I. — ITALIE. - AFRIQUE. - SYRIE. -
ÉGYPTE.
Et moi aussi, dit
l’historien, je me réjouis d’être parvenu à la
fin de la guerre Punique, comme si j’eusse pris part en personne aux fatigues
et aux dangers.... Mais mon esprit s’effraye de l’avenir. Je suis comme un
homme qui des bas-fonds voisins du rivage descendrait à pied dans la mer :
plus j’avance, plus je vois s’ouvrir devant moi de vastes profondeurs et un
abîme sans fond[1]. Derrière
Annibal, Tite-Live voyait Philippe, Antiochus, Viriathe, les rois de Pont et
de Numidie et la grande et noble figure du Vercingétorix gaulois. Derrière la
seconde guerre Punique, à la fois si simple dans son histoire, si grandiose
dans sa conception et dans ses résultats, il voyait un siècle et demi de
combats, d’intrigues honteuses, de revers et de succès, sur les trois
continents, et il regrettait de quitter les beaux temps de la république,
pour entrer dans ces guerres sans fin, qui épuisèrent sa population
militaire, rendirent les grands oppresseurs, les petits serviles, et qui
firent de la liberté un mensonge.
Seize années de dévastations et de batailles meurtrières
avaient appauvri et décimé la péninsule[2]. Mais les plaies
de la guerre se ferment vite chez le peuple victorieux. Dès l’an 206, après
la bataille du Métaure, le sénat avait rappelé les laboureurs dans les
campagnes et affaibli l’effectif des armées pour laisser plus de bras à
l’agriculture. Des colonies envoyées dans la Campanie et le
Bruttium, des distributions de terres aux vétérans de Scipion[3], dans la Lucanie et la Pouille, avaient
repeuplé les solitudes faites par la guerre[4] ; des terres
données aussi aux créanciers de l’État, avaient éteint les dettes de la
seconde guerre Punique, et laissé libres, pour de nouvelles entreprises,
toutes les ressources du trésor[5]. Avec la paix,
l’Italie allait voir sa prospérité renaître, et ses villes marchandes hériter
du commerce de Carthage. La mer était libre. Jusqu’aux colonnes d’hercule, il
n’y avait que peuples alliés ou nations sujettes, et les guerres d’Illyrie et
de Macédoine avaient ouvert aux marchands italiens les mers de la Grèce[6].
Aucun danger ne semblait menacer l’avenir ; la domination
romaine était sortie plus forte de la terrible épreuve de la seconde guerre
Punique et tous les peuples tournaient avec anxiété les yeux vers cette
puissance redoutée. Croyez-vous que Carthage ou
Rome se contentera, après la victoire, de l’Italie et de la Sicile ?
disait, au milieu de la lutte, un orateur de la Grèce. Ces
craintes étaient légitimes, car Rome avait une immense ambition, avec tous
les moyens de la satisfaire. Ses généraux élevés à l’école d’Annibal et
formés par lui à la grande guerre ; ses soldats, dont nous avons si souvent
vanté la discipline et le courtage, étaient sans rivaux dans le monde, et
nulle assemblée n’égalait son sénat en habileté politique. Mais ce qui plus
que ses armées et plus que ses chefs faisait la force des Romains, c’était la
faiblesse des autres peuples.
Pour l’Afrique, ils n’ont qu’à laisser faire à la haine
jalouse de Masinissa, et jamais Carthage ne se relèvera de Zama.
En Espagne, les légions auront bientôt à combattre leurs
anciens alliés, mais cette guerre contre des peuples qui doivent leur force
au sol qui les porte et les protège ne sera, pendant trois quarts de siècle,
qu’une rude école pour les soldats, un moyen de fortune pour les généraux,
et, pour les sénateurs, un prétexte de maintenir l’état militaire de la république,
de disposer de commandements productifs et de retenir aux armées les plus
turbulents des plébéiens. Jamais, quoi qu’on ait dit de Numance et de
Viriathe, elle ne sera un danger sérieux.
Quant à la
Gaule, Rome se souvient trop des tumultes gaulois pour
risquer sa fortune dans ce chaos barbare et redoutable. De ce côté, elle se
tiendra un siècle et demi sur une prudente défensive.
La
Germanie n’est pas encore découverte, les Alpes sont trop
hautes pour que le sénat ait regardé par-dessus. Restent les Cisalpins,
danger sérieux, quoique les craintes de home l’exagèrent, guerre laborieuse
et ingrate, qui usera des consuls et des armées, sans qu’on y trouve à
frapper des coups décisifs, à gagner ces brillantes victoires et ces
ambitieux surnoms dont les généraux romains vont être maintenant si avides[7]. Au sud, comme à
l’ouest et au nord de l’Italie, il n’y a donc, pour longtemps du moins, rien
de grand à accomplir. Aussi le sénat en détourne-t-il ses regards, pour les
porter sur l’Orient, où sont de vastes mais fragiles monarchies et d’immenses
richesses mal défendues.
L’Orient était tout couvert des débris de l’empire
d’Alexandre. En Asie, on comptait dix États formés aux dépens des Séleucides
; dans la Thrace,
les peuples avaient repris leurs princes indigènes, Cyrène s’était séparée de
l’Égypte, devenue cependant un florissant royaume sous les Ptolémées, enfin
les villes grecques, éparses sur les côtes, se partageaient entre tous ces
rois, ou défendaient contre eux leur inutile liberté.
Le royaume des Séleucides s’étend encore sur un espace
immense, de l’Indus jusqu’à la mer Égée. Mais, à l’intérieur, nulle force de
cohésion, et tout le long de ses frontières, que ne défendaient ni fleuves ni
montagnes, beaucoup d’ennemis : au sud, les rois d’Égypte ; au nord et à
l’est, les Bactriens et les Parthes, anciens sujets révoltés et d’autant plus
redoutables. Dans l’Asie Mineure, les Galates étaient de dangereux voisins,
et, si les rois de Pergame ne disposaient que de forces insignifiantes, la
main de Rome, qui les soutenait, les rendait redoutables. Deux de ces rois
pergaméens, Attale et Eumène, allaient jouer, pour le sénat, le rôle des
Étoliens dans la Grèce,
de Masinissa en Afrique, de Marseille dans la Gaule. Malgré
cette ceinture d’ennemis, malgré les graves inconvénients de la disposition
géographique de cet empire des Séleucides, longue et étroite ligne qu’on
pouvait couper en vingt endroits, rien n’avait été fait pour rattacher les
peuples à la cause de leurs maîtres. Tout récemment deux satrapes avaient pu,
l’un, Molon, séparer de l’empire les provinces transtigritanes, l’autre,
Achæos, se rendre indépendant dans l’Asie Mineure, et les Ptolémées avaient
conquis la Syrie.
Antiochus III, il est vrai, vainquit Molon et Achæos,
refoula les Égyptiens derrière Péluse, soumit Smyrne, effraya les Arabes, et
ramena de son expédition dans la
Bactriane et l’Inde cent cinquante éléphants de guerre.
Déjà il menaçait la Thrace
; il s’unissait à Philippe de Macédoine pour partager le riche héritage que
Ptolémée Philopator, le roi d’Égypte, avait laissé à un enfant, et, ébloui
par cette fortune, il se faisait appeler Antiochus le Grand.
Mais quelle désespérante faiblesse sous cet éclat emprunté
! A Magnésie, il n’en coûtera pas quatre cents hommes aux Romains pour
chasser devant eux, comme le vent chasse la poussière, l’immense armée
d’Antiochus. C’est que, infidèles à la pensée du conquérant, tous ses
successeurs restèrent des étrangers pour les peuples de l’Asie. Antiochus
lui-même insultait à leurs dieux par ses sacrilèges ; à leurs coutumes, à
leurs idiomes, par ses mœurs et son langage ; à la juste ambition de leurs
chefs nationaux, par sa prédilection pour les aventuriers de race hellénique.
La Grèce
fournissait alors à toutes les armées des mercenaires, à tous les princes des
ministres, des généraux et des courtisans. On n’eut pas trouvé parmi les
satrapes d’Antiochus un Mède ou un Persan, et les indigènes n’étaient appelés
au service militaire que dans ces corps légers qui grossissent inutilement
les armées asiatiques. Des Grecs et les descendants des Macédoniens formaient
la phalange ; mais on sait combien les hommes d’Europe s’énervent vite en
Orient. D’ailleurs la phalange, pour avoir une fois réussi, n’en était pas
moins, en Asie, un contresens militaire.
A toutes ces causes de faiblesse ajoutez qu’il ne pouvait
pas y avoir d’union entre les deux grandes parties de l’empire, l’Est et
l’Ouest. Les conquêtes d’Alexandre et de Rome avaient dérangé l’équilibre du
monde. Autrefois la civilisation et la puissance étaient en Asie ; alors
Babylone, Ecbatane et Persépolis se trouvaient au centre et dominaient
aisément de la
Méditerranée à l’Indus. Maintenant que l’Europe, échappée à
la barbarie, avait hérité des vieilles sociétés orientales, les régions à
l’ouest de l’Euphrate, couvertes de cités nouvelles ayant la langue, les
mœurs et les idées de la
Grèce, étaient entrées dans la sphère du mouvement
européen, tandis qu’à l’est du Tigre, elles restaient asiatiques. Le Tigre et
l’Euphrate séparaient donc deux civilisations, deux mondes. Les Séleucides
voulurent les réunir et périrent à cette œuvre. Les provinces orientales
retournèrent aux Parthes, puis aux Perses. Les provinces occidentales furent
rattachées à l’empire de Rome, plus tard à celui de Constantinople, et jusqu’à
nos jours cette séparation a duré.
L’Égypte avait plus d’unité et en apparence plus de force,
au moins pour se défendre. Avec le tombeau d’Alexandre, les Ptolémées
gardaient quelques-unes de ses pensées, et, pour faire de l’Égypte la plus
grande puissance commerciale, ils y avaient rattaché : au sud, les pays
situés le long de la mer Rouge ; au nord, Chypre, la Palestine et la Syrie, l’éternelle et
légitime ambition de tous les maîtres intelligents de l’Égypte ; beaucoup de
villes enfin sur les côtes de l’Asie Mineure, de la Thrace et dans les îles
de la mer Égée. Malheureusement les Ptolémées, restés grecs sur les bords du
Nil, comme les Séleucides l’étaient sur les rives de l’Euphrate, ne
cherchèrent pas à se faire une force du sentiment national. Ils délaissèrent
les provinces, ils oublièrent leurs vieilles capitales, Thèbes et Memphis[8], et tout ce que
cette Égypte hellénisée eut de puissance et de vie se concentra dans
Alexandrie, ville nouvelle presque placée en dehors du pays. De là les
Ptolémées voyaient mieux aux affaires de l’Asie et de la Grèce. Alexandre
demandait après chaque victoire : Et que disent
les Athéniens ? Ses généraux, passés
rois, ne pouvaient se faire à l’idée que la Grèce leur fût
étrangère. Elle avait d’ailleurs si facilement vaincu l’Orient, qu’à leurs
yeux il n’y avait de force qu’en elle, et ils s’inquiétaient plus d’établir
dans ses villes leur influence ou leur pouvoir que d’acquérir ailleurs des
provinces : Aratus et Cléomène avaient reçu l’un et l’autre de l’or égyptien
pour contrarier les projets de la Macédoine. Ne croyant aussi qu’au courage des
soldats grecs, les Ptolémées confiaient leurs armées, leur vie, à des
mercenaires toujours prêts à les trahir, comme I’Étolien Théodote, qui vendit
la Cœlésyrie
à Antiochus III,
et le Crétois Bolis, qui, envoyé par Ptolémée IV dans l’Asie Mineure pour sauver Achœos,
le liera au roi de Syrie. L’Égypte entière était dans Alexandrie, et
Alexandrie, comme ses rois, était à la merci de ceux que Polybe appelle les
Macédoniens[9].
D’après l’état de ce pays, ajoute le
même écrivain, il ne reste plus qu’à dire avec
Homère : Parcourir l’Égypte, route longue et difficile.
L’importance que les Ptolémées attachaient à leurs
possessions d’outre-mer, leur rivalité avec les rois de Macédoine et de
Syrie, et peut-être la crainte de Carthage, dont la concurrence commerciale
était redoutée à Alexandrie, les firent entrer de bonne heure dans l’alliance
de Rome. Dès l’année 273, Philadelphe conclut avec la république un traité,
que ses successeurs acceptèrent, et, durant la seconde guerre Punique,
Ptolémée IV
envoya du blé à Rome. Telle était, en 201, l’intimité des rapports établis
entre les deux gouvernements que, pour mettre fin aux troubles du royaume, on
déféra au sénat romain la tutelle de Ptolémée Épiphane, qui n’avait pas alors
dix ans. L’un d’eux, Lepidus, résida quelque temps à Alexandrie comme tuteur
du roi.
II. — LA GRÈCE.
Depuis la guerre de Pyrrhus, le sénat suivait
attentivement les révolutions de la Grèce. Il y avait longtemps que ce beau pays n’avait
plus ni force ni liberté. Athènes, Sparte et Thèbes, qui y avaient tour à
tour dominé, s’étaient épuisées à soutenir une fortune trop grande, et leur
puissance avait passé à des peuples demi barbares. Par son union avec la Macédoine, la Grèce parut redoutable,
et ce que la démocratie, si forte pour la résistance, mais si faible dans
l’attaque, n’avait pu faire, la royauté l’accomplit : l’empire perse, à peine
ébranlé par Cimon et Agésilas, tomba sous la main d’Alexandre. Les rivalités
et les guerres des successeurs rendirent aux cités grecques leur
indépendance, mais non leur ancienne vitalité. Durant ces quelques années
d’obéissance, elles avaient perdu toute énergie et jusqu’au respect de leur
gloire passée. Quand les dieux font un homme
esclave, disaient les anciens, ils lui
ôtent la moitié de son cœur. Ils auraient pu le dire pour les
États aussi bien que pour les individus : car la servitude, comme un jour
d’été qui dessèche les fleuves appauvris, tarit les sources de la vie dans
les États républicains. A Chéronée, les Athéniens avaient encore héroïquement
combattu, et Démosthène, quelques années plus tard, aurait pu répéter aux
Thébains, sur les ruines de leur cité, ses magnanimes consolations : Non, non, vous n’avez point failli en courant à la mort
pour le salut de la
Grèce ! Mais qu’étaient devenues ces deux
républiques sous la domination macédonienne ? L’une n’étonnait plus le monde
que par sa servilité, l’autre par sa dégradation.
Les troubles de la Macédoine, l’abaissement des grandes cités, la
torpeur politique de Corinthe et d’Argos, laissaient la carrière libre en
Grèce. Deux peuples nouveaux y parurent : les Étoliens et les Achéens, qui
jusqu’alors étaient restés ignorés dans leurs montagnes ou sur les côtes
stériles de l’Égialée. Ainsi, avant d’achever son existence politique, la Grèce appelait au
premier rôle les plus obscurs de ses enfants. Mais l’éclat qu’ils répandirent
sur ses derniers jours fut passager comme leur puissance. Tantôt ennemis,
tantôt réunis contre la
Macédoine, ils lie firent qu’augmenter le chaos où se
perdaient les derniers restes du patriotisme.
L’Étolie était habitée par une race d’hommes en lutte avec
tous leurs voisins et lie vivant que de pillage. Partout où la guerre
éclatait, comme les oiseaux de proie que l’odeur du sang attire, ils
accouraient, pillant amis et ennemis. Et quand on leur demandait de renoncer
à cette coutume sauvage : Nous ôterions
plutôt l’Étolie de l’Étolie que d’empêcher nos guerriers d’enlever les
dépouilles des dépouilles[10]. C’était pis que
le droit de bris et d’épaves, et ils l’exerçaient au loin jusqu’au cœur du
Péloponnèse, de la
Thessalie et de l’Épire. En 218, leur stratège Dorimaque
avait pillé et détruit le plus fameux sanctuaire de la Grèce, après
Delphes, le temple de Dodone, qui ne se releva jamais de ce désastre[11].
Le portrait que Polybe trace de ce peuple n’est point
flatté ; mais le sage Polybe était Achéen et du parti des grands,
c’est-à-dire le mortel ennemi des Étoliens, qui s’appuyaient sur le parti
populaire. On peut donc croire que, sans les calomnier, il les a peints en
laid. Ils avaient une qualité qui, en ce temps-là, n’était point commune en
Grèce : ils étaient braves, car ils osèrent résister à la Macédoine, à
Rome, aux Gaulois, et ils surent être puissants. La ligue étolienne, plus
fortement organisée qu’aucune autre ne le fut en Grèce, subordonnait les
villes à l’assemblée générale et par conséquent tenait les confédérés unis
par un lien plus étroit. Il en résulta pour elle beaucoup d’influence au
dehors, parce que son action fut plus vive et ses desseins mieux suivis. Ses
confédérés étaient nombreux : il y en avait dans le Péloponnèse et jusque sur
les côtes de la Thrace
et de I’Asie Mineure, comme Lysimachie, Chalcédoine et Cios. Dans la Grèce centrale, ils
tenaient les Thermopyles, la
Locride, la
Phocide et le sud de la Thessalie. Mais
cette force, au lieu de servir la liberté de la Grèce, tourna
contre elle, parce qu’il ne se pouvait pas que la ligue étolienne, avec ses
principes de gouvernement et ses règles de conduite, devint jamais le pivot
d’une confédération générale. Ce que Sparte avait été pour le Péloponnèse,
l’Étolie l’était pour la
Grèce entière : une menace continuelle, et, pour compléter
la ressemblance, le stratège Scopas voulait, comme le roi révolutionnaire de
Lacédémone, Cléomène, abolir les dettes et établir de nouvelles lois
favorables aux pauvres[12]. Par crainte de
Sparte, Aratus livra le Péloponnèse aux Macédoniens, et dès que Philippe se
fut déclaré l’ennemi de Rome, celle-ci trouva dans les Étoliens les plus
utiles auxiliaires. Ils lui ouvrirent la Grèce centrale, et leur cavalerie assura
peut-être à Cynocéphales la victoire de Flamininus.
Chez les Achéens, les mœurs publiques étaient meilleures,
et leurs chefs, Aratus, Philopœmen, Lycortas, le père de Polybe, voulurent
véritablement le salut de la Grèce. Au lieu de le chercher, comme Athènes,
Sparte et la
Macédoine, dans une domination violente, ils espérèrent le
trouver dans une confédération, dont le principe fut celui des anciennes
amphictyonies helléniques : l’égalité de tous les peuples associés. La ligne
achéenne, qui assurait à chacun de ses membres les mêmes droits, qui
respectait l’individualité des peuples et cependant les appelait à agir en
commun, semblait devoir faire une Grèce unie, forte et redoutable, comme elle
ne l’avait jamais été. En 229, presque toutes les cités du Péloponnèse et une
partie de la Grèce
centrale étaient entrées dans la confédération achéenne.
Mais les institutions seules ne peuvent sauver les
peuples. De cette ligue on a vu seulement le séduisant tableau que Polybe a
tracé de son gouvernement : on a oublié les rivalités intestines et la
faiblesse générale. Sans doute, si les Spartiates s’étaient sincèrement
ralliés à la ligue, si les Étoliens s’en fussent montrés moins ennemis, les
rois voisins moins jaloux ; si, en un mot, le corps des nations helléniques,
ayant pour tète la
Macédoine et armant ses mille bras de l’épée de Marathon et
des Thermopyles, s’était tenu prêt à défendre contre toute invasion le sol
sacré, sans doute il eût fallu que Rome envoyât plus de deux légions à
Cynocéphales. Je vois, disait un
député de Naupacte devant les Grecs assemblés[13], je vois s’élever de l’Occident une nuée orageuse ;
hâtons-nous de terminer nos puérils différends avant qu’elle éclate sur nos
têtes. Mais l’union et la paix n’étaient pas possibles entre les
tendances aristocratiques des Achéens et l’esprit révolutionnaire de
Lacédémone, entre les pacifiques marchands de Corinthe et les Klephtes de
l’Étolie, entre toutes ces républiques et les ambitieux rois de Macédoine. La
division était même au sein des cités et d’autant plus profonde, qu’on ne se
disputait pas le pouvoir, mais la fortune. Chaque ville avait son parti des
riches et son parti des pauvres : ceux-ci toujours prêts à s’armer
contre ceux-là, et ceux qui n’avaient rien, à se jeter sur ceux qui
possédaient. De là des haines violentes dont le sénat sut profiter.
Continuellement menacés d’une révolution sociale, les grands tournèrent vers
Rome leurs espérances, et, dès que les légions parurent, il y eut en Grèce un
parti romain[14].
Pour amener ces peuples à une union fraternelle, il eût
donc été nécessaire de commencer par effacer en eux les souvenirs de leur
histoire et leurs rancunes invétérées ; il aurait aussi fallu empêcher le
contact avec cet Orient si riche et si corrompu qui enlevait à la Grèce ce qui lui
restait de poètes et de savants, pour les écoles d’Alexandrie et de Pergame ;
ce qu’elle avait encore d’hommes de talent et de courage, pour les cours des
Ptolémées et des Séleucides. Ceux-ci n’avaient pas un ministre, un général,
un gouverneur de ville, qui ne fût venu de la Hellade, de sorte que la Grèce donnait le
meilleur de son sang, et recevait des vices en échange. Partout en ce pays, dit Polybe (IV, 9), les grandes dignités s’achètent à peu de frais ; confiez
un talent à ceux qui ont le maniement des deniers publics, prenez dix
cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, jamais vous ne
reverrez votre argent[15]. Ailleurs il
cite ce Dicéarchos, digne ami de Scopas, qui, envoyé par Philippe pour piller
les Cyclades, malgré la foi jurée, élevait partout où il abordait deux
autels, à l’Impiété et à l’Injustice[16].
Cette soif de l’or avait produit une dépravation morale,
qui supprimait le dévouement pour les intérêts publics. Aussi quelle torpeur
dans la plupart des villes ! Athènes, la vive et intelligente cité qui jadis
prenait l’initiative des plus glorieuses mesures, refuse maintenant
d’attacher ses destinées à celles de la Grèce[17], et, par les
honneurs sacrilèges qu’elle rend à tous les rois, ces dieux sauveurs, comme
elle les nomme, à qui elle dresse des autels et offre des sacrifices, elle
prouve combien elle-même était mûre pour la servitude[18]. Aratus la
délivre de la garnison macédonienne du Pirée et lui rend Salamine, sans
pouvoir la tirer de son apathique indifférence. Il ne lui manquait plus que
d’interdire par décret public à ses citoyens de jamais s’occuper des affaires
générales de la Grèce,
comme firent les Béotiens, qui, pour n’être pas troublés dans leurs plaisirs,
déclarèrent le patriotisme un crime d’État[19].
Thèbes, dit Polybe,
est morte avec Épaminondas. On y laissait ses
biens, non à ses enfants, mais à ses compagnons de table, à condition de les
dépenser en orgies ; beaucoup avaient ainsi plus de festins à faire par mois
que le mois n’avait de jours. Pendant près de vingt-cinq ans les tribunaux
restèrent fermés ....[20]
Depuis le père d’Alexandre, Corinthe ne s’appartenait
plus. Une garnison occupait ses murs, une autre sa citadelle ; et Aratus prenait
et vendait l’Acrocorinthe, sans que les citoyens intervinssent même au
marché. Leurs arsenaux étaient vides, mais les statues, les vases élégants,
les palais de marbre, brillaient partout ; ils mettaient leur gloire à ce
qu’on vantât leur ville comme la plus voluptueuse de la Grèce, et leur
temple de Vénus était assez riche pour avoir à son service plus de mille
courtisanes.
Après avoir détruit ou asservi les autres cités de
l’Argolide, Argos avait elle-même des tyrans. Trois fois les Achéens
pénétrèrent dans la ville et combattirent contre les mercenaires. Du haut de
leurs maisons, les habitants, spectateurs indifférents d’une lutte où se
jouaient leurs destinées, applaudissaient aux coups les mieux portés. Ils semblaient, dit Plutarque, assister aux jeux néméens.
Sparte n’était qu’une révolution perpétuelle. En quelques
années, quatre fois les éphores avaient été massacrés et la royauté rendue
absolue, abolie, puis rétablie, achetée et laissée enfin aux mains d’un
tyran. Sparte, où devaient régner la pauvreté et l’égalité, était devenue la
cité la plus riche et la plus oligarchique de la Grèce[21]. Des neuf mille
Spartiates de Lycurgue il en restait sept cents à peine, sur lesquels six
cents mendiaient[22], privés de leurs
droits politiques par la perte de leurs héritages[23]. Les richesses
accumulées entre les mains des femmes avaient engendré une corruption
effrénée ; tout se vendait[24]. Il n’en coûta à
Lycurgue que 5 talents pour acheter les éphores et la royauté. Agis et
Cléomène essayèrent, dit-on, de remettre en vigueur les lois de Lycurgue et
de refaire un nouveau people spartiate. Mais l’un périt avant d’avoir rien
fait ; l’autre n’opéra qu’une révolution militaire dans l’intérêt de son
pouvoir, et ne rendit à Sparte une apparence de vie qu’en faisant appel aux
passions populaires. Dans tout le Péloponnèse, les pauvres l’appelaient,
attendant de lui le partage des terres et l’abolition des dettes. De là
l’effroi qui saisit Aratus et la ligue achéenne quand ils virent Cléomène, à
la tête de vingt mille esclaves, débiteurs et prolétaires, menacer non
seulement l’indépendance des États et leurs gouvernements, mais la propriété
de chacun. Qu’il y avait loin de cette démagogie sous un tyran à l’austère
cité de Lycurgue !
Pour échapper à ce danger, les Achéens se jetèrent dans
les bras du roi de Macédoine : au moins avec lui ne perdaient-ils qu’une
partie de leur indépendance[25].
La bataille de Sellasie brisa cette puissance factice, et
Cléomène alla porter en Égypte sa remuante ambition, son inintelligence du
temps et des hommes : il périt en appelant les Alexandrins à la liberté !
Après lui, sa patrie resta livrée aux factions d’où sortit la tyrannie de
Machanidas : Philopœmen l’abattit. Mais Sparte, malgré son abaissement, était
trop fière de sa vieille gloire, pour consentir à aller se perdre dans la
ligue achéenne. A Machanidas succéda Nabis[26], et les
Spartiates restèrent les alliés des Étoliens.
Faut-il parler des petits peuples ? Égine a disparu de la
scène politique[27],
bientôt elle servira d’exemple pour montrer comment passent la grandeur et la
gloire[28] ; Mégare n’est
qu’une annexe obscure de la ligue béotienne ou achéenne ; les Éléens, comme
Messène et une partie de l’Arcadie, dépendent des Étoliens. La faiblesse de la Phocide atteste encore,
après quatre générations écoulées, l’effet terrible des colères sacrées.
L’Eubée, la Thessalie,
sont sans force[29]
; la Crète,
livrée aux désordres et à toutes les mauvaises passions : on disait crétiser pour mentir[30].
Même avec des mœurs meilleures et du patriotisme, les
Grecs ne se fussent pas sauvés, et la paix, l’union, eussent régné du cap
Ténare au mont Orbélos, que Rome n’en eût pas moins, avec un peu plus de
temps et d’efforts, mis la
Grèce à ses pieds.
Aux confins de l’Europe et de l’Asie, il y avait de
l’activité et de la richesse dans les cités marchandes échelonnées sur les
rivages de la Propontide,
le long des côtes de l’Asie Mineure et dans les îles de la mer Égée. Byzance,
la reine du Bosphore, Cyzique et surtout. Rhodes avaient même établi avec
Smyrne, Abydos, Chios, Mitylène et Halicarnasse une sorte de hanse ou ligue
pour leur mutuelle défense. Mais on n’y trouvait nulle force sérieuse : Rome
aura facilement raison de ces villes, en y laissant ce qui est leur suprême
ambition, le commerce avec ses profits, la liberté municipale avec ses
agitations.
En s’appuyant de l’autorité de Montesquieu, on s’est
étrangement mépris sur les forces de la Grèce à cette époque. On a pris au sérieux les
craintes de Rome, dans les ménagements politiques du sénat, on a vu la preuve
de la puissance de la
Grèce et l’on a compté ses guerriers par centaines de
mille. Illusion d’optique produite par les grands noms de la vieille histoire
: de loin vaisseaux de haut bord, de près bâtons flottants ! Athènes ne peut
arrêter les courses des pirates de Chalcis, ni celles de la garnison de
Corinthe. En l’année 200, quelques bandes d’Acarnaniens mettent impunément
l’Attique à feu et à sang, et deux mille Macédoniens tiennent la ville
assiégée[31].
Quand Philippe ravage la
Laconie jusque sous les murs de Sparte, Lycurgue n’a que
deux mille hommes à lui opposer. Philippe lui-même entre en campagne avec
cinq mille sept cents soldats en 219, et avec sept mille deux cents l’an
d’après. Le contingent d’Argos et de Mégalopolis est de cinq cent cinquante
hommes, et toute la confédération achéenne ne parvient à mettre sur pied
durant la guerre des deux ligues, la plus vive de cette époque, que trois
mille cinq cents hommes de troupes nationales[32]. En 219, trois
cités se séparent de la confédération ; pour leur défense, il suffit d’une
armée de trois cent cinquante soldats. Les Éléens n’ont jamais plus de
quelques centaines d’hommes sous les armes ; au combat du mont Apélauros, ils
étaient deux mille trois cents, les mercenaires compris[33].
La marine était tombée encore plus bas. Les Athéniens, qui
montaient deux cents vaisseaux à Salamine, ont maintenant pour flotte trois
navires non pontés[34]. Nabis n’en
possède pas davantage[35]. La ligue
achéenne, qui comprend l’Argolide, Corinthe, Sicyone et toutes les villes
maritimes de l’ancienne Égialée, n’est en état d’armer que six bâtiments,
trois pour garder le golfe de Corinthe, trois pour le golfe Saronique[36]. On peut voir
dans Tite-Live la ridicule flotte de Philopœmen, dont le vaisseau amiral
était une quadrirème qui depuis quatre-vingts ans pourrissait dans le port
d’Ægion[37].
Les Étoliens n’ont pas un navire[38] ; et l’on se
rappelle que les pirates illyriens poussaient impunément leurs ravages jusque
dans les Cyclades. Rhodes même, dont la puissance est si vantée[39], après un grave
différend avec Byzance, n’envoie que trois galères dans l’Hellespont ; et
cependant les partis ennemis dans cette guerre étaient deux républiques
célèbres, trois rois, Attale, Prusias, Achæos, et je ne sais combien de chefs
gaulois et thraces[40].
Cette faiblesse n’était pas accidentelle. Je n’ose dire
que l’esprit militaire était mort dans la Grèce ; mais, depuis deux siècles, elle
s’épuisait d’hommes pour des causes qui lui étaient étrangères, et les
lucratifs métiers que ces habiles gens trouvaient à pratiquer en Orient leur
faisaient déserter la cause de la patrie[41]. C’est au moment
où périssait le roi de Sparte Aréos, osa les derniers restes de la liberté
hellénique tombaient sous les coups d’Antigone, que Xanthippe avait emmené au
secours de Carthage les plus braves Lacédémoniens. Plus tard, durant la
seconde guerre des Romains contre Philippe, Scopas vint enrôler au nom de
Ptolémée six mille Étoliens, et toute la jeunesse l’aurait suivi sans
l’opposition du stratège Damocrite[42]. Au temps
d’Alexandre, Darius avait déjà cinquante mille mercenaires grecs ; nous avons
vu qu’ils faisaient aussi la seule force des Ptolémées et des Séleucides.
Il y avait donc, entre l’Orient et la Grèce, un échange
également funeste aux deux pays :l’un prenait les hommes et perdait la
confiance et l’appui des forces nationales, l’autre recevait de l’or et, avec
cet or qui ruinait ses mœurs, achetait à son tour des soldats pour ses,
querelles particulières. J’ai déjà parlé de cette plaie mortelle des États,
le condottiérisme, qui tua Carthage et les républiques italiennes du moyen
âge ; il s’était étendu sur la Grèce entière. La Macédoine
elle-même soudoyait des étrangers : à Sellasie, Antigone en avait cinq à six
mille. Dans les armées achéennes, ils formaient toujours plus de la moitié
des troupes. Les rois et les tyrans de Sparte n’avaient pas d’autres soldats[43].
La richesse arrivée par des voies mauvaises s’en va
habituellement comme elle est venue. L’or asiatique et africain ne restait
pas en Grèce, parce que le travail n’y était plus. Les villes étaient
dépeuplées et misérables. De Mégalopolis on disait : Grande ville, grand désert. La misère était
partout. Mantinée entière, hommes et choses, n’était. pas estimée 300
talents, et Polybe n’en donnerait pas 6000 de tout le Péloponnèse. L’Attique
était, deux siècles plus tôt, le pays le plus riche de la Grèce. Une
récente estimation de ses biens-fonds et des valeurs mobilières n’en avait
porté le chiffre qu’à 5750 talents, la moitié de ce que Périclès tenait d’or
en réserve dans le trésor public avant la guerre où sa fortune sombra. Et ce
même peuple qui dépensait alors 1000 talents pour un seul temple, aujourd’hui
condamné par des arbitres à une amende de 500, n’avait pas de quoi la payer.
Ainsi, de petites armées et de petites affaires : un peu de bruit pour rien ;
tandis que, de l’autre côté de l’Adriatique, retentissaient les éclats de la
grande lutte d’Annibal et de Rome. Tous les souvenirs tirés d’un autre temps
ne peuvent faire qu’on croie capable encore de dévouement et d’héroïsme, ce
peuple usé, livré à l’esprit de trouble et de vertige : c’en est fait, la Grèce est morte.
Dans certaines villes, la justice était suspendue ; il y
eut des tribunaux qui restèrent vingt ans fermés, non faute de coupables,
mais faute de juges acceptés par les factions[44] : on retournait
à la barbarie. La famille s’en allait comme la cité. Beaucoup fuyaient le
mariage pour ne pas remplir les devoirs de la paternité et refusaient
d’élever les enfants nés de leurs unions passagères[45]. Ce peuple
artiste ne respectait même plus ce qui fait encore la meilleure part de sa
gloire, les chefs-d’œuvre de l’art. Avant que les Hérules et les Goths
vinssent porter en Grèce la dévastation, des Grecs brûlaient les temples,
déchiraient les tableaux, renversaient les statues : un jour Philippe de
Macédoine en brisa deux mille dans la capitale de l’Étolie. Cet homme, disaient les députés d’Athènes à
l’assemblée de Naupacte, cet homme fait une
guerre sacrilège aux dieux : il incendie les temples, mutile les statues et
détruit jusqu’aux tombeaux[46]. Les
Lacédémoniens faisaient de même à Mégalopolis, les Étoliens à Dium, Prusias à
Pergame, à Temnos. Et le sage Polybe, indigné de ces fureurs sacrilèges,
s’écrie à son tour : En vérité ces hommes
sont fous ; ils adressent aux dieux leurs supplications ; ils leur offrent
des victimes ; ils fléchissent le genou devant leurs images ; ils ont, pour
eux, une superstition de femme, et ils dévastent leurs temples[47].
Sans doute il y avait encore des Grecs éclairés,
patriotes, et quand la question sera clairement posée entre la Grèce et Rome,
entre la liberté et l’obéissance, nous retrouverons des sentiments et des
courages dignes d’un grand peuple, mais trop tard pour le sauver. Ce n’est
plus de la ligue achéenne que pouvait venir le salut, le moment était passé ;
ni d’un système fédératif, où il est trop aisé à un agresseur habile de
mettre la division ; mais d’une étroite union avec la Macédoine sous
un grand prince. Voyons si ce grand prince existait.
III. — LA MACÉDOINE.
Entourée par la mer et par des montagnes de difficile
accès, habitée par une race guerrière, affectionnée à ses rois et toute fière
encore du rôle qu’ils lui avaient fait jouer dans le monde, la Macédoine était
vraiment un puissant État. Comme avec Carthage, il fallut que Rome s’y prît à
trois fois pour l’abattre. Si Philippe n’eût possédé que la Macédoine, sa
conduite sans doute eût été aussi simple que ses intérêts. Hais il avait
encore la Thessalie
et l’Eubée, Opunte en Locride, Élatée et la plus grande partie de la Phocide, l’Acrocorinthe
et Orchomène d’Arcadie. Il tenait garnison dans trois des Cyclades, Andros,
Paros, Cythnos, dans Thasos et quelques villes des côtes de Thrace et d’Asie
; une partie considérable de la
Carie lui appartenait. Ces possessions lointaines et dispersées
multipliaient les contacts hostiles. Ses villes de Thrace : Périnthe, Sestos
et Abydos, qui commandaient le passage d’Europe en Asie, le rendaient
dangereux pour Attale de Pergame ; ses villes de Carie et l’île d’Iasos, pour
les Rhodiens ; l’Eubée pour Athènes ; la Thessalie et la Phocide, pour les
Étoliens ; ses possessions du Péloponnèse, pour Lacédémone.
Avec plus de suite dans ses desseins et un plus sage
emploi de ses forces, il aurait pu dominer sur la Grèce, car il en
tenait les entraves, comme disait Antipater. Mais toujours il fit la guerre
moins en roi qu’en chef de bande, courant dans une même campagne de la Macédoine à
Céphallénie, de cette île à Thermos, de l’Étolie à Sparte, n’abattant aucun
ennemi et laissant toute entreprise inachevée[48]. Dans ces
guerres, ses forces ne dépassent jamais quelques milliers d’hommes, et
Plutarque parle des difficultés qu’il trouvait à lever des soldats[49]. Il ne pouvait
non plus dégarnir la
Macédoine, car, chaque fois qu’ils le sentaient absent, les
Thraces, les Dardaniens et les peuples d’Illyrie se jetaient sur son royaume.
Dompter ces barbares, écraser les Étoliens, chasser les tyrans de Sparte et
gagner le reste des Grecs par la douceur, tel était le rôle de Philippe. Il
ne sut pas le jouer. S’il ne fit pas empoisonner Aratus[50], il s’aliéna ses
alliés par des excès et de la perfidie. Un roi,
osait-il dire, n’est obligé ni par sa parole ni
par la morale. Les yeux les moins exercés voyaient s’approcher la tempête que les Étoliens attiraient de
l’Occident[51]. Seul, Philippe
ne voyait ni ne comprenait[52]. Et quand le
sénat lui envoya dénoncer les hostilités, il était à batailler en Asie contre
Attale et les Rhodiens, pour quelques places inutiles de la Thrace et de la Carie. Sa réponse au
député M. Æmilius Lepidus peint sa légèreté moqueuse au milieu des plus
graves affaires. Il lui pardonnait,
disait-il, la hauteur de ses paroles pour trois
raisons : d’abord il était jeune et sans expérience, puis il était le plus
beau de ceux de son âge, enfin il portait un nom romain[53].
La puissance romaine, jusqu’alors renfermée dans
l’Occident, allait donc pénétrer dans cet autre univers des successeurs
d’Alexandre. La gloire éternelle de Borne, l’immense bienfait par lequel elle
fit oublier tant de guerres injustes, c’est d’avoir quelque temps réuni ces
deux inondes que l’on retrouve, à toutes les époques, divisés d’intérêts et
étrangers l’un à l’autre ; c’est d’avoir mêlé et confondu la civilisation
brillante, mais corrompue de l’Orient et l’énergie barbare de l’Occident. La Méditerranée
devint un lac romain, mare nostrum,
disaient-ils, et la même vie circula sur tous ces rivages, appelés pour la
première et pour la dernière fois à une existence commune.
A cette œuvre fut employé un siècle et demi d’efforts et
de prudence : car Rome, travaillant pour une aristocratie patiente, et non
pour un homme, n’avait pas besoin d’atteindre le but d’un bond. Au lieu
d’élever soudainement une de ces colossales monarchies formées à l’image de
la statue d’or aux pieds d’argile, elle fonda lentement un empire qui ne
tomba que sous le poids des ans et des hordes du Nord. Après Zama, elle
aurait pu tenter la conquête de l’Afrique ; elle laissa Carthage et les
Numides s’affaiblir mutuellement. Après Cynocéphales et Magnésie, la Grèce et l’Asie
seront toutes préparées au joug, et elle leur accordera cinquante années
encore de liberté. C’est qu’elle garde toujours quelques-unes de ses
anciennes vertus, avec l’orgueil du nom romain et le besoin de la domination.
Les Popilius sont plus nombreux que les Verrès ; elle aime mieux dominer le
monde ; plus tard, elle le mettra au pillage. Ainsi, partout où Rome voit de
la force, elle y envoie ses légions ; toute puissance est brisée ; les liens
des États et des lignes sont rompus ; et, lorsqu’elle rappelle ses soldats,
elle ne laisse derrière eux que faiblesse et anarchie. Nais la tâche des
légions accomplie, celle du sénat commence. ; après la force, l’adresse et la
ruse ; et ces sénateurs, vieillis au milieu des terreurs de la deuxième
guerre Punique, semblent se plaire maintenant, mieux qu’aux armes, à ces jeux
de la politique, le premier, dans tous les temps, des arts italiens.
Plusieurs causes, au reste, commandèrent cette réserve.
Contre les Gaulois, les Samnites, Pyrrhus et Annibal, c’est-à-dire pour la
défense du Latium et de l’Italie, Rome avait employé toutes ses forces : il y
allait de son existence. Son ambition et son orgueil étaient seuls intéressés
dans les guerres de Grèce et d’Asie, et la sagesse exigeait qu’on donnât
quelque relâche aux plébéiens et aux alliés. Le sénat avait d’ailleurs, dans
le même temps, trop d’affaires sur les bras, les guerres d’Espagne, de Corse,
de Cisalpine et d’Istrie, pour qu’il s’engageât à fond en Orient : aussi deux
légions seulement combattront Philippe et Antiochus. Ce sera assez pour les
vaincre, mais t’eût été trop peu pour les dépouiller. En outre, du moment que
les Romains pénétrèrent dans ce inonde grec, où une vieille gloire cachait
tant de faiblesse, ils crurent ne pouvoir jamais trop accorder à la prudence.
Ces impitoyables ennemis des Volsques et des Samnites ne procéderont plus,
dans leurs prochaines guerres, par le ravage des campagnes et l’extermination
de leurs adversaires. Ce n’était pas,
disaient-ils, pour leur compte qu’ils venaient
verser leur sang : ils prenaient en main la cause de la Grèce opprimée.
Et ce langage, cette conduite, ils ne les changeront point après la victoire.
Le premier acte de Flamininus, au lendemain de Cynocéphales, sera la
proclamation de la liberté des Grecs. Tout ce qui portait ce nom respecté
semblait avoir droit à leur protection, et les petites villes grecques de la Carie, des cotes de l’Asie
et de la Thrace,
recevront avec étonnement leur liberté d’un peuple qu’ils connaissent à
peine. Tous se laisseront prendre à ces dehors de désintéressement. Personne
ne verra qu’en rendant l’indépendance aux villes et aux peuples, Rome voulait
rompre les confédérations qui cherchaient à se reformer, et qui auraient
peut-être donné à la
Grèce une force nouvelle. En les isolant, en se les attachant
par une reconnaissance intéressée, elle les plaçait, sans qu’ils en eussent
quelquefois conscience, sous son influence ; elle s’en faisait des alliés, et
l’on sait ce que devenaient les alliés de Rome. Aussi le sénat se trouva-t-il
si bien de cette politique, qui mettait partout la division et réveillait les
rivalités éteintes, que pendant un demi-siècle il n’en suivit pas d’autre.
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