I. — PREMIÈRES OPÉRATIONS DES ROMAINS EN GRÈCE.Le vainqueur de Zama était à peine descendu du Capitole,
et les temples retentissaient encore d’actions de grâces, quand un des
consuls vint, au nom du sénat, dire aux centuries assemblées : Voulez-vous, ordonnez-vous que la guerre soit déclarée au
roi Philippe et aux Macédoniens pour avoir fait injure et guerre aux alliés
du peuple romain ? Tout d’une voix, les centuries repoussèrent la
proposition. On avait assez de gloire et de combats, on voulait du repos et
la paix ; mais déjà le peuple romain ne s’appartenait plus. Instrument d’une
nécessité que lui-même s’était imposée, il était invinciblement poussé à la
conquête du monde. En vain aurait-il voulu s’arrêter dans cette voie
sanglante où il perdra lui-même sa liberté. La victoire l’avait fait roi, il
fallait qu’il acceptât les soucis, les périls et les glorieuses misères de sa
royauté. Les sénateurs, disait le
tribun Bœbius, veulent éterniser la guerre pour
éterniser leur dictature. Le consul rappela le traité avec
Annibal, les quatre mille Macédoniens envoyés à Zama[1], les menaces de
Philippe contre les villes libres de Grèce et d’Asie ; ses attaques contre
les alliés de Rome en Orient, contre Attale de Pergame, les Rhodiens et
Ptolémée Épiphane, le pupille du sénat. En ce moment il assiégeait Athènes. Athènes sera une nouvelle Sagonte, et Philippe, un autre
Annibal. Portez la guerre en Grèce si vous ne voulez pas l’avoir en Italie.
Allez donc voter, dit-il en finissant, et
puissent les dieux qui ont agréé mes sacrifices et m’ont donné d’heureux
présages, vous inspirer de décréter ce que le sénat a résolu. Le
peuple céda. Cependant le sénat avait si peu de sérieuses alarmes qu’il
n’arma pour l’Italie et les provinces que six légions, bien que la guerre
recommençât alors dans On a vu plus haut quelles étaient la situation de Dès que les opérations commencèrent, Philippe, malgré son
activité, se trouva comme enveloppé d’un réseau d’ennemis. Un lieutenant de
Sulpicius, envoyé au secours d’Athènes, brûla Chalcis, la principale ville de
l’Eubée ; les Étoliens, unis aux Athamanes, saccagèrent Pendant l’été, la flotte combinée avait chassé des
Cyclades les garnisons de Philippe, pris Orée et pillé les côtes de Le nouveau consul Tillius trouva l’armée mutinée et passa
la campagne à rétablir la discipline (199). Il n’y réussit sans doute qu’en donnant leur congé aux
mutins qui, partis pour cette guerre dans l’espérance d’une expédition rapide
et d’un riche butin, n’avaient eu ni l’un ni l’autre. Du moins, le successeur
de Tillius dut amener neuf mille nouveaux soldats. Encouragé par cette
inaction, le roi prit l’offensive et vint occuper sur les deux rives de
l’Aoüs, près d’Antigonie, une position inexpugnable qui couvrait Le peuple venait d’élever au consulat Titus Quinctius
Flamininus, bien qu’il ne fût âgé que de trente-deux ans et qu’il n’eût
encore exercé que la questure l’année précédente ; mais sa réputation avait
devancé ses services ; d’ailleurs il était d’une de ces nobles familles qui
déjà se mettaient au-dessus des lois. Bon général, meilleur politique, esprit
souple et rusé, plutôt Grec que Romain, et de cette génération nouvelle qui
délaissait les traditions des aïeux pour les mœurs étrangères. Flamininus fut
le véritable fondateur de la politique machiavélique qui livra
Flamininus ne fit d’abord pas mieux que son prédécesseur.
L’inutile tentative de Sulpicius avait montré que Durant six semaines, Flamininus resta en face du camp inattaquable
des Macédoniens. Chaque jour des escarmouches avaient lieu ; mais quand les Romains se perforceoyent de gravir contre mont,
ils estoyent accueillit de force coups de dards et de traicts, que les
Macédoniens leur donnoyent de çà et de là par les flancs : si estoyent les
escarmouches fort aspres pour le temps qu’elles duroyent, et y demouroyent
plusieurs blessez et plusieurs tuez d’une part et d’autre ; mais ce n’estoit
pas pour décider ni vuider une guerre[5]. Le découragement
arrivait, lorsque Charops, un chef épirote, dont l’armée macédonienne
épuisait le pays, fournit au consul les moyens de renoncer à cette dangereuse
inaction. Il lui envoya un berger qui, habitué à conduire son troupeau dans
le défilé de Cleïsoura, connaissait tous les sentiers de la montagne, et qui
offrit de mener les Romains en trois jours à un endroit où ils se
trouveraient au-dessus dit camp ennemi. Après s’être assuré que le pâtre
venait bien de la part du roi, Flamininus forma un corps d’élite de quatre
mille fantassins et de trois cents chevaux, lui commanda de ne marcher que la
nuit, la lune, en cette saison, suffisant à éclairer le chemin, et, arrivé au
lieu désigné par le pitre, d’allumer un grand feu dont la fumée annoncerait
aux légions le succès de l’entreprise. Le consul s’était assuré du guide par
deux moyens efficaces : promesse de grandes récompenses, s’il restait fidèle
; ordre aux soldats de le tuer, s’il les conduisait à une embuscade. Pour
attirer l’attention des Macédoniens vers le bas du fleuve, des attaques qui
semblaient devenir sérieuses se renouvelèrent incessamment durant deux jours.
Le troisième, au signal convenu, un cri immense s’élève du fond de la vallée
et, en même temps, descend des hauteurs qui dominent le camp royal. Les
Macédoniens, attaqués de front et menacés d’être tournés, s’épouvantent ; ils
fuient et ne s’arrêtent que dans Au bruit de cette victoire, qui donnait l’Épire à
Flamininus, les Étoliens se jetèrent sur Dans cette campagne, la flotte alliée avait pris, en Eubée, Caryste et Érétrie (198), d’où elle enleva quantité de statues, des tableaux d’anciens maîtres et des chefs-d’œuvre de toute sorte. Les Macédoniens trouvés dans ces places durent livrer leurs armes et payer une rançon de 300 sesterces par homme. Au lieu de perdre l’hiver, comme ses prédécesseurs, en
retournant prendre ses quartiers autour d’Apollonie, Flamininus conduisit,
ses légions à Anécyrrhe, sur le golfe de Corinthe, où les vaisseaux de Corcyre
(Corfou), son
port de ravitaillement lui apporteraient en toute sécurité les provisions
dont il avait besoin. Il se trouvait là au centre de Flamininus tenait à terminer lui-même cette guerre par une paix ou mieux encore par une victoire. Philippe lui ayant demandé une conférence, il l’accorda, et on y prit, de part et d’autre, les précautions soupçonneuses dont on usa tant au moyen âge. Elle eut lieu sur le bord de la mer, dans le golfe Maliaque. Le roi s’y rendit sur un vaisseau de guerre escorté de cinq barques, mais refusa d’en descendre et parlementa du haut de la proue de sa galère. Nous sommes bien mal ainsi, lui dit Flamininus, si vous veniez à terre nous pourrions mieux nous entendre. Le roi s’y refusant, il ajouta : Que craignez-vous donc ? — Je ne crains, reprit-il, que les dieux immortels, mais je n’ai pas confiance en ceux qui vous entourent. Le jour se passa en vaines récriminations ; le lendemain le roi consentit à quitter son navire, à condition que Flamininus éloignerait les chefs alliés, et il descendit à terre avec deux de ses officiers. Le consul ne se fit suivre que d’un tribun ; on convint d’une trêve de deus mois durant laquelle le roi et les alliés enverraient une ambassade au sénat. Les Grecs exposèrent d’abord leurs griefs ; quand les Macédoniens voulurent répliquer par un long discours, ils furent sommés de dire seulement si leur maître consentait à retirer ses garnisons des villes grecques, et, sur leur réponse, qu’ils n’avaient point d’instructions à cet égard, on les congédia. C’est ce que Flamininus souhaitait. Dans Dans cette campagne d’hiver, d’une espèce nouvelle,
Flamininus avait conquis ans usait ses forces dans de folles entreprises, ne put réunir vingt-cinq mille soldats qu’en enrôlant jusqu’à des enfants de seize ans[11]. Sur ce nombre l’armée comptait seize mille phalangistes. La diplomatie du sénat plutôt que ses armes avait eu les
honneurs de la première guerre de Macédoine. Cette fois, la légion, avec ses
mouvements rapides et ses armes de jet, les javelots et le terrible pilum, allait enfin se trouver aux prises avec
la phalange d’Alexandre, niasse épaisse, dont les soldats, placés sur seize
de profondeur et armés de lances longues de Les Romains étaient sur les bords du golfe Pagasétique, à portée de leur flotte ; Philippe à Larisse, son quartier générai. Les deux armées allèrent à la rencontre l’une de l’autre et deux jours durant marchèrent côte à côte, séparées par une chaîne de collines, sans qu’aucune se doutât de ce dangereux voisinage. Qu’on suppose Annibal dans le camp macédonien[12], et Philippe aurait pu dire des Romains avec plus de vérité que le Nicomède de notre grand tragique : Et
si Flamininus en est le capitaine, Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène[13]. La bataille se livra en juin 497, près de Scotussa, dans une plaine parsemée de collines nommées les Têtes de Chien, Cynocéphales. L’action s’engagea, malgré les deux généraux, par la cavalerie étolienne, et Philippe n’eut ni le temps ni les moyens de ranger sa phalange. Sur ce terrain accidenté, elle perdait sa force avec son unité ; le choc des éléphants de Masinissa, une attaque habilement dirigée sur ses derrières, et la pression inégale des légionnaires la rompirent ; huit mille Macédoniens restèrent sur le champ de bataille. La destruction de cette phalange, que les Grecs croyaient invincible, leur inspira pour le courage et la tactique des Romains une admiration que Polybe lui-même partage. Philippe se réfugia avec ses débris dans la ville de
Gonnos, à l’entrée des gorges de Tempé, où se trouve la route habituelle de
Thessalie en Macédoine. Il y couvrait son royaume ; mais, n’ayant plus assez
de force ni de courage pour continuer la lutte, il demanda à traiter. Les
Étoliens voulaient pousser la guerre à outrance. Flamininus leur répondit en
vantant l’humanité des Romains. Fidèles à leur
coutume d’épargner les vaincus, ils ne renverseraient pas,
disait-il, un royaume qui couvrait Après l’avoir désarmé, on l’humilia comme roi, en le forçant de recevoir et de laisser libres et impunis les Macédoniens qui l’avaient trahi. Flamininus stipula même l’indépendance des Orestins, tribu macédonienne qui s’était soulevée durant la guerre, et dont le pays était une des clefs du royaume du côté de l’Illyrie romaine. Pour sûreté de ces conditions, Philippe donna, des otages, parmi lesquels les Romains firent comprendre son jeune fils Démétrius. Au moment où Les commissaires adjoints par le sénat à Flamininus
voulaient que des garnisons romaines remplaçassent celles du roi à Corinthe,
à Chalcis et à Démétriade : c’eût été trop tôt jeter le masque. Les Grecs
eussent vite compris que, avec les entraves de II — PROCLAMATION DE
|
[1] Tite-Live, XXI, 42.
[2] Cependant Tite-Live
nomme plusieurs villes de
[3] Heuzey, Mission de Macédoine, p. 302.
[4] Tite-Live, XXXII,
5. Ce défilé est aujourd’hui le col de Cleïsoura, au confluent de
[5] Plutarque, Flamininus, 5 (traduction d’Amyot).
[6] Le souvenir de cet
événement subsiste encore en Épire, mais travesti en une de ces légendes dont
l’imagination populaire enveloppe les faits historiques. (Pouqueville, Voyage de
[7] Tite-Live, XXXII, 14, 15.
[8] Philippe avait
cependant rendu à la ligne, au commencement de cette campagne, Orchomène,
Hérée,
[9] Les Acarnaniens restèrent fidèles à Philippe jusqu’à Cynocéphales.
[10] Tite-Live, XXXIII, 4 et 2.
[11] Tite-Live, XXXIII, 3
[12] A propos du camp de Philippe, Tite-Live (XXXIII, 5) fait des remarques qui confirment ce que nous avons dit sur la différence d’un camp grec et d’un camp romain.
[13] L’ironie était sanglante aux yeux de ceux qui croyaient, comme Corneille, que le vainqueur de Philippe était le fils du vaincu d’Annibal ; mais les Flaminius étaient plébéiens ; les Flamininus patriciens.
[14] M. Letronne a
porté la valeur d’un talent d’argent à 5.500 fr. 90 c. M. Dureau de
[15] Plutarque, Flamininus, 10.
[16] Tite-Live, XXXIII, 30.
[17] Flamininus eut jusqu’à cinquante mille hommes devant Sparte (Tite-Live, XXXIV, 38), et Sparte n’avait de murs que dans les endroits bas de la ville.
[18] On parle d’hommes achetés : Charops, en Épire ; Dicéarchos et Antiphilos, en Béotie ; Aristénès et Diophanès, en Achaïe ; Dinocratès, en Messénie. Cependant Polybe célèbre les vertus et le patriotisme d’Aristénès, et Rome n’aimait pas à acheter les consciences argent comptant. Elle exerçait une corruption moins basse et plus efficace. Dans ces républiques, on l’a vu, il y avait toujours deux partis ; elle en prenait un sous sa protection, et par son influence le faisait arriver au pouvoir. C’est ainsi qu’elle avait agi en Italie et qu’elle agira partout.
[19] Tite-Live, XXXIII,
28. Flamininus n’oublia pas toutefois que le sénat et le peuple demandaient à
leurs généraux de rapporter de l’or. Il versa au trésor