HISTOIRE DES ROMAINS

 

CINQUIÈME PÉRIODE — CONQUÊTE DU MONDE (201-133)

CHAPITRE XXVIII — GUERRE CONTRE LE ROI DE SYRIE ET LES GALATES (192-188).

 

 

I. — PRÉLIMINAIRES DE LA GUERRE CONTRE ANTIOCHUS.

Le fastueux désintéressement que Rome venait de montrer en Grèce et que personne ne pouvait encore comprendre, était une habile réponse à la coalition qu’Annibal travaillait à former. Ramené dans Carthage par une défaite, il s’y trouva encore assez puissant pour saisir le pouvoir et commencer des réformes qui devaient régénérer sa patrie. Il se fit nommer suffète, et, avec l’appui de ses vétérans et du peuple, il renversa la tyrannique oligarchie qui s’était formée durant la guerre[1]. Les centumvirs étaient inamovibles, il les rendit annuels ; les finances étaient indignement dilapidées, il y porta un ordre sévère, ordonna des restitutions, et rendit le trésor assez riche pour acquitter, sans fouler le peuple, le tribut promis à Rome[2]. Les troupes, régulièrement payées, furent augmentées, et, en attendant qu’il pût en tirer de plus sérieux services, il les employa à d’utiles travaux dans les campagnes. En même temps, pour éviter une rupture prématurée, il condamnait au bannissement son émissaire Amilcar, qui entretenait la guerre dans la Cisalpine, laissait les Romains prononcer contre Carthage dans un différend avec Masinissa et leur envoyait pour la guerre de Macédoine 500.000 boisseaux de blé[3]. Mais ses secrets messages pressaient Antiochus d’attaquer, tandis que Philippe résistait encore, que les Grecs hésitaient, que les Cisalpins et les Espagnols étaient soulevés.

Cynocéphales renversa ses espérances, et bientôt trois ambassadeurs vinrent à Carthage demander la tète de cet infatigable ennemi de Rome. Scipion s’était noblement opposé à cette résolution : son fier courage comprenait Annibal attaqué corps à corps et vaincu, mais non pas frappé à terre. Depuis longtemps, au contraire, le glorieux proscrit s’y attendait ; une galère secrètement préparée le porta en Syrie (145).

Antiochus III, enhardi par les succès des premières années de son règne, ne revendiquait pas moins que tout l’héritage de Séleucus Nicator : d’abord, en Asie, la Cœlésyrie et la Phénicie, qu’il avait enlevées au roi d’Égypte, pupille du sénat, et les cités grecques dont les Romains venaient de proclamer l’indépendance ; en Europe, la Chersonèse de Thrace, où il fortifia Lysimachie pour en faire le boulevard de son empire ; la Thrace et la Macédoine elle-même, qu’il osait comprendre dans ses imprudentes prétentions. Il gagna Byzance par des avantages faits à son commerce, les Galates par des présents et des menaces, le Cappadocien Ariarathe en lui donnant une de ses filles, et il essaya d’acheter la neutralité du roi d’Égypte, en lui offrant l’autre avec la promesse du littoral syrien pour dot.

En vain le sénat multiplia les ambassades, les avis et les menaces. Antiochus répondit fièrement : Je ne me mêle point de ce que vous faites en Italie, ne vous occupez pas de ce que je fais en Asie. L’arrivée d’Annibal décida la guerre. Ce grand homme offrait de recommencer, avec onze mille hommes et cent vaisseaux, sa seconde guerre Punique. En passant, il soulèverait Carthage, et, tandis qu’il occuperait les Romains en Italie, le roi descendrait en Grèce, en réunirait tous les peuples, et, au premier bruit des défaites de Rome, viendrait porter le dernier coup à cette domination ébranlée. Ainsi Annibal voulait tenter, avec l’Orient riche et civilisé, ce qu’il n’avait pu faire avec l’Occident pauvre et barbare. Si nous n’avions pas perdu les Annales d’Ennius, nous serions peut-être forcés de rejeter ces conseils belliqueux d’Annibal ; quelques fragments du poète-soldat montrent le héros carthaginois plus défiant, et Aulu-Gelle rapporte de lui une parole qui confirmerait ces doutes : Crois-tu que ceci suffise pour les Romains ? disait Antiochus en lui montrant ses troupes dorées. Oui, certes, répondit Annibal, si avides qu’ils soient. Mais cette défiance ne se montra que dans les derniers jours, quand il vit le roi rejeter ses conseils et le tenir à l’écart.

La clairvoyance de l’envie avait fait comprendre aux courtisans qu’un tel homme ne pouvait travailler que pour lui-même, et ils murmuraient à l’oreille d’Antiochus que le Carthaginois, restât-il fidèle, aurait toute la gloire, s’il réussissait. Déjà les visites qu’Annibal avait reçues d’un des ambassadeurs romains, et que celui-ci avait multipliées dans une intention perfide, l’avaient rendu suspect.

Parmi les députés du sénat, la légende a placé Scipion l’Africain, pour mettre encore une fois en présence le vainqueur et le vaincu de Zama, dans une conférence qu’ils auraient eue à Éphèse. Quel est, à ton avis, le premier des généraux ? aurait demandé Scipion. Alexandre de Macédoine, qui, avec une poignée d’hommes, défit d’innombrables armées et parcourut victorieusement d’immenses pays. — Et le second ?Pyrrhus, qui, mieux que personne, sut choisir ses positions pour camper, ranger ses troupes en bataille et combattre. — Et le troisième ?Moi, dit Annibal sans hésiter. Alors Scipion se prenant à rire : Que dirais-tu donc si tu m’avais vaincu ?Dans ce cas je me mettrais au-dessus de tous les autres. Il faut raconter ces choses, puisqu’on les répète partout, mais on n’est pas tenu d’y croire. C’est un de ces dialogues qu’on rédige dans les écoles des rhéteurs. Annibal et Scipion se retrouvant, après dix ans et à la veille d’une grande guerre, auraient eu autre chose à se dire que la vaniteuse question de l’un et le trop ingénieux compliment de l’autre. Un seul des ambassadeurs, P. Villius, vint à Éphèse et eut avec Annibal de fréquentes entrevues pour le détacher du service d’Antiochus[4]. Il n’y réussit pas ; mais le roi conçut des soupçons et, rejetant les conseils du héros, écouta les magnifiques et vaines promesses de l’Étolien Thoas.

Depuis longtemps les Étoliens se vantaient d’avoir ouvert la Grèce aux Romains et d’avoir guidé partout leurs pas. A les en croire, ils avaient, à Cynocéphales, sauvé la vie et l’honneur de Flamininus. Tandis que nous combattions, disait l’un d’eux, et que nous lui faisions un rempart de nos corps, je ne l’ai vu, tout le jour, qu’occupé d’auspices, de vœux et de victimes, comme un sacrificateur[5]. Ils avaient cru hériter de la domination que Philippe avait perdue, et les Romains ne leur avaient pas même rendu leurs villes de Thessalie, ni l’Acarnanie, ni Leucade, ni les cités qu’ils avaient conquises et qui, aux termes du premier traité, auraient dû leur appartenir.. Froissés dans leurs intérêts, humiliés dans leur orgueil par la hauteur de Flamininus, qui n’avait pour eux que de dures paroles, ils osaient se comparer à Rome, rêvaient de guerre contre elle, et la menaçaient déjà de leur camp des bords du Tibre[6]. A un même jour, sans déclaration de guerre, trois corps étoliens parurent devant Chalcis, Démétriade et Lacédémone. Ils espéraient enlever ces places, et de là braver les Romains. Chalcis les repoussa, Démétriade fut surprise, et à Sparte, où ils se présentèrent en amis, ils égorgèrent Nabis, mais s’oublièrent au pillage : ce qui donna le temps à Philopœmen d’accourir et de les envelopper.

Le général achéen réunit Sparte délivrée à la ligue, et ces expéditions de brigands rattachèrent plus fortement la Grèce au parti de Rome. Dans le même temps, pour neutraliser la Macédoine, le sénat répandait le bruit qu’il allait rendre à Philippe ses otages et lui remettre le tribut. En Afrique, il faisait harceler Carthage par Masinissa, afin de l’empêcher d’entendre les provocations d’Annibal[7] ; et en voyant sa faiblesse contre le Numide, le servile empressement de ses grands à effacer, à prévenir les soupçons de Rome, il cessait de la croire redoutable. En Espagne, Caton venait de prendre et de démanteler toutes les places jusqu’au Bætis[8]. Dans la haute Italie enfin, les Gaulois, écrasés par vingt défaites, laissaient les Ligures protester seuls contre l’asservissement des Cisalpins[9].

 

II. — ANTIOCHUS EN GRÈGE ; COMBAT DES THERMOPYLES (192-191).

Le temps était donc mal choisi pour attaquer Rome, quand tout cédait à ses armes et qu’elle redoublait de prudence et d’activité, renvoyant en Grèce l’adroit Flamininus, postant une armée à Apollonie, couvrant de flottes et de soldats les côtes de la Sicile et de l’Italie, comme pour repousser la plus formidable invasion. Il est vrai que les Étoliens avaient promis à Antiochus de soulever la Grèce entière et Philippe ; que les députés du roi le montraient traversant les mers avec toutes les forces de l’Asie et assez d’or pour acheter Rome elle-même[10] : commerce de mensonges où tous les intéressés perdirent. Lorsque Antiochus débarqua à Démétriade (septembre 192), il amenait, au lieu de l’armée de Xerxès, dix mille hommes et cinq cents cavaliers, qu’il ne put solder qu’en empruntant à gros intérêts, et qu’il demanda aux Étoliens de nourrir[11]. Quant à ceux-ci, ils ne lui donnèrent pas un allié. Il fallait gagner Philippe : Antiochus l’irrita en rappelant les droits qu’il tenait de Séleucus, et en soutenant les ridicules prétentions au trône de Macédoine du fils d’Amynander. Dans sa fuite précipitée, Philippe n’avait pu rendre les derniers honneurs aux soldats tombés à Cynocéphales. Antiochus recueillit leurs ossements dans un tombeau, qu’il fit élever par son armée. Cette pieuse sollicitude était pour le Macédonien un amer reproche ; il y répondit en envoyant demander à Rome qu’on lui permit de combattre[12]. Le roi de Syrie essaya cependant de faire déclarer les Achéens pour lui ; et dans un panachaïcum tenu à Corinthe, son ambassadeur, avec l’emphase asiatique, fit la nombreuse énumération des peuples qui, de la mer Égée à l’Indus, s’armaient pour sa cause. Tout cela, répondit Flamininus, ressemble fort au festin de mon hôte de Chalcis. Au cœur de l’été, sa table était couverte des mets les plus variés, de gibier de toute espèce ; mais ce n’étaient que les mêmes viandes déguisées par un art habile. Regardez bien, et, sous ces noms menaçants de Mèdes, de Cadusiens, etc., vous ne trouverez toujours que des Syriens. L’activité de Flamininus fit échouer une conspiration à Athènes ; mais Chalcis, qu’il n’eut pas le temps de secourir, et l’Eubée tout entière firent défection. La Béotie, agitée par quelques hommes perdus de dettes, l’Élide et les Athamanes, toujours fidèles aux Étoliens, suivirent cet exemple. Plusieurs villes thessaliennes, entre autres la forte place de Lamia, ouvrirent leurs portes à Antiochus.

Cependant Annibal continuait les mêmes conseils. Ce ne sont pas, disait-il, tous ces peuples sans force qu’il faut gagner, mais Philippe de Macédoine; s’il refuse, écrasez-le entre votre armée et celle que Séleucus commande â Lysimachie. Appelez enfin d’Asie vos troupes et vos vaisseaux ; que la moitié de votre flotte stationne devant Corcyre, l’autre dans la mer Tyrrhénienne, et marchez sur l’Italie[13]. Mais dans ce vaste plan les Étoliens et leurs petits intérêts disparaissaient ; ils firent perdre la campagne à reprendre, l’une après l’autre, les villes de Thessalie, et durant l’hiver Antiochus, malgré ses quarante-huit ans, oublia, dans les plaisirs d’un nouvel hymen, qu’il jouait contre les Romains sa couronne.

Le sénat eut le temps d’achever ses préparatifs. Pour lui, toute guerre était sérieuse, celle surtout où il pouvait avoir Annibal pour adversaire et encore une fois l’Italie pour champ de bataille. Il ne savait pas encore ce que cachaient de faiblesse ces grands noms de Grèce et d’Asie, et le successeur d’Alexandre, le prince qui commandait de l’Indus à la mer Égée, guidé par l’homme qui avait détruit tant de légions, lui paraissait très redoutable. Dès que les hostilités commencèrent, le consul défendit aux magistrats de s’éloigner de Rome, et aux sénateurs de sortir plus de cinq à la fois de la ville. Sans fouler ni le peuple ni les alliés, de grandes forces avaient été réunies. Une armée envoyée sur les bords du Pô contenait les Cisalpins et fermerait au roi les passages des Alpes, s’il tentait d’y arriver par l’Illyrie ; une autre, autour de Brindes, surveillait la mer Ionienne et protégeait les côtes contre un débarquement; une troisième, en réserve à Rome, était prête à courir où se montrerait le danger. La flotte était nombreuse : chaque jour on l’augmentait. Carthage et Masinissa avaient offert des vaisseaux, vingt éléphants, cinq cents Numides et d’immenses convois de blé ; Ptolémée et Philippe, des troupes, de l’argent et des vivres. Le roi d’Égypte avait envoyé jusqu’à 1.000 livres pesant d’or et 20.000 livres d’argent ; les deus princes s’engageaient à passer, an premier ordre du sénat, dans la Grèce. Eumène, dont le petit royaume était menacé de disparaître bientôt dans le vaste empire d’Antiochus, et Rhodes, alliée de l’Égypte, avaient mis toutes leurs forces à la disposition des Romains.

Lorsqu’on sut qu’Antiochus avait débarqué en Grèce avec une escorte plutôt qu’avec une armée, que par conséquent l’invasion de l’Italie n’était pas à craindre, le sénat ordonna aux légions de Brindes d’envoyer une forte avant-garde en Épire, à Apollonie. Ln détachement de deux mille cinq cents hommes, réuni à un corps macédonien, suffit à chasser les Syriens loin de Larisse, qu’ils assiégeaient.

Ces préparatifs, ces levées d’hommes, ces marches des armées, cette guerre commencée, tout avait été fait sans que le peuple eût été consulté. Les consuls de l’année 191, entrés en charge aux ides de mars, qui, par suite des erreurs du calendrier, tombaient alors en janvier, portèrent aux comices une déclaration de guerre contre le roi de Syrie. Personne ne se plaignit qu’un acte si grave ne fût plus pour l’assemblée qu’une simple formalité. Le peuple s’était habitué, durant la seconde guerre Punique, à laisser aux pères conscrits l’absolue direction des affaires extérieures, qui, en vérité, étaient devenues trop nombreuses et trop importantes pour pouvoir être traitées dans une réunion populaire. C’était une première abdication de sa souveraineté, et l’on voit comment la nécessité y eut plus de part que l’ambition du sénat. La force des choses menait à cette prépondérance du grand conseil de Rome, comme elle conduira dans un siècle et demi à la prépondérance d’un homme. L’ambition des corps et des individus ne fait pas seule, dans les affaires humaines, les situations durables. Celles-ci deviennent légitimes, quand ce sont les circonstances historiques qui les établissent et qui les maintiennent. De combien de déclamations l’histoire sera débarrassée, lorsqu’on aura reconnu ce principe que la politique est la science du relatif, non de l’absolu, et que le meilleur des gouvernements est Celui qui répondra le mieux aux besoins présents d’une société.

Le consul Acilius Glabrion, qui allait commander en Grèce, fut chargé par le sénat, avant de partir, de négocier avec Jupiter. On ne saurait donner un autre nom à la scène que Tite-Live raconte et qui était une répétition de ce que nous avons déjà vu : a Sous la dictée du grand pontife, le consul prononça les paroles suivantes : Si la guerre décrétée contre le roi Antiochus se termine au gré du sénat et a du peuple romain, alors, ô Jupiter ! le peuple romain célébrera en ton honneur les grands jeux durant dix jours et des dons seront offerts sur tous les autels[14]. Comme les Juifs avaient fait alliance avec Jéhovah, les Romains faisaient alliance avec Jupiter, et le dieu paraissait avoir si bien tenu tant de contrats pareils, que les sénateurs devaient compter qu’il accepterait encore cette promesse conditionnelle des honneurs pour la victoire.

Aux ides de mai, l’armée de Brindes acheva de passer l’Adriatique et se réunit à celle d’Apollonie qui avait repris plusieurs villes thessaliennes. Acilius Glabrion la commandait. C’était un homme d’obscure origine, mais un vigoureux soldat qui, parmi ses tribuns légionnaires, comptait deux anciens consulaires, Caton et Valerius Flaccus. Ces vaillants hommes acceptaient encore de servir l’État en quelque poste qu’on les mit.

Le consul termina la conquête de la Thessalie et s’avança jusqu’aux Thermopyles, où Antiochus, qui venait d’échouer en Acarnanie contre le plus faible des peuples grecs, espéra défendre le passage avec ses dix mille hommes[15]. Mais Caton surprit deux mille Étoliens postés sur le Callidrome pour défendre le sentier par lequel Éphialte avait conduit les Perses de Xerxès, pour tourner Léonidas. A la vue des cohortes romaines descendant de l’Œta, Antiochus, qui avait arrêté Acilius devant ses lignes dans le défilé, s’enfuit à travers la Locride, jusqu’à Élatée, puis à Chalcis, où il arriva avec cinq cents soldats ; de là il gagna rapidement Éphèse. La bataille des Thermopyles coûta aux Romains deux cents hommes (juillet 191). Qu’Athènes nous vante maintenant sa gloire ! s’écriaient les Romains. Dans Antiochus nous avons vaincu Xerxès ! Durant ce combat la flotte romaine avait enlevé près d’Andros un gros convoi de vivres : Antiochus n’avait même pas su garantir ses communications à travers la mer Égée.

Pour stimuler le zèle de Philippe, le sénat lui avait abandonné d’avance toutes les places dont il pourrait s’emparer. Tandis qu’Acilius tournant ses forces contre les Étoliens, s’obstinait aux sièges d’Héraclée et de Naupacte, Philippe faisait de rapides progrès. Déjà il avait conquis quatre provinces. !liais Flamininus veillait sur lui. Il accourt à Naupacte, montre au consul le danger, et lui persuade d’accorder aux Étoliens une trêve qui désarme le roi de Macédoine. Quelque temps auparavant, il avait aussi arrêté une expédition des Achéens contre Messène ; et, en laissant entrer cette ville dans la ligue, il avait statué qu’elle pourrait recourir, pour tous ses différends, au sénat ou à son tribunal : tribunal partial ouvert à toutes les plaintes contre les Achéens. Déjà, en effet, il ne ménageait plus ce peuple. Ils avaient enlevé file de Céphallénie aux Athamanes. Comme la tortue retirée sous son écaille, vous serez invulnérables, leur dit-il, tant que vous ne sortirez pas du Péloponnèse ; et il leur reprit Céphallénie[16].

 

III. — BATAILLE DE MAGNÉSIE (190) ; DÉFAITE DES GALATES (180).

A Éphèse, Antiochus avait retrouvé sa sécurité ; Annibal seul s’étonnait que les Romains ne fussent pas encore arrivés. Pour la première fois, docile à ses avis, le roi passa dans la Chersonèse, où il augmenta les fortifications de Sestos et de Lysimachie. En Asie, il acheta l’alliance des Galates, rechercha celle de Prusias, roi de Bithynie, et réunit des forces considérables pour soumettre, avant que les Romains se montrassent, le royaume de Pergame et les villes grecques restées libres. Mais onze cents Achéens, formés par Philopœmen, défendirent opiniâtrement Pergame[17] ; et Livius, par une victoire, entre Chios et Éphèse, sur l’amiral syrien Polyxénidas, saisit, du premier coup, l’empire dans la mer Égée.

Si les Rhodiens furent vaincus à Samos, si Livius échoua dans ses tentatives sur Éphèse et Patara, les premiers réparèrent leur défaite dans une bataille navale, où Annibal lui-même fut vaincu ; et le successeur de Livius détruisit, près de Myonnése, la flotte syrienne, malgré l’habileté des pilotes de Tyr et de Sidon qui la conduisaient.

Sur ces combats, Tite-Live nous a conservé quelques détails intéressants pour l’histoire de la guerre maritime dans l’antiquité.

Dans la mer figée, le préteur Livius commandait quatre-vingt-un navires pontés et à éperon : c’étaient les vaisseaux de ligne, et un certain nombre de bâtiments armés aussi de l’éperon, mais non pontés, par conséquent plus légers et pouvant évoluer rapidement, ce qui était, alors comme aujourd’hui, une des conditions de la tactique navale. Elle consistait en trois manœuvres : éviter le choc de l’ennemi, briser ses rames, pour l’assaillir ensuite, comme nous cherchons à briser le gouvernail ou l’hélice pour rendre le navire immobile, le couler avec l’éperon ou l’enlever à l’abordage. Aux deux époques, les moyens d’action diffèrent, mais l’art de s’en servir est le même. Enfin des coureurs très rapides faisaient le service des reconnaissances[18]. Livius attendait à Délos que le vent devint favorable pour gagner la côte d’Asie. L’amiral syrien, Polyxénidas, promptement averti par ses barques d’éclaireurs qu’il avait postées de distance en distance, à travers la mer des Cyclades, demanda au roi de réunir à Éphèse un conseil de guerre. Il y représenta que les navires romains, grossièrement construits, chargés de provisions et venant naviguer en des parages que leurs chefs connaissaient mal, étaient de lourdes machines dont on aurait facilement raison. Il obtint la permission de combattre, bien que la flotte romaine, ayant rallié celle du roi de Pergame, comptât deux cents galères dont les trois quarts étaient pontées.

A l’approche des Syriens, Livius fit carguer les voiles, ôter les agrès et abaisser les mâts. Le combat commença entre deux galères carthaginoises, placées en avant-garde, et trois galères syriennes. Deux de celles-ci s’attaquèrent à un seul des bâtiments carthaginois, qui, désemparé, tomba en leur pouvoir. Tout l’équipage fut égorgé et jeté à la mer. C’était de mauvais augure. Livius poussa aussitôt en avant son navire amiral, en donnant l’ordre à ses rameurs, quand ils arriveraient sur l’ennemi, d’abaisser leurs rames des deux côtés pour affermir le vaisseau sur sa base, et aux soldats de lancer leurs grappins d’abordage. Les deux galères furent prises et l’action devint générale. Les lourdes machines romaines, bien manœuvrées par leurs pilotes grecs, évitaient les coups et en portaient de terribles. En peu de temps treize navires syriens furent pris, dix coulés, les autres s’enfuirent. L’action s’était passée à la hauteur de Coryce, non loin de Phocée, et les Romains n’y avaient perdu que la galère carthaginoise prise au début. L’éperon des anciens produisait donc des effets comparables à ceux des modernes. Dans une autre affaire, un petit navire rhodien fit sombrer une galère syrienne à sept rangs de rames[19], comme au combat de Lissa un navire en bois coula un cuirassé italien, par le choc direct. Pour consacrer le souvenir du combat de Myonnèse, une inscription, gravée à Rome sur la muraille du temple des dieux de la mer, raconta que les Romains, en détruisant sous les yeux d’Antiochus la flotte syrienne, avaient tranché un grand débat et triomphé des rois.

Ils avaient raison de garder mémoire de ces victoires navales, car elles avaient décidé d’avance la question entre Rome et Antiochus. La victoire de Myonnèse ouvrait aux Romains la route de l’Asie ; quel chef allait y conduire les légions ? Les consuls de l’année 190 étaient Lælius et Lucius Scipion. Celui-ci passait pour un médiocre général. Son collègue, qui désirait avoir la conduite de cette guerre, demanda au sénat, dont il se croyait sûr, de ne point, suivant l’usage, tirer les provinces au sort, mais d’en faire lui-même la distribution. Scipion accepta, et l’on s’attendait à de vives discussions, lorsque l’Africain déclara que, si son frère était envoyé contre Antiochus, il lui servirait de lieutenant. Cette promesse entraîna presque tous les suffrages.

Les deux frères partirent pour la Grèce avec des renforts qui augmentèrent l’armée d Acilius, dont Lucius Scipion prit le commandement nominal : cinq mille vétérans de Zama s’étaient volontairement enrôlés pour suivre leur glorieux général. Les Scipions se débarrassèrent des Étoliens, en leur accordant une trêve de six mois[20], puis traversèrent la Thessalie et la Macédoine.

Philippe, gagné par le renvoi de son fils Démétrius et par la remise du tribut[21], avait fait préparer des vivres, ouvrir des routes et jeter des ponts sur les fleuves. Lysimachie aurait pu arrêter l’armée, Antiochus l’évacua, et les Romains occupèrent sans combat la Chersonèse de Thrace au moment où la victoire de Myonnèse chassait les flottes syriennes de la mer Égée. Le passage de l’Hellespont, qui aurait dû être si vivement disputé, s’effectua donc sans obstacle. Le roi, à la fin effrayé, demanda la paix, et chercha à gagner Scipion, en lui rendant son fils qui avait été fait prisonnier. L’Africain répondit : Il est trop tard, les chevaux sont bridés et les cavaliers en selle. Pourtant, si le roi paye les frais de guerre et abandonne l’Asie jusqu’au Taurus[22], la paix se peut faire encore. Une bataille ne pouvait pas lui ôter davantage ; Antiochus voulut au moins la risquer. Lucius se hâta de la donner en l’absence de son frère resté malade à Élée. Elle se livra le 5 octobre 190, prés de Magnésie du Sipyle, dans la vallée de l’Hermos. Trente mille Romains[23] allaient combattre quatre-vingt-deux mille Asiatiques, cinquante-quatre éléphants, des chars à faux, une phalange de seize mille lances, des chameaux montés par des archers arabes, des cataphractaires bardés de fer, eux et leurs chevaux, etc. Mais cette armée avait tout, excepté le courage. On dit que cinquante-deux mille. Syriens furent tués ou pris, et que le consul ne perdit que trois cent cinquante hommes. Les Galates seuls s’étaient bravement battus[24].

Il ne restait plus qu’à traiter ; les conditions furent sévères[25]. Le sénat interdit au roi toute guerre dans l’Asie Mineure, lui prit ses éléphants, qu’il donna à Eumène, et ses vaisseaux, qu’il brûla comme il avait brûlé ceux de Carthage et de Philippe. Il lui défendit de faire des levées en Grèce ; c’est-à-dire d’avoir une armée, et, comme autrefois Athènes à Artaxerxés, de naviguer au delà du promontoire Sarpédon ; enfin, le chassant de l’Asie Mineure, il fixa au Taurus la limite de ses États. Une contribution de guerre, pour Rome, de 15.000 talents euboïques (84 millions de francs), pour Eumène, de 400 talents (2.240.000 francs)[26]. On voulut encore le déshonorer, en lui demandant de livrer Annibal, Thoas, quelques-uns de ses conseillers et vingt otages, qu’il dut changer tous les trois ans : parmi eux on eut soin de faire comprendre son second fils. Antiochus remercia encore le sénat de n’avoir pas demandé davantage ! Pour abattre la Macédoine et Carthage, les légions durent s’y prendre à trois fois ; du premier coup la Syrie tomba et, comme si l’épée de Rome faisait d’inguérissables blessures, jamais plus elle ne se releva.

Quand Manlius Vulso vint recevoir I’armée des mains de L. Scipion, il trouva les conditions de la paix à peu près arrêtées et la guerre terminée (189). Mais son ambition et son avidité s’allumèrent dans cette riche Asie où les triomphes étaient si faciles. D’ailleurs il semblait politique d’aller montrer les armes romaines dans ces pays d’où l’on venait de chasser le roi de Syrie et où ses satrapes, ses alliés, étaient très disposés à regarder sa défaite comme une délivrance de toute domination. Les Galates avaient donné quelques secours à Antiochus, Manlius leur en demanda raison. Pour cette guerre, il n’avait ni décret du peuple ni autorisation du sénat, il s’en passa ; et, afin de rendre l’expédition plus productive pour lui-même, en même temps que plus utile à la république, il évita de prendre par le plus court chemin, afin. qu’un plus grand nombre de peuples sentissent la main de Rome sur leur tête. D’Éphèse il gagna la vallée du Méandre, qu’il remonta ; puis il suivit les pentes du Taurus jusqu’à Termessus, place très forte qui fermait le défilé par où l’on descend dans la Pamphylie. Après avoir montré ses enseignes à l’entrée de cette province, ce qui suffit à y répandre le respect du nom romain, il traversa la Pisidie, la Phrygie et atteignit les bords du Sangarius. Sur sa route, il rançonnait[27] les villes, les provinces et tous ces petits princes, indépendants alors comme ils l’ont été si longtemps dans leurs inaccessibles retraites, et qui ne reconnaissent un maître qu’autant qu’ils lui payent tribut. Jusqu’au Sangarius, il n’y eut que des fatigues : au delà du fleuve, la guerre commença.

Les Gaulois étaient depuis quatre-vingt-dix ans environ en Asie. Leur fougue de courage, leur amour de courses lointaines, étaient tombés. Mais, si l’on a exagéré leurs forces, comme celles de tous les adversaires de Rome à cette époque, si la concurrence des Grecs et le bas prix des mercenaires crétois et étoliens diminuaient leur nombre dans les armées de Syrie et d’Égypte, si le temps enfin où ils disposaient des couronnes de ces deux royaumes était passé, ils étaient toujours le peuple le plus brave de l’Orient. Les populations, qui tremblaient devant eux, voyaient avec joie les Romains se charger d’en délivrer l’Asie. Dans toute la Phrygie, on courut au-devant des légions, et, à Pessiliunte, les prêtres de Cybèle promirent au nom de la déesse une route facile et une victoire assurée. Deux rois seulement, Ariarathe de Cappadoce, gendre d’Antiochus, et Murzés de Paphlagonie, comprirent que les Gaulois étaient le dernier boulevard de leur indépendance ; ils vinrent les joindre avec quatre mille hommes d’élite[28].

Les Galates s’étaient retranchés sur les monts Olympe et Magaba. Manlius attaqua d’abord les Trocmes et les Tolistoboïes sur l’Olympe. L’imprudence des Gaulois, qui ne s’étaient point pourvus d’armes de jet, permit au consul d’en faire de loin un grand massacre. Après ce premier succès, il se dirigea sur la grande ville d’Ancyre, où il campa. Des députés tectosages y vinrent pour ouvrir de prétendues négociations qui cachaient un piège. Le consul faillit y tomber, et pensa périr ; son armée ne fut que plus ardente à l’attaque, et, comme l’ennemi avilit été aussi imprévoyant à Magaba qu’au mont Olympe, sa négligence eut les mêmes résultats. Les deux camps forcés, ce qui restait de la nation demanda la paix. Content d’avoir brisé leur puissance et répandu au loin, par cette expédition contre un peuple redouté, la terreur du nom romain, Manlius ne leur imposa ni tribut ni clause honteuse. Il était habile d’attacher à la fortune de Rome ce peuple ennemi de tous les peuples de l’Asie. Les Galates rendirent seulement les terres qu’ils avaient enlevées aux alliés du sénat, s’engagèrent à ne plus sortir de leur pays et firent alliance avec Eumène.

Parmi les captifs tombés aux mains des Romains s’était trouvée Chiomara, femme du tétrarque Ortiagon. Un centurion romain l’outragea ; elle obtint cependant qu’il lui rendrait la liberté moyennant une somme d’argent : un esclave gaulois alla prévenir les siens. La nuit arrivée, le centurion conduisit Chiomara au bord du fleuve où devait se faire l’échange. Il était seul, pour n’avoir pas à partager la rançon que deux parents de la captive avaient apportée. Tandis que le Romain compte son or, Chiomara ordonne dans sa langue aux deux Gaulois de le tuer, puis prend sa tête et, arrivée devant son époux, jette cette tête à ses pieds en lui apprenant l’injure en même temps que la vengeance. Ô femme, s’écrie Ortiagon, la fidélité est une belle chose !Oui, répond-elle, mais il y a quelque chose de plus beau encore : c’est que, moi vivante, deux hommes ne puissent se vanter de m’avoir possédée[29].

Soit flatterie où joie sincère d’être délivrées de ces pirates, toutes les villes d’Asie offrirent à Manlius des couronnes d’or. Une contribution de 300 talents, frappée sur Ariarathe, augmenta l’immense butin que le consul traînait après lui. Mais cette armée si riche avait perdu sa discipline. Le général qui, de son autorité, privée, faisait la paix ou la guerre, ne pouvait réclamer de ses légions l’obéissance qu’il refusait lui-même au sénat[30]. Malgré les dix commissaires qu’on lui avait adjoints, il retourna une seconde fois jusqu’en Pamphylie, tâchant d’attirer Antiochos à une conférence pour l’enlever, et cherchant un prétexte de guerre pour franchir le Taurus, limite fatale au delà de laquelle la sibylle ne promettait aux Romains que désastres. Cependant cette expédition avait montré les aigles romaines aux peuples de l’Asie Mineure et fait. entrer dans la politique du sénat, ou placé sous son influence, tous les pays jusqu’à l’Euphrate. De retour à Éphèse, Manlius régla avec les commissaires le sort des alliés.

Dans la distribution des dépouilles, Eumène eut la meilleure part[31], les plus riches provinces de l’Asie Mineure et les possessions d’Antiochus en Europe ; Prusias, roi de Bithynie, lui rendit ce qu’il avait enlevé de la Mysie. Quelle brillante fortune pour un roi de Pergame ! De la Thrace à la Cilicie tout maintenant lui appartenait. Mais le sénat épargnait Prusias et le roi de Cappadoce, Ariarathe, qui cependant paya 200 talents pour quelques secours fournis à Antiochus ; il n’imposait aux Galates que d’assez douces conditions, et refusait à Eumène de lui livrer les colonies grecques, qui seules valaient plus que toutes ces provinces à demi barbares. Aussi le nouveau royaume d’Asie, formé de vingt peuples différents, sans unité, sans force militaire, sans frontières, et entouré de rivaux puissants, n’avait-il aucune des conditions qui font les États durables. L’alliance de Rome n’était qu’une dépendance déguisée, car déjà commençait la coutume d’avoir des rois pour instruments de servitude. Personne ne s’y trompait, et en plein sénat, en face d’Eumène, on s’écriait : L’empire de Rome s’étend maintenant jusqu’au Taurus.

Les flottes rhodiennes avaient été plus utiles que les vaisseaux et les trois mille auxiliaires d’Eumène : Rhodes eut moins cependant, parce qu’elle semblait déjà trop puissante. Elle dut se contenter de quelques agrandissements dans la Carie et la Lycie, où nombre de villes restèrent libres. Le long de la côte, dans la Troade, l’Éolide et l’Ionie, Cymes, Colophon et presque toutes les anciennes colonies grecques obtinrent l’immunité, avec de nouvelles terres et des honneurs. Milet eut le champ sacré ; Clazomène, l’île Drymusa, qui commande le golfe de Smyrne ; Ilion, comme berceau du peuple romain, s’agrandit du territoire de deux villes voisines ; Dardanus dut au même titre sa liberté. Chios, qui pendant la guerre avait servi d’entrepôt aux Romains pour leurs convois d’Italie ; Érythrée et Smyrne, qui avaient résisté aux menaces comme aux promesses d’Antiochus, furent tenues auprès du sénat en singulier honneur. Phocée, malgré sa défection, recouvra son territoire et reprit ses anciennes lois ; Adramytte, Alexandrie de Troade, Lampsaque, Elæunte, Magnésie du Sipyle, etc., furent affranchies de toute domination. Mais Éphèse, qui avait été le centre des opérations militaires d’Antiochus, Sardes, le rendez-vous ordinaire de ses armées, et Élée demeurèrent au roi de Pergame. Enfin, les Pamphyliens, qu’Eumène et Antiochus se disputaient, obtinrent la liberté et le titre d’alliés de Rome. Quant aux Galates, Rome ne toucha ni à leur liberté ni à leur territoire, mais elle avait détruit leur force militaire, le prestige de leur puissance, et elle leur défendit de jamais passer leurs frontières. Plus loin à l’est, les deux satrapes d’Arménie qui gouvernaient cette province pour Antiochus furent autorisés à prendre le titre de roi (188)[32].

Tandis que Manlius achevait la guerre d’Asie, son collègue Fulvius attaquait Ambracie, comme les Galates l’avaient été, sans déclaration de guerre, pour en finir avec les Étoliens.

Vainement ce peuple, depuis la bataille des Thermopyles, avait demandé la paix. Le sénat, enveloppant ses réponses de paroles ambiguës, exigeait qu’il se remit à la foi romaine. Un jour ses magistrats acceptèrent ; mais, quand le consul Acilius leur eut expliqué que ces termes voulaient dire qu’il fallait livrer à Rome ceux qui avaient fomenté la guerre, ils se récrièrent : c’était contraire, disaient-ils, à la coutume des Grecs. Alors Acilius, haussant le ton, moins par colère que pour faire sentir aux députés à quoi les Étoliens étaient réduits et leur inspirer une extrême terreur : Il vous sied bien, petits Grecs, de m’alléguer vos usages et de m’avertir de ce qu’il me convient de faire, après vous être abandonnés à ma foi ! Savez-vous qu’il dépend de moi de vous charger de chaînes ? Et sur-le-champ il en fit apporter, ainsi qu’un collier de fer qu’il ordonna de leur mettre au cou. Les ambassadeurs furent si effrayés, que leurs genoux ployaient sous eux. Mais, à la prière du légat, Valerius Flaccus, et de quelques tribuns, le consul se radoucit (191).

L’affaire ne fût pourtant pas réglée cette fois ni l’année suivante. Pour ne pas perdre son consulat au siège de quelques places obscures, L. Scipion accorda aux Étoliens une trêve de six mois, au bout desquels le sénat leur laissa encore le temps d’enlever à Philippe ses conquêtes. Quand ils l’eurent rejeté dans la Macédoine et que le roi de Syrie eut été abattu, Fulvius arriva avec deux légions et s’empara d’Ambracie malgré une héroïque résistance. Cette ville, ancienne capitale de Pyrrhus, était riche en chefs-d’œuvre de toutes sortes. Fulvius exigea qu’ils lui fussent remis. Dans ce butin se trouvaient les statues des Muses ; il les emporta et, en vrai Romain, donna pour maître aux neuf déesses dans le temple qu’il leur bâtit, au lieu du dieu de l’harmonie, celui de la force : Hercule Musagète. C’était bien, en effet, comme butin de victoire que les arts de la Grèce entraient dans Rome.

Les Étoliens, restés seuls, achetèrent la pais au prix de 500 talents, et reconnurent l’empire et la majesté du peuple romain[33], — Ils ne livreront, disait le traité, passage à aucune armée marchant contre les Romains, leurs alliés ou leurs amis (socios et amicos) ; ils auront pour ennemis, les ennemis du peuple romain et prendront les armes contre eux ; ils rendront les transfuges, les esclaves fugitifs et Ies prisonniers ; ils livreront, au choix du consul, quarante otages de douze ans au moins, de quarante ans au plus, et, en outre, leur stratège, le commandant de leur cavalerie et leur scribe public[34]. Au moins ce petit peuple avait-il honoré sa défaite par son courage et bravé trois ans la puissance romaine. Les villes qui avaient autrefois fait partie de la ligue en furent séparées, pour recouvrer ce que le sénat appelait leur liberté ; mais Céphallénie reçut garnison romaine. Cette île, qui commande l’entrée du golfe de Corinthe et d’où l’on aperçoit distinctement l’Élide[35], allait devenir une des étapes des flottes romaines partant de Brindes pour gagner la Grèce. En occupant Corcyre, Zante et Céphallénie, trois excellents ports, faciles à défendre, le sénat était maître de l’Adriatique ; il avait bien choisi : les Anglais ont fait comme lui, quand ils voulurent que, dans cette mer, rien ne passât sans leur bon plaisir.

Afin de ne pas rester inactif durant les expéditions continentales des deux consuls, le commandant de la flotte était allé, sans décret du sénat, menacer les Crétois d’une descente, s’ils ne rendaient les prisonniers romains amenés ou vendus dans leur île : on lui en livra quatre mille. Fulvius avait, de son côté, prescrit d’actives recherches pour retrouver tous les captifs. C’était une règle de la politique romaine, une condition que les généraux écrivaient dans tous les traités ; et cette sollicitude, qui les honore, devait leur mériter le dévouement de leurs soldats.

Cependant Manlius revenait d’Asie par la Thrace avec ses légions, qui suffisaient à peine à escorter le butin. Embusqués le long de la route, les Thraces enlevèrent la moitié des bagages et mirent deux fois l’armée en péril. Mais Philippe n’était pas en état d’en profiter. II ouvrit encore la Macédoine aux Romains, et Manlius repassa l’Adriatique, sans qu’un seul légionnaire restât dans la Grèce ou l’Asie. Le sénat tenait ce qu’il avait promis : partout, sur les deux continents et dans les îles, les Grecs étaient libres, et, de tant de conquêtes, Rome ne gardait pas un pouce de terre. La comédie commencée avec tant de succès par Flamininus aux jeux Isthmiques était jouée. Mais, en se retirant après avoir abaissé tout ce qui avait quelque énergie, la Macédoine, les Étoliens, la Syrie et les Galates, les légions laissaient derrière elles, dans chaque ville, dans chaque l’état, un parti dévoué qui faisait pour le sénat la police de la Grèce et de l’Asie. Et en face de cette foule de petits princes et de petits peuples s’élève la colossale puissance de Rome, avec sa forte organisation militaire et politique, son sénat si habile et ses légions si braves !

 

 

 

 



[1] Carthage n’avait plus d’armée, et Annibal était rentré avec six mille cinq cents de ses vétérans. (Appien, Libyca, 55.)

[2] Tite-Live, XXXIII, 46. En l’année 491, les Carthaginois offrirent au sénat de payer en une seule fois le reste du tribut, et de lui envoyer des grains pour une somme énorme.

[3] Tite-Live. XXXI, 19.

[4] Tite-Live, XXXV, 15, 14 et 19.

[5] Tite-Live, XXXV, 48.

[6] Ibid., XXXV, 33.

[7] Annibal avait dépêché secrètement à Carthage le Tyrien Ariston, qui fut dénoncé au sénat. (Tite-Live, XXXIV, 56, et Appien, Syr., 8.) Suivant Cornelius Nepos (Annibal, 7), ce général aurait débarqué lui-même à Cyrène, et de là il aurait mandé près de lui son frère Magon. Mais le sénat de Carthage, effrayé, les aurait proscrits tous deux.

[8] Polybe, XIX, fragment unique.

[9] Les grands coups contre les Cisalpins avaient été frappés en 193, à la bataille de Modène ; plus d’une année avant l’arrivée d’Antiochus.

[10] Tite-Live, XXXV, 34.

[11] Ibid., 44. Il avait de plus six éléphants.

[12] Ibid., 47. Cependant Philippe dit (XXXIX, 26) qu’Antiochus lui avait offert 3.000 talents, cinquante vaisseaux pontés, et la cession de toutes les villes grecques qui lui avaient auparavant appartenu. Mais Antiochus fit sans doute ces offres ou trop tôt ou trop tard, car Philippe voyait clairement l’avantage que Rome tirait de toutes ces guerres, témoin son discours à Nicandre, dans Polybe, XX, fr. 7.

[13] Tite Lite, XXXVI, 3.

[14] Tite-Live, XXXVI, 2. Il ne faut pas oublier que les jeux publics avaient un caractère religieux. En 178, on ressent un tremblement de terre ; quelques-uns croient avoir vu les dieux, invités à un lectisternium, détourner la tête, et des rats avaient mangé les olives servies au repas sacré. Pour conjurer ces prodiges, on décida que les édiles curules donneraient une seconde fois les jeux romains. (Id., XL, 59.)

[15] Tite-Live, XXVI, 49, d’après Polybe.

[16] Tite-Live, XXXIV, 32.

[17] Le combat de Myonnésos eut lieu, d’après l’ancien calendrier, le 25 décembre, et, selon le calendrier réformé, vers la fin d’août 190.

[18] Les anciens avaient aussi quelque chose d’analogue à nos brûlots. Quelques mois après le combat de Coryce, la flotte rhodienne surprise par Polyxénidas fut détruite à l’exception de sept galères, qui se firent jour à travers la mêlée, grâce à la terreur inspirée par des feux que de longues perches portaient en avant de la proue. (Tite-Live, XXXVII, 11 et 30.)

[19] Tite-Live, XXXVII, 24.

[20] Tite-Live, XXXVI, 7.

[21] Polybe, XX, 10.

[22] Il lui donna cependant le conseil équivoque de ne point combattre tant que lui, Scipion, serait éloigné de l’armée. (Tite-Live, XXXVII, 37.) Polybe n’en parle pas ; il est vrai que son livre XXX est très mutilé.

[23] Ils avaient en outre cinq mille volontaires macédoniens, thraces, pergaméniens, etc.

[24] Tite-Live, XXXVII, 39, 40 ; XXXVIII, 48 ; Appien, Syriaca, 31 sqq.

[25] Ce traité ne fut arrêté que sous le proconsulat de Manlius, en l’année 188. (Tite-Live, XXXVIII, 58.)

[26] Antiochus dut en payer 500 le jour même de la convention, 3.500 après que le peuple romain aurait confirmé la paix, le reste en douze années, à raison de 1.000 talents par an. Le traité est dans Polybe (XXI, 14).

[27] Consul mercenarius.... vagari eas cura belli terrore per nationes, quibus bellum indictum non sit, pacem pretio vendentes (Tite-Live). Aspende, Sagalasse, Telmesse, Thabés, furent taxées chacune à 50 talents, les autres villes à proportion. Le tyran de Cibyra en offrait 25 ; Manlius en exigea d’abord 500, puis se contenta de 100, plus 10.000 médimnes de blé.

[28] Tite-Live. XXXVIII, 26.

[29] Plutarque, de Virt. Mul. Polybe la vit à Sardes.

[30] Disciplinam militarem.... omni genere licentiœ corrupisse (Tite-Live, XXXIX, 6). Déjà les soldats d’Æmilius avaient pillé Phocée, malgré le traité et les défenses sévères du préteur. (Tite-Live, XXXVII, 32.)

[31] Sulpicius avait déjà vendu Égine pour 30 talents à Attale. (Polybe, XXIII, 8.)

[32] Strabon, XI, p. 531-532.

[33] Imperium majestatemque populi Romani (Tite Lice, XXXVIII, 11). L’Étolie était si riche de dépouilles, que Polybe (XX1, 3) parle d’un Étolien possesseur de 200 talents et qu’ils firent écrire au traité qu’ils pourraient s’acquitter en or plutôt qu’en argent ; les Romains y consentirent, à condition que chaque pièce d’or vaudrait dix pièces d’argent, ce qui donne pour cette époque le rapport des deux métaux.

[34] Tite-Live, XXXVIII, 11.

[35] La distance n’est que de 25 milles anglais.