HISTOIRE DES ROMAINS

 

CINQUIÈME PÉRIODE — CONQUÊTE DU MONDE (201-133)

CHAPITRE XXVI — ÉTAT DU MONDE ANCIEN VERS L’AN 200.

 

 

I. — ITALIE. - AFRIQUE. - SYRIE. - ÉGYPTE.

Et moi aussi, dit l’historien, je me réjouis d’être parvenu à la fin de la guerre Punique, comme si j’eusse pris part en personne aux fatigues et aux dangers.... Mais mon esprit s’effraye de l’avenir. Je suis comme un homme qui des bas-fonds voisins du rivage descendrait à pied dans la mer : plus j’avance, plus je vois s’ouvrir devant moi de vastes profondeurs et un abîme sans fond[1]. Derrière Annibal, Tite-Live voyait Philippe, Antiochus, Viriathe, les rois de Pont et de Numidie et la grande et noble figure du Vercingétorix gaulois. Derrière la seconde guerre Punique, à la fois si simple dans son histoire, si grandiose dans sa conception et dans ses résultats, il voyait un siècle et demi de combats, d’intrigues honteuses, de revers et de succès, sur les trois continents, et il regrettait de quitter les beaux temps de la république, pour entrer dans ces guerres sans fin, qui épuisèrent sa population militaire, rendirent les grands oppresseurs, les petits serviles, et qui firent de la liberté un mensonge.

Seize années de dévastations et de batailles meurtrières avaient appauvri et décimé la péninsule[2]. Mais les plaies de la guerre se ferment vite chez le peuple victorieux. Dès l’an 206, après la bataille du Métaure, le sénat avait rappelé les laboureurs dans les campagnes et affaibli l’effectif des armées pour laisser plus de bras à l’agriculture. Des colonies envoyées dans la Campanie et le Bruttium, des distributions de terres aux vétérans de Scipion[3], dans la Lucanie et la Pouille, avaient repeuplé les solitudes faites par la guerre[4] ; des terres données aussi aux créanciers de l’État, avaient éteint les dettes de la seconde guerre Punique, et laissé libres, pour de nouvelles entreprises, toutes les ressources du trésor[5]. Avec la paix, l’Italie allait voir sa prospérité renaître, et ses villes marchandes hériter du commerce de Carthage. La mer était libre. Jusqu’aux colonnes d’hercule, il n’y avait que peuples alliés ou nations sujettes, et les guerres d’Illyrie et de Macédoine avaient ouvert aux marchands italiens les mers de la Grèce[6].

Aucun danger ne semblait menacer l’avenir ; la domination romaine était sortie plus forte de la terrible épreuve de la seconde guerre Punique et tous les peuples tournaient avec anxiété les yeux vers cette puissance redoutée. Croyez-vous que Carthage ou Rome se contentera, après la victoire, de l’Italie et de la Sicile ? disait, au milieu de la lutte, un orateur de la Grèce. Ces craintes étaient légitimes, car Rome avait une immense ambition, avec tous les moyens de la satisfaire. Ses généraux élevés à l’école d’Annibal et formés par lui à la grande guerre ; ses soldats, dont nous avons si souvent vanté la discipline et le courtage, étaient sans rivaux dans le monde, et nulle assemblée n’égalait son sénat en habileté politique. Mais ce qui plus que ses armées et plus que ses chefs faisait la force des Romains, c’était la faiblesse des autres peuples.

Pour l’Afrique, ils n’ont qu’à laisser faire à la haine jalouse de Masinissa, et jamais Carthage ne se relèvera de Zama.

En Espagne, les légions auront bientôt à combattre leurs anciens alliés, mais cette guerre contre des peuples qui doivent leur force au sol qui les porte et les protège ne sera, pendant trois quarts de siècle, qu’une rude école pour les soldats, un moyen de fortune pour les généraux, et, pour les sénateurs, un prétexte de maintenir l’état militaire de la république, de disposer de commandements productifs et de retenir aux armées les plus turbulents des plébéiens. Jamais, quoi qu’on ait dit de Numance et de Viriathe, elle ne sera un danger sérieux.

Quant à la Gaule, Rome se souvient trop des tumultes gaulois pour risquer sa fortune dans ce chaos barbare et redoutable. De ce côté, elle se tiendra un siècle et demi sur une prudente défensive.

La Germanie n’est pas encore découverte, les Alpes sont trop hautes pour que le sénat ait regardé par-dessus. Restent les Cisalpins, danger sérieux, quoique les craintes de home l’exagèrent, guerre laborieuse et ingrate, qui usera des consuls et des armées, sans qu’on y trouve à frapper des coups décisifs, à gagner ces brillantes victoires et ces ambitieux surnoms dont les généraux romains vont être maintenant si avides[7]. Au sud, comme à l’ouest et au nord de l’Italie, il n’y a donc, pour longtemps du moins, rien de grand à accomplir. Aussi le sénat en détourne-t-il ses regards, pour les porter sur l’Orient, où sont de vastes mais fragiles monarchies et d’immenses richesses mal défendues.

L’Orient était tout couvert des débris de l’empire d’Alexandre. En Asie, on comptait dix États formés aux dépens des Séleucides ; dans la Thrace, les peuples avaient repris leurs princes indigènes, Cyrène s’était séparée de l’Égypte, devenue cependant un florissant royaume sous les Ptolémées, enfin les villes grecques, éparses sur les côtes, se partageaient entre tous ces rois, ou défendaient contre eux leur inutile liberté.

Le royaume des Séleucides s’étend encore sur un espace immense, de l’Indus jusqu’à la mer Égée. Mais, à l’intérieur, nulle force de cohésion, et tout le long de ses frontières, que ne défendaient ni fleuves ni montagnes, beaucoup d’ennemis : au sud, les rois d’Égypte ; au nord et à l’est, les Bactriens et les Parthes, anciens sujets révoltés et d’autant plus redoutables. Dans l’Asie Mineure, les Galates étaient de dangereux voisins, et, si les rois de Pergame ne disposaient que de forces insignifiantes, la main de Rome, qui les soutenait, les rendait redoutables. Deux de ces rois pergaméens, Attale et Eumène, allaient jouer, pour le sénat, le rôle des Étoliens dans la Grèce, de Masinissa en Afrique, de Marseille dans la Gaule. Malgré cette ceinture d’ennemis, malgré les graves inconvénients de la disposition géographique de cet empire des Séleucides, longue et étroite ligne qu’on pouvait couper en vingt endroits, rien n’avait été fait pour rattacher les peuples à la cause de leurs maîtres. Tout récemment deux satrapes avaient pu, l’un, Molon, séparer de l’empire les provinces transtigritanes, l’autre, Achæos, se rendre indépendant dans l’Asie Mineure, et les Ptolémées avaient conquis la Syrie. Antiochus III, il est vrai, vainquit Molon et Achæos, refoula les Égyptiens derrière Péluse, soumit Smyrne, effraya les Arabes, et ramena de son expédition dans la Bactriane et l’Inde cent cinquante éléphants de guerre. Déjà il menaçait la Thrace ; il s’unissait à Philippe de Macédoine pour partager le riche héritage que Ptolémée Philopator, le roi d’Égypte, avait laissé à un enfant, et, ébloui par cette fortune, il se faisait appeler Antiochus le Grand.

Mais quelle désespérante faiblesse sous cet éclat emprunté ! A Magnésie, il n’en coûtera pas quatre cents hommes aux Romains pour chasser devant eux, comme le vent chasse la poussière, l’immense armée d’Antiochus. C’est que, infidèles à la pensée du conquérant, tous ses successeurs restèrent des étrangers pour les peuples de l’Asie. Antiochus lui-même insultait à leurs dieux par ses sacrilèges ; à leurs coutumes, à leurs idiomes, par ses mœurs et son langage ; à la juste ambition de leurs chefs nationaux, par sa prédilection pour les aventuriers de race hellénique. La Grèce fournissait alors à toutes les armées des mercenaires, à tous les princes des ministres, des généraux et des courtisans. On n’eut pas trouvé parmi les satrapes d’Antiochus un Mède ou un Persan, et les indigènes n’étaient appelés au service militaire que dans ces corps légers qui grossissent inutilement les armées asiatiques. Des Grecs et les descendants des Macédoniens formaient la phalange ; mais on sait combien les hommes d’Europe s’énervent vite en Orient. D’ailleurs la phalange, pour avoir une fois réussi, n’en était pas moins, en Asie, un contresens militaire.

A toutes ces causes de faiblesse ajoutez qu’il ne pouvait pas y avoir d’union entre les deux grandes parties de l’empire, l’Est et l’Ouest. Les conquêtes d’Alexandre et de Rome avaient dérangé l’équilibre du monde. Autrefois la civilisation et la puissance étaient en Asie ; alors Babylone, Ecbatane et Persépolis se trouvaient au centre et dominaient aisément de la Méditerranée à l’Indus. Maintenant que l’Europe, échappée à la barbarie, avait hérité des vieilles sociétés orientales, les régions à l’ouest de l’Euphrate, couvertes de cités nouvelles ayant la langue, les mœurs et les idées de la Grèce, étaient entrées dans la sphère du mouvement européen, tandis qu’à l’est du Tigre, elles restaient asiatiques. Le Tigre et l’Euphrate séparaient donc deux civilisations, deux mondes. Les Séleucides voulurent les réunir et périrent à cette œuvre. Les provinces orientales retournèrent aux Parthes, puis aux Perses. Les provinces occidentales furent rattachées à l’empire de Rome, plus tard à celui de Constantinople, et jusqu’à nos jours cette séparation a duré.

L’Égypte avait plus d’unité et en apparence plus de force, au moins pour se défendre. Avec le tombeau d’Alexandre, les Ptolémées gardaient quelques-unes de ses pensées, et, pour faire de l’Égypte la plus grande puissance commerciale, ils y avaient rattaché : au sud, les pays situés le long de la mer Rouge ; au nord, Chypre, la Palestine et la Syrie, l’éternelle et légitime ambition de tous les maîtres intelligents de l’Égypte ; beaucoup de villes enfin sur les côtes de l’Asie Mineure, de la Thrace et dans les îles de la mer Égée. Malheureusement les Ptolémées, restés grecs sur les bords du Nil, comme les Séleucides l’étaient sur les rives de l’Euphrate, ne cherchèrent pas à se faire une force du sentiment national. Ils délaissèrent les provinces, ils oublièrent leurs vieilles capitales, Thèbes et Memphis[8], et tout ce que cette Égypte hellénisée eut de puissance et de vie se concentra dans Alexandrie, ville nouvelle presque placée en dehors du pays. De là les Ptolémées voyaient mieux aux affaires de l’Asie et de la Grèce. Alexandre demandait après chaque victoire : Et que disent les Athéniens ? Ses généraux, passés rois, ne pouvaient se faire à l’idée que la Grèce leur fût étrangère. Elle avait d’ailleurs si facilement vaincu l’Orient, qu’à leurs yeux il n’y avait de force qu’en elle, et ils s’inquiétaient plus d’établir dans ses villes leur influence ou leur pouvoir que d’acquérir ailleurs des provinces : Aratus et Cléomène avaient reçu l’un et l’autre de l’or égyptien pour contrarier les projets de la Macédoine. Ne croyant aussi qu’au courage des soldats grecs, les Ptolémées confiaient leurs armées, leur vie, à des mercenaires toujours prêts à les trahir, comme I’Étolien Théodote, qui vendit la Cœlésyrie à Antiochus III, et le Crétois Bolis, qui, envoyé par Ptolémée IV dans l’Asie Mineure pour sauver Achœos, le liera au roi de Syrie. L’Égypte entière était dans Alexandrie, et Alexandrie, comme ses rois, était à la merci de ceux que Polybe appelle les Macédoniens[9]. D’après l’état de ce pays, ajoute le même écrivain, il ne reste plus qu’à dire avec Homère : Parcourir l’Égypte, route longue et difficile.

L’importance que les Ptolémées attachaient à leurs possessions d’outre-mer, leur rivalité avec les rois de Macédoine et de Syrie, et peut-être la crainte de Carthage, dont la concurrence commerciale était redoutée à Alexandrie, les firent entrer de bonne heure dans l’alliance de Rome. Dès l’année 273, Philadelphe conclut avec la république un traité, que ses successeurs acceptèrent, et, durant la seconde guerre Punique, Ptolémée IV envoya du blé à Rome. Telle était, en 201, l’intimité des rapports établis entre les deux gouvernements que, pour mettre fin aux troubles du royaume, on déféra au sénat romain la tutelle de Ptolémée Épiphane, qui n’avait pas alors dix ans. L’un d’eux, Lepidus, résida quelque temps à Alexandrie comme tuteur du roi.

 

II. — LA GRÈCE.

Depuis la guerre de Pyrrhus, le sénat suivait attentivement les révolutions de la Grèce. Il y avait longtemps que ce beau pays n’avait plus ni force ni liberté. Athènes, Sparte et Thèbes, qui y avaient tour à tour dominé, s’étaient épuisées à soutenir une fortune trop grande, et leur puissance avait passé à des peuples demi barbares. Par son union avec la Macédoine, la Grèce parut redoutable, et ce que la démocratie, si forte pour la résistance, mais si faible dans l’attaque, n’avait pu faire, la royauté l’accomplit : l’empire perse, à peine ébranlé par Cimon et Agésilas, tomba sous la main d’Alexandre. Les rivalités et les guerres des successeurs rendirent aux cités grecques leur indépendance, mais non leur ancienne vitalité. Durant ces quelques années d’obéissance, elles avaient perdu toute énergie et jusqu’au respect de leur gloire passée. Quand les dieux font un homme esclave, disaient les anciens, ils lui ôtent la moitié de son cœur. Ils auraient pu le dire pour les États aussi bien que pour les individus : car la servitude, comme un jour d’été qui dessèche les fleuves appauvris, tarit les sources de la vie dans les États républicains. A Chéronée, les Athéniens avaient encore héroïquement combattu, et Démosthène, quelques années plus tard, aurait pu répéter aux Thébains, sur les ruines de leur cité, ses magnanimes consolations : Non, non, vous n’avez point failli en courant à la mort pour le salut de la Grèce ! Mais qu’étaient devenues ces deux républiques sous la domination macédonienne ? L’une n’étonnait plus le monde que par sa servilité, l’autre par sa dégradation.

Les troubles de la Macédoine, l’abaissement des grandes cités, la torpeur politique de Corinthe et d’Argos, laissaient la carrière libre en Grèce. Deux peuples nouveaux y parurent : les Étoliens et les Achéens, qui jusqu’alors étaient restés ignorés dans leurs montagnes ou sur les côtes stériles de l’Égialée. Ainsi, avant d’achever son existence politique, la Grèce appelait au premier rôle les plus obscurs de ses enfants. Mais l’éclat qu’ils répandirent sur ses derniers jours fut passager comme leur puissance. Tantôt ennemis, tantôt réunis contre la Macédoine, ils lie firent qu’augmenter le chaos où se perdaient les derniers restes du patriotisme.

L’Étolie était habitée par une race d’hommes en lutte avec tous leurs voisins et lie vivant que de pillage. Partout où la guerre éclatait, comme les oiseaux de proie que l’odeur du sang attire, ils accouraient, pillant amis et ennemis. Et quand on leur demandait de renoncer à cette coutume sauvage : Nous ôterions plutôt l’Étolie de l’Étolie que d’empêcher nos guerriers d’enlever les dépouilles des dépouilles[10]. C’était pis que le droit de bris et d’épaves, et ils l’exerçaient au loin jusqu’au cœur du Péloponnèse, de la Thessalie et de l’Épire. En 218, leur stratège Dorimaque avait pillé et détruit le plus fameux sanctuaire de la Grèce, après Delphes, le temple de Dodone, qui ne se releva jamais de ce désastre[11].

Le portrait que Polybe trace de ce peuple n’est point flatté ; mais le sage Polybe était Achéen et du parti des grands, c’est-à-dire le mortel ennemi des Étoliens, qui s’appuyaient sur le parti populaire. On peut donc croire que, sans les calomnier, il les a peints en laid. Ils avaient une qualité qui, en ce temps-là, n’était point commune en Grèce : ils étaient braves, car ils osèrent résister à la Macédoine, à Rome, aux Gaulois, et ils surent être puissants. La ligue étolienne, plus fortement organisée qu’aucune autre ne le fut en Grèce, subordonnait les villes à l’assemblée générale et par conséquent tenait les confédérés unis par un lien plus étroit. Il en résulta pour elle beaucoup d’influence au dehors, parce que son action fut plus vive et ses desseins mieux suivis. Ses confédérés étaient nombreux : il y en avait dans le Péloponnèse et jusque sur les côtes de la Thrace et de I’Asie Mineure, comme Lysimachie, Chalcédoine et Cios. Dans la Grèce centrale, ils tenaient les Thermopyles, la Locride, la Phocide et le sud de la Thessalie. Mais cette force, au lieu de servir la liberté de la Grèce, tourna contre elle, parce qu’il ne se pouvait pas que la ligue étolienne, avec ses principes de gouvernement et ses règles de conduite, devint jamais le pivot d’une confédération générale. Ce que Sparte avait été pour le Péloponnèse, l’Étolie l’était pour la Grèce entière : une menace continuelle, et, pour compléter la ressemblance, le stratège Scopas voulait, comme le roi révolutionnaire de Lacédémone, Cléomène, abolir les dettes et établir de nouvelles lois favorables aux pauvres[12]. Par crainte de Sparte, Aratus livra le Péloponnèse aux Macédoniens, et dès que Philippe se fut déclaré l’ennemi de Rome, celle-ci trouva dans les Étoliens les plus utiles auxiliaires. Ils lui ouvrirent la Grèce centrale, et leur cavalerie assura peut-être à Cynocéphales la victoire de Flamininus.

Chez les Achéens, les mœurs publiques étaient meilleures, et leurs chefs, Aratus, Philopœmen, Lycortas, le père de Polybe, voulurent véritablement le salut de la Grèce. Au lieu de le chercher, comme Athènes, Sparte et la Macédoine, dans une domination violente, ils espérèrent le trouver dans une confédération, dont le principe fut celui des anciennes amphictyonies helléniques : l’égalité de tous les peuples associés. La ligne achéenne, qui assurait à chacun de ses membres les mêmes droits, qui respectait l’individualité des peuples et cependant les appelait à agir en commun, semblait devoir faire une Grèce unie, forte et redoutable, comme elle ne l’avait jamais été. En 229, presque toutes les cités du Péloponnèse et une partie de la Grèce centrale étaient entrées dans la confédération achéenne.

Mais les institutions seules ne peuvent sauver les peuples. De cette ligue on a vu seulement le séduisant tableau que Polybe a tracé de son gouvernement : on a oublié les rivalités intestines et la faiblesse générale. Sans doute, si les Spartiates s’étaient sincèrement ralliés à la ligue, si les Étoliens s’en fussent montrés moins ennemis, les rois voisins moins jaloux ; si, en un mot, le corps des nations helléniques, ayant pour tète la Macédoine et armant ses mille bras de l’épée de Marathon et des Thermopyles, s’était tenu prêt à défendre contre toute invasion le sol sacré, sans doute il eût fallu que Rome envoyât plus de deux légions à Cynocéphales. Je vois, disait un député de Naupacte devant les Grecs assemblés[13], je vois s’élever de l’Occident une nuée orageuse ; hâtons-nous de terminer nos puérils différends avant qu’elle éclate sur nos têtes. Mais l’union et la paix n’étaient pas possibles entre les tendances aristocratiques des Achéens et l’esprit révolutionnaire de Lacédémone, entre les pacifiques marchands de Corinthe et les Klephtes de l’Étolie, entre toutes ces républiques et les ambitieux rois de Macédoine. La division était même au sein des cités et d’autant plus profonde, qu’on ne se disputait pas le pouvoir, mais la fortune. Chaque ville avait son parti des riches et son parti des pauvres : ceux-ci toujours prêts à s’armer contre ceux-là, et ceux qui n’avaient rien, à se jeter sur ceux qui possédaient. De là des haines violentes dont le sénat sut profiter. Continuellement menacés d’une révolution sociale, les grands tournèrent vers Rome leurs espérances, et, dès que les légions parurent, il y eut en Grèce un parti romain[14].

Pour amener ces peuples à une union fraternelle, il eût donc été nécessaire de commencer par effacer en eux les souvenirs de leur histoire et leurs rancunes invétérées ; il aurait aussi fallu empêcher le contact avec cet Orient si riche et si corrompu qui enlevait à la Grèce ce qui lui restait de poètes et de savants, pour les écoles d’Alexandrie et de Pergame ; ce qu’elle avait encore d’hommes de talent et de courage, pour les cours des Ptolémées et des Séleucides. Ceux-ci n’avaient pas un ministre, un général, un gouverneur de ville, qui ne fût venu de la Hellade, de sorte que la Grèce donnait le meilleur de son sang, et recevait des vices en échange. Partout en ce pays, dit Polybe (IV, 9), les grandes dignités s’achètent à peu de frais ; confiez un talent à ceux qui ont le maniement des deniers publics, prenez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, jamais vous ne reverrez votre argent[15]. Ailleurs il cite ce Dicéarchos, digne ami de Scopas, qui, envoyé par Philippe pour piller les Cyclades, malgré la foi jurée, élevait partout où il abordait deux autels, à l’Impiété et à l’Injustice[16].

Cette soif de l’or avait produit une dépravation morale, qui supprimait le dévouement pour les intérêts publics. Aussi quelle torpeur dans la plupart des villes ! Athènes, la vive et intelligente cité qui jadis prenait l’initiative des plus glorieuses mesures, refuse maintenant d’attacher ses destinées à celles de la Grèce[17], et, par les honneurs sacrilèges qu’elle rend à tous les rois, ces dieux sauveurs, comme elle les nomme, à qui elle dresse des autels et offre des sacrifices, elle prouve combien elle-même était mûre pour la servitude[18]. Aratus la délivre de la garnison macédonienne du Pirée et lui rend Salamine, sans pouvoir la tirer de son apathique indifférence. Il ne lui manquait plus que d’interdire par décret public à ses citoyens de jamais s’occuper des affaires générales de la Grèce, comme firent les Béotiens, qui, pour n’être pas troublés dans leurs plaisirs, déclarèrent le patriotisme un crime d’État[19].

Thèbes, dit Polybe, est morte avec Épaminondas. On y laissait ses biens, non à ses enfants, mais à ses compagnons de table, à condition de les dépenser en orgies ; beaucoup avaient ainsi plus de festins à faire par mois que le mois n’avait de jours. Pendant près de vingt-cinq ans les tribunaux restèrent fermés ....[20]

Depuis le père d’Alexandre, Corinthe ne s’appartenait plus. Une garnison occupait ses murs, une autre sa citadelle ; et Aratus prenait et vendait l’Acrocorinthe, sans que les citoyens intervinssent même au marché. Leurs arsenaux étaient vides, mais les statues, les vases élégants, les palais de marbre, brillaient partout ; ils mettaient leur gloire à ce qu’on vantât leur ville comme la plus voluptueuse de la Grèce, et leur temple de Vénus était assez riche pour avoir à son service plus de mille courtisanes.

Après avoir détruit ou asservi les autres cités de l’Argolide, Argos avait elle-même des tyrans. Trois fois les Achéens pénétrèrent dans la ville et combattirent contre les mercenaires. Du haut de leurs maisons, les habitants, spectateurs indifférents d’une lutte où se jouaient leurs destinées, applaudissaient aux coups les mieux portés. Ils semblaient, dit Plutarque, assister aux jeux néméens.

Sparte n’était qu’une révolution perpétuelle. En quelques années, quatre fois les éphores avaient été massacrés et la royauté rendue absolue, abolie, puis rétablie, achetée et laissée enfin aux mains d’un tyran. Sparte, où devaient régner la pauvreté et l’égalité, était devenue la cité la plus riche et la plus oligarchique de la Grèce[21]. Des neuf mille Spartiates de Lycurgue il en restait sept cents à peine, sur lesquels six cents mendiaient[22], privés de leurs droits politiques par la perte de leurs héritages[23]. Les richesses accumulées entre les mains des femmes avaient engendré une corruption effrénée ; tout se vendait[24]. Il n’en coûta à Lycurgue que 5 talents pour acheter les éphores et la royauté. Agis et Cléomène essayèrent, dit-on, de remettre en vigueur les lois de Lycurgue et de refaire un nouveau people spartiate. Mais l’un périt avant d’avoir rien fait ; l’autre n’opéra qu’une révolution militaire dans l’intérêt de son pouvoir, et ne rendit à Sparte une apparence de vie qu’en faisant appel aux passions populaires. Dans tout le Péloponnèse, les pauvres l’appelaient, attendant de lui le partage des terres et l’abolition des dettes. De là l’effroi qui saisit Aratus et la ligue achéenne quand ils virent Cléomène, à la tête de vingt mille esclaves, débiteurs et prolétaires, menacer non seulement l’indépendance des États et leurs gouvernements, mais la propriété de chacun. Qu’il y avait loin de cette démagogie sous un tyran à l’austère cité de Lycurgue !

Pour échapper à ce danger, les Achéens se jetèrent dans les bras du roi de Macédoine : au moins avec lui ne perdaient-ils qu’une partie de leur indépendance[25].

La bataille de Sellasie brisa cette puissance factice, et Cléomène alla porter en Égypte sa remuante ambition, son inintelligence du temps et des hommes : il périt en appelant les Alexandrins à la liberté ! Après lui, sa patrie resta livrée aux factions d’où sortit la tyrannie de Machanidas : Philopœmen l’abattit. Mais Sparte, malgré son abaissement, était trop fière de sa vieille gloire, pour consentir à aller se perdre dans la ligue achéenne. A Machanidas succéda Nabis[26], et les Spartiates restèrent les alliés des Étoliens.

Faut-il parler des petits peuples ? Égine a disparu de la scène politique[27], bientôt elle servira d’exemple pour montrer comment passent la grandeur et la gloire[28] ; Mégare n’est qu’une annexe obscure de la ligue béotienne ou achéenne ; les Éléens, comme Messène et une partie de l’Arcadie, dépendent des Étoliens. La faiblesse de la Phocide atteste encore, après quatre générations écoulées, l’effet terrible des colères sacrées. L’Eubée, la Thessalie, sont sans force[29] ; la Crète, livrée aux désordres et à toutes les mauvaises passions : on disait crétiser pour mentir[30].

Même avec des mœurs meilleures et du patriotisme, les Grecs ne se fussent pas sauvés, et la paix, l’union, eussent régné du cap Ténare au mont Orbélos, que Rome n’en eût pas moins, avec un peu plus de temps et d’efforts, mis la Grèce à ses pieds.

Aux confins de l’Europe et de l’Asie, il y avait de l’activité et de la richesse dans les cités marchandes échelonnées sur les rivages de la Propontide, le long des côtes de l’Asie Mineure et dans les îles de la mer Égée. Byzance, la reine du Bosphore, Cyzique et surtout. Rhodes avaient même établi avec Smyrne, Abydos, Chios, Mitylène et Halicarnasse une sorte de hanse ou ligue pour leur mutuelle défense. Mais on n’y trouvait nulle force sérieuse : Rome aura facilement raison de ces villes, en y laissant ce qui est leur suprême ambition, le commerce avec ses profits, la liberté municipale avec ses agitations.

En s’appuyant de l’autorité de Montesquieu, on s’est étrangement mépris sur les forces de la Grèce à cette époque. On a pris au sérieux les craintes de Rome, dans les ménagements politiques du sénat, on a vu la preuve de la puissance de la Grèce et l’on a compté ses guerriers par centaines de mille. Illusion d’optique produite par les grands noms de la vieille histoire : de loin vaisseaux de haut bord, de près bâtons flottants ! Athènes ne peut arrêter les courses des pirates de Chalcis, ni celles de la garnison de Corinthe. En l’année 200, quelques bandes d’Acarnaniens mettent impunément l’Attique à feu et à sang, et deux mille Macédoniens tiennent la ville assiégée[31]. Quand Philippe ravage la Laconie jusque sous les murs de Sparte, Lycurgue n’a que deux mille hommes à lui opposer. Philippe lui-même entre en campagne avec cinq mille sept cents soldats en 219, et avec sept mille deux cents l’an d’après. Le contingent d’Argos et de Mégalopolis est de cinq cent cinquante hommes, et toute la confédération achéenne ne parvient à mettre sur pied durant la guerre des deux ligues, la plus vive de cette époque, que trois mille cinq cents hommes de troupes nationales[32]. En 219, trois cités se séparent de la confédération ; pour leur défense, il suffit d’une armée de trois cent cinquante soldats. Les Éléens n’ont jamais plus de quelques centaines d’hommes sous les armes ; au combat du mont Apélauros, ils étaient deux mille trois cents, les mercenaires compris[33].

La marine était tombée encore plus bas. Les Athéniens, qui montaient deux cents vaisseaux à Salamine, ont maintenant pour flotte trois navires non pontés[34]. Nabis n’en possède pas davantage[35]. La ligue achéenne, qui comprend l’Argolide, Corinthe, Sicyone et toutes les villes maritimes de l’ancienne Égialée, n’est en état d’armer que six bâtiments, trois pour garder le golfe de Corinthe, trois pour le golfe Saronique[36]. On peut voir dans Tite-Live la ridicule flotte de Philopœmen, dont le vaisseau amiral était une quadrirème qui depuis quatre-vingts ans pourrissait dans le port d’Ægion[37]. Les Étoliens n’ont pas un navire[38] ; et l’on se rappelle que les pirates illyriens poussaient impunément leurs ravages jusque dans les Cyclades. Rhodes même, dont la puissance est si vantée[39], après un grave différend avec Byzance, n’envoie que trois galères dans l’Hellespont ; et cependant les partis ennemis dans cette guerre étaient deux républiques célèbres, trois rois, Attale, Prusias, Achæos, et je ne sais combien de chefs gaulois et thraces[40].

Cette faiblesse n’était pas accidentelle. Je n’ose dire que l’esprit militaire était mort dans la Grèce ; mais, depuis deux siècles, elle s’épuisait d’hommes pour des causes qui lui étaient étrangères, et les lucratifs métiers que ces habiles gens trouvaient à pratiquer en Orient leur faisaient déserter la cause de la patrie[41]. C’est au moment où périssait le roi de Sparte Aréos, osa les derniers restes de la liberté hellénique tombaient sous les coups d’Antigone, que Xanthippe avait emmené au secours de Carthage les plus braves Lacédémoniens. Plus tard, durant la seconde guerre des Romains contre Philippe, Scopas vint enrôler au nom de Ptolémée six mille Étoliens, et toute la jeunesse l’aurait suivi sans l’opposition du stratège Damocrite[42]. Au temps d’Alexandre, Darius avait déjà cinquante mille mercenaires grecs ; nous avons vu qu’ils faisaient aussi la seule force des Ptolémées et des Séleucides.

Il y avait donc, entre l’Orient et la Grèce, un échange également funeste aux deux pays :l’un prenait les hommes et perdait la confiance et l’appui des forces nationales, l’autre recevait de l’or et, avec cet or qui ruinait ses mœurs, achetait à son tour des soldats pour ses, querelles particulières. J’ai déjà parlé de cette plaie mortelle des États, le condottiérisme, qui tua Carthage et les républiques italiennes du moyen âge ; il s’était étendu sur la Grèce entière. La Macédoine elle-même soudoyait des étrangers : à Sellasie, Antigone en avait cinq à six mille. Dans les armées achéennes, ils formaient toujours plus de la moitié des troupes. Les rois et les tyrans de Sparte n’avaient pas d’autres soldats[43].

La richesse arrivée par des voies mauvaises s’en va habituellement comme elle est venue. L’or asiatique et africain ne restait pas en Grèce, parce que le travail n’y était plus. Les villes étaient dépeuplées et misérables. De Mégalopolis on disait : Grande ville, grand désert. La misère était partout. Mantinée entière, hommes et choses, n’était. pas estimée 300 talents, et Polybe n’en donnerait pas 6000 de tout le Péloponnèse. L’Attique était, deux siècles plus tôt, le pays le plus riche de la Grèce. Une récente estimation de ses biens-fonds et des valeurs mobilières n’en avait porté le chiffre qu’à 5750 talents, la moitié de ce que Périclès tenait d’or en réserve dans le trésor public avant la guerre où sa fortune sombra. Et ce même peuple qui dépensait alors 1000 talents pour un seul temple, aujourd’hui condamné par des arbitres à une amende de 500, n’avait pas de quoi la payer. Ainsi, de petites armées et de petites affaires : un peu de bruit pour rien ; tandis que, de l’autre côté de l’Adriatique, retentissaient les éclats de la grande lutte d’Annibal et de Rome. Tous les souvenirs tirés d’un autre temps ne peuvent faire qu’on croie capable encore de dévouement et d’héroïsme, ce peuple usé, livré à l’esprit de trouble et de vertige : c’en est fait, la Grèce est morte.

Dans certaines villes, la justice était suspendue ; il y eut des tribunaux qui restèrent vingt ans fermés, non faute de coupables, mais faute de juges acceptés par les factions[44] : on retournait à la barbarie. La famille s’en allait comme la cité. Beaucoup fuyaient le mariage pour ne pas remplir les devoirs de la paternité et refusaient d’élever les enfants nés de leurs unions passagères[45]. Ce peuple artiste ne respectait même plus ce qui fait encore la meilleure part de sa gloire, les chefs-d’œuvre de l’art. Avant que les Hérules et les Goths vinssent porter en Grèce la dévastation, des Grecs brûlaient les temples, déchiraient les tableaux, renversaient les statues : un jour Philippe de Macédoine en brisa deux mille dans la capitale de l’Étolie. Cet homme, disaient les députés d’Athènes à l’assemblée de Naupacte, cet homme fait une guerre sacrilège aux dieux : il incendie les temples, mutile les statues et détruit jusqu’aux tombeaux[46]. Les Lacédémoniens faisaient de même à Mégalopolis, les Étoliens à Dium, Prusias à Pergame, à Temnos. Et le sage Polybe, indigné de ces fureurs sacrilèges, s’écrie à son tour : En vérité ces hommes sont fous ; ils adressent aux dieux leurs supplications ; ils leur offrent des victimes ; ils fléchissent le genou devant leurs images ; ils ont, pour eux, une superstition de femme, et ils dévastent leurs temples[47].

Sans doute il y avait encore des Grecs éclairés, patriotes, et quand la question sera clairement posée entre la Grèce et Rome, entre la liberté et l’obéissance, nous retrouverons des sentiments et des courages dignes d’un grand peuple, mais trop tard pour le sauver. Ce n’est plus de la ligue achéenne que pouvait venir le salut, le moment était passé ; ni d’un système fédératif, où il est trop aisé à un agresseur habile de mettre la division ; mais d’une étroite union avec la Macédoine sous un grand prince. Voyons si ce grand prince existait.

 

III. — LA MACÉDOINE.

Entourée par la mer et par des montagnes de difficile accès, habitée par une race guerrière, affectionnée à ses rois et toute fière encore du rôle qu’ils lui avaient fait jouer dans le monde, la Macédoine était vraiment un puissant État. Comme avec Carthage, il fallut que Rome s’y prît à trois fois pour l’abattre. Si Philippe n’eût possédé que la Macédoine, sa conduite sans doute eût été aussi simple que ses intérêts. Hais il avait encore la Thessalie et l’Eubée, Opunte en Locride, Élatée et la plus grande partie de la Phocide, l’Acrocorinthe et Orchomène d’Arcadie. Il tenait garnison dans trois des Cyclades, Andros, Paros, Cythnos, dans Thasos et quelques villes des côtes de Thrace et d’Asie ; une partie considérable de la Carie lui appartenait. Ces possessions lointaines et dispersées multipliaient les contacts hostiles. Ses villes de Thrace : Périnthe, Sestos et Abydos, qui commandaient le passage d’Europe en Asie, le rendaient dangereux pour Attale de Pergame ; ses villes de Carie et l’île d’Iasos, pour les Rhodiens ; l’Eubée pour Athènes ; la Thessalie et la Phocide, pour les Étoliens ; ses possessions du Péloponnèse, pour Lacédémone.

Avec plus de suite dans ses desseins et un plus sage emploi de ses forces, il aurait pu dominer sur la Grèce, car il en tenait les entraves, comme disait Antipater. Mais toujours il fit la guerre moins en roi qu’en chef de bande, courant dans une même campagne de la Macédoine à Céphallénie, de cette île à Thermos, de l’Étolie à Sparte, n’abattant aucun ennemi et laissant toute entreprise inachevée[48]. Dans ces guerres, ses forces ne dépassent jamais quelques milliers d’hommes, et Plutarque parle des difficultés qu’il trouvait à lever des soldats[49]. Il ne pouvait non plus dégarnir la Macédoine, car, chaque fois qu’ils le sentaient absent, les Thraces, les Dardaniens et les peuples d’Illyrie se jetaient sur son royaume. Dompter ces barbares, écraser les Étoliens, chasser les tyrans de Sparte et gagner le reste des Grecs par la douceur, tel était le rôle de Philippe. Il ne sut pas le jouer. S’il ne fit pas empoisonner Aratus[50], il s’aliéna ses alliés par des excès et de la perfidie. Un roi, osait-il dire, n’est obligé ni par sa parole ni par la morale. Les yeux les moins exercés voyaient s’approcher la tempête que les Étoliens attiraient de l’Occident[51]. Seul, Philippe ne voyait ni ne comprenait[52]. Et quand le sénat lui envoya dénoncer les hostilités, il était à batailler en Asie contre Attale et les Rhodiens, pour quelques places inutiles de la Thrace et de la Carie. Sa réponse au député M. Æmilius Lepidus peint sa légèreté moqueuse au milieu des plus graves affaires. Il lui pardonnait, disait-il, la hauteur de ses paroles pour trois raisons : d’abord il était jeune et sans expérience, puis il était le plus beau de ceux de son âge, enfin il portait un nom romain[53].

La puissance romaine, jusqu’alors renfermée dans l’Occident, allait donc pénétrer dans cet autre univers des successeurs d’Alexandre. La gloire éternelle de Borne, l’immense bienfait par lequel elle fit oublier tant de guerres injustes, c’est d’avoir quelque temps réuni ces deux inondes que l’on retrouve, à toutes les époques, divisés d’intérêts et étrangers l’un à l’autre ; c’est d’avoir mêlé et confondu la civilisation brillante, mais corrompue de l’Orient et l’énergie barbare de l’Occident. La Méditerranée devint un lac romain, mare nostrum, disaient-ils, et la même vie circula sur tous ces rivages, appelés pour la première et pour la dernière fois à une existence commune.

A cette œuvre fut employé un siècle et demi d’efforts et de prudence : car Rome, travaillant pour une aristocratie patiente, et non pour un homme, n’avait pas besoin d’atteindre le but d’un bond. Au lieu d’élever soudainement une de ces colossales monarchies formées à l’image de la statue d’or aux pieds d’argile, elle fonda lentement un empire qui ne tomba que sous le poids des ans et des hordes du Nord. Après Zama, elle aurait pu tenter la conquête de l’Afrique ; elle laissa Carthage et les Numides s’affaiblir mutuellement. Après Cynocéphales et Magnésie, la Grèce et l’Asie seront toutes préparées au joug, et elle leur accordera cinquante années encore de liberté. C’est qu’elle garde toujours quelques-unes de ses anciennes vertus, avec l’orgueil du nom romain et le besoin de la domination. Les Popilius sont plus nombreux que les Verrès ; elle aime mieux dominer le monde ; plus tard, elle le mettra au pillage. Ainsi, partout où Rome voit de la force, elle y envoie ses légions ; toute puissance est brisée ; les liens des États et des lignes sont rompus ; et, lorsqu’elle rappelle ses soldats, elle ne laisse derrière eux que faiblesse et anarchie. Nais la tâche des légions accomplie, celle du sénat commence. ; après la force, l’adresse et la ruse ; et ces sénateurs, vieillis au milieu des terreurs de la deuxième guerre Punique, semblent se plaire maintenant, mieux qu’aux armes, à ces jeux de la politique, le premier, dans tous les temps, des arts italiens.

Plusieurs causes, au reste, commandèrent cette réserve. Contre les Gaulois, les Samnites, Pyrrhus et Annibal, c’est-à-dire pour la défense du Latium et de l’Italie, Rome avait employé toutes ses forces : il y allait de son existence. Son ambition et son orgueil étaient seuls intéressés dans les guerres de Grèce et d’Asie, et la sagesse exigeait qu’on donnât quelque relâche aux plébéiens et aux alliés. Le sénat avait d’ailleurs, dans le même temps, trop d’affaires sur les bras, les guerres d’Espagne, de Corse, de Cisalpine et d’Istrie, pour qu’il s’engageât à fond en Orient : aussi deux légions seulement combattront Philippe et Antiochus. Ce sera assez pour les vaincre, mais t’eût été trop peu pour les dépouiller. En outre, du moment que les Romains pénétrèrent dans ce inonde grec, où une vieille gloire cachait tant de faiblesse, ils crurent ne pouvoir jamais trop accorder à la prudence. Ces impitoyables ennemis des Volsques et des Samnites ne procéderont plus, dans leurs prochaines guerres, par le ravage des campagnes et l’extermination de leurs adversaires. Ce n’était pas, disaient-ils, pour leur compte qu’ils venaient verser leur sang : ils prenaient en main la cause de la Grèce opprimée. Et ce langage, cette conduite, ils ne les changeront point après la victoire. Le premier acte de Flamininus, au lendemain de Cynocéphales, sera la proclamation de la liberté des Grecs. Tout ce qui portait ce nom respecté semblait avoir droit à leur protection, et les petites villes grecques de la Carie, des cotes de l’Asie et de la Thrace, recevront avec étonnement leur liberté d’un peuple qu’ils connaissent à peine. Tous se laisseront prendre à ces dehors de désintéressement. Personne ne verra qu’en rendant l’indépendance aux villes et aux peuples, Rome voulait rompre les confédérations qui cherchaient à se reformer, et qui auraient peut-être donné à la Grèce une force nouvelle. En les isolant, en se les attachant par une reconnaissance intéressée, elle les plaçait, sans qu’ils en eussent quelquefois conscience, sous son influence ; elle s’en faisait des alliés, et l’on sait ce que devenaient les alliés de Rome. Aussi le sénat se trouva-t-il si bien de cette politique, qui mettait partout la division et réveillait les rivalités éteintes, que pendant un demi-siècle il n’en suivit pas d’autre.

 

 

 

 



[1] Tite-Live, XXXI, 1.

[2] Appien, Libyca, 134.

[3] Deux arpents pour chaque année de guerre en Espagne et en Afrique. Il est parlé d’autres distributions faites aux vétérans des guerres d’Espagne, de Sicile et de Sardaigne. (Tite-Live, XXXII, 21.)

[4] Ces colonies étaient faites aux dépens des alliés d’Annibal. Les Bruttiens, les Lucaniens et les Picentins ne furent plus employés que comme serviteurs, courriers ou messagers. (Aulu-Gelle, X, 12 et 13 ; Strabon, V, 291.) Un dictateur, Galba, passa tout le temps de sa charge à parcourir l’Italie, pour régler le sort des villes.

[5] Ces terres furent frappées d’un impôt de 1 as, en signe qu’elles appartenaient au domaine et qu’elles pourraient être rachetées par le trésor.

[6] J’ai déjà parlé, à plusieurs reprises, de l’importance du commerce italien ; j’ajouterai ici que les cent mille Romains que Mithridate fit tuer dans l’Asie Mineure n’étaient pas des touristes, mais des spéculateurs, et je rappellerai que ce furent les marchands romains qui, par leur influence à Rome, firent nommer Marius consul. C’est le commerce et la banque qui ont créé l’ordre équestre. Nous reviendrons plus loin sur cette question.

[7] Scipion est le premier des généraux romains qui ait pris le nom du pays vaincu.

[8] Ceci ne doit être pris qu’au sens politique, car les Ptolémées élevèrent de nombreux temples, et la population indigène ne subit point l’influence de ses maîtres. Aussi, dans son Histoire d’Égypte, Champollion-Figeac a pu dire (p. 401) : Dans cette contrée, rien n’était grec, ni la langue, ni la religion, ni les mœurs, ni les opinions, ni les préjugés. Sous tous ces rapports, l’Égypte resta libre de la domination macédonienne. Elle n’en était que plus faible.

[9] Voyez dans Strabon (XVII, 12), le triste tableau que Polybe, qui la vit en l’an 143, avait tracé d’Alexandrie, et tout ce que dit Polybe lui-même (XV, 25 et suiv.). Le roi de Sparte Cléomène disait à Sosibios, ministre de Philopator, qu’il y avait dans Alexandrie trois mille mercenaires du Péloponnèse, mille Crétois, et qu’avec ces troupes, il n’avait rien à craindre. A la bataille de Raphia, Ptolémée avait des Thraces, des Gaulois, des Africains, des Crétois, des Étoliens, des Péloponnésiens, et, pour flotte, seulement trente vaisseaux pontés. (Polybe, V, 16.)

[10] Polybe, XVII (XVIII), 3.

[11] Dodone était au pied du Tomaros, qui, haut de 2000 mètres, est, après le Pinde, la montagne la plus élevée de la basse Épire. (Carapanos, Dodone et ses ruines.) C’est à M. Carapanos qu’est due la découverte toute récente de ces ruines.

[12] Polybe, XIII, 1 ; Tite-Live, XLII, 5.

[13] En 217. (Polybe, V, 21.)

[14] L’intérêt annuel était de 18 pour 100 à Athènes. (Dareste, Bullet. de corresp. hellén., juillet 1878, p. 486.) A ce taux, les créances devaient s’accroître avec une extrême rapidité, et l’on comprend que les dettes soient devenues la plaie des cités grecques comme elles l’avaient été à Rome aux anciens jours.

[15] VI, 56, et XVIII, 2. Les Grecs ne peuvent pas croire que Flamininus ne vend pas la paix à Philippe ....

[16] Polybe, XVIII, 37.

[17] Olymp., CXL, 3. Polybe, V, 106. Athènes, dit-il, a toujours été comme un vaisseau où personne ne commande ; après avoir échappé aux plus furieuses tempêtes, il est venu se briser dans le calme contre les écueils les plus visibles.

[18] Plutarque, Démosthène, 16 ; Tite-Live, XXXI, 14-15. On verra plus loin sa dégradante prière au dieu Démétrius.

[19] Polybe, XX, 4.

[20] Polybe, VI, 6, et XX, 6. La stupidité et la gloutonnerie béotienne sont devenues proverbiales. Cf. Athénée, X, 11. Cependant Pindare, Épaminondas et la découverte récemment faite dans la nécropole de Tanagra de très gracieuses figurines obligent de n’accepter que sous réserve le jugement porté sur la stupidité béotienne.

[21] Platon, I Alc., p 122 e.

[22] La population spartiate était tombée de huit mille, en 486, à six mille, en 420 (Otfr. Müller, II, 255) ; après Leuctres, il en restait deux mille. Aristote (Pol., II, 6) en comptait mille. Sous Agis, il y en avait sept cents. (Plut., Agis, 5.) Plusieurs causes contribuèrent à la rapide extinction de cette race : la loi sur l’exposition des enfants, les guerres continuelles, l’inégalité croissante des richesses depuis la loi d’Épitadès (Plut., Agis, 5), qui faisait tomber les pauvres dans une condition politique inférieure, ύπομείονες (voyez la conspiration de Cinadon dans Xénophon, Hell., III, 5, et Aristote, Pol., VIII, 6), et les empêchait d’élever des enfants, bien qu’on eût exempté du service celui qui avait un fils, et de toutes les obligations civiques celui qui en avait trois (Arist., Pol., II, 6, 15 ; Clinton, Fasti Hell., p. 415) enfin l’usage τρεϊς άνδρας έχειν γυναέxα xαί τέτταρας (Polybe, XII, 6) et le Creticus amor.

[23] Aristote, Politique, II, 6, 7 ; Stob., Serm., 40.

[24] Du temps d’Aristote (Pol., II, 6,14), elles avaient déjà les deux cinquièmes de toutes les propriétés. Platon (de Leg., I) avait été frappé de la dépravation des mœurs de Sparte, et il en accusait les femmes.

[25] Sur la dépendance des Achéens à l’égard de la Macédoine, voyez Plutarque (Aratus, 45, 51, 52) et Polybe (IV et X, 1 à 5).

[26] Voyez, dans Polybe (VIII, 7, et XVI, 13), le tableau de la tyrannie de Nabis.

[27] Cependant elle résista encore une fois à un général romain, Sulpicius Galba, qui en fit vendre tous les habitants. (Polybe, IX, 42 a.)

[28] Voyez la lettre trop admirée de Sulpicius à Cicéron pour consoler celui-ci de ce dont en ne se console pas, la mort de sa fille.... Ægina, Megara, Pirœus, Corinthus quæ oppida, quodam tempore, florentissima fierunt, nunc prostrata et diruta ante oculos jaccent (Fam., IV, 5).

[29] Annibal disait de la Béotie, de l’Eubée et de la Thessalie : Illis nullœ sum vires sunt (Tite-Live).

[30] La Crète, dit Polybe, est le seul pays au monde où le gain, de quelque nature qu’il soit, passe pour honnête et légitime.... Si vous regardez aux particuliers, il y a peu d’hommes plus fourbes ; si vous regardez à l’État, il n’en est point où l’on conçoive des desseins plus injustes. (VI, 9.) Cf. Diod., Exc. Vat., II, 119.

[31] Tite-Live, XXXI, 14, 22.

[32] Un moment on décréta une levée de onze mille hommes, mais il y avait sur ce nombre huit mille trois cents mercenaires. (Polybe, V, 91.) Voyez, dans le même écrivain (X, 5), le déplorable état de la cavalerie avant les réformes de Philopœmen.

[33] Polybe, IV, 68.

[34] Tite-Live, XXXI, 22.

[35] Id., XXXV, 26.

[36] Polybe, V, 91.

[37] Tite-Live, XXXV, 26.

[38] Dans leurs expéditions contre l’Épire, l’Acarnanie et le Péloponnèse, ils se servaient ταϊς τών Κιφαλλήνων ναυσί. (Polybe, V, 3.)

[39] Strabon, XIV ; Diodore, XX, 81.

[40] Polybe, IV, 12. Cependant, en 191, les Rhodiens rejoignirent la flotte romaine avec vingt-cinq navires pontés (Tite-Live, XXXVI, 45), et en 190, avec trente-cinq. Mais le fait cité dans le texte montre toujours quelles misérables guerres troublaient alors le monde grec.

[41] Lysiscos exprimait la vraie pensée des Grecs : Alexandre a soumis l’Asie aux Grecs. (Polybe, IX, 13.) Aussi se jetaient-ils sur cette proie avec plus d’avidité que les Espagnols du seizième siècle sur le nouveau monde, et l’on sait quels maux, en définitive, la conquête de l’Amérique causa à l’Espagne.

[42] Tite-Live, XXXI, 43.

[43] Voyez Polybe, II, 13, pour Cléomène et Antigone ; IV, 13, pour les Achéens ; IV, 17 ; V, 8, pour Philippe ; IV, 15 ; V, 3, pour les Éléens ; pour Athènes, Tite-Live, XXXI, 24, etc. La Crète en fournissait à tout le monde, même aux pirates. (Strabon, X, 477.) Déjà Agésilas avait soudoyé des mercenaires. (Plut., Ages.)

[44] Polybe, XX, 6.

[45] Id., XXXVII, 4.

[46] Pour les dévastations de Philippe dans l’Attique, cf. Tite-Live, XXXI, 5, 24, 26, 50. II faisait briser les statues, même après les avoir renversées. A Thermos, il brûla le temple et renversa deux mille statues. (Polybe, V, 9 ; XI, 3.) Les Étoliens, de leur côté, détruisirent l’antique sanctuaire de Dodone, et à Dium le temple et les tableaux des rois de Macédoine. On se rappelle le pillage de Delphes par les Phocidiens.

[47] Polybe, XXXII, 25.

[48] En 247 (Polybe, V, 1-15).

[49] Plutarque, Flamininus.

[50] Polybe l’affirme, mais sur de bien vagues indices. Voyez, passim, les reproches qu’il adresse à Philippe pour sa conduite à Messène, à Argos, et le discours d’Aristénès (Tite-Live, XXXII, 24.)

[51] Discours de Lysiscos (Polybe, IX, 11). A mesure que la seconde guerre Punique approchait de son dénouement, on voyait croître les craintes de la Grèce et la conviction qu’elle allait bientôt grossir le nombre des conquêtes romaines. (Polybe, XI, 6.) Menacés par Carthage et par Rome, disait un Grec, nous n’échapperons à la servitude que si Philippe peut regarder la Grèce tout entière comme sienne et veiller sur elle. (Polybe, V, 104.)

[52] Excepté lorsqu’il signa son traité avec Annibal. Depuis ce moment l’idée de conquérir l’Italie l’occupa jusque dans ses rêves. (Polybe, V, 104-108.)

[53] Polybe, XVI, 45.