommencer les
dévastations de la guerre des Samnites[13] : couper
les vignes, brûler les moissons, désarmer les villages, faire descendre les
habitants, de la montagne dans la plaine[14] ; enfin
transporter quarante-sept mille Ligures dans les solitudes du Samnium, tandis
que des colons romains s’établissaient à Pise, à Lucques et à Modène pour
cerner l’Apennin ligurien. Malgré tous les efforts de la politique et des
armes, ces pauvres montagnards, abandonnés des Cisalpins, luttèrent vingt ans
encore, jusqu’en 163, contre la maîtresse du monde. Une forteresse fut bâtie
à Luna pour les surveiller, et la voie Aurélienne conduite le long de la côte
pour mener partout les légions à l’entrée des montagnes.
Bien avant cette époque, le sénat avait porté aux Alpes
les frontières de la république, en déclarant l’Italie fermée aux barbares,
et quelques bandes gauloises étant venues chercher des terres dans la vallée
du Pô, il leur avait impérieusement ordonné de repasser en toute hâte les
montagnes[15].
La fondation d’Aquilée, que la voie Émilienne alla
rejoindre (181),
et une nouvelle conquête de l’Istrie (177) servirent à défendre, par l’est, les approches de la
Cisalpine[16].
Le roi des Istriotes, Épulon, s’était retiré dans la plus
forte place de la contrée, Nesactium, avec les plus braves de ses guerriers.
Quand ils virent les Romains détourner une rivière qui fournissait l’eau à la
ville, ils menèrent leurs femmes et leurs enfants sur le rempart, les
égorgèrent, puis se tuèrent eux-mêmes. Leur chef avait donné l’exemple de ce
courage farouche. S’ils étaient tombés vivants aux mains de l’ennemi, ceux
qui auraient survécu au premier massacre auraient été vendus comme esclaves.
Ils avaient donc pris le chemin le plus court pour sortir des abominables
misères auxquelles la guerre antique condamnait le vaincu.
Vers le même temps, les peuples de Corse et de Sardaigne
remuèrent (181).
Après de vains efforts, les Corses se résignèrent à payer leur tribut de 10.000 livres de
cire[17]. Dans l’autre
île, Gracchus, le pacificateur de l’Espagne, tua vingt-sept mille Sardes, et
en vendit un tel nombre, que, pour désigner une denrée de vil pris, on dit
dès lors : Sardes à vendre (175).
Nous passons rapidement sur ces guerres, malgré l’héroïsme
que montrèrent la plupart des peuples attaqués[18] ; car
l’histoire, qui classe les événements d’après leur importance, choisit entre
des faits en apparence semblables pour délaisser les uns et mettre les autres
en lumière. Quelle place tiennent dans la mémoire des peuples Morgaten et
Morat, à côté de Marathon et de Salamine ? De ces victoires, les unes ne
sauvaient que la liberté d’un petit peuple, les autres sauvaient l’avenir du
monde. La civilisation aussi était intéressée au résultat des guerres des
Romains en Grèce et en Asie, tandis que celles de l’Espagne et de la Cisalpine ne mettaient
en question que la sauvage indépendance de quelques peuplades ignorées et
inutiles.
Lorsqu’on résume les travaux des légions dans l’Occident,
durant ces vingt années, on reconnaît que le sénat avait voulu achever ce
qu’il avait commencé dans l’intervalle des deux guerres Puniques : dompter
les Cisalpins, s’assurer la ferme possession des îles de la Méditerranée
occidentale, et, pour qu’un nouveau péril ne lui arrivât point par delà les
Pyrénées, occuper l’Espagne. Ces guerres contrastent, par l’acharnement que
les Romains y montrèrent, avec celles qu’ils firent de l’autre côté de
l’Adriatique et de la mer Égée, dans le but de se tenir ouvertes les portes
de l’Orient. Le sénat, qui sait si bien, comme les Grecs le disaient de
Flamininus, être à la fois lion et renard, n’a voulu jusqu’à présent
qu’éblouir et fasciner les peuples de cet autre monde. Mais, pour eux aussi,
le temps des ménagements allait bientôt cesser et celui de la servitude
apparaître.
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